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Full text of "Soljenitsyne : Deux Siecles Ensemble Tome 1"

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S ENSEMBLE 



1795-1995 



avant la revolution 


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DEUX SIECLES ENSEMBLE 



DU meme auteur 



Une journee d'Ivan Denissovitch, Julliard, 1963. 

La Maison de Matriona, 

suivi de 1'Inconnu de Kretchetovka 

et de Pour le bien de la cause, Julliard, 1966. 

Le Pavillon des Cancereux, Julliard, 1968. 

Le Premier Cercle, Laffont, 1968. 

Les Droits de lecrivain, Seuil, 1969. 

Zacharie l'Escarcelle et autres recits, Julliard, 1970. 

La Fille d' Amour et l'Innocent, theatre, Laffont, 1971. 

Aout quatorze (premiere version), Seuil, 1972. 

Lettre aux dirigeants del'Union sovietique, Seuil, 1974. 

L'Archipeldu Goulag, I et II, Seuil, 1974 ; III, Seuil, 1976. 

Le Chene et le Veau, Seuil, 1975. 

Lenine a Zurich, Seuil, 1975. 

Flamme au vent, Seuil, 1977. 

Le Declin du Courage, Seuil, 1978. 

Message d'exil, Seuil, 1979. 

LErreur de l'Occident, Grasset, 1980. 

Les Tanks connaissent la verite, Fayard, 1982. 

Les Pllralistes, Fayard, 1983. 

Les Invisibles, Fayard, 1992. 

Le « probleme russe » A la fin du xx e sieci.e, Fayard, 1994. 

Ego suivi de Sur lefil, Fayard, 1995. 

Nos jeunes, recits en deux parties, Fayard, 1997. 

La Russiesous les decombres, Fayard, 1998. 

Le Grain tombe entre les meules, Fayard, 1998. 

Deux Recits de guerre, Fayard, 2000. 

Dans la serie des CEuvres en version definitive 
publiees aux Editions Fayard : 

Tome 1. Le Premier Cercle, 1982. 

Tome 2. Le Pavillon des Cancereux et autres recits, 1983. 

Tome 3. CEuvres dramatiques, 1986. 

Tome 4. L'Archipeldu Goulag, I, 1991. 

La Roue rouge, Premier nceud, Aout quatorze, 1984. 

La Roue rouge, Deuxi&me nceud, Novembre seize, 1985. 

La Roue rouge, Troisieme nceud. Mars dix-sept, 

Tome 1, Chapitres 1-170, 1992. 

Tome 2, Chapitres 171-353, 1993. 

Tome 3, Chapitres 354-531, 1998. 

Tome 4, Chapitres 532-656, 2001. 



Alexandre Soljenitsyne 



DEUX SIECLES 
ENSEMBLE 

(1795-1995) 

tome premier 

Juifs et Russes 
avant la revolution 

traduit du russe par 

Anne Kichilov, Georges Philippenko 

et Nikita Struve 



Fayard 



Les chapitres 1 a 4 ont ete traduits par Nikita Struve, 

les chapitres 5 a 8 par Anne Kichilov, 

les chapitres 9 a 12 par Georges Philippenko. 



© Alexandre Solj6nitsyne, 2001, pour la langue russe. 

' Librairic Artheme Fayard, 2002, pour le monde entier 

a l'exception de la langue russe. 



ENTREE EN MATIERE 



Dans mon travail d'un demi-si6cle sur l'histoire de la revolution 
russe, je me suis heurte plus d'une fois au probleme des relations 
entre Russes et Juifs. Son dard s'enfoncait a tout bout de champ 
dans les evenements, la psychologie des horames, et suscitait des 
passions chauffees a blanc. 

Je ne perdais pas espoir qu'un auteur me devancerait et saurait 
eclairer, avec 1' amplitude et l'equilibre necessaires, cet epieu incan- 
descent. Mais nous avons plus souvent affaire a des reproches 
unilateVaux : soit les Russes sont coupables face aux Juifs, pire, le 
peuple russe est perverti depuis toujours, cela nous le trouvons a 
profusion ; soit, a l'autre pole, les Russes qui ont traite de ce 
probleme relationnel l'ont fait pour la plupart avec hargne, exces, 
sans vouloir meme imputer le moindre merite a la partie adverse. 

On ne peut dire que Ton soit en manque de publicistes ; notam- 
ment chez les Juifs russes, ils sont bien plus nombreux que chez 
les Russes. Neanmoins, malgre l'abondance d'esprits brillants et de 
belles plumes, nous n'avons toujours pas de mise au jour et 
d'analyse de notre histoire mutuelle qui puissent satisfaire les 
deux parties. 

II faut apprendre a ne pas faire craquer les fils deja si tendus de 
cet entrelacement. 

J'aurais aime ne pas eprouver mes forces sur un sujet aussi 
epineux. Mais je considere que cette histoire - a tout le moins 
1' effort pour y penetrer - ne doit pas rester « interdite ». 

L'histoire du « probleme juif » en Russie (en Russie seulement ?) 
est avant tout d'une exceptionnelle richesse. En parler signifie 



8 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

entendre soi-memc des voix nouvclles et les donner a entendre au 
lecteur. (Dans ce livre, les voix juives vont retentir bien plus 
souvent que les voix russes.) 

Mais les tourbillons du climat social font que Ton se trouve 
communcment sur le fil du rasoir. On sent peser sur soi, des deux 
cotes, toutes sortes de griefs et d' accusations, piausi'oles aussi bien 
qu'invraiscmblables, qui vont en s'amplifiant. 

Le propos qui me guide au fil de cet ouvragc sur la vie commune 
des peuples russe et juif consiste a chercher tous les points d'une 
comprehension mutuelle, toutes les voies possibles qui, ddbar- 
rassees de ramertume du passe, puissent nous conduire vers 
1'avenir. 

Comme tout autre peuple, comme nous tous, le peuple juif est a 
la fois sujet actif et objet passif de l'Histoire ; plus d'une fois il a 
accompli, fut-ce inconscicmmcnt, d'importants desseins que 
l'Histoire lui avait devolus. Le « probleme juif » a ete traite sous 
les angles les plus divers, mais toujours avec passion et souvent 
dans 1' auto-illusion. Pourtant, les evenements qui ont affecte tel ou 
tel peuple au cours de l'Histoire n'ont pas toujours ete, loin de la, 
determines par ce seul peuple, mais par tous ceux qui l'environ- 
naient. 

Une attitude trop passionnelle de Tune et 1'autre parties est humi- 
liante pour elles. Ncanmoins, il ne saurait y avoir ici-bas de 
probleme que les hommes ne puissent abordcr raisonnablement. En 
parler ouvertement, amplement, est plus honnete, et, dans notre cas 
precis, en parler est plus que necessaire. Hdlas, des blessures 
mutuelles se sont accumulees dans la memoire populaire. Mais, si 
Ton tait le passe, quand gu6rirons-nous la memoire ? Tant que 
l'opinion populaire ne trouvera pas une plume pour l'eclairer, elle 
restera une rumeur confuse, pire : mena9ante. 

Nous ne pouvons nous abstraire definitivement des siecles 
ecoules. Notre planete s'est rctrccie, et, quelles que soicnt les lignes 
de partage, nous sommes a nouveau voisins. 

Pendant de longues annces, je remettais ce livre a plus tard ; 
j'aurais 6te heureux de ne pas prendre sur moi cette charge, mais 
les dclais de ma vie etant presque epuises, me voici contraint de 
l'assumcr. 

Jamais je n'ai pu reconnaitre a personne le droit de celer quoi 
que ce soit de ce qui a ete. Je ne peux pas non plus appeler a 



ENTREE EN MATIERE 9 

une entente qui serait fondce sur un eclairage fallacieux du passe. 
J'appclle les deux parties - russe et juive - a chercher patiemment 
a se comprendre, a reconnaitre chacune sa part de peche, car il est 
si facile de s'en detourner : sur, ce n'est pas nous... Je m'evertue 
ici sinccrcmcnt a comprendre les deux parties en presence dans ce 
long conflit historique. Je me plonge dans les evenements, non dans 
la polemique. Je cherche a montrer. Je n'entre dans les discussions 
que dans des cas limites oil requite est recouverte par des couches 
successives de mensonges. J'ose esperer que ce livre ne sera pas 
accueilli par l'ire des extremistes et des fanatiques, qu'au contraire 
il favorisera 1'entente mutuclle. J'espere trouver des interlocuteurs 
bienveillants aussi bien parmi les Juifs que parmi les Russes. 

Voici comment l'auteur a envisage sa tache et son but final : 
essayer d'entrevoir, dans l'avenir des relations russo-juives, des 
voies accessibles pouvant conduire au bien de tous. 

1995 



J'ai ecrit ce livre en me pliant uniquement a ce que me dictaient 
les materiaux historiqucs et en cherchant des issues bienfaisantes 
pour l'avenir. Mais ne nous leurrons pas : ces dernieres annees, la 
situation de la Russie a evolue de facon si catastrophique que le 
probleme etudie ici s'est trouve comme releguc a rarriere-plan et 
n'a pas l'acuite des autres problemes russes d'aujourd'hui. 

2000 



DU PERIMETRE DE CETTE ETUDE 



Quelles peuvent etre les limites de ce livre ? 

Je me rends parfaitement compte de toute la complexity et de 
l'ampleur du sujet. Je comprends qu'il comporte 6galement un 
aspect metaphysique. On dit meme que le probleme juif ne pcut 
rigoureusement se comprendre que d'un point de vue mystique et 
religieux. Je reconnais bien sur la realite de ce point de vue, mais, 
bien que de nombreux livres l'aient deja aborde, je pense qu'il reste 
inaccessible aux hommes, qu'il est par nature hors de ported meme 
des experts. 

Pour autant, toutes les finalites importantes de 1'histoire humaine 
recelent des interferences et des influences mystiques, cela ne nous 
empeche pas de les examiner sur un plan historique concret. Je 
doute qu'il faille necessairement faire appel a des considerations 
superieures pour analyser des phenomenes qui se trouvent a notre 
ported immediate. Dans les limites de notre existence terrestre, nous 
pouvons dmettre des jugements sur les Russes comme sur les Juifs 
a partir des criteres d'ici-bas. Ceux d'en haut, laissons-les a Dieu ! 

Je ne veux eclairer ce probleme que dans les categories de 
l'Histoire, de la politique, dc la vie quotidienne et de la culture, et 
quasi exclusivement dans les limites de deux siecles de vie 
commune des Russes et des Juifs en un seul Etat. Jamais je n'aurais 
ose aborder les profondeurs de l'Histoire juive, tri- ou quadri-mille- 
naire, suffisamment representee dans de nombreux ouvrages et dans 
des encyclopedies meticuleuses. Je ne compte pas non plus 
examiner 1'histoire des Juifs dans les pays qui nous sont les plus 
proches : Pologne, Allemagne, Autriche-Hongrie. Je me concentre 






12 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

ici sur les relations russo-juives, en insistant sur le xx* siecle, si 
capital et si catastrophique dans la destinec de nos deux peuples. 
Me fondant sur la dure experience mutuelle de notre coexistence, 
je m'emploie a dissiper les erreurs dues a 1' incomprehension, les 
accusations mensongeres, tout en rappelant en revanche les griefs 
legitimes. Les ouvrages publies dans les premieres decennies du 
xx? siecle n'ont guere eu le temps d'embrasser cette experience 
dans sa totalite. 

Bien evidemment, un auteur contemporain ne saurait pcrdre de 
vue l'existence, depuis un demi-siecle, de 1'Etat d'Israel, ainsi que 
son enorme influence sur la vie des Juifs et d'autres peuples dans 
le monde entier. II ne le peut pas, ne serai t-ce que s'il veut avoir 
une comprehension etendue sur la vie interne d'Israel et sur ses 
orientations spirituelles - aussi, par des reflets incidents, cela doit- 
il transparaitre dans ce livre. Mais ce serait une pretention exorbi- 
tante de la part de l'auteur que d'introduirc ici une analyse des 
problemes inherents au sionisme et a la vie d'Israel. J'accorde 
neanmoins une attention toutc particuliere aux ecrits publies de nos 
jours par les Juifs russes cultives qui ont vecu des dizaines d'annees 
en URSS avant d'emigrer en Israel, et qui ont eu ainsi l'occasion 
de repenser, a partir de leur propre experience, nombre de 
problemes juifs*. 



* Les notes bibliographiques appelecs par un chiffre sont de l'auteur. Parmi celles-ci, 
celles marquees d'un astdrisque renvoient a une refdrence de seconde main. 
Les notes explicatives appelees par un astdrisque sont des traducteurs. 



MENTIONS ABREGEES DES PRINCIPALIS SOURCES 
CITEES EN NOTES PAR L'AUTEUR 



EJ : Encyclopedic juive en 16 volumes, Saint- Petersbourg, Socicte 
pour la promotion des editions juives scientifiques et ed. Brokhaus et 
Efron, 1906-1913. 

EJR : Rossiskaia Evreiskai'a Entsiklopedia [Encyclopedie juive 
russe], M. 1994, 2 e edition en cours de publication, corrigee et 
augmentee. 

LMJR : Kriga o rousskom evrei'stve : ot 1860 godov do Revo- 
lioutsii 1917 g. [Livre sur le monde juif russe : des annees 1860 a la 
revolution de 1917], New York, 6d. de l'Union des Juifs russes, 1960. 

MJ : Evrei'skii mir [Le Monde juif], Paris, Union des intellectuels 
russo-juifs. 

PEJ : Petite encyclopedie juive, Jerusalem, 1976, ed. de la Societe 
pour 1'etude des communautes juives. 

RHR : Istoriko-revolutsionnyi sbornik [Recueil historique revolu- 
tionnaire], sous la direction de V. I. Nevski, en 3 vol., M. L., GIZ, 
1924-1926. 

RiE : Rossia i evrei [La Russie et les Juifs], Paris, YMCA Press, 
1978 (ed. originale, Berlin, 1924). 



Chapitre premier 
EN ENGLOBANT LE XVIII C SIECLE 



Cet ouvrage n'etudie pas la presence des Juifs en Russie avant 
1772. Nous nous limiterons i rappeler en quelques pages les 
pdriodes anterieures. 

On pourrait prendre pour point de depart des relations entre Juifs 
et Russes les guerres entre la Russie de Kiev et les Khazars*, mais 
ce ne serait pas rigoureusement exact, car seule I' elite dirigeante 
des Khazars etait d'origine juive, eux-memes eteient des Turcs 
convertis au judai'sme. 

A suivre les propos d'un auteur juif bien informe du milieu de 
notre siecle, Julius D. Brutskus, une partie des Juifs de Perse 
avaient gagne par le detroit de Derbent le bassin inferieur de la 
Volga ou, a partir de l'an 72, s'etait elevee Itil, la capitale du 
kaganat khazar 1 . Les chefs ethniques des Turco- khazars (idolatres 
a cette epoque 2 ) ne voulaient ni de 1' islam (pour n'avoir pas a se 
soumettre au khalife de Bagdad), ni du christianisme (pour eviter 
la tutelle de l'empereur de Byzance). Ainsi, pres de 732 tribus 
adopterent la religion juive. II y avait bien evidemment une colonie 
juive dans le royaume du Bosphore 2 (en Crimee, dans la presqu'tle 



1 . J.D. Brutskus, Istoki rousskogo evrei'stva (Les origines des Juifs russes), in 
Annuaire du monde juif, 1939. Paris, 6d. de l'Union des intellectuels russo-juifs, 
pp. 17-23. 

2. EJ, t. 15, p. 648. 

* Ancien peuple de race turque 6tabli depuis une haute Antiquite dans la region de la 
Basse- Volga. Au vn c siecle, ils fonderent un vaste empire, de l'Oural au Dniepr, qui 
ddclina au y? siecle apres leur defaite par le prince de Kiev, Sviatoslav (966). 



16 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

de Taman) ou l'empereur Hadrien transfera les prisonniers juifs en 
137, apres le sac de Bar-Kokhba*. Par la suite, la population 
juive de Crimee s'y maintint durablement, aussi bien sous les 
Goths que sous les Huns ; Kafa (Kcrtch), en particulier, resta 
juive. En 933, le prince Igor** s'empara pour un temps de Kertch ; 
son fils Sviatoslav*** reprit aux Khazars tout le bassin du Don. 
En 969, les Russes occupaient tout le bassin de la Volga, avec 
Itil, et les bateaux russes faisaient leur apparition prcs de Semender, 
sur le littoral de Drebent. II ne restait des Khazars que les 
Koumiks**** au Caucase, tandis qu'en Crimee ils avaient 
constitue avec les Polovtsiens***** la pcupladc des Tatars de 
Crimee. (Toutcfois, les Karai'mes ****** et les Juifs de Crimee 
ne passerent pas a l'islam). C'est Tamerlan qui mit fin a l'existcnce 
des Khazars. 

Cependant, certains chercheurs supposent - mais sans preuves 
precises - qu'un important contingent de Juifs emigra en direction 
de 1'ouest et du nord-ouest a travers l'espace meridional russe. 
L'oricntaliste Avrakham Garkavi affirme que la communaute 
juive de la future Russie « a ete formee par des Juifs venus des rives 
de la mer Noire et du Caucase, ou avaient vccu lcurs ancetres apres 
les captivitcs assyrienne et babylonienne \ » J. rutskus n'est pas 
loin de partager ce point de vue. (Une opinion voudrait que ce 
soient la les rcliquats des dix tribus ******* « disparues » du 
Royaume d'Israel.) Ce mouvement de population a pu encore 
continuer quelque temps apres la prise dc Tmoutarakan (1097) 
par les Polovtsiens. Garkavi pense que la langue parlee de ces 



3. PEJ, I. 2, p. 40. 

* Fondd en -480 par les Grecs, conquis par Milhridate en - 107, il se maintint sous 
protectorat romain jusqu'au iv c siecle. 

** Prince de Kiev (912-945), successeur d'Oleg le Sage. 

*** Grand-prince de Kiev (964-972). 

**** Peuple dc langue turquc ; Etat independant au XV* siecle, annexe" a la Russie en 
1784. 

***** Peuple de langue turque, venu d'Asic centralc occuper les steppes du sud de la 
Russie au xi c siecle. 

****** Peuple de langue turque professant une foi similaire au judai'sme, mais sans 
reconnaitrc le Talmud (environ 5 900 en 1959). 

******* Apres la mort de Salomon, sous le regne de Roboam, dix des douze tribus 
d'Israel se sdparerent de la Maison de David, formerent le Royaume d'Israel et furent 
ensuite punies et disperses. 



EN ENGLOBANT LE XVIII' SIECLE 1 7 

Juifs, du moins depuis le LX e siecle, aurait ete le slave : ce n'est 
qu'au xvn e , lorsque les Juifs ukrainiens, fuyant les pogroms de 
Khmelnitski*, ont emigre en Pologne, qu'ils ont adopte le yiddish, 
la langue parlee des Juifs installes dans ce pays. 

Les voies par lesquelles les Juifs arriverent a Kiev et s'y 
etablirent furcnt multiples. Du temps d'Igor, deja, la ville basse 
s'appelait Kozary ; Igor y a transfere en 933 les prisonniers juifs 
de Kertch, en 965 sont venus des prisonniers juifs de Crimee, en 
969 des Khazars d'ltil et de Scmendcr, en 989 de Chersonese, en 
1017 de Tmoutarakan. Kiev a vu venir aussi des Juifs d'Occident : 
avec les caravanes commerciales d'ouest en est, peut-etre meme, a 
partir du xi e siecle, suite aux persecutions sevissant en Europe du 
temps de la premiere croisade 4 . 

Des chercheurs plus recents confirment l'origine khazare de 
l'« element juif » dans Kiev au xi e siecle. Voire plus tot : au 
tournant des ix e et x e siecles, on a note a Kiev la presence d'une 
« administration et d'une garnison khazares ». Et, « des la premiere 
moitie du xi e siecle, 1' element juif et khazar a Kiev... jouait un role 
important 5 ». Kiev aux ix e et x c siecles etait une ville multi- 
nationale, tolerante envers les differentes ethnies. Ainsi, a la fin du 
x e siecle, au moment oil Vladimir** choisissait une foi nouvelle pour 
les Russes, on ne manquait pas de Juifs a Kiev, et parmi eux se 
trouvaient des personnes instruites qui lui avaient propose la foi 
juive. Mais le choix fut different de celui fait en Khazarie deux 
cent cinquante ans plus tot. Karamzine transpose le reck de la facon 
suivante : « Apres avoir entendu les Juifs, il demanda : Ou est leur 
patrie ? - A Jerusalem, repondirent les predicateurs, mais Dieu, 
dans Sa colere, nous a disperses sur des terres etrangeres. - Punis 
par Dieu, vous osez enseigner autrui ? repliqua Vladimir. Nous 
ne voulons pas nous trouver, comme vous, prives dc notre 



4. EJ. t. 9, p. 526. 

5. V N. Toporov, Sviatost i sviatye v russkoT doukhovnoi' koultoure (La saintetd ct les 
saints russes dans la culiure russe spirituelle), t. 1, M. 1995, pp. 283-286, 340. 

* Hetman. chef ukrainien (1593-1657), souleva victorieusement les Cosaques ukrai- 
niens contre la Pologne avec l'aide des Talars de Crimee. En 1654, obtinl la protection 
de Moscou et devint le vassal du tsar Alexis Mikhai'lovitch. 

** Saint Vladimir (956-1015), tils de Sviatoslav, devint le souverain unique de la 
Russie kilvienne dont il est considdre comme le fondateur. Se convertit au christianisme 
byzantin qu'il dtablit dans tout le pays (988). 



1 8 DEUX S1ECLES ENSEMBLE 

patrie 6 . » Apres le bapteme de la Russie, ajoute Brutskus, une partie 
des Juifs kazars s'est egalement convertie au christianisme ; mieux, 
l'un des leurs, Luc Jidiata 7 , a ete a Novgorod l'un des premiers 
eveques russes et auteurs d'ecrits spirituels. 

La coexistence a Kiev des deux religions, chretienne et juive, a 
amene ineluctablement les plus doctes a se livrer a un intense 
travail comparatif. En particulier, cela a donne naissance au fameux 
(dans la litterature russe) Sermon sur la Loi et la Grdce (milieu du 
xr 3 siecle), dans lequel s'affirme pour les siecles a venir la profonde 
conscience chretienne des Russes. « La polemique y est aussi 
fraiche, aussi vivace que dans les epitres apostoliques 8 . » Et ce 
n'etait la que le premier siecle du christianisme en Russie. Les Juifs 
suscitaient un vif interet chez les Russes de ce temps de par leurs 
reflexions religieuses, et a Kiev les contacts etaient frequents. Cet 
interet revetait un caractcre plus eleve que celui que fera naitre la 
nouvelle cohabitation au xvm e siecle. 

Puis, pendant plus d'un siecle, les Juifs ont participe intensement 
a la vaste activite commerciale de Kiev. « Dans la nouvelle enceinte 
de la ville (achevee en 1037), il y avait des Portes juives qui don- 
naient sur le quartier des Juifs 9 . » Les Juifs de Kiev ne rencontraient 
aucune restriction ni agressivite de la part des princes qui les prote- 
geaient - entre autres, Sviatopolk Iziaslavitch* - car le commerce 
et l'csprit d'entreprise des Juifs profitaient au Trcsor. 

En 1113, apres la mort de Sviatopolk, quand Vladimir (dit plus 
tard Monomaque) hesitait encore, par scrupule, a occuper le trone 
de Kiev avant les enfants de Sviatoslav, « des mutins, profitant de 
la vacance du pouvoir, pillerent la maison du chef de la milice 
(tysiatchnik) ainsi que celles de tous les Juifs qui se trouvaient dans 
la capitale sous la protection du cupide Sviatopolk... A l'origine de 
cette revolte, semble-t-il, la rapacite des preteurs juifs : profitant 
sans doute de la rarete de 1' argent a cette 6poque, ils pressuraient 



6. N. M. Karamzine, Istoria gosoudarstva Rossiiskogo (Histoire de la nation russe), 
Saini-Petersbourg, 1842-1844, t. 1, p. 127. Cf. egalement : S. M. Soloviev, Istoria Rossii s 
drevneichikh vremen (Histoire de la Russie depuis les origines) en 15 volumes, M. 1962- 
1966, t. I, p. 181. 

7. Brutskus, pp. 21-22 ; EJ. t. 7, p. 588. 

8. Toporov.l. 1, p. 280. 

9. PEJ, t. 4, p. 253. 

* Successivement prince de Polovsk, de Tomov et de Kiev (1050-11 13). 



EN ENGLOBANT LE XVIII' SIECLE 19 

les debiteurs par des taux usuraires demesures l0 ». (On trouve par 
exemple, dans le reglement de Vladimir Monomaque, des indica- 
tions selon lesquellcs les usuriers de Kiev prenaient jusqu'a 50 % 
d'interet annuel). Karamzine fait ici reference aux chroniques et 
aux ajouts de V. N. Tatischev*. Tatischev nous dit : « Ensuite ils 
ont me" beaucoup de Juifs et pille leurs maisons, car ceux-ci avaient 
commis de nombreuses exactions et avaient beaucoup nui au 
negoce des Chretiens. Nombre d'entre eux, reunis autour de leur 
synagogue, se sont retrenches et se sont defendus du mieux qu'ils 
purent en demandant qu'on attendit l'arrivee de Vladimir. » Une 
fois ce dernier arrive\ les Kieviens « lui demanderent ouvertement 
de mettre les Juifs a la raison, car ils avaient prive les Chretiens de 
toute possibility de commerce alors qu'ils avaient eu sous Svia- 
topolk grandes liberte et autorite... En outre, ils avaient rdussi a 
attirer beaucoup de gens a leur religion ". » 

De l'avis de M. N. Pokrovski, le pogrom de Kiev de 1113 revetit 
un caractere social et non pas national. (II est vrai, on ne connait 
que trop l'adhesion aux interpretations sociales de cet historien 
des « classes ».) 

Apres avoir occupe" le trone de Kiev, Vladimir repondit aux plai- 
gnants en ces termes : « Dans la mesure ou ils [les Juifs] ont p6n£tre 
dans de nombreuses principautes et s'y sont fixes en grand nombre, 
il ne me convient pas, sans l'avis des princes et a l'encontre du 
droit..., d'autoriser qu'on les pille et qu'on les tue, ce qui pourrait 
entrainer la mort de beaucoup d' innocents. A cet effet, je vais sans 
attendre convoquer les princes en conseil n . » Le conseil adopta une 
loi limitant l'usure qui fut introduite par Vladimir dans le code de 
Iaroslav. Karamzine, suivant en cela Tatischev, laisse entendre que, 
par decision du conseil, Vladimir « a exile tous les Juifs et que, 
depuis ce temps-la, il n'y en a plus eu dans notre patrie ». Mais il 
se corrige aussitot : « Dans les chroniques, il est dit au contraire 
qu'en 1124 (quand eut lieu un grand incendie), les Juifs de Kiev en 
soujfrirent particulierement : e'est done qu'ils n'avaient pas 6t6 



10. Karamzine, t. 2, pp. 87-88. 

11. V. N. Tatischev, Histoire russe en 7 volumes, t. 2, M. 1963, p. 129. 

12. Ibidem, p. 129. 

* 1686-1750, collaboratcur de Pierre le Grand, historien, geographe, crdateur de 
l'historiographie russc moderne. 



20 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

expulses'l » Brutskus explique que « c'etait tout un quartier dans 
la plus belle partie de la ville... pres des Portes juives, a deux pas 
des Portes d'Or 14 ». 

Du moins, a Vladimir*, un Juif avait gagne la confiance d' Andre 
Bogolioubski**. « Au nombre des intimes d' Andre se trouvait 
aussi un certain Efrem Moizitch, dont le patronyme Moizitch ou 
Moiseevitch revele une origine juive » - c'est lui, a en croire les 
chroniqueurs, qui fut Tun des instigateurs du complot qui couta la 
vie a Andre 15 . Mais la chronique note egalement que sous Andre 
Bogolioubski, « il est venu des regions de la Volga beaucoup de 
Bulgares et de Juifs qui recevaient le bapteme », et qu'apres la 
mort d' Andre, son fils Georges s'est enfui au Daghestan aupres du 
prince juif 16 . 

De facon generate, pour toute la penode de la Russie de 
Souzdal***, les informations sur les Juifs sont parcimonieuses, 
comme l'etait sans doute leur nombre. 

V Encyclopedic juive note que, dans les epopees russes, le « Roi 
des Juifs » apparait comme l'une des appellations preferees pour 
designer l'ennemi de la foi chretienne, tout comme le preux-juif 
dans les bylines**** sur Ilya et Dobrynia 17 . II se pourrait qu'il y 
ait la de lointaines reminiscences de la lutte avec la Khazarie. Mais 
on y decele aussi le fondement religieux de Thostilite ou de la 
reserve a l'encontre des Juifs qui souhaitaient s'installer en Russie 
moscovite. 

L' invasion des Tatars mit fin a l'exuberante activite commerciale 
en Russie de Kiev et, apparemment, de nombreux Juifs partirent 
alors pour la Pologne. (Toutefois, ayant peu souffert de l'invasion 
tatare, des peuplements juifs se sont conserves en Volhynie et en 
Galicie.) L'Encyclopedie precise : « Au moment de l'invasion des 
Tatars (1239) et de leur mise a sac de Kiev, les Juifs ont 6galement 



13. Karamzine, t. 2. Notes, p. 89. 

14. Brutskus, p. 23. 

15. Soloviev, livre I. p. 546. 

16. Brutskus, p. 26. 

17. EJ, t. 9, p. 5. 

* Principaute' russe rattach6e a Moscou au milieu du xv c siecle. 
** Grand-Prince de Vladimir et de Souzdal (env. 1110-1174). 
*** Principaut6 russe rattachec a Moscou au milieu du xv e siecle. 
**** Chansons de geste russes. 



EN ENGLOBANT LE XVIII' SIECLE 21 

souffert, mais, dans la seconde moitie du xm e siecle, les grands 
princes les inviterent a s' installer a Kiev qui se trouvait sous 
l'autorite supreme des Tatars. Jouissant des privileges reserves 
aux Juifs en d'autres terres tatares, les Juifs de Kiev ont de ce fait 
attire" sur eux la haine des citadins l8 . » On observe le meme 
phenomene non seulement a Kiev, mais aussi dans les villes de la 
Russie du Nord ou la domination tatare avait fraye « un chemin a 
de nombreux marchands etrangers, de Kharaz ou de Khiva, de 
longue date rompus au commerce et aux astuces de la cupidite : 
ces gens-la achetaient aux Tatars le droit de prdlever le tribut, 
ils pratiquaient une usure exorbitante a l'egard des pauvres, et, 
en cas de non-paiement, les declaraient esclaves et les emmenaient 
en captivite. Les habitants de Vladimir, de Souzdal, de Rostov 
perdirent bientot patience et se souleverent unanimement, au son 
des cloches, contre ces mechants usuriers : certains furent rues, les 
autres chasseV 9 ». Les revokes devaient etre reprimes par l'armee 
du khan, mais, grace a l'entremise du prince Alexandre de la 
Neva*, celle-ci ne vint pas. Enfin, « des archives du xv 6 siecle 
mentionnent des Juifs de Kiev, collecteurs d'impots, jouissant de 
fortunes importantes 20 ». 

« Le mouvement des Juifs de Pologne vers Test », entre autres 
pays, vers la Bielorussie, « est decelable au xv e siecle : on trouve 
des Juifs qui ont afferme la collecte des taxes douanieres et autres 
a Minsk, Polotsk », Smolensk, mais il ne se forme encore aucune 
communaute sedentaire. Neanmoins, apres l'eph£mere exil des 
Juifs de Lituanie (1495), « ce mouvement vers Test a repris avec 
une energie particuliere au debut du xvi c siecle 21 ». 

La penetration des Juifs en Moscovie a ete tout a fait insigni- 
fiante, bien que la venue de « Juifs influents a Moscou ne rencontrat 
alors aucun obstacle 22 ». Mais, a la fin du xv c siecle, eurent lieu 



18. Ibidem, p. 517. 

19. Karamzine, I. 4, pp. 54-55. 

20. PEJ, t. 4, p. 254. 

21. EJ, t. 5, p. 165. 

22. Ibidem, 1. 13, p. 610. 

* Grand-due de Novgorod puis grand-prince de Vladimir, saint (1220-1263), battit en 
1240 les Su6dois sur les bords dc la Neva, et en 1242 les chevaliers Teutoniques ; 
gouverna comme vassal des Mongols, mais obtint la reduction du tribut qui leur 6tait 
pay6. 



22 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

au coeur mcme du pouvoir administratif et rcligieux en Russie dcs 
evenements qui, sans faire, semble-t-il, grand bruit, ont pu entrainer 
de mena§ants remous et de profondes consequences dans le 
domaine spirituel. C'est ce qu'on a appele l'«heresie des judai- 
sants ». Selon l'expression de son pourfendeur, Joseph de Voloko- 
lamsk, « la pieuse terre russe n'avait pas vu pareille tentation depuis 
les temps d'Olga* et de Vladimir 23 ». 

Karamzine en relate les debuts en ces termes : le Juif Skharia, 
arrive en 1470 de Kiev a Novgorod, « reussit a seduire deux pretres, 
Denis et Alexis ; il les convainquit que la loi de Mo'ise est seule 
divine ; que l'histoire du salut est une invention ; que le Christ 
n'etait pas encore ne, qu'il ne faut pas venerer les icones, etc. Ainsi 
naquit l'heresie judaique 24 ». Soloviev ajoute que Skharia dut son 
succes « au concours de cinq complices, tous juifs », et que cette 
heresie etait « apparemment un melange de judaisme et de rationa- 
lisme Chretien, qui niait le mystere de la Sainte Trinite et la divinite 
de Jesus-Christ 25 ». A la suite de quoi, « le pope Alexis prit le nom 
d' Abraham, donna a sa femme celui de Sarah, et debaucha, avec 
Denis, de nombreux clercs et laics... Mais on comprend mal que 
Skharia ait pu si aisement multiplier le nombre de ses disciples a 
Novgorod si sa sagesse consistait seulement a refuser le christia- 
nisme et a exalter le judaisme... II est vraisemblable que Skharia 
ait abuse les Russes par la Kabbale, une science attrayante pour les 
ignorants et les curieux, fameuse au xv e siecle, quand les plus 
savants dcs hommes... cherchaient en cllc reponse a tous les 
problemes qui se posaient a 1' intelligence humaine. Les kabbalistes 
se targuaicnt... de connaitre tous les mysteres de la Nature, de 
pouvoir expliquer les songes, de pre voir l'avenir, de commander 
aux esprits 26 ... ». 

Inversement, J. Hessen, historien juif du xx e siecle, estime - sans 
citer, il est vrai, aucune source - « tout a fait etabli que les Juifs 
n'ont pris aucune part ni a l'etablissement de l'heresie, ni a sa 



23. Karamzine, t. 6. p. 121. 

24. Ibidem, p. 121. 

25. Soloviev, livre III, p. 185. 

26. Karamzine, t. 6, pp. 121-122. 

* Sainte Olga (?-969), princesse de Kiev, epouse du prince Igor dont elle fut veuve 
en 945 ; exerca la regence jusqu'a I'avenement de son Ills Svialoslav. Convertie en 954, 
elle ne reussit cependant pas a re"pandre le christianisme dans tout le pays. 



EN ENGLOBANT LE XVIII* S1ECLE 23 

propagation ulterieure 27 ». Le Dictionnaire encyclopedique de 
Brockaus et Efron affirme que « l'element juif proprement dit n'a 
joue, semble-t-il, aucun role notable dans cette doctrine et s'est 
limite a quelques rites 28 ». Pourtant, « 1' influence juive sur la secte, 
apres la publication du Psautier des juda'isants, entre autres ecrits..., 
doit etre aujourd'hui considered comme tranchee dans un sens 
affirmatif 29 ». 

« Les heretiques de Novgorod gardaient un exterieur decent, 
avaient l'air d'humbles ascetes, zeles dans raccomplissement des 
actes de piete 30 », ce qui «leur attira l'attention du peuple et 
concourut a la rapide diffusion de l'heresie" ». Quand Ivan III* 
vient a Novgorod apres la chute de la ville, il emmene avec lui les 
deux instigateurs de l'herdsie, Alexis et Denis, et, eu egard aux 
merites de leur piete, les eleve en 1480 au rang d' archiprctres des 
cathedrales de l'Assomption et de l'Annonciation au Kremlin. « lis 
y apporterent le schisme, dont la racine resta a Novgorod. Alexis 
obtint les faveurs particulieres du Souverain, avait entree libre chez 
lui », et, par son enseignement dispense en secret, seduisit non 
seulement certains hauts dignitaires de 1'Etat et de l'Eglise, mais 
convainquit le grand-prince d'elever a la dignite de metropolite 
- autrement dit de placer a la tete de toute l'Eglise russe - 1' archi- 
mandrite Zosime** qu'il avait converti a son her^sie. En outre, il 
convertit a cette heresie Helene, la belle-fille du grand-prince, 
veuve de Jean le Jeune*** et mere de l'eventuel hdritier du trone, « le 
petit-fils bien-aim6 » Dimitri**** 12 . 



27. /. Hessen, I&toria cvrei'skogo naroda v Rossi i (Histoire du peuple juif en Russie), 
en 2 vol., 1. 1, Leningrad, 1925, p. 8. 

28. Dictionnaire encyclop&liquc en 82 volumes, Saint-P6tersbourg, 1890-1904, t. 22, 
1904, p. 943. 

29. EJ, t. 7, p. 577. 

30. Karamzine, t. 6, p. 122. 

31. Soloviev, livre III, p. 185. 

32. Karamzine, I. 6, pp. 120-123. 

* Ivan HI le Grand (1441-1505), grand-prince de Moscou a partir de 1402, mit fin a 
la suzerainete mongole. 

** Eleve a la dignite" supreme de mdtropolite de Moscou en 1490, qu'il abandonna en 
1414, ofriciellement pour raisons de sante\ 

*** Jean dit « le Jeune », fils du grand-prince Jean III, mourut a 32 ans en 1490. 

**** Fils de Jean le Jeune (1483-1509), prive de son droit d'heritier du trone par son 
oncle Basile, n6 du second mariage de son grand-pcrc avec la princesse Sophie Paleo- 
logue, et moit en prison. 



24 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

Le rapide et facile succes de ce mouvement ne laisse pas 
d'etonner. II s'explique sans doute par un interet reciproque. 
« Quand furent traduits en russe le Psautier des judaisants et 
d'autres ceuvres qui avaient pour but de seduire le lecteur russe et 
etaient nettement antichretiennes, on aurait pu croire que seuls les 
Juifs et le judaisme y seraient interess6s. » Cependant, « le lecteur 
russe trouvait lui aussi de 1' interet a la traduction des textes rcli- 
gieux juifs », d'oii « le grand succes de la propagande des "judai- 
sants" dans les differentes couches de la societe 33 ». La vivacite" et 
la vigueur de ces contacts rappellent ceux qui s'etaient deja mani- 
festos a Kiev au xi e siecle. 

Cependant, vers 1487, l'archeveque de Novgorod, Guennadius, 
avait d6piste l'heresie, envoys a Moscou des preuves irrefutables, 
et s'etait attache a 1' investigation et a la refutation de cette heresie 
jusqu'a ce qu'un concile se reunisse en 1490 pour en debattre (sous 
la houlette du metropolite Zosime, recemment consacre). « Avec 
effroi, ils entendirent les accusations de Guennadius : ces renegats 
deblaterent contre le Christ et la Mere de Dieu, crachent sur les 
croix, disent des icones que ce sont des idoles, les dechiquettent 
avec les dents, les jettent dans des endroits impurs, ne croient ni au 
Royaume des cieux ni a la Resurrection des morts, et, silencieux 
face a des chretiens zeles, cherchent impudemment a devergonder 
les faibles 34 . » « L' arret rendu par le concile montre que les "judai- 
sants" ne reconnaissaient pas dans le Christ le Fils de Dieu... ensei- 
gnaient que le Messie n'etait pas encore venu... veneraient le sabbat 
vetero-testamentaire "plus que le jour de la Resurrection du 
Seigneur" 35 . » Lors du concile, on avait propose que les heretiques 
fussent mis a mort - mais, de par la volonte d'lvan III, ils ne furent 
condamnes qu'a la reclusion, et l'heresie fut anathemisee. « Un tel 
chatiment, vu les rigueurs du temps et 1' importance du mefait, 6tait 
des plus clementes 36 . » Les historiens sont unanimes a expliquer 
cette mansuetude d'lvan par le fait que l'heresie, ayant couve sous 
son propre toit, avait ete adoptee par des personnalites connues, 
influentes, notamment par le tres puissant secretaire d'Etat (faisant 
alors fonction en quclque sorte de ministre des Affaires etrangeres) 



33. Toporov.l. 1, p. 357. 

34. Karamzine, t. 6, p. 123. 

35. EJ, t. 7, p. 580. 

36. Karamzine, t. 6, p. 123. 



EN ENGLOBANT LE XVIII* SIECLE 25 

Fedor Kouritsyne, « fameux par son savoir et ses capacites 37 ». 
«L'etrange liberalisme de Moscou avait pour origine la breve 
"dictature du coeur" exercee par F. Kouritsyne. Les seductions de 
son cabinet secret avaient prise sur le grand-prince lui-meme et sur 
sa belle-fille... L'hercsie non seulement ne s'etiola pas, mais fleurit 
de plus belle et se propagea... A la cour moscovite..., l'astrologie 
et la magie 6taient a la mode, de meme que la tentation d'une 
revision pseudo-scientifique de l'ancienne conception moyenageuse 
du monde » ; un ample courant « de libre-pens6e soutenu par les 
tentations du savoir et 1' ascendant de la mode 18 ». 

U Encyclopedic juive suppose aussi qu'Ivan HI « ne s'est pas 
oppose" i l'heYdsie pour des considerations politiques. Avec l'aide 
de Skharia, il esperait accroitre son influence en Lituanie», et 
voulait en outre preserver les bonnes dispositions des Juifs de 
Crimee : « du prince-proprietaire de la presqu'ile de Taman, 
Zacharie de Grisolfie », ainsi que du Juif de Crimee Khozi Kokos, 
proche du khan Mengli-Guirc "\ 

Apres le concile de 1490, Zosime entretint pendant quelques 
annees encore une societe secrete, mais il fut a son tour demasque" 
et, en 1494, le grand-prince lui demanda, sans jugement et sans 
bruit, de se retirer comme de son propre gre dans un monastere. 
« Neanmoins, l'hercsie ne faiblit pas : il fut meme un temps (1498) 
oti ses adeptes faillirent prendre tout le pouvoir a Moscou et ou 
leur candidat, Dimitri, tils de la princesse Helene, fut couronne 
tsar 40 . » Mais Ivan III ne tarda pas a se reconcilier avec sa femme 
Sophie Paleologue, et, en 1502, son fils Basile herita du trone 
(Kouritsyne, a l'epoque, 6tait deja mort.) Pour ce qui est des here- 
tiques, les uns furent brules vifs, d'autres emprisonnes, certains 
s'enfuirent en Lituanie « ou ils embrasserent formellement le 
judai'sme 41 ». 

Notons que cette lutte contre l'hercsie des « judai'sants » donna 
une impulsion a la vie spirituelle de la Russie moscovite de la fin 
du xv c et du debut du xvi e siecle, a la prise de conscience de la 



37. Soloviev, livre III. p. 168. 

38. A.V. Karlachev, Olcherki po istorii Russkoi Tserkvi (Essais sur l'histoire de 
l'Eglise russe) en 2 vol., Paris, 1959, t. I, pp. 495, 497. 

39. EJ, 1. 13, p. 610. 

40. Ibidem, t. 7, p. 579. 

41. PEJ, t. 2, p. 509. 



26 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

necessite de l'instruction rcligieuse et d'ecoles pour le clerge ; le 
nom de l'6veque Gucnnadius est associe a la compilation et a 
1' edition de la premiere Bible slavonne, qui n'existait pas encore 
en tant que corpus dans 1' Orient orthodoxe. Avec 1' invention de 
rimprimerie, « quatre-vingts ans plus tard, cette meme Bible de 
Guennadius... fut publiee a Ostrog (1580-1582), premiere Bible 
traduite en slavon d'eglise, devancant par la tout l'Orient 
orthodoxe 42 ». S. F. Platonov tire les conclusions generates sui- 
vantes : « Le mouvement des "judai'sants" recelait sans nul doute 
des elements du rationalisme occidental... ; l'heresie avait ete 
condamnee, ses predicateurs martyrises, mais 1' atmosphere de 
critique et de scepticisme envers le dogme et la structure de 
l'Eglise, qu'ils avaient suscitee, n'avait pas disparu 43 . » 

La recente Encydopedie juive rappelle « les suppositions selon 
lesquelles une attitude tres negative envers le judai'sme et les Juifs a 
pris naissance en Russie moscovite, ou clle etait inconnue jusqu'au 
xvi e siecle », a l'occasion de cette lutte contre les « judai'sants 44 ». 
Cela paratt assez vraisemblable, vu les dimensions spirituelles et 
politiques de cette heresie. Mais J. Hessen s'inscrit en faux contre 
cette opinion : « II est significatif que la coloration specifique de 
l'heresie en tant que "judai'sante" n'a pas empeche le succes de la 
secte et, de facon generate, n'a pas suscite d'attitude agressive 
envers les Juifs 45 . » 

Durant ces memes siecles, du xm e au xvm e , dans la Pologne 
voisine s'etait creee, developpee, affermie dans des coutumes 
stables une tres importante communaute juive qui devait servir de 
base a la future population juive de Russie, jusqu'a devenir au 
xx e siecle la fraction la plus importante du judai'sme mondial. Au 
xvr 2 siecle « se produisit une importante migration de Juifs polonais 
et tcheques » vers l'Ukraine, la Bielorussie et la Lituanie 46 . Au 
XV s siecle, les marchands juifs de l'Etat polono-lituanien se 
rendaient encore librement a Moscou. Mais, sous Ivan le Terrible, 
la situation changea : l'entree aux marchands juifs fut interdite. Et 
quand, en 1550, le roi polonais Sigismond-Auguste exigea que le 



42. Kartachev, t. 1 , p. 505. 

43. S. F. Platonov, Moskva i Zapad (Moscou et TOccident), Berlin, 1926, pp. 37-38. 

44. PEJ, t. 2, p. 509. 

45. Hessen, t. 1, p. 8. 

46. Bruiskus; CM, t. 1, p 28. 



EN ENGLOBANT LE XVIII C SIECLE 27 

libre acces a la Russie leur fut accorde, Ivan opposa un refus en 
ces termes : « Ne pas permettre aux Juifs de se rendre dans nos 
Etats, car Nous ne voulons voir dans Nos Etats aucun mal, Nous 
voulons au contraire que Dieu accorde aux hommes dans Nos Etats 
de vivre dans la paix, sans aucun trouble. Et toi, Notre frere, 
desormais ne Nous ecris plus a propos des Juifs 47 », car ils ont 
cherche a « detourner les Russes du christianisme, ont introduit 
dans Nos terres des drogues nuisibles, et ont fait de nombreuses 
miseres a Nos gens 48 ». 

Une legende voudrait que lors de la prise de Polotsk en 1563, 
c£dant aux plaintes des habitants russes «contre les mauvaises 
actions et oppressions » des Juifs, des fermiers et hommes de 
confiance des magnats polonais, Ivan IV cut enjoint a tous les Juifs 
de se faire baptiser sur-le-champ ; quant aux recalcitrants, au 
nombre exact de trois cents, il aurait ordonne" de les noyer illico, 
en sa presence, dans la Dvina. Mais les historiens serieux, tel 
J. Hessen, non seulement ne confirment pas cette version, meme 
edulcoree, mais ne la mentionnent pas. 

En revanche, Hessen ecrit que, sous le faux-Dimitri* (1605- 
1606), des Juifs firent leur apparition a Moscou « en nombre relati- 
vement important », ainsi que divers etrangers. Aprds la fin du 
Temps des Troubles**, on fit savoir que le faux-Dimitri II*** 
(le « Brigand de Touchino ») etait « d'origine juive 49 ». Pour ce 
qui est de l'origine de ce « Brigand de Touchino », les sources 
divergent. Certains affirment qu'il etait le fils d'un pretre d'Ukraine 
et repondait au nom de Matthieu Verevkine ; « ou bien un Juif..., 
comme il est dit dans les documents officiels ; si Ton en croit un 
historien etranger, il connaissait l'hebreu, lisait le Talmud, les livres 
des rabbins... Sigismond a envoye un Juif qui se faisait passer pour 



47. EJ, t. 8, p. 749. 

48. Hessen, t. 1. pp. 8-9. 

49. Ibidem, p. 9. 

* Pcrsonnage mysterieux qui prdtendail etre le (ils d'lvan IV. et qui, venu de Pologne 
avec l'appui d'une armec de mercenaires polonais, s'empara de Moscou et y regna de 
juin 1605 a mai 1606, date a laquelle il fut tue par des opposants. 

** Pdriode agitee (1598-1613) entre l'extinction de la lignee des princes issus de 
Riourik et l'avenement des Romanov. 

*** Personnage lui aussi mysterieux qui se fit passer pour le vrai Dimitri en 1607 et 
reussit a se maintenir en differentes villes proches de Moscou jusqu'en 1610, date a 
laquelle il fut assassine a Kalouga. 



28 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

le tsarevitch Dimitri 50 ». L' Encyclopedic juive dit : « Des Juifs 
faisaient partie de la suite de l'imposteur et eurent a souffrir lors 
de sa chute. Selon certains renseignements... le faux-Dimitri II etait 
un Juif baptise qui avait servi dans la suite du faux-Dimitri I cr51 . » 

Arrives en grand nombre en Russie pendant le Temps des 
Troubles, les Polono-Lituaniens ont 6t6, a Tissue de cette penode, 
limit.es dans leurs droits, et « les Juifs venus de ces pays parta- 
geaient le sort de leurs compatriotes » auxquels on avait interdit 
de se rendre avec leurs marchandises a Moscou et dans les villes 
avoisinantes 52 . L' accord entre Moscovites et Polonais sur 1' ac- 
cession au trone de Vladislav* stipulait : «I1 ne faut pousser 
personne a embrasser la foi romaine ou d'autres confessions, et on 
ne doit pas permettre aux Juifs d'entrer dans 1'Etat moscovite pour 
y faire du commerce 53 . » Mais d'autres sources indiquent que les 
marchands juifs eurent libre acces a Moscou meme apres le Temps 
des Troubles 54 . « Des decrets contradictoires montrent que le 
gouvernement de Michel Feodorovitch** ne poursuivait aucune 
politique bien d6finie envers les Juifs... mais qu'il etait plutot 
tolerant a leur egard 55 . » 

« Sous le regne d' Alexis Mikha'ilovitch***, on trouve des indices 
de la presence des Juifs en Russie - le Code ne contient aucune 
restriction concernant les Juifs... ils avaient alors acces a toutes les 
villes russes, y compris Moscou 56 . » Hessen affirme que dans la 
population prise lors de l'offensive russe en Lituanie dans les 
annees 30 du xn c siecle se trouvaient bon nombre de Juifs, et « a 
leur egard les dispositions etaient les memes que pour les autres ». 
Apres les actions militaires des annees 1650-1660, « des Juifs faits 



50. Karamzine, t. 12, p. 35-36 ; notes, p. 33. 

51. PEJ, i. 7, p. 290, 

52. Hessen, I- 1 , p. 9. 

53. Karamzine, t. 12, p. 141. 

54. /. M. Dijour. Evrei v ekonomitcheskoi jizni Rossii (Les Juifs dans la vie 6cono- 
mique de la Russie), in LMJR, p. 156. 

55. EJ, I. 13, p. 611. 

56. Ibidem. 

* Roi polonais (1595-1648) pretendant au trone de Moscou qu'il occupa avec l'accord 
des Moscovites pendant quelques mois en 1610. 

** Premier tsar (1596-1645) de la dynastie des Romanov, 61u par l'Assemblde du 
peupie en 1613. 

*** Fils du precedent, tsar de Russie de 1645 a 1676. 



EN ENGLOBANT LE XVIII' SIECLE 29 

prisonniers se retrouverent a nouveau dans l'Etat moscovite, et le 
comportemcnt a leur endroit n'etait nullement pire que celui envers 
les autres prisonniers ». Apres la signature de la paix d'Androussov 
en 1667, « on proposa aux Juifs de rester dans le pays. Beaucoup 
d'entre eux profiterent de cette occasion, certains embrasserent le 
christianisme et parmi les prisonniers quelques-uns furent les fonda- 
teurs de families nobiliaires russes 57 ». (Quelques Juifs baptises se 
sont installed au xvn e siecle sur le Don, dans le village cosaque de 
Starotcherkassk, et pres de dix families cosaques en descendent.) 
Autour de cette meme annee 1667, 1'Anglais Collins 6crit que « les 
Juifs se sont depuis peu multiplies a Moscou et a la cour », appa- 
remment grace a la protection d'un medecin juif de la cour 58 . 

Sous Feodor Aleksdevitch*, on essaya de decreter que, « si des 
Juifs se rendaient clandestinement a Moscou avec des marchan- 
dises », il ne fallait pas que la douane laissat passer leurs marchan- 
dises, car « avec ou sans marchandises il est interdit de laisser passer 
les Juifs en provenance de Smolensk 59 ». Cependant, « la pratique 
ne correspondait guere a cette reglementation thdorique 60 ». 

Dans les premieres annees du regne de Pierre le Grand (1702), en 
relation avec le Manifeste invitant les etrangers de valeur a venir en 
Russie, on trouve cette reserve visant les Juifs : « Je veux... voir chez 
moi plutot des mahometans et des pai'ens que des Juifs. Ce sont des 
filous et des dupeurs. J'extirpe le mal, je nc le propage pas ; il n'y 
aura pour eux en Russie ni logement ni commerce, malgre tous leurs 
efforts et les tentatives pour soudoyer mon entourage 61 . » 

Neanmoins, durant tout le regne de Pierre le Grand, nous ne 
trouvons aucune information sur des persecutions de Juifs, aucune 
loi n'a ete promulguee qui limiterait leurs droits. Au contraire, la 
bienveillance generale accordee a tout etranger offrait dgalement 
aux Juifs un vaste champ d'activites, y compris dans le cercle etroit 
des proches de l'empereur : le vice-chancelier Pierre Chafirov 
(homme politique important et creatif, mais enclin a l'cscroquerie, 



57. J. Guessen,L 1. pp. 9-10. 

58. EJ, 1. 11, p. 330. 

59. Ibidem. 

60. EJ, 1. 13, p. 612. 

61. Soloviev, livre VHJ, p. 76. 

* Fils du prdeddent. tsar de Russie de 1676 a 1682. 



30 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

ce pour quoi il fut puni par Pierre lui-meme apres la mort de qui 
l'enquete fut confiee au Senat 62 ) ; ses cousins Abram Veselovski, 
tres proche de Pierre, et Isaac Veselovski ; Antoine Deviere, 
premier g6n6ral de la police a Saint-Petersbourg ; Viviere, chef des 
services secrets ; le bouffon Acosta, et d'autres encore. Dans une 
lettre a A. Veselovski, Pierre precise : « II m'est tout a fait indif- 
ferent qu'untel soit baptise ou circoncis pourvu qu'il sache son 
affaire et se distingue par son honnetete 63 . » Les maisons de 
commerce juives en Allemagne demanderent que le gouvernement 
russe leur garantisse la securite du commerce avec la Perse tran- 
sitant par la Russie, mais cette garantie ne leur fut pas accordee 64 . 

Au debut du xvur 2 siecle, les Juifs ont developpe une activite 
commerciale en Petite Russie un an avant que les marchands 
grands-russes ne recoivent 6galement ce droit. Le hetman* 
Skoropadski avait a plusieurs reprises publie des decrets expulsant 
les Juifs, mais ils ne furent jamais appliques, au contraire : le 
nombre de Juifs en Petite Russie ne fit que croitre 65 . 

En 1727, peu avant sa mort, cedant aux instances de 
Menchikov**, Catherine p**** donna l'ordre de chasser tous les 
Juifs d'Ukraine (en l'occurrence, « il se peut qu'ait joue un r61e la 
part prise par les Juifs dans la fabrication et le commerce d'eau-de- 
vie ») et des villes russes. Mais cette mesure, meme si elle recut un 
debut d'application, ne dura pas plus d'un an 66 . 

En 1728, sous Pierre H****, l'autorisation «a etc donnee aux 
Juifs de venir en Petite Russie en tant que personnes utiles au 
commerce du pays », d'abord « pour un sejour temporaire », lequel, 
arguments a l'appui, s'est « bien sur transforme peu a peu en resi- 
dence permanente ». Sous Anne*****, ce droit fut etendu en 1731 



62. Ibidem, livre X. p. 477. 

63. EJ, t.5, p. 519. 

64. EI, 1. 11, p. 330. 

65. Hessen, 1. 1. pp. 11-12. 

66. Ibidem, p. 13 ; EJ, t. 2, p. 592. 

* Titrc du haut dirigeant cosaque de 1648 a 1704. 

** Alexandre Menchikov (env. 1670-1729). favori de Pierre le Grand et dc Catherine I rc . 

*** lmpe>atrice de Russie de 1725 a 1727 apres la mort de son mari Pierre le Grand. 

**** Fils du tsar6vitch Alexis, ne en 1715, empereur de Russie de 1727 a 1730. 

***** Anne Ioannovna, petite-tille du tsar Alexis I", imperatrice de Russie de 1730 

1740. 



EN ENGLOBANT LE XVHP SIECLE 3 1 

a la region de Smolensk, en 1734 a 1' Ukraine Slobodskai'a* (au 
nord-est de Poltava). En outre, les Juifs furent autorises a affermer 
des terres chez les proprietaires, a exercer le commerce des spiri- 
tueux, et recurent en 1736 le droit de livrer de la vodka polonaise dans 
tous les debits de boissons publics, y compris en Grande Russie 67 . 

II faut aussi mentionner ici la personnalite du financier Ldvy 
Lipman, des pays Bakes. Mors que la future imperatrice Anna 
Ioannovna vivait encore en Courlande, elle avait grand besoin 
d' argent « et il n'est pas impossible que, des cette epoque, Lipman 
ait eu 1' occasion de lui etre utile ». Sous Pierre I er , il est deja etabli 
a Saint-Petersbourg. Sous Pierre II, il « devicnt agent de change ou 
joaillier a la cour russe ». A 1' accession au trone d'Anna Ioannovna, 
il « se fait d'importantes relations a la cour » et d6croche le rang 
de haut commissaire. « Jouissant de contacts directs avec l'impera- 
trice, il etait en relation particulierement etroite avec son favori, 
Biron**... Les contemporains affirmaient que... Biron lui demandait 
conseil sur les problemes vitaux de l'Etat russe. L'un des ambassa- 
deurs a la cour russe ecrivait : "... On peut dire que e'est bien 
Lipman qui gouverne la Russie." Plus tard, ces appreciations de 
contemporains ont ete nuancees 68 . » Neanmoins, Biron « avait 
transmis a Lipman presque toute 1' ad ministration des finances et 
differents monopoles commerciaux 69 ». (« Lipman continua 
d' assurer ses fonctions a la cour meme apres qu'Anna Leopol- 
dovna***... eut exile Biron 70 . ») 

Lipman n'a pas ete sans influencer Anna Ioannovna dans son 
attitude generate envers les Juifs. Meme si, lors de son accession 
au trone, en 1730, elle a exprime, dans une lettre a son ambassadeur 
aupres du hetman de Petite Russie, son inquietude d'entendre 
« qu'une infime partie de Petits-Russiens s'adonne au commerce, 
et que ce sont surtout les Grecs, les Turcs et les Juifs qui font 



67. Hessen, t. 1, pp. 13-15 ; EJ, t. 2, p. 592. 

68. EJ, t. 10, pp. 224-225. 

69. Ibidem, t.4, p. 591. 

70. Ibidem, t. 10, p. 225. 

* Nom donne" a la partie de 1' Ukraine situee sur la rive gauche du Dniepr. 

** Favori de I'imperatrice Anne, gouverne la Russie, se proclame rdgent a la mort 
d'Anne, ce qui entraine sa disgrace et son exil en Sibene jusqu'i l'accession au trone 
de Pierre II. 

*** 1718-1746, arriere-petite-fille du tsar Alexis I cr . Son projet de se faire reconnaitre 
imperatrice apres l'exil de Biron n'aboutit pas. 



32 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

commerce 71 , - de la on peut derechef conclure que Fexpulsion de 
1727 ne s'etait pas traduite dans les faits, tout comme ses propres 
decrets devaient rester lettre morte : en 1739, 1' interdiction aux 
Juifs d'affermer des terres en Petite Russie ; en 1760, 1'expulsion 
vers l'etranger d'environ 600 Juifs 72 (s'y opposait egalcment l'in- 
teret des proprietaires). 

Un an apres son accession au trone, Elisabeth* publia Ie decret 
suivant (decembre 1742) : « Dans tout notre empire, les Juifs sont 
interdits ; mais aujourd'hui il a etc porte a notre connaissance que 
lesdits Juifs, dans notre empire, mais principalement en Petite 
Russie, continuent de residcr sous diffcrents pretextes ; de cela on 
ne peut attendre aucun fruit, mais bien plutot, de ces ennemis du 
nom du Christ, un prejudice extreme pour nos fideles sujets, en 
vertu de quoi nous ordonnons que de tout notre empire tous les 
Juifs de sexe masculin et feminin soicnt immediatement expulses 
avec leurs biens a l'etranger et qu'ils n'y soient plus admis, a 
l'exception de ceux d'entre eux qui desireraient embrasser la foi 
chretienne de confession grecque 7 '. » 

II s'agissait la de cette intolerance religieuse qui avait ebranle 
1'Europe pendant plusieurs siecles d'affilee. Dans la mentalite de 
ce temps, il n'y avait la aucune hostilite spccifiquement russe ou 
dirigee exclusivement contre les Juifs. Entre Chretiens, Intolerance 
se manifestait avec une non moindre cruaute, tout comme en Russie 
la persecution de fer et de feu qui s'etait abattue sur les vieux- 
croyants, des coreligionnaires, quasi orthodoxes. 

Ce decret d'Elisabeth « a recu une grande publicite. Mais, 
aussitot, diverses tentatives furent faites pour amener rimperatrice 
a des concessions ». La chancellerie militaire de Petite Russie 
informa le Senat que Ton avait deja expulse 140 personnes, mais 
que « 1' interdiction faite aux Juifs d'amener leurs marchandiscs 
aurait pour consequence de diminuer les recettes de l'Etat 74 ». Le 
Senat remit a 1'imperatrice un rapport disant que « le decret de 
l'annee precedente interdisant aux Juifs l'entree dans l'empire a 



71. Soloviev, livre X, pp. 256-257. 

72. Hessen, t. I, p. 15. 

73. Soloviev, livre XI, pp. 155-156. 

74. Hessen, I. 1, p. 16. 

* Elisabeth, fille de Pierre I er et de Catherine J re , accede au trone en 1741. 



EN ENGLOBANT LE XVIII* SIECLE 33 

porte un rade coup au commerce en Petite Russie, comme dans les 
pays Baltes ; parallelement, le Tresor va souffrir de la diminution 
des droits de douane ». L'imperatrice repondit dans sa resolution : 
« Des ennemis du Christ je ne vcux aucun interet ni profit 75 . » 

Hessen en conclut que, de cette facon, « la Russie resta, sous 
Elisabeth, sans population juive 76 ». L'historien juif S. Doubnov 
affirme que sous Elisabeth, « selon les estimations d'un historien 
de ce temps..., vers 1753, 35 000 Juifs avaient ete chasses de 
Russie 77 ». Mais ce chiffre est par trop different de la disposition, 
prise trois ans auparavant par Elisabeth (et restee inappliquee), 
d'expulser de toute 1' Ukraine environ 600 Juifs, bien trop different 
aussi des 142 Juifs r^ellement expulses qui figuraient dans le 
rapport du Senat a Elisabeth 78 . V. I. Telnikov suggere 79 que l'« his- 
torien contemporain », de ces faits n'a jamais existe, que cet 
historien contemporain, dont Doubnov ne cite ni le nom ni le titre 
de 1'ouvrage, n'est autre que E. Herrmann, qui a publie ce chiffre 
non pas a 1'epoque, mais exactement cent ans plus tard, en 1853, 
et toujours sans reference a quelque source que ce soit... De 
surcroit 80 , il ajoute que « les Juifs avaient recu l'ordre de quitter le 
pays sous peine de mort », ce qui montre que ledit historien (ou 
1'un et 1' autre) ignorait meme que, lors de son avenement, c'est 
Elisabeth qui abolit precisemcnt toute peine de mort en Russie (a 
nouveau pour des raisons religieuses). Telnikov remarque que Tun 
des tres grands historiens juifs, Heinrich Graertz, ne souffle mot 
de 1' execution de ces decrets d'Elisabeth. A titre de comparaison, 
signalons que, selon G. Sliosberg, sous le regne d'Elisabeth « des 
tentativcs furent faites pour chasser les Juifs d'Ukraine 81 ». 



75. Soloviev, livre XI, p. 204. 

76. Hessen, t. 1, p. 18. 

77. S. M Doubnov, History of the Jews in Russia and Poland, from the earliest times 
until the present day, Philadelphie, the Jewish Publication Society of America, 1916, 
vol. 1, p. 258. Trad, fran^aise diffusee par les eel. du Cerf, Paris, 1992. 

78. EJ, t.7, p. 513. 

79. Dans son livre inacheve" el rest6 in6dit sur la politique du regime tsariste a 1'egard 
des Juifs, Telnikov fait &at de nombreuses et importantes sources que nous avons 
utilisees avec reconnaissance dans la premiere partie de cet ouvrage. 

80. E. Herrmann, Geschichte des russischen Staats. Fiinfter band : Von der Thronbes- 
teigung der Kaiserin Elisabeth bis zur Feier des Friedens von kainardsche (1742-1775), 
Hambourg, 1853, p. 171. 

81. G.B. Sliosberg, Dorevolioutsionnyi stroi Rossii (Le regime pre>6volutionnaire de 
Russie), Paris, 1933, p. 264. 



34 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

II faut plutot considerer comme vraisemblable qu'ayant ren- 
contre de nombreuses oppositions chez les Juifs, les proprietaires 
terriens et au sein de l'appareil de l'Etat, le decret d'Elisabeth 
n'a guere ete applique, ou aussi peu que, precedemment, divers 
decrets analogues. 

Par ailleurs, du temps d'Elisabeth, des Juifs ont occupe des 
postes eminents. Le diplomate Isaac Veselovski exer?a des respon- 
sabilites et fut comble de faveurs par l'lmperatrice ; lui aussi 
appuya la requete du chancelier A. Bestoujev-Rioumine * pour 
qu'on n'expuls&t pas les Juifs. (Plus tard, il enseigna le russe a 
l'heritier, au futur Pierre III ; quant a son frere Feodor, il devint, a 
la fin du regne d'Elisabeth, curateur de l'universite de Moscou 82 .) 
Signalons aussi l'ascension du marchand saxon Griinstein, 
lutherien, qui se convertit a l'orthodoxie, suite a un commerce 
infructueux avec la Perse ou il avait ete retenu en captivity. II 
integra le regiment Preobrajenski**, participa activement au coup 
d'Etat d'Elisabeth***, recut en recompense le grade d'aide de camp, 
la noblesse hereditaire, et le pactole de 927 « ames » de serfs. 
(Qu'ils etaicnt gcnereux dans la distribution de ces « ames », nos 
tres orthodoxes souverains !) Mais, par la suite, « le succes de sa 
carriere brouilla son esprit ». Une fois, il menaga de tuer le 
procureur general, puis, de nuit, sur une route, il s'en prit a un 
proche parent d' Alexis Razoumovski (sans le savoir pour tel), et 
de surcroit son favori. « Ces coups et blessures ne resterent pas 
impunis : il fut exile a Oustioug 83 . » 

Pierre III, qui n'a regne que six mois****, n'a guere eu le temps 
de prendre position sur le probleme juif. (Bien qu'il eut peut-etre 
garde au cceur une blessure due a un certain « Juif Mousafai » 
qui, au temps de la jeunesse de Pierre en Holstein, « avait servi 



82. EJ, 1.5, pp. 519-520. 

83. Soloviev, livre XI, pp. 134, 319-322. 

* Nomme grand-chancelier par Elisabeth I rc en 1 744, il a gouverne" la Russie pendant 
16 ans, jusqu'a sa disgrace en 1758. 

** Regiment de la Garde crec par Pierre le Grand en 1687 (du nom du village Preobra- 
jenskoe, proche de Moscou). 

*** Elle dut, pour accdder au trdne, dcarter et exiler Anna L6opoldovna. 

**** Petit-tils de Pierre le Grand par sa fille Anna qui etait mariee au due de Holstein, 
Karl Friedrich, reconnu heritier du trone en 1742, marid a sa cousine Sophie, future 
Catherine II, il fut ditioai par clle en 1762, interne et assassin^. 



EN ENGLOBANT LE XVTIP STECLE 35 

d'intermediaire dans des prets d'argent, lesquels avaient mine le 
tresor du Holstein ; Mousafai s'6tait eclipse des l'annonce de la 
majorite du grand-prince 84 ». 

Toujours est-il (fut-ce un hasard ?) que, lors de la premiere appa- 
rition au Senat de Catherine, nouvellement intronisee, l'un des 
points a l'ordre du jour fut de savoir s'il fallait accorder aux Juifs 
le droit d'entrer en Russie. (La majorite du S6nat etait deja encline 
a le faire.) Manifestement pour se justifier devant 1' opinion euro- 
p6enne, Catherine a laisse une relation sur la facon dont les choses 
se sont passees. L'un des secateurs lui lut aussitot la resolution 
negative d' Elisabeth. Catherine, elle, etait fort bien disposee a 
l'egard du projet permettant aux Juifs d'entrer dans le pays, mais 
elle ne se sentait pas encore tout a fait d' aplomb apres le coup 
d'Etat et se devait de mettre l'accent sur son orthodoxie de 
n6ophyte. « Commencer le regne par un decret accordant aux Juifs 
la libre enttee n' etait pas le meilleur moyen d'apaiser les esprits ; 
admettre que la libre entree des Juifs etait nuisible etait impos- 
sible 85 . » Catherine ordonna d'ajourner l'examen du projet. 
Quelques mois plus tard, elle assortit son Manifeste sur la 
permission accorded aux Strangers de s'etablir en Russie de la 
reserve : « a l'exclusion des Juifs ». (Dix ans plus tard, elle 
expliqua a Diderot que le probleme des Juifs avait alors ete pos6 
inopportuneme nt ^.J 

II n'empeche que le moment etait bien choisi : les Juifs de 
1' Stranger insistaient pour etre admis en Russie, appuyes par des 
interventions venant de Saint-Petersbourg meme, de Riga, de Petite 
Russie : on faisait savoir que le commerce local «jouissait d'un 
grand elan du fait que, comme les autres marchands etrangers, les 
Juifs avaient recu l'autorisation de pratiquer librement le commerce 
en Petite Russie 87 ». 

Tout a fait bien disposee envers ces d-marches, mais craignant 
toujours pour sa reputation d'orthodoxe, rimperatrice se trouva 
contrainte... de recourir a la conspiration ! Pour contoumer ses 
propres lois, elle imagina de confier a quelques marchands juifs la 



84. Ibidem, p. 383. 

85. Soloviev, livre XHI, p. 112. 

86. EJ, t. 7, p. 494. 

87. Hessen, 1. 1, p. 19 



36 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

colonisation de la Nouvelle-Russie*, recemment conquise et restee 
encore deserte, et de concentrer la direction de 1' affaire a Riga tout 
en masquant soigneusement leur nationalite : dans tous les docu- 
ments, ces Juifs devaient etre appetes « marchands de Nouvelle 
Russie ». De fait, ces Juifs convies a s'etablir a Riga « pratiquerent 
la leur commerce habituel ». En outre, dans les faits, « Catherine ne 
manqua aucune occasion d' installer des Juifs en Nouvelle-Russie, a 
la seule condition qu'il ne leur fut pas fait trop de publicite » ; elle 
y admit des Juifs de Lituanie, de Pologne, ceux qui avaient ete faits 
prisonniers par les Turcs ou qui fuyaient les hai'damaks 88 **. 

La-dessus vint l'an 1772, le premier partage de la Pologne qui permit 
a la Russie de recuperer la Bielorussie avec son importante masse de 
cent mille habitants juifs. C'est de cette annee qu'il faut dater le premier 
croisement important des des tinees juive et russe. 

L'arrivce des Juifs dans les terres polonaises s'est fait plus visible a 
partir du xi e siecle. Les princes, puis les rois accordent alors leur 
protection « a toutes sortes d'entrepreneurs actifs originaires d'Europe 
occidentale. Les Juifs ont plus d'une fois beneficie du soutien royal et 
re?u des privileges (au xni c siecle, de la part de Boleslav le Prude, au 
xiv e de Casimir le Grand, au xvi e de Sigismond I er et d'Etienne Bathory), 
bien que, par moments, le soutien alternat avec des coercitions (au 
xv 6 siecle sous Vladislav Jagellon et sous Alexandre Kazimirovitch ; ce 
siecle connut aussi deux pogroms juifs a Cracovie). Au xvi e siecle, le 
ghetto a ete introduit dans toute une serie de villes polonaises, preten- 
dument pour la securite des Juifs eux-memes. Les Juifs ont constamment 
subi l'hostilite du clerge calholique. Mais, pour les Juifs, le bilan general 
de la vie en Pologne etait sans nul doute plutot positif, car « durant la 
premiere moitie du xvi e siecle, la population juive de Pologne a consi- 
derablement augmente du fait de 1'immigration ». Les Juifs «ont pris 
alors une part importante dans l'agriculture sur les terres des proprie- 
taries en y developpant le fermage... notamment dans la production 
d'alcool 89 ». 

Dans la mesure ou les restes de la principaute de Kiev apres la 



88. Ibidem, pp. 20-21. 

89. Ibidem, 1. 1, pp. 22-27. 

* Norn donne en 1764 au territoire peu peuple\ situ6 entre la Crimde et l'actuelle 
Moldavie, el propose a la colonisation. 

** Detachements fonnes de paysans, de cosaques, de soldats russes, etc., qui, en Petite 
Russie, luttaient contre la domination des seigneurs polonais et contre les Juifs. 



EN ENGLOBANT LE XV III' SIECLE 37 

devastation tatare furent incorpores au xiv c siecle a la principality litua- 
nienne, puis a l'Etat uni de Pologne et de Lituanie, « peu a peu, de Podolie 
et de Volhynie les Juifs commencerent a penetrer en Ukraine » dans les 
regions de Kiev, de Poltava et de Tchernigov. Ce processus s'accelera 
quand, apres 1' Union de Lublin* (1569), une vaste portion de 1' Ukraine 
passa directement a la Pologne. La population de base y etait la paysan- 
nerie orthodoxe qui jouissait depuis longtemps de franchises et £tait 
dispensee de la capitation. A cette epoque commence l'intense coloni- 
sation de 1' Ukraine par la noblesse polonaise, avec le concours des Juifs. 
« Les cosaques furent attaches a la glebe et astreints a la corvee et au 
tribut... Les proprietaires catholiques accablaient d'impdts les serfs ortho- 
doxes, et les Juifs obtinrent de leurs maitres le droit exclusif de produire 
et de vendre la vodka. » « Le Juif-fermier, prenant la place du maitre, 
recevait dans une certaine mesure le pouvoir sur le paysan qui appartenait 
au proprietaire, et puisque le Juif-fermier cherchait a tirer du paysan le 
plus grand profit, la haine du paysan etait dirigee aussi bien a l'encontre 
du maitre catholique que du fermier juif. Voila pourquoi, quand, en 1648, 
eut lieu le terrible soulevement organise par Khmelnitski, les Juifs autant 
que les Polonais en furent victimes » - des dizaines de milliers de Juifs 
perirent 90 . 

Les Juifs, « attires en Ukraine par ses richesses naturelles, et les 
magnats polonais qui avaient colonise le pays y ont occupe une place 
d^terminante dans la vie economique... Se trouvant au service des proprie- 
taires terriens et du gouvernement..., les Juifs sont devenus la cible de la 
haine de la population 91 ». N. I. Kostomarov ajoute a cela que les Juifs 
« avaient afferme non seulement divers domaines des proprietaires 
(polonais), mais imposerent des taxes sur le bapteme des enfants 92 ». 

Apres le soulevement, aux termes du traite de Belai'a Tserkov (1651), 
« les Juifs furent de nouveau autoris6s a s'installer partout en l'Ukraine : 
"Les Juifs etaient auparavant des bourgeois ou des fermiers sur les terres 
de Sa Majeste ainsi que sur celles de la noblesse ; ils doivent aujourd'hui 
le rester 93 " ». Au xvm e siecle, la production d'eau-de-vie etait devenue 
pratiquement l'occupation principale des Juifs. « Cette activite suscitait 
souvent des heurts entre les Juifs et le paysan, serf prive de tous droits 



90. Ibidem, pp. 32-34. 

91. EJ, 1. 15, p. 645. 

92. Ibidem, t. 9, p. 788. 

93. Hessen, 1. 1, p. 35. 

* La ville de Lublin etoit le siege de la Diete qui scella 1' union entre la Pologne et 
la Lituanie. 



38 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

qui allait au cabaret non parce qu'il etait aise\ mais par extreme 
denuement et d6tresse 94 . » 

Parmi les limitations que Ton imposait de temps a autre aux Juifs a la 
demande instante de l'Eglise catholique figurait rinterdiction d'employer 
pour leur service personnel des Chretiens. Mais, si cela valait pour les 
Polonais, ce n'etait pas le cas de nombreux habitants venant de la Russie 
voisine pour echapper a la conscription et aux impots. En Pologne, ils ne 
jouissaient d'aucun droit et Ton pouvait entendre dire au cours des d^bats 
de la Commission de Catherine* (1767-1768) qu'en Pologne «les Juifs 



95 



». 



avaient a leur service jusqu'a plusieurs fugitifs russes 

Tout en communiquant activement sur le plan economique avec la 
population environnante, le judai'sme polonais d'alors n'a jamais admis 
en son sein aucune influence exterieure. Les siecles du developpement 
postmfdieval de 1' Europe avaient beau se succeder, il restait en vase clos, 
de moins en moins en phase avec le monde contemporain. Le monde juif 
polonais n'avait rien de disparate, mais possedait une solide organisation. 
(II faut dire que ses conditions de vie, qui ont perdure ensuite jusqu'au 
milieu du xix e siecle en Russie, 6taient, des les origines de la diaspora 
juive, les plus favorables a la sauvegarde de 1' identity religieuse et 
nationale des Juifs.) Toute la vie juive etait administree par les kehalim 
locaux, formes a la base meme de la vie juive, et par les rabbins. En 
Pologne, le kahal servait d'intermediaire entre le monde juif, d'une part, 
et les autorit£s et les juges, d' autre part ; il prelevait les impots de la 
Couronne et recevait en retour le soutien des autorites ; il collectait des 
fonds pour les besoins sociaux des Juifs, etablissait les regies r6gissant le 
commerce et 1'industrie ; la revente de biens, le rachat ou la prise d'un 
fermage ne pouvaient se faire qu'avec l'approbation du kahal. Les plus 
anciens parmi les kehalim avaient droit de justice sur la population juive. 
Les proces entre Juifs devaient obligatoirement avoir lieu dans le systeme 
des kehalim ; celui qui avait perdu dans un proces kahal ne pouvait faire 
appel a un tribunal d'Etat, sous peine d'etre en butte au kherem (anatheme 
religieux et mise a I'ecart de la communaute). « Les principes democra- 
tiques qui se trouvaient a la base du kahal ont ete rapidement pietines par 
l'oligarchie... », note l'historien liberal J. Hessen. « Le kahal se mettait 
souvent en travers du developpement populaire. En fait, les gens du 



94. 5. M. Doubnov, p. 265 ; James Parks, Evrei sredi narodov : obznr pritchin antise- 
mitizma (Les Juifs parmi les autres peuples : apercu sur les causes de l'antisemitisme), 
Paris, YMCA Press, 1932, p. 154. 

95. Soloviev, livre XIV, p. 108. 

* Apres son accession au trone, Catherine convoqua une commisssion representative 
chargee d'ctudier et de promouvoir des rdt'ormes. 



EN ENGLOBANT LE XVIll^ SIECLE 39 

peuple n'avaient pas acces aux organes d'autoadministration de la socie"te\ 
Jaloux de leur autorite, les ancicns, parmi les kehalim et les rabbins..., 
tenaient la masse des gens a l'ecart. » « Independant dans tout ce qui 
concemait les problemes religieux, le rabbin se trouvait, dans les autres 
affaires, dependant du kahal qui louait ses services. » Mais, par ailleurs, 
« les decisions des kehalim n'entraient en vigueur qu'une fois avalis6es 
par le rabbin ». « Les kehalim, ne jouissant pas d'une grande autorite" 
parmi le peuple, ne maintcnaient leur suprematie que grace au soutien 
du gouvernement 96 . » 

A la fin du xvn c siecle et au xvin e , la Pologne entiere fut secouee par 
des desordres inteneurs, la vie £conomique s'en trouva ruinee et l'arbi- 
traire des magnats, que rien ne limitait, ne fit que s'accroitre. « Au cours 
de la lente agonie de la Pologne qui s'etendit sur deux siecles..., le monde 
juif sombre dans la misere, se degrade moralement, et, fige dans sa forme 
m6di£vale, accuse un important retard par rapport a l'Europe 97 . » 
H. Graertz en parle ainsi : « A aucune autre epoque les Juifs n'ont offert 
un tableau aussi affligeant que dans la periode qui s'etend de la fin du 
xvir 2 siecle jusqu'au milieu du xviiF, comme si on avait voulu faire croire 
que leur ascension a partir des bas-fonds devait etre considered comme 
un miracle. Dans le cours tragique des siecles, les maitres spirituels de 
l'Europe furent ravates jusqu'a l'infantilisme, ou, pis, jusqu'a l'imbe- 
cillite" senile 98 . » 

« Au xvi e siecle, la primaut£ dans le monde juif appartient au judaisme 
germano-polonais... Pour prevenir la possibility d'une assimilation totale 
du peuple juif au sein des autres peuples, les chefs spirituels avaient 
depuis longtemps instaure des regies dans le but d'isoler le peuple de tout 
contact avec ses' voisins. Mettant a profit l'autorite" du Talmud..., les 
rabbins avaient tisse autour de la vie sociale et quotidienne des Juifs un 
reseau de regies a caractere religieux et rituel qui empechait tout 
rapprochement avec les heterodoxes. » Les besoins reels ou spirituels 
« etaient sacriftes au profit de formes surannees de la vie populaire », 
« l'accomplissement aveugle des rites se mua pour le peuple en une fin 
en soi pour la survie du judaisme... Le rabbinisme, fige dans des formes 
sans vie, maintenait dans un carcan de fer et la pensee et la volonte du 
peuple 99 ». 



96. Hessen, t. 1. pp. 30-31, 37, 43. 

97. /. M. Bikerman, Rossia i rousskoe evreistvo (La Russie et le monde juif russe), in 
RiE, p. 85. 

98. H. Graertz, Popular history of the Jews, New York, 1919, vol. V, p. 212. 

99. Hessen, 1. 1, pp. 40, 42. 



40 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

La conservation bimillenaire du peuple juif dans la diaspora 
appelle admiration et respect. Mais, a y regarder de plus pres, a 
certaines epoques, comme la periode russo-polonaise s'etendant du 
xvr 2 siecle jusqu'au milieu du xrx c , cette integrite s'obtint par les 
methodes autori takes des kelahim, et Ton ne sait plus s'il faut 
montrer du respect pour ces methodes du seul fait qu'elles 
emanaient d'unc tradition religieuse. Quoi qu'il en soit, meme une 
faible dose de ce type d'isolationnisme, quand il est de notre fait, 
a nous autres Russes, nous est imputee comme une horrible tare. 

Quand le monde juif est passe sous l'autorite du gouvernement 
russe, tout ce systeme interne auquel tenait la hierarchie kahal a ete 
preserve et, comme le suppose J. Hessen, non sans provoquer la 
meme irritation que la tradition talmudique petrifiee au milieu du 
xvm c siecle avait suscitee chez les Juifs eclairds : « Les represen- 
tants de la classe dirigeante juive se sont efforces de persuader le 
gouvernement [russe] de la necessite de conserver une institution 
qui correspondait autant aux interets du pouvoir russe qu'a la classe 
dirigeante juive » ; « le kahal, allie au rabbinat, detenait la totalite 
du pouvoir et en abusait frequemment : il dilapidait les fonds 
sociaux, lesait les droits des pauvres, infligcait des impots injus- 
tifi.es, se vengeait de ses ennemis personnels' 00 ». A la fin du 
xvni e siecle, l'un des gouverneurs de la region annexee a la Russie 
ecrivit dans un de ses rapports : « Le rabbin, le tribunal religieux et 
le kahal, "lies entre eux par des liens etroits, possedant une autorite 
absolue jusqu'a disposer de la conscience meme des Juifs, exercent 
leur pouvoir sur eux de facon tout a fait independante, sans en 
referer aux autorites civiles" 101 . » 

Quand, precisement au xvm e siecle, au sein du judai'sme 
d'Europe orientale, surgirent d'un cote le puissant mouvement 
religieux hassidique, de 1' autre celui de Moi'se Mendelssohn 
favorable a une education lai'que, les kehalim mirent toute leur 
energie a les reprimer l'un et l'autre. En 1781, le rabbinat de 
Vilnius anathematisa les hassidim ; en 1784, le congres des rabbins, 
reuni a Mohilev, les proclama « hors la loi », et leurs biens « en 
desherence ». A la suite de quoi, dans certaines villes, « la populace 
se livra au pillage des maisons des hassidim, veritable pogrom 



100. Ibidem, pp. 51,55. 

101. Note de service du gouverneur lituanien Frizel, in J. Guessen, 1. 1, p. 83. 



EN ENGLOBANT LE XVIII* SIECLE 41 

intra-juif 102 ». Les hassidim furent persecutes tres cruellement, 
parfois aussi de facon perfide, car on n'hesitait pas a envoyer sur 
leur compte des denonciations politiques calomnieuses aux auto- 
rites russes. Inversement, en 1 799, sur denonciation des hassidim, 
les autorites arreterent les membrcs du kahal de Vilnius pour recel 
d'impots collectes. Le hassidisme continua a se repandre dans 
certaines regions avec grand succes. Le rabbinat vouait les livres 
hassidiques a des autodafes publics, cependant que les hassidim 
intervenaient en faveur du peuple contre les abus des kehalim. « A 
cette epoque, la lutte religieuse releguait a rarriere-plan les autres 
problemes de la vie juive 103 . » 

La partie de la Bielorussie incorporee a la Russie en 1772 avait 
constitue les gouvernorats de Polotsk (par la suite, de Vitebsk) et 
de Mohilev. Dans l'adresse a ces gouvernorats, il fut annonce" au 
nom de Catherine que les habitants de cette region, « de quelque 
origine ou titre qu'ils fussent, pouvaient pratiquer publiquement 
leur religion et posseder des biens », qu'ils pourraient en outre jouir 
« de tous les droits, libertes et privileges dont jouissent ses plus 
anciens sujets ». Ainsi les Juifs se virent-ils reconnaitre les memes 
droits que les Chretiens, ce dont ils avaient ete prives en Pologne. 
Avec ce codicille special pour les Juifs : « seront laissees et main- 
tenues a leurs communautes toutes les libertes dont elles jouissaient 
deja 104 » - autrcment dit, on ne leur retirait rien des acquis polonais. 
II est vrai que, par la, on perennisait le pouvoir des kehalim, et que 
les Juifs, du fait de leur organisation kahale, restaient coupes de la 
population environnante, dans l'impossibilite de faire partie inte- 
grante de la classe marchande et industrielle correspondant a leurs 
occupations privilegiees. 

Dans un premier temps, Catherine redoutait aussi bien la 'faction 
hostile de l'elite polonaise, en passe de perdre son pouvoir, que 
1' impression facheuse que pouvaient eprouver ses sujets ortho- 
doxes. Mais, bien disposee a l'egard des Juifs, et attendant d'eux 
un profit economique pour le pays, elle se preparait a dlargir leurs 
droits. Des 1778 est etendu a la region bielorusse un arrete recent 
pris pour 1' ensemble de la Russie : ceux qui possedent un capital 



102. Hessen,t. 1, pp. 68-69. 

103. Ibidem, I. I, pp. 103-108. 

104. Ibidem, p. 47. 



42 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

inferieur a 500 roubles constituent desormais la classe des bour- 
geois ; si leur capital est superieur, ils font partie de la classe des 
marchands, divisee en trois guildes selon le montant de leur 
fortune ; dispenses de la capitation, ils paient 1 % du capital « qu'ils 
auront declare en conscience 105 ». 

Cet arrete revetait une signification particulierement importante : 
il sapait l'isolcment national des Juifs (c'est bien ce que Catherine 
cherchait a faire). II sapait le point de vue traditionnel des Polonais 
qui voyaient dans les Juifs un element exterieur a l'Etat. II sapait 
aussi le systeme des kehalim, le pouvoir contraignant du kahal. 
« De ce temps-la date le processus d' insertion des Juifs dans l'orga- 
nisme national russe... Les Juifs profiterent largement du droit de 
s'inscrire a la classe des marchands », si bien que, par exemple, 
dans le gouvernorat de Mohilev, 10 % de la population juive 
declara appartenir a la classe des marchands (contre 5,5 % de la 
population chretienne 106 ). Les marchands juifs etaient desormais 
dispenses de payer l'impot au kahal ; en particulier, ils ne devaient 
plus s'adresser comme auparavant au kahal pour demander l'autori- 
sation de s'absenter : a l'egal des autres citoyens, ils n'avaient plus 
affaire qu'aux autorites locales officielles. (En 1780, les Juifs de 
Mohilev et de Chklov, venus a la rencontre de Catherine, l'accueil- 
lirent avec des odes a sa gloire.) 

La mention officielle « Juif » disparut avec 1' absorption d'un 
certain nombre d'entre eux par la classe des marchands. Tous les 
autres Juifs devaient desormais appartenir a une classe, et, de toute 
evidence, exclusivement a celle des « bourgeois ». Mais, au debut, 
les volontaires ne furent point tres nombreux, car la capitation 
annuelle pour chaque bourgeois s'elevait a l'epoque a 60 kopecks, 
alors que les Juifs en tant que tels n'en payaient que 50. Mais il n'y 
avait pas d' autre issue. Et, des 1783, les Juifs marchands comme les 
Juifs bourgeois durent l'impot non plus au kahal, mais, au meme 
titre que les autres, au pouvoir civil ; de meme, c'est a ce dernier 
qu'ils avaient a demander leur passeport pour sortir du pays. 

Cette evolution fut confortee en 1785 par le nouveau Reglement 
general des villes qui ne tenait compte que des classes, et non 
plus des nationalites. Selon ce reglement, tous les bourgeois 



105. Ibidem, p. 56. 

106. Ibidem, p. 57. 



EN ENGLOBANT LE XVIII* SIECLE 43 

(c'est-a-dire tous les Juifs egalement) recevaient le droit de parti- 
ciper a 1' administration locale et a occuper des fonctions publiques. 
« Cela signifiait, compte tenu des conditions de ce temps, que les 
Juifs devenaient des citoyens egaux en droits... La possibility de 
faire partie de la classe des marchands ou de celle des bourgeois 
etait un evenement d'une haute importance sociale », elle devait 
transformer les Juifs « en une force sociale dont on ne pouvait pas 
ne pas tenir compte, et, par la, elle elevait leur conscience 
morale 107 ». La defense de leurs interests vitaux s'en trouvait faci- 
litee. « A cette epoque, la classe des marchands et des industriels, 
de meme que les associations municipales, jouissaient d'une 
gestion largement autonome... De ce fait, les Juifs, a l'egal des 
Chretiens, recurent une part de l'autorite" administrative et judiciaire, 
grace a quoi la population juive acquit force et representativite dans 
le domaine administratif et social l08 . » 11 y eut parmi les Juifs des 
maires, des conseillers municipaux, des juges. Au commencement, 
dans les grandes villes, des limitations furent introduites pour que, 
dans les fonctions electives, il n'y eut pas plus de Juifs que de 
chr6tiens. Pourtant, en 1786, « Catherine envoya au gouverneur 
general de Biclorussie un ordre signe de sa propre main, exigeant 
que "dans 1' administration des villes l'egalite des droits pour les 
Juifs soit introduite sur-le-champ, sans le moindre atermoiement", 
sous peine de "sanctions penales pour ceux qui y contrevien- 
draient" 109 ». 

Notons que, de ce fait, les Juifs obtinrent l'egalite des droits 
civiques non seulement a la difference de ce qui avait cours en 
Pologne, mais avant meme de l'obtenir en France ou dans les terres 
allemandes. (Sous Frederic II, les Juifs patirent de graves restric- 
tions.) Plus important encore : les Juifs en Russie recurent d'emblee 
la liberte" individuelle dont les paysans russes resteront privet 
pendant encore quatre-vingts ans. Et, paradoxalement, aux Juifs 
echut meme une liberte plus grande que celle des marchands et des 
bourgeois russes : ces derniers etaient contraints de vivre dans les 
villes alors que la population juive « pouvait s'etablir dans les 
districts pour s'occuper, entre autres, de la production d'alcool 110 ». 



107. Ibidem, p. 59. 

108. EJ, t. 2, p. 731. 

109. Hessen.t. 1, pp. 76-77. 

110. Ibidem, p. 76. 



44 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

« Si la grande masse des Juifs residaient non seulement dans les 
villes, mais aussi dans les bourgs et les villages, ils etaient nean- 
moins rattaches a la communaute des citadins, inclus dans les 
classes des bourgeois et des marchands 1 ". » Entoures par une 
paysannerie privee de liberie, ils jouaient un role economique 
important du fait meme de leur activite : le commerce dans les 
campagnes se trouvait concentre entre leurs mains, ils exercaient 
di verses activites rentables sur les terres des proprietaires, s'occu- 
paient de la vente de la vodka dans les estaminets - « contribuant 
par la a repandre l'ivrognerie ». L' administration bielorusse notait 
a ce propos : « La presence des Juifs dans les campagnes a des 
consequences nocives pour l'etat materiel et moral de la population 
paysanne, car les Juifs... favorisent l'ivrognerie de la population 
locale. » Les rapports de 1' administration laissent entendre que les 
Juifs, en donnant aux paysans la vodka a credit, et [en prenant des 
objets gages sur la vodka], les poussaient a la boisson, a l'oisivete 
et a la misere" 2 ». Mais «la production d'eau-de-vie etait une 
source de revenus tentante" , » aussi bien pour les proprietaires 
polonais que pour leurs sous-traitants juifs. 

II etait logique que la reconnaissance d'egalite civique dont 
ben£ficiaient les Juifs comportat en contrepartie une menace : a 
l'evidence, les Juifs auraient a se plier a la directive generate 
exigeant d'arreter la production d'alcool dans les villages, et done 
a les quitter. En 1783, il fut decrete que « "chaque citoyen doit 
avoir pour regie precise de s'astreindre a un commerce ou un 
artisanat qui convienne a sa condition, mais non a la distillation 
de l'eau-de-vie, qui ne lui sied pas", et si un proprietaire sous- 
traite... dans un village la distillation de la vodka "a un marchand, 
a un bourgeois ou a un Juif, qu'il soit considere comme enfrei- 
gnant la loi" 4 ». En consequence, «les Juifs furent sommes de 
quitter les villages et les bourgs, en sorte de les detourner de leur 
occupation seculaire..., le fermage des centres de distillation et 
des estaminets 115 . 

Bien evidemment, la menace d'etre chasses des villages apparut 



111. BJ, t. 13, p. 613. 

112. Hessen,l 1, pp. 72-73. 

113. Ibidem, p. 64. 

1 14. Ibidem, p. 65. 

115. EJ, t. 13, p. 614. 



EN ENGLOBANT LE XVUI C SIECLE 45 

aux Juifs non comme une mesure gouvernementale applicable 
uniformement a tous, mais comme une mesure discriminatoire 
visant leur groupe national et religieux. Prives manifestement d'une 
activite fort rentable dans les campagnes, transferes dans les villes, 
les Juifs bourgeois s'y retrouvaient coinces par une dure concur- 
rence intra-muros et intra-juive. Une forte agitation s'empara alors 
des Juifs et, en 1784, une deputation des kehalim se rendit a Saint- 
Petersbourg pour exiger que cette loi fut rapportee. (Les kehalim 
avaient egalement en vue de se servir du gouvernement pour 
recouvrer la totalite du pouvoir qu'ils avaient exerce jusqu' alors 
sur la population juive.) Mais, au nom de l'lmperatrice, voici ce 
qu'il leur fut repondu : « Du moment que les gens relevant de la 
religion juive ont acquis une condition egale a celle des autres, il 
convient en toutes choses de respecter la loi decrdtee par Sa 
Majeste, a savoir que tout individu, selon ses condition et etat, est 
cense jouir des privileges et des droits sans aucune distinction 
religieuse et ethnique" 6 . » 

II fallut cependant compter avec le pouvoir des proprietaires 
polonais solidaires dans leurs interets. Bien qu'en 1783 l'admi- 
nistration de la region bielorusse leur eut interdit de ceder la distil- 
lation a ferme ou a bail « a ceux qui n'en ont pas le droit, "surtout 
aux Juifs"..., les proprietaires continuaient d'affermer aux Juifs la 
production d' eau-de-vie. C'etait la leur prerogative 117 », h6ritee de 
coutumes polonaises seculaires. 

Le Senat non plus n'ose les contraindre. Et, en 1786, le transfert 
des Juifs dans les villes est rapporte. Pour ce faire, on imagine le 
compromis suivant : les Juifs vont etre considered comme transferes 
dans les villes, mais garderont le droit de resider temporairement a 
la campagne. Autrement dit, que chacun reste dans le village ou il 
habite. Le decret du Senat de 1786 autorisait done les Juifs a vivre 
dans les villages «et leur permettait de prendre a ferme la 
production et la vente d'alcool, alors qu'aux marchands et aux 
bourgeois Chretiens ce droit n'etait pas accorde" " 8 ». 

Les demarches de la delegation des kehalim a Petersbourg ne 
resterent pas sans remporter un certain succes. On ne donna pas 



116. Ibidem, t. 7, p. 496. 

117. Hessen,t.7,p.l2. 

118. PEJ, t. 7, p. 298. 



46 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

suite a leur dcmande d'instituer des tribunaux juifs distincts pour 
tous les litiges entre Juifs, mais (en 1786) on rendit aux kehalim 
une part importante de leurs attributions administratives et de leur 
role de surveillance sur la population juive : non seulement la repar- 
tition des obligations sociales, mais aussi la collecte de la capi- 
tation, et, derechef, un droit de regard sur les Sventuels departs. On 
peut en deduire que le gouvernement voyait un interet pratique a 
ne pas affaiblir le pouvoir du kahal. 

En regie generate, dans toute la Russie, marchands et bourgeois 
ne jouissaient pas de la liberte de changer de residence, mais 6taient 
attaches au lieu de leur domicile (pour que leur depart ne diminue 
pas la solvability des communautes urbaines). Mais, pour la Bielo- 
russie, le Senat avait fait en 1782 une exception : les marchands 
pouvaient changer de ville « selon les besoins de leur commerce ». 
Cette disposition privilegiait de nouveau les marchands juifs. 

Or ceux-ci userent de ce droit au-dela de ce qui avait ete pr6vu : 
« Les marchands juifs s'inscrivirent a Moscou et a Smolensk 119 . » 
« Les Juifs vinrent s'installer a Moscou peu de temps apres 1* an- 
nexion en 1772 de la region bielorusse... A la fin du xvm e siecle, 
le nombre des Juifs presents a Moscou n'etait pas negligeable... 
Certains Juifs, inscrits a Moscou dans la classe des marchands, 
possedaient des entreprises commerciales importantes... D'autres 
faisaient commerce de denrees etrangeres dans leur appartement 
ou leur auberge, ou du porte a porte, ce qui, a l'epoque, 6tait en 
principe interdit 120 . » 

En 1790, «la societe des marchands de Moscou publia un 
document accusateur» selon lequel «"un nombre considerable de 
Juifs", venus de l'etranger et de Bielorussie, ont fait leur apparition 
a Moscou » ; certains s'inscrivent directement dans la classe des 
marchands et usent de procSdes prohibes dans le commerce, « y 
apportant un prejudice et un desordre notables » ; les prix cass6s de 
leurs marchandises montrent qu'elles proviennent de la contre- 
bande ; de plus, « on sait que les Juifs fabriquent des pieces de 
monnaie et il n'est pas exclu qu'ils fassent de meme a Moscou ». 
En reponse a « leurs stratagemes et a leurs ruses », les marchands 
moscovites exigeaient que l'on chassat les Juifs de Moscou. Les 



119. Hessen.t. 12. p. 77. 

120. EJ. t. 11, p. 331. 



ENENGLOBANTLEXVIIFSIECLE 47 

marchands juifs se plaignirent a leur tour en haut lieu de ce qu'« on 
ne les acceptait plus dans le corps des marchands ni a Moscou ni 
a Smolensk 121 ». 

L'examen des plaintes est confie au « Conscil de l'imperatrice ». 
Conformement a la loi russe unifiee, il considcre que les Juifs n'ont 
pas le droit « de s'inscrire en tant que marchands dans les villes et 
les ports de Russie», mais uniquement en Bielorussie 122 . Que 
l'acces des Juifs a Moscou « n'a ete d'aucune utilite ». En 
decembre 1779 est promulgue un decret imperial « interdisant aux 
Juifs de s'inscrire dans le corps des marchands dans les provinces 
de la Russie centrale », et ne leur autorisant l'acces a Moscou, 
« dans des buts commerciaux, que pour un temps limite ». Les Juifs 
ne peuvent jouir de leurs droits de marchands et de bourgeois que 
dans les limites de la Bielorussie 123 . Mais Catherine ajoute une 
clause adoucissante : accorder aux Juifs le droit de residence en 
qualite de bourgeois dans les territoires nouvellement rattaches de 
la Nouvelle Russie, soit dans le gouvernement general de Iekateri- 
noslav et en Tauride (qui vont bientot constituer les provinces de 
Iekaterinoslav, de Kherson et de Crimec) ; autrement dit, elle ouvre 
aux Juifs de nouvelles et vastes regions dans lesquelles marchands 
et bourgeois Chretiens, conformement a la loi generate, ne peuvent 
s'installer s'ils viennent des provinces centrales. (En 1796, quand 
on sut que des groupes de Juifs s'etaient installes dans les pro- 
vinces de Kiev, Tchernigov et Novgorod-Seversk, on autorisa les 
Juifs de ces provinces « a jouir des droits des marchands et des 
bourgeois 124 ».) 

L' Encyclopedie juive publiee avant la revolution commente : le 
decret de 1791 « posait les fondements de la Zone de residence, de 
facon, il est vrai, non premeditee. Etant donne les conditions du 
r6gime social et gouvernemental de ce temps, en particulier celles 
de la vie juive, le gouvernement n'avait nulle intention de creer 
pour les Juifs une situation specifiquement contraignante, d'intro- 
duire a leur intention des lois d' exception qui limiteraient leur droit 
de residence. Dans les conditions de cette epoque, ce decret ne 
comportait rien qui put mettre les Juifs, sous ce rapport, dans une 



121. Hessen, t. l,p. 77-78. 

122. Ibidem, p. 78. 

123. EJ, 1. 11, p. 331. 

124. Hessen, t. 1, p. 79. 



48 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

situation defavorable par comparaison avec les Chretiens... Le 
decret de 1791 n'apporta aucune limitation aux droits des Juifs en 
ce qui concernait le droit de residence, il ne creait pas de "zone" 
particuliere », au contraire, « les Juifs purent s'installer dans de 
nouvelles regions dont l'acces, selon le Reglement general, etait 
interdit » ; «ce que visait le decret de 1791, ce n'etaient pas les 
Juifs en tant que tels, mais le fait qu'il s'agissait de gens du 
commerce ; le probleme etait envisage non pas d'un point de 
vue national ou religieux, mais uniquement d'un point de vue 
pratique 125 ». 

Ce decret de 1791 qui avantageait plutot les marchands juifs par 
rapport aux marchands Chretiens est devenu, au fil des annees, le 
fondement de la future Zone de residence qui a jete son ombre 
sinistre sur l'existence des Juifs en Russie presque jusqu'a la revo- 
lution. 

Pourtant, a 1'epoque, le decret de 1791 n'a nullement empeche" 
que « se constitue a Saint-Petersbourg, des la fin du regne de 
Catherine, une petite colonie [juive] : "Abram Perets, un fermier 
bien connu", et un certain nombre de marchands de son entourage ; 
au plus fort de la lutte religieuse, le rabbin Avigdor Chai'movitch 
s'y est oppose au rabbin Zalman Boroukhovitch, un fameux sage 
hassidique 126 ». 

En 1793 et en 1795 eurent lieu le deuxieme et le troisieme 
partage de la Pologne qui incorporerent a la Russie une population 
juive de pres d'un million d'individus vivant en Lituanie, en 
Podolie et en Volhynie. Son entree dans le corps de la Russie cons- 
titua un evenement historique d'une importance capitale (dont on 
ne prit conscience que bien plus tard), qui, par la suite, exerca une 
grande influence sur les dcstinees de la Russie comme sur celles 
du judai'sme d'Europe de l'Est. 

Le voila qui se trouvait reuni, « apres de longs sidcles d'errance, 
sous un seul toit, en une seule immense communaute l27 ». 



* 



125. EJ, t. 7, pp. 591-592. 

126. Ibidem, l. 13, p. 939. 

127. Bikerman, in RiE, p. 90. 



EN F.NGLOBANT LE XVHP S1ECLE 49 

Dans ce terriioire desormais tres dlargi de residence des Juifs, 
les memes problemes se posaient. Tous les Juifs beneficierent des 
droits afferents aux marchands et aux bourgeois - droits dont ils ne 
jouissaient pas en Pologne -, de celui de prendre une part egale a 
l'administration, mais ne devaicnt-ils pas aussi partager les limita- 
tions imposees a ces classes : ne point s'installer dans les villes des 
provinces de Russie centrale et consentir a etre chasses des 
villages ? 

Face a la masse desormais tres importante de la population juive, 
T administration russe n'avait plus moyen de masquer le maintien 
des Juifs dans les villages par un droit « de visite temporaire ». 
« Probleme brulant... la situation economique ne pouvait s'accom- 
moder de la presence d'un nombre excessif de marchands et d' ar- 
tisans parmi les paysans 128 . » 

Pour faciliter la solution de ce probleme, de nombreuses petites 
agglomerations furent assimilees a des villes, ce qui donnait la 
possibilite legale aux Juifs d'y demeurer. Mais, vu les effectifs 
nombreux de la population juive dans les campagnes et la surpopu- 
lation des villes, ce n'etait guere une issue. 

On aurait pu croire que l'idee serait naturellement venue aux 
Juifs de s'installer desormais en Nouvelle Russie, vaste et peu 
peuplee, a laquelle Catherine leur avait donne acces. Les nouveaux 
arrivants y avaient droit a certains privileges. Neanmoins, ces privi- 
leges « ne provoquerent pas de mouvement colonisateur chez les 
Juifs. Meme le fait d'etre exempte de 1' impot ne leur semblait pas 
assez attirant », face a un tel deplacement m . 

Aussi, en 1794, Catherine se resolut-elle a transplanter les Juifs 
par des mesures diametralement opposees : elle commenca par les 
expulser des campagnes pour les installer dans les villes. Paralle- 
lement, elle decida de frapper l'ensemble de la population juive 
d'un impot double de celui que payaient les Chretiens. (Depuis 
longtemps deja, cet impot double etait payd par les vieux-croyants ; 
aux Juifs, cette loi ne fut guere appliquee et fit long feu). 

Telles furent en la matiere les decisions de Catherine, parmi les 
dernieres qu'elle ait prises. A la fin de 1796, Paul I er monta sur le 
trone. \2 Encyclopedic juive dresse de son regne le bilan suivant : 



128. Hessen,l- 1. p. 83. 

129. Ibidem A. 1, p. 86. 



50 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

« Le regne feroce de Paul I er se passa sans mal pour les Juifs... 
Toutes les actions de Paul I cr envers les Juifs temoignent d'une 
attitude tolerante, de bienveillance a 1'egard de la population 
juive » ; « quand les interets des Juifs et des Chretiens entraient en 
conflit, Paul I er ne prenait nullement la defense des Chretiens contre 
les Juifs ». Et si, en 1797, il ordonna « de prendre des mesures pour 
limiter lc pouvoir des Juifs et du clergc sur les paysans », c'etait 
« en fait une mesurc qui n'etait pas dirigee contre les Juifs, mais 
qui visait a defendre les paysans ». Paul « reconnaissait au hassi- 
disme le droit d'exister l30 ». II etendit a la province de Courlande 
le droit des Juifs d'appartenir a la classe des marchands et des 
bourgeois (cette province n'etait pas un heritage polonais, et, par la 
suite, ne fit pas partie de la Zone de residence). II rejeta l'une apres 
1'autre les demandes des communautes chretiennes de Kaunas, 
Kamenets-Podolsk, Kiev et Vilnius (« les Juifs y ont toute liberte 
de dominer les Chretiens ») de les expulser de leurs villes 131 . 

Paul herita de la resistance opiniatre des proprietaries polonais a 
toute modification de leurs droits, notamment de ceux qu'ils exer- 
caient sur les Juifs, dont celui de les juger, qu'ils avaient exerce en 
Pologne et dont ils abusaient au-dela de toute limite. Ainsi, dans la 
plainte des Juifs de Berditchev a l'encontre du prince Radziwill, 
on pouvait lire que « pour pratiquer nos offices, nous sommes 
contraints de verser de 1' argent a ceux auxquels le prince a afferme 
notre religion » ; de l'ancien favori de Catherine, Zoritch, elle disait 
que, «chez lui, seul Pair n'etait pas taxe l12 ». (Au temps de la 
Pologne, certains lieux et certaines villes etaient dits en propriete, 
et leur proprietaire instaurait arbitrairement des impositions supple- 
mentaires sur les habitants.) 

Des les premieres annees du regne de Paul, de grandes famines 
frapperent la Bielorussie, en particulier la province de Minsk. 
Gabriel Romanovitch Derjavine, alors senateur, fut charge d'aller 
sur place elucider les causes de cette famine pour essayer d'y 
remedier ; s'il ne recut pas les moyens d'acheter des cereales, il 
avait en revanche le droit de priver de leurs propri6t6s les maitres 
insouciants, et de disposer de leurs reserves pour les distribuer. 



130. EJ, t. 12, p. 182. 

131. Ibidem, t. 2. p. 732. 

132. Hessen,t.], pp. 92-93. 



EN ENGLOBANT LE XVIII' SIECLE 51 

Derjavine, qui ne fut pas seulement l'un de nos 6minents 
poetes*, mais aussi un homme d'Etat de valeur, a laisse" un temoi- 
gnage unique en son genre et remarquablement ecrit. Examinons-le. 

La famine qu'il trouva sur place etait extreme. Voici ce qu'il en 
ecrit : « Parvenu en Bielorussie, j'ai pu constater personnellement 
a quel point les habitants manquaient de pain... La famine £tait telle 
que presque tous se nourrissaient d'herbes cuites avec un zeste de 
farine et de gruau » ; les paysans « sont exsangues et pales comme 
des cadavres ». « Pour y rem^dier, j'ai cherche a savoir ceux qui, 
parmi les riches proprietaries, avaient des reserves de ceYeales dans 
leurs entrepots, et je les ai empruntees pour les distribuer aux 
pauvres » ; quant a la propriete d'un comte polonais, « voyant sa 
rapacite inhumaine, j'ai ordonne' de la placer sous tutelle ». « Ayant 
oui" rapporter cette severite, la noblesse est sortie de sa somnolence, 
ou, pour mieux dire, de son indifference au prochain : elle a recouru 
a tous les moyens pour nourrir les paysans en se procurant du ble 
dans les provinces voisines. Comme..., deux mois plus tard, devait 
avoir lieu la moisson, la famine a 6te jugulee. » Par ses visites 
a travers la province, Derjavine « flanqua une telle frousse » aux 
marechaux de noblesse et aux chefs de la police que la noblesse 
« ourdit un complot, et, de connivence, adressa a 1 empereur une 
denonciation calomnieuse a l'encontre de Derjavine 133 ». 

Derjavine estimait que les distillateurs juifs abusaient de l'ivro- 
gnerie des paysans. « Ayant appris que les Juifs, par gout du lucre, 
soutiraient du ble lors des beuveries, puis en faisaient derechef de 
l'eau-de-vie, affamant ainsi les paysans, il ordonna de fermer leur 
distillerie dans le village de Liozno. » Dans la foulee, aupres des 
« gens simples mais raisonnables » comme aupres des nobles, des 
marchands ct des villageois, il recueillit des renseignements 
« concernant la facon de vivre des Juifs, leurs industries, leur facon 
d'abuser et toutes les sortes de ruses et de subterfuges par lesquels 
ils r6duisent a la famine les pauvres et stupides villageois, sur les 



133. Derjavine, CEuvres en 9 vol.. Saint-P&ersbourg, 1864-1883, t. 6, 1876, pp. 690- 
691, 693. 

* Le plus grand des poetes russes antfirieurs a Pouchkine, Derjavine (1743-1816) fit 
une brillante carriere administrative : ayant commence comme simple soldat, il devint 
gouverneur de Tambov, s6nateur, secretaire particulier de Catherine n, ministre de la 
Justice sous Alexandre I". 



52 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

moyens qui permettraient d'en preserver ccttc foule sans cervelle 
et de lui procurer une subsistance honnete et respectable afin d'en 
faire des citoyens utiles 134 ». 

Ces nombreux abus des proprietaires polonais ct des afferma- 
taires juifs, Derjavine, durant les mois d'automne qui suivirent, les 
consigna dans son « Memoire sur les moyens de prevenir la famine 
en Bielorussie et sur l'amenagement de la vie quotidienne des 
Juifs », qu'il transmit a l'attention dc l'empereur et des hauts digni- 
taires de l'Etat. Ce « Memoire », d'une grande amplitude de vues, 
conticnt une appreciation des usages herites de la Pologne, une 
description des differents moyens susceptibles de juguler la mi sere 
des paysans ainsi que des particularites de la vie quotidienne juive, 
un projet visant a transformer cette derni6re en s'inspirant de celle 
qu'elle menait en Prusse et en Cesarie (l'Autriche) ; plus loin, une 
etude tres fouillee des mesures envisagees presente un grand interet, 
car elle offre le premier temoignage d'un homme d'Etat russe 
eclaire sur les conditions de vie des Juifs en Russie peu d'annees 
apres que celle-ci en eut englobe une masse tres importante. 

Le « Memoire » se compose de deux parties. La premiere est 
intituled « Considerations generates sur les habitants de la Bielo- 
russie » (dans les jugemcnts sur le « Memoire », on ne trouve 
aucune mention de cette importante partie) ; la seconde traite 
« Des Juifs ». 

Derjavine commence par noter que 1' agriculture en Bielorussie 
a ete laiss6e dans un etat d' abandon extreme. Les paysans y sont 
« paresseux dans les travaux, malhabiles, ignorant toute forme d' In- 
dustrie et ne se souciant guere de bien travailler la terre ». D'annee 
en annee, « ils consomme nt un grain non vannc, au printemps de 
la kolotoukha ou bouillie d'orge », l'ete « ils se contentent, en les 
saupoudrant d'une farine quelconque, d'herbes hachees et cuites a 
l'eau... Ils sont si flapis qu'ils ont peine a se deplacer 135 ». 

Quant aux proprietaires polonais de ces lieux, « ce ne sont pas 
de bons maitres, ils n'administrent pas leurs proprietes... eux- 
memes, mais par l'intermediaire d'affcrmataires » - une coutume 
polonaise ; or le fermage « ne connait aucun reglement general qui 
permettrait d'epargner aux paysans des corvees trop lourdes et 



134. Derjavine, t. 6, pp. 691-692. 

135. Ibidem, t. 7, 1878, p. 263. 



EN ENGLOBANT LE XVIIP SIECLE 53 

d'dviter le desordre dans I' activity £conomique » ; « nombre d'af- 
fermataires cupides ruinent les paysans par des travaux et des impo- 
sitions 6crasants, ils en font des paysans sans terre et sans 
famiHe » ; ce fermage est d'autant plus destructeur qu'il est de 
courte duree, d'un a trois ans, et le fermier « se hate de tirer du 
profit... sans avoir cure que la propriete s'appauvrit 136 ». 

Si les paysans sont epuises, c'est egalement parce que certains 
« proprietaircs, qui afferment aux Juifs dans leurs villages le 
commerce de l'eau-de-vie, s'arrangent avec eux pour que leurs 
paysans n'achetent rien de ce qui leur est necessaire, ni ne fassent 
d'emprunts ailleurs qu'auprds de ces affermataires (trois fois plus 
cher), ni ne vendent leurs produits a personne d'autre qu'a ces 
affermataires juifs... a des prix inferieurs aux prix reels ». « Ils 
reduisent ainsi les villageois a la misere, en particulier lorsque 
ceux-ci doivent leur rendre le grain qu'ils avaient emprunte... et en 
rendre, bien entendu, le double. Ceux d'entre eux qui ne s'ex6- 
cutent pas sont punis... On ote ainsi toute possibilite a un villageois 
de vivre decemment et de se nourrir en suffisance l37 . » 

La distillation, nous dit-il plus loin, connait un grand essor, les 
proprietaircs distillent, la noblesse des environs en fait autant, de 
meme que les popes, les moines et les Juifs. (La population juive 
avoisine le million d'ames, dont « deux, trois cent mille » vivent a 
la campagne 138 et s'adonnent principalement a la production d'eau- 
de-vie.) Les paysans, « une fois la recolte achevee, pechent par 
exces dans leurs depenses ; ils boivent, mangent, festoient, resti- 
tuent aux Juifs leurs anciennes dettes, puis, pour payer leurs 
beuveries, tout ce que ces derniers leur reclament ; aussi, des que 
survient l'hiver, se trouvent-ils demunis... Dans chaque village, il y 
a une et parfois plusieurs tavernes construites par les proprietaries, 
dans lesquelles, pour le profit des affermataires juifs, on vend de la 
vodka de nuit comme de jour... De cette facon, les Juifs arrivent a 
leur soutirer non seulement leur pain quotidien, mais aussi celui 
qui est seme en terre, ainsi que leurs outils agricoles, leurs biens, 
leur temps, leur sante, leur vie meme ». La coutume de la koleda 
- un impot particulier aux provinces occidentales - ne fait 



136. Ibidem, pp. 263-264, 269. 

137. Ibidem, p. 264. 

138. Hessen.t. I, p. 153. 



54 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

qifaggraver la situation : « Les Juifs, parcourant les villages, 
surtout a l'automne, au moment des recoltes, font boire les paysans 
et leurs proches, collectent leurs dettes et les privent de leur 
derniere subsistance » ; « ils trompent les ivrognes, les depouillent 
de la tete aux pieds, les plongent dans un complet denuement 139 ». 
Puis d'enumerer d'autres causes de la misere paysanne... 

II est incontestable que la responsabilite de ces activites devasta- 
trices revenait aux proprietaires polonais : les cabaretiers et les 
affcrmataires agissaient sur instructions des proprietaires et pour 
leur profit ; et, comme l'affirme Hessen, « parmi eux, il n'y avait 
pas que des Juifs, mais aussi des Chretiens », en particulier des 
pretres l40 . Mais les Juifs devinrent un maillon indispensable, actif 
et ingenieux, dans cette exploitation des paysans sans droits, ni 
instruction, ni pouvoir. Si les villages bielorusses n'avaient ete 
infiltres par ces cabaretiers et affermataires juifs, il efit 6t6 impos- 
sible d' organiser ce vaste systeme de drainage de fonds ; si le 
maillon juif etait venu a lacher, ce systeme se serait effondre. 

Derjavine propose en suite des mesures energiques pour 
eradiquer ces maux de la vie paysanne. II appartient aux proprie- 
taires de les corriger. C'est a eux seuls, dans la mesure ou ils sont 
responsables des paysans, qu'il convient de permettre la distillation, 
« sous leur surveillance... personnelle, et non dans des endroits 
ecartes », et a la condition que le proprietaire « s' engage chaque 
annee a garder par-devers soi et chez les paysans suffisamment de 
grain en reserve » pour assurer leur subsistance. « S'il y a crainte 
qu'ils ne s'y conferment pas, proceder a la saisie publique de leur 
propri&e" » ; ne pas commencer la distillation avant la mi- 
septembre, et la terminer a la mi-avril, c'est-a-dire 6viter la 
consommation d'alcool pendant toute la saison des travaux agri- 
coles. De meme, interdire la vente d'alcool pendant la duree des 
offices religieux et la nuit. N'autoriser « l'ouverture d'estaminets 
que sur les grands-routes, dans les foires, pres des moulins et aux 
embarcaderes, la ou se reunissent des gens venus d'ailleurs ». Tous 
les debits qui sont en trop, recemment construits hors de ces 
endroits, « apres Tannexion de cette region [la Bielorussie], et a ce 
jour il en a ete cree beaucoup trop », « les detruire sur-le-champ et 



139. Derjavine, t. 7, pp. 263, 265, 287. 

140. Hessen, 1. 1, pp. 126-127. 



EN ENGLOBANT LE XVtlP SIECLE 55 

interdire qu'on y vende de la vodka ». « Dans les villages et les 
endroits deserts et recules, ne pas en ouvrir du tout afin que les 
paysans ne se livrcnt pas a l'ivrognerie. » Ne pas autoriser les Juifs 
« a vendre de la vodka, que ce soit par seaux ou au gobelet, ni a 
travailler dans les distilleries », ni a affermer non plus des debits 
de boissons. Interdire les koleda, de meme que les baux a court 
terme, et, par des contrats precis, « mettre un frein a la ruine des 
proprietes ». Et, par la menace, supprimer « Tabus... qui s'est 
subrepticcment introduit », a savoir 1' interdiction faite par les 
proprietaries aux paysans d'acheter ailleurs que chez eux ce qui 
leur est necessaire, et de ne vendre leurs surplus qu'aux tenanciers 
d'estaminets. Suit encore une serie d'autres propositions concretes, 
et, « de cette fagon, il sera possible, dans un futur proche, d'ecarter 
de la province bielorusse tout danger de disette 141 ». 

Dans la seconde partie de son « Memoire », Derjavine, allant au- 
dela de la mission qu'il a regue du S6nat, propose un projet de 
reforme globale de la vie des Juifs dans 1'Etat russe, non pas en 
soi, mais en rapport avec la pauperisation de la Bielorussie et dans 
le but d'y remedier. II estime utile de donner un bref apercu de 
toute 1'histoire juive, en insistant sur l'epoque polonaise, pour 
mieux comprendre, a partir de la, le mode de vie juif de son temps. 
II met egalcment a profit ses conversations avec Ilya Frank, un 
medccin (forme a Berlin) qui lui avait egalement expose sa pensee 
par ecrit : selon lui, « les maitres d'ecole juifs ont deforme le veri- 
table esprit de la doctrine religieuse par leurs fausses interpretations 
mystico-talmudiques » de la Bible, ils ont introduit des lois tres 
strides afin d'isoler les Juifs des autres peuples, inspire aux Juifs 
une profonde aversion pour toutes les autres confessions ; « au lieu 
de cultiver la vertu de la convivialite », ils ont institue... un rituel 
de prieres vide de sens » ; « au cours de ces derniers siecles, le 
caractere moral des Juifs s'est degrade, a la suite de quoi ils sont 
devenus de mauvais citoyens » ; « pour r^generer moralement et 
politiquement les Juifs, il faut rendre a leur foi sa purete origi- 
nelle » ; la reforme juive en Russie doit commencer par l'ouverture 
d'ecoles publiques dans lesquelles on enseignerait les langues 
russe, allemande et hebrai"que». C'est un prejuge de croire que 
l'acquisition de connaissances profanes reviendrait a trahir et sa 



141. Derjavine, t. 7, pp. 267-275. 



56 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

religion ct son peuple, ou que le travail agricole ne sicrait pas a un 
Juif 42 . Dans son « Memoire », Derjavine s'est egalement servi du 
projet de Nota Khai'movitch Notkine, un important marchand de 
Chklov avec lequel il avait lie connaissance. Notkine ne partageait 
pas les conclusions fondamentales ni les propositions de Derjavine, 
mais il jugeait neanmoins necessaire de detourner autant que 
possible les Juifs de la production d'alcool, de leur dispenser de 
l'instruction et de les attacher a un travail productif, principalement 
industriel ; il admettait meme qu'ils pussent etre transferes « dans 
les steppes fertiles pour y Clever des moutons et travailler la 
terre l43 ». 

Suivant en cela les considerations de Frank, adversaire du 
pouvoir des kehalim, Derjavine partait de la conclusion generate 
que « les fondements originels de leur religion et de leur morale » 
etaient aujourd'hui transformed « en conceptions fausses », a la 
suite de quoi le simple peuple juif « a ete si aveugle\ et continue 
de l'etre, que s'est dresse, s'est consolide un mur pour ainsi dire 
indestructible, lequel, en les entourant de tenebres, maintient 
fermement leur unite et les separe de tous ceux qui cohabitent avec 
eux ». Telle est aussi l'education qu'ils dispensent a leurs enfants ; 
« pour leur apprendre le Talmud, ils paient cher, sans sourciller... 
or tant que leurs ecoles continuent d'existcr dans leur etat actuel, il 
ne saurait y avoir aucun espoir de voir changer leur mode de vie... 
L'idee superstitieuse selon laquelle ils se considerent comme les 
seuls a honorer ventablement Dieu ne fait que se renforcer, et pour 
tous les autrcs croyants qui ne partagent pas leur foi ils n'ont que 
mepris... Ils inculquent au peuple l'attente continue du Messie... 
l'idee que leur Messie, apres avoir soumis tous les hommes a son 
autorite materielle, sera leur maitre selon la chair et leur restituera 
leur ancienne royaute, leur gloire, leur magnificence ». Parlant de 
leur jeune age, il ajoute : « Ils se marient extremement jeunes, 
parfois meme avant d'avoir 10 ans, et, s'ils sont feconds, ils restent 
tout faibles. » Du systeme des kehalim il dit que la collecte annuelle 
de fonds aupres des Juifs « constitue pour [eux] une source non 
negligeable de revenus, incomparablement plus importante que 
1' imposition gouvernementale de ceux qui sont soumis k la 



142. Hessen. t. 1, pp. 129-130 ; EJ. I. 15, pp. 358-359. 

143. EJ, 1. 11, p. 801 ; Derjavine, I. 7, pp. 353-355 ; Hessen, 1. 1, pp. 131-132. 



EN ENGLOBANT LE XVIII' SIECLE 57 

conscription. Les doyens des kehalim n'en rendent compte a 
personne. Le menu peuple sc trouve dans un etat de denuement et 
de misere extremes dans sa tres grande majorite. Par contre, les 
membres des kehalim sont riches et vivent dans l'abondance : mani- 
pulant les deux ressorts de l'autorite\ spirituelle et civile..., ils 
exercent un grand pouvoir sur leur peuple. Par ce moyen, ils le 
maintiennent... dans une profonde servitude et dans la crainte ». 
Les « differents ordres que les kehalim dcversent sur leur peuple... 
sont executes avec une ponctualite et une celerite telles qu'on en 
reste confondu m ». 

Voici comment Derjavine voyait le fond du probleme : « Le 
grand nombre [de Juifs] en Bidlorussie, du seul fait qu'il est sans 
commune mesure avec celui des cultivateurs, pese lourdement sur 
cette contree... (Test Tune de ces vastes regions qui produisent trop 
peu de cereales et autres denrees. » « Nul d'entre eux n'a jamais 
cultive la terre, mais chacun detient et consomme plus de ble que 
le paysan et sa maisonnee qui, a la sueur de son front, l'a produit. » 
« Leur principale occupation dans les villages... consiste a preter 
aux paysans le necessaire, mais en se permettant une usure 
extreme ; c'est pourquoi il suffit au paysan de tomber une seule 
fois sous leur dependance pour ne plus pouvoir se defaire de ses 
dettes. » Qui plus est, « ces naifs propri&aires ont livre aux Juifs 
leurs villages... non pour un temps, mais pour toujours ». Les 
proprietaries a leur tour ne sont que trop contents de rejeter toutes 
les fautes sur les Juifs : « 1' unique raison du denuement de leurs 
paysans, ils l'imputent dans leurs arguties aux Juifs » ; rare est le 
proprietaire a reconnaitre « que si on les expulsait de sa propridte, 
c'est lui qui subirait de grandes pertes, etant donne que le fermage 
lui procure des revenus substantiels l45 ». 

Derjavine, on le voit, n'a pas omis d'examiner le probleme sous 
tous ses differents aspects : « II faut cependant rendre justice a ces 
derniers [les Juifs] que, face a la disette en cereales, ils ont fourni 
a de nombreux villageois de quoi manger ; toutefois, chacun sait 
que ce n'etait pas sans calcul, car une fois la moisson faite, ceux- 
ci auraient a leur rendre ce du au centuple 146 . » Dans une lettre 



144. Derjavine, I. 7, pp. 280-283, 287. 

145. Ibidem, pp. 279, 287-291, 326. 

146. Ibidem, p. 288. 



58 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

priv6e au procureur general, Derjavine ecrivit : « II est difficile, 
sans commettre d'erreur et en restant equitable, d'accuser trop seve- 
rement qui que ce soit. Les paysans, par l'abus de la boisson, se 
privent de nourriture au profit des Juifs. Les proprietaires ne 
peuvent interdire l'ivrognerie, car ils tirent de la vente de l'eau-de- 
vie presque tous leurs revenus. Mais on ne peut non plus trop 
reprocher aux Juifs que, pour se nourrir eux-memes, ils privent les 
paysans de leur ultime grain 147 . » 

Derjavine confia un jour a I. Frank : « Du moment que la Provi- 
dence a preserve jusqu'a nos jours ce petit peuple dissemine\ nous 
aussi devons avoir souci de le preserver 148 . » Mais, dans son 
rapport, il s'exprime avec la franchise quelque peu rude de son 
temps : « Si la Providence supreme, dans raccomplissement de ses 
impen&rables desseins, garde ce peuple aux moeurs dangereuses 
sur la surface de la terre, ne l'extermine pas, il appartient aussi aux 
gouvcrnements sous le sceptre desquels il s'est place de le souffrir... 
Ils se doivent d'etendre aux Juifs leur sollicitude afin qu'ils soient 
utiles a eux ainsi qu'a la societe au milieu de laquelle ils se sont 
installed l49 . » 

Pour toutes ses observations sur la Bielorussie, pour ses conclu- 
sions, pour 1'ensemble de son « Memoire », en particulier pour les 
lignes cities plus haut, sans doute aussi pour avoir Ioue « la clair- 
voyance des grands monarques russes... qui avaient strictement 
interdit la venue et 1' entree sur le territoire de l'empire de ces 
pillards experimentes l5 ° », Derjavine a ete estampille « judeophobe 
fanatique » et antisemite a tout crin. On l'a accuse (comme nous 
1'avons vu : faussement) d'« imputer dans les documents officiels 
l'ivrognerie et la misere des paysans bielorusses aux seuls Juifs ; 
quant aux « mesures concretes qu'il preconisait », on les a expli- 
quees, sans preuve aucune, par des ambitions personnelles 151 . 

Or, il ne nourrissait en fait aucun prejuge indecrottable vis-a- 
vis des Juifs, tout son « Memoire » s'est elabore en 1800, a 
partir du fait que les paysans etaient ruined et souffraient de la 
famine, dans le but de faire du bien aux paysans bielorusses, 



147. Dossier du ministerc de la Justice, 1800, n°251, in Hessen, t. 1, p. 133. 

148. EJ, 1. 15, p. 358. 

149. Derjavine, t. 7, p. 277. 

150. Ibidem, p. 280. 

151. EJ,t.7,pp. 112-113. 



EN ENGLOBANT LE XVIIF S1ECLE 59 

mais aussi aux Juifs eux-memes en distendant le lien economique 
entre les uns et les autres et en orientant les Juifs vers un travail 
plus productif, en premier lieu en projetant d'en installer une 
partie sur les terres non encore colonisers, ce qu'avait deja 
propose Catherine. 

La difficult^ initiale, Derjavine la voyait dans la mobilite" perma- 
nente et 1' absence de prise en compte de la population juive : a 
peine un sixieme d'entre eux etaient recenses. « Sans une mesure 
particuliere et exceptionnelle, il est difficile d'en faire un recen- 
sement equitable : car, vivant dans les villes, les bourgades, chez 
des proprietaries, dans les villages et les auberges, sans cesse chan- 
geant de domicile, ils ne se considerent pas comme des residents, 
mais comme des notes de passage venus d'un district ou de quelque 
autre lieu etrangers » ; au surplus, « ils sont tous semblables, 
portent les memes prenoms », n'ont pas de nom de famille, sont en 
outre tous vetus uniform6ment d' habits noirs, si bien que, quand 
on cherche a les diSnombrer et a les differencier, la memoire se perd 
et il y a confusion ». « Les kehalim a leur tour craignent de les 
signaler tous pour ne pas surcharger les Juifs aises par les impots 
frappant ceux qui se feraient enregistrer 152 . » 

Derjavine essaya de trouver une solution globale au probleme : 
comment faire pour, « sans leser les interets de quiconque..., r6duire 
[le nombre des Juifs dans les villages bielorusses] et faciliter ainsi 
1' appro visionnement des habitants de souche ; et, quant a ceux qui 
resteraient, leur donner les meillcurs moyens de subsister sans 
porter atteinte aux interets des autres ». En outre : « attenuer leur 
fanatisme et, insensiblement, les civiliser sans toutefois s'ecarter en 
rien des regies de tolerance envers les differentes religions ; de 
facon generate, tout en gommant leur haine envers les peuples hete- 
rodoxes, reduire a n6ant leurs sournoises velleites de s'emparer du 
bien d'autrui m ». De cette facon, disjoindre la liberte de conscience 
religieuse... de l'« impunite des mefaits ». 

Suit une etude detaillee, graduelle, des mesures proposees ou il 
fait appel a la raison d'Etat et au pragmatisme economique. En 
premier lieu, « afin de ne pas susciter parmi eux [les Juifs] de 
remous, de tcntatives de fuite, ni le moindre m^contentement », 



152. Derjavine, t. 7, p. 302. 

153. Ibidem, p. 291. 



60 DEUX S1ECLES ENSEMBLE 

les manifcstes imperiaux doivent leur annoncer protection et 
sollicitude, reaffirmer la tolerance envers leur foi et le maintien des 
privileges accorded par Catherine, « moyennant cependant 1' abro- 
gation de certaines anciennes dispositions ». (Quant a ceux « qui 
refuseraient de se plier a cette disposition, il conviendrait de leur 
donner le droit de partir pour 1' Stranger » - par la il devancait de 
tres loin, dans l'octroi de cette latitude, le xx e siecle sovietique...) 
Sitot apres, selon un calendrier tres precis, interdire temporairement 
tout nouveau credit, examiner, documents a l'appui, tous les griefs 
mutuels entre Juifs et Chretiens concernant les dettes, et leur trouver 
une solution, « retablir l'ancienne confiance reciproque, mais de 
facon telle que ce ne soit pas desormais un empechement ou un 
obstacle a la transformation du mode de vie des Juifs », « a leur 
transfert en d'autres regions », et, sur leurs anciens lieux de 
peuplement, « a ce qu'ils acceptent un nouveau mode de vie ». « II 
faut au plus vite liberer les Juifs de leurs dettes et les rendre dispo- 
nibles a la reforme. » Des la promulgation du manifeste, tous les 
fonds recueillis par l'imposition des Juifs doivent etre consacres « a 
secourir les plus demunis », c'est-a-dire les Juifs misereux, a 
couvrir les dettes des kehalim et a installer les Emigres. Selon les 
cas, les exempter d' impositions pendant trois ou six ans, mais en 
les orientant vers la creation de fabriques et d' ateliers. Les proprie- 
taires doivent s'engager a ce que les Juifs qui resident dans leurs 
domaines creent d'ici a trois ans des manufactures, des fabriques, 
des ateliers ; s'ils resident sur leurs terres, qu'ils s'occupent reel- 
lement de travaux agricoles « afin qu'ils se procurent leur subsis- 
tance de leurs propres mains », mais « qu'en aucun cas ils ne 
vendent en cachette ni ouvertement de 1' eau-de-vie » sous peine, 
pour les proprietaires, de perdre leur privilege de bouilleurs de cru. 
II est indispensable de proceder a un recensement complet et exact 
de la population sous la responsabilite des doyens des kelahim. 
A ceux qui ne pourront declarer suffisamment de patrimoine pour 
appartenir a la classe des marchands ou des bourgeois de ville, il 
convient de donner acces a des classes nouvelles requeYant une 
moindre fortune : bourgeois de village ou bien « proprietaires 
paysans » (car « le nom de krestianine [paysan], par sa similitude 
avec le mot khristianine [chretien], leur est insupportable). Les resi- 
dents juifs « doivent etre consideres comme des hommes libres et 



EN ENGLOBANT LE XV1II C S1ECLE 61 

non des serfs » ; toutefois, ils ne doivent pas se permettre, pour 
quelque raison ou sous quelque forme que ce soit, d' avoir a leur 
service des Chretiens ou des chrdtiennes, de possEder des villages 
Chretiens, ne serait-ce qu'une seule ame ; on ne doit pas non plus 
leur permettre de sieger dans les mairics et les hotels de ville afin 
de ne pas leur reconnaftre de droits sur les Chretiens. « Si d'aucuns 
manifestent leur desir de mener tel ou tel mode de vie », envoyer 
« un nombre convenable de ces jeunes gens a Petersbourg, Moscou, 
Riga » pour « apprendrc aux uns la comptabilite commerciale, aux 
autres tel ou tel metier d'artisan », ou former les troisiemes « dans 
des Ecoles a l'agronomie et a la construction de batiments agri- 
coles ». Entre-temps, choisir « quelques-uns parmi les Juifs les plus 
habiles et les plus appliques, et les envoyer en eclaireurs... partout 
ou il y a des terres a coloniser ». (Plus loin, nous trouvons des 
details sur l'elaboration des plans, du cadastre, 1' Edification des 
maisons, l'itineraire a suivre pour les groupes de colons, leurs droits 
pendant le voyage, les annees privilegiees ou ils seront exemptes 
d'impots - toutes ces etudes on ne peut plus fouillEes, patiemment 
colligees par Derjavine, nous les laissons ici de cote.) « Pour ce qui 
est de l'organisation interne des communautes juives, et afin de 
soumettre [les Juifs], a l'egal des autres peuples sujets de la Russie, 
a un gouvernement centralise unique, les kehalim ne doivent plus 
exister sous quelque forme que ce soit. » Avec la suppression de 
ces derniers, « toutes les impositions exorbitantes infligees antErieu- 
rement par les kehalim a la population juive seront supprimEes... 
Celle-ci doit etre soumise aux impositions gouvernementales, 
comme tous les autres citoyens » (e'est-a-dire deux fois moindres) ; 
« les Ecoles et les synagogues doivent etre protegees par la loi ». 
Le mariage ne peut etre contracte avant 17 ans (pour les hommes), 
15 ans pour les femmes. Jusqu'a 12 ans, les enfants frequentent les 
Ecoles juives, ensuite des ecoles communes afin qu'ils se familia- 
risent avec les non-juifs ; « ceux qui ont atteint un haut degre" de 
savoir doivent etre admis dans les academies, les universites en tant 
que membres d'honneur, docteurs, professeurs », « a l'exclusion 
des grades d'officier et d'officier d'etat-major », car, « bien qu'on 
puisse les admettre dans la carriere militaire », « il se peut, par 
exemple, que le samedi ils refusent, face a l'ennemi, de prendre les 
armes, ce qui est deja arrivE a diverses reprises ». Mettre sur pied 



62 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

des imprimeries pour editer les livres juifs ; aupres des synagogues, 
amenager des hopitaux, des asiles pour vieillards, des orphelinats 
juifs 154 . 

Et Derjavine de conclure non sans aplomb : « Les Juifs sont un 
peuple retif... Sorti de son triste etat [de dispersion], il acquerra une 
forme d'aisance. » En premier lieu grace a l'instruction : « Ce seul 
point, meme si ce n'est pas dans 1'immediat, mais plus tard, d'ici 
a quelques generations, de facon insensible donnera des fruits, et 
les Juifs deviendront alors les sujets directs du trone russe 155 ». 

Lors de la redaction de son « Memoire », Derjavine s'est certes 
enquis de l'avis des kehalim, mais il ne les a nullement rejouis par 
ses propositions. Dans les reponses officielles, leur refus a ete 
modere : « Les Juifs, dirent-ils, n'ont ni les capacites, ni l'habitude 
de travailler la terre, et y trouvent dans leur religion un 
obstacle 156 » ; « outre leurs occupations actuelles, ils ne prevoient 
pas d'autres modes de subsistance, n'en ont nul besoin et aspirent 
a rester dans leur condition ancienne l57 ». Les kehalim voyaient 
bien que le rapport Derjavine risquait de saper tout le systeme du 
kahal et d'imposer un controle de leurs revenus, aussi se mirent-ils 
a opposer a l'ensemble du projet Derjavine une resistance sourde, 
mais forte et opiniatre. 

Derjavine vit une manifestation de cette hostilite dans la plainte 
que s'empressa de deposer a l'intention de l'Empereur une Juive 
de Liozno : pretendument, a la distillerie du lieu, « il l'aurait 
bastonnee a mort, a la suite de quoi, etant enceinte, elle aurait 
accouche d'un enfant mort-ne ». Le Senat ordonna une enquete. 
Derjavine repondit : « Je suis reste dans cette distillerie un quart 
d'heure ; non seulement je n'y ai bastonne aucune Juive, mais de 
mes yeux je n'en ai vu aucune », et il se demena pour etre recu par 
l'Empereur en personne. « Qu'on m'enferme dans une forteresse, 
moi je prouverai rinanite" de celui qui donnera cet ordre... 
Comment avez-vous pu vous fier a une plainte aussi saugrenue, 
aussi inepte ? » (Le Juif qui avait redige cette plainte calomnieuse 
au nom de la femme fut condamne a un an de prison, mais, deux ou 



154. Derjavine, t. 7, p. 292-330. 

155. Ibidem, p. 331. 

156. Hessen, 1 1, p. 131. 

157. Derjavine, t. 7, p. 289. 



EN ENGLOBANT LE XVIII' SIECLE 63 

trois mois plus tard, sous Alexandre*, Derjavine, comme il l'ecrit, 
« intervint pour obtenir son elargissement 158 ».) 

Assassins' en mars 1802, Paul n'a pas eu le temps de prendre de 
decision concernant le « Memoire » de Derjavine. Le rapport « eut 
beaucoup moins de resultats pratiques qu'on ne pouvait en attendre, 
car, a la suite du changement de regne, Derjavine vit son autorite 
s'amoindrir 159 ». 

Ce n'est qu'a la fin de l'annee 1802 que fut cree le « Comite 
pour l'organisation des Juifs », charge d'examiner le « Memoire » 
de Derjavine et de prendre des decisions en consequence. En firent 
partie des magnats polonais amis d' Alexandre I er , le prince Adam 
Czartoryski, le comte Seweryn Potocki, le comte Val6rien Zoubov 
(de ces trois-la Derjavine note qu'ils possedaient d'importantes 
proprietes en Pologne ; de ce fait, dans l'hypothese ou les Juifs 
viendraient a quitter les villages, « ils perdraient beaucoup de leurs 
revenus », aussi « l'interet personnel de ces seigneurs l'emporta-t- 
il sur celui de l'Etat 160 »), le comte Kotchoube'i, ministre de l'lnte- 
rieur, et Derjavine qui venait d'etre nomme ministre de la Justice 
(le premier dans toute l'histoire russe) ; Michel Speranski** y fut 
egalement associe. On enjoignit au Comite d'inviter les deputes 
juifs de tous le.s kehalim de province ; ils y furent done depeches ; 
pour la plupart, il s'agissait de marchands appartenant a la premiere 
guilde. « En outre, les membres du Comite furent autoris^s a 
coopter quelqucs Juifs parmi les plus eclaires et les mieux inten- 
tionnes 161 . » En cette qualite furent invites Nota Notkine, qui avait 
emigre de Bielorussie a Moscou (nous l'avons deja rencontre) ; de 
Saint-Petersbourg, le fermier Abram Perets, ami tres proche de 
Speranski ; les amis de Perets, Leiba Nevakhovitch et Mendel 
Satanover, et d'autres encore. Tous ne prirent pas directement part 
aux reunions, mais ils exercerent leur influence par l'intermediaire 
des membres du Comite. (II n'est pas sans interet de noter ici 
- l'occasion ne s'en presentera plus - que le fils d' Abram Perets 



158. Derjavine, I. 6. pp. 715-717. 

159. EJ, t. 2, p. 733. 

160. Derjavine, t. 6, pp. 766-767. 

161. Ibidem, p. 761. 

* Alexandre I CT (1777-1825), fils de Paul I cr , empcreur de Russie de 1801 a 1825. 
** Michel Speranski (1772-1839), ministre de la Justice de 1808 a 1812, nSformateur 
liberal, fut entre 1826 et 1833 codificateur des lois russes. 



64 DEUX S1ECLES ENSEMBLE 

fut juge et deporte dans I'affaire des decabristes*, sans doute 
uniquement parce qu'il avait discute avec Pestel** du probleme juif 
sans rien soupconner de leur complot 162 , et que son petit-fils devint 
secretaire d'Etat, fonction tres importante en Russie. Nevakhovitch 
etait un humaniste eclaire, mais sans trace de cosmopolitisme, 
attache a la vie culturellc russe, ce qui etait extremement rare a 
l'epoque parmi les Juifs : en 1803, il publia en russe Le Cri de la 
fille juive, exhortant la societe russe a se souvenir que les Juifs 
etaient limites dans leurs droits et cherchant a convaincre les Russes 
de voir dans les Juifs des « compatriotes », afin que la societe russe 
les acceptat en son sein l63 .) 

Le Comite tomba d' accord pour « faire participer les Juifs a une 
vie civile commune et a une education commune », pour « les 
orienter... vers un travail productif m », pour leur faciliter l'acces 
aux activites commerciales et industrielles ; pour assouplir les 
contraintes entravant le droit de deplacement et de residence ; pour 
les habituer a adopter le costume europeen, « car 1' habitude de 
porter un habit qui appelle necessairement le mepris ne fait que 
renforcer l'accoutumance a ce mepris 165 ». Le probleme le plus 
brulant a se poser etait celui du lieu de residence des Juifs, lie au 
commerce de r eau-de-vie. Notkine « chercha a persuader le Comite 
de laisser les Juifs sur place, tout en prenant des mesures contre 
d'6ventuels abus de leur part 166 ». 

« Linstitution du Comite" a seme le desarroi parmi les kehalim », 
ecrit Hessen. La reunion extraordinaire de leurs deputes, a Minsk, 
en 1 802, proclama : « Demander a notre Empereur, gloire Lui en 
soit rendue, que ses [dignitaires] n'introduisent chez nous aucune 
novation. » II fut decide d'envoyer des intercesseurs a P6tersbourg, 
on annonca une collecte de fonds a cet effet, et meme trois jours 



162. L Deitch, Rol evreev v rousskom revolioutsionnom dvijenii (Le role des Juifs 
dans le mouvement revolutionnaire russe), t. 1, 2 c ecl., M-L, 1925, p. 8. 

163. EJ, t. 11, pp. 622-623. 

164. Ibidem, t. 1 , p. 798. 

165. Hessen, I l.p. 148. 

166. Ibidem, p. 153. 

* Groupe de nobles el d'officiers russes, membres de societes secretes, qui tenterent, 
en decembre 1825, un coup d'fitat pour insiaurer en Russie un regime constitutionnel. 

** Paul Pestel (1792-1826), l'un des decabristes les plus radicaux. Arret6 apres le coup 
d'£tat avonc. il fut condamne a mort et pendu. 



EN ENGLOBANT LE XVm c SIECLE 65 

de jeune collectif ; « lc trouble... s' etait empare de toute la Zone de 
residence ». Sans meme parler de la menace d'expulser les Juifs 
des villages, « les kehalim, soucieux de preserver Fintegritd des 
coutumes internes..., montraient une attitude negative envers la 
culture du sol ». En rcponse aux principaux points du projet, « les 
kehalim declarerent qu'il fallait reporter la re forme a quinze ou 
vingt ans l67 ». 

Si Ton en croit Dcrjavine, a compter de ce moment, pour que 
tout reste comme par-devant, commencement de leur part diverses 
intrigues : un proprietaire bielorusse, le sieur Gourko, remit a 
Derjavine une lettre qu'il avait interceptee en Bielorussie, dans 
laquelle un Juif ccrivait a son fonde de pouvoir a Petersbourg qu'ils 
avaient anathemise Derjavine comme leur persecuteur et reuni 
1 million de roubles pour les envoyer en dons a Petersbourg, 
demandant de faire tout ce qui etait possible pour obtenir la revo- 
cation du procureur general Derjavine, et, si la chose se revelait 
impossible, d'attenter au moins a sa vie... Car leur interet etait qu'il 
ne leur fut pas interdit de vendre de la vodka dans les auberges de 
campagne... Pour faire avancer leur cause, ils se mirent a envoyer 
« de differents endroits de l'etranger des opinions sur la meilleure 
facon d' organiser la vie des Juifs » - opinions en langue francaise 
ou en allemand, qui parvinrcnt effectivement au Comite l68 . 

Entre-temps, Nota Notkine « etait devenu l'une des figures 
centrales de la modeste communaute juive » de Petersbourg. En 
1803, il « presenta... au Comite une note dans laquelle il cherchait 
a contrecarrer l'influence du projet Derjavine l69 ». Derjavine, lui, 
affirme que Notkine vint un jour chez lui, et, feignant la bien- 
vcillance - et alleguant qu'il ne pourrait jamais, seul contre tous, 
avoir le dessus sur ses collegues du Comite, tous acquis a la cause 
juive -, lui proposa d'accepter 100 000, et, si ce n'etait pas assez, 
200 000 roubles a condition qu'il se ralliat aux autres membres du 
Comite. Derjavine « decida de faire part de cette tentative de 
corruption a l'Empereur et d'6tayer ses dires en produisant la lettre 
de Gourko » ; il pensait que « de telles preuves produiraient leur 
effet et que l'Empereur n'accorderait pas sa confiance a des gens 



167. Hessen, t. 1, pp. 139-140. 144-145. 

168. Derjavine, t. 6, pp. 762-763. 

169. EJ, t. II, p. 801. 



66 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

de son entourage qui favorisaient les Juifs ». Mais, apres l'Em- 
pereur, la chose fut connue de Speranski, « lequel etait tout a fait 
acquis aux Juifs », et, des la premiere reunion du Comite, tous les 
membres tomberent d' accord pour laisser, comme par le passe, la 
vente de l'eau-de-vie aux Juifs 170 ». 

Derjavine continua de s'y opposer. Alexandre I er le traita avec 
de plus en plus de froideur, et le revoqua bientot (en 1803) de son 
poste de ministre de la Justice. 

II est vrai que les « Camets » de Derjavine montrent qu'a Farmee 
comme dans le civil il a toujours servi son pays de facon fougueuse, 
intempestive, ce qui partout, en peu de temps, amenait sa revo- 
cation. 

II faut reconnaitre que Derjavine avait prevu nombre de 
problemes qui allaient surgir tout au long du XK e siecle dans les 
relations entre Russes et Juifs, mais non dans les formes inattendues 
ou les choses se produisirent dans la rcalitc. Sa fagon de s'exprimer 
est souvent grossiere, bien dans le gout du temps, mais, dans son 
projet, il ne se proposait pas d'opprimer les Juifs ; au contraire, 
il cherchait a leur frayer la voie d'une vie plus libre et plus 
productive. 



170. Derjavine, t. 6, pp, 763-764. 



Chapitre 2 
SOUS ALEXANDRE I er 



A la fin de l'annee 1804, le Comite charge de 1'organisation des 
Juifs termina ses travaux par l'elaboration d'un « Reglement sur les 
Juifs » (connu sous le nom de « Reglement de 1 804 »), premier 
recueil de lois en Russie concernant les Juifs. Le Comite y expli- 
quait que son but etait d'ameliorer la condition des Juifs, de les 
orienter vers une activite utile « en leur ouvrant cette voie exclusi- 
vement pour leur bien... et en ecartant tout ce qui pourrait les en 
detourner sans pour autant faire appel a des mesures coercitives 1 ». 
Le Reglement instituait le principe de l'egalite des droits civils pour 
les Juifs (article 42) : « Tous les Juifs qui habitent la Russie, qui 
viennent de s'y installer ou qui y arrivent de pays etrangers pour 
leurs affaires commerciales, sont fibres et se trouvent sous la rigou- 
reuse protection des lois au meme titre que les autres sujets 
russes. » (Aux yeux du professeur Gradovski, « on ne peut pas 
ne pas voir dans cet article... le d6sir d'assimiler ce peuple a 
l'ensemble de la population de Russie 2 ».) 

Le Reglement offrait aux Juifs davantage de possibilites que les 
propositions initiales de Derjavine ; ainsi, pour creer des fabriqucs 
de textile ou des peausseries, ou passer a l'economie agricole sur 
les terres vierges, il proposait que tut directement versde une 



1. Hessen, Istoria evrei'skogo naroda v Rossii (Histoire du peuple juif en Russie), en 
2 volumes, t. 1, Leningrad, 1925, p. 149. 

2. M. Kovalevski, Ravnopravie evreev i ego vragi (L'egalite des droits des Juifs et ses 
adversaires), in Schit, recueil litt^raire sous la redaction de L. Andreev, M. Gorki et 
F. Sologoub, 3 e 6dition complete, Soci&6 russe pour l'euide de la vie des Juifs, Moscou, 
1916, p. 117. 



68 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

subvention gouvernementale. Les Juifs recevaient le droit d'ac- 
querir des terres sans paysans-serfs, mais avec la possibilite d'em- 
baucher des travailleurs Chretiens. Les Juifs proprietaires de 
fabriques, marchands et artisans avaient le droit de quitter la Zone 
de residence « pour un temps afin de vaquer a leurs affaires », ce 
qui assouplissait les frontieres de cette zone, recemment instituee. 
(On ne faisait que promettre pour le courant de l'annee a venir 
1' abrogation de la double redevance*, mais elle ne tarda pas a 
disparaitre.) On reaffirmait tous les droits des Juifs : a l'inviolabilite 
de leurs biens, a la liberie individuelle, a professer leur religion, a 
leur organisation communautaire - autrement dit, le systeme des 
kehahm etait laisse sans changements significatifs (ce qui, en fait, 
sapait l'idee d'une fusion du monde juif au sein de l'Etat russe) : 
les kehalim gardaient leur ancien droit de collecter les redevances, 
ce qui leur conferait une tres grande autorite, mais sans la faculte 
de les majorer ; punitions religieuses et anathemes {herein) etaient 
interdits, ce qui assurait la liberte aux hassidim. Conformement aux 
vceux instants des kehalim, le projet d'instituer des Scoles juives 
d'enseignement general fut abandonne, mais « tous les enfants juifs 
peuvent etre admis a etudier sans aucune discrimination avec les 
autres enfants dans toutes les ecoles, tous les lycees et toutes les 
universites russes », et dans ces etablissements aucun enfant « ne 
sera sous aucun pretexte d6tourne de sa religion ni contraint 
d'etudier ce qui pourrait lui etre contraire ou oppose ». Les Juifs 
« qui, grace a leurs capacit6s, atteindront dans les universites un 
niveau meritoire en medecine, chirurgie, physique, mathematiques 
et autres disciplines, seront reconnus pour tels et promus dans les 
grades universitaires ». n etait considere comme indispensable que 
les Juifs apprissent la langue de leur region, modifient leur aspect 
exterieur et adoptent des noms de famille. Le Comite soulignait en 
conclusion que dans les autres pays, « nulle part on n'avait a cet 
effet utilise de moyens aussi liberaux, aussi mesures, aussi appro- 
pries aux besoins des Juifs ». J. Hessen est d' accord pour dire que 
le Reglement de 1804 imposait aux Juifs moins de limitations que 
le Reglement prussien de 1797. D'autant que les Juifs possedaient 
et conservaient leur liberte individuelle, ce dont ne jouissait pas la 

* lmpot double institue" pour les Juifs par Catherine (auquel dtaient assujettis depuis 
longtemps les « vieux-croyants »), mais qui ne fut guerc appliqud. 



SOUS ALEXANDRE I" 69 

masse de plusieurs millions de paysans russes soumis alors au 
servage 3 . « Le Reglement de 1804 appartient au nombre des actes 
empreints de 1' esprit de tolerance 4 . » 

Le Messager de V Europe, une des revues de ce temps parmi les 
plus lues, ecrivait : « Alexandre sait que les vices que Ton attribue 
a la nation juive sont les inevitables consequences de l'oppression 
qui pese sur clle dcpuis de nombreux siecles. Le but de la nouvelle 
loi est de donner a l'Etat des citoyens utiles, et aux Juifs une 
patrie 5 . » 

Toutefois, le Reglement ne tranchait pas le probleme le plus aigu 
conformement a ce qu'aurait souhaite l'ensemble des Juifs, 
autrement dit la population juive, les deputes des kehalim et les 
collaborateurs juifs du Comite. Le Reglement stipulait : « Personne 
parmi les Juifs..., dans aucun village ni bourg, ne peut posseder 
aucune forme de gerance d'estaminets, de cabarets, d'auberges, ni 
sous son nom ni sous le nom d'un tiers, ni y vendre de l'eau-de- 
vie ni meme y habiter'' », et se proposait de faire en sorte que toute 
la population juive quittat la campagne en l'espace de trois ans, soit 
d'ici au debut de l'annec 1808. (Nous nous souvenons qu'une telle 
mesure avait deja ete preconisee sous Paul en 1797, avant meme 
que n'apparut le projet Derjavine : non pas que tous les Juifs sans 
exception fussent eJoignes des villages, mais, afin que, «par sa 
masse, la population juive dans les villages ne deborde pas les 
possibilites economiques des paysans en tant que classe productive, 
il est propose d'en diminuer le nombre dans les agglomerations des 
districts 7 ». Cette fois, on se proposait d'orienter la majorite des 
Juifs vers le travail agricole dans les terres vierges de la Zone de 
residence, de la Nouvelle Russie, mais aussi des provinces 
d'Astrakhan et du Caucase, en les exonerant pour dix ans de la 
redevance dont ils s'acquittaient jusqu'alors, « avec le droit de 
recevoir pour leurs entreprises un pret du Tresor » a rembourser 
progressivement, pass6 dix annees de franchise ; aux plus fortunes, 
il £tait propose" d'acquerir des terres en propriete personnelle et 



3. Hessen, t. 1, pp. 148-158 ; EJ, t. 1, pp. 799-800. 

4. EJ, t. 13, pp. 158-159. 

5. Hessen, t. 1, p. 158-159. 

6. EJ, t. 3, p. 79. 

7. Hessen, t. 1, p. 128. 



70 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

hereditaire avec faculte de les faire exploiter par des travailleurs 
agricoles 8 . 

A son refus d'autoriser la distillation, le Comite donnait 1'expli- 
cation suivante : « Tant que cette profession leur restera acces- 
sible... laquelle, en fin de compte, les expose aux recriminations, 
au mepris, voire a la haine des habitants, 1' indignation generate a 
leur egard ne cessera pas 9 . » Par ailleurs, « peut-on considerer cette 
mesure [consistant a eloigner les Juifs des villages] comme 
repressive alors que leur sont offerts tant d'autres moyens non 
seulement de vivre dans l'aisance, mais aussi de s'enrichir dans 
l'agriculture, Findustrie, l'artisanat; que, de plus, ils se voient 
accorder la possibilite de posseder des terres en toute propriete ? 
Comment ce peuple pourrait-il se considerer comme opprime par 
la suppression d'une seule branche d'activite" dans un Etat ou lui 
sont offertes mille autres activites dans des regions fertiles, peu 
habitees, propres a la culture des cereales et autres productions 
agricoles 10 ... ?» 

Ces arguments semblent de poids. Toutefois, Hcssen trouve que 
le texte du Comite temoigne d'« un regard naif... sur la nature de 
la vie economique d'un peuple, [consistant a] croire que Ton peut 
changer les phenomenes economiques de facon purement meca- 
nique, par decret" ». Du cote juif, le transfert projete des Juifs 
hors des villages et l'interdiction qui leur etait faite de fabriquer 
de l'alcool, cette « occupation seculairc » des Juifs 12 , furent per^us 
comme une decision terriblement cruelle. (Et c'est en ces termes 
qu'elle a tit condamnee par 1'historiographie juive cinquante et 
meme cent ans plus tard.) 

Etant donne les opinions liberates d' Alexandre I er , sa bienveil- 
lance envers les Juifs, son caractere perturbe, sa volonte molle (sans 
doute brisee a tout jamais par son accession au trone au prix de la 
mort violente de son pere), il est peu probable que l'eloignement 



8. V! N. Nikitine, Evrei i zemledeltsy : Istoritcheskoe. zakonodatelnoe. administra- 
tivnoc i bylovoc polojenie kolonii so vremeni ikh vozniknivenia do nachikh dnei' (Les 
Juifs dans ["agriculture : flat historique, juridique, administratif, pratique des colonies 
depuis leur origine jusqu'a nos jours), 1807-1887. Saint-Petersbourg, 1887, pp. 6-7. 

9. Prince N. N. Goliisyne, Istoria rousskogo zakonodatelstva o evreiakh (Histoire de 
la legislation russe pour les Juifs), Saint-Pdtersbourg, t. 1, 1649-1825, p. 430. 

10. Ibidem, t. 1, pp 439-440. 

11. Ibidem. 

12. EI, t. 3, p. 79. 



SOUS ALEXANDRE I" 71 

annonce des Juifs eut ete mene energiquement ; meme si le regne 
avait suivi un cours paisible, on l'aurait sans doute etale" dans le 
temps. Mais, shot apres r adoption du Reglement de 1804, plana la 
menace de la guerre en Europe, suivie par les mesures prises en 
faveur des Juifs par Napoleon qui reunit a Paris un sanhedrin de 
deputes juifs. « Tout le probleme juif prit alors une tournure inat- 
tendue. Bonaparte organisa a Paris une reunion des Juifs qui avait 
pour but principal d'offrir a la nation juive differents avantages et 
de creer un lien entre les Juifs dissemines en Europe. » Aussi, en 
1806, Alexandre I er ordonna-t-il de r6unir un nouveau Comite 
charge" d'« examiner s'il ne fallait pas prendre des mesures parti- 
culieres et reporter a plus tard le transfert des Juifs " ». 

Comme annonce" en 1804, les Juifs etaient census abandonner 
les villages d'ici a 1808. Mais des difficultes pratiques etaient 
survenues, et, des 1807, Alexandre I cr recut plusieurs rapports sur 
la necessity de differer ce transfert. Un decret imperial fut alors 
publie, « demandant a toutes les societes juives... d'elire des 
deputes et de proposer par leur intermediate les moyens qui leur 
paraitraient les plus adaptes pour mettre en pratique et avec succes 
les mesures figurant dans le Reglement du 9 decembre 1804 ». Les 
elections de ces deputes juifs eurent bien lieu dans les provinces 
occidentales, et leurs avis furent transmis a Petersbourg. « Bien 
entendu, ces deputes exprimerent 1' opinion que le depart des Juifs 
residant dans les villages devait etre reporte a bien plus tard. » 
(L'une des raisons invoquees tenait au fait que, dans les villages, 
les cabaretiers disposaient de logements gratuits, alors que dans les 
bourgs et les villes il leur aurait fallu les payer.) Le ministre des 
Affaires interieures ecrivit quant a lui dans son rapport que « le 
transfert des Juifs residant actuellement dans les villages vers des 
terres appartcnant a l'Etat exigera plusieurs dizaines d'ann6es, vu 
leur nombre plethorique 14 ». Vers la fin de l'annee 1808, l'Em- 
pereur donna l'ordre de suspendre Particle interdisant aux Juifs le 
fermage et la production d'alcool, et de laisser les Juifs la ou ils 
habitaient, «jusqu'a une decision ulteneure 15 ». Aussitot apres 
(1809) fut institue" un nouveau Comite - dit « du s^nateur Popov » - 



13. G.R. Derjavine, CEuvres en 9 vol., 2 e dd., Saint-P6tersbourg, 1864-1883, t.6, 
1876, pp. 761-762. 

14. Hessen,l- 1, PP- 163-165. 

15. EJ, t. 1, p. 801. 



72 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

pour 1'etude de l'ensemble des problemes et l'examen des requetes 
formulees par les deputes juifs. Ce Comiti « estima indispensable » 
de mettre « energiquement » un terme au transfert des Juifs et de 
leur conserver le droit au fermage et au commerce de la vodka 16 . 
Le Comite travailla trois ans durant et presenta son rapport a 
l'Empereur en 1812. Alexandre I cr n'enterina pas ce rapport : il ne 
ten ait pas a miner 1' importance de la decision precedente et n'avait 
nullement perdu son desir d'agir en faveur des paysans : « U etait 
pret a adoucir la mesure d'eloignement, non a y renoncer 17 . » La- 
dessus 6claterent la grande guerre avec Napoleon, puis la guerre 
europeenne, et les interets d' Alexandre changerent d'objet. Depuis 
lors, le deplacement hors des villages n'a jamais et€ lance - en 
tant que mesure globale dans toute la Zone de residence, mais 
tout au plus sous forme de decisions particulieres en certains 
endroits 18 . 

Pendant la guerre, si Ton en croit une certaine source, les Juifs 
furent les seuls habitants a ne pas fuir devant 1'armee franchise, ni 
dans les forets ni vers l'interieur des terres ; dans les environs de 
Vilnius, ils refuserent d'obtemperer a l'ordre de Napoleon de 
rejoindre son armee, mais lui foumirent sans murmurer le fourrage 
et les vivres ; neanmoins, en certains endroits, il fallut recourir aux 
requisitions 19 . Une autre source signale que « la population juive a 
beaucoup souffert des exactions commises par les soldats de 
Napoleon », que « de nombreuses synagogues ont ete incendiees », 
mais elle va encore plus loin en affirmant que « les troupes russes 
ont ete grandement aiders par ce qu'on a appele la "poste juive", 
mise sur pied par les marchands juifs, qui transmettait les rensei- 
gnements avec une ceterite inconnue a l'epoque (les auberges 
servant de "relais") » ; on a meme « utilise des Juifs en qualite de 
courriers pour les liaisons entre les differents detachements de 
1'armee russe ». Lorsque 1'armee russe reprit possession du terrain, 
« les Juifs accueillirent les troupes russes avec admiration, 
apportant aux soldats du pain et de 1' eau-de-vie ». Le futur 
Nicolas I cr , a cette epoque grand-due, nota dans son Journal : « D 



16. Ibidem. 

17. Hessen, 1. 1, p. 163-167. 

18. EJ, t. 5, p. 859. 

19. S. Pozner, Evrei Litvy i Beloroussii 125 let lomou nazad (Les Juifs de Lituanie et 
de Btelorussie il y a 125 ans de cela), in M.J., Annuaire, 1939, pp. 60, 65-66. 



SOUS ALEXANDRE I" 73 

est etonnant de constater qu'ils [les Juifs] nous sont restes en 1812 
etonnamment fideles et nous ont meme aide\s la ou ils le pouvaient, 
au risque de leur vie 20 . » 

Au point le plus critique de la retraite des Francais, lors du 
passage de la Berezina, les Juifs du lieu communiquerent au 
commandement russe l'endroit presume du passage ; cet episode est 
bien connu. Mais il s'agissait en fait d'une ruse reussie du general 
Laurancay : il dtait persuade que les Juifs communiqueraient ce 
renseignement aux Russes, et les Frangais, bien entendu, choisirent 
un autre lieu de passage 21 . 

Apres 1814, le rattachement de la Pologne centrale reunit a la 
Russie plus de 400 000 Juifs. Le problcme juif se posa alors au 
gouvernement russe avec plus d'acuite et de complexite. En 1816, 
le Conseil gouvernemental du royaume de Pologne qui, en de 
nombreux domaines, jouissait d'une existence etatique separee, 
ordonna de procdder a l'expulsion des Juifs de leurs villages - ils 
pouvaient aussi y rester, mais uniquement pour travailler la terre et 
sans l'aide de travailleurs Chretiens. Mais, a la requete du kahal de 
Varsovie, aussitot transmise a 1'Empereur, Alexandre donna l'ordre 
de laisser les Juifs en place en les autorisant a se livrer au 
commerce de la vodka, a la seule condition de ne pas la vendre 
a credit*. 

JJ est vrai que, dans les Reglements publids par le Senat en 1818, 
on trouve derechef les dispositions suivantes : « Mettre fin aux 
mesures coercitives des propri6taires, ruineuses pour les paysans, 
pour non-remboursement de leurs dettes aux Juifs, ce qui les accule 
a vendre leurs derniers biens... Aux Juifs qui gerent des auberges 
il faut intcrdire de preter de l'argent a interet, de servir de la vodka 
a credit pour priver ensuite les paysans de leur betail ou de toutes 
autres choses qui leur sont indispensables 23 . » 

Trait caracteristique de tout le regne d'Alexandre : aucun esprit 
de suite dans les mesures prises ; les reglements etaient promul- 
gues, mais aucun controle efficace destine a suivre leur execution 
ne voyait le jour. JJ en fut ainsi du statut de 1817 en ce qui concerne 
l'impot sur l'alcool : dans les provinces de Grande Russie, la 



20. PEJ, t. 7. pp. 309-311. 

21. Cf. Rousskai'a Volia (La volont6 russe). Petrograd, 1917, 22 avril, p. 3. 

22. Hessen, t. 1, pp. 222-223. 

23. EJ*, t. 3, pp. 80-81. 



74 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

distillation etait interdite aux Juifs ; toutefois, des 1819, cette prohi- 
bition fut levee « jusqu'a ce que les artisans russes se soient suffi- 
samment perfectionnes dans ce metier 24 ». 

Bien entendu, l'eradication des distilleries juives dans les zones 
rurales des provinces de l'Ouest se heurtait a l'opposition des 
proprietaires polonais, trop interesses a leurs profits ; or le gouver- 
nement russe n'osait pas encore, a cette 6poque, agir a leur 
encontre. Toutefois, dans la province de Tchernigov ou leur implan- 
tation etait recente, on reussit en 1821 a supprimer les distilleries 
aux mains des proprietaires et des Juifs apres que le gouverneur, a 
la suite d'une mauvaise r6colte, eut rapporte que « les Juifs main- 
tiennent dans une dure servitude les paysans de la Couronne et les 
cosaques 25 ». Une mesure analogue fut prise en 1822 dans la 
province de Poltava ; en 1 823, elle fut particllcmcnt etendue aux 
provinces de Mohilev et de Vitobsk. Mais son extension fut enray£e 
par les demarches pressantes des kehalim. 

Ainsi la lutte menee tout au long des vingt-cinq ans du regne 
d' Alexandre contre la production d'alcool par la transplantation des 
Juifs hors des villages n'a guere donne de resultats. 

Mais la distil lerie ne constituait pas le seul type de fermage dans 
la Zone de residence. Les proprietaires affermaient differents 
biens en differents secteurs de l'Sconomie, ici un moulin, la la 
peche, ailleurs des ponts, parfois toute une propriete, et, de cette 
facon, se trouvaient affermes non seulement des paysans serfs (de 
tels cas se multiplierent a partir de la fin du xvra c siecle 26 ), mais 
encore des eglises « serves », c'est-a-dire orthodoxes, ainsi que le 
signalent plusieurs auteurs : N. I. Kostomarov, M. N. Katkov, 
V. V. Choulguine. Ces eglises, faisant partie integrante d'un 
domaine, etaient considerees comme appartenant en propre au 
proprietaire catholique, et, en leur qualite d'exploitants, les Juifs 
s'estimaient en droit de prelever de l'argent sur ceux qui frequen- 
taient ces eglises et sur ceux qui celebraient des offices prives. Pour 
le bapteme, le mariage ou les obseques, il fallait recevoir l'autori- 
sation « d'un Juif moyennant retribution » ; « les chants epiques de 



24. Ibidem, t. 5, pp.609, 621. 

25. Ibidem, p. 612. 

26. EI, I. 11, p. 492. 



SOUS ALEXANDRE I" 75 

Petite Russie regorgent de plaintes ameres contre "les fermiers 
juifs" qui oppriment les habitants 27 ». 

Les gouvernements russes avaient depuis longtemps percu ce 
danger : les droits des fermiers risquaient de s'etendre a la personne 
meme du paysan et directement a son travail, or « il ne faut pas 
que les Juifs puissent disposer du travail personnel des paysans et 
que, par le biais d'un bail, tout en n'etant pas Chretiens, ils 
deviennent proprietaires de paysans-serfs » - ce qui fut interdit a 
diverses reprises aussi bien par le decret de 1784 que par les ordon- 
nances du Senat de 1801 et 1813 : «que les Juifs ne puissent 
posseder ni villages ni paysans, ni en disposer sous aucune appel- 
lation ni a quelque titre que ce soit 28 ». 

Toutefois, l'ingeniosite des Juifs et des propri6taires parvint a 
contoumer l'interdit. En 1816, le Senat decouvrit que «les Juifs 
avaient trouve" moyen d'exercer des droits de proprietaires sous 
1' appellation de krestentsia, autrement dit, apres accord avec les 
proprietaires, ils r6coltent le ble et 1'orge semes par les paysans, 
que ces memes paysans doivent d'abord battre puis livrer aux distil- 
leries affermees a ces memes Juifs ; ils doivent aussi surveiller les 
bceufs que Ton amene paitre dans leur champ, foumir aux Juifs des 
travailleurs et des chariots... Ainsi les Juifs disposent entierement 
de ces domaines... tandis que les proprietaires, recevant d'eux un 
fermage substantiel denomme krestentsia, vendent a forfait aux 
Juifs toute la moisson a venir semce sur leurs terres : on peut en 
conclure que, par ce biais, ils condamnent leurs paysans a la 
famine 29 ». 

Ce ne sont pas les paysans qui sont pour ainsi dire affermes en 
tant que tels, mais seulement les krestentsia, ce qui n'empeche pas 
le resultat d'etre le meme. 

Malgre toutes les interdictions, la pratique des krestentsia n'en 
continua pas moins son chemin sinueux. Son extreme intrication 
venait de ce que de nombreux proprietaires terriens s'endettaient 
aupres de leurs fermiers juifs, recevaient d'eux de F argent gage" sur 
leur domaine, ce qui permettait aux Juifs de disposer et du domaine 
et du travail des serfs. Mais quand, en 1816, le Senat decreta qu'il 



27. V. V. Choulguine, « Tchto nam v nikh ne nravitsia... » : Ob antisemitisme v Rossii 
(Ce qui en eux ne nous plait pas : De 1' antisemitisme en Russie), Paris, 1929, p. 129. 

28. EJ*, t. 3, p. 81. 

29. Ibidem*. 



76 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

convenait « de reprendre aux Juifs les domaincs », il les chargea de 
recuperer eux-memes les sommes qu'ils avaient pretees. Les 
deputes des kehalim adresserent aussitot une humble requete a Sa 
Majeste, lui demandant d'annuler ce decret : 1'administrateur 
general en charge des affaires des confessions £trangeres, le prince 
A. N. Golitsyne, convainquit l'Empereur qu'« il etait injuste d'in- 
fliger des chatiments a une seule categorie de coupables en 
exceptant » les proprietaires et les fonctionnaires. Les proprietaires 
« peuvent encore y gagner s'ils refusent de restituer les capitaux 
recus pour les krestentsia et garder de surcroit les krestentsia a leur 
profit » ; s'ils ont abandonne leurs terres aux Juifs en depit de la 
loi, ils se doivent maintenant de leur rendre 1' argent 30 . 

Le futur decabriste P. I. Pestel, a cette epoque officier dans les 
provinces occidentales, n'etait nullement un defenseur de l'auto- 
cratie, mais un ardent republicain ; il a consigne quelques-unes de 
ses observations sur les Juifs de cette region, qu'ils a partiellement 
incluses dans le preambule a son programme gouvernemental 
(« Recommandations pour le gouvernement supreme provisoire ») : 
« Dans l'attente du Messie, les Juifs se considerent comme des 
habitants temporaires de la contree ou ils se trouvent, aussi ne 
veulent-ils a aucun prix s'occuper d' agriculture, ont-ils tendance a 
mepriser meme les artisans, et ne pratiquent-ils que le commerce. » 
« Les chefs spirituels des Juifs, que Ton appelle rabbins, main- 
tiennent le peuple dans une dependance incroyable en lui inter- 
disant, au nom de la foi, toute autre lecture que celle du Talmud... 
Un peuple qui ne cherche pas a s'instruire restera toujours 
prisonnier des prejug£s » ; « la dependance des Juifs par rapport 
aux rabbins va si loin que tout ordre donne par ces derniers est 
execute pieusement, sans murmurer. » « Les liens etroits entre les 
Juifs leur donne les moyens d'amasser des sommes importantes... 
pour leurs besoins communs, en particulier pour inciter differentes 
autorites a la concussion et a toutes sortes de malversations qui leur 
seraient a eux, Juifs, utiles. » Qu'ils accedent aisement a la 
condition de possedants, « on peut le voir ostensiblement dans les 
provinces ou ils ont elu domicile. Tout le commerce y est entre 
leurs mains, et peu de paysans qui ne soient, par le biais des dettes, 
en leur pouvoir ; voila pourquoi ils ruinent terriblement les regions 



30. Ibidem*, p. 82 ; cf. 6galement Hessen, t, 1, pp. 185, 187. 



SOUS ALEXANDRE I" 77 

oil ils resident ». « Le gouvernement precedent [celui de Catherine] 
leur a accorde des droits et privileges remarquables qui accentuent 
le mal qu'ils font », par exemple le droit de ne pas fournir de 
recrues, le droit de pas annoncer les deces, le droit d' avoir une 
justice distincte soumise aux decisions des rabbins, et « ils jouissent 
en outre de tous les autres droits reconnus aux autres ethnies chre- 
tiennes » ; « ainsi, on peut voir clairement que les Juifs constituent 
pour ainsi dire dans l'Etat, un Etat separe\ et jouissent par ailleurs 
de droits plus etendus que les Chretiens eux-memes ». « Une telle 
situation ne saurait se perpetuer davantage, car elle a amene les 
Juifs a faire montre d'une attitude hostile envers les Chretiens et les 
a places dans une situation contraire a l'ordre public qui doit regner 
dans I'fitat 31 . » 

Dans les dernieres ann£es du regne d' Alexandre I er , les interdits 
economiques et autres a l'encontre des activites juives ont ete 
renforces. En 1818, un decret du Senat interdit desormais qu'« en 
aucun cas des Chretiens soient places au service de Juifs pour 
dettes 32 ». En 1 819, un autre decret demande qu'il soit mis fin « aux 
travaux et aux services que paysans et domestiques effectuent pour 
le compte de Juifs 33 ». Golitsyne, toujours lui, exposa au Conseil 
des ministres que « ceux qui habitent dans les maisons des Juifs 
non seulement oublient et ne remplissent plus les obligations 
de la foi chretienne, mais adoptent les usages et les rites 
judai'ques 34 ». D fut alors decide que « les Juifs ne devraient plus 
employer de Chretiens pour leur service domestique 35 ». On estimait 
que « cela profiterait egalement aux Juifs dans le besoin qui pour- 
raient fort bien remplacer la domesticite chretienne 36 ». Mais cette 
decision ne fut pas appliquee. (Voila qui ne laissc pas d'etonner : 
parmi la masse juive urbaine sevissaient pauvrete" et misere, « pour 
la purpart c'etaient des gens miserables qui arrivaient a peine a se 
nourrir 37 », or on n'a jamais releve le phenomene inverse : les Juifs 
n'allaient guere travailler au service des Chretiens. Sans doute 



31. P. I. Pestel, Rousskaia pravda (La Vdritd russe), Sainl-Pdtersbourg, 1906, chap. 2, 
§ 14, pp. 50-52. 

32. Ibidem*, t. 11, p. 493. 

33. Ibidem*, 1. 1, p. 804. 

34. Ibidem*, 1. 11, p. 493. 

35. Ibidem*, t. 1, p. 804. 

36. Ibidem, 1. 11, p. 493. 

37. Hessen*. t. 1, pp. 206-207. 



78 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

certaines considerations s'y opposaient-elles, mais ils avaient aussi, 
semble-t-il, des moyens de subsistance provenant de communautds 
entre lesquelles regnait la solidarity.) 

Toutefois, des 1823, les fermiers juifs furent autorisds a 
embaucher des Chretiens. De fait, « l'observance stricte de la 
decision interdisant » aux Chretiens de travailler les terres des Juifs 
« 6tait trop difficile a mettre en pratique 38 ». 

Au cours de ces memes annees, pour repondre au d6veloppement 
rapide de la secte des soubbotniki* dans les provinces de Voronej, 
Samara, Toula et autres, des mesures furent prises pour que soit 
plus severement respectee la Zone de residence. Ainsi, «en 1821, 
les Juifs accuses d'"exploiter lourdement" les paysans et les 
cosaques furent chasses des zones rurales de la province de Tcher- 
nigov, et en 1822 des villages de la province de Poltava 39 ». 

En 1824, lors de son voyage dans les montagnes de l'Oural, 
Alexandre l er remarqua que, dans les fabriques, un grand nombre 
de Juifs, « en achetant clandestinement des quantites de m&aux 
precieux, soudoient les habitants au detriment du Tr6sor et des 
manufacturiers », et ordonna « que les Juifs ne soient plus toleres 
dans les manufactures privees ou publiques de l'industrie 
miniere 40 ». 

Le Tresor souffrait pareillement de la contrebande tout le long 
de la frontiere occidentale de la Russie, marchandises et denrees 
diverses etant acheminees et vendues dans les deux capitales sans 
passer par la douane. Les gouverneurs rapportaient que la contre- 
bande etait essentiellement pratiquee par les Juifs, particulierement 
nombreux dans la zone frontaliere. En 1816, on ordonna d'expulser 
tous les Juifs d'une bande de soixante kilometres de large a compter 
de la frontiere et que ce soit meme chose faite en l'espace de trois 
semaines. L'expulsion dura cinq ans, ne fut pas totale et, des 1821, 
le nouveau gouvernement autorisa les Juifs a regagner leur ancien 
lieu de residence. En 1 825 fut prise une decision plus globale mais 
nettement plus moderee : seuls etaient passibles d' expulsion les 



38. EJ. t. 11, p. 493. 

39. PEJ, t. 7, p. 313 ; Kovalevski, in Schit [Lc Boucher], p. 17. 

40. EJ, 1. 1. p. &05. 

* Sabbatistes : secte dont l'existence est attested des la fin du xvn c siecle, qui se 
dislinguait par des tendances judaisantes prononcees. 



SOUS ALEXANDRE I" 79 

Juifs qui n'dtaient pas rattaches aux kehalim locaux ou qui ne 
possedaient pas dans la zone frontaliere de biens immobiliers 41 . 
Autrement dit, on se proposait de n'expulser que les intrus. Au 
reste, cette mesure-la non plus ne fut pas systematiquement 
appliquee. 



Le Reglement de 1804 et son article prevoyant dans les 
provinces occidentales l'expulsion des Juifs hors des villages 
posaient naturellement au gouvemement un grave probleme : ou 
les transferer ? Villes et bourgades etaient densement peupl6es, et 
cette densite etait accentuee par la concurrence sevissant dans le 
petit commerce, vu le tres faible developpement du travail 
productif. Or, au sud de 1' Ukraine s'etendait la Nouvelle Russie, 
vaste, fertile et peu peuplee. 

De toute evidence, l'interet de l'Etat consistait a inciter la masse 
des Juifs non productifs expulses des villages a aller travailler la 
terre en Nouvelle Russie. Dix ans plus tot, Catherine avait essaye 
de faire aboutir cette incitation en frappant les Juifs d'une rede- 
vance double, tout en exemptant totalement ceux d'entre eux qui 
accepteraient d'etre transplantes en Nouvelle Russie. Mais cette 
double imposition (les historiens juifs la mentionnent souvent) 
n'etait pas reelle, car la population juive n'etait pas recensee, seul 
le kahal en connaissait les cffectifs tout en les celant aux autorites 
dans une proportion pouvant atteindre une bonne moitie. (Des 
1808, ladite redevance cessa d'etre exigee. Et l'exemption accordee 
par Catherine n'incita plus aucun Juif a migrer). 

Cette fois-ci, et pour les seuls Juifs, on affecta en Nouvelle 
Russie plus de 30 000 hectares de terres en propriete hereditaire 
(mais non privee), a raison de 40 hectares de terres d'Etat par 
famille (en Russie, le lot moyen des paysans etait de quelques 
hectares, rarement plus de 10), des prets en argent pour le transfert 
et l'installation (achat du betail, du materiel, etc. ; ces prets devaient 
etre rembourses, apres une pdriode de franchise de six ans, dans les 
dix annees suivantes) ; on offrait de construire prealablement aux 
colons des izbas en rondins (dans cette region, non seulement les 



41. EJ, t. 12, p. 599. 



80 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

paysans mais meme certains proprietaires habilaient des maisons 
de torchis), de les exemptcr de redevance pendant dix ans avec 
maintien de la liberte individuelle (par ces temps de servage) et de 
la protection des autoriteV 2 . (Le Reglement de 1804 ayant dispense 
les Juifs du service militaire, sa compensation en argent etait 
incluse dans la redevance.) 

Les Juifs eclaires, peu nombreux encore a cette epoque (Notkine, 
Levinson), soutenaient pour leur part cette initiative gouverne- 
mentale - « mais ce resultat doit etre obtenu par des mesures inc na- 
tives, en aucune facon coercitives » - et comprenaient bien la 
necessite pour leur peuple de passer a un travail productif. 

Les quatre-vingts ans de la dure epopee de l'agriculture juive en 
Russie sont decrits dans le volumineux et minutieux travail du Juif 
V. N. Nikitine (enfant, il avait ete confic aux cantonistes, ou il avait 
re§u son nom), qui a consacre" de nombreuses annees a etudier 
les archives de l'enorme correspondance officielle inedite entre 
Petersbourg et la Nouvelle Russie. Presentation abondante entre- 
coup£e de documents et de tableaux statistiques, avec d'inlassables 
repetitions, des contradictions eventuelles dans les rapports fails a 
des epoques parfois fort eloignees, par des inspecteurs d'opinions 
divergentes, le tout assorti de tables detaillees et pourtant incom- 
pletes - rien de tout cela n'a ete mis en ordre, et offre pour notre 
bref expose un materiau beaucoup trop touffu. Essayons nean- 
moins, en condensant les citations, d'en tirer un panorama qui soit 
a la fois ample et clair. 

Lobjectif du gouvernement, reconnalt Nikitine, en sus du 
programme de colonisation des terres inoccupees, etait de donner 
aux Juifs plus d'espace qu'ils n'en avaient, de les habituer a un 
travail physique productif, de les ecarter des « occupations 
nuisibles » par lesquelles, « qu'ils le voulussent ou non, un grand 
nombre d' entre eux rendaient plus dure encore la vie deja peu 
enviable des paysans serfs ». «Le gouvernement..., ayant en vue 
l'am61ioration de lews conditions de vie, leur proposait de se 
tourner vers l'agriculture... ; le gouvernement... ne cherchait pas 
a attirer les Juifs par des promesses ; au contraire, il s'effor^ait 
qu'il n'y ait chaque annee pas plus de trois cents families 



42. Nikitine, pp. 6-7. 



SOUS ALEXANDRE I" 81 

transferees 41 » ; il differait le transfert tant que, sur place, les 
maisons n'etaient pas construites, et invitait les Juifs, en attendant, 
a envoyer certains des leurs en eclaireurs. 

Initialement, l'idee n'etait pas mauvaise, mais elle n'avait pas 
suffisamment pris en compte la mentalite des colons juifs ni les 
faibles capacites de l'administration russe. Le projet etait par 
avance condamne du fait que le travail de la terre est un art qui 
demande des generations pour s'apprendre : on ne peut attacher a 
la terre avec succes des gens qui ne le souhaitent pas ou qui y 
sont indifferents. 

Les 30 000 hectares affected aux Juifs en Nouvelle Russie leur 
sont restes ensuite reserves de facon inali6nable pendant des 
decennies. A posteriori, le journaliste I. G. Orchanski a estime que 
l'agriculture juive aurait pu etre un succes, mais seulement si on 
avait transfere aux Juifs des terres de la Couronnc situees a 
proximite, en Bielorussie, ou le mode de vie paysan se deroulait 
sous leurs yeux 44 . Mais de ces terres, la-bas, il ne s'en trouvait 
guere (par exemple, dans la province de Grodno, on n'en comptait 
que 200 hectares, des terres pauvres et infertiles « ou toute la popu- 
lation patissait des mauvaises recoltes 4S ».) Au debut, il n'y eut que 
trois douzaines de families a vouloir emigrer. Les Juifs esperaient 
que la mesure d'61oignement des provinces occidentales serait 
rapportee ; on avait prevu en 1804 que son application s'etendrait 
sur trois ans, mais elle tardait a commencer. L'6cheance fatidique 
du l er Janvier 1 808 approchant, on se mit a faire quitter les villages 
sous escorte ; a partir de 1 806 se dessina egalement chez les Juifs 
un mouvement en faveur de Immigration, d'autant plus que la 
rumeur faisait etat des avantages qui lui etaient lies. Les demandes 
d'emigration affluerent alors en masse : « lis s'y precipitaient... 
comme en Terre promise... ; a l'instar de leurs ancetres qui Etaient 
partis de Chaldee en Canaan, des groupes entiers partaient subrepti- 
cement, sans autorisation, voire sans passeport. » Certains reven- 
daient le passeport qu'ils avaient obtenu a d'autres groupes en 
partance, puis exigeaient qu'il leur fut remplace sous pretexte qu'ils 
l'avaient perdu. Les candidats au depart « etaient de jour en jour 



43. Ibidem, pp. 7. 58. 154. 

44. /. Orchanski, Evrei v Rossii (Les Juifs en Russie), Essais et dtudes, fasc. 1, Saint- 
Petersbourg, 1872, pp. 174-175. 

45. Nikitine, pp. 3, 128. 



82 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

plus nombreux », et tous « reclamaient avec insistance terres, 
maison et subsistance 4 '' ». 

L'afflux depassait les possibility d'accueil de 1' Office de prise 
en charge des Juifs cree dans la province de Kherson : le temps 
faisait defaut pour batir des maisons, creuser des puits, l'organi- 
sation souffrait des grandes distances dans cette region de steppes, 
du manque d' artisans, de medecins, de veterinaires. Le gouver- 
nement n'etait pas regardant sur 1' argent, ni sur les bonnes disposi- 
tions, ni sur sa sympathie envers les migrants, mais le gouveraeur 
Richelieu demanda en 1807 que les entrees fussent limitees a 200, 
300 families par an, tout en recevant sans limitation ceux qui desi- 
raient s'installer a leur propre compte. « En cas de mauvaise 
recolte, il faudra nourrir tous ces gens pendant plusieurs annees 
d'affilee. » (Les colons les plus pauvres recevaient des indemnites 
journalieres.) Toutefois, les gouverneurs de province laissaient 
partir hors contingent ceux qui le desiraient - jusqu'a ne plus savoir 
le nombre exact de ceux qui s'en allaient. D'ou bien des vicissi- 
tudes en cours de route, dues a la misere, aux maladies, aux 
trepas 47 . Certains disparaissaient tout bonnement durant le voyage. 

Les distances a travers la steppe (de cent a trois cents kilometres 
entre telle colonie et 1' Office), l'incapacite de 1' administration a 
tenir un decompte exact et a instaurer une repartition Equitable 
faisaient que, parmi les migrants, les uns 6taient plus aides que 
d'autres ; certains se plaignaient de ne reccvoir ni indemnitee 
ni prets. Les inspecteurs des colonies, trop peu nombreux, n'avaient 
pas le temps d'y regarder de pres (ils recevaient un salaire 
miserable, ne poss6daient pas de chevaux et faisaient la tournee 
des terres a pied). Au bout de deux annees de sejour, certains 
colons n'avaient toujours ni exploitation, ni semis, ni pain. On 
laissait partir les plus demunis ou bon leur semblait, et « ceux qui 
renoncaient a leur condition d'agriculteurs recouvraient leur 
ancienne condition de bourgeois ». Mais seuls un cinquieme d'entre 
eux revenaient dans leur contree d'origine, les autres vagabon- 
daient (les prets accordes a ceux qu'on avait rayes du nombre des 
colons pouvaient etre consideres comme definitivement perdus). 
Certains reapparaissaient pour un temps dans les colonies, d'autres 



46. Ibidem*, pp. 7. 13. 16, 19. 58. 

47. Ibidem*, pp. 14. 15, 17, 19, 24, 50. 



SOUS ALEXANDRE l« 83 

disparaissaient « sans demander leur reste ni laisser de trace », les 
troisiemes battaient le pave dans les villes voisines « en faisant du 
commerce, selon leur vieille habitude 48 ». 

Les nombreux rapports emanant de 1' Office et des inspecteurs 
donnent une idee de la facon dont les nouveaux colons menent 
leur exploitation. Pour former les colons qui ne savent ni par ou 
commencer ni comment finir, on loue les services de paysans de la 
Couronne ; les premiers labours sont faits pour la plupart grace a 
l'embauche de Russes. L'habitude est prise de « corriger les defauts 
par une main-d'oeuvre embauchee ». lis n'ensemencent qu'une 
partie negligeable de la parcelle qui leur a ete allouee, utilisent des 
semences de mauvaise qualite ; tel a recu des semences specifiques 
mais ne laboure ni ne seme ; tel autre, lors des semailles, perd 
beaucoup de semences, et de meme a la moisson. Par manque d'ex- 
penence, ils cassent des outils, ou tout bonnement les revendent. 
Ds ne savent pas garder les troupeaux. « Us abattent du betail pour 
se nourrir, puis se plaignent de ne plus en avoir » ; vendent le betail 
pour acheter des cereales ; ne font pas provision de bouses sechees, 
aussi leurs izbas, insuffisamment chauffees, deviennent-elles 
humides ; ne retapent pas leurs maisons, qui se d£glinguent ; ne 
cultivent pas de potagers ; chauffent les maisons avec de la paille 
stockee pour nourrir le b&ail. Ne sachant ni moissonner, ni faucher, 
ni battre, les colons n'arrivent pas a se faire embaucher dans les 
hameaux voisins : personne n'en veut. Ils n'entretiennent pas 1' hy- 
giene de leurs habitations, ce qui favorise les maladies. Ils « ne 
s'attendaient pas du tout qu'on les contraignit a s'occuper person- 
nellement des travaux agricoles, ils pensaient sans doute que la 
culture de la terre serait assuree par d'autres mains ; qu'une fois en 
possession de grands troupeaux, ils iraient les vendre dans les 
foires ». Les colons « esperent continuer a recevoir des aides 
publiques ». lis se plaignent « d'etre reduits a un etat pitoyable », 
et il en est vraiment ainsi ; d'avoir « use leurs vetements jusqu'a la 
corde », et c'est bien le cas ; mais l'inspection retorque : « S'ils 
n'ont plus de vetements, c'est par paresse, car ils n'elevent pas de 
moutons, ne s5ment ni lin ni chanvre », et leurs femmes « ne tissent 
ni ne filent ». Certes, concluait un inspecteur dans son rapport, si 
les Juifs ne viennent pas a bout de leur exploitation, c'est « par 



48. Ibidem, pp. 26, 28, 41, 43-44, 47, 50, 52, 62-63, 142. 



84 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

habitude d'une vie relachee, a cause de leur peu d'empressement a 
se livrer aux travaux agricoles et de leur inexperience », mais il 
jugeait equitable d'ajouter : « A l'agriculture il faut se preparer des 
sa prime jeunesse, or les Juifs, ayant vecu dans 1' indolence jusqu'a 
45 ou 50 ans, ne sont pas en mesure de se transformer en agri- 
culteurs en si peu de temps 49 . » Le Tresor etait amene a depenser 
pour les colons deux a trois fois plus que prevu, on ne cessait de 
reclamer des rallonges. Richelieu assurait que « les plaintes 
emanaient des Juifs faineants, non des bons exploitants » ; 
toutefois, un autre rapport note que, « pour leur malheur, depuis 
leur arrived, ils n'ont jamais ete confortes par une recolte tant soit 
peu appreciable 50 ». 

«Aux nombreux elements communiques a Petersbourg pour 
signaler comme les Juifs renoncaient deliberement a tout travail 
agricole », le ministere reagit de la facon suivante : « Le gouver- 
nement leur a dispense" une aide publique dans l'espoir qu'ils se 
fassent agriculteurs non seulement de nom, mais dans les faits. 
Nombreux sont les immigrants qui risquent, si on ne les incite pas 
a travailler, de rester longtcmps encore debiteurs de l'Etat 51 . » 
L'arrivee de colons juifs en Nouvelle Russie aux frais de l'Etat, 
incontrolee et mal appuyee par un programme d'equipement, fut 
suspendue en 1810. En 1811, le Senat rendit aux Juifs le droit au 
fermage en matiere de production d'alcool dans les localites appar- 
tenant a la Couronne, mais dans les limites de la Zone de residence. 
Sitot la nouvelle connue en Nouvelle Russie, la volonte de rester 
dans l'agriculture s'en trouve ebranlee chez de nombreux colons : 
bien qu'il leur fut interdit de quitter le pays, certains s'en allerent 
sans aucun papier d'identite pour se faire cabaretiers aussi bien 
dans les villages dependant de la Couronne que dans ceux relevant 
des proprietaires terriens. En 1812, il apparut que, sur les 
848 families installees, il n'en restait en fait que 538 ; 88 etaient 
considerees comme en conge (parties gagner leur vie a Kherson, 
Nikolaiev, Odessa ou jusqu'en Pologne) ; quant aux autres, elles 
avaient purement et simplement disparu. Tout ce programme 
- « 1' installation dirigiste de families sur des terres » - etait quelque 



49. Ibidem*, p. 72. 

50. Ibidem, pp. 24, 37-40, 47-50, 61, 65, 72-73, 93. 

51. Ibidem, pp. 29, 37-38. 



SOUS ALEXANDRE 1" 85 

chose d'inedit non seulement en Russie, mais dans 1' Europe 
entiere 52 ». 

Le gouvernement considerait a present que, « vu le degout 
desormais avere des Juifs pour le travail de la terre, vu qu'ils ne 
savent pas comment s'y prendre, vu la negligence des inspecteurs », 
il appert que la migration a engendre de grandes perturbations ; 
aussi « les Juifs doivent-ils etre juges avec indulgence ». Mais, par 
ailleurs, « comment garantir le remboursement des prets publics par 
ceux qui recevront l'autorisation de quitter leur condition d'agri- 
culteurs, comment pallier, sans leser le Tresor, les insuffisances de 
ceux qui resteront a cultiver la terre, comment soulager le sort de 
ces gens qui ont endure tant de malheurs et se sont vus reduits a 
la derniere extremite 53 ? » Pour ce qui est des inspecteurs, ils ne 
souffraient pas seulement de sous-effectifs, d'un manque de 
moyens, d'imperfections diverses, on relevait aussi de leur part 
negligence, absenteisme, retards dans la remise du grain et des 
fonds ; ils voyaient avec indifference les Juifs vendre leurs biens ; 
il y eut aussi des abus : moyennant finance, ils accordaient des 
autorisations pour des absences de longue duree, y compris aux 
travailleurs les plus fiables d'une famille, ce qui pouvait entrainer 
rapidement la mine de V exploitation. 

Meme apres 1810-1812, la situation des colonies juives ne 
donnait aucun signe d' amelioration : «outillage egard, brise ou 
hypothequd par les Juifs » ; « bceufs derechef egorges, voles ou 
revendus » ; « champs ensemencds trop tard, dans l'attente de la 
chaleur » ; utilisation « de mauvaises semences » et trop a 
proximite des maisons, toujours sur une seule et meme parcelle ; 
pas de defrichement, « semailles cinq annees de suite sur des 
champs qui n'avaient ete laboures qu'une fois », sans faire alterner 
bid et pommes de terre ; recolte insuffisante d'une annee sur l'autre, 
« la encore sans avoir recolte de semences ». (Mais les mauvaises 
recoltes profitent aussi aux immigres : ils ont alors droit a un 
conge.) Betail laisse sans soin, bceufs donnes en location ou 
« affectes au voiturage... ils les ereintaient, ne les nourrissaient pas, 
les troquaient ou les abattaient pour se nourrir et dire ensuite qu'ils 
etaient morts de maladie ». Les autorites leur en fournissaient 



52. Ibidem, pp. 29. 49, 67, 73, 89, 189. 

53. Ibidem*, pp. 87-88. 



86 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

d'autres ou bien les laissaient partir a la recherche d'un gagne- 
pain. « lis ne se souciaient guere d'amenager des enclos surs pour 
empecher que le betoil ne soit vole durant la nuit ; eux-memes 
passaient leurs nuits a dormir sans treve ; pour bergers, ils prenaient 
des enfants ou des faineants qui veillaient mal a 1' integrity des trou- 
peaux » ; les jours de fete ou le samedi, ils les laissaient paitre sans 
surveillance aucune (de plus, le samedi, interdiction de rattraper les 
voleurs !). Ils en voulaient a leurs rares coreligionnaires qui, a la 
sueur de leur front, obtenaient de remarquables r6coltes. Ces 
derniers encouraient la malediction vet6ro-testamentaire, le herem, 
« car, s'ils montrent aux autorites que les Juifs sont capables de 
travailler la terre, on finira par les y contraindre ». « Peu assidus au 
travail de la terre..., ils avaient pour dessein, tout en feignant de 
travailler, de prouver aux autorites, par leurs continuels besoins, 
leur incapacite » ; ils desiraient « avant tout revenir au commerce 
de l'eau-de-vie, de nouveau autorise a leurs coreligionnaires ». 
Betail, instruments, semences leur etaient fournis a plusieurs 
reprises, de nouveaux prets pour leur subsistance leur etaient sans 
relache accordes. « Nombreux etaient ceux qui, apres avoir bene- 
ficie d'un pret pour s'etablir, ne venaient dans les colonies qu'au 
moment de la distribution de fonds, pour repartir ensuite... avec cet 
argent dans les villes et localites voisines, a la recherche d'autres 
activites » ; « ils revendaient la parcelle qui leur avait ete allouee, 
vagabondaient, vivaient plusieurs mois dans des agglomerations 
russes aux moments les plus intenses du travail agricole, et 
gagnaient leur vie... en bernant les pay sans ». Les tableaux des 
inspccteurs montrent que la moitie des families etaient portees 
absentes avec ou sans autorisation, et que certaines avaient disparu 
a jamais. (Un exemple : le desordre regnant dans le village d'lzrae- 
levka, dans la province de Kherson ; « ses habitants, venus tous a 
leur propre compte, s'estimaient en droit de pratiquer d'autres 
metiers : ils n'etaient la que pour profiter des privileges ; sur 
32 families, 13 seulement y residaient en permanence, et encore ne 
semaient-elles que pour donner le change ; les autres faisaient le 
metier de cabaretiers dans les districts voisins 54 ».) 

Les nombreux rapports des inspecteurs remarquent en particulier 
et a plusieurs reprises que « le degout des femmes juives pour 



54. Ibidem*, pp. 64, 78-81, 85, 92-97, 112, 116-117, 142-145. 



SOUS ALEXANDRE I" 87 

1' agriculture... constituait un gros empechement a la reussite des 
colons ». Les femmes juives qui semblaient s'etre mises aux 
travaux des champs s'en sont par la suite detournees. « Lors des 
manages de Juives, leurs parents s'entendaient avec leurs futurs 
gendres pour que ceux-ci ne contraignissent pas leurs femmes a des 
travaux agricoles penibles, mais qu'ils embauchassent plutot des 
travailleurs ; « ils s'engageaient a preparer, pour les jours de fete, 
parures, fourrures de renard ct de lievre, bracelets, coiffures et 
meme des pedes ». Ces conditions amenaient les jeunes gens a 
satisfaire les caprices de leurs epouses « jusqu'a ruiner leur exploi- 
tation » ; ils vont « jusqu'a posseder des effets qui sacrifient au luxe 
et a la gabegie, des soieries, des objets en argent ou en or », alors 
que d'autres immigrants n'ont pas meme de vetements pour l'hiver. 
Les mariages excessivement precoces font que « les Juifs se multi- 
plied nettement plus vite que les autres habitants ». Puis, par 
l'exode des jeunes, les families deviennent trop peu fournies et 
inaptes a assurer le travail. L'entassement de plusieurs families dans 
des maisons trop rares engendre la malproprete et favorise le 
scorbut. (Certaines femmes prennent pour maris des bourgeois et 
quittent alors les colonies pour toujours 55 .) 

A en juger d'apres les rapports de 1' Office de controle, les Juifs 
des differentes colonies ne cessent de se plaindre de la terre des 
steppes, « si dure qu'il faut la labourer avec quatre paires de 
bceufs », des mauvaises recoltes, de la penurie d'eau, du manque 
de combustibles, du mauvais climat, gencrateur de maladies, de 
la grele, des sauterelles. Ils se plaignent aussi des inspecteurs, 
mais abusivement, car, a l'examen, ces plaintes se revelent sans 
fondement. Les immigr6s « se plaignent sans vergogne de leurs 
moindres contrarietes », ils « ne cessent de majorer leurs revendica- 
tions » - « quand c'est a juste titre, ils recoivent satisfaction par 
l'entremise de POffice ». Par contre, ils n'avaient guere motif a se 
plaindre de limitations a l'exercice de leur piete" ni du nombre 
d'6coles ouvertes dans les agglomerations (en 1829, pour huit 
colonies, on comptait quarante instituteurs 56 ). 

Cependant, comme le souligne Nikitine, dans cette meme steppe, 
a la meme epoque, ces memes terres vierges, menac6es par les 



55. Ibidem, pp.79, 92, 131, 142, 146-149. 

56. Ibidem*, pp. 36, 106, 145. 



88 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

memes sautcrclles, avaient ete mises en culture par des colons alle- 
mands, des mennonites*, des Bulgares, ils avaient souffert des 
memes mauvaises recoltes, des memes maladies, et la plupart 
avaient pourtant toujours suffisamment de pain, de b&ail, ils habi- 
taient de belles maisons avec des dependances, leurs potagers 
6taient abondants et leurs demeures entourees de verdure. (La diffe- 
rence sautait aux yeux, surtout lorsque les colons allemands 
venaient, a la demande des autorites, vivre dans les colonies juives 
pour transmettre leur experience et donner l'exemple : meme de 
loin, on distinguait leurs proprietes.) Dans les colonies russes, les 
maisons avaient aussi meilleure figure que celles des Juifs. 
(Toutcfois, des Russes avaient reussi a s'endetter aupres de certains 
Juifs plus riches qu'eux et s'acquittaient de leurs dettes en 
travaillant dans leurs champs.) Les paysans russes, explique 
Nikitine, « sous l'oppression du servage s'etaient accoutumes a 
tout... et supportaient stoi'quement tous les malheurs ». C'est ainsi 
que les colons juifs qui avaient subi des pertes consecutives a 
diverses avanies etaient aides « par les vastes espaces de la steppe 
qui attiraient des fugitifs serfs de toutes les regions... Pourchasses 
par les colons sedentaires, ces derniers repondaient par le pillage, 
le vol de betail, l'incendie des maisons ; bien re?us, au contraire, ils 
le faisaient en proposant leur travail et leur savoir-faire. En hommes 
reflechis et pratiques, par instinct de conservation, les cultivateurs 
juifs accueillaient plutot ces fugitifs avec amabilite et empres- 
sement ; en retour, ces derniers les aidaient volontiers aux labours, 
aux semailles et aux moissons » ; d'aucuns, pour mieux se cacher, 
embrassaient la religion juive. « Ces cas venant a s'ebruiter », en 
1820 le gouvernement interdit aux Juifs de se servir de main- 
d'ceuvre chretienne 57 . 

Entre-temps, en 1817, les dix ans pendant lesquels les colons juifs 
Etaient exoneres de redevances s'etaient e'coules, ils devaient 
desormais en payer, a l'instar des paysans de la Couronne. Des peti- 
tions collectives emanant non seulement des colons, mais aussi de 
fonctionnaires, demanderent qu'on prolongeat le privilege pour 
quinze nouvelles annees. Ami personnel d' Alexandre I er , le prince 



57. Ibidem, pp. 13, 95, 109, 144, 505. 

* Membres d'une secle d'anabaptistes, nombreux encore aujourd'hui aux Pays-Bas et 
aux Elats-Unis. 



SOUS ALEXANDRE I" 89 

Golitsyne, ministre de l'lnstruction et des Cukes, egalement charge 
de tous les problemes concemant les Juifs, prit la decision 
d'exempter ceux-ci de la redevance pour cinq ans encore, et de 
reporter le remboursement complet des prets jusqu'a trente ans. « II 
importe de noter, a l'honneur des autorites de Petersbourg, qu'aucune 
requete des Juifs, avant comme maintenant, n'a ete ignoree 58 . » 

Parmi les requetes des colons juifs, Nikitine en a trouve" une 
qui lui a paru particulierement caracteristique : « U experience l'a 
prouve, autant l'agriculture est indispensable a l'humanite, autant 
elle est considdree comme une occupation des plus primaires qui 
exige davantage d'efforts physiques que d'ingeniosite et d'intelli- 
gence : aussi, dans le monde entier, seuls sont affectis a cette occu- 
pation des gens qui, par leur simplicity ne sont pas capables 
d' occupations plus serieuses, lesquelles regroupent la classe des 
industriels et des marchands ; c'est a cette derniere, dans la mesure 
ou elle exige plus de talent et d'education, ou elle concoure plus 
que toutes les autres a la prosperite des nations, qu'a toutes les 
epoques on a accorde estime et respect bien plus qu'aux cultiva- 
teurs. Les representations calomnieuses des Juifs adressees au 
gouvernement ont abouti a priver les Juifs de la liberie d'exercer 
leur metier prefere - le commerce - et a les contraindre a changer 
de condition en devenant cultivateurs, ce qu'on appelle la plebe. 
Entre 1807 et 1809, plus de 120 000 personnes ont 6te chassis 
des villages [pour la plupart vivant du commerce de l'alcool], et 
contraintes de s'installer dans des lieux... inhabited. » D'oii leur 
revendication : leur « rendre a nouveau le statut de bourgeois 
assorti du droit, atteste dans le passeport, de pouvoir partir sans 



59 



». 



entraves, selon le voeu de chacun 

Voila des formules bien pesees et depourvues d'ambigui'te. 

De 1814 a 1823, les exploitations de Juifs n'ont guere prospere. 
Les tableaux statistiques montrent que chaque individu recense" 
mettait en culture moins de deux tiers d' hectare. Comme « ils 
essayaient de couper aux travaux les plus rudes » (aux yeux des 
inspecteurs), ils trouvaient une compensation dans le commerce et 
autres metiers divers w . 



58. Ibidem, pp. 99-102, 105, 146. 

59. Ibidem, pp. 103-109. 

60. Ibidem*, pp. 103-104. 



90 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

Un demi-siecle plus tard, le journaliste juif I. G. Orchanski 
proposait 1' interpretation suivante : « Quoi de plus naturel que les 
Juifs transplanted ici pour s'adonner a F agriculture y aient vu un 
vaste champ vierge d'activites economiques et se soient precipites 
sur celles de leurs occupations coutumieres et favorites qui promet- 
taient dans les villes une recolte plus abondante que celle a laquelle 
ils pouvaient s'attendre en tant que cultivateurs... Pourquoi done 
exiger d'eux qu'ils s'occupent necessairement de travaux agricoles 
qui, a coup sur, ne leur reussiront pas », vu « l'activite bouillon- 
nante qui attire les Juifs dans les villes en formation 61 ». 

Les autorites russes d'alors voyaicnt les choses differemment : 
avec le temps, les Juifs « pourraient devenir des cultivateurs 
utiles », s'ils reprennent « leur condition de bourgeois, ils ne feront 
qu'accroitre le nombre des parasites dans les villes 62 ». Bilan : 
300 000 roubles depenses pour neuf colonies juives, somme 
colossale vu la valeur de la monnaie a cette epoque. 

En 1822 s'etaient ecoulees les cinq annees supplementaires 
exemptes de redevances, mais l'&at des exploitations juives 
exigeait toujours de nouvelles franchises et de nouvelles subven- 
tions : on relevait « Vital d 'extreme pauvrete des colons », lie" 
« & leur faineantise inveteree, aux maladies, a la mortalite, aux 
mauvaises recoltes et a leur ignorance des travaux agricoles 63 ». 

Neanmoins, la jeune generation juive commencait a acquerir 
petit a petit de l'experience en agriculture. Constatant que de 
bonnes recoltes regulieres n'etaient pas du domaine de 1' impos- 
sible, les colons inviterent leurs compatriotes de Bielorussie et de 
Lituanie a venir les rejoindre, d'autant plus qu'on avait connu la- 
bas de mauvaises recoltes ; les families juives affiuerent en masse, 
avec ou sans autorisation, craignant pour 1824, dans la partie occi- 
dentale du pays, la menace d'une expulsion generale ; en 1821, 
nous l'avons deja mentionne, des mesures avaient ete prises pour 
en finir avec les distilleries juives dans la province de Tchemigov, 
puis dans deux ou trois autres. Les gouverneurs des provinces de 
I'Ouest laissaient partir tous les volontaires sans trop s'enquerir 
du point de savoir combien il restait en Nouvelle Russie de terres 



61. Orchanski, pp. 170, 173-174. 

62. Nikitine,p. 114. 

63. Ibidem*, p. 135. 



SOUS ALEXANDRE I" 91 

disponibles devolues aux Juifs. De la-bas, on fit savoir que les 
possibilites d'accueil ne ddpassaient pas 200 families par an, or 
1 800 families s'etaient deja mises en route (les unes s'egaillaient 
dans la nature, les autres s'installaient chemin faisant). Desormais, 
on refusa aux colons toute aide de l'Etat (mais avec maintien de la 
franchise de dix ans pour les redevances) ; cependant les kehalim 
6taient interesses a faire partir les plus pauvres pour avoir moins 
de leurs redevances a payer, et, dans une certaine mesure, ils 
pourvoyaient les partants avec les fonds de la communaute. (Ils 
encourageaient le depart des vieux, des malades, des families 
nombreuses, mais avec peu d'adultes aptes au travail et utiles a 
1' agriculture ; quand les autorit6s exigerent de leur presenter un 
accord ecrit des partants, on leur adressa des listes de signatures 
depourvues de toute signification".) Des 453 families arrivees dans 
les environs de likaterinoslav en 1823, deux seulement furent 
capables de s'installer a leurs propres frais. Or ce qui les y avait 
pouss6es, c'etait le fol espoir de recevoir des aides publiques qui 
auraient pu dispenser les nouveaux arrivants de travailler. De Bielo- 
russie, en 1822, affluerent en Nouvelle Russie 1 016 families : les 
colonies se remplirent rapidement de ces immigrants auxquels on 
offrait une hospitalite provisoirc ; confinement et malproprete" 
engendrerent des maladies 65 . 

Aussi, en 1825, Alexandre I er interdit-il le transfert des Juifs. En 
1824 et 1825, a la suite de nouvelles mauvaises recoltes, les Juifs 
furent soutenus par des prets (mais, pour ne pas leur donner trop 
d'espoirs, on en dissimula l'crigine : ils venaient soi-disant de la 
decision personnelle d'un inspecteur, ou a titre de retribution pour 
quelque travail). On delivra de nouveau des passeports pour que 
les Juifs pussent s'installer dans les villes. Quant a payer des rede- 
vances, meme pour ceux installes la depuis dix-huit ans, il n'en 
6tait plus question 66 . 



64. Ibidem, p. 118. 

65. Ibidem*, pp. 110, 120-129, 132, 144, 471. 

66. Ibidem, pp. 138, 156. 



92 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

Parallelement, en 1823, « un decret de Sa Majeste ordonne... que 
dans les provinces de Bielorussie, les Juifs cessent des 1824 toutes 
leurs activites de distillerie, abandonnent fermages et relais de 
poste » et s'etablissent definitivement « dans les villes et les agglo- 
merations ». Le transfert fut mis en ceuvre. En Janvier 1824, environ 
20 000 personnes avaient deja 6te d^placees. L'Empereur exigea de 
veiller a ce que les Juifs soient « pourvus en activites et en subsis- 
tance » lors de ce displacement, « afin que, restes sans port d' at- 
tache, ils ne souffrent, dans ces conditions, de besoins encore plus 
criants pour ce qui concerne leur nourriture 67 ». La creation d'un 
comite compost de quatre ministres (quatrieme « cabinet minis- 
teriel » cree" pour les affaires juives) ne donna aucun resultat 
tangible ni en matiere de financement, ni dans l'habilite' de 1' admi- 
nistration, ni dans la structure sociale de la societe juive, impossible 
a rebatir de l'exterieur. 

En cela, comme pr£c6demment en maints autres domaines, l'em- 
pereur Alexandre I er nous apparait velleitaire dans ses 61ans, 
inconstant et inconsequent dans sa volonte (comme nous le voyons 
passif face au renforcement des societe\s secretes qui preparaient le 
renversement du trone). Mais en aucun cas il ne faut imputer ses 
decisions a un manque d'egards pour les Juifs. Bien au contraire, 
il 6tait a l'ecoute de leurs besoins et, meme durant la guerre de 
1812-1814, il avait garde au Grand Quartier g6n6ral les delegues 
juifs Ziindel Sonnenberg et Leisen Dillon qui « defendaient les 
interets des Juifs ». (Dillon, il est vrai, allait bientot etre juge pour 
s'etre approprie 250 000 roubles de deniers publics et pour avoir 
ex torque des fonds aux proprietaires terriens. Sonnenberg, par 
contre, resta longtemps Tun des intimes d' Alexandre.) Sur ordre du 
tsar (1814) fonctionna pendant plusieurs annees a Petersbourg une 
deputation juive permanente pour laquelle les Juifs avaient eux- 
memes reuni des fonds, « car on pr^voyait d' importances ddpenses 
secretes au sein des administrations gouvernementales ». Ces 
deputes demandaient que «dans toute la Russie, les Juifs aient 
droit de se livrer « au commerce, au fermage et a la distillation de 
l'eau-de-vie », que leur soient accordes « des privileges en matiere 
d' imposition », que leur soient «remis les arrier6s », que ne soit 
plus limite le nombre des Juifs admis a etre membres de la 



67. Hessen, 1. 1, pp. 205-206. 



SOUS ALEXANDRE I" 93 

magistrature ». L'Empereur les 6couta avec bienveillance, fit des 
promesses, mais aucune mesure concrete ne fut prise 68 . 

En 1817, la Societe missionnaire anglaise envoya en Russie 
l'avocat Louis Weil, militant de l'egalit6 des droits pour les Juifs, 
dans le but spiScifique de se familiariser avec la situation des Juifs 
de Russie : il eut un entretien avec Alexandre I er a qui il remit une 
note. « Profondement convaincu que les Juifs representaient une 
nation souveraine, Weil affirmait que tous les peuples Chretiens, 
puisqu'ils avaient requ le salut des Juifs, devaient leur rendre les 
plus hauts hommages et leur temoigner leur reconnaissance par des 
bienfaits. » En cette derniere periode de sa vie, empreinte de dispo- 
sitions mystiques, Alexandre devait etre sensible a de tels argu- 
ments. Lui-meme comme son gouvcrnement redoutaient « de 
toucher d'une main imprudente aux regies religieuses » des Juifs. 
Alexandre nourrissait un grand respect pour le peuple venerable de 
l'Ancienne Alliance et compatissait a sa situation prcsente. De la 
ses recherches utopiques en vue de faire acceder ce peuple au 
Nouveau Testament. A cet effet fut creee en 1817, avec le concours 
de l'Empereur, la Societe des Chretiens dTsrael, e'est-a-dire des 
Juifs convertis au christianisme (pas necessairement a l'ortho- 
doxie), auxquels echurent d'appreciables privileges : ils avaient le 
droit, partout en Russie, « de commercer et d'exercer divers metiers 
sans s'inscrire dans les guildes ou les ateliers », et ils etaient 
« affranchis, eux et leurs descendants, pour toujours, de tout service 
civil et militaire ». Neanmoins, cette societe ne connut aucun afflux 
de Juifs convertis et cessa bientot d'exister 69 . 

Les bonnes dispositions d'Alexandre I cr a l'egard des Juifs firent 
qu'il mit toute sa conviction a faire cesser les accusations de 
meurtres rituels qui s'elevaient contre eux. (Ces accusations etaient 
inconnues en Russie jusqu'au partage de la Pologne d'ou elles 
vinrent. En Pologne, elles apparaissent au xvi° siecle, transmises 
d'Europe ou elles ont vu le jour en Angleterre en 1144 avant de 
refaire surface au xn e -xm e siecle en Espagne, en France, en Alle- 
magne et en Grande-Bretagne. Papes et monarques les combattirent 
sans qu'elles disparussent ni au xrv e ni au xv c siecle.) Le premier 
proces en Russie eut lieu a Senno, dans les environs de Vitobsk, en 



68. Ibidem, pp. 176-181 ; EJ, t. 7, pp. 103-104. 

69. Hessen, 1. 1, pp. 180, 192-194. 



94 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

1799, et les accuses furent relaches faute de preuves. Le proces de 
Grodno (1816) fut non seulement arrete «par decision de Sa 
Majeste », mais incita le ministre des Cultes, Golitsyne, a envoyer 
aux autorites de toutes les provinces l'injonction suivante : 
desormais, ne pas accuser les Juifs « d' avoir mis a mort des enfants 
Chretiens sans preuve, sur la seule foi de prejugeV ». En 1822- 
1823, une autre affaire de ce genre eclata a Velije, toujours dans 
la province de Vitobsk. Mais la cour decreta en 1824 : « Les Juifs 
que de nombreux tcmoignages incertains de Chretiens suspectent 
d' avoir tue ce gar9on, pretendument pour recuperer son sang, 
doivent etre exondres de tout soup9on 71 . » 

N6anmoins, en vingt-cinq ans de regne, Alexandre I er ne s'est 
pas suffisamment penche sur la question pour concevoir et mettre 
en pratique une solution methodique, satisfaisante pour tous, sur le 
probleme juif tel qu'il se posait alors en Russie. 

Comment agir, que faire avec ce peuple separe qui ne s'est pas 
encore greffe sur la Russie et qui ne cesse de croitre en nombre, 
voila egalement la question a laquelle le decabriste Pestel, opposant 
a l'Empereur, chercha une reponse pour la Russie de l'avenir qu'il 
se proposait de diriger. Dans La Write de la Russie, il proposa 
deux solutions. Ou bien faire en sorte que les Juifs se fondissent 
pour de bon dans la population chr&ienne de la Russie : « Avant 
tout, il faut se donner pour but d'ecarter l'effet, nuisible pour les 
Chretiens, du lien etroit qui unit les Juifs entre eux ou qui est dirige 
contre les Chretiens, ce qui isole completement les Juifs de 1' en- 
semble des autres citoyens... Convoquer les plus savants parmi les 
rabbins et les personnalites juives les plus avisees, ecouter leurs 
propositions et prendre ensuite des mesures... Si la Russie n'expulse 
pas les Juifs, d'autant moins ces derniers doivent-ils adopter des 
attitudes inamicales en vers les Chretiens. » La seconde solution 
« consisterait a aider les Juifs a creer un Etat separe dans l'une des 
regions d'Asie Mineure. A cet effet, il convient de fixer un point 
de rassemblement pour le peuple juif et d'y envoyer plusieurs 
armces pour le soutenir » (on n'est pas tres loin ici de la future id6e 
sioniste). Les Juifs russes et polonais reunis formeront un peuple 
de plus de deux millions d'ames. « Une telle masse d'hommes en 



70. PEJ, t. 4, pp. 582-586 ; Hessen, 1. 1, p 183. 

71. Hessen*, t.\, pp. 211-212. 



SOUS ALEXANDRE I" 95 

quete d'une patrie n'aura pas de mal a vaincre les obstacles que lui 
opposeront les Turcs. Traversant la Turquie d' Europe, ils passeront 
en Turquie d'Asie et occuperont la suffisamment de place et de 
terres pour creer un Etat specifiquement juif. » Cependant, Pestel 
reconnait qu'« une entreprise aussi gigantesque exige des circons- 
tances particulieres et un esprit d'entreprise qui tiendrait du 
genie 72 ». 

Nikita Mouraviev, autre decabristre, stipulait dans son projet de 
Constitution que « les Juifs peuvent jouir des droits civiques dans 
les lieux ou ils habitent, mais que la liberte de s'installer en d'autres 
lieux dependra des decisions particulieres de 1' Assembled popu- 
laire supreme 73 ». 

Cependant, les instances propres a la population juive, les 
kehalim, s'opposaient de toutes leurs forces a I'immixtion du 
pouvoir etatique et a toute influence exterieure. Sur ce sujet, les 
opinions divergent. Du strict point de vue religieux, comme Pexpli- 
quent nombre d'auteurs juifs, vivre dans la diaspora est un 
chatiment historique qui pese sur Israel pour ses anciens peches. D 
faut assumer la dispersion pour meriter de Dieu le pardon et le 
retour en Palestine. Pour cela, il faut vivre sans faillir selon la Loi 
et ne point se meler aux peuples environnants : la est Pepreuve. 
Mais, pour un historien juif liberal du debut du xx c siecle, « la 
classe dominante, incapable du moindre travail creatif, sourde aux 
influences de son epoque, a consacre toute son 6nergie a preserver 
des atteintes du temps, aussi bien exterieures qu'interieures, une 
vie nationale et religieuse petrifiee ». Le kahal etouffait drasti- 
quement les protestations des plus faibles. « La reforme culturelle 
et educative de 1804 se borna a estomper en surface le caractere 
etranger et separe des Juifs, sans recourir a la contrainte », voire 
« en menageant meme les prejuges » ; « ccs decisions ont seme un 
grand trouble au sein du kahal..., en ce qu'elles recelaient une 
menace pour le pouvoir qu'il exercait sur la population » ; dans le 
Reglement, le point le plus sensible pour le kahal « 6tait Pinter- 
diction de livrer Pinsoumis au herem », ou, plus severe encore, le 
constat que, « pour maintenir la population dans une soumission 
servile a un ordre social qui s'etait constitu^ depuis des siecles, il 



72. Pestel. pp. 52-53. 

73. Hessen*, t. 2, p. 18. 



96 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

etait interdit dc changer de costume 74 ». Mais, on ne saurait non 
plus le nier, les kehalim avaient aussi, pour la vie des Juifs, des 
prescriptions regulatrices raisonnables, comme la regie du khasaki 
permettant ou interdisant aux mcmbres de la communaute de 
prendre tel fermage ou de choisir telle occupation, ce qui mettait 
un terme a la concurrence excessive entre Juifs 75 . «Tu ne depla- 
ceras pas les bornes de ton voisin » (Deuteronome, XIX, 14). 

En 1 808, un Juif non identifie transmit anonymement (craignant 
les represailles du kahal) au ministre des Affaires interieures une 
note intitulee : « Quelques remarques conccrnant l'amenagement 
de la vie des Juifs ». II y ecrivait : « Beaucoup ne considerent pas 
comme sacres les innombrables rites et regies... qui detournent 1' at- 
tention de tout ce qui est utile, asservissent le peuple aux prejuges, 
prennent par leur multiplication enormement de temps et privent 
les Juifs "de l'avantage d'etre de bons citoyens". » II notait que 
« les rabbins, ne poursuivant que leur interet, ont enserre' la vie 
dans un entrelacs de regies », ont concentre entre leurs mains toute 
I'autorite policiere, juridique et spirituelle ; « plus precisement, 
1' etude du Talmud et l'observance des rites comme moyen unique 
de se distinguer et d'acquerir de l'aisance sont devenus "le reve et 
l'aspiration premiere des Juifs" » ; et bien que le Reglement gou- 
vernemental « ait limite les prerogatives des rabbins et des kelahim, 
"1' esprit du peuple est reste le meme" ». L'auteur de cette note 
consideYait « les rabbins et le kahal comme les principaux respon- 
sables de 1' ignorance et de la misere du peuple 76 ». 

Un autre homme public juif, Guiller Markevitch, originaire de 
Prusse, ecrivit que les membres du kahal de Vilnius, avec l'aide de 
1' administration locale, cxercaient une severe repression a 1'en- 
contre de tous ceux qui denoncaient leurs agissements illegaux ; 
prives desormais du droit au herem, ils maintenaient leurs accusa- 
teurs de longues annees en prison, et si d'aventure 1'un de ceux-ci 
arrivait a faire passer un message de sa cellule aux autorites 
superieures, « ils l'expediaient sans autre forme de proces dans 
1' autre monde ». Quand ce genre de crime etait devoile, « le kahal 
depensait de grosses sommes pour etouffer 1' affaire 77 ». On trouve 



74. Hessen, I. 1, pp. 169-170. 

75. Ibidem, p. 51 ; EJ. t. 14, p. 491. 

76. Hessen, t. 1, pp. 171-173. 

77. Hessen*, t. 2, pp. U-13. 



SOUS ALEXANDRE I" 97 

chez d'autres historiens juifs des exemples d'assassinats direc- 
tement commandites par le kahal. 

Dans leur opposition aux mesures gouvernementales, les kehalim 
s'appuyaicnt essenticllcmcnt sur le sens religieux de leur action ; 
ainsi « l'union du kahal et des rabbins, desireux de maintenir leur 
pouvoir sur les masses, faisait croire au gouvernement que tout acte 
d'un Juif etait soumis a telle ou telle prescription religieuse ; le role 
de la religion s'en trouvait ainsi majore. De ce fait, les gens de 
1' administration voyaient dans les Juifs non des membres de grou- 
pes sociaux differents, mais une seule entite etroitement soudee ; 
les vices et infractions des Juifs s'expliquaient non par des motifs 
individuels, mais par "le pretendu amoralisme foncier de la 
religion juive 7 *" ». 

« L'union des kehalim et des rabbins ne voulait rien voir ni 
entendre. Ellc etendait sa chape de plomb sur les masses. Le 
pouvoir du kahal ne fit que s'amplifier alors meme que les droits 
des anciens et des rabbins avaient ete limites » par le Reglement 
de 1804. « Cette deperdition se trouve compensee par le fait que le 
kahal acquit - il est vrai, seulement dans une certaine mesure - le 
role d'une administration representative dont il avait joui en 
Pologne. Ce renforcement de son autoritc, le kahal le devait a l'ins- 
titution des deputes. » Cette deputation des communautes juives 
etablies dans les provinces occidentales, chargee de debattre a loisir 
avec le gouvernement des problemes de la vie juive, avait ete elue 
en 1807 et a siege par intermittence pendant dix-huit ans. Ces 
deputes chercherent avant tout a ce qu'on rendit aux rabbins le droit 
au herem ; ils « declarerent que priver les rabbins du droit de 
chatier les desobeissants est contraire "au respect religieux" que les 
Juifs "sont tenus de par la Loi d'avoir pour les rabbins". » Ces 
deputes r6ussirent a persuader les membres du Comite (du senateur 
Popov, 1809) que l'autorite des rabbins constituait un soutien pour 
le pouvoir gouvernemental russe. « Les membres du Comite n'ont 
pas resiste devant la menace de voir les Juifs qui echapperaient a 
l'autorite des rabbins verser dans la depravation » ; le Comite - 
«6tait pret a maintenir dans son integrite toute cette structure 
archai'que pour eviter les terribles consequences qu'evoquaient les 
deputes... Ses membres ne chercherent pas a savoir qui done les 



78. Ibidem, t. 1, p. 195. 



98 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

deputes consideraient comme des "contrcvenants a la loi spiri- 
tuelle" ; ils ne se doutaient pas qu'il s'agissait de ceux qui aspi- 
raient a 1' education » ; les deputes « employerent tous leurs efforts 
a renforccr l'autoritc du kahal et a tarir a sa source le mouvement 
vers la culture 79 ». Ils reussirent a faire differer les limitations prises 
auparavant au port du costume juif traditionnel, lequel remontait au 
Moyen Age et separait de fa?on si flagrante les Juifs du monde 
environnant. Meme a Riga, « la loi qui prescrivait aux Juifs de 
porter un autre habit n'etait appliquee nulle part», et elle fut 
rapportee par l'Empereur en personne - dans l'attente d'une 
legislation nouvelle 80 ... 

Toutes les requetes des deputes ne furent pas satisfaites, loin de 
la. II y fallait de V argent et, « pour en obtenir, les deputes faisaient 
peur a leurs communautes en leur annoncant sous de sombres 
couleurs les intentions du gouvernement et en amplifiant les 
rumeurs de la capitale ». En 1820, Markevitch accusa les deputes 
« de repandre intentionnellement de fausses nouvelles... pour forcer 
ainsi la population a verser au kahal les sommes exigees 81 ». 

En 1825, l'institution des deputes juifs fut supprimee. 

L'une des sources de la tension entre les autorites et les kehalim 
residait dans le fait que ces derniers, seuls autorises a prelever la 
capitation sur la population juive, « dissimulaient les "ames" lors 
des recensements » et en celaient une grande quantite. « Le gouver- 
nement pensait connaitre les effectifs exacts dc la population juive 
afin d'exigcr le montant correspondant de la capitation », mais il 
avait bcaucoup de mal a l'etablir 82 . Par exemple, a Berditchev, « la 
population juive non recensee... representait regulierement pres de 
la moitie du nombre reel des habitants juifs 83 ». (Selon les donnees 
officielles que le gouvernement avait reussi a etablir pour 1818, 
les Juifs etaient 677 000, chiffre deja important ; par exemple, par 
comparaison avec 1812, le nombre des individus males avait subi- 
tement double... - mais il s'agissait encore d'un chiffre minore, car 
il fallait y ajouter pres de 40 000 Juifs du royaume de Pologne.) 
Meme avec ces chiffres minores par les kehalim, il y avait chaque 



79. Ibidem, pp. 173-175. 

80. Ibidem*, pp. 191-192. 

81. Ibidem, p. 209. 

82. Ibidem, p. 178. 

83. Orclianski, p. 32. 



SOUS ALEXANDRE l CT 99 

annee des impots non recouvres ; et non seulement ils n'etaient pas 
ensuite recup6res, mais ils augmentaient d'annee en annee. 
Alexandre I er en personne fit part aux repnSsentants juifs de son 
mecontentement a voir tant de dissimulations et tant d'arrerages 
(sans parler de 1'industrie de la contrebande). En 1817 furent 
decrees la remission de toutes les amendes et majorations, de 
toutes les penalites et de tous les arrieres, le pardon accorde a tous 
ceux qui avaient ete sanctionnes pour n' avoir pas recense - correc- 
tement les « ames », mais a condition que, desormais, les kehalim 
fournissent des donnees honnetes 84 . Mais « aucune amelioration ne 
s'ensuivit. En 1820, le ministre des Finances annonga que toutes 
les mesures destinees a assainir la situation 6conomique des Juifs 
restaient sans resultat... De nombreux Juifs vagabondaient sans 
papier d'identite" ; un nouveau recensement fit 6tat d'un nombre 
d'ames deux a trois fois sup£rieur (si ce n'est plus) aux statistiques 
qui avaient 6t6 precedemment fournies par les societes juives 85 ». 

Or la population juive ne cessait d'augmenter. La plupart des 
chercheurs voient l'une des principales raisons de cette croissance 
dans la coutume, etablie a cette epoque chez les Juifs, des manages 
precoces : des 13 ans pour les garcons, des 12 ans pour les filles. 
Dans la note anonyme de 1808 citee plus haut, l'auteur juif inconnu 
ecrit que cette coutume des unions precoces « est a la racine de 
maux innombrables » et empeche les Juifs de se debarrasser « de 
coutumes et agissements inveteres qui attirent sur eux 1' indignation 
generale et nuisent a eux-memes comme aux autres ». La tradition 
chez les Juifs veut alors que « ceux qui ne sont pas maries dans 
leur jeune age soient mepris^s et que meme les plus demunis 
puisent dans leurs dernieres ressources pour marier leurs enfants le 
plus tot possible, bien que ces jeunes maries encourent les vicissi- 
tudes d'une existence miserable. Les manages precoces ont ete 
introduits par les rabbins qui en tiraient profit. Et sera mieux a 
meme de contracter un mariage profitable quiconque mettra tout 
son zele a etudier le Talmud et a observer strictement les rites. 
Ceux qui se sont maries tot ne sont en effet occupes qu'a etudier 
le Talmud, et quand enfin arrive le temps de mener une existence 
autonome, ces peres de famille, mal prepares au travail, ignorant 



84. Hessen, t. 1, pp. 178-179. 184, 186. 

85. Ibidem, t. 2, pp. 62-63. 



100 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

tout de la vie active, se tournent vers la fabrication d'alcool et le 
petit commerce ». II en va de meme dans l'artisanat : « En se 
mariant, l'apprenti de quinze ans n'apprend plus son metier, mais 
devient son propre patron et ne fait que gacher le travail 86 . » (Au 
milieu des annees 20, « dans les provinces de Grodno et de Vilnius, 
la rumeur courut qu'il serait interdit de contracter mariage avant la 
majorite », c'est pourquoi « on se mit a conclure a la hate des 
mariages entre enfants qui n'avaient guere plus de 9 ans 87 ».) 

Ces mariages precoces debilitaient la vie populaire des Juifs. 
Comment un tcl essaimage, une telle densification de la population, 
une telle concurrence dans des occupations similaires n'auraient-ils 
pas engendre la misere ? La politique des kehalim concourait « a 
l'aggravation de la situation materielle des Juifs 88 ». 

Menashe Ilier, distingue" talmudiste mais aussi partisan des 
Lumieres, publia en 1807 un livre qu'il fit parvcnir aux rabbins 
(rapidement retire de la circulation par le rabbinat, tandis que son 
second livre allait etre voue a un autodafe massif) : il y relevait 
« les aspects tenebreux de la vie juive. La misere, disait-il, est inha- 
bituellement grande, mais peut-il en etre autrement quand, chez les 
Juifs, il y a beaucoup plus de bouches a nourrir que de mains pour 
travailler ? D importe de faire comprendre aux masses qu'il faut 
gagner sa vie a la sueur de son front... Les jeunes gens, qui n'ont 
aucun revenu, contractent mariage en comptant sur la misericorde 
de Dieu et sur la bourse de leur pere, et quand ce soutien vient a 
faire defaut, charges de famille, ils se jettent sur la premiere occu- 
pation venue, fut-elle malhonnete. En foule ils s'adonnent au 
commerce, mais comme celui-ci ne peut pas les nourrir tous, ils 
sont obliges de recourir a la duperie. Voila pourquoi il est souhai- 
table que les Juifs se tournent vers 1' agriculture. Une arm6e de 
desoeuvres, sous des dehors de "gens instruits", vivent grace a la 
charite et aux depens de la communauti. Personne n'a cure du 
peuple : les riches ne pensent qu'a s'enrichir, les rabbins qu'aux 
disputes entre hassidim et minagdes » (Juifs orthodoxes), et le seul 
souci des activistes juifs est de court-circuiter « le malheur qui se 



86. Ibidem*, t. 1. pp. 171-172. 

87. Ibidem, 1. 2. p. 56. 

88. Ibidem, I I, p. 210. 



SOUS ALEXANDRE I" 101 



presente sous la forme des arretes gouvernementaux, meme si ces 



89 



». 



derniers concourent au bien du peuple 

Ainsi « la grande majorite des Juifs de Russie vivaient du petit 
negoce, de rartisanat et de la petite industrie, ou servaient d'inter- 
m^diaires » ; « ils ont inonde les villes de manufactures et de 
commerces de detail 90 ». Comment la vie economique du peuple 
juif pouvait-elle etre saine dans ces conditions ? 

Toutefois, un auteur juif bien plus tardif, du milieu du xx e siecle, 
a pu ecrire en evoquant ce temps : « D est vrai, la masse juive 
vivait chichcment, pauvrement. Mais la communaute juive dans son 
ensemble n'etait pas miserable 91 . » 

La ne manqueront pas d'interet des temoignages plutot inat- 
tendus : la vie des Juifs dans les provinces occidentales vue par les 
participants a l'expedition napoleonienne de 1812 qui a preci- 
s£ment traverse cette region. Aux abords de Dochitsa, les Juifs 
« sont riches et aises, ils font du commerce intensif avec la Pologne 
russe et se rendent meme a la foire de Leipzig ». A Gloubokie, 
« les Juifs avaient le droit de distiller Talcool et de fabriquer de la 
vodka et de 1'hydromel », ils « affermaient ou possedaient cabarets, 
auberges et relais situes sur les grandes routes ». Les Juifs de 
Mohilev vivent dans l'aisance, commercent sur une grande echelle 
(bien qu'« autour regne une misere terrible »). « Presque tous les 
Juifs de ces endroits avaient un brevet les autorisant a vendre de 
l'eau-de-vie. Les operations financieres y dtaient largement deve- 
loppees. » Voici encore le temoignage d'un observateur impartial : 
« A Kiev, les Juifs ne se comptent plus. » La vie juive a pour carac- 
teristique generate l'aisance, bien que celle-ci ne soit pas lc lot 
de tous 92 . 

Sur le plan de la psychologie et de la vie quotidienne, les obser- 
vateurs relevent chez les Juifs russes les « traits specifiques » 
suivants : « une constante preoccupation concernant... leur destin, 
leur identite... comment lutter, se defendre... ». « La cohesion 
decode des coutumes etablies : l'existence d'une structure sociale 
autoritaire et puissante chargee de preserver... 1'originalite du mode 



89. Ibidem, pp. 170-171 ; EJ, t. 10, pp. 855-857. 

90. Hessen,t l.pp. 190,208. 

91. B. C. Dinour, Religiozno-natsionalnyj oblik rousskoo evrei'stva (La physionomie 
religieuse et nationale des Juifs russes), in LMJR-1, p. 318. 

92. Pozner, in MJ-1, pp. 61, 63-64. 



102 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

de vie » ; « l'adaptation aux conditions nouvelles est dans une tres 
large mesure collective » et non pas individuelle 93 . 

II faut rendre justice a cette unite organique fonciere qui, dans la 
premiere moitie du xix e siecle, « a confcre au monde juif russe son 
aspect original. Ce monde etait compact, organique, en butte a des 
vexations, non epargne par les souffrances et les privations, mais 
c'etait un monde en soi. L'homme n'y etouffait pas. Dans ce monde, 
on pouvait eprouver de la joie de vivre, on pouvait trouver sa nour- 
riture... a la fois materielle et spirituelle, on pouvait construire sa 
vie a son gout et a sa fa9on... Fait capital : la dimension spirituelle 
de la collectivite etait liee a un savoir traditionnel et a la langue 
hebraique 94 ». 

Mais, dans le meme recueil consacre au monde juif russe, un 
autre auteur note que « 1' absence de droits, la misere mat6rielle, 
1' humiliation sociale ne permettaient guere au respect de soi de se 
developper parmi le peuple 95 ». 



Complexe est done le tableau que nous avons present^ ici de 
ces annees, comme Test presque tout probleme lie au monde juif. 
Dorenavant, tout au long de notre developpement, il ne faudra pas 
perdre de vue cette complexite, mais 1' avoir constamment presente 
a 1' esprit, sans se laisser troubler par les contradictions apparentes 
entre les differents auteurs. 

« Jadis, avant d'etre expulses d'Espagne, les Juifs [de Test de 
l'Europe] marchaient a la tete des autres peuples ; aujourd'hui [dans 
la premiere moitie du xvm c siecle], leur appauvrissement culturel 
est total. Priv6s de droits, coupes du monde environnant, ils se 
sont replies sur eux-memes. La Renaissance est passee a cote" d'eux 
sans les concerner, de meme que le mouvement intellectuel du 
xvni e siecle en Europe. Mais ce monde juif etait en lui-meme 
solide. Entrave par d'innombrables commandements et interdits 
religieux, le Juif non seulement n'en souffrait pas, mais voyait 
en eux la source de joies infinies. Chez lui 1' intelligence trouvait 



93. Dinour, LMJR-1, pp. 61, 63-64. 

94. Ibidem, p. 318. 

95. J. Mark, Literatoura na idich v Rossii (La litterature en langue yiddish en Russie), 
inLMJR-I,p.520. 



SOUS ALEXANDRE I" 103 

satisfaction dans la subtile dialectique du Talmud, le sentiment dans 
le mysticisme de la Kabbale. Meme 1' etude de la Bible £tait 
releguee au second plan, et la connaissance de la grammaire etait 
considered prcsquc comme un crime 9 ''. » 

La forte attirance des Juifs pour les Lumieres commenca en 
Prusse durant la seconde moitie du xvm e siecle et recut le nom de 
Haskala (ere des Lumieres). Ce reveil intellectuel traduisit son desir 
de s'initier a la culture europeenne, de rehausser le prestige du 
judaisme humilie face aux autres peuples. Parallelement a 1' etude 
critique du passe juif, les militants de la Haskala (les maskilim 
[« eclaires », « instruits »]) voulaient unir harmonieusement culture 
juive et savoir europeen 97 . Dans un premier temps, « ils avaient 
1' intention de rester fideles au judaisme traditionnel, mais, dans 
leur 61an, ils se mirent a sacrifier la tradition juive et a prendre le 
parti de 1' assimilation en montrant de surcroit du mepris... pour la 
langue de leur peuple 98 » (c'est-a-dire le yiddish). En Prusse, ce 
mouvement dura le temps d'une generation, mais il gagna rapi- 
dement les provinces slaves de l'empire, la Boheme et la Galicie. 
En Galicie, les partisans de la Haskala, davantage encore enclins a 
1' assimilation, se tenaient deja prets a introduire les Lumieres par 
la force, et meme « assez souvent recouraient pour cela" » a 1'aide 
des autorites. La frontiere entre la Galicie et les provinces occiden- 
tales de la Russie etait permeable aux individus comme aux 
influences. Avec un retard d'un siecle, le mouvement finit par 
penetrer en Russie. 

En Russie oil, des le debut du xix e siecle, le gouvernement 
« s'efforcait precisement de vaincre le "particularisme" juif en 
dehors de la religion et du culte », ainsi que le specifie par euphe- 
misme un auteur juif 100 , confirmant par la que ce gouvernement 
n'entravait pas la religion des Juifs ni leur vie religieuse. Nous 
avons deja vu que le Reglement de 1804 ouvrait grandes, sans 
limitations ni reserves, a tous les enfants juifs les portes des 



96. EJ, t. 6. p. 92. 

97. Ibidem, pp. 191-192. 

98. J. Kissine, Rasmychlenia o ousskom evrei'stve i ego lileraloure (Reflexions sur le 
judaisme russe et sa littcrature), in Evrei'skii mir. 2, New York, ed. de l'Union des Juifs 
russes, 1944, p. 171. 

99. EJ, t. 6, pp. 192-193. 

100. Dinour, LVJR-1, p. 314. 



104 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

ecoles primaries, des etablissements secondaires et des universites. 
Mais ! - « tuer dans l'ceuf cette reforme educative et culturellc, 
voila a quoi tendaient tous les efforts de la classe dominante 
juive 101 » ; « le kahal s'efforcait d'eteindre les moindres lueurs des 
Lumieres 102 ». Pour « preserver dans son integrite l'ordre religieux 
et social etabli..., le rabbinat et le hassidisme s'acharnaient de 
conserve a eradiquer les jeunes pousses de l'education lai'que 103 ». 

Ainsi, « les grandes masses de la Zone de residence eprouvaient 
pour l'ecole russe horreur et suspicion, et ne voulaient pas en 
entendre parler 1(W ». En 1817, puis en 1821, dans differentes 
provinces, on a releve des cas ou les kehalim empechaient les 
enfants juifs d'apprendre la langue russe dans quelque ecole que ce 
fut. Les deputes juifs a Petersbourg repetaient avec insistance 
qu'«ils n'estimaient pas necessaire l'ouverture d'ecoles juives » 
ou Ton enseignerait d'autres langues que l'hebrai'que 105 . lis ne 
reconnaissaient que le heder (ecole elementaire de langue juive) et 
la yeshiva (6cole superieure destinee a approfondir la connaissance 
du Talmud) ; « presque toute communaute importante » avait sa 
yeshiva 106 . 

La masse juive en Russie etait ainsi comme entravee et ne 
pouvait se liberer clle-meme. 

Mais de son sein sont aussi issus les premiers protagonistes de 
la culture, impuissants toutcfois a faire bouger les choses sans 
l'aide des autorites russes. En premier lieu Isaac-Ber Levinson, 
savant qui avait vecu en Galicie oil il avait ete en contact avec 
les militants du Haskala : il considerait non seulement le rabbinat, 
mais egalement les hassidim comme responsables de beaucoup 
des malheurs populaires. Se fondant sur le Talmud meme et sur la 
litterature rabbinique, il demontrait, dans son livre Instruction a 
Vadresse d' Israel, qu'il n'est nullement interdit aux Juifs de 
connaitre les langues etrangeres, surtout la langue officielle du 
pays oil ils vivent, si necessaire dans la vie privee aussi bien 



101. Hessen, p. 160. 

102. Ibidem, p. 160. 

103. Ibidem, t. 2, p. 1. 

104. /. M. Troitski, Evrei v rousskoi chkole (Les Juifs dans l'ecole russe), in LVJR-1, 

p. 350. 

105. Hessen*, 1. 1, pp. 188-189. 

106. Dinour, LVJR-1, p. 315. 



SOUS ALEXANDRE I" 105 

que publique ; que la connaissance des sciences profanes ne 
presente pas de menaces pour le sentiment national et religieux ; 
enfin, que la predominance des occupations commerciales est en 
contradiction avec la Torah comme avec la raison, et qu'il importe 
de developper le travail productif. Mais, pour editer son livre, 
Levinson dut utiliser une subvention du ministere de l'Education ; 
du reste, lui-meme etait persuade que la reforme culturelle au sein 
du judai'sme ne pourrait se realiser qu'avec le soutien des auto- 
rites superieures l07 . 

Ce fut ensuite Gueseanovski, instituteur a Varsovie, qui, dans 
une note aux autorites, sans s'appuyer sur le Talmud, mais au 
contraire en s'opposant a lui, imputait au kahal et au rabbinat « la 
stagnation spirituelle qui avait comme pctrifie le peuple » ; seul, 
disait-il, l'affaiblissement de leur pouvoir permettrait d'introduire 
1'ecole laique ; il fallait controler les melamed (instituteurs du 
primaire) et n*admettre a enseigner que ceux qui seraient pedagogi- 
quement et moralcment convenables ; ecarter le kahal de l'admi- 
nistration financiere ; et relever l'age des contrats nuptiaux. 

Bien avant eux, dans sa note au ministre des Finances, Guiller 
Markevitch, deja cite, ecrivait egalement que, pour sauver le peuple 
juif du declin spirituel et economique, il fallait supprimer les 
kehalim, apprendre aux Juifs les langues, organiser pour eux le 
travail dans les fabriques, mais aussi les autoriser a se livrer 
librement au commerce dans tout le pays et a utiliser les services 
de Chretiens. 

Plus tard, dans les annees 30, Litman Feiguine, marchand de 
Tchernigov et grand fournisseur, reprit l'essentiel de ces arguments 
avec encore plus d'insistance, et, par l'entremise de Benkendorf*, 
sa note aboutit entre les mains de Nicolas I er (Feiguine beneficiait 
du soutien des milieux bureaucratiques). II defendait le Talmud, 
mais reprochait aux melamed d'etre « les derniers des ignares »..., 
d' enseigner une theologie « fondee sur le fanatisme », d'inculquer 
aux enfants « le mepris des autres disciplines ainsi que la haine 
des heterodoxes ». Lui aussi jugeait indispensable de supprimer les 
kehalim. (Hessen, ennemi jure du systeme du kahal, affirme que 



107. Hessen, t. 2, pp. 4-7. 

* Comte Alexandre Benkendorf (1783-1844), nommd en 1814 par Nicolas I cl 
commandant des gendarmes et de la 1I1 C Section (le service de renseignement). 



106 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

celui-ci, « par son despotisme », suscita chez les Juifs « un ressen- 
timent obscur 108 ».) 

Long, bien long fut cependant le chemin qui permit a l'education 
lai'que de penetrcr en milieu juif. En attendant, les seules exceptions 
etaient Vilnius ou, sous l'influence des relations avec l'Allemagne, 
s'etait renforce le groupe des intcllectuels maksilim, et Odessa, 
recente capitale de la Nouvelle Russie, abritant de nombreux Juifs 
issus de Galicie (de par la permeabilite des frontieres), peuplee de 
nationaliles diverses et en proie a une intense activite commerciale, 
- de ce fait, le kahal ne s'y sentait pas puissant, 1' intelligentsia 
avait au contraire le sentiment de son inddpendance et se fondait 
culturellement (par la facon de s'habiller, par tout l'aspect exte- 
rieur) dans la population environnante" N . Bien que, meme la, « la 
majorite des Juifs odessites fussent opposes a la creation d'un 
etablissement d'enseignement general"" », grace essentiellement 
aux efforts de 1' administration locale, dans les annees 30, a Odessa 
comme a Kichinev furent creees des ecoles laiques juives de type 
prive qui connurent le succes" 1 . 

Puis, au fil du xix e siecle, cette percee des Juifs russes vers Tedu- 
cation s'intensifia irresistiblement et allait avoir des consequences 
historiques pour la Russie comme pour toute l'humanite du 
xx e siecle. Grace a un grand effort de volonte, le judai'sme russe 
reussit a se liberer de l'etat de stagnation menacante dans lequel il 
se trouvait et a acceder pleinement a une vie riche et diversifiee. 
Des le milieu du xrx c siecle, on discernait nettement les signes d'un 
renouveau et d'un 6panouissement tout proche dans le judai'sme 
russe, mouvement d'une haute signification historique qu'a cette 
epoque nul n' avait encore pressenti. 



108. Hessen, t. 2, pp. 8-10 ; EJ, t. 15, pp. 198. 

109. Hessen, t. 2, pp. 2-3. 

110. EJ, t. 11, p. 713. 

111. Troitski, inLMJR-1, p. 351. 



Chapitre 3 
SOUS NICOLAS I er 



A l'6gard des Juifs, Nicolas I er s'est montre" tres resolu. C'est 
sous son regne, nous disent les sources, que furent publies plus de 
la moitie de tous les actes juridiques relatifs aux Juifs depuis Alexis 
Mikha'flovitch et jusqu'a la mort d' Alexandre II*, et l'Empereur 
s'est personnellement penche" sur ce travail legislatif pour le 
diriger 1 . 

L'historiographie juive a estime que sa politique a 6ti exception- 
nellement cruelle et sombre. Or les interventions personnelles de 
Nicolas I er ne lesaient pas nccessairement les Juifs, loin de la. Ainsi, 
l'un des premiers dossiers recus par lui en heritage fut la reou- 
verture par Alexandre I cr , a la veille de sa mort (alors qu'il faisait 
route pour Taganrog), de l'« affaire de V61ij6 » - l'accusation 
portee contre les Juifs d' avoir perpetre" un meurtre rituel sur la 
personne d'un enfant. JJ 'Encyclopedic juive 6crit que « dans une 
large mesure, les Juifs sont redevables du verdict d'acquittement a 
l'Empereur qui a cherche a connaitre la verite" en depit de 
l'obstruction de la part des gens auxquels il faisait confiance ». 
Dans une autre affaire bien connue, liee a des accusations emises 
contre les Juifs (l'« assassinat de Mstislavl »), l'Empereur s'est 
porte" de plein gre vers la verite" : apres avoir, dans un moment de 



1. EJ, 1. 11, p. 709. 

* (1818-1881), le tsar « liberaleur » donl le nom est associe^ aux « grandes retormes » 
des anri6es 1860 (abolition du servage, justice, presse, zemstvos, etc.) et a la mont6e du 
mouvement rdvolutionnaire ; assassin^ le 13 mars 1881 par un commando de La Volonte 
du Peuple. 



108 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

colore, inflige des sanctions a la population juive locale, il n'a pas 
refuse de reconnaitre son erreur 2 . En apposant sa signature au bas 
du verdict d'acquittement dans 1' affaire de Velije, Nicolas ecrivit 
que « le flou des requisitions n'avait pas permis de prendre une 
autre decision », ajoutant neanmoins : « Je n'ai pas la conviction 
intime que des Juifs aicnt pu commettre un tel crime, ni ne puis 
1' avoir. » « Des exemples repetes de ce genre d'assassinat, avec les 
memes indices », mais toujours sans preuves suffisantes, lui laissent 
entendre qu'il existerait peut-etre, chez les Juifs, une secte fana- 
tique, mais, « malheureusement, chez nous autres chrdtiens, il 
existe aussi des sectes tout aussi terrifiantes et incomprehen- 
sibles 3 ». « Nicolas I er et ses proches collaborateurs continuaient de 
croire que certains groupes juifs pratiquaient les meurtres rituels 4 . » 
« Pendant plusieurs annees, l'Empereur se trouvait sous la dure 
emprise d'une calomnie qui sentait le sang... aussi a-t-il ete conforte 
dans son prejuge que la doctrine religieuse juive etait censee 
presenter un danger pour la population chretienne 5 ». 

Ce danger, Nicolas le voyait dans le fait que les Juifs pouvaient 
convertir les Chretiens au judai'sme. Depuis le xvnr 2 siecle, on avait 
garde en memoire la conversion retentissante au judai'sme de 
Voznitsyne, un capitaine de l'armee imperiale. « En Russie, a partir 
de la seconde moitie du xvn e siecle, les groupes de "judai'sants" se 
multiplient. » En 1823, le ministre des Affaires interieures signalait 
dans un rapport « la large diffusion de l'heresie des "judai'sants" en 
Russie, et estimait le nombre de ses adeptes a 20 000 personnes ». 
Des persecutions commencerent, a la suite desquelles « de nom- 
breux membres de la secte feignirent de retourner dans le giron de 
l'Eglise orthodoxe tout en continuant a observer en secret les rites 
de leur secte 6 ». 

«Tout cela a eu pour consequence que la legislation sur les 
Juifs revetit a 1'epoque de Nicolas l er ... une coloration religieuse 7 » ; 
les decisions et les actes de Nicolas I er a l'egard des Juifs s'en sont 



2. Ibidem, pp. 709-710. 

3. Hessen, Istoria evrei'skogo naroda v Rossii (Histoire du peuple juif en Russie), en 
2 vol., t. 2. Leningrad, 1927, p. 27. 

4. PEJ, t. 7, p. 322. 

5. EJ, t. 11, pp. 709-710. 

6. PEJ, t. 2, p. 509. 

7. EI, 1. 11, p. 710. 



SOUS NICOLAS I" 109 

ressentis, comme son insistance a leur interdire de recourir a des 
domestiques Chretiens, en particulier a des nourrices chr6tiennes, 
car « le travail chez les Juifs porte atteinte et affaiblit chez les 
femmes la foi chretienne ». En fait, nonobstant des interdictions 
reiterees, cette disposition « n'a jamais ete appliquee integra- 
lement... et des Chretiens continuaient de servir » chez les Juifs 8 . 

La premiere mesure envers les Juifs a laquelle Nicolas songea 
des le debut de son regne fut de les mettre a egalite" avec la popu- 
lation russe dans I'assujettissement aux services obligatoires de 
l'Etat, et notamment en les astreignant a participer physiquement a 
la conscription a laquelle ils n'avaient pas et£ soumis depuis leur 
rattachement a la Russie, les Juifs bourgeois ne fournissant pas de 
recrues, mais acquittant par tete 500 roubles 9 . Cette mesure n'Stait 
pas dictee seulement par des considerations gouvernementales 
visant a uniformiser les obligations de la population (les commu- 
nautes juives tardaient de toute facon beaucoup a rdgler la rede- 
vance ; par ailleurs, la Russie recevait de nombreux Juifs de Galicie 
oil ces derniers etaient deja astreints au service militaire) ; ni par le 
fait que l'obligation de fournir des recrues « diminuerait le nombre 
de Juifs non occupes a un travail productif » - plutot par l'idee que 
la recrue juive, isolee de son milieu ferme, serait mieux a meme 
d'adherer au mode de vie de l'ensemble du pays, voire a Tortho- 
doxie l0 . Prises en compte, ces considerations allaient durcir nota- 
blement les conditions de la conscription appliquee aux Juifs en 
debouchant sur une augmentation progressive du nombre des 
recrues et sur l'abaissement de l'age des consents. 

On ne saurait dire que Nicolas reussit a faire appliquer le decret 
sur le service militaire des Juifs sans rencontrer de resistances. Au 
contraire, toutes les instances d'execution procederent avec lenteur. 
Au Conseil des ministres, on discuta longuement du point de savoir 
s'il etait ethiquement deTendable de prendre une telle mesure « en 
vue de limiter le surpeuplement juif » ; comme le declara le 
ministre des Finances E. T. Kankrine, « tous reconnaissent qu'il est 



8. Hessen, t. 2, pp. 30-31. 

9. V. N. Nikitine, Evrei zemlevladeltsy : Istoritcheskoe, zakonodatelnoe, administra- 
tivnoe i bytovoe polojenie kolonij so vremeni ikh vozniknovenia do nachikh dnei [Les 
agriculteurs juifs : situation historique, legislative, administrative et concrete des colonies 
depuis leur creation jusqu'a nos jours], 1807-1887, Saint-P6tersbourg, 1887, p. 263. 

10. EJ, t. 13, p. 371. 



110 DEUX SOCLES ENSEMBLE 

inconvenant de prdlever des humains plutot que de 1' argent ». Les 
kehalim ne menagerent pas leurs efforts pour ecarter des Juifs cette 
menace ou la differer. Quand, exaspere par tant de lenteurs, Nicolas 
ordonna qu'on lui presentat dans les delais les plus brefs un rapport 
definitif, «cet ordre, semble-t-il, ne fait qu'inciter les kehalim 
a intensifier leur action en coulisse pour retarder la marche de 
1' affaire. Et ils reussirent apparemment a gagner a leur cause l'un 
des hauts fonctionnaires », si bien que... « le rapport n'arriva jamais 
a destination » ! Au sommet meme de 1'appareil imperial, « ce 
mysterieux episode », conclut J. Hessen, « n'aurait pu se produire 
sans la participation du kahal ». Ledit rapport ne fut pas davantage 
retrouve ulterieurement et Nicolas, sans attendre plus longtemps, 
introduisit la conscription pour les Juifs par decret en 1827" (puis, 
en 1836, l'egalit6 dans l'obtention de medailles pour les soldats 
juifs qui s'etaient distingues 12 ). 

Etaient exemptes totalement du recrutement « les marchands de 
toutes les guildes, les habitants des colonies agricoles, les chefs 
d' atelier, les mecaniciens dans les fabriques, les rabbins et tous les 
Juifs ayant une instruction de niveau secondaire ou superieur l3 ». 
D'ou le desir de nombreux bourgeois juifs d'essayer de passer dans 
la classe des marchands, la societe bourgeoise renaclant a voir ses 
membres astreints au depart sous les drapeaux, « celui-ci minant les 
forces de la communaute, que ce soit sous l'effet des impositions ou 
du recrutement ». Les marchands, de leur cote, cherchaient a 
minorer leur « surface » visible pour laisser le paiement des impots 
aux bourgeois. Les rapports entre marchands et bourgeois juifs se 
tendirent, car « a cette epoque, les marchands juifs, devenus plus 
nombreux et plus riches, avaient noue de solides relations dans 
les spheres gouvernementales ». Le kahal de Grodno s'adressa a 
Petersbourg pour demander que la population juive fut divisee en 
quatre « classes » - marchands, bourgeois, artisans et cultivateurs - 
et que chacune n'eut pas a repondre des autres 14 . (Dans cette idee 
proposee au debut des annees 30 par les kehalim eux-memes, on 
peut voir lc premier pas vers la future « categorisation » op6r6e par 
Nicolas en 1 840, et qui fut si mal accueillie par les Juifs.) 



11. Hessen*, t. 2, pp. 32-34. 

12. EJ, t. 11, pp. 468-469. 

13. PEJ, t. 7, p. 318. 

14. Hessen, I. 2, pp. 68-71. 



SOUS NICOLAS I" 111 

Les kehalim furent egalement charges de proccder a la levee des 
recrues parmi une masse juive qui, pour le gouvernement, n'avait 
ni effectifs recenses ni contours. Or le kahal « fit peser tout le poids 
de cette levee sur le dos des pauvres », car « il paraissait preferable 
que les plus demunis quittassent la communautd, alors qu'une 
reduction du nombre de ses membres aises risquait d'entrainer la 
ruine generate ». Les kehalim demanderent aux autorites provin- 
ciales (mais ils essuyerent des refus) le droit de ne pas tenir comptc 
du roulcment « afin de pouvoir livrer au recrutement les "va-nu- 
pieds", ceux qui ne payaient pas la capitation, les insupportables 
fauteurs de desordre », en sorte que « les proprietaires... qui 
assument toutes les obligations de la socictc n'aient pas a fournir 
des recrues appartenant a leurs families » ; en outre, de cette facon, 
les kehalim beneficiaient de la possibilite d'agir a 1'encontre de 
certains membres de la communaute 15 . 

Cepcndant, avec l'introduction du service militaire chez les Juifs, 
les homines qui y etaient soumis commencerent a s'y soustraire et 
jamais le compte plcin ne fut atteint. L'impot en numeraire frappant 
les communautes juives avait ete notablement diminue\ mais on 
s'apercut que cela ne 1'empechait nullement de continuer a ne 
rentrer que tres partiellement. C'est ainsi qu'en 1829 Nicolas I er fit 
droit a la requctc de Grodno pour que, dans certaines provinces, on 
levat des recrues juives en sus du contingent impose afin de couvrir 
les arrieres d'impots. « En 1830, un ddcret du Senat stipula que 
l'appel d'une recruc supplementaire degrevait les sommes dues par 
le kahal de 1 000 roubles dans le cas d'un adulte, de 500 roubles 
dans le cas d'un mineur 16 . » II est vrai qu'a la suite du zele intem- 
pestif des gouverneurs cette mesure fut bientot rapportee, alors que 
« les communautes juives elles-memes demandaient au gouver- 
nement d'enroler des recrues pour couvrir leurs arrieres ». Dans les 
milieux gouvernementaux, « cette proposition fut accueillie froi- 
dement, car il etait aise de prevoir qu'elle ouvrait pour les kehalim 
de nouvelles possibilites d'abus l7 ». Cependant, on le voit, l'idee 
mQrissait d'un cote comme de l'autre. 

Evoquant ccs rigueurs accrues dans le recrutement des Juifs par 



15. Ibidem, pp. 59-61. 

16. PEJ, t.7, p. 317. 

17. Hessen, t. 2, pp. 64-65. 



112 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

comparaison avec le reste de la population, Hessen ecrit qu'il 
s'agissait la d'« une anomalie criante » dans le droit russe, car, de 
facon generate, en Russie, « la legislation applicable aux Juifs 
n'avait pas tendance a leur imposer plus d'obligations qu'aux 
autres citoyens lx ». 

L' intelligence roide de Nicolas I cr , enclin a tracer des perspec- 
tives aisement lisibles (la legende veut que la voie ferr6e 
Petersbourg-Moscou ait ainsi 6te tracee a la regie !), dans sa volonte" 
tenace de transformer les Juifs particularistes en sujets russes ordi- 
naires, voire, si possible, en Chretiens orthodoxes, est alors passee 
de l'id£e du recrutement militaire a celle des cantonistes juifs. Les 
cantonistes (le nom remonte a 1 805) etaient une institution abritant 
les enfants mineurs des soldats (altegeant en faveur des peres le 
fardeau d'un service qui durait... vingt-cinq ans !) ; elle etait censee 
prolonger les « sections pour orphelins militaires » creees sous 
Pierre le Grand, sortcs d'ecoles a la charge du gouvernement qui 
dispensaient aux eleves des connaissances techniques utiles pour 
leur service ult£rieur dans 1'armee (ce qui, aux yeux des fonction- 
naires, parut desormais tout a fait approprie aux jeunes enfants 
juifs, voire hautement souhaitable pour les maintenir des leur jeune 
age et pendant de longues annees coupes de leur milieu). Ayant en 
vue l'institution de cantonistes, un decret de 1827 accorda « aux 
communautes juives le droit de dormer en recrue, a leur choix, un 
mineur en lieu et place d'un adulte », et ce, a partir de 12 ans 19 
(soit avant l'age de la nuptialite chez les Juifs). La Nouvelle Ency- 
clopedic juive estime que cette mesure fut « un coup tres dur ». 
Mais cette faculty ne signifiait nullement 1'obligation d'un appel 
sous les drapeaux des l'age de 12 ans, elle n'avait rien a voir avec 
« l'introduction de la conscription obligatoire pour les enfants 
juifs 20 », comme l'ecrit de maniere erronee l'Encyclopedie et 
comme cela a fini par s'accrediter dans la Utterature consacree aux 
Juifs de Russie, puis dans la memoire collective. Les kehalim trou- 
verent meme cette substitution profitable et en userent en livrant 
au recrutement « les orphelins, les enfants de veuves (parfois en 



18. Ibidem, p. 141. 

19. Ibidem, p. 34. 

20. PEJ, t.7, p.317. 



SOUS NICOLAS I" 113 

contournant la loi protegcant les enfants uniques), les misereux », 
souvent « au profit de la progeniture d'un riche 21 ». 

Puis, a partir de l'age de 18 ans, les cantonistes effectuaient le 
service militairc habituel, si long a l'epoque - mais n'oublions pas 
qu'il ne se limitait pas a une vie de caserne ; les soldats se 
mariaient, vivaient avec leur famille, apprenaient a exercer d'autres 
metiers ; ils recevaient le droit de s'etablir dans les provinces 
int^rieures de l'empire, la ou ils achevaient leur service. Mais, 
incontestablement, les soldats juifs restes fideles a la religion juive 
et a son ritucl souffraient de ne pouvoir observer le sabbat ou de 
contrevenir aux regies sur la nourriture. 

Les mineurs places chez les cantonistes, separes de leur milieu 
familial, avaient naturellement du mal a resister a la pression de 
leurs educateurs (que des recompenses incitaient a remporter des 
succes dans la conversion de leurs eleves) lors des lecons de russe, 
d'arithmetique mais surtout de catechisme ; eux aussi etaicnt 
recompenses pour leur conversion, d'ailleurs facilitee par leur 
ressentiment cnvers une communaute qui les avait livres au recru- 
tement. Mais, inversement, la tenacite du caractere juif, la fidelite 
a la religion inculquee des le plus jeune age faisaient que nombre 
d'entre eux tenaient bon. Inutile de preciser que ces methodes de 
conversion au christianisme n'avaient rien de Chretien, et man- 
quaient leur but. En revanche, les recits de conversions arrachees a 
force de cruaute, ou par des menaces de mort proferees a l'egard 
des cantonistes, voire jusqu'a des noyades collectives dans les 
fleuves pour ceux qui refusaient le bapteme (de tels recits re?urent 
une diffusion publique dans les dccennics qui suivirent), relevent 
du domaine de la pure fiction. Comme l'ccrivit V Encyclopedic 
juive publiee avant la revolution, la « l^gende populaire » sur les 
quelques centaines de cantonistes pretendument tues par noyade est 
nee de 1' information parue dans un journal allemand, selon laquelle 
« huit cents cantonistes ayant ete emmenes un beau jour pour se 
faire baptiser dans 1'eau d'une riviere, deux d'entre eux p6rirent 
noyes 22 ... ». 

Les donnees statistiques des archives de l'inspection militaire 



21. PEJ, t. 4, p. 75-76. 

22. EJ. t. 9 (qui porte sur les ann&s 1847-1854), p. 243. 



114 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

aupres de l'etat-major- 3 portant sur les annees 1847-1854, 6poque 
ou le recrutement des cantonistes juifs etait particulierement eleve, 
montrent qu'ils ne representaient en moyenne que 2,4 % du nombre 
de tous les cantonistes de Russie, autrement dit, que leur proportion 
ne d6passait pas celle de la population juive dans le pays, meme si 
Ton tient compte des donnees sous-evaluees fournies par les 
kehalim lors des recensements. 

Sans doute les baptises avaient-ils cgalcment interet, pour se 
disculper vis-a-vis de leurs compatriotes, a exagerer le degre de 
coercition qu'ils avaient du subir lors de leur conversion au 
christianisme, d'autant plus qu'a 1' occasion de cette conversion ils 
beneficiaient de certains avantages dans 1' accompli ssement de leur 
service. Au demcurant, « de nombreux cantonistes convertis restaient 
secretement fideles a leur religion d'origine et certains d'entre eux 
revinrent par la suite au judaisme 24 ». 

Dans les dernieres annees du regne d' Alexandre I cr , apres une 
nouvelle vague de famine en Bielorussie (1822), un nouveau 
senateur y avait ete envoye en mission : il en etait revenu avec les 
memes conclusions que Derjavine un quart de siecle auparavant. 
Le «Comite juif» institue en 1823, compose de quatre ministres, 
avait propose d'etudier « sur quels fondements il serait convenable 
et profitable d'organiser la participation des Juifs a l'Etat » et de 
« coucher par ecrit tout ce qui pourrait concourir a 1' amelioration 
de la situation civile de ce peuple ». Ils s'etaient bientot rendu 
compte que le probleme ainsi pose etait au-dessus de leurs forces, 
et, en 1825, ce «Comite juif » au niveau ministeriel avait 6t6 
remplace par un « Comite de directeurs » (le cinquieme), compose 
cette fois de directeurs de leurs ministeres, qui se consacra a l'etude 
du probleme durant huit annees encore 25 . 

Dans son impatience, Nicolas devanca par ses decisions le travail 



23. K. Korobkov, Evrei'skaia rekroutchina v tsarslvovanie Nikolaia 1 (Le recrutement 
des Juifs sous le regne de Nicolas I"), in Evrei'skaia starina, Saint-Pdtersbourg, 1913, 
t. 6, pp. 79-80. 

24. EJ. t. 9, pp. 242-243. 

25. Ibidem, t. 7, pp. 443-444. 



SOUS NICOLAS I" 115 

de ce comite. C'est ainsi, on l'a vu, qu'il introduisit la conscription 
pour les Juifs. C'est ainsi qu'il fixa un delai de trois ans pour 
expulser les Juifs de tous les villages des provinces occidentales et 
mettre un terme a leur activite de fabrication d'eau-de-vie, mais, 
comme sous ses devanciers, cette mesure connut des ralentisse- 
ments, des coups d' arret, puis fut rapportee. Par la suite, il interdit 
aux Juifs detenant des tavernes et des gargotes d'y habiter et d'y 
assurer en personne la vente d'alcool au detail, mais cette mesure 
la non plus ne fut pas appliquee 26 . 

Une autre tentative fut faite pour interdire aux Juifs l'un de lews 
emplois favoris : la maintenance des relais de poste (avec leurs 
auberges et leurs estaminets), mais de nouveau en vain car, en 
dehors des Juifs, il ne se trouvait pas suffisamment de candidats 
pour les occuper 27 . 

En 1827 fut introduit dans tout 1'empire un systeme d'affermage 
des activity de distillerie, mais Ton s'apercut d'une chute impor- 
tante des prix obtenus a la criee quand les Juifs s'en trouvaient 
ecartes et « qu'il arrivait qu'il ne se presentat aucun autre candidat 
pour prendre ces fermages », si bien qu'il fallut les autoriser aux 
Juifs, que ce soit dans les villes ou dans les campagnes, y compris 
meme au-dela de la Zone de residence. Le gouvernement se d£char- 
geait en fait sur les Juifs du soin d' organiser la collecte des taxes 
sur les alcools et recevait ainsi une rentree reguliere 28 . « Bien avant 
que les marchands de la premiere guilde aient recu le droit de 
resider dans n'importe quelle region de l'cmpire, tous les fermiers 
jouissaient de la liberte de se deplacer et residaient longuement 
dans les capitales et autres villes hors de la Zone de residence... Du 
milieu des fermiers sont issus des hommes publics juifs eminents » 
comme Litman Feiguine, deja mentionne, et Evsel Guinzbourg (« il 
avait tenu un fermage de fabrication d'eau-de-vie dans Sevastopol 
assiege » ; « en 1 859, il avait fonde a Petersbourg un etablissement 
bancaire... l'un des plus importants de Russie » ; plus tard, « il 
participa au placement des emprunts du Tresor russe en Europe » ; 
il a 6te" le fondateur de la dynastie des barons Guinzbourg 29 ). A 



26. Hessen, t. 2, p. 39. 

27. EJ. I. 12, p. 787 ; Hessen, t. 2, p. 39. 

28. Ibidem, t. 5, p. 613. 

29. Encyclopedic juive russe, 2" eU revue, corrigde el augmentde, t. 1, Moscou, 
1994, p. 317. 



1 1 6 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

partir de 1848, tous «les marchands juifs de la premiere guilde 
recurent l'autorisation d'affermer des debits de boissons jusque 
dans les lieux ou les Juifs n'avaient pas le droit de resider de 
facon permanente 30 ». 

Les Juifs recurent egalement un droit plus etendu pour ce qui 
concernait la distillation de l'eau-de-vie. Comme on s'en souvient, 
en 1819, on les avait autorises a la distiller dans les provinces de 
Grande Russie « jusqu'a ce que les artisans Hisses acquierent suffi- 
samment de competence ». En 1826, Nicolas prit la decision de les 
rapatrier dans la Zone de residence, mais, des 1827, il accSda a 
plusieurs requetes particulieres visant a maintenir sur place les 
distillateurs, par exemple dans les fabriques d'Etat a Irkoutsk 31 . 

Vladimir Soloviev cite les reflexions suivantes de M. Katkov : 
« Dans les provinces de l'Ouest, c'est le Juif qui s'occupe de l'eau- 
de-vie, mais la situation est-elle meilleure dans les autres provinces 
de Russie ?... Les Juifs cabaretiers qui saoulent le peuple, ruinent 
les paysans et causent leur perte, sont-ils presents dans toute la 
Russie ? Qu'en est-il ailleurs en Russie, la ou les Juifs ne sont pas 
admis et ou le debit est tenu par un mastroquet orthodoxe ou un 
koulak 32 ? » Pretons l'oreille a Leskov, ce grand connaisseur de la 
vie populaire russe : « Dans les provinces de la Grande Russie oil 
les Juifs ne resident pas, le nombre de ceux qui sont juges pour 
ivrognerie, comme celui des crimes commis sous I'emprise de la 
boisson sont regulierement et nettement plus eleves que dans les 
limites de la Zone de residence. Meme chose pour ce qui est du 
chiffre des deces dus a l'ethylisme... Et ce n'est pas la un 
phenomcne nouveau : il en a ete ainsi depuis les temps les plus 
recules 33 . » 

Mais, c'est vrai, les statistiques nous disent que, dans les 
provinces occidentales et meridionales de l'empire, on denombrait 
un debit de boissons pour 297 habitants, alors que dans les 
provinces orientales on n'en trouvait qu'un pour 585. Le journal 



30. EJ. t. 12, p. 163. 

31. Ibidem*. I 11, p. 710. 

32. Lettre de V. I. Soloviev a T. Gcrtz, in V. Soloviev, Evrei'skij vopros - khristianskij 
vopros (Le probleme juif est un probleme chrdtien), recueil d'articles, Varsovie, 1906, 
p. 25. 

33. Nicolas Leskov, Evrei v Rossii : neskolko zametchanij po evrei'skomou voprosou. 
(Les Juifs en Russie : quelques remarques sur le probleme juif), Pelrograd, 1919 (repro- 
duction de l'dd. de 1884), p. 31. 



SOUS NICOLAS \" 117 

La Voix, qui n'etait pas sans influence a l'epoque, a pu dire du 
commerce de l'eau-de-vie par les Juifs qu'il etait « la plaie de 
cette zone » - nommcment la zone occidentale - « et une plaie 
incurable ». Dans ses considerations theoriqucs, I. G. Orchanski 
s'echine a vouloir demontrer que plus forte est la densite en debits 
de boissons, moins il y aurait d'ivrognerie (il faut comprendre que, 
selon lui, le paysan succombera moins a la tentation si le debit de 
boissons se trouve sous son nez et le sollicite vingt-quatre heures 
sur vingt-quatre - souvenons-nous de Derjavine : les tenanciers 
commercent de nuit comme de jour ; pour autant, se laissera-t-il 
tenter par un cabaret lointain, quand il lui faudra traverser plusieurs 
champs fangeux pour l'atteindre ? Mais non, on ne le sait que trop : 
l'alcoolisme est entretenu non seulement par la demande, mais 
aussi par l'offre de vodka. Orchanski n'en poursuit pas moins sa 
demonstration : quand, entre le propridtaire distillateur et le paysan 
ivrogne, s' interpose le Juif, celui-ci agit objectivement en faveur 
du paysan, car il vend la vodka a moindre prix, mais, il est vrai, 
en prenant en gages les effets du paysan. Certes, ecrit-il, d'aucuns 
estiment que les Juifs tenanciers exercent neanmoins « une pietre 
influence sur la condition des paysans », mais c'est parce que, 
« dans le metier de gargotier comme dans toutes les autres occupa- 
tions, ils se distinguent par leur savoir-faire, leur habilete et leur 
dynamisme 34 ». Ailleurs, il est vrai, dans un autre essai du meme 
recueil, il reconnait l'existence de « transactions frauduleuses avec 
les paysans » ; « il est juste de souligner que le commerce des Juifs 
est gros de duperies et que le revendeur, le cabaretier et l'usurier 
juifs exploitent une population miserable, surtout dans les 
campagnes » ; « face a un proprietaire, le paysan tient ferme sur 
ses prix, mais il se montre etonnamment souple et confiant quand 
il a affaire a un Juif, surtout si ce dernier tient en reserve une 
bouteille de vodka... Le paysan se voit sou vent conduit a vendre au 
Juif son ble a vil prix 35 ». Neanmoins, a cette verite crue, criante, 
interpellante, Orchanski cherche des circonstances attenuantes. Or 
ce mal qui ronge la volonte des paysans, comment le justifier ?... 



34. /. Orchanski, Evrei v Rossiii {Les Juifs en Russie, essais et Etudes), fasc. 1, Saint- 
Petersbourg, 1872, pp. 192-195, 200-207. 

35. Ibidem, pp. 114-116, 124-125. 



118 DEUX SIECLES ENSEMBLE 



Du fait de son insistante energie, Nicolas I er , tout au long de 
son regne, n'a pas connu que des insucces dans ses efforts pour 
transformer la vie juive sous ses differents aspects. 

D en a ete ainsi de ragriculture juive. 

Le «Reglement sur les obligations du rccrutement et sur le 
service militaire des Juifs », date de 1827, stipulait que les agri- 
culteurs juifs « transfers... » sur des parcelles privees etaient 
liberes, ainsi que leurs enfants, de l'obligation de fournir des 
recrues pour une duree de cinquante ans (exemption courant a partir 
du moment ou ils commenceraient effectivement « a s'adonner aux 
travaux agricoles »). Des que ce reglement fut rendu public, il 
revint dans les colonies plus de Juifs qui s'en etaient absentes de 
leur propre chef que de Juifs portes absents 36 . 

En 1 829 fut publiee une reglementation plus elaboree et detaillee 
conceraant les cultivateurs juifs : elle prevoyait leur acces a la 
classe des bourgeois a condition que toutes leurs dettes fussent 
acquittees ; l'autorisation de s'absenter jusqu'a trois mois pour 
rechercher un gagne-pain pendant les periodes ou la terre ne 
requerait pas leurs bras ; des sanctions contre ceux qui s'absente- 
raient sans autorisation, et des recompenses pour les chefs d'exploi- 
tations agricoles qui se distingueraient. V. Nikitine reconnait : « A 
comparer les severes contraintes imposees aux agriculteurs juifs, 
"mais assorties de droits et de privileges exclusivement accordes 
aux Juifs", et celles visant les autres classes imposables, force est 
de constater que le gouvernement traitait les Juifs avec une 
grande bienveillance 37 . » 

Et voila que, de 1829 a 1833, « les Juifs travaillent la terre avec 
zele, le sort les recompense par de bonnes recoltes, ils sont satisfaits 
des autorites, et reciproquement, et la prosperite generate n'est 
entachee que par des incidents fortuits, sans grande importance ». 
Apres la guerre avec la Turquie - 1829 -, « les arrieres d'impots 
sont entierement remis aux residents juifs comme a tous les 
colons... pour "avoir souffert du passage des armees". » Mais, selon 
le rapport du comite de surveillance, « la mauvaise recolte de 1833 



36. Nikitine*. pp. 168-169, 171. 

37. Ibidem, pp. 179-181. 



SOUS NICOLAS I" 119 

fit qu'il fut impossible de retenir [les Juifs] dans les colonies, elle 
permit a beaucoup de ceux qui n'avaient ni l'envie ni le courage 
de s'adonner aux travaux agricoles de ne plus rien semer, ou 
presque rien, de se debarrasser du betail, de s'en aller vaquer de- 
ci, de-la, de reclamer des subventions et de ne pas acquitter les 
redevances ». En 1834, on en vit plus d'une fois « vendre le grain 
qu'ils avaient recu, et abattre le betail », ce que firent aussi ccux 
qui n'y etaient pas pousses par la necessity ; les Juifs ecopaient de 
mauvaises recoltes plus souvent que les autres paysans, car, hormis 
des semis insuffisants, ils travaillaient la terre sans methode, a 
contretemps, ce qui etait du a « l'habitude, transmise de generation 
en generation, de pratiquer des metiers faciles, a l'incurie et a la 
negligence dans la surveillance du betail 38 ». 

On aurait pu croire que trois decennies d'exp6riences malheu- 
reuses dans la mise en place d'une agriculture juive (compares a 
l'experience universelle) suffiraient au gouvernement pour renoncer 
a ces tentatives aussi vaines que dispendieuses. Mais non ! Les 
rapports reiteratifs ne parvenaient-ils pas jusqu'a Nicolas I er ? Ou 
6taient-ils enjolives par les ministres ? Ou bien l'inusable energie 
et l'irrefragable espoir du souverain le poussaient-ils a renouveler 
sans cesse ces tentatives ? 

Toujours est-il que, dans le nouveau Reglement sur les Juifs date - 
de 1835 et approuve - par PEmpereur (fruit du travail du « Comite 
des directeurs »), 1' agriculture juive n'est nullement mise au rancart, 
mais, au contraire, elargie : « organiser la vie des Juifs selon des 
regies qui leur permettraient de gagner convenablement leur vie 
en pratiquant 1'agriculture et l'industrie, en dispensant progressi- 
vement de l'instruction a leur jeunesse, ce qui les empecherait de 
s'adonner a l'oisivete ou a des occupations illicites ». Si, auparavant, 
on exigeait de la communaute juive qu'elle versat prealablement 
400 roubles par foyer, desormais « chaque Juif etait autorise a se 
faire agriculteur a tout moment, tous les arrieres d'impots lui etaient 
aussitot remis, ainsi qu'a sa communaute" » ; on leur accordait le 
droit de recevoir des terres de l'Etat en usufruit sans limite de temps 
(mais dans le perimetre de la Zone de residence), d'y acquerir des 
parcelles, de les vendre, de les louer. Ceux qui devenaient agri- 
culteurs etaient exempttJs de la capitation pendant vingt-cinq ans, 



38. Ibidem*, pp. 185-186, 190-191. 



120 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

de l'impot fonder pendant dix ans, de recrutement pendant cin- 
quante ans. A rebours, aucun Juif « ne pouvait etre contraint de se 
faire agriculteur ». « Les industries et metiers pratiques dans le cadre 
de la vie villageoise leur etaient egalement autorises M . » 

(Cent cinquante ans se sont ecoules. Oublieux du passe\ un 
physicien juif eminent et des plus eclaires formule sa vision de la 
vie juive d'alors en ces tcrmes : « Une zone de residence couplee 
a Tinterdiction (!) de pratiquer 1' agriculture 40 . » L'historien et 
penseur M. Gucrchcnson use quant a lui d'une formulation plus 
generate : «L' agriculture est interdite au Juif par 1' esprit de son 
peuple car, en s'attachant a la terre, l'homme prend plus facilement 
racine en un lieu determine 41 . ») 

L'influent ministre des Finances Kankrine proposa de mcttre a la 
disposition de V agriculture juive les terres desertes de Siberie ; 
Nicolas donna son aval a ce projet a la fin dc cette meme annee 
1835. On proposait d'attribuer aux colons juifs «jusqu'a 
15 hectares de bonne terre par individu male », avec outils et betes 
de somme factures au Tresor, et de payer les frais de transport, y 
compris la nourriture. II scmble que des Juifs pauvres, charges de 
families nombreuses, furent tentes d'entreprendre ce voyage de 
Siberie. Mais, cette fois, les kehalim etaient partages dans leurs 
calculs : ces Juifs pauvres leur etaient en effet necessaires pour 
satisfaire les besoins du recrutement (en lieu et place des families 
riches) ; on leur cachait que les arrieres leur Etaient tous remis et 
on exigeait qu'ils s'en acquittassent au prealable. Mais le gouver- 
nement se ravisa a son tour, craignant les difficultes d'un transfert 
aussi lointain et que, sur place, les Juifs, manquant d'exemples de 
savoir-faire et d'amour du travail, ne reprissent leur « negoce 
sterile, reposant essentiellement sur des operations malhonnetes qui 
ont deja fait tant de mal dans les provinces occidentales de 
l'empire », leurs « occupations d'aubergistes consistant a miner les 
habitants en satisfaisant a bon compte leur penchant pour la 



39. Nikiiine*. pp. 193-197. 

40. E. Gliner, Stikhia s tchelovctchcskim lilsora ? (L' element a visage humain ?), in 
« Vremia i my » (Revue iniernationale de litterature et de problemes sociaux). New York, 
1993, n" 122, p. 133. 

41. M. Guerchenson, Soudby evrei'skogo naroda (Les destinees du peuple juif), in 22, 
revue litterairc et politique de 1' intelligentsia juive emigree d'URSS en Israel, Tel-Aviv, 
n°19, 1981, p. 111. 



SOUS NICOLAS I" 121 

boisson », etc. En 1 837, on mit done fin au transfert en Siberie sans 
que les raisons en fussent rendues publiques 42 . 

La meme annee, l'inspection estimait qu'en Nouvelle Russie 
« les parcelles reservees aux colons juifs contcnaicnt un tcrreau noir 
de la meilleure qualite, qu'elles etaient "parfaitement appropriees a 
la culture des cereales, que les steppes etaient excellentes pour la 
production de foin et l'elevage" » (les autorites locales, el les, 
contestaient cctte appreciation) 43 . 

Toujours en cette meme annee 1837 fut cree un ministere des 
Bicns publics avec, a sa tete, le comte P. Kissilev, auquel on confia 
(mesure de transition destinee a preparer l'abolition du servage) le 
soin de « proteger les cultivateurs libres » (les paysans de la 
Couronne) - on en recensait 7 millions et demi -, et aussi, partant, 
les agriculteurs juifs - rnais on n'en denombrait que 3 000 a 
5 000 families, soit « une gouttc d'eau dans la mer, rapportees au 
nombre des paysans de la Couronne ». Neanmoins, sitot cree, ce 
ministere re9ut de nombreuses requetes et recriminations de toutes 
sortes dmanant de Juifs. « Six mois apres, il devint evident qu'il 
serait necessaire d'accorder aux seuls Juifs tant d'attention que les 
taches principales du ministere en patiraient 44 ». En 1840, 
cependant, Kissilev fut egalement nomme' president d'un comite 
nouvellement cree (le sixieme 45 ) « pour determiner les mesures a 
prendre aux fins de reorganiscr la vie des Juifs en Russie », tant et 
si bien qu'il s'attela aussi au probleme juif. 

En 1839, Kissilev fit adopter par le Conseil d'Etat une loi auto- 
risant a se faire cultivateurs (a condition que ce fut avec toute leur 
famille) les Juifs figurant sur les listes d'attente du recrutement, ce 
qui - privilege de taille - les en dispensait. En 1844, « un rcglement 
plus detaille encore conccrnant les cultivateurs juifs » leur donnait 
- y compris dans la Zone de residence - le droit d' employer 
pendant trois ans des Chretiens, censes leur apprendre a bien gerer 
une exploitation agricole. En 1840, « de nombreux Juifs vinrent en 
Nouvelle Russie soi-disant a leurs propres frais (ils produisaient sur 
place des « attestations » comme quoi ils en avaient eu les moyens), 
en fait, ils ne possedaient rien et faisaient savoir des les premiers 



42. Nikitine, pp. 197-199. 202-205, 209, 216. 

43. Ibidem, pp. 229-230. 

44. Ibidem, pp. 232-234. 

45. EJ, t. 9, pp. 488-489. 



122 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

jours que « leurs ressourccs etaient epuisces » ; « on denombra 
jusqu'a 1 800 families de ce genre, dont plusieurs centaines ne 
possedaient ni papiers ni quclque preuve que ce fut indiquant d'ou 
ellcs venaient et comment ellcs s'etaient retrouvees en Nouvelle 
Russie» ; et « il ne cessait d'en rappliquer, qui suppliaient qu'on 
ne les laissat pas croupir dans leur misere ». Kissilev ordonna de 
les accueillir en prelevant sur les sommes devolues aux « colons en 
general, sans distinction d'ethnie ». Autrement dit, il leur vint en 
aide bien au-dela des montants prevus. En 1847, on edicta des 
« ordonnances additionnelles » destinees a faciliter aux Juifs le 
passage a la condition d'agriculteurs 46 . 

Par le truchement de son ministere, Kissilev eut 1' ambition d'ins- 
tituer des colonies modeles puis, par la, « de proceder 6ventuel- 
lement a une installation de ce peuple sur une vaste echelle » : 
l'une apres 1' autre, il fit amenager a cet effet, dans la province de 
Iekaterinoslav, des colonies sur des sols fertiles, bien irrigues par 
des rivieres et des ruisseaux, avec d'exccllentes patures et des 
champs a foin, esperant beaucoup que les nouveaux colons profite- 
raient de la remarquable experience deja acquise par les colons 
allemands (mais, comme il fut difficile de trouver parmi ceux-ci 
des volontaires pour venir s' installer au milieu des colonies juives, 
on decida de les y employer en tant que salaries). Des credits 
nouveaux etaient sans cesse octroyes a ces futures colonies 
modeles ; tous les arrieres leur etaient remis. Dans la seconde annde 
de leur installation, on exigeait des families juives qu'elles eussent 
a tout le moins un potager et un hectare ensemence\ puis qu'elles 
assurassent une lente progression de la surface ensemencee au fil 
des ans. Dans la mesure ou elles n'avaient aucune experience en 
matiere de selection du betail, on en confiait le soin aux curateurs. 
Kissilev chercha a faciliter les conditions de deplacement des 
families (accompagnees d'un petit nombre de journaliers) et a 
trouver les moyens de dispenser a un certain contingent de colons 
une formation agronomique specialisee. Mais, dans certaines 
families, on etait encore bien loin de se soucier d'agronomie : par 
grands froids, on ne sortait meme pas nourrir les betes - si bien 
qu'on dut les equiper de longs cabans a capuche 47 ! 



46. Nikiiine, pp. 239, 260-263, 267, 355, 358. 

47. Ibidem, pp. 269, 277, 282, 300, 309, 329-330, 346, 358, 367, 389-391, 436-443, 467. 



SOUS NICOLAS I" 123 

Entre-temps, !e flux de Juifs migrant vers 1'agriculture ne 
tarissait pas, et ce, d'autant moins que les provinces occidentales 
souffraient alors de mauvaises recoltes. On expediait souvent des 
families qui ne comptaient pas en leur sein le nombre necessaire 
d'hommes capables de travailler, « les kehalim envoyaient de force 
misereux et invalides, retenaient les riches et les bien portants pour 
avoir la possibilite de mieux repondre aux collectes, de payer les 
redevances et d'entretenir par la leurs institutions ». « Pour prevenir 
1' afflux d'un grand nombre de misereux exsangues », le ministere 
dut exiger des gouverneurs des provinces occidentales un controle 
rigoureux des departs - mais, sur place, on se hata de faire partir 
des contingents sans meme attendre qu'on eut fait savoir si les gttes 
eHaient prets ; de surcroit, on retenait les credits alloues aux 
partants, ce qui compromettait parfois une ann6e entiere de travaux 
agricoles. Dans la province de Iekaterinoslav, on n'eut meme pas 
le temps de distribuer les terres aux volontaires : 250 families repar- 
tirent de leur propre chef pour Odessa ou elles s'installerent 48 . 

Toutefois, les rapports de divers inspecteurs en provenance 
d'endroits differents se fondent en une seule voix : « En se pliant a 
cette extr^mite, [les Juifs] pourraient faire de bons, voire d'excel- 
lents agriculteurs, mais ils mettent a profit la premiere occasion 
pour abandonner la charrue, sacrifier leurs exploitations et s'en 
revenir au maquignonnage et a leurs occupations favorites. » « Pour 
le Juif, le travail numero un, c'est l'industrie, fut-ce la plus humble, 
d'une totale insignifiance, mais a condition qu'elle procure la 
plus grande marge de profit... Leur etat d'esprit fondamentalement 
industrieux ne trouvait aucune satisfaction dans la paisible vie 
du cultivateur », « ne crdait pas chez eux le moindre desir de 
s'adonner a 1'agriculture ; ce qui les attirait la-bas, c'etaient en 
premier lieu 1'abondance de terres, la rarete de la population juive, 
la proximite" des frontieres, le commerce et une industrie lucrative, 
sans oublier les franchises qui les exemptaient des redevances et de 
la conscription ». Ils ne seraient astreints, pensaient-ils, qu'a l'ame- 
nagement de leurs maisons ; quant aux terres, ils esperaient « les 
donner en location a un tarif appreciable, pour s'occuper eux- 
memes, comme par le passe, de commerce et d'industrie ». (C'est 
ce qu'ils declaraient en toute naivete aux inspecteurs.) Et « c'est 



48. Ibidem, pp. 309, 314, 354-359, 364-369. 



124 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

avec un degout total qu'ils s'attelaient au travail de la terre ». En 
outre, « les regies religieuses... n'avantageaient pas les cultivateurs 
juifs », elles les forcaient a de longues periodes d'inactivite comme, 
par exemple, lors des semis printaniers, la longue fete de la Paque ; 
en septembre, celle des Tabernacles durait quatorze jours « au 
moment ou sont n^cessaires des travaux agricoles intensifs comme 
la preparation des sols et les semailles, bien que, si Ton "en croit 
l'opinion de Juifs cultives qui meritent toute confiance, l'Ecriture 
n'exige, lors des fetes, qu'une stricte observance durant les premiers 
et derniers deux jours". Par ailleurs, les chefs spirituels, sur les lieux 
de peuplement juif (il y avait parfois jusqu'a deux maisons de 
priere, l'une pour les orthodoxes - ou mitnagdes -, l'autre pour les 
hassidim), entretenaient chez leurs fideles l'idee qu'en qualite de 
peuple elu ils n'etaient pas destines au dur labeur de l'agriculteur, 
qui est le lot amer des goyim ». « Ils se levaient tard, consacraient 
une heure entiere a la priere et s'en allaient travailler quand le soleil 
etait deja haut dans le ciel » - a quoi s'ajoutait le sabbat, repos du 
vendredi soir jusqu'au dimanche matin 49 . 

A partir d'un point de vue juif, I. Orchanski arrive en fait a des 
conclusions analogues a celles des inspecteurs : « Affermer une 
exploitation et y employer des travailleurs salaries... rencontre plus 
de sympathie chez les Juifs que le passage a tous egards difficile 
du maquignonnage au labeur agricole... On note une tendance de 
plus en plus affirmee des Juifs se livrant a une activite rurale a 
l'exercer en premier lieu en affermant des terres et en les exploitant 
grace au concours de travailleurs salaries. » En Nouvelle Russie, 
les echecs de 1' agriculture juive resultent « de leur manque d'ac- 
coutumance au travail physique et des profits qu'ils retirent de 
metiers urbains dans le sud de la Russie ». Mais de souligner aussi 
le fait que, dans une colonie donnee, les Juifs « avaient construit 
de leurs propres mains une synagogue », et qu'en d'autres ils entre- 
tenaient « de leurs propres mains » des potagers 50 . 

Les nombreux comptes rendus des inspecteurs s'accordaient 
neanmoins pour dire qu'en ces annees 40 et dans ces colonies 
« modeles », comme par le passe, « le niveau de vie des colons, 
leurs activitSs, leur entreprises etaient bien en retard par rapport a 



49. Nikiiine*. pp. 280-285. 307, 420-421, 434, 451, 548. 

50. Orchanski, pp. 176, 182, 185, 191-192. 



SOUS NICOLAS I" 125 

ceux des paysans de la Couronne ou des proprietaires terriens ». 
Dans la province de Kherson, en 1845, chez les colons juifs, « les 
exploitations sont dans un etat vraiment peu satisfaisant, la plupart 
des ces colons sont tres pauvres : il redoutent les travaux de la 
terre, peu d'entre eux la cultivent convenablemcnt ; aussi, meme 
par annees de bonnes recoltes, ils n'obtiennent que de faibles rende- 
ments » ; « dans les parcelles, le sol est a peine remue », femmes 
et enfants ne travaillent guere la terre et « un lot de 30 hectares 
suffit a peine a la subsistance quotidienne ». « L'exemple des 
colons allemands n'est suivi que par un nombre infime de residents 
juifs ; la plupart d'entre eux "montrent une aversion patente" pour 
ragriculture et "se plient aux exigences des autorit6s uniquement 
pour recevoir ensuite un passeport qui leur permette de s'en 
aller...". Ils laissent beaucoup de terrains en jachere, ne travaillent 
la terre que par endroits, selon le bon vouloir de chacun... lis 
traitent le betail avec trop de negligence... harassent les chevaux 
jusqu'a les crever, les nourrissent peu, surtout les jours de sabbat » ; 
ils traient les vaches dedicates de race allemande a n'importe quelle 
heure de la journee, si bien qu'elles ne donnent plus de lait. « On 
avail fourni gratuitement aux Juifs des arbres fruitiers, "mais ils 
n'ont pas su planter de vergers". On avait bad a l'avance pour eux 
des maisons - certaines etaient "elegantes, bien seches et chaudes, 
solides" ; en d'autres endroits, elles avaient ete mal construites et 
avaient coute" fort cher, mais, meme la ou elles avaient ete edifiees 
de facon fiable, avec des materiaux de bonne quality..., l'incurie 
des Juifs, leur incapacity a garder leurs gites en bon etat... les 
avaient conduits a un etat de degradation tel qu'on ne pouvait plus 
les habiter sans operer des reparations urgentes » ; ils etaient 
envahis par l'humidite qui entrainait leur delabrement et favorisait 
les maladies ; de nombreuses maisons se trouvaient a 1' abandon, 
d'autres etaient occupees par plusieurs families a la fois "sans qu'U 
y eflt de liens de parente entre elles, et, compte tenu du caractere 
impetueux de ce peuple et de sa propension aux querelles", pareille 
cohabitation donnait lieu a d'interminables plaintes 51 . » 

Les responsabilites dans l'impreparation a cette grande migration 
incombent a l'evidence aux deux parties : mauvaise coordination et 
retards dans les actes de 1' administration ; ca et la, l'amenagement 



51. Nikitine*. pp. 259, 280, 283, 286, 301, 304-305, 321, 402-403, 416-419, 610. 



126 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

des habitations, mal surveille, laissait a ctesirer, donnant lieu a 
maints abus et gaspillages. (Ce qui entraina la mutation de plusieurs 
responsables et la mise en jugement de certains d'entre eux.) Mais, 
dans les villages juifs, les anciens renaclaient egalement a controler 
efficacement les insouciants dont l'exploitation et 1'outillage se 
degradaient ; d'ou la nomination de surveillants choisis parmi des 
sous-officiers a la retraite que les Juifs saoulaient et amadouaient 
par des pots-de-vin. D'ou aussi l'impossibilite de prelever sur les 
colons les redevances, soit pour cause d' indigence - « dans chaque 
communaute\ il ne subsistait qu'une dizaine d'exploitants tout juste 
capables de s'en acquitter pour eux-memes » - soit a cause « du 
penchant naturel des Juifs a se soustraire a leur paiement » ; au fil 
des annees, les arrieres ne faisaient d'ailleurs qu'augmenter et on 
les leur remettait a nouveau sans exiger le moindre remboursement. 
Pour chaque jour d'absence sans autorisation, le colon ne payait 
que 1 kopeck, ce qui ne lui pesait guere, et il le compensait 
aisement par ses gains en ville. (A titre de comparaison : dans les 
villages, les melamed recevaient de 3 000 a 10 000 roubles par an ; 
parallelement aux melamed, on avait cherche a introduire dans les 
colonies, en sus du maniement de la langue juive, les premiers 
rudiments d'un enseignement general a base de russe et d'arithme- 
tique, mais les « gens simples » n'avaient guere « confiance dans 
les institutions scolaires fondees par le gouvernement 52 ».) 

« II devenait de plus en plus incontestable que les "colonies 
modeles" si ardemment souhaitees par Kissilev n'etaient guere 
qu'un reve » ; mais, tout en freinant (1849) l'envoi de nouvelles 
families, il ne perdit pas espoir et affirmait encore en 1852 dans 
une de ses resolutions : « Plus une affaire est ardue, plus il faut 
montrer de fermete et ne pas se laisser decourager par les premiers 
insucces. » Jusqu'alors, le curateur n'etait pas le veritable chef de 
la colonie, « il lui arrivait d'essuyer moqueries et insolences de la 
part des colons qui comprenaient fort bien qu'il n'avait sur eux 
aucun pouvoir » ; il n'etait en droit que de leur prodiguer des 
conseils. Plus d'une fois, dans 1' exasperation suscit^e par les 
echecs, on avait propose des projets qui auraient consiste a 
dispenser aux colons des lecons obligatoires de telle sorte qu'ils 
les missent en pratique dans un d£lai de deux ou trois jours, avec 



52. Ibidem*, pp. 290, 301, 321-325, 349, 399, 408, 420-421, 475, 596. 



SOUS NICOLAS I" 127 

verification des r£sultats ; de les priver de la libre disposition de 
leur tcrre ; de supprimer radicalement les autorisations d'absence ; 
et meme d'introduire des chatiments : jusqu'a trente coups de fouet 
la premiere fois, le double en cas de recidive, puis la prison, et, 
selon la gravite de l'infraction, l'enrclement dans l'armee. (Nikitine 
affirme que ce projet d' instruction, des qu'il fut connu, « exerca sur 
les cultivateurs juifs une terreur telle... qu'ils redoublerent d 'ef- 
forts..., s'empresserent de se procurer du b6tail, de se munir 
d' instruments agricoles... et firent preuve d'un zele etonnant dans 
les travaux des champs et le soin apporte a leur maison ». Mais 
Kissilev donna son aval a un projet edulcore (1853) : « Les le9ons 
doivent correspondre parfaitement aux capacites et a 1' experience 
de ceux auxquels elles sont destinies » ; l'instructeur charge de 
1'organisation des travaux agricoles ne peut s'en ecarter que dans 
le sens d'un allegement des taches ; pour la premiere infraction, 
aucun chatiment, pour la deuxieme et la troisieme, dix a vingt 
coups de fouet, pas plus. (L'enrolement dans l'armee n'a jamais et€ 
applique, « nul... n'a jamais ete fait soldat pour ses manquements 
au travail » ; puis, en 1860, cette loi fut definitivement abrogee 53 .) 

N'oublions pas qu'on etait encore a l'epoque du servage. Mais, 
un demi-siecle apres les consciencieuses tentatives du gouver- 
nement pour amener les Juifs a fournir un travail productif sur 
des terres vierges, commencaient a se profiler les contours des 
villages d'Araktcheev*. 

On s'etonne que le pouvoir imperial n'ait pas compris, a ce stade, 
la sterilite des mesures prises, le caractere dcsesper6 de toute cette 
entreprise de retour a la terre. 

Au reste, on n'en avait pas encore fini... 



Apres 1' introduction du service militaire obligatoire, des bruits 
alarmants se r£pandirent parmi la population juive, annoncant une 
nouvelle et terrible legislation preparee tout spdcialement par le 



53. Ibidem*, p. 350-351, 382-385, 390, 425, 547, 679. 

* Comte Alexis Araktcheev (1769-1834), favori d 'Alexandre I er , cr6ateur des « colonies 
militaires» qui devaient h^berger les soldats avec leurs families et se substituer aux 
garnisons. 



128 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

« Comite juif». Mais en 1835 finit par etre promulgue un 
Reglement general concernant les Juifs (destine a se substituer a 
celui de 1804), et, comme le note discretement V Encyclopedic 
juive, « il n'imposa pas aux Juifs de nouvelles limitations 54 ». Si 
Ton veut en savoir plus : ce nouveau Reglement « conservait aux 
Juifs le droit d'acquerir toutes sortes de biens immobiliers a 1' ex- 
clusion des domaines habites, de mener toutes sortes de commerce 
sur un pied d'egalite avec les autres sujets russes, mais uniquemcnt 
dans les limites de la Zone de residence 55 ». Ce Reglement de 1 835 
confirmait la protection de tous les droits reconnus a la confession 
juive, introduisait pour les rabbins des distinctions, leur conferant 
les droits accordes aux marchands de la premiere guilde* ; instituait 
un age raisonnable pour convoler (18 et 16 ans) ; adoptait des 
mesures pour que 1' habit juif ne differe point trop et ne coupe pas 
les Juifs de la population environnante ; orientait les Juifs vers des 
moyens de gagner leur vie par un travail productif (il n'interdisait 
que le commerce des spiritueux a credit ou gages sur des effets 
domestiques), autorisait toutes sortes d'activites industrielles (y 
compris le fcrmage de distilleries). Avoir des Chretiens a son service 
n'6tait interdit que pour des emplois reguliers, mais autorise « pour 
des travaux de courte duree » (sans que les delais fussent precises) 
et « pour les travaux dans les fabriques et usines », ainsi qu'« a titre 
d'aide dans les travaux des champs, jardins et potagers 56 », ce qui 
sonnait comme une derision par rapport a l'idee meme d'« agri- 
culture juive ». Le Reglement de 1835 appelait la jeunesse juive a 
s'instruire ; il ne limitait nullement 1' inscription des Juifs dans les 
ecoles secondares ni a l'universite 57 . Les Juifs qui avaient recu le 
grade de docteur dans quelque discipline que ce soit, une fois 
reconnucs (non sans formalites) leurs qualites eminentes, recevaient 
le droit d'entrer au service de 1'Etat. (Les medecins juifs jouissaient 



54. EJ, 1. 12, p. 695. 

55. M. Kovalevski, Ravnopravie evreev i ego vragui (L'dgalite" des droits des Juifs et 
ses ennemis), in Schit : literatournyj sbornik (Recueil litterairc), sous la dir. de 
L. Andreev, M. Gorki et F. Sologoub, 3 C 6d. augmentee, Moscou, Soci6t6 russe pour 
l'£tude de la vie juive, 1916, p. 117. 

56. EJ, 1. 11, p. 494. 

57. Kovalevski, in Schit, p. 117. 

* La classe des marchands avait ete divisee en 1742 en trois guildes selon le capital 
declare" ; en 1863, cette classification tut reduite a deux guildes. 



SOUS NICOLAS I" 129 

deja de ce droit.) En ce qui concerne 1' administration locale, le 
Reglement abrogeait les limitations antirieures : de\sormais, les 
Juifs pouvaient occuper des fonctions dans les doumas locales, les 
magistratures et les municipalites, « aux memes conditions que si 
Ton elisait a ces fonctions des membres d'autres confessions ». (II 
est vrai, certaines autorites locales, en particulier en Lituanie, 
eleverent des objections a cette disposition : dans certaines circons- 
tances, le maire doit mener ses administres a l'eglise - comment 
un Juif pourrait-il le faire ? ou encore un Juif peut-il sieger parmi 
les juges alors que le serment est prete sur la croix ? Face a ces 
fortes reticences, un decret de 1 836 stipula que dans les provinces 
occidentales les Juifs ne pourraient occuper dans la magistrature 
et les municipalites qu'un tiers des postes 58 .) Enfin, pour ce qui 
est de l'epineux probleme economique inherent a la contrebande 
aux frontieres, si nuisible aux interets de l'Etat, le Reglement 
autorisa a y rester les Juifs qui y residaient deja, mais interdit toute 
installation nouvelle 59 . 

Pour un Etat qui maintenait encore des millions de ses sujets 
dans le servage, tout ce qui vient d'etre mentionne pouvait ne pas 
apparaitre comme un systeme de cruelles contraintes. 

Lors de l'examen du Reglement devant le Conseil d'Etat, les 
discussions porterent sur la possibility de laisser aux Juifs libre 
acces aux provinces interieures de la Grande Russie, et les opinions 
exprimees a ce sujet furent aussi nombreuses que diverses. Certains 
avancerent que, « pour admettre les Juifs a s' installer dans les 
provinces centrales, il fallait qu'ils pussent justifier de qualites 
morales determinees et d'un niveau d'instruction suffisant » ; 
d'autres repliquerent que « les Juifs peuvent etre d'une grande 
utilite grace a leur activite commerciale et industrielle, et qu'on ne 
peut prevenir la concurrence par l'interdiction faite a qui que ce 
soit de resider et d'exercer le commerce » ; « il faut poser le 
probleme... sans ambages : les Juifs peuvent-ils etre toleres dans ce 
pays ? Si Ton considere qu'ils ne peuvent pas 1'etre, alors il faut 
tous les en chasser » plutot que de « laisser cette cat£gorie au sein 
de la nation dans une situation susceptible d'engendrer continuel- 
lement chez eux mecontentement et grogne ». Et « s'il faut toterer 



58. Hexsen*. t. 2, pp. 50-52, 105-106. 

59. EJ, t. 12, p. 599. 



130 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

leur presence dans ce pays, alors il importe de les affranchir de 
toutes limitations mises a leurs droits 60 ». 

Par ailleurs, les « privileges archaiques polonais (abandonnes par 
l'Etat russe des le regne de Catherine) qui accordaient aux commu- 
nautes urbaines la faculte d'introduire pour les Juifs des limitations 
concernant leur droit de residence » refirent leur apparition avec 
une nouvelle acuite a Vilnius d'abord, puis a Kiev. A Vilnius, les 
Juifs se virent interdire de s' installer dans certains quartiers de la 
ville. A Kiev, les marchands locaux s'indignerent que « les Juifs, 
au grand dam de tout un chacun, fassent commerce et affaires entre 
les murs des monasteres de Petchersk*..., qu'ils accaparent a 
Petchersk tous les 6tablissements commerciaux » et excluent « les 
Chretiens du commerce » ; ils pousserent le gouvemeur general a 
obtenir 1' interdiction (1827) « aux Juifs de vivre en permanence a 
Kiev... Seules quelques categories d'individus pourront s'y rendre 
pour un temps determine ». « Comme toujours en pareilles circons- 
tances, le gouvernement fut contraint de repousser a plusieurs 
reprises les delais fixes pour leur expulsion ». Les discussions 
remonterent jusqu'au « Comite directorial », diviserent en deux 
camps egaux le Conseil d'Etat, mais, aux termes du Reglement de 
1835, Nicolas confirma 1' expulsion des Juifs de Kiev. Cependant, 
peu de temps apres, « certaines categories de Juifs furent a nouveau 
autorisees a resider temporal rement a Kiev ». (Mais pourquoi les 
Juifs etaient-ils si chanceux dans la concurrence commerciale? 
Souvent, ils vendaient a des prix inferieurs a ceux des Chretiens, se 
contentant d'« un benefice moindre » que celui qu'exigeaient les 
Chretiens ; mais, dans certains cas, leur marchandise etait reputee 
provenir de la contrebande. Le gouvemeur de Kiev, qui avait pris 
la defense des Juifs, remarquait que « si les Chretiens voulaient bien 
s'en donner la peine, ils pourraient evincer les Juifs sans ces 
mesures de contrainte 61 ».) Ainsi, « en Bielorussie, les Juifs 
n'avaient le droit de resider que dans les villes ; en Petite Russie, 
ils pouvaient vivre partout, a 1' exception de Kiev et de certains 
villages ; en Nouvelle Russie, dans tous les lieux habit6s a 



60. Hessen, t. 2. pp. 47-48. 

61. Ibidem, pp. 40-42. 

* Ou « des Grotles » : ensemble de monasteres dont l'origine remonte au milieu du 
xi c siecle et qui existe encore de nos jours. 



SOUS NICOLAS I" 131 

1' exception de Nikolai'ev et Sevastopol 62 », ports militaries d'ou les 
Juifs avaient 6te bannis pour raisons touchant a la securite de l'Etat. 

« Le Reglement de 1835 permit aux marchands et aux manufac- 
turiers [juifs] de participer aux principals foires des provinces de 
l'interieur afin d'y faire temporairement commerce, et leur accorda 
le droit de vendre certaines marchandises hors de la Zone de resi- 
dence 63 . » De meme les artisans n'etaient-ils pas tout a fait prives 
d'acces aux provinces centrales, ne fut-ce qu'a titre temporaire. 
D'apres le Reglement de 1827, «les autorites des provinces exte- 
rieures a la Zone de residence avaient le droit d'autoriser les Juifs 
a y sojourner durant six mois 64 ». Hessen precise : le Reglement de 
1835 « et des lois ulterieures elargirent quelque peu pour les Juifs la 
possibilite de vivre temporairement hors de la Zone de residence », 
d'autant plus que les autorites locales fermaient les yeux « quand 
les Juifs outrepassaient les interdits 65 ». Ce que confirme Leskov 
dans une note qu'il redigea a la demande du comite gouverne- 
mental : « Dans les annees 40 », les Juifs « firent leur apparition 
dans les villages de Grande Russie appartenant aux grands proprie- 
taires afin d'y proposer leurs services... Tout au long de 1'annee, ils 
rendaient des visites opportunes "aux seigneurs de leur connais- 
sance" » dans les provinces voisines de Grande Russie, et partout 
commercaient et abattaient de la besogne. « Non seulement on ne 
chassait pas le Juif, mais on le retenait. » « Habituellement, les gens 
accueillaient et donnaient refuge aux artisans juifs... ; partout les 
autorites locales les traitaient avec bienveillance, car, pour eux 
comme pour les autres habitants, les Juifs offraient d'importants 
avantages 66 . » « Avec le concours des Chretiens qui y 6taicnt inte- 
resses, les Juifs enfreignaient les arreted limitatifs. Et les autorites 
6taient a leur tour incitees a derogcr aux lois... On dut se resoudre, 
dans les provinces de Russie centrale, a fixer des amendes a infiiger 
aux proprietaries qui laissaient les Juifs s'installer chez eux 67 . » 

C'est ainsi que, conduites notamment par des considerations 
conservatrices (plus specifiquement religieuses) a ne pas vouloir de 



62. PEJ, t.7, p. 318. 

63. EI, t 14, p. 944. 

64. Ibidem, t. 11, p. 332. 

65. Hessen, t. 2, pp. 46. 48. 

66. Leskov, pp. 45-48. 

67. Hessen, t. 2, p. 49. 



132 DEUX SUECLES ENSEMBLE 

fusion entre Chretiens et Juifs, les autorites de l'Etat russe, face a 
la poussee economique qui attirait les Juifs au-dela de la Zone de 
residence, n'arrivaient ni a prendre une decision claire, ni a l'ap- 
pliquer nettement dans les faits. Quant au caractere dynamique et 
entreprenant des Juifs, il souffrait d'une trop grande concentration 
territoriale et d'une concurrence interne trop vive ; il etait naturel 
pour lui de deborder aussi largement que possible. Comme le 
remarquait I. Orchanski : « Plus les Juifs sont diss^mines dans la 
population chretienne..., plus eleve" est leur niveau de vie 68 . » 

Mais on aurait du mal a contester que, meme dans son penmetre 
officiel, la Zone de residence des Juifs en Russie etait fort vaste : 
en sus de ce qui avait ete recu en heritage du dense regroupement 
juif de Pologne, aux provinces de Vilnius, Grodno, Kaunas, 
Vitobsk, Minsk, Mohilev, Volhynie, Podolsk et Kiev (cela, toujours 
en sus de la Pologne meme et de la Courlande), on avait ajoute les 
vastes et fertiles provinces de Poltava, Iekaterinoslav, Tchernigov, 
Tauride, Kherson et Bessarabie, toutes ensemble plus grandes que 
n'importe quel Etat, voire groupe d'Etats europeen. (Peu de temps 
apres, de 1804 au milieu des annees 30, on y avait encore ajoute 
les riches provinces d' Astrakhan et du Caucase, mais les Juifs ne 
s'y installment guere ; encore en 1824, dans celle d' Astrakhan, 
« aucun Juif n'etait inscrit comme imposable 69 ».) Cela faisait done 
quinze provinces a Tinterieur de la zone, contre trente et une pour 
la « Russie profonde ». Et rares celles qui etaient plus peuplees que 
les provinces de Russie centrale. Quant a la part des Juifs dans 
la population, elle ne depassait pas celle des musulmans dans les 
provinces de l'Oural ou de la Volga. Aussi la densite des Juifs dans 
la Zone de residence ne resultait-elle pas de leur nombre, mais 
bien plutot de 1' uniformity de leurs occupations. Ce n'est que dans 
1' immense Russie qu'une telle zone pouvait paraitre exigue. 

On nous objectera que l'etendue de cette zone etait illusoire : on 
en excluait tous les espaces exterieurs aux villes et autres agglome- 
rations. Mais ces espaces 6taient des surfaces agricoles ou destinees 
a l'agriculture, et on a vu que celle-ci, accessible aux Juifs, ne les 
attirait pas ; tout leur probleme etait plutot : comment se servir de 



68. Orchanski, p. 30. 

69. EJ, t. 3, p. 359. 



SOUS NICOLAS I" 133 

ces espaces pour le commerce de l'eau-de-vie. Ce qui etait une 
deviation. 

Et si l'important massif juif ne s'etait deplace de l'dtroite 
Pologne vers la vaste Russie, le concept meme de Zone de resi- 
dence n'aurait jamais vu le jour. Dans l'etroite Pologne, les Juifs 
auraient v£cu dens6ment entassds, dans une plus grande indigence, 
croissant rapidement sans se livrer a aucun travail productif, 80 % 
de la population pratiquant le petit commerce et le metier d' inter- 
mediates. 

En tout etat de cause, nulle part on n'avait cr£e dans les villes 
russes de ghettos obligatoires pour les Juifs comme on en 
connaissait encore qa et la en Europe. (Si ce n'est le faubourg de 
Glebovo, a Moscou, pour ceux qui s'y rendaient en visiteurs.) 

Si Ton veut bien se rappeler une fois de plus que cette zone 
coexista pendant trois quarts de siecle avec le servage auquel etait 
soumise la majorite de la population rurale russe, alors, par compa- 
raison, le poids de ces limitations a la liberte d'aller et venir pouvait 
ne plus apparaitre plus sous des couleurs trop sombres. Dans 
1' Empire russe, de nombreux peuples vivaient par millions enticrs 
dans une forte densite a l'interieur de leurs regions respectives. 
Dans les frontieres d'un Etat multinational, les peuples vivent 
souvent de facon compacte en entites plus ou moins separees. Ainsi 
en 6tait-il par exemple des Karai'mes et des Juifs « des montagnes », 
ces derniers ayant la liberte de choisir leur lieu de residence mais ne 
l'utilisant guere. Aucune comparaison possible avec les limitations 
territoriales, les « reserves » imposees par des colonisateurs venus 
d'ailleurs (anglo-saxons ou espagnols) aux populations de souche 
des pays conquis. 

C'est precisement l'absence, chez les Juifs, d'un territoire 
national, vu le dynamisme dont ils faisaient preuve dans leurs 
deplacements, leur haut sens pratique, leur zele dans la sphere 
economique, qui promettait de se transformer a bref delai en un 
important facteur d' influence sur la vie du pays tout entier. On peut 
dire que c'est le besoin de la diaspora juive d'acce'der a toutes 
les fonctions existantes, d'une part, et, de 1' autre, la crainte d'un 
debordement de leur activite qui alimenterent les mesures limita- 
tives prises par le gouvernement russe. 

Oui, les Juifs de Russie se sont dans leur ensemble detournes 
de l'agriculture. Dans l'artisanat, ils se faisaient de preference 



134 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

taillcurs, cordonniers, horlogers, joailliers. Cependant, malgre' les 
contraintes imposees par la zone, leur activity productive ne se 
limitait pas a ces menus metiers. 

U Encyclopedic juive publiee avant la revolution 6crit que, 
pour les Juifs, avant le developpement de l'industrie lourde, « le 
plus important etait le commerce de 1' argent ; peu importe que le 
Juif intervienne en qualite d'usurier-preteur sur gages ou de 
changeur, de fermier des revenus publics ou privet, de tenancier ou 
d'affermataire - primordialement, il s'occupait d'operations finan- 
cieres ». Car, meme a l'epoque de I'economie primaire en Russie, 
« la demande d' argent se faisait deja sentir dans des proportions 
sans cesse croissantes 70 ». De la le transfert de capitaux juifs dans 
1'industrie pour qu'ils y travaillent. Deja, sous Alexandre I er , 
on avait pris des dispositions energiques pour favoriser la partici- 
pation des Juifs a rindustrie, en particulier dans la draperie. 
« Celle-ci a joue par la suite un role important dans 1' accumulation 
de capitaux entre les mains des Juifs », puis ceux-ci « n'ont pas 
manque d'utiliser successivement ces capitaux dans les fabriques 
et usines, dans l'industrie extractive, les transports et la banque. 
C'est ainsi qu'a commence la formation d'une moyenne et grande 
bourgeoisie juive 71 ». Le Reglement de 1835 « prevoyait egalement 
des privileges pour les fabricants juifs 72 ». 

Vers les annees 40 du xix c siecle, l'industrie sucriere connut un 
grand developpement dans les provinces du Sud-Ouest. Les capita- 
listes juifs commencerent par accorder des subsides aux raffineries 
appartenant aux proprietaires fonciers, puis ils se chargerent de leur 
administration, puis ils en devinrent proprietaires, et enfin ils 
construisirent leurs propres usines. En Ukraine et en Nouvelle 
Russie s'affirmerent ainsi de puissants « rois du sucre », entre autres 
Lazare et Lev Brodski. « La plupart de ces sucriers juifs avaient 
debute dans la distillerie d'eau-de-vie... ou comme tenanciers de 
cabarets ». Pareille situation se retrouvait dans la minoterie 73 . 

Sur l'instant, aucun contemporain ne comprit ni ne se soucia 
de prevoir quelle puissance materielle d'abord, spirituelle ensuite, 



70. EJ, t. 13. p. 646. 

71. J.M. Dijour, Evrei v ekonomitcheskoi jizni Rossii (Lxs Juifs dans la vie econo- 
mique russe), in LMJR-1, pp. 164-165. 

72. EJ. t. 15. p. 153. 

73. Dijour, in PEJ-1, pp. 165-168. 



SOUS NICOLAS I" 135 

s'amorcait la. Bien entcndu, Nicolas I er fut le premier a ne pas voir, 
a ne pas comprendre. II avait pour cela une trop haute opinion de la 
toute-puissance du pouvoir imperial et de Fefficacite des methodcs 
administratives de type mihtaire. 

Mais il desirait opiniatremcnt des succcs dans F instruction des 
Juifs afin que ces derniers pussent depasser leur extran£ite par 
rapport au reste de la population, en quoi il voyait un danger 
majeur. Des 1831, il indiqua au « Comite des dirccteurs » qu'« au 
nombre des mesures susceptibles d'ameliorer la situation des Juifs, 
il fallait preter une attention particuliere a les relever par l'ins- 
truction..., par la creation de fabriques, Finterdiction des manages 
trop prccoces, une meilleure organisation des kehalim..., un chan- 
gement dans les coutumes vestimentaires 74 ». Et en 1840, lors de 
la creation du « Comite charge de definir les mesures visant a une 
transformation radicale de la vie des Juifs en Russie », Fun des 
premiers buts envisages par ce comite fut de « favoriser le develop- 
pement moral de la nouvelle generation par la creation d'ecoles 
juives dans un esprit contraire a Fenseignement talmudique en 
vigueur 75 ». 

Tous les Juifs progressistes de ce temps desiraient eux aussi des 
ecoles dispensant un enseignement general (divises, ils Fetaient 
seulement sur le point de savoir s'il fallait exclure totalement le 
Talmud du programme ou bien Fetudier dans les classes supe- 
rieures, « sous un eclairage scientifique, et ainsi debarrasse" de tous 
les ajouts indesirables 76 »). Une 6cole d'enseignement general qui 
venait d'etre creee a Riga eut a sa tete un jeune diplome de F uni- 
versity de Munich, Max Liliental, qui aspirait a s'investir dans la 
« diffusion de F instruction parmi les Juifs russes ». En 1840, il fut 
cordialement recu a Petersbourg par les ministres de FInterieur 
et de F Education, et redigea a F intention du « Comite pour la 
transformation de la vie des Juifs » le projet d'un consistoire et 
d'un seminaire de theologie dans le but de former rabbins et maitres 
« selon des fondemcnts ethiques purs », par opposition « aux talmu- 
distes encroutes » ; toutefois, « avant F acquisition des principes 
essentiels de la foi, il ne serait pas permis d'etudier les matieres 



74. Hessen*, t. 2, p. 77. 

75. EJ, t. 9, pp. 689-690 ; Hessen, t. 2, p. 81. 

76. Hessen, t. 2, p. 83. 



136 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

profanes ». Aussi le projet ministeriel fut-il modiHe" : on augmenta 
le nombre d'heures consacrees a l'cnseignement des matieres 
juives 77 . Lilicntal chercha aussi a persuader le gouvernement de 
prendre des mesures preventives contre les hassidim, mais sans 
succes : le pouvoir « desirait une union de fagade entre les diffe- 
rents milieux sociaux juifs qui se faisaient la guerre 78 ». Liliental, 
qui avait mis au point son ecole de Riga « avec un succes epoustou- 
flant », fut invite par le ministere a visiter les provinces de la Zone 
de residence afin de concourir, par des reunions publiques et des 
rencontres avec les personnalites juives, a l'ceuvre d'education. Son 
voyage - exterieurement du moins - fut un grand succes ; en regie 
generate, il ne rencontra guere d'hostilite ouverte et semblait etre 
parvenu a convaincre les milieux influents du monde juif. « Les 
ennemis... de la reTorme... se devaient d'exprimer exterieurement 
leur approbation. » Mais l'opposition cachee etait bien entendu tres 
importante. Et quand la reforme scolaire finit par etre appliquee, 
Liliental renon^a a sa mission. En 1844, il partit inopinement pour 
les Etats-Unis pour ne plus revenir. « Son depart de Russie - peut- 
etre une maniere de fuite - reste entoure de mystere 79 . » 

Ainsi, sous Nicolas I er , non seulement les autorites ne s'oppo- 
saient pas a l'assimilation des Juifs, mais elles y appelaient ; mais 
les masses juives, restees sous 1' influence du kahal, craignant des 
mesures contraignantes dans le domaine religieux, ne s'y preterent 
guere. 

II n'empeche que la reforme scolaire commenga bel et bien en 
cette annee 1844, en depit de 1'extreme resistance des dirigeants 
des kehalim. (Et bien qu'«en errant ces ecoles juives on n'eut 
pas du tout en vue de reduire le nombre des Juifs dans les etablis- 
sements d'enseignement general ; au contraire, on faisait bien 
remarquer que ceux-ci devaient, comme auparavant, etre ouverts 
aux Juifs 80 ».) Deux sortes d'ecoles publiques juives furent crepes 
(« sur le modele des dcoles elementaires juives en Autriche 81 ») : 
de deux ans, correspondant aux ecoles paroissiales russes, et de 



77. Ibidem, p. 84 ; EJ, t. 13. p. 47. 

78. Hessen, t. 2, pp. 85-86. 

79. Ibidem, pp. 84, 86-87. 

80. EJ, 1. 13, pp. 47-48. 

81. Ibidem, t. 3, p. 334. 



SOUS NICOLAS I" 137 

quatre ans, correspondant aux ecoles de district. Seules les disci- 
plines juives y etaient enseignees par des pedagogues juifs (et en 
hebreu) ; les autres 1' etaient par des enseignants russes. (Comme 
l'apprecia Lev Deitch, un rcvolutionnaire frenetique : « Le monstre 
couronne a donne l'ordre de leur [aux enfants juifs] apprendre le 
russe 82 ».) Pendant de longues annees, ces 6coles furent dirigees 
par des Chretiens, et ne le furent par les Juifs que bien plus tard. 

« Fidele au judai'smc traditionnel, ayant appris ou subodore 
l'objectif secret d'Ouvarov [ministre de 1' Education], la majorite 
de la population juive voyait dans ces mesures gouvernementales 
en matiere d' instruction un moyen de persecution comme les 
autres 81 . » (Ledit Ouvarov qui, de son coti, cherchait a rapprocher 
les Juifs de la population chretienne par l'eradication « des prejuges 
inspires par les preceptes du Talmud », voulait exclure totalement 
cclui-ci de 1'enseignement, le considerant comme un recueil 
antichretien 84 ). Continuant pendant de nombreuses annees encore a 
se defier des autorites russes, la population juive se detournait de 
ces ecoles et nourrissait a leur egard une vraie phobie : « De meme 
que la population cherchait a echapper a la conscription, elle se 
defiait de ces ecoles, craignant de laisser ses enfants dans ces foyers 
de "libre-pensee". » Les families juives aisees envoyaient souvent 
dans les ecoles publiques non pas leur propre progeniture, mais 
celle des milieux pauvres 85 . C'est ainsi que fut confie a une ecole 
publique P. B. Axelrod* ; il passa ensuite au college, puis lui echut 
son ample notoriete politique en tant que compagnon de lutte de 
Plekhanov et de Deitch au sein de 3a Liberation du travail 86 .) 
Si, en 1855, rien que les heder dument enregistres comptaient 
70 000 enfants juifs, les ecoles publiques des deux types n'en 
accueillaient que 3 200 87 . 

Cette peur face a 1'enseignement public a longtemps perdure 



82. L Deitch, Rol cvreev v rousskom revolioutsionnom dvijenii. (Le role des Juifs 
dans le mouvcment rcvolutionnaire russe), t. 1, 2 C 6d., Moscou-Lcningrad, GIZ. 1925, 
p. 11. 

83. EI, t.9, p. 111. 

84. Hmen, t. 2, p. 85. 

85. Ibidem, p. 120. 

86. Deitch, p. 12-13. 

87. /. M. Trotski, Les Juifs dans l'6cole russe, in LMJR-1, pp. 351-354. 

* Paul Axelrod (1850-1928). fondateur a Geneve du tout petit groupe « Liberation du 
travail », embryon du futur Parti social-democrate russe, fondd en 1.898. 



138 DEUX SlfeCLES ENSEMBLE 

dans les milieux juifs. L. Deitch se rememore ainsi les annees 60, 
et non pas dans un trou perdu, mais a Kiev : « Je me souviens bien 
de ce temps oil mes compatriotes consideraient comme un peche 
d'apprendre le russe » et ne toleraient son usage « que dans les 
relations avec les goyim™ ». A. G. Sliosberg se souvient que, jusque 
dans les annees 70, le fait d'entrer au college 6tait considere comme 
une trahison de l'essence de la judaite, l'uniforme de collegien etant 
signe d'apostasie. « Entre Juifs et Chretiens il y avait un abime que 
ne pouvaient franchir que quelques rares Juifs, et uniquement dans 
les grandes villes ou l'opinion publique juive ne paralysait pas trop 
la volonte de chacun 89 . » La jeunesse attachee aux traditions juives 
n'aspirait pas a 6tudier dans les universites russes, bien que le 
diplome de fin d'etudes, selon la loi sur le recrutement de 1827, 
dispensat a vie du service militaire. Toutefois, Hessen souligne que 
chez les Juifs russes appartenant « aux milieux les plus aises », 
« le desir spontane d'integrer... les ecoles publiques allait en gran- 
dissant 90 ». 

II ajoute : dans les ecoles publiques juives, « non seulement les 
surveillants Chretiens, mais la majorite des instituteurs juifs, qui 
enseignaient les disciplines juives en langue allemande, etaient bien 
loin d'etre du niveau requis ». Aussi, « parallelement a la creation 
de ces 6coles publiques, on decida d'organiser une ecole superieure 
destinee a la formation des maitres..., de former des rabbins mieux 
instruits, susceptibles d'agir dans un sens progressiste sur les 
masses juives. Des "ecoles rabbiniques" de ce type furent fondees 
a Vilnius et a Jitomir (1847) ». « Malgre leurs defauts, ces ecoles 
furent d'une certaine utilite », si Ton en croit le temoignage du 
liberal J. Hessen, « la generation montante se familiarisant avec 
la langue russe et sa grammaire 91 ». Le revolutionnaire M. Krol 
est du meme avis, tout en s'obligeant a condamner sans reserve 
le gouvernement : « Les lois de Nicolas I er instituant les ecoles 
publiques primaires et les ecoles rabbiniques avaient beau etre reac- 
tionnaires et hostiles aux Juifs, malgre" tout, ces ecoles, bon gre, 
mal gre, permcttaicnt a un petit nombre d'enfants juifs de s'initier 
a Tenseignement profane. » Quant aux intellectuels « eclaires » (les 



88. Deitch, p. 10. 

89. EJ, 1. 11, p. 713. 

90. Hessen, t. 11, p. 112. 

91. Ibidem, p. 121. 



SOUS NICOLAS I" 139 

maskilim) et a ceux qui meprisaient ddsormais les « superstitions 
des masses », ils « n'avaient pas ou aller », toujours selon Krol, et 
restaient des Strangers parmi les leurs. « Cette evolution n'en a pas 
moins joue un role enorme dans l'eveil spirituel des Juifs russes 
durant la seconde moitie du xrx e siecle », meme si les maskilim, 
ddsireux d'eclairer les masses juives, rencontraient « 1'opposition 
feroce des croyants juifs fanatiques qui voyaient dans la science 
profane une alienation au demon 92 ». 

En 1850 fut creee une espece de superstructure : un institut de 
« Juifs savants », ainsi qu'un corps d'inspecteurs consultants aupres 
des responsables d' academies. 

Ceux qui sortaient des £coles rabbiniques nouvellement creees 
occuperent des 1857 les fonctions de « rabbins publics » ; elus de 
mauvaise grace par leur communaute\ leur designation 6tait 
soumise a l'aval des autorites de leur province. Mais leur responsa- 
bilite resta d'ordre purement administratif : les communaute^ juives 
les consideraient comme des ignores dans les sciences hebraiques, 
et les rabbins traditionnels 6taient maintenus es qualites de 
« rabbins spirituels » authentiques 93 . (De nombreux diplomes des 
ecoles rabbiniques, « ne trouvant de postes, ni de rabbins ni d'insti- 
tuteurs », poursuivaient leurs etudes a l'universite 94 , puis se 
faisaient medecins ou avocats.) 

Nicolas I er ne relachait cependant pas sa pression en vue de 
reglementer la vie interne de la communaute juive. Le kahal, 
qui possedait deja un immense pouvoir sur la communaute, se 
renfor?a encore a partir du moment ou fut introduite la 
conscription : lui echut le droit de « livrer au recrutement, a tout 
moment, tout Juif qui n'acquittait pas ses redevances, qui n'avait 
pas de domicile fixe ou commettait des ecarts de conduite intole- 
rables a la societe juive », et il usait de ce droit au profit des riches. 
«Tout cela a nourri l'indignation des masses vis-a-vis des diri- 
geants des kehalim et devint l'une des causes de rirremediable 
declin du kahal. » Aussi, en 1844, les kehalim « furent part out 
dissous, et leurs fonctions transmises aux municipalites et aux 



92. M. Krol, Natsionalism i assimiliatsia v evrei'skol istorii (Le nalionalisme et l'assi- 
milation dans l'histoire juive), in MJ, p. 188. 

93. PEJ, t. 4, p. 34 ; B. C. Dinour, Religiosno-natsionalnyj oblik rousskogo evrei'stva 
(Le profil religieux et national des Juifs russes) in LMJR-1, p. 314. 

94. Hessen, t. 2, p. 179. 



140 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

mairies 95 » ; autrement dit, les communautes juives urbaines se 
retrouverent soumises a la legislation uniforme de l'Etat. Mais cette 
reTorme non plus ne fut pas mende a son terme : la collecte des 
sempiternels et e\anescents aniens, la levee des recrues furent a 
nouveau confides a la communauti juive dont les « preposds au 
recrutemcnt » et les collecteurs d'impots se virent substituer aux 
anciens des kehalim. Quand aux registres des actes, et, partant, au 
decompte de la population, ils resterent aux mains des rabbins. 

Le gouvernement de Nicolas prit egalement position sur l'inex- 
tricable probleme des collectes d'impots internes aux communautes 
juives, en premier lieu celui dit de la « cassette » (impot indirect 
sur la consommation de la viande casher). Une disposition de 1844 
precisait qu'il fallait utiliser une partie du montant de cette collecte 
pour couvrir les arridres publics de la communaute, financer 1 'orga- 
nisation des ecoles juives, distribuer des subsides aux Juifs qui se 
vouaient a 1' agriculture 96 . Mais surgit la encore un imbroglio 
imprevu : bien que les Juifs « fussent assujettis a la capitation au 
meme titre que les bourgeois Chretiens », c'est-a-dire a un impot 
direct, « la population juive, grace au montant de la "cassette", 
se trouvait dans une situation pour ainsi dire privilegiee pour 
s'acquitter de la redevance » ; en effet, desormais, « les Juifs, y 
compris des milieux les plus aises, ne couvraient par des verse- 
ments personnels qu'une partie insignifiante des impots dus au rise, 
en transformant le solde en arrieres », et ceux-ci ne cessaient de 
s'accumuler : vers le milieu des annees 50, ils depassaient les 
8 millions de roubles. S'ensuivit alors un nouveau decret imperial 
dicte par 1' exasperation : « pour chaque 2 000 roubles » d'arrierds 
nouveaux, « livrer au recrutement un adulte 97 ». 

En 1 844 fut entreprise une nouvelle et energique tentative - de 
nouveau avortee - pour expulser les Juifs des villages. 

Hessen ecrit de facon imagee que, « dans les lois russes destinees 
a normaliser la vie des Juifs, on entend comme un cri de ddsespoir : 
malgre toute son autorite, le gouvernement ne parvient pas a 
extirper l'existence des Juifs des trefonds de la vie russe 98 ». 

Non, les dirigeants de la Russie n'avaient toujours pas pris 



95. PEJ*, t.4, pp. 20-21. 

96. Hessen, t. 2, pp. 89-90. 

97. EJ, t. 12, p. 640. 

98. Hessen, t. 2, p. 19. 



SOUS NICOLAS I c ' 141 

conscience de toute la pesanteur, voire de l'« inassimilabilite » de 
l'immense legs juif recu en cadeau aux termes des successifs 
partages de la Pologne : que faire de cet ensemble intrinsequement 
resistant et en rapide expansion dans le corps national russe ? lis ne 
trouvaient pas de decisions sures et etaient d'autant plus incapables 
de prevoir l'avenir. Les tres energiques mesures de Nicolas I cr 
deferlaient l'une apres l'autre, mais la situation ne faisait, semble- 
t-il, que se compliquer. 

Un semblable echec, qui allait en s'amplifiant, poursuivit 
Nicolas I cr dans sa lutte contre la contrebande des Juifs aux fron- 
tieres. En 1843, il enjoignit categoriquement d'expulser tous les 
Juifs d'une zone-tampon de cinquante kilometres de profondeur 
jouxtant l'Autriche et la Prusse, en depit du fait qu'« a certaines 
douanes frontalieres les marchands qui commercaient etaient prati- 
quement tous juifs" ». La mesure edictee fut aussitot corrigee par 
de nombreuses exemptions : d'abord fut accorde un delai de deux 
ans pour la vente des biens, puis cette duree fut prorogue. Une aide 
materielle fut proposee aux expulses pour leur nouvelle instal- 
lation ; de surcroit, ils etaient exemptes pour cinq ans de toute rede- 
vance. Plusieurs annees durant, le transfert ne fut meme pas 
amorce\ et bientot « le gouvernement de Nicolas I cr cessa d'insister 
sur 1' expulsion des Juifs de cette bande frontaliere de cinquante 
kilometres, ce qui permit a une partie d'entre eux de rester la ou 
ils residaient l0O ». 

C'est a cette occasion que Nicolas regut un nouvel avertissement 
dont il ne mesura pas la portec ni les consequences pour 1' ensemble 
de la Russie : cette mesure redoutable, mais tres partiellement 
appliquee, qui visait a chasser les Juifs de la zone frontaliere, 
motivee par une contrebande qui avail pris un extension dangereuse 
pour l'Etat, avait suscit^ en Europe une indignation telle qu'on peut 
se demander si ce n'est pas elle qui brouilla drastiquement l'opinion 
publique europ€enne avec la Russie. C'est dire qu'il faut peut-etre 
dater de ce decret particulier de 1843 le tout debut de l'ere ou le 
monde juif occidental, dans la defense de ses coreligionnaires en 
Russie, se mit a exercer une influence determinante qui, des lors, 
ne devait plus retomber. 



99. Hessen, t. 1, p. 203. 

100. PEJ, t.7, p. 321. 



142 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

L'une des manifestations de cette nouvelle attention fut l'arrivee 
en Russie, en 1846, de sir Moses Montefiore, porteur d'une lettre 
de recommandation de la reine Victoria le chargeant d'obtenir 
l'« amelioration du sort de la population juive » de Russie. II se 
rendit dans plusieurs villes a forte densite juive ; puis, d'Angleterre, 
envoya, pour presentation a l'Empereur, une longue missive recom- 
mandant d'affranchir les Juifs de toute legislation limitative, de leur 
accorder l'« egalite des droits avec tous les autres sujets » (a l'ex- 
ception, bien sur, des paysans serfs), « dans l'immediat : abolir 
toutes contraintes dans l'exercice du droit de s' installer et de 
circuler entre les limites de la Zone de residence », autoriser 
marchands et artisans a se rendre dans les provinces centrales, 
« permettre d'employer des Chretiens au service des Juifs..., r6tablir 
le kahal... 101 ». 

Mais, tout a l'oppose, Nicolas ne relacha pas sa determination a 
mettre de 1'ordre dans la vie des Juifs de Russie. II ressemblait a 
Pierre le Grand dans sa resolution a structurer par decret tout l'Etat 
et toute la societe d'apres son plan, et a reduire la complexite de 
la societe a des categories simples, aisees a cerner, comme jadis 
Pierre « ebarbait » tout ce qui derangeait la nette configuration des 
classes imposables. 

H s'agissait cette fois de differencier la population juive des 
villes - les bourgeois. Ce projet vit le jour en 1840 ; des lors qu'on 
se proposait dc dcpasser la singularity nationale et religieuse des 
Juifs (les opinions de Levinson, Feiguine, Gueseanovski furent 
alors examinees), on s'evertua a « etudier la racine de leur 
isolement opiniatre » par rapport « a l'ensemble de la societe" 
civile », « 1' absence chez eux de tout travail productif», leur 
« pratique nuisible de menus metiers s'accompagnant de toutes 
sortes de fraudes et de ruses ». L'« oisivete » de nombreux Juifs, 
les milieux gouvernementaux l'imputaient a « des habitudes inv6- 
terees » ; ils consideraient que « la masse juive aurait bien pu se 
trouver des gagne-pain, mais se refusait par tradition a exercer 
certains types d'emplois 102 ». 

Le comte Kissilev proposa a l'Empereur la mesure suivante : 
sans toucher aux marchands juifs, parfaitement bien installed, se 



101. Hes.ien, t. 2, pp. 107-108. 

102. Ibidem*, pp. 79-80. 



SOUS NICOLAS I" 143 

prdoccuper des Juifs dits bourgeois, plus precisement les repartir en 
deux categories : compter dans la premiere ceux qui beneficient 
d'une sedentarite a toute 6preuve et de biens, inclure dans la seconde 
ceux qui en sont depourvus et leur fixer un delai de cinq ans pour se 
faire soit artisans dans des ateliers, soit cultivateurs. (On considerait 
comme artisan celui qui s'inscrivait pour toujours dans un atelier ; 
comme bourgeois sedentaire, celui qui s'etait inscrit dans un atelier 
pour un certain temps l0 \) Quant a ceux qui ne rempliraient pas ces 
conditions au bout du delai de cinq ans et resteraient confines dans 
leur etat anterieur, ils seraient considered comme « inutiles » et assu- 
jettis a un service militaire et a une periode de travail d'un type 
particulier : on les enrolerait dans I'armce (a partir de 20 ans) 
en nombre trois fois plus eleve que ne le voulait la norme, non 
pour les vingt-cinq ans habituels de service militaire, mais pour 
seulement dix, et, pendant ce temps, « on les utiliserait dans l'armee 
de terre ou la marine en leur inculquant avant tout differents metiers 
pour en faire ensuite, avec leur accord, des artisans ou des cultiva- 
teurs », autrement dit, on leur dispenserait de force un enseignement 
professionnel. Mais le gouvernement ne disposait pas de fonds pour 
ce faire et envisageait d'utiliser l'impot de la « cassette », la societe 
juive ne pouvant qu'etre interessee par cet effort visant a rehabiliter 
ses membres par le travail 104 . 

En 1840, Nicolas I er donna son aval au projet. (L' expression 
« Juifs inutiles » fut remplacee par « n'exercant pas de travail 
productif ».) Toutes les mesures visant a transformer la vie des Juifs 
se nfduisit a un arrete unique prevoyant les etapes suivantes : 
1) « regularisation de la collecte de la "cassette" et suppression du 
kahal » ; 2) creation d'ecoles d' enseignement general pour les 
Juifs ; 3) institution des « rabbins de province » ; 4) « installation 
des Juifs sur des terres appartenant a 1'Etat » pour qu'ils s'occupent 
d'agriculture ; 5) categorisation ; 6) interdiction de porter 1' habit a 
longs pans. Kissilev pensait pour sa part introduire la categorisation 
sociale dans un avenir assez eloigne ; Nicolas la plaga avant 
1' agriculture, laquelle, depuis un quart de siecle, n'avait cesse de 
constituer un echec l0S . 



103. EJ. t. 13, p. 439. 

104. Hessen*. t. 2, pp. 81-82. 

105. Ibidem, pp. 82-83. 



144 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

Toutcfois, la categorisation prevoyait un delai de cinq ans pour 
le choix des occupations, et la mesure elle-meme ne fut annoncee 
qu'en 1846, si bien qu'elle ne pouvait entrer dans les faits qu'a 
partir de Janvier 1852. (En 1843, le gouverneur general de Nouvelle 
Russie, le comte M. Vorontsov, s'eleva contre ladite mesure : 
il ecrivit que les occupations « de cette classe nombreuse de 
marchands et d'intermediaires etaient "declines", que Ton avait 
range au nombre des elements "inutiles" [80 %] de la population 
juive », ce qui revenait a dire que 80 % des Juifs s'adonnaient 
principalement au commerce. Vorontsov esperait que, vu les vastes 
potentialites economiques de la Nouvelle Russie, « on pourrait 
eviter toute mesure de contrainte » ; il n'estimait pas necessaire 
d'expulser les Juifs des villages, mais pensait qu'il suffisait d'inten- 
sifier leur instruction. II avertissait que la categorisation susciterait 
vraisemblablement l'indignation en Europe 106 .) 

Echaude par la fa?on dont l'Europe avait reagi a la tentative 
d'expulser les Juifs de la zone frontaliere, le gouvernement russe 
redigea en 1846 un communique circonstancie sur la nouvelle 
mesure : en Pologne, les Juifs n'avaient ni la citoyennete, ni le droit 
de posseder des biens immeubles, et devaient done se limiter a 
pratiquer le petit commerce et la vente d'alcool ; incorpores a la 
Russie, ils ont vu les limites de leur residence elargies, ils ont re?u 
les droits civiques, l'acces a la classe des marchands dans les villes, 
le droit de posseder de l'immobilier, celui d'entrer dans la categorie 
des agriculteurs, le droit a l'instruction, y compris l'acces a l'uni- 
versite et aux academies lu7 . 

II faut le reconnaitre, les Juifs ont bel et bien re?u tous ces droits 
des les premieres decennies de leur presence dans la fameuse 
« prison des peuples ». II n'empechc : un siecle plus tard, dans un 
recueil redige par des auteurs juifs, on trouve 1' appreciation 
suivante : « Lors de 1' annexion a la Russie des provinces polonaises 
avec leur population juive, des promesses furent faites, relatives 
aux droits, et des tentatives pour les r6aliser [l'italique est de moi, 
A. S. ; lesdites promesses furent tenues, et les tentatives ne furent 
pas sans succes]. Mais, a la meme dpoque, on avait commence les 
expulsions massives hors des villages [en effet, elles avaient et6 



106. Ibidem, pp. 100-103. 

107. Ibidem, p. 103. 



SOUS NICOLAS I" 145 

esquissees, mais sans etre jamais effectives], precede a une double 
imposition [qui ne fut pas prelevee de facon systematique, pour etre 
ensuite abandonnee] et a 1' institution de la Zone de residence 108 » 
[nous avons vu que les frontieres de cette zone avaicnt ete initia- 
lement un heritage geographique]. Si Ton pense que cette facon 
d'exposer l'histoire est objective, alors on n'accedera jamais a la 
v6rite. 

Mais, malheureusement, soulignait ensuite le communique 
gouvernemental de 1846, les Juifs n'ont pas profite de bon nombre 
de ces mesures : « Se defiant constamment d'une integration a la 
societe civile dans laquelle ils vivent, ils ont garde pour la plupart 
leur ancien mode de vie, profitant du travail des autres, ce qui, de 
tous cotes, entraine legitimement les plaintes des habitants. » 
« Aussi, dans le but [d'elever le niveau de vie des Juifs]..., il 
importc de les delivrer de leur dependance vis-a-vis des anciens de 
la communaute, heritiers des ex-dirigeants du kahal, de diffuser 
dans la population juive rinstruction et des connaissances pratiques, 
de creer des ecoles juives d'enseignement general, de fournir les 
moyens pour leur passage a l'agriculture, d'estomper les differences 
vestimentaires » qui indisposent a l'encontre de nombreux Juifs. 
Quant au gouvcrnement, « il s'estime en droit d'esperer que les 
Juifs abandonneront toutes leurs facons de vivre reprehensibles et 
se tourneront vers un travail reellemcnt productif et utile ». Seuls 
ceux qui s'y rcfuseront feront l'objet de « mesures incitatives en 
tant qu'etements parasites pesant sur la societe et lui nuisant 109 ». 

Dans sa reponse a ce texte, Montefiore condamna la categori- 
sation en insistant sur le fait que tout le malheur venait des limita- 
tions imposees a la libre circulation des Juifs et a leur commerce. 
Nicolas r&orqua que si le passage des Juifs a un travail productif 
etait couronne de succes, le temps, «de lui-meme, adoucirait 
progressivement ces limitations ' l0 ». II comptait sur la possibilite 
d'une reeducation par le travail... Tenu en echec ici, la et ailleurs 
dans ses efforts pour transformer le mode de vie des Juifs, il eut 
1' ambition de briser le repli des Juifs sur eux-memes et de resoudre 
le probleme de leur integration a la population environnante par 



108. Dinour, in LMJR-1. p. 319. 

109. Hessen*, t. 2, pp. 103-104. 

110. Ibidem, pp. 107-110. 



146 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

le travail, et le probleme du travail par une conscription drasti- 
quement renforcee. 

La reduction pour les Juifs de la durce du service militaire (de 
25 a 10 ans) et l'intention de les doter d'une formation profession- 
nelle ne se voyaient guere ; cc qui etait per?u concretement, c'etait 
la levee des recrues, desormais proportionnellement trois fois plus 
nombreuses que chez les Chretiens : « Dix recrues par an pour mille 
habitants males, et pour les Chretiens sept recrues pour mille une 
fois tous les deux ans 1 " ». 

Face a ce renforcement de la levee des recrues, davantage de 
gens chercherent a y echapper. Ceux qui etaient designed pour la 
conscription se cachaient. En guise de represailles, a la fin de 1 850, 
un arrete stipula que toute recrue non livree dans les delais devait 
etre compens6e par trois recrues supplementaires en sus de la 
defaillante ! Desormais, les communautes juives etaient interessees 
a capturer les fuyards ou a leur substituer des innocents. (En 1 853 
fut edicte un « arrets permettant aux communautes juives et a de 
simples particuliers de presenter en qualite de recrue tout individu 
pris sans papiers ».) On vit apparaitre au sein des communautes 
juives des « prencurs » ou des « rafleurs » remun6res qui captu- 
raient leurs « prises" 2 » ; a la remise de ceux qui ne repondaient 
pas a 1'appcl, ou qui portaient des passeports perimes - meme s'ils 
venaient d'une autre province -, ou des adolescents sans famille, 
ils recevaient un recu de la communaute qui avait use de leurs 
services. 

Mais tout cela ne suffisait pas a compenser les recrues 
manquantes. Et, en 1852, on ajouta deux nouveaux arreted : le 
premier prevoyait, pour chaque recrue fournie en sus du quota 
impose, de degrever la communaute de 300 roubles d' arrives" 3 ; le 
second « interdisait le recel des Juifs qui se soustrairaient au service 
militaire et exigeait que fussent severement punis ceux qui avaient 
fui la conscription, d'imposer des amendes aux communautes qui 
les avaient caches, et, a la place des recrues manquantes, d'enroler 
leurs proches ou les dirigeants des communautes responsables dc la 
livraison des recrues dans les delais reglementaires. Cherchant par 



111. PEJ, t. 4. p. 75. 

112. EJ, t. 9, p. 243. 

113. Hessen, t. 2, p. 115. 



SOUS NICOLAS I" 147 

tous les moyens a dchapper au recrutemcnt, de nombreux Juifs s'en- 
fuyaient a l'6tranger ou s'en allaient dans d'autres provinces 114 ». 

Des lors, le recrutement donna lieu a une veritable bacchanale : 
les « rafleurs » se firent de plus en plus acharnes ; au contraire, 
les hommes en bonne sante et capables de travailler se carapaterent, 
se planquerent, et les arrier^s des communautes ne firent qu'aug- 
menter. La partie sedentaire et productive emit protestations et 
requetes : si le recrutement se met a frapper dans une mesure egale 
les « elements utiles » et ceux qui n'exercent pas de travail pro- 
ductif, alors les vagabonds trouveront toujours moyen de se cacher 
et tout le poids du recrutement tombera sur les « utiles », ce qui 
repandra parmi eux le desordre et la ruine" 5 . 

Les debordements administratifs rendirent criante l'absurdit6 de 
la situation du fait des difficultes qui s'ensuivirent ; on s'interrogea 
par exemple sur les differents types d'activite : sont-ils « utiles » 
ou pas ? Ce qui mit en ebullition les ministeres petersbourgeois" 6 . 
Le Conseil d'Etat demanda qu'on retardat la categorisation sociale 
tant que ne seraient pas elabores les reglements des ateliers. L'Em- 
pereur, lui, ne voulait pas attendre. En 1851 furent publiees les 
« Regies provisoires de categorisation des Juifs » ; en 1852, « des 
regies particulieres pour les ateliers juifs », visant a les conforter. 
La population juive manifestait une vive inquietude, mais, selon le 
temoignage du gouverneur general de la region du Sud-Ouest, elle 
ne croyait plus que cette categorisation allait entrer en vigueur" 7 . 

Et, de fait, « ... elle n'eut pas lieu ; la population juive ne fut pas 
repartie en categories" 8 ». En 1855, Nicolas I er mourut subitement, 
et la categorisation fut abandonnee pour toujours. 

Tout au long des annees 1850-1855, le souverain avait dans 1' en- 
semble fait preuve d'un orgueil et d'une assurance passant toute 
limite, accumulant de grossieres bevues qui nous entrainerent stupi- 
dement dans la guerre de Crimee face a une coalition d'Etats, avant 
de trepasser subitement alors que le conflit faisait rage. 

La mort soudaine de l'Empereur sauva les Juifs d'une situation 



114. PEJ, t. 7, p. 323. 

115. Hessen,t. 2, pp. 114-118, 

116. Ibidem, p.U2. 

117. EJ, 1. 13, p. 274. 

118. Hessen, t.2, p. 118. 



148 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

difficile, tout comme ils allaient etre sauves, un siecle plus tard, par 
la mort de Staline. 

Ainsi s'achevaient les six premieres decennies de presence 
massive des Juifs en Russie. II faut reconnaitre que ni leur niveau ni 
leur manque de lucidite ne preparaient les autoritds russes d'alors a 
affronter un probleme aussi enracine\ aussi noueux, aussi complexe. 
Mais apposer sur ces dirigeants russes l'estampille « persecuteurs 
des Juifs » revient a deformer leurs intentions et a majorer leurs 
possibility. 



Chapitre 4 
A L'EPOQUE DES REFORMES 



Au moment ou Alexandre II acceda au trone, le probleme paysan 
etait plus que mur depuis un siecle et exigeait imperativement une 
solution. Mais il apparut subitement qu'il n'6tait pas moins urgent 
d'en trouver une au probleme juif, moins ancien que le vieux et 
cruel systeme du servage, et qu'on avait pu estimer de moindre 
importance pour le pays. (Pourtant, desormais, tout au long du 
xrx e siecle, et a la douma d'Etat jusqu'en 1917, ces deux problemes, 
juif et paysan, apparaitront lies, vont rivaliser et entrelacer leurs 
destinees concurrentes.) 

En outre, Alexandre II avait recu le trone alors que le pays 6tait 
empetre dans la dure guerre de Crimee contre une Europe occi- 
dentale coalisee, et dans 1' incertitude d'une decision difficile a 
prendre - tenir bon ou se rendre. 

Des son intronisation, « des voix se firent entendre pour la 
defense de la population juive » et, quelques semaines plus tard, 
l'Empereur prit la decision de « mettre sur un pied d'egalite" les 
Juifs avec le reste de la population pour la conscription et de cesser 
de recruter des mineurs ». (Peu de temps apres, le projet d'une 
« division en categories » des Juifs bourgeois fut abandonne ; 
autrement dit, « toutes les classes de la population juive allaient 
desormais etre egales devant la conscription ' ».) Decision confirmee 
dans le Manifeste du couronnement de 1 856 : « Une recrue juive, 
pour etre admise, doit etre de meme age que les autres et repondre 
aux criteres definis pour les recrues d'autres conditions, et la 



1. e, pp. 373-374. 



150 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

conscription des Juifs d'age mineur doit etre abandonnee 2 . » On 
supprima alors definitivement 1' institution des cantonistes militaires, 
si bien que les Juifs, parmi eux, qui n'avaient pas atteint 20 ans, 
meme s'ils avaient ete deja faits soldats, furent rendus a leurs 
parents. Les grades subalternes qui avaient accompli toute la duree 
de leur service militaire recevaient avec leurs descendants le droit 
de residence sur tout le territoire de 1' Empire russe. (lis s'etablis- 
saient la ou ils avaient acheve leur service militaire et, residents 
desormais permanents, y devinrent souvent fondateurs de commu- 
nautes juives 3 . Derision de 1'Histoire ou en guise de chatiment 
historique : les descendants sedentarises de ces cantonistes ont 
gratifie' la Russie et la dynastie des Romanov de Jacob Sverdlov 4 !) 

Le meme Manifeste de 1856 remettait aux habitants juifs « tous 
les arrieres [fort importants] de la redevance » pour les annees 
pass6es. (« Mais, des les cinq annees suivantes, les nouveaux 
arrieres s'eleverent a 22 % de la redevance due 5 . ») 

Plus globalement, Alexandre II exprima son intention de 
resoudre le problemc juif, pour l'essentiel, dans un sens favorable. 
La facon de le poser changea du tout au tout. Sous Nicolas I er , 
le gouvernement s'etait en premier lieu donn6 pour tache de 
transformer le mode de vie des Juifs en l'assouplissant progres- 
sivement par le travail productif et 1' instruction, pour arriver ensuite 
a la lev6e des limitations administratives ; alors que, sous 
Alexandre II, au contraire, le gouvernement commence par lever 
rapidement contraintes et limitations sans trop chercher quelles 
etaient eventuellement les causes profondes de Fisolement des 
Juifs, dans l'espoir que tous les autres problemes se resoudraient 
d'eux-memes ; il entama done son action « avec l'intention d'in- 
tegrer ce peuple a la population de souche », comme il est dit dans 
l'ordonnance imperiale de 1856 6 . 

A cet effet, on crea un nouveau « Comite pour l'organisation de la 



2. Ibidem*, t. 3, p. 163. 

3. Ibidem, t. 11. p. 698 ; J. Hessen, Istoria evreiskogo naroda v Rossii* (Histoire du 
peuple juif en Russie) en 2 vol, t. 2, L., 1927, p. 160. 

4. PEJ, p. 79. 

5. Hessen. I. 2, p. 183. 

6. M. Kovalevski. Ravnopravie evreev i ego vragi (L'egalite des Juifs et ses adver- 
saires), in Schitz (Le boucher), recueil littdraire sous la direction de L. Andreev, 
M. Gorki, T. Sologoub, 2" 6d. augm., M. 1916, Soci6te" russe pour l'etude de la vie juive, 
pp. 117-118. 



A L'EPOQUE DES REFORMES 151 

vie des Juifs » (le septieme voue" aux affaires juives, mais nullement 
le dernier). Son president, derechef le comte Kissilev, declara dans 
son rapport a l'Empereur que le but - « assimiler les Juifs au reste 
de la population » - « etait entrave par di verses limitations adoptees 
a titre temporaire et qui, par rapport aux lois generates, recelent 
de nombreuses contradictions et font naitre la perplexite » ; a quoi 
l'Empereur repondit en ordonnant de « revoir toutes les regimenta- 
tions existantes concernant les Juifs afin de les mettre en accord 
avec l'intention generate d'assimiler les Juifs a la population de 
souche dans la mesure ou leur etat moral le permettra » (il visait 
par la « le fanatisme et la nocivite economique qu'on leur prete 7 »). 

Non, ce n'est pas pour rien que vecurent en Russie et Herzen 
avec sa Cloche*, et Bielinski**, et Granovski, et Gogol (car lui 
aussi, sans poursuivre un but identique, avait agi dans le meme sens 
qu'eux). Sous l'ecorce du regne austere de Nicolas, le besoin de 
r6formes decisives n' avait cesse de grandir, de meme que les forces 
et les hommes pour les realiser, et, chose etonnante, les hauts digni- 
taires eclaires de l'Etat furent plus sensibles a ces nouveaux projets 
que les membres (non fonctionnaires) de 1' elite cultivee. L'impact 
sur le probleme juif fut immediat. Et les ministres de l'lnterieur 
(Lanskoi d'abord, puis Valouev) et les gouverneurs generaux des 
regions de l'Ouest et du Sud-Ouest ne cesserent de soumettre leurs 
reflexions au souverain qui les accueillait avec un vif interet. « Le 
gouvernement, de sa propre initiative, avec le soutien de l'Em- 
pereur », apporta des ameliorations partielles au statut juridique 
des Juifs 8 , a quoi s'ajouterent les autres reTormes liberatrices 
concernant autant les Juifs que le reste de la population. 

En 1858, le gouverneur general de Nouvelle Russie, Stroganov, 
proposa d'accorder immediatement, d'un seul tenant, tous les 
droits aux Juifs, mais le Comite, place maintenant sous la presi- 
dence de Bloudov, hesita, ne se montra pas pret a faire sienne 
une telle mesure; en 1859, il fit remarquer que « si les Juifs 



7. EJ, t. 1, pp. 812-813. 

8. Ibidem, p. 108. 

* Alexandre Herzen (1812-1870), 6crivain et publiciste russe, choisil d'dmigrer en 
1847 en Angleterre ou il publia la revue Kolokol (La Cloche) qui, bien qu'interdite, 
exer^a une grande influence en Russie. 

** Vissarion Bielinski (1811-1848), critique littfraire et publiciste russe, d'abord 
romantique, puis proche du socialistic utopique. 



152 DEU X S IECLES ENSEMBLE 

d' Europe occidentale, des la premiere invite de leur gouvernement, 
envoyerent leurs enfants dans les ecoles communes et se tournerent 
d'eux-memes vers des occupations utiles, le gouvernement russe, 
lui, doit lutter avec les prejuges et le fanatisme des Juifs », et e'est 
pourquoi « accorder des droits egaux aux Juifs ne peut se faire que 
progressivement, au fur et a mesure de la diffusion d'une ins- 
truction veritable parmi eux, des changements dans leur mode de 
vie et de l'orientation de leur activite vers des occupations utiles 9 ». 

Le Comite vit alors se deployer divers arguments hostiles a 
legalisation des droits : le probleme debattu est moins juif que 
russe ; il serait imprudent de proccder a une egalisation totale avant 
que ne s'eleve le niveau d'education et de culture de la population 
russe dont la masse inculte ne saura register a la poussee econo- 
mique d'un monde juif soude ; les Juifs ne cherchent pas du tout a 
s'int6grer aux citoyens de ce pays, mais a ben^ficier de tous les 
droits civils tout en conservant leurs particularismes et un caractere 
monolithique que Ton n'observe pas chez les Russes. 

Cependant, ces voix n'eurent aucune influence. Les limitations 
qui frappaient les Juifs tomberent les unes apres les autres. En 
1859, on abrogea l'interdit de 1835 qui ne permettait pas aux Juifs 
d'affermer ou administrer les domaines de proprietaires terriens qui 
6taient par ailleurs habites. (Done, de ce fait, 1' interdiction de 
disposer de pay sans - il est vrai qu'auparavant, « dans des cas 
isoles, cette interdiction... dtait secretement transgressee ». Mais, 
apres 1861, les terres restees aux mains des proprietaires nc purent 
plus etre considerees comme « habitues ».) Cette modification avait 
pour but de « permettre aux proprietaires de faire plus facilement 
et ouvertement appel a 1'aide des Juifs » en raison de la degradation 
economique des domaines, mais aussi « pour elargir tant soit peu 
aux Juifs le champ par trop etroit de leur sphere d' activite ». 
Ddsormais, les Juifs pouvaient affermer ces terres et s'y etablir, 
mais non pas en devenir proprietaires '". Precisement, dans la region 
du Sud-Ouest, «des capitaux importants, susceptibles d'etre 
affectes a l'achat de terres, s'etaient concentres entre les mains de 
certains Juifs..., mais les Juifs refusaient de confier leurs capitaux 
[aux proprietaires terriens] en les gageant sur les domaines, des 



9. Ibidem, pp. 814-815 ; J. Hessen*, I. 2, pp. 147-148. 

10. Hessen, t. 2, p. 163. 



A L'EPOQUE DES REFORMES 153 

lors qu'en cas de besoin ils ne pouvaient les acquerir ». Bientot, 
cependant, dans les iimites de la Zone de residence, les Juifs 
re§urent egalcment le droit d'acheter des terres aux proprietaires". 

Avec le developpement des chemins de fer et du trafic fluvial, 
l'une des activites juives, celle des auberges et des relais de poste, 
se trouva en declin. De meme les nouveaux tarifs douaniers, plus 
liberaux, diminuerent drastiquement les « profits nes de l'industrie 
de la contrebande 12 ». 

En 1861 fut abrogee 1' interdiction faite aux Juifs d'affermer 
certains revenus des domaines. Mais en cette meme ann6e 1861 fut 
abandonne le systeme des fermages publics et celui de l'eau-de- 
vie. Ce fut un coup tres rude pour la grosse entreprise juive ; 
« fermier et entrepreneur, chez les Juifs, sont des mots synonymes 
de richard » ; desormais, ecrit Orchanski, « on ne pouvait plus 
qu' avoir la nostalgie du temps de la guerre de Crimee, quand les 
entrepreneurs, moyennant quelques accommodemcnts avec leur 
conscience et, dans certaines spheres, une curieuse notion de l'in- 
teret public, empochaient des millions » ; « des milliers de Juifs 
vivaient et gagnaient bien leur vie sous les ailes Denies des 
fermages » - et voici que, desormais, 1'interet general prevalait, si 
bien que ces entreprises devinrent moins lucratives. Le « commerce 
de l'alcool » se fit lui aussi « bien moins rentable... qu'a l'epoque 
du systeme des fermages 13 ». 

Quand, dans la production d'eau-de-vie, le systeme de 1'accise* 
se substitua progressivemcnt a celui du fermage, les Juifs ne 
connurent aucune limitation particuliere et purent pratiquer la vente 
d'alcool et le fermage de distilleries sur leurs lieux de residence 
aux conditions generates 14 . Ils profiterent abondamment du droit 
de fermage et d' acquisition tout au long des vingt annees qui 
suivirent ; aux alentours des annees 80, selon les provinces de la 



1 1. Ibidem, p. 164. 

12. Ibidem, pp. 161-162. 

13. /. Orchanski, Evrei v Rossii : otcherki i issledovania. (les Juifs en Russie. Essais 
et eludes), recueil 1, Saint-Pt?tersbourg, 1872, pp. 10-11. 

14. V.N. Nikitine, Evrei zemledeltsy : Istoritcheskoe, zakonodatelnoe, administra- 
tivnoe i bytovoe polojenie kolonij so vremeni ikh vozniknovenia do nachikh dnei', 1807- 
1887 (Les Juifs agriculteurs : situation historique, legislative, administrative, pratique des 
colonies depuis leurs origines jusqu'a nos jours), Saint-Petersbourg, 1887, p. 557. 

* ImpSt indirect frappant certains produits de consommation, notamment les 
boissons alcoolisccs. 



154 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

Zone de residence, les Juifs possedaient de 32 % a 76 % des dis- 
tilleries, et presque toutes revetaient la « dimension d'une grosse 
entreprise 15 ». Dans la region du Sud-Ouest, en 1872, les Juifs 
affermaient 89 % des distilleries"'. Des 1863, on avait autorise aux 
Juifs de se livrer a la distillation en SibeYie occidentale et orientale 
(car « les plus remarquables specialistes dans le domaine dc la 
distillation se trouvent presque exclusivement parmi les Juifs »), et, 
a partir de 1865, les distillateurs juifs se virent accorder le droit 
d'habiter le lieu de leur choix 17 . 

Pour ce qui concerne le commerce d'alcool dans les campagnes, 
rappelons que, vers le debut des annees 80, le tiers de la population 
juive de la « zone » vivait dans les campagnes, a deux ou trois 
families par village 1 *, vestiges de leur activite d'aubergistes. En 
1870, un communique officiel du gouvernement souligna que « le 
commerce d'alcool dans la region de 1'Ouest s'est exclusivement 
concentre entre les mains des Juifs, et que les abus qu'on rencontre 
dans ces etablissements depassent les limites du tolerable 19 ». 

L'on exigea alors des Juifs qu'ils ne se livrassent au commerce 
d'eau-de-vie que sous leur propre toit. Sliosberg explique le sens 
de cette exigence : dans les villages de la Petite Russie, e'est-a-dire 
hors des structures heritees de la Pologne, les proprietaires fonciers 
n'avaient pas le droit de se livrer au commerce de spiritueux ; 
partant, les Juifs ne pouvaient le leur racheter. Mais les Juifs ne 
pouvaient pas non plus leur acheter la moindre parcelle de terre ; 
aussi prenaient-ils a bail les maisons des paysans et s'y livraient-ils 
au commerce de la vodka. Quand ce type de commerce, a partir de 
maisons qui n'etaient pas les leurs, leur fut interdit, cette prohibition 
fut souvent contournee par un commerce sous « prete-nom » : une 
patente Active pour le debit de boissons etait delivree a un Chretien 
tandis que le Juif ne figurait chez lui que comme locataire 20 . 

Pareillement, l'« article penal » (comme 1'appelle Y Encyclopedic 
juive), e'est-a-dire la sanction accompagnant l'interdiction faite aux 



15. EJ, 1.5, pp. 610-611. 

16. Ibidem, 1. 13, p. 663. 

17. Ibidem*, t. 5, p. 622. 

18. /. Larine, Evrei i antisemilizm v SSSR (Les Juifs et l*antisdmilisme en URSS), 
M-L, 1929, p. 49. 

19. Orchanski, p. 193. 

20. G. B. Sliosberg, Dela minouvchikh dnei' : zapiski rousskogo evreia (Ev6nements 
du temps pass6 : camels d'un Juif russe), en 3 vol., Paris, 1933-1934, 1. 1, p. 95. 



A L'EPOQUE DES REF0RMES 155 

Juifs d'utiliser des Chretiens a leur service personnel, fut abroge en 
1865 comme « incompatible avec l'esprit g6n6ral des mesures de 
tolerance adoptees ». Du coup, « de nombreuses families juives..., 
d£s la fin des annees 60, recoururent aux services de Chretiens 21 ». 
Voici malheureusement un trait caracteristique de l'historio- 
graphie juive en Russie : si, hier, pour arracher un droit quelconque, 
on a concentre sur lui toute son attention et livre pour lui un combat 
exclusif, et qu'aujourd'hui ce droit est obtenu, on ne le considere 
plus d^sormais que comme une vetille. On a ainsi beaucoup glose 
sur la « double redevance » due par les Juifs, comme si elle avait 
existe" depuis des siecles, aJors qu'elle ne fut imposed que l'espace 
de quelques annees, sans avoir d'ailleurs 6te rdellement collectee. 
Le Reglement de 1835 qui, en son temps, avait €i€ accueilli avec 
grand soulagement par les Juifs est appele chez Doubnov, aux 
confins du xx e siecle, la «charte de I'ill6galit6 ». Dans les 
annees 60, encore sujet fidele, par manque de maturite, sans doute, 
le futur revolutionnaire Lev Deitch avait l'impression que ('admi- 
nistration « n'appliquait pas rigoureusement certaines limitations 
relatives... aux droits des Juifs », mais « fermait les yeux sur... leurs 
violations » ; « dans les annees 60, les Juifs, somme toute, ne 
vivaient pas mal du tout..., je n'avais jamais remarque que mes 
contemporains juifs se fussent sentis opprimes ou mis a l'6cart » 
par leurs camarades Chretiens 22 . Mais, en revolutionnaire digne de 
ce nom, il se reprend et estime les « adoucissements » accordes aux 
Juifs sous Alexandre I er « au fond d'insignifiants », sans omettre 
les poncifs du genre « les crimes d'Alexandre II » - un souverain 
que, cependant, a son avis, il ne convenait pas d'assassiner 2 '. Enfin, 
du milieu du xx e siecle, voici comment on voit deja les choses : 
tout au long du xrx c , on a cree des comites et des commissions 
pour revoir les limitations apportees aux droits des Juifs, « et on en 
est arrive a la conclusion que les limitations existantes n'attei- 
gnaient pas leur but et devaient etre... abrogees... Mais aucun projet 
elabore" par ces comites... n'est entre en application 24 ». 



21. EJ*, t. 11, p. 495. 

22. L Deitch, Rol evreev v rousskom revolioutsionnom dvijenii (Le r61e des Juifs 
dans le mouvcment revolutionnaire russe), t. 1, 2 e 6d., M-L., 1925, pp. 14. 21-22. 

23. Ibidem, p. 28. 

24. A. A. Goldenweiser, Pravovoe polojenie evreev v Rossii (La situation juridique 
des Juifs en Russie), in LMJR-1, p. 119. 



156 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

Depasse\ oublie, et de tout Ton fait fi ! 

Apres les premiers avantages accordes par Alexandre I er , la 
contrainte principale, celle ressentie le plus durement par les Juifs 
restait la Zone de residence ; « des qu'apparut l'espoir de possibles 
reTormes a venir pour 1' ensemble de la nation, des que fut percep- 
tible le premier souffle d'une renovation attendue de la vie de 
l'Etat, dans les milieux de 1' intelligentsia juive germa l'audacieuse 
intention de poser la question de la suppression de la Zone de 
residence 25 ». 

Mais les Juifs avaient encore en memoire le projet de categori- 
sation, les services obligatoires imposes a ceux qui n' avaient pas 
de residence fixe ni de travail productif; aussi un groupe de 
marchands de Petersbourg et d'autres villes, issus de la couche des 
Juifs qui, « de par leur situation sociale, 6taient en mesure d'entre- 
tenir des relations plus inttmes avec le pouvoir central 26 », adres- 
serent en 1856 a l'Empereur une requete « demandant que les 
avantages fussent accordes non a l'ensemble de la population juive, 
mais a des categories precises », a la jeune generation « elevee dans 
1' esprit du gouvemement et sous sa surveillance », « aux gros 
marchands », « aux artisans consciencieux qui gagnent leur pain 
a la sueur de leur front », en sorte que « le gouvemement les 
distingue, par des droits plus larges, de ceux qui n'ont pas encore 
t£moigne ni de leur loyaute, ni de leur utilite, ni de leur amour 
du travail... Notre requete consiste a demander au misericordieux 
monarque de nous accorder sa bienveillance, qu'il consente, en 
separant le ble de l'ivraie, et en signe d' encouragement au bien et 
aux activites louables, a accorder quelques avantages du reste 
modestes aux plus dignes, aux plus instruits d'entre nous 27 ». 
(Malgre la montee des espoirs, eux non plus ne pouvaient concevoir 
la rapidite avec laquelle la situation des Juifs allait evoluer, mais, 
des 1862, certains auteurs de cette note en viendront a demander 
« que soit accordee l'egalite des droits a tous ceux qui ont acheve 
leurs etudes secondaires », car les collegiens « ne peuvent en aucun 
cas etre considered comme des personnes qui n'auraient pas recu 
une Education a l'europeenne 28 ».) 



25. Hessen, t. 2, p. 143. 

26. EJ, 1. 1, p. 813. 

27. Hessen*, t. 2, pp. 144-145 ; EJ, t. 1, p. 813. 

28. Hessen, t. 2, p. 158. 



A L'EPOQUE des reformes 157 

Du reste, « le tsar n'etait pas systematiquement hostile a l'idee 
d'amender les lois sur la Zone de residence au profit de certaines 
cat6gories de la population juive». En 1861, le droit de resider 
sur tout le territoire de la Russie fut accorde aux marchands juifs 
de la premiere guilde (a partir de 1861, a Kiev, a ceux de la 
deuxieme guilde aussi ; a Nikolaev, Sevastopol, Yalta, a toutes les 
trois guildes 29 ), avec droit de fonder des fabriques, des entreprises, 
d'acquerir des biens immobiliers. Le droit de resider partout, 
medecins et docteurs es sciences en jouissaient deja (avec celui 
d'occuper des fonctions dans l'Etat ; on peut citer a cet effet le 
professeur de medecine G. A. Zakharine qui aura plus tard a porter 
le diagnostic fatal sur la maladie d' Alexandre III). A partir de 
1861, ce droit fut accorde aux « diplomes des universites », c'est- 
a-dire a ceux qui en avaient acheve le cursus 30 , ainsi qu'a tous 
« ceux qui exercent des professions liberates 31 ». Les contraintes 
de la Zone de residence ne s'appliquaient plus desormais a « ceux 
qui desiraient recevoir un enseignement superieur..., plus exac- 
tement a ceux qui entraient a l'Academie de medecine, dans les 
universities et dans les instituts techniques 32 ». Bientot, a Tissue de 
demarches faites par differents ministres et gouverneurs, ainsi 
que par des marchands juifs influents (Evzel Guinzbourg), a 
compter de 1865, tout le territoire de la Russie, y compris Saint- 
Petersbourg, s'ouvrit aux artisans juifs pour autant qu'ils prati- 
quassent effectivement leur metier. (Le concept d' artisan s'elargit 
ensuite pour englober les technicicns dc toutes sortes, compo- 
siteurs et autres ouvriers typographies 33 .) 

Mais il faut aussi tenir compte de ce que les marchands s' instal- 
ment avec leurs commis, leurs employes, leurs hommes de main 
et de service, et les artisans avec leurs apprentis et compagnons. 
Tous, pris ensemble, constituaient un flux important. Ainsi, un Juif 
qui avait recu le droit de resider hors de la zone etait libre de s'y 
rendre aussi avec toute sa famille. 

Les nouvelles autorisations etaient devancees par de nouvelles 
requetes. En 1861, sitot apres les diplomes des university, le 



29. Ibidem, pp. 144, 154-155. 

30. EJ, t. 1, p. 817. 

31. PEJ. t. 4. p. 255. 

32. Cf. M. Kovalevski, in Schitz, p. 118. 

33. EJ, t. 1, p. 818. 



158 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

gouvcrncur general de la region du Sud-Ouest demanda qu'on auto- 
risat le depart de la Zone de residence a tous ceux qui avaient 
termine leurs etudes dans les ecoles juives publiques, autrement dit, 
un cycle secondaire incomplet, et il decrivait en terrnes pittoresques 
la situation des eleves sortants : « Les jeunes gens qui sortent de 
ces etablissements se voient completement isoles des communautes 
juives... ; ne trouvant pas dans leurs communautes un travail corres- 
pondant a l'enseignement qu'ils ont recu, ils s'habituent a l'oisivete 
et, bien souvent, discredited aux yeux de la societe l'enseignement 
dont ils sont devenus les indignes representants ,4 . » 

Cette meme annee, les ministres de l'lnterieur et de l'lnstruction 
6noncerent d'une meme voix que « la raison premiere de la situation 
miserable des Juifs reside dans la proportion anormale entre eux, 
qui s'adonnent pour l'essentiel au negoce et a l'industrie, et le reste 
de la masse paysanne », en vertu de quoi « les paysans deviennent 
incluctablement victimes des Juifs, car ils sont comme obliges 
de sacrifier une partie de leurs moyens pour les entretenir ». Mais 
leur concurrence interne place egalement les Juifs « dans la quasi- 
impossibilite de se trouver des moyens de subsistance par des voies 
legales ». Aussi faut-il « accorder aux marchands des deuxiemes 
et troisiemes guildes, ainsi qu'a ceux qui ont acheve leurs etudes 
secondaires, de vivre partout ou ils le veulent 35 ». 

Et le gouverneur general de Nouvelle Russie de demander a 
nouveau en 1862 la « suppression totalc de la Zone de residence », 
et que Ton commence « par accorder a tout le peuple juif le droit 
de resider partout ,6 ». 

Sans suivre pour autant cette allure, les autorisations particulieres 
de resider ici et la se multipliaient. En 1865, les Juifs furent auto- 
rises a occuper les fonctions de medecin militaire, et, aussitot apres 
(1866, 1867), les medecins juifs recurent la possibilite de servir 
dans les ministeres de l'lnstruction publique et de rinterieur". En 
1879, ce droit fut etendu aux pharmaciens, aux veterinaires, de 
meme qu'a « ceux qui se preparaicnt a ce type d'activites 38 », ainsi 



34. Hessen, t. 2, p. 150. 

35. Ibidem*, p. 148. 

36. Ibidem, p. 150. 

37. Ibidem, p. 169. 

38. Ibidem, p. 208. 



A L'EPOQUE DES REFORMES 159 

qu'aux sages-femmes, aux aides-soignants « et a celles et ceux qui 
desireraient acquerir ce metier 39 ». 

Enfin, en 1880, Ie ministre de l'lntcrieur (Makov) decretait le 
maintien hors de la Zone de residence dc tous les Juifs qui s'y 
etaient installed illegalemcnt 40 . 

II convient d'ajouter ici que dans les annees 60 « les juristes 
juifs..., vu l'absence en ce temps-la de tout barreau, trouvaient sans 
difficult^ des emplois dans le service public 4 ' ». 

Certaines attenuations furent egalement apportees au regime 
de la zone frontaliere. Quand, en 1856, a la suite du traite de 
Paris*, la frontiere russe recula pour se rapprocher de Kichinev et 
d'Akkerman, les Juifs nc furent plus tenus de quitter la nouvelle 
bande frontaliere. En 1858, « les decrets dc Nicolas I er enjoignant 
aux Juifs de quitter les zones frontal ieres furent definitivement 
abroges 42 ». Des 1868, on permit aux Juifs (1' interdiction antericure 
n'etait que formelle, jamais dirimante) de quitter les provinces occi- 
dentales de la Russie pour s'installer dans le royaume de Pologne, 
et vice versa 4 -'. 

Parallelemcnt aux adoucissements officiels des limitations mises 
a lcurs droits, il y avail de nombreuses derogations et entorses aux 
regies. Par exemple, dans la capitale, a Petersbourg, « nonobstant 
les interdits..., les Juifs arrivaient neanmoins a s'installcr pour 
des temps assez longs » ; avec « l'avenement d' Alexandre II..., 
le nombre de Juifs a Saint-Petersbourg augmenta rapidement. 
Des capitalistes firent leur apparition, qui porterent une attention 
soutenue a l'organisation d'une communauti locale », comme, 
par exemple, le baron Horace Guinzbourg..., L. Rosenthal, 
A. Varchavski, etc. 44 ». A la fin du regne d'Alexandre n, ce 
fut E. A. Perets (fils du fermier Abram Perets) qui occupa le poste 



39. EJ, t. 15, p. 209 ; 1. 1. p. 824. 

40. Perejiloe, Sbomik posviaschenny'i obschestvennoi' i koultourno'i istorii evreev v 
Rossii (Choses vecues. Recueil consacre" a l'hisioire socialc ct culturelle des Juifs en 
Russie), t. 2, Saint-P&ersbourg, 1910, p. 102. 

41. Sliosberg, t. 1, p. 137. 

42. PEJ, t. 7, p. 327. 

43. EJ, t. 1, p. 819. 

44. EJ, 1. 13, pp. 943-944. 

* Traite" marquant la fin de la guerre de Crim6e. La Russie, vaincue. ce^la le sud de 
la Bielorussie et la Moldavie. 



160 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

de secretaire d'Etat* russe. Dans les annees 60 du xix e siecle, 
« P6tersbourg attira de nombreux representants des milieux 
commergants, industriels et intellectuels juifs 45 ». Selon les donnees 
du Comite" a ramenagement de la vie des Juifs, en 1880-1881 la 
ville comptait officiellement 6 290 Juifs 46 ; selon d'autres donnees, 
8 993 ; selon le « recensement local » de 1881, 16 826, soit pres de 
2 % de 1' ensemble de la population 47 . 

A Moscou, des 1856, fut abolie l'obligation, pour les marchands 
juifs de passage, de resider exclusivement dans le faubourg de 
Glebovo ; cette contrainte « fut supprimee..., les Juifs ayant re9u le 
droit d'elire domicile dans n'importe quel arrondissement de la 
ville. Sous Alexandre II..., la population juive s'y accrut rapi- 
dement », pour compter pres de 16 000 ames en 1880 48 . 

II en alia de meme a Kiev. A compter de 1 861, « on assiste a un 
accroissement rapide de la population juive de Kiev » (d'un demi- 
millier en 1862, elle passa a 81 000 en 1913). A partir de 1880, 
Kiev connut un veritable afflux de Juifs. « En depit des frequents 
controles policiers qui avaient cours a Kiev, les effectifs de la popu- 
lation juive depassaient de beaucoup les estimations officielles... A 
la fin du xrx e siecle, 44 % des marchands de Kiev etaient juifs 49 . » 

J. Hessen juge « d'une extreme importance » l'octroi aux artisans 
d'un droit de residence sans limitation aucune (1865). II est vrai, 
ces derniers hesiterent a bouger. « Entassds, comprimes, prives de 
debouches pour leurs produits, et done de revenus, pourquoi n'ont- 
ils pas profite du droit de quitter la Zone de residence ? » En 1881, 
dans les trente-trois provinces centrales, on ne comptait que 28 000 
de ces artisans (sur 34 000 Juifs au total). Hessen donne a ce 
paradoxe l'explication suivante : les artisans aises n'avaient guere 
besoin d'aller ailleurs, les miserables n'avaient pas les moyens de 
demenager, les bourses moyennes, « subsistant tant bien que mal, 
au jour le jour, sans trop crier misere », craignaient qu'apres leur 



45. /. Troiiski, Samodeiatelnost i samopomosch evreev v Rossii (Les activitds et l'en- 
iraide des Juifs en Russie), in LEMJ-1, p. 471. 

46. EJ, 1. 13, p. 947 ; PEJ, t. 4, p. 770. 

47. PEJ. t. 5, p. 473. 

48. Ibidem, p. 473. 

49. Ibidem, t. 4, p. 255. 

* En Russie. le secretaire d'Etat dirigeant la chancellerie qui g^rait alors les affaires 
du Conseil d'Etat. 



A L'EPOQUE DES REF0RMES 161 

depart leur ex-communaute, pour des raisons fiscales, ne refuse de 
proroger leur passeport annuel ou n'exige meme que les Emigres 
s'en retournent chez eux S(1 ». 

Mais il est permis de douter seiieusement de ces donnees statis- 
tiques. Nous venons de voir qu'a Saint-Petersbourg il y avait au 
moins deux fois plus de Juifs que ne l'indiquaient les statistiques 
officielles. L'appareil administratif russe pouvait-il, dans sa lentcur, 
tenir compte, en tous lieux ct a tous moments, de la mobilite mercu- 
rielle de la population juive ? 

Or la population juive de Russie augmentait a un rythme aussi 
constant que rapide. En 1864, Pologne non comprise, elle s'elevait 
a 1,5 million 51 . Avec la Pologne, cela faisait 2 350 000 en 1850, et 
3 980 000 en 1880. Du million herite des premiers partages de la 
Pologne jusqu'aux 5 175 000 du recensement de 1897, la popu- 
lation juive avait ainsi quintuple en un siecle. (Au debut du 
xix e siecle, les Juifs de Russie const ituaient 30 % du judai'sme 
mondial ; en 1880, jusqu'a 51 % 52 .) L'importance de ce phenomene 
historique n'a pas ete suffisamment meditee en son temps ni par la 
societe, ni par 1' administration russes. 

A elle seule, sans tenir compte des autres particularites concomi- 
tantes du probleme juif, la rapidite de cette croissance demo- 
graphique posait a la Russie un probleme gouvernemental non 
negligeable. Et la, comme toujours et face a tout probleme, il est 
indispensable d'essayer de comprendre les deux points de vue. 11 
fallait aux Juifs (vu 1c caractere dynamique de leur existence trimil- 
lenaire) que le plus grand nombre d'entre eux pussent pratiquer 
le commerce, travailler en tant qu'intermediaires et producteurs 
(ensuite seulemcnt avoir le champ libre dans la vie culturelle de la 
population environnante). Les Russes, aux yeux du gouvernement, 
se devaient pour leur part de maintenir la dynamique de la vie 
economique (puis de la culture) et d'en assurer le developpement 
par leurs propres forces. 

N'oublions pas que, parallelement a toutes les ameliorations 
particulieres apportees a la vie des Juifs, les grandes reformes libe- 
ratrices d' Alexandre II traversaient Tunc aprcs 1' autre la Russie et 



50. He.isen, t. 2, pp. 159-160, 210. 

51. Ibidem, p. 159. 

52. B. Dinour, Religiosno-natsionalnyj oblik rousskogo evreistva (Physionomie reli- 
gicuse et nationale des Juifs russes), in LMJR-1, pp. 311-312. 



162 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

6tendaient aussi leurs bienfaits aux Juifs. A titre d'exemple : en 
1863, les citadins et, partant, la majeure partie de la masse juive 
furent affranchis de la capitation ; ne subsistaient plus que les rede- 
vances provinciales que les Juifs payaient en puisant dans la 
collecte de la « cassette 53 * ». 

Mais, la reforme majeure d'Alcxandre II, historiquement la 
plus signifiante, veritable tournant dans l'histoire russe, Emanci- 
pation des paysans, l'abolition du servage en 1861, se trouva etre 
justement prejudiciable aux Juifs et, pour beaucoup d'entre eux, 
ruineuse. « Les bouleversements socio-economiques d'ensemble 
qui ont accompagne l'abolition du servage... ont considerablement 
aggrave, au cours de cette periode de transition, la situation mate- 
rielle de la grande masse de la population juive 54 . » La transfor- 
mation sociale consista dans le fait que la classe des paysans, avec 
ses millions et ses millions de sujets prives de tout droit, y compris 
celui de se deplacer, cessait d'exister, ce qui reduisait d'autant, par 
comparaison, le degre de liberie obtenu par les Juifs. La transfor- 
mation economique, dans le fait que « le paysan, sorti de sa depen- 
dance, avait d^sormais moins besoin des services des Juifs », libere 
qu'il etait de 1' interdiction tres stride de proceder a la vente de ses 
propres produits et a 1' achat de marchandises autrement que par un 
intermediaire designe" a cet effet (dans les provinces occidentales, 
e'etait presque toujours un Juif)- Et aussi dans le fait que, pour 
eviter la faillite, les proprietaires fonciers, prives desormais du 
travail gratuit des serfs, « furent obliges de s'occuper eux-memes 
de leur exploitation dans laquelle un role eminent etait auparavant 
devolu aux Juifs en tant qu'affermataires ou intermediaires dans les 
affaires commerciales les plus diverses 55 ». 

Notons que le credit pour 1' achat des terres, introduit en ces 
annees-la, evincait le Juif, « en tant que pourvoyeur de fonds, de la 
vie des proprietaires 56 ». Le developpement des associations d'en- 
traide et de credit mutuel eut pour effet de « liberer le peuple de la 
tyrannie de l'usure 57 ». 



53. EJ, i. 12, p. 640. 

54. Hessen, t. 2, p. 161. 

55. Ibidem. 

56. Ibidem. 

57. Orchanski, p. 12. 

* Rcdcvance interne percue sur les kehalim. 



A L'EPOQUE DES REFORMES 163 

Un contemporain avise nous a transmis 1'etat d' esprit prevalant 
parmi les Juifs a cette epoque. Bien qu'ils aient desormais acces 
aux emplois de fonctionnaires et aux professions liberates ; « bien 
que soient elargis leurs droits dans l'industrie » et qu'ils aient 
« davantage de moyens pour s'instruire » ; que Ton sente... presque 
partout « un rapprochement entre population juive et population 
chretienne » ; « bien que les restrictions qui subsistent ne soient 
plus appliquees avec zele », que «ceux qui sont charges d'ap- 
pliquer la loi leur montrent desormais beaucoup plus de respect », 
la situation actuelle des Juifs en Russie n'en est pas moins « des 
plus d^plorables », et ils « regrettent a juste litre le bon vieux 
temps » ; « dans toute la Zone de residence, on entend en effet 
les Juifs "regretter le temps pass6" ». Car, au temps du servage, 
« le metier d' intermediate avait connu un essor extraordinaire » ; 
sans le commer9ant et sans 1' agent juif, « le proprietaire de 
domaine, dans sa faineantise, etait incapable de faire le moindre 
pas, tandis que le malheureux paysan ne pouvait non plus se 
passer de lui : ce n'est que par son truchement qu'il vendait sa 
moisson, et c'est a lui qu'il empruntait ». « La classe industrieuse » 
des Juifs « tirait auparavant d'enormes profits de 1' incapacity de 
la gabegie, du manque de savoir-faire des proprietaires fonciers » ; 
desormais, le proprietaire s'est attele lui-meme au travail. Et a son 
tour le paysan est devenu « moins timore et conciliant », souvent 
il s'adresse directement aux marchands en gros, il boit moins, ce 
qui « rejaillit naturellement sur le commerce d'alcool qui nourrit 
un grand nombre de Juifs ». Et l'auteur de conclure en souhaitant 
que les Juifs, comme ce fut le cas en Europe, « s' integrent aux 
classes productives pour ne pas etre de reste dans l'economie 
nationale 58 ». 

Les Juifs se sont alors lances dans le fermage et 1' achat de terres. 
Dans differents rapports, d'abord (1869) celui du gouverneur 
general de Nouvelle Russie qui demandait que Ton interdit aux 
Juifs d'acheter des terres dans sa region, comme ce l'avait deja ete 
dans les neuf provinces occidentales, puis dans celui du gouverneur 
general de la region du Sud-Ouest (1872), il est dit que « les Juifs 
afferment des terres non pour les cultiver, mais uniquement a des 
fins sp6culatives ; ils confient les terres affermees aux paysans non 



58. Ibidem, p. 1615. 



164 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

pour de l'argcnt, mais en dchange de travaux divers qui depassent 
la valeur courante de la location du sol, "etablissant ainsi une 
dependance analogue au servage" ». Bien que, « par leurs capitaux 
comrae par leur commerce, ils stimulent la population paysanne », 
le gouverneur gdndral « ne juge pas opportun que soit ainsi concen- 
trees entre quelques mains puissantes 1'industrie et l'agriculture », 
car seule une libre concurrence entre agriculture et industrie per- 
mettrait aux paysans d'eviter « que leur travail et leurs terres soient 
lourdement assujettis aux capitaux juifs, ce qui entrainerait leur 
faillite mat6rielle et morale ». Mais, tout en voulant mettre dans sa 
region certaines limites a la location de terres par les Juifs, il 
proposait de leur « donner la possibilite de s'etablir dans toutes les 
provinces de Grande Russie 59 ». 

Cette note avait pour destinataire le « Comite a l'am6nagement 
de la vie des Juifs » nouvellement crde (le huitieme de la serie des 
« Comites juifs »), tres bienveillant a l'egard de la situation des 
Juifs, et en recut une reponse negative, confirmee par la suite par 
le gouvernement : interdire les fermages juifs « constituerait une 
atteinte directe aux droits des proprietaires... II est vrai que les 
proletaires juifs se regroupent autour des gros fermiers et vivent du 
travail et des ressources de la population villageoise. Mais il en 
va de meme dans les domaines geres par leurs proprietaires qui, 
aujourd'hui encore, ne peuvent se passer de l'aide des Juifs 



60 



». 



Toutefois, dans le territoire de l'Armie du Don*, la fougueuse 
avancee economique des Juifs etait contenue par l'interdiction 
(1880) qui leur etait faite de posseder en propre ou en fermage 
des biens immobiliers. L' administration du territoire estimait que, 
« vu son caractere exceptionnel - la population cosaque etant tout 
entiere astreinte au service arme -, cette mesure serait le plus 
sur moyen de sauver de la mine les entreprises des cosaques 
- des industries et des commerces qui venaient tout juste de s'im- 
planter dans cette region » -, car « une exploitation hative des 
richesses locales et le rapide essor de 1'industrie... s'accompagnent 
d' ordinaire d'une repartition tres inegale du capital, d'un rapide 



59. Hessen, t. 2, pp. 224-225. 

60. EJ, t. 3, pp. 83-84 

* Region situde dans le bassin du Don, jouissant d'une large autonomie sous l'autorite' 
de I'ann6c formee par les cosaques. 



A L'EPOQUE DES REFORMES 165 

enrichissement des uns et de la pauperisation des autres. Mors que 
les cosaques doivent jouir d'un bon revenu, car ils accomplissent 
leur service sur leurs propres chevaux et avec leur propre equi- 
pement 61 ». De cette fa§on fut evitee une eventuelle revolte des 
cosaques. 

Et qu'en &ait-il pour les Juifs du service militaire par recru- 
tement apres les assouplissements de 1856? Dans les annees 60, 
la situation etait la suivante : « Au moment ou doit etre annonce" 
le Manifeste de Sa Majeste" sur la conscription des recrues, si 
les Juifs en sont avertis a l'avance, avant qu'il ne soit publie en 
bonne et due forme, tous les membres des families juives aptes au 
service quittent leur domicile et se dispersent a tous vents. » Les 
exigences de leur religion, « F absence de camaraderie, le sempi- 
ternel isolement du soldat juif... leur faisaient apparattre le service 
militaire comme la plus lourde, la plus ruineuse, la plus terrible des 
contraintes 62 ». A partir de 1860, les Juifs purent servir dans la 
Garde ; des 1861, etre promus sous-officiers, acceptes en qualite 
de greffiers 63 , mais les grades superieurs ne leur etaient toujours 
pas accessibles. 

T6moin de ces annees 60, 1. G. Orchanski constate : « n est vrai, 
de nombreux faits accreditent le sentiment que les Juifs, ces 
dernieres annees,^ ne remplissent pas leurs obligations militaires 
"pour de bon". A cette fin, ils achetent et presentent au fisc de 
vieilles quittances de recrutement », - certains paysans les conser- 
vaient depuis 1812 sans se rendre compte de leur valeur, et l'inge- 
niosite" des Juifs les a remises en circulation ; ils louent aussi des 
volontaires pour les remplacer, « font des versements au Trevor », 
« s'efforcent aussi d'6mietter les families en petites unites », un 
biais qui leur permet d'invoquer dans chacune le privilege des « fils 
uniques » (exemptes du service militaire). Neanmoins, fait-il 
remarquer, « toutes ces astuces pour echapper au recrutement... se 
constatent aussi bien chez les villageois russes pur-sang », et il 
cite a ce propos des chiffres de la province de Iekaterinoslav. II 
va jusqu'a s'etonner que les paysans russes, meme grassement 



61. EJ*,t. 7, pp. 301-302 

62. Sliosberg, t. 2, pp. 155-156. 

63. EJ. t. 3, p. 164. 



166 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

payes, ne restent pas dans l'armee, mais « n'aspirent qu'a revenir 
a l'occupation favorite du peuple : le travail de la terre 64 ». 

En 1874, le statut unique instituant le service militaire pour tous 
remplaca la conscription, ce qui apporta aux Juifs un « altegement 
important ». « Le texte du statut ne comportait aucun article discri- 
minatoire concernant les Juifs 65 . » En revanche, s'ils effectuent leur 
service militaire dans les provinces centrales, les Juifs ne sont plus 
autorises a s'y installer. Des regies furent elaborees « pour arriver a 
connaitre avec precision le nombre des Juifs males », car, dans une 
large mesure, il restait flou, non etabli. Les responsables pro- 
vinciaux recevaient « des renseignements sur les abus commis par 
des Juifs cherchant a echapper au service militaire 66 *. En 1876 
furent prises « des mesures destinees a garantir l'accomplissement 
effectif par les Juifs du service militaire 67 ». V Encyclopedic juive y 
voit « un lourd faisceau de mesures repressives » : « des regies 
exigerent que les Juifs soient enregistres dans les bureaux de recru- 
tement, que les Juifs inaptes au service soient remplaces par d'autres 
Juifs », que soit verifie le bien-fonde" des exemptions en fonction de 
la composition de la famille : au cas ou ces regies seraient trans- 
gressees, « on autoriserait a enroler... les fils uniques 68 ». 

Le quotidien La Voix, journal petersbourgeois influent en ces 
decennies, cite un chiffre gouvernemental qui laisse pantois : publie 
dans « le Rapport sur les nSsultats de l'appel des conscrits en 
1880..., il indique qu'ont manque a l'appel [pour 1' ensemble de 
1' Empire russe] 3 309 conscrits ; dans ce resultat final, on comptait 
3 054 Juifs, soit 92 % 69 ». 

A. Chmakov, avocat repute\ peu bienveillant envers les Juifs, fait 
6tat des donn6es suivantes en se referant au Messager gouverne- 
mental : pour la periode comprise entre 1876 et 1883, « sur les 
282 466 Juifs appeles, 89 105, soit 31,6%, ne s'etaient pas 
presented » (contre 0,19 % pour 1' ensemble des sujets de l'empire). 
L' administration l'avait necessairement remarque et « toute une 
serie de mesures furent prises pour pallier un tel abus ». Elles 



64. Orchanski, pp. 65-68. 

65. PEJ, t. 7, p. 332 

66. EJ. t. l,p. 824. 

67. Ibidem*, t. 3, p. 164. 

68. Ibidem, t. 1, p. 824 ; PEJ, t. 7, p. 332. 

69. Golos (La Voix), 1881, n"46, 15 (27) Kvr., p. 1. 



A UEP0QUE DES REFORMES 167 

eurent de l'effet, mais dans l'immediat seulement. En 1889, 
46 190 Juifs devaient ete appeles ; 4 255 d'entre eux, soit 9,2 %, 
manquerent a l'appel. Mais, en 1891, « sur un nombre total de 
51 248 inscrits sur les listes d'appel..., 7 658, soit 14,94 %, se dero- 
berent a la conscription, alors que le pourcentage des Chretiens 
defaillants n'etait que de 2,67 % ». En 1892 manquerent a l'appel 
16,38 % de Juifs et 3,18 % de chr&iens. En 1894, les Juifs defail- 
lants etaient au nombre de 6 289, soit 1 3,6 % (pour un pourcentage 
global de defaillants de 2,6 %) 70 . 

Cependant, les memes documents nous indiquent « qu'au total, 
l'appel concernait 873 143 Chretiens, 45 801 Juifs, 27 424 maho- 
metans et 1 135 pai'ens ». A comparer ces chiffres, on s'etonne : 
les mahometans reprtisentaient en Russie (selon le recensement de 
1870) 8,7 % de la population, alors que 2,9 % avaient ete appeles. 
Les Juifs etaient done places en situation defavorable par rapport 
aux mahometans et a 1' ensemble de la population : leur proportion 
d'appetes etait de 4,8 % alors que celle de la population entiere 
(en 1870) e"tait de 3,2 %. (Les chr&iens constituaient 87 % de la 
population et leur part dans le contingent etait de 92 %.) 71 . 

De tout ce qui precede, il ne faut pas inferer que dans la guerre 
russo-turque des annees 1877-1878 les soldats juifs ne manifes- 
terent ni bravoure ni esprit d'initiative dans les combats. La revue 
Le Juif russe donna des exemples convaincants de l'une et de 
1' autre 72 . Toutefois, au cours de cette guerre, on nota aussi 
beaucoup d' irritation en vers les Juifs, essentiellement a cause de 
l'indelicatesse de certains fournisseurs de l'intendance, « lesquels 
etaient presque exclusivement des Juifs, a commencer par ceux de 
la compagnie Horowitz, Greguer et Kagan 73 ». Ces fournisseurs 
procuraient (il faut croire, proteges par des fonctionnaires de haut 
rang) a des prix surfaits des equipements de mauvaise qualite, les 
fameuses « semelles en carton » a cause desquelles les soldats se 
gelaient les pieds au col de la Schipka*. 



70. A. Chmakov, Evrei'skie retchi (Discours juifs), 1897, pp. 101-103. 

7 1 . Entsiklopeditcheskii slovar (Dictionnaire encyclop&lique), en 82 volumes, Saint- 
P&ersbourg, 6d. Brokhaus et Efron, 1890-1904, t. 54, 1899, p. 86. 

72. EI, I. 3, pp. 164-167. 

73. Ibidem, pp. 164-167. 

* Passage montagneux dans les Balkans, lieu de durs combats entre Russes et Turcs 
durant l'hiver 1877. 



168 DEUX SIECLES ENSEMBLE 



A l'epoque d'Alcxandre II s'achevait - par un echec - le projet, 
entretenu pendant un demi-siecle, d'attacher les Juifs a la culture de la 
terre. 

Apres l'abolition en 1856 du recrutement renforce des Juifs, 1' agri- 
culture « avait perdu d'un coup tout attrait » pour les Juifs, ou, pour 
reprendre la formulation d'un fonctionnaire du gouvernement, « inter- 
pr6tant faussement le Manifeste, ils se consideraient desormais comme 
dispenses de cultiver la terre », libres aussi de s'absenter a volonte\ « Les 
demandcs des Juifs a etre verses dans l'agriculture avaient alors prati- 
quement cesse 74 . » 

La situation des colonies existantes restait tout aussi pr^caire, sinon 
pire : « les champs... laboures et ensemences comme pour rire, pour faire 
semblant». En 1859, «certaines colonies n'ont meme pas s61ectionne 
leurs semences ». Pour le betail, y compris dans les colonies modeles, il 
n'y a toujours ni etable, ni meme auvent, ni enclos. Les colons juifs ne 
cessent de donner la plus grande partie de leurs terres en location a des 
paysans ou aux colons allemands. Beaucoup demandent l'autorisation 
d'embaucher des travailleurs Chretiens, autrement ils menacent de reduire 
encore davantage les surfaces ensemencees, et ce droit leur est accorde 
independamment de la surface reellement ensemencee 75 . 

Bien entendu, il y avait parmi les colons quelques agriculteurs aises qui 
geraient leurs domaines avec succes. L' installation de colons allemands 
& proximity, pour qu'ils pussent transmettre leur experience, se rev61a 
parfaitement justifiee. Et la jeune generation, n6e sur place, se montra 
deja plus receptive a 1' agriculture et au savoir-faire allemand, elle put « se 
convaincre que sa situation dans 1' agriculture etait plus rentable par 
rapport a ce qu'elle avait ete dans les villes et les bourgades » ou, se 
trouvant a 1'etroit, elle 6tait soumise a une concurrence harassante 76 . 

Ne"anmoins, l'ecrasante majorite des Juifs faisait tout son possible pour 
abandonner l'agriculture. Les rapports des inspecteurs se font parfaitement 
monotones : « Ce qui frappe partout, c'est le degoiit qu'eprouvent les 
Juifs pour les travaux agricoles, leur regret de leurs occupations passees, 
artisanats divers et commerce » ; par exemple, « alors que les travaux des 
champs battent leur plein..., ils les abandonnent quand ils apprennent que, 
dans le voisinage, on peut acheter ou vendre un cheval, un bceuf ou quoi 
que ce soit d' autre » ; ils se passionnent pour les petites transactions 
commerciales qui, selon « leur conviction, exigent moins de travail et 



74. Nikitine*, pp. 448, 483, 529. 

75. Ibidem*, pp. 473, 490, 501, 506-507, 530-531, 537-538, 547-548, 667. 

76. Ibidem, pp. 474-475, 502, 547. 



A L'EPOQUE DES RE>"ORMES 169 

procurent davantage de moyens de subsistance » ; les Juifs « ont un 
gagne-pain nettement plus facile dans les villages avoisinants, allcmands, 
russes ou grecs, ou les colons juifs sont aubergistes ou font du menu 
commerce ». Plus grave encore pour l'etat des terres est Icur absenteisme : 
ils s'en vont loin et pour longtemps. Laissant un ou deux membres de 
leur famille chez eux dans la colonie, ils partent a la recherche d'autres 
gagne-pain ou de courtage. Dans les ann£es 60 (soit un demi-siecle apres 
la creation des colonies), ils recurent l'autorisation de s'absenter des 
colonies avec toute leur famille ou avec la plus grandc partie de ses 
membres ; dans les colonies, beaucoup de ceux qui n' y avaient jamais 
mis les pieds etaient neanmoins recenses. Ou ils quittaient la colonie 
souvent sans qu'on leur fixat aucun d£lai pour s'inscrire dans une nouvelle 
categorie sociale sur leur nouveau lieu de domicile, et, la, « ils Staient 
nombreux a rester plusieurs ann£es sans etre inscrits dans aucune cate- 
gorie sociale, a n'acquitter aucune redevance et a n'etre soumis a aucune 
obligation ». Dans les colonies, les maisons qu'on leur avait construites 
restaient vides et se degradaient. A partir de 1861, on permit egalement 
aux Juifs de tenir des debits de boissons dans les colonies memes 77 . 

En fin de compte, les autorites petersbourgeoises constaterent que la 
notion d'agriculture juive se prescntait sous un jour decidement sombre. 
Les arrieres (remis a l'occasion des differents evenements de l'Etat ou de 
la cour, comme, par exemple, le mariage de l'Empereur) ne cessaient de 
crottre, ct chaque effacement ne faisait qu'inciter a ne plus payer les 
nouvellcs redevances et a ne pas rembourser les prets. (En 1857 s'ache- 
vaient les dix nouvellcs annees de franchises et de reports d'echeances 
que Ton avait consentis, on leur en rajouta encore cinq. Mais, en 1863 
non plus, on n'arriva pas a recouvrer les dettes. A quoi bon alors avoir 
procede a cette transplantation des Juifs ? A quoi bon avoir accorde tous 
ces avantages et ces prets ? Toute cette epopee qui avait dure soixante ans 
avait d'une part procure aux Juifs « un moyen d'eviter de se soumettre 
aux differents services nationaux », et, d'autre part, n'avait pas developpc 
chez l'ecrasante majorite d'entre eux de « dispositions au travail 
agricole » ; « les benefices ne correspondaient en rien aux depenses ». Au 
contraire, « la simple autorisation de resider dans les provinces centrales 
sans y jouir d'aucun avantage y attirait un nombre incomparablement plus 
61eve de Juifs emigres », tant ils aspiraient a y aller 78 . 

Si, en 1858, on comptait sur le papier 64 000 colons juifs, soit 8 000 a 
10 000 families, le ministere n'en denombrait plus en 1880 que 14 000, 



77. Ibidem*, pp. 502-505, 519, 542, 558, 632, 656, 667. 

78. Ibidem*, pp. 473, 510, 514, 529-533, 550, 572. 



170 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

soit moins de 2 000 families 79 . Et les commissions qui verifiaient sur 
place si les terres etaient utilisees ou restaient en jachere ne decouvrirent 
en 1872, dans toute la region du Sud-Ouest, que quelque 800 families 80 . 

Les autorites russes pouvaient desormais constater de facon irrefutable 
que la transformation des Juifs en agriculteurs sedentaires se soldait par 
un echec complet. On ne pouvait plus croire que « l'espoir longtemps 
caresse de voir les colonies prosperer se fut realise ». II efit ete particulie- 
rement dur, pour le ministre Kissilev, de renoncer a ce reve, mais, en 
1856, il avait deja pris sa retraite. L'un apres 1' autre, les documents offi- 
ciels disaient uniformement que le transfert des Juifs sur les terres agri- 
coles « n'a pas ete suivi de resultats positifs ». Par ailleurs, « un vaste 
espace de fertiles terres noires restait entre les mains des Juifs, sans 
aucune productivite ». Car, pour la population juive, on avait choisi et 
attribue les meillcures terres. Celles que Ton donnait moyennant rede- 
vance a qui en voulait rapportaient un revenu substantiel (les colonies 
juives en vivaient) ; la population du Sud augmentant, tous reclamaient 
des terres. Maintenant, meme les parcelles moins fertiles, celles gardees 
en reserve, outre celles qui avaient deja ete attributes aux Juifs, voyaient 
leur valeur augmenter 81 . La region de Nouvelle Russie avait deja absorbe 
beaucoup d'autres colons dynamiques et « cessait d'avoir besoin d'une 
colonisation artificielle 82 ». 

La colonisation juive n'avait plus aucun sens pour l'Etat. 

En 1866, Alexandre II decida done de rapporter les ordonnances 
particulieres relatives a la reclassification des Juifs en agriculteurs. Le 
probleme etait desormais de savoir par quels moyens les 6galiser en droits 
avec les autres agriculteurs de 1' empire. Les colons juifs ne se trouverent 
pas preparees a la vie ind^pendante des campagnes qui voyait le jour un 
peu partout. II ne restait plus qu'a leur permettre d'abandonner leur 
condition d'agriculteurs, fut-ce partiellement, et a faire en sorte qu'une 
partie de leurs families (1868) puisse passer a la condition d' artisans ou 
de marchands. On les autorisa a racheter leurs parcelles, ce qu'ils firent 
pour les revendrc ensuite avec grand profit 83 . 

Cependant, dans les discussions portant sur diffdrents projets au 
ministere des Biens de l'Etat, le probleme d'une reTorme des colonies 
juives tardait a etre resolu ; il traina tant et si bien que tout projet fut 
abandonne en 1880. Entre-temps, avec le nouveau statut du service mili- 
taire de 1874, les agriculteurs juifs perdirent les avantages relatifs au 



79. Ibidem, pp. 447. 647. 

80. EJ, I. 7, p. 756. 

81. Nikitine*, pp. 478-479, 524, 529-533, 550-551. 

82. EJ, t. 7, p. 756. 

83. Nikitine, pp. 534, 540, 555, 571, 611-616, 659. 



A L'EPOQUE DES RfLFORMES 171 

recrutement, et, par la meme, tout interet pour l'agriculture. En 1881, 
« dans les colonies, "on ne voyait guere que des propri&ds composees 
d'une seule maison d'habitation, sans aucun signe de sedentarite alentour, 
autremcnt dit ni haies ni abris pour le bewail, ni batiments de travail ni 
potagers, ne serait-ce qu'un seul arbre ou buisson ; les exceptions 
etaient rares" 84 ». 

Un fonctionnaire ayant quarante ans d'experience dans le domaine 
agricole (le conseiller d'Etat Ivanchintsev, envoye en 1880 etudier la 
situation des colonies) ecrivit : dans toute la Russie, « il n'est pas une 
seule communaute" paysanne qui ait recu une manne aussi g£n6reuse en 
subsides », « lesquels ne pouvaient rester ignores des paysans et ne pas 
susciter leur mdcontentement ». Dans le voisinage de ces colonies juives, 
les paysans « "s'indignaient que, manquant eux-memes de terres, ils 
fussent contraints de louer au prix fort a des Juifs des terres que l'Etat 
attribuait a ces derniers a vil prix et en quantite nettement sup6rieure a 
leurs besoins rebels". C'est precisement ce qui expliquait... "en grande 
partie 1'animosite des paysans envers certains agriculteurs juifs, qui 
s'exprima dans la mise a sac de plusieurs hameaux" » (en 1881-1882) 85 . 

En ces annees-la, des commissions siegerent pour determiner quelles 
proportions de terres excedentaires dans les colonies juives pouvaient etre 
redistributes aux paysans. Les lots inutilises ou delaiss^s furent repris aux 
colons juifs par le gouvernement. « Dans les provinces de Volhynie, de 
Podolsk et de Kiev, sur 39 000 hectares, il n'en restait que 4 082 [a etre 
exploiters par des Juifs] 86 ». Des villages agricoles juifs assez importants 
se sont n6anmoins maintenus. Iakchitsa, par exemple, dans la province de 
Minsk si pauvre en terres, avec 46 families pour 740 hectares 87 , soit 

16 hectares par famille, ce qui ne se voyait guere chez les paysans en 
Russie centrale. Ou Annenhof, dans la province de Mohilev, elle non plus 
guere gen^reuse en terres : en 1848, 20 families juives avaient recu 
chacune 20 hectares de terres de l'Etat, mais, en 1872, il n'en restait plus 
que 10, et la majeure partie des terres etait laissee a l'abandon 88 . Ou 
encore Vichenka, encore dans la province de Mohilev : 16 hectares par 
famille 89 ; Ordynovschina, dans celle de Grodno, 12 hectares. Et dans les 
provinces meYidionales, l'espace 6tait naturellement plus vaste encore ; 
dans les premieres implantations, on comptait encore, a Bolchoi Nagartav, 

17 hectares par famille, a Sidemenoukh 16, a Novo-Berislav 17. Au 



84. Ibidem, pp. 635, 660-666. 

85. Ibidem*, pp. 658-661. 

86. EJ, t. 7, p. 756. 

87. Ibidem, t. 16, p. 756. 

88. Ibidem, I. 2, p. 596. 

89. Ibidem, t. 5, p. 650. 



172 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

hameau de Roskochnai'a, dans la province de Iekaterinoslav, 15 hectares, 
mais, avec les terres « attenantes a la colonie », cela faisait 42 hectares 90 . 
A Veselai'a (en 1897), 28 hectares par famille. A Sagai'dak, 9 hectares, 
mais on estimait que c'etaient la de bien petits lots 91 . Enfin, dans la 
province de Kiev, a leliouvka, 6 families juives se partageaient 
400 hectares, soit 67 hectares par famille ! Et « la terre se trouvait 
affermee aux Allemands 92 ». 

Ce qui n'a pas empeche un auteur sovietique des annees 20 d'ecrire 
d'un ton categorique : « Le tsarisme avait presque totalement interdit aux 
Juifs de pratiquer l'agriculture 93 . » 

Dans son immense et consciencieux ouvrage, le chercheur 
V. N. Nikitine, en dressant le bilan de l'agriculture juive, arrive a 
la conclusion suivante : « Les reproches que Ton fait aux Juifs 
de n'avoir pas et6 assidus au travail agricole, de s'absenter sans 
autorisation pour s'adonner dans les villes au commerce et a l'arti- 
sanat, sont parfaitement fondes... Nous ne nions nullement la 
responsabilite des Juifs dans le fait qu'au cours de ces huit 
decennies un nombre relativement faible de Juifs aient acquis la 
qualite" d'agriculteurs. » Mais, a la dechargc des agriculteurs juifs, 
il avance les arguments suivants : « On ne leur faisait confiance en 
rien ; on a change a plusieurs reprises le systeme de leur implan- 
tation dans les colonies », parfois « on chargea, pour les guider dans 
leur vie courante, des gens qui ne comprenaient goutte a 1' agri- 
culture ou qui les traitaient avec une parfaite indifference... De 
citadins independants qu'ils etaient, les Juifs se retrouvaient a la 
campagne sans etre prepares a y vivre 94 ». 

A peu pres a la meme epoque, en 1884, dans une note destinee 
a la Commission gouvernementale de Pahlen*, encore toute 
nouvelle a 1' epoque, N. S. Leskov estimait que « l'impreparation 
des Juifs aux travaux des champs n'est pas le fait d'une seule gene- 
ration », elle est si marquee qu'elle « equivaut a la perte de toute 



90. Ibidem, I. 13, p. 606. 

91. Ibidem, t. 5, p. 518 ; 1. 13, p. 808. 

92. Ibidem, t. 16, p. 251. 

93. Larine, p. 36. 

94. Nikitine, pp. 12-13. 

* Comte Constantin Pahlen, secretaire d'Etat, membrc du Conseil d'£tat, fut, en 1 883, 
nomme president de la Commission chargde de rdcxaminer la legislation concernant 
les Juifs. 



A L'EPOQUE DES REFORMES 173 

aptitude a l'agriculture » ; un Juif ne redeviendra pas un laboureur, 
a moins que ce ne soit tres progressivement 95 . 

(Quant a Lion Tolstoi, dans des propos transmis par un tiers, il 
en jugeait ainsi : qui sont ces gens « qui maintiennent un peuple 
entier dans l'etau d'une vie citadine et qui ne lui donnent pas la 
possibilite de se fixer a la campagne et de s'adonner a la seule 
occupation naturelle a l'homme, le travail de la terre ? Autant priver 
ce peuple de la possibilite de respirer... Qui done pourrait patir... de 
ce que les Juifs s'installent dans les villages pour y mener une vie 
laborieuse et pure a laquelle, sans doute, ce vieux peuple intelligent 
et admirable aspire depuis si longtemps 96 ? » Sur quels nuages 
vivait-il done ? Que savait-il de la colonisation agricole et de sa 
pratique quatre-vingts ans durant ?) 

Mais que dire apres 1' experience de la colonisation de la 
Palestine ou les emigres juifs se sont sentis dans leur patrie, et ou ils 
ont parfaitement maitrise - le travail de la terre dans des conditions 
tellement plus defavorables qu'en Nouvelle Russie ? Alors que 
toutes les tentatives pour les disposer ou les contraindre aux travaux 
des champs en Russie (puis en URSS) s'etaient soldees par des 
echecs (d'ou vint l'humiliante legende que les Juifs ne seraient 
absolument pas faits pour l'agriculture). 

Ainsi, au terme de quatre-vingts ans d'efforts du gouvernement 
russe, il apparut que toute cette colonisation avait ete une affaire 
grandiose mais vaine : des efforts tenaces, une masse de moyens, 
des retards dans le developpement de la Nouvelle Russie, et tout 
cela pour rien... Inexperience entreprise avait montre qu'on n'aurait 
pas du 1' engager. 



En brossant a grands traits l'activite commerciale et industrielle 
des Juifs, I. G. Orchanski ecrivit fort justement, vers le debut des 
annees 70, que cette activite constituait « le soubassement du 
probleme juif et determinait les destinees du peuple juif dans tous 



95. N. S. Leskov, Evrei v Rossii : neskolko zatnetchanij po evrei'skomou voprosou 
(Les Juifs en Russie. Quelques remarques sur le probleme juif), Pelrograd, 1919 (reprint 
del*61,de 1884), pp.61. 63 

96. L. N. Tolstoi o evreiakh (L. Tolstoi a propos des Juifs), Introd, de 0. Pergament, 
Saint-Petersbourg, Vreniia, 1908, p. 15. 



174 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

les pays » ; voila une ethnie vivante, commercante, debrouillarde : 
« pendant que, chez le Russe, le rouble rend au double, chez le 
Juif il rapporte cinq fois plus » ; chez le marchand russe, c'est la 
stagnation, la somnolence, le monopole (par exemple, apres 1' ex- 
pulsion des Juifs de Kiev, la vie y est devenue plus chere). La 
force de la participation des Juifs a la vie commerciale reside dans 
l'acceleration du capital roulant le plus insignifiant. Refutant 1'idee 
que l'« esprit corporatiste » des Juifs leur permet de triompher dans 
toutes les formes de mise en concurrence, que « les marchands juifs 
se soutiennent toujours les uns les autres, ayant leurs propres 
banquiers, leurs fabricants, leurs transporteurs », Orchanski assigne 
a cet esprit corporatiste les deux seuls domaines social et religieux, 
et non pas le commerce oil, dit-il, les Juifs se livrent une concur- 
rence implacable (ce qui contredit en partie la khazake, la repar- 
tition obligatoire des spheres d'activite, cette derniere n'ayant 
disparu que progressivement a mesure qu'evoluait la situation 
legale des Juifs 97 ), Mieux, s'il mentionne ['opinion selon laquelle 
tout commerce juif n'enrichit pas necessairement le pays, car il 
consiste exclusivement dans l'exploitation des classes productives 
et laborieuses, et « le profit des Juifs est une perte seche pour le 
pays », c'est pour la refuter : les Juifs cherchent et trouvent en 
permanence de nouveaux debouches et, ce faisant, « ouvrent a la 
miserable population chretienne de nouvelles sources de gains 98 ». 
L'entreprise commerciale et industrielle juive a subi en 1861 
deux contrecoups sensibles du fait de 1' abolition du servage et de 
celle des fermages lies a la production et a la vente d'eau-de-vie, 
mais elle s'en est rapidement remise. « Le role financier des Juifs 
est devenu particulierement important vers les annees 60 : leur 
precedente activite avait accumule entre leurs mains des capitaux, 
or 1'emancipation des serfs et, liee a celle-ci, la mine des "nichees 
de gentilshommes*" ont entraine un grand besoin d'argent frais 
parmi la classe des proprietaries. C'est alors qu'apparaissent les 
banques agricoles dans l'organisation desquelles les capitalistes 



97. EJ, l. 15, p. 492. 

98. Orchanski, pp. 71-72, 95-98, 106-107, 158-160. 

* Ou domaines seigneuriaux. Expression devenue courante depuis le roman de Tour- 
gueniev, Une nichie de gentilshommes ( 1 859). 



A L'EPOQUE DES REFORMES 175 

juifs ont joue un role preponderant". » L' ensemble de la vie econo- 
mique du pays connaissait des transformations rapides dans toutes 
les directions a la fois et l'esprit curieux, l'invcntivite constante des 
Juifs, leurs investissements dpousaient a mcrveille ces change- 
ments, voire les devancaicnt. Comme on l'a deja mentionne, ces 
capitaux alimentaient entre autres l'industrie sucriere du Sud-Ouest 
(si bien qu'en 1872 le quart des raffineries et le tiers des societes 
par actions du secteur appartcnaicnt a des Juifs" 10 ), de meme que 
les minoteries et diverses autres industries aussi bien dans la Zone 
de residence qu'a l'exterieur de celle-ci. Apres la guerre de Crimee, 
« on se mit a amenager a toute allure un reseau de chemins de fer, 
diverses entreprises commerciales et industrielles virent le jour en 
grand nombre, de meme que des societes d'actionnaires et des 
banques », et « de nombreux Juifs... trouverent dans les entreprises 
mentionnees un vaste champ d'application a leurs forces et a leurs 
talents... ce qui, pour certains, donna lieu a un enrichissement 
incroyablement rapide 101 ». 

« Les Juifs avaient depuis longtemps pratique le commerce des 
cereales, mais leur role y devint partial licrement important a partir 
de l'abolition du servage et de 1' implantation des chemins de fer. » 
« Des 1 878, 60 % des exportations de cereales transitaient par des 
Juifs ; bientot, ce serait presque 100 %. » Puis, « grace aux indus- 
triels juifs, le second produit d'exportation (apres les cereales) 
devint le bois ». Des 1835, les contrats passes pour l'abattage des 
arbres et l'acquisition de domaines forestiers ne leur furent plus 
interdits. « L'industrie forestiere et le commerce du bois ont ete 
developp6s par les Juifs. Ce sont dgalement les Juifs qui ont deve- 
loppe l'exportation du bois a l'etranger. » « Le commerce du bois 
est a la fois Tune des plus importantes branches du commerce juif 
et l'une des plus remarquables en ce qui concerne la concentration 
du capital. L'amorce d'un commerce foresticr intensif par les Juifs 
remonte aux annees 60-70, quand, suite a l'abolition du servage, 
les propri£taires ont jete" a profusion sur le marche domaines et 
forets ». « C'est dans les annees 70 que les Juifs se sont pour la 
premiere fois lances en masse » dans l'activite industrielle : tissus, 



99. EJ, t. 13, p. 646. 

100. Dijour, in LMJR-1, p. 168 ; EJ, t. 13, p. 662. 

101. Deitch, 1. 1, pp. 14-15. 



176 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

lin, produits alimcntaires, pclleterie, menuiserie, ameublement ; 
« quant au tabac, sa production a toujours 6te concentree entre les 
mains des Juifs 102 ». 

Laissons ici la parole aux auteurs juifs : « A l'epoque 
d'Alexandre II, toute la riche bourgeoisie juive etait... loyale... a la 
monarchie. C'est a cettc epoque que se sont constituees les grandes 
fortunes des Guinzbourg, Poliakov, Brodski, Zaitsev, Balakhovski, 
Ashkenazi ». Comme deja dit, « l'affermataire Evzel Guinzbourg 
a alors fonde a Saint-Petersbourg sa propre banque ». Samuel 
Poliakov a construit six lignes de chemins de fer ; les trois freres 
Poliakov ont tous recu la noblesse hereditaire m . « Grace a la 
construction des chemins de fer, garantie et en partie subventionnee 
par 1'Etat, se sont constituees les grosses fortunes des Poliakov, de 
I. Bliokh, de A. Varchavski et d'autres. » Et comment reussir a 
enumerer les fortunes plus modestes, par exemple celle d'un 
A. I. Zak, ancien collaborates d'E. Guinzbourg dans les fermages : 
venu a Saint-Petersbourg, il y crea une banque d'escompte et de 
prets, et, « possedant un large cercle de parents, les siens comme 
ceux de sa femme, il les faisait tous travailler dans ses entreprises 
dont il assurait la direction in4 ». 

Au fur et a mesure que se mettaient en place les reformes 
d'Alexandre n, la vie sociale changeait du tout au tout, ouvrant 
aux Juifs entreprenants de nouvelles perspectives. « Les decrets 
gouvernementaux autorisant certains groupes de Juifs nantis d'une 
instruction superieure d'entrer au service de 1'Etat ne limitaient 
nullement leur avanccmcnt. Avec l'obtention du titre de conseiller 
d'Etat effectif*, les Juifs recevaient, conformement a 1' usage 
general, la noblesse hereditaire" 15 . » 

En 1864 vint le tour de la reforme rurale (assemblies de districts 
ou zemstvos). Elle « concernait toutes les couches de la population. 
Le reglement... ne comportait aucune restriction des droits des Juifs 



102. EJ, t. 13, pp. 647, 656-658. 663-664 ; Sliosberg, t. 3, p. 93 ; PEJ, t. 7, p. 337. 

103. M. A. Aldanov, Rousskie evrei v 70-80 godakh : istoritcheskij etind (Les Juifs 
russes dans les anndes 70-80, dtude historique), in LMJR-1, pp. 45-46. 

104. Stiosberg,l. l.pp. 141-142. 

105. PEJ, t. 7, pp. 328, 331. 

* L'£chelle hierarchique elablie par Pierre le Grand pour les lonctionnaires et les 
militaires prdvoyait quatorze grades ou litres ; celui de conseiller d'Etat effectif dtait le 
quatrieme et conferait la noblesse hereditaire. 



A L' EPOQUE DES REFORMES 1 77 

a participer aux elections dans les asscmblees de districts ni a 
occuper des fonctions dans les zemstvos. Pendant vingt-six ans, 
tant que le Reglement resta en vigueur, on trouvait dans nombre 
d'endroits des Juifs en qualite de dclcgues, mais aussi en tant que 
membres du bureau des gouvernements locaux 106 ». 

Aucune limitation non plus n'etait imposee aux Juifs dans les 
statuts judiciaires promulgucs en cette meme annee 1864. La 
reforme prevoyait la creation d'une autorite judiciairc indcpcn- 
dante, et, en lieu et place des anciens avoues prives, instituait un 
barreau constitue en classe autonome dotee d'une organisation 
corporative specifique (et, soit dit en passant, avec le droit impres- 
criptible de refuser son assistance a tout solliciteur « en fonction de 
1' appreciation morale de sa personnalite », ce qui pouvait etre 
utilise aussi pour des raisons politiques). Et, pour les Juifs, aucune 
restriction a faire partie de cette corporation. Hessen ecrit : « Sans 
parler du barreau dans lequel ils prirent une place eminente, les 
Juifs commencerent a faire de temps en temps leur apparition dans 
les chancelleries judiciaires en qualite d'officiers a" instruction, 
mais aussi dans les rangs du ministere public ; ici ou la, ils occu- 
paient des postes dans les assemblies de juges de paix ou les cours 
d'assises » ; on les voyait aussi parmi les jures 107 , et, dans les 
premieres decennies, sans aucun quota. (A noter encore : le serment 
des Juifs devant le tribunal civil se faisait sans observer les 
exigences de la religion juive.) 

En ces memes annees, on proceda a la reforme de l'autoadmi- 
nistration municipale. Initialcmcnt, on avait propose que le nombre 
des Juifs membres de l'assemblce (douma) municipale et de 
son bureau executif ne depassat pas la moitie de la totalite des 
membres, mais, cedant a l'opposition du ministre de l'lnterieur, le 
Reglement municipal de 1870 ramena cette proportion a un tiers ; 
en outre, les Juifs n'avaient pas le droit d'occuper le poste de 
make 108 : on craignait « qu'autrement, la solidarite interne et l'iso- 
lement externe des Juifs ne leur garantissent un role dirigeant dans 
les organes municipaux et une preeminence dans le reglement des 
affaires sociales l,w ». Toutefois, les Juifs beneficiaient desormais 



106. EJ, 1. 1, p. 762. 

107. Hessen, t. 2, p. 168. 

108. Ibidem, p. 168. 

109. Ibidem, p. 206. 



178 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

d'unc totale egalite dans le processus electoral (auparavant, ils 
votaient en corps separe), ce qui « renforca leur influence dans les 
affaires municipales ». (Au reste, dans la libre Odessa, ce vote 
commun avait eu cours des les origines de la ville, comme ce 
sera aussi le cas a Kichinev. « De facon generale, dans le sud de 
la Russie, les Juifs n'etaient pas en butte au mepris social qu'on 
favorisait naguere en Pologne 110 . ») 

Ce fut « sans doute... pour les Juifs la meilleure pcriode de toute 
l'histoire russe ». « On leur avait ouvert l'acces au service public... 
Les ameliorations juridiques et l'atmosphere generale de cette "ere 
de grandes reformes" exercerent une action bienfaisante sur l'etat 
d'esprit de la population juive'".» Sous Taction des grandes 
reformes, il semblait que « le mode de vie traditionnel de la masse 
populaire juive se tournat davantage vers le monde environnant » ; 
les Juifs « commencaient a participer dans la mesure de leurs 
moyens a la lutte pour le droit et la liberte. II n'est pas un domaine 
de la vie economique, sociale et spirituelle de la Russie oil ne se 
soient alors manifestos les efforts creatifs des Juifs russes" 2 ». 

Enfin : les portes donnant droit a une instruction generale pour 
les Juifs s'etaicnt largement ouvertes des le debut du siecle. Mais ni 
nombreux, ni tres disposes, les Juifs mirent du temps a les franchir. 
Homme de loi plus tard bien connu, J. L. Teitel se souvient de la 
ville de Mozyr dans les annees 60 : « Le directeur du college... 
s'adressait souvent... aux Juifs de Mozyr, leur remontrant les avan- 
tages de 1' instruction et le desir des autorites de voir dans le college 
un plus grand nombre de Juifs. Helas, les Juifs n'allaient pas au- 
devant de ce desir "\ » De fait, dans les premieres annees d'apres 
la promulgation des reformes, ils n'y ont guere repondu, meme 
lorsqu'on leur proposait de les entretenir aux frais de l'Etat et alors 
que le statut des colleges (1864), pour le cycle long comme pour 
le cycle court, stipulait solennellement que les etablissements 
scolaires etaient ouverts a tous sans distinction de confession 
religieuse " 4 . « Le ministere de 1' Instruction publique... s'efforcait 



110. EJ, t. 6, pp. 712, 715-716. 

111. lbidem,t. 13, p. 618. 

112. LMRJ-1, introduction, pp. m-IV. 

113. J. L Teitel, Iz moei jizni za 40 let (Quarante ans de ma vie), Paris, 1925, p. 15. 

114. /. M. Troitski, Evrei v rousskoi chkole (Les Juifs dans l'ecole russe), in LMJR-1, 
p. 534. 



A L'EPOQUE DES REFORMES 179 

de faciliter aux Juifs l'acces des etablissements scolaires publics » 
et manifestait « une grande bienveillance... a la jeunesse juive 
d'age scolaire" 5 ». L. Deitch met particulierement en valeur le 
role de l'inspecteur d'academie de Novorossisk, le fameux 
chirurgien N. Pirogov* : « Dans une tres large mesure, c'est lui qui 
contribua a attenuer l'hostilite de mes compatriotes envers les 
ecoles et la science des "goyim" ' l6 . » Peu apres le couronnement 
d' Alexandre II, le ministre de l'lnstruction formula ainsi le 
programme gouvernemental : « II est indispensable d'intensifier par 
tous les moyens l'enseignement des matieres d'interet gen6ral, et, 
parallelement, de s'immiscer le moins possible dans l'instruction 
religieuse des enfants, la confiant davantage aux soins des parents 
sans imposer aucune contrainte ni aucune directive de la part du 
gouvernement" 7 . » 

Pour les enfants des marchands juifs et les Juifs faits citoyens 
d'honneur** juifs, l'enseignement dans les etablissements publics 
fut decrete (1859) obligatoire " 8 . 

Cependant, toutes ces invites et ces avantages n'eurent pas un 
effet foudroyant : le mieux que les autorites reussirent a obtenir fut 
qu'en 1863, dans les colleges de Russie, les Juifs atteignissent les 
3,2 %" 9 , soit leur pourcentage normal (par rapport a la population 
globale). Non seulement les milieux juifs restaient hostiles a l'en- 
seignement russe, mais les buts poursuivis par les dirigeants de la 
soci&e" juive avaient change : « Quand vint l'epoque des grandes 
reformes, les "amis des Lumieres" lierent le probleme de l'ins- 
truction des masses a celui de leur statut legal 120 », autrement dit, 
a la suppression de toutes les contraintes subsistantes. La possibilite 
de mesures liberates d'une telle ampleur apparut clairement apres 
le choc consecutif a la dure guerre de Crimee. 



115. Hessen, t. 2, p. 179. 

116. Deitch, p. 14. 

117. EJ, t. 13, p. 48. 

118. Ibidem, p. 49. 

119. Hessen, l. 2, p. 179. 

120. EJ, t. 13, p. 48. 

* Nicolas Pirogov (1810-1881), un des fondateurs de la chirurgie militaire. pionnier 
de I ' utilisation de I'dther comme antiscptique et aneslh^sique, pedagogue et penseur 
liberal russe. 

** Statut social particulier ct&6 par Catherine (« citoyens de renom »), puis codifie" en 
1832, accordant aux bourgeois mdritants differents privileges. 



180 DEUX SECLES ENSEMBLE 

En ce qui concerne l'instruction, un changement quasi magique 
intervint en 1874 apres la publication du nouveau statut militaire 
« accordant des privileges aux personnes instruites » : des ce 
moment, « les Juifs affluerent dans les etablissements d'ensei- 
gnement general 121 ». « Apres la reforme militaire de 1874, meme 
les families juives orthodoxes se mirent a envoyer leurs fils dans 
les etablissements scolaires secondaires et sup6rieurs arin qu'ils 
ben6ficient d'un service militaire rtfduit 122 . » Ces privileges consis- 
taient non seulement dans le report et l'allegement du service, 
mais, comme le rappelle Marc Aldanov, les Juifs pouvaient 
desormais presenter des examens pour obtenir des grades d'officier 
« ou etre promus dans ces grades. II n'etait pas rare qu'ils recoivent 
[egalement] la noblesse 123 ». Les annees 70 virent une augmentation 
prodigieuse du nombre des Juifs scolarises dans les etablissements 
publics et la formation d'une couche nombreuse d'intellectuels juifs 
diplomes. Dans 1'ensemble des universites du pays, en 1881, les 
Juifs representaient pres de 9 % des etudiants ; en 1887, ce chiffre 
grimpa a 13,5 %, soit un etudiant juif sur sept. Dans certaines 
universites, ce pourcentage etait encore beaucoup plus eleve : a la 
faculty de medecine de Kharkov, on comptait 42 % de Juifs, a 
celle d'Odessa 31 %, et a la faculte de droit 41 % 124 . Dans tous 
les colleges du pays, cycle court et cycle long confondus, le 
pourcentage des Juifs avait double entre 1870 et 1880, jusqu'a 
atteindre 12 % (par rapport a 1865, il avait meme quadruple) ; en 
1886, dans l'academie d'Odessa, il atteignait 32 %, et dans certains 
etablissements scolaires, 75 % et plus 125 . (Et quand le ministre de 
l'instruction [depuis 1866] Dimitri Tolstoi se proposa en 1871 de 
cadenasser l'ecole russe dans le systeme « classique » en mettant 
l'accent sur l'Antiquite, 1' intelligentsia russe fut saisie d'indignation 
alors que, parmi les Juifs, cette reforme ne suscita aucun meconten- 
tement, ainsi que le rapporte plus d'un memorialiste.) 

Cependant, ce mouvement vers l'instruction ne touchait encore 
« que la bourgeoisie et 1' intelligentsia juives. Les masses, dans 



121. Hessen, t. 2. p. 208. 

122. PEJ, t. 7, p. 333. 

123. Aldanov, LMJR-1, p. 45. 

124. /. M. Troitski, Evrei v rousskoi chkole (Les Juifs dans l'6cole russe), op. cit., 
pp. 355-356. 

125. EJ, t. 13, p. 50. 



A LF.POQUE DES REF0RMES 181 

leur immense majorite, restaient fideles... aux kheder et aux 
yeshivot, l'ecole elementaire russe... n'offrant aucun privilege parti- 
culier 126 ». « Le Juif russe de la masse est reste confine dans son 
ancien isolement en vertu des conditions propres a son mode de vie 
exteYieur et interieur 127 . » « Les masses populaires des villes et des 
bourgades de la Zone de residence, vivant dans une atmosphere 
faite de traditions et d'une discipline religieuses tres strides, s'ini- 
tiaient a la civilisation moderne avec une grande lenteur, et les 
jeunes pousses peinaient a percer 128 . » « Entassee dans la Zone de 
residence, la masse juive ne sentait pas, dans sa vie quotidienne, la 
n6cessite" de connaitre la langue russe... La grande majorite restait, 
comme par le passe\ confinee entre les murs de l'ecole elementaire, 
le kheder originel 129 », et celui qui savait tout juste lire se devait 
de lire directement la Bible, et en hebreu 130 . 

Tournons-nous maintenant du cote de la politique du gouver- 
nement : a present que 1'enseignement general 6tait largement 
ouvert aux Juifs, les ecoles publiques juives perdaient leur raison 
d'etre. En 1862, on avait decide d'y nommer egalement des Juifs 
aux fonctions de surveillants generaux. Desormais, dans ces ecoles, 
« le personnel se recrutait parmi des pedagogues juifs eclaires : 
agissant dans l'esprit du temps, ces demiers consacrerent leurs 
efforts a Clever le niveau de l'apprentissage du russe et a reduire 
1'enseignement des disciplines juives 131 ». En 1873, ces etablisse- 
ments furent soit supprimes, soit transformers en ecoles elementaires 
juives de type commun, avec une scolarite de trois et six ans, et les 
deux ecoles rabbiniques de Vilnius et Jitomir furent transformers 
en instituts pe^lagogiques l32 . Le gouvernement se proposait desor- 
mais de vaincre l'isolement des Juifs par une education commune. 
Mais le « Comite" a l'am6nagement de la vie des Juifs » recut des 



126. /. M. Troiiski, Les Juifs dans l'ecole russe, op. cil., pp. 355-356. 

127. EJ, t. 13, p. 618. 

128. G.J. Aronson, V borbe za grajdanskie i natsionalnye prava : obschestvennye 
tetchenia v rousskom evrei'stve (Dans la lutte pour les droits civils et nationaux : les 
tendances sociales dans le monde juif russe). in LMJR-1, p. 207. 

129. Hessen, t. 2, pp. 178, 180. 

130. J. G. Froumkine, Iz istorii rousskogo evrei'stva : vospominania. materialy, dokou- 
menty (Contribution a l'histoire du monde juif russe : souvenirs, matdriaux, documents), 
in LMJR-1, p. 51. 

131. Hessen, t. 2, p. 180. 

132. EJ, t. 2, p. 205. 



182 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

rapports - certains dmanant de fonctionnaires haut places - favo- 
rables a un enseignement specifique, ainsi que divers avis qui frei- 
nerent la politique gouvernementale : « On ne peut traiter les Juifs 
comme les autres ethnies de l'empire... on ne peut admettre qu'ils 
vivent inconditionnellement sur tout le territoire de la Russie... on 
ne pourra 1' accepter que dans la mesure ou on aura au prealable 
essaye" toutes les dispositions possibles pour en faire des citoyens 
productifs et utiles sur leurs lieux de residence actuels, et lorsque 
ces dispositions auront prouve leur efficaciti 133 . » 

Or, sous le coup de toutes les reformes en cours, plus parti- 
culierement sous le coup de la suppression (1856) de la lourde 
conscription militaire (mais aussi, par la, des prerogatives des 
anciens sur les communautes juives), puis de la suppression (1863) 
de la redevance speciale qui y etait attachee, « le pouvoir admi- 
nistratif des dirigeants communautaires se trouva passablement 
dbranle par comparaison avec l'autorite quasi illimitee » qu'ils 
avaient heritee du kahal supprim^ en 1844, ce kahal qui avait 
auparavant regne sans partage sur toute la vie juive 134 . 

C'est prccisement a cette epoque - la fin des ann6es 50 et les 
annees 60 - qu'un Juif converti, Jacques Brafman, intervint 
energiquement aupres du gouvernement, puis aupres du grand 
public, en mettant en avant le projet d'une reforme decisive de la 
vie juive. II avait adresse en ce sens une note a 1'Empereur, fut 
convoque pour consultation par le saint-synode a Petersbourg. II 
prit sur lui de mettre a nu et d'expliquer le systeme du kahal (trop 
tard, au demeurant, puisque celui-ci avait 6l6 aboli), il se procura a 
cette fin et traduisit en russe les actes des kehalim de Minsk 
remontant a la fin du xvin e et au debut du xix e siecle, et les publia 
d'abord en extraits, ensuite (1869, 1874) sous la forme d'un corpus 
intitule Le Livre du kahal, illustrant l'etendue de l'arbitraire absolu 
qui regnait sur la personne et les biens des membres de la commu- 
naute. Ce livre « fit autorite aux yeux de Padministration qui s'y 
refera comme a un manuel officiel, et recut droit de cite (surtout par 
oui'-dire) dans dc larges cercles de la societe russe » : « la marche 
triomphale de Brafman », « un succes exceptionnel 135 ». (Plus tard, 



133. Hesxen, t. 2, p. 205. 

134. Ibidem, p. 170. 

135. Ibidem*, pp. 200-201. 



A L'EPOQUE DES REFORMES 183 

le livre sera traduit en francais, en allcmand et en polonais '"'.) « Le 
Livre du kahal r£ussit a inspirer a de nombreuses personnes une 
haine fanatique envers le peuple juif en tant qu'"ennemi universel 
des Chretiens", et a repandre une representation defiguree de la vie 
interne des Juifs 137 . » 

Cette « mission » de Brafman consistant a reunir les actes des 
kehalim et a les traduire en russe « mit en emoi la societe juive » ; 
a la demande des Juifs et avec leur concours fut alors creee 
une commission gouvernementale de verification. Des « ecrivains 
juifs s'empresserent de prouver que les documents des kehalim 
publics par Brafman etaient les uns falsifies, les autres faussement 
interpreted », et l'un des critiques « mit meme en doute l'authen- 
ticite des pieces 138 ». Un siecle plus tard (1976), la Nouvelle Ency- 
clopedic juive a neanmoins confirme" que « les matcriaux utilises 
par Brafman etaient bien authentiques, et ses traductions plutot 
exactes 119 . Plus recente encore, Y Encyclopedic juive russe estime 
en 1994 que « les documents publics par Brafman sont une source 
precieuse pour l'etude de l'histoire des Juifs en Russie au tournant 
des xvm c et xix e siecles 140 ». (Soit dit en passant, le poete Khodas- 
sevitch* etait le petit-neveu de Brafman.) 

Brafman affirmait que « les lois du gouvemement sont impuis- 
santes a neutral iser le pouvoir de nuisance qui se love dans 1' auto- 
administration juive... selon lui, cette organisation ne se limite pas 
aux kehalim locaux... mais est censee embrasser le peuple juif dans 
le monde entier... en consequence de quoi, les peuples Chretiens ne 
pourront s'affranchir de l'exploitation juive tant que ne sera pas 
annihile tout ce qui concourt a l'isolement des Juifs ». Brafman 
s' employ a a conforter « l'idee que le Talmud n'est pas un code a 
caractere national et religieux, mais un code civil et politique 
qui va "a 1'encontre du developpement politique et moral des pays 
Chretiens" 141 » et cherche a cr6er une « republique talmudique ». II 



136. PEJ, 1. 1, p. 532. 

137. Hessen.l- 2, pp. 200-201. 

138. EJ, t.4, p. 918. 

139. PEJ, 1. 1, p. 532. 

140. EJR, t. l,p. 164. 

141. Hessen, t. 2, pp. 200-201. 

* Vladislav Khodassevitch (1886-1939), 6migr6 en 1922, s'installe en 1925 a Paris. 
Son ceuvre poetique, peu abondante, est d'une remarquable quality. 



184 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

repetait avec insistance que « les Juifs constituent un Etat dans 
l'Etat », qu'ils « considerent que les decisions gouvernementales 
n'ont pas pour eux un caractere obligatoire 142 », que l'un des prin- 
cipaux buts de la communaute juive est de « lcurrer les Chretiens 
pour n'en faire que les proprietaires fictifs des biens qui leur appar- 
tiennent l4, ». Mieux encore, il « accusait la Society pour la diffusion 
de l'instruction parmi les Juifs de Russie et PAlliance israelite de 
participer au "complot juif universel" m ». Hessen, quant a lui, 
estime que «Le Livre du kahal... se contentait d'exiger que fut 
extirpee jusqu'aux racines l'autoadministration sociale des Juifs », 
independamment meme « de leur absence de droits civiques 145 ». 

« Tout en attenuant la phraseologie trop poussee du Livre du 
kahal », le Conseil d'Etat declara que meme si des mesures admi- 
nistratives arrivaient a faire disparaitre le signes exterieurs distin- 
guant les Juifs du reste de la population, cela ne garantirait pas 
encore la disparition de 1' attitude de fermeture, voire de quasi- 
hostilite des communautes juives envers les Chretiens ; l'isolement 
des Juifs, nuisible a l'Etat, pourrait etre combattu « d'une part par 
l'affaiblissement, dans la mesure du possible, des liens rattachant 
les Juifs a l'autorite abusive des anciens, de l'autre, facteur plus 



146 



». 



important, par la diffusion de l'instruction parmi les Juifs 

Mais ce processus - de « diffusion des Lumieres » - avait deja 
commence - dans la societe juive elle-meme. La Haskala, le mou- 
vement precedent* des annees 40, s'etait plutot inscrit sur le terrain 
de la culture allemande, la langue russe lui 6tait restee etrangere 
(on connaissait Goethe et Schiller, mais on ignorait Pouchkine et 
Lermontov l47 ). « Jusqu'au milieu du xix e siecle, a de rares excep- 
tions pres, meme les Juifs cultives ne connaissaient ni la langue ni 
la litterature russes, tout en mattrisant parfaitement l'allemand 148 . » 
Mais le mouvement de ces maskilim, plus preoccupes de leur 



142. EJ, t. 4, pp. 918, 920. 

143. PEJ, t. 1, p. 532. 

144. EJR, I. 1, p. 164. 

145. Hessen, t. 2, p. 202. 

146. Hessen", t. 2, pp. 202-203 

147. S.M. Guinzbourg, O rousskoi evreisko'i intelligenlsii (De 1' intelligentsia russo- 
juive), MJ, p. 34. 

148. EJ, t. 3, p. 334. 

* Ere des Lumieres qui s'est de\elopp6e initialement dans le judai'sme d'Europc du 
Nord, pour s'dtendre cnsuite a l'Europe orientale. 



A L'EPOQUE DES REFORMES 1 85 

propre culture que de celle du peuple juif profond, s'etait etiole 
vers les annees 60 l49 . « Le souffle russe a fait irruption dans le 
milieu juif au cours des annees 60 du XTX e siecle. Auparavant, les 
Juifs ne vivaient pas en Russie, ils se contentaient d'y habiter 150 », 
considerant leurs problemes comme independants de la realite 
russe. Jusqu'a la guerre de Crimee, l'intclligentsia juive en Russie 
ne reconnaissait que la culture allemande ; mais, a compter des 
reformes, elle se sentit une certaine inclination pour la culture 
russe ; maitriser le russe « rehaussait le sentiment de sa propre 
estime 15l ». Desormais, F education juive se developpa en etant 
fortement influenced par la culture russe. « Les meilleurs... parmi 
les intellectuels juifs russes n'oubliaient pas leur peuple », ne se 
confinaient pas uniquement « dans la sphere de leurs interets 
personnels », mais avaient aussi le souci d'« adoucir son sort » ; du 
reste, la litterature russe n'exhortait-elle pas elle aussi a « se mettre 
au service de nos freres desherites 152 » ? 

Toutefois, pour le nouveau « mouvement des Lumicrcs », cette 
attention portee aux masses populaires etaient freinee du fait que 
ces dernieres restaient intimement liees a la religion, autrcment dit, 
aux yeux des progressistes, « a un facteur nettement retrograde 153 ». 
Conformcment a l'air du temps, le mouvement europeen pour la 
culture etait parfaitement seculier. Ce processus de secularisation 
de la conscience socialc dans les milieux juifs « avan^ait avec 
d'autant plus de difficulte que la religion avait joue des siecles 
durant un role exceptionnel dans la diaspora ou elle avait servi de 
fondement a la conscience nationale juive », tant et si bien que « la 
formation d'une conscience nationale juive seculiere » ne reussit en 
fait a se developper veritablement que vers la fin du siecle 154 . « Non 



149. /. Mark, Lileraloura na idish v Rossii (la Litldrature yiddish en Russie), in 
LMJR-1, p. 521 ; G. J. Aronson, Roussko-evrei'siaia petdal, ibidem, p. 548. 

150. B. Orlov, Ne te vy outchili alfavily (Vous n'avez pas appris les bons alphabets) 
in Vremia i my. Revue intcrnationale de littdrature et des problemes sociaux, Tel-Aviv, 
1975, n°l, p. 130. 

151. M. Ocherovitch, Rousskie evrei v Soedinennykh Chtatakh (Les Juifs russes aux 
Etats-Unis), in LMJR-1, pp. 289-290. 

152. Guinzbourg, in MJ, p. 35. 

153. Aronson, V borbe za... (En lutte pour...), op. cit*, p. 210. 

154. S. Schwarz, Evrei v Sovetskom Soiouze s natchala Vtoroi' mirovoi' voiny, 1939- 
1965 (Les Juifs en URSS depuis le d<5but de la Seconde Guerre mondiale, 1939-1965). 
New York, 6d. du Comit6 juif americain du Travail, 1966, p. 290. 



186 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

pas tradition d'immobilisme, mais phenomene tout a fait conscient : 
le Juif refusait de courir le risque d'etre separe de Dieu 155 . » 

L'intelligentsia russo-juive s'est done trouvee confronted des ses 
premiers pas a la culture russe a l'epoque meme ou l'intelligentsia 
rasse connaissait un developpement impetueux et ou la Russie etait 
submerged par le torrent de la culture occidentale (Bold, Hegel, 
Heine, Hugo et jusqu'a Comte et Spencer). On attire notre 
attention 156 sur le fait que les protagonistes de la premiere gy- 
ration d'intellectuels russo-juifs qui exercerent ensuite une 
influence non negligeable sur le monde juif universel sont nes a 
peu pres tous dans les memes annees 1860-1866 : S. Doubnov, 
M. Krol, G. Sliosberg, O. Grusenberg, Saul Guinzbourg. (Du reste, 
en ces memes annees naissaient - leurs contemporains, done - les 
eminents revolutionnaires juifs suivants : M. Gotz, G. Gershuni, 
F. Dan, Azef, L. Axelrod-« Ortodoxes », et, plus important que ce 
dernier, P. Axelrod, L. Deitch, entre maints autres revolutionnaires 
juifs dont certains avaient meme vu le jour dans les annees 50.) 

En 1863, a Petersbourg, grace au soutien des richissimes Evzel 
Guinzbourg et A. M. Brodski, l'autorisation fut donn£e de fonder 
la « Societe pour la promotion de l'instruction parmi les Juifs » 
(OPE), pour commencer avec un effectif reduit ; durant sa premiere 
diScennie, elle cut une activite non pas d'education, mais d'edition, 
mais cela suffit pour provoquer une « violente riposte » des ortho- 
doxes juifs 157 (qui protest&rent meme contre 1' edition russe du 
Pentateuque, consideree comme une atteinte blasphematoire au 
caractere sacre de la Torah). A partir des annees 70, l'OPE assura 
un soutien financier aux ecoles juives. Son activite" s'etait russifiee, 
elle ne faisait des concessions qu'a l'hebreu, mais pas au 
« jargon 158 », comme tous appelaient alors d'un commun accord le 
yiddish ; selon l'opinion de 1'ecrivain Ossip Rabinovitch, « le 
"jargon vicie" que parlent les Juifs en Russie ne peut "favoriser 
rinstruction, car il ne permet pas d'exprimer non seulement les 



155. /. M.Bikerman, K samopoznaniou evreia : Ichem my byli, tchem my stali, tchem 
my doljny byl (Vers une prise de conscience des Juifs : ce que nous avons 6t6, ce que 
nous sommes devenus, ce que nous devons etre), Paris, 1939, p. 48. 

156. K. Leitis, Pamiati M. A. Krolia (A la memoire d'A. Krol), in MJ-2, 1944, 
pp. 408-411. 

157. EJ, t. 13. p. 59. 

158. /. M. Troilski., op. cil, in LMJR-1, pp. 471-474. 



A L'EPOQUE DES REFORMES 187 

notions abstraites, mais meme des pensees tant soit peu cons6- 
quentes" l59 ». «Nous, Juifs de Russie, au lieu d'apprendre la 
magnifique langue russe, nous nous en tenons a notre langage 
vicie, peu melodieux, incorrect et indigent 160 . » (En leur temps, 
les maskilim allemands se gaussaient du jargon encore plus 
vertement.) 

Ainsi, dans le monde juif russe « naquit une nouvelle force 
sociale qui ne tarda pas a entrer en conflit avec l'alliance... du 
capital et de la synagogue », selon 1'expression du liberal J. Hessen. 
Encore timide a sa naissance, cette force fut la presse periodique 
juive de langue russe 161 . 

Son premier-ne" a ete L'Aurore, journal d'Odessa qui n'a paru, il 
est vrai, que pendant deux ans (1859-1861), 6dite par le susmen- 
tionne O. Rabinovitch. Ce journal devait servir a « diffuser "des 
connaissances utiles, une religiosite authentique, les regies de la vie 
en communaute et celles de l'ethique", a donner aux Juifs l'envie 
d'apprendre le russe et a "se sentir proche de la culture de leur 
patrie" 162 ». L'Aurore accordait toute son attention a la politique, 
etalant « son amour de la Patrie » et son intention « de concourir 
aux visees du gouvernement l63 ». « Vivre d'une vie commune avec 
tous les peuples, participer a leur formation et a leur succes, mais 
en meme temps conserver, developper et perfectionner son identite 
et sa richesse nationales m ». L'un des principaux collaborateurs de 
L'Aurore, le publiciste L. Levanda, formula en ces termes le double 
objectif du journal : « etre a la fois defensif et offensif, se defendre 
contre les attaques venues du dehors quand il s'agit de lutter pour 
nos droits civils et nos inttirets confessionnels, et passer a l'attaque 
contre nos ennemis interieurs : 1'obscurantisme, la routine, les 
desordres sociaux, nos tares et nos faiblesses ethniques l6S ». 

Cette derniere orientation - « mettre a nu les points sensibles de 
la vie juive » - suscita dans les milieux juifs la crainte « qu'elle 
n'attirat de nouvelles mesures repressives ». Les journaux juifs 



159. Hessen, t. 2, p. 172. 

160. EJ\ t. 3. p. 335. 

161. Hessen, t. 2. p. 170. 

162. Ibidem, p. 171. 

163. G. J. Aronson, in La presse russo-juive, in LMJR-1, p. 562. 

164. Guinzbourg, MJ-1, p. 36. 

165. Hessen*, t. 2, p. 173. 



188 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

surgis a la meme epoque (en yiddish) « trouvaient 1' orientation de 
L'Aurore par trop radicale ». Mais ces memes journaux moderes, 
du seul fait meme de leur apparition, ebranlaient « la "structure 
patriarcale" de la vie communautaire, entretenue par l'aphasie du 
peuple 166 ». Bien sur, au sein de la societe juive, la lutte entre le 
rabbinat et les hassidim n'avait pas cesse" ; elle s'6tait double, 
depuis les annees 60, de la lutte des publicistes d'avant-garde 
contre les fondements routiniers de la vie quotidienne. 

Comme le remarque Hessen, « dans les annees 60, 1' arsenal 
de mesures repressives visant les ennemis ideologiques n'effa- 
rouchait pas meme la conscience des intellectuels les plus 
cultives » ; ainsi le publiciste A. Kovner, le « Pissarev* juif », ne 
s'est pas retenu de denoncer un des journaux juifs au gouverneur 
general de Nouvelle Russie 167 . (Quant a Pissarev lui-meme, dans 
les annees 70, « il jouissait aupres des intellectuels juifs... d'une 
popularite immense m ».) 

M. Aldanov** considere qu'on doit commencer a examiner la 
participation des Juifs a la culture et a la vie politique russes a partir 
des annees 70 l69 (au mouvement revolutionnaire, dix ans avant). 

Des annees 70 date en effet la collaboration de nouveaux publi- 
cistes juifs - L. Levanda, que nous avons deja cite, le critique 
S. Venguerov, le poete N. Minski - a la grande presse rasse 
(Minski, nous dit Aronson, se prepara durant la guerre russo-turque 
a aller combattre pour les freres slaves). Le ministre de 1' Instruction, 
le comte Ignatiev, a exprime a cette epoque sa foi dans l'atta- 
chement des Juifs russes a la Russie. A la suite de la guerre russo- 
turque de 1877-1878, des bruits coururent dans les milieux juifs, 
annoncant d'importantes reTormes qui leur seraient favorables. 
Entre-temps, le centre de 1' intelligentsia juive s'6tait deplace 
d' Odessa a Petersbourg ; la, des ecrivains et avocats nouveaux 
venus exercaient une influence d6terminante sur l'opinion publique. 



166. Ibidem*, p. 174. 

167. Ibidem*, p. 174. 

168. EJ. t.3. 

169. Aldanov, op. cit, p. 44. 

* Dimitri Pissarev (1841-1868). critique littdraire, reprdsentant du nihilisme en Russie. 

** Marc Aldanov, pseudonyme de Landau (1886-1957), dcrivain juif d'origine russe, 
auteur de nombreux romans hisloriques. 6migr6 en 1919, il vit a Paris jusqu'en 1940, 
puis aux Etats-Unis jusqu'a sa mort. 



A L'EPOQUE DES REFORMES 189 

C'est dans cette atmosphere marquee par un regain d'espoir que fut 
reprise en 1879 a Petersbourg la publication de L'Aurore. Dans son 
Editorial, M. I. Koulicher ecrivit : « Etre l'organe des besoins et des 
exigences des Juifs russes... pour faire sortir l'cnorme masse des 
Juifs russes de sa lethargie intellectuelle... ce qui est egalement 
n6cessaire pour le bien de la Russie... De ce point de vue, les intel- 
lectuels juifs russes ne veulent pas se differencier des autres 
citoyens russes J7 °. » 

Suivant en cela la presse juive, la literature juive se d£veloppa 
a son tour, d'abord en h6breu, puis en yiddish, enfin en russe, 
stimulee par les modeles de la litterature russe 171 . Sous 
Alexandre II, « nombreux furent les ecrivains juifs qui voulaient 
convaincre leurs coreligionnaires d'apprendre le russe et de consi- 
derer la Russie comme leur patrie 172 ». 

Les Juifs eclaires, encore si peu nombreux dans les annees 60-70, 
entoures de tous cotes par la culture russe, n'avaient d'autre possi- 
bility que de se tourner vers 1' assimilation, d'« emprunter le chemin 
qui, dans des conditions analogues, avait amene les intellectuels 
juifs d'Europe occidentale a s'assimiler au peuple dominant 173 » - a 
cette difference pres, toutefois, que dans les pays europeens le 
niveau de culture du peuple de souche avait toujours ete nettement 
plus eleve, alors que, dans les conditions de la Russie, il fallait 
s'assimiler non pas au peuple russe, que la culture n' avait fait 
encore qu'effleurer, ni a la classe dirigeante russe (par opposition, 
par refus), mais uniquement a la fine couche des intellectuels, 
encore peu nombreuse mais en revanche deja parfaitement secula- 
rised et qui, elle aussi, avait repudie son Dieu. Pareillement, ceux 
parmi les Juifs qui etaient des esprits eclaires rompirent avec la 
religion juive, « et, comme ils n'avaient d'autre lien avec leur 
peuple, ils s'en eloignerent tout a fait, ne se considerant plus, 
spirituellement parlant, que comme des citoyens russes 174 ». 

« Peu a peu s'etablit une certaine communaute" de vie entre les 



170. Aronson, La presse russo-juive, op. at, pp. 558-561. 

171. M. Krol, Natsionalism i assimiliatsia v evreiskoi istorii (Le nationalisme et l'assi- 
milation dans l'histoire juive). in MJ-1, pp. 188-189. 

172. J. Parks, Evrei sredi narodov. Obsor pritchin anlisemitisma (Les Juifs au milieu 
des peoples. Panorama des causes de l'antisdmitisme), Paris, YMCA Press, 1931. 

173. Hessen, t. 2, p. 198. 

174. Ibidem. 



190 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

milieux intellectuels des societes juive et russe' 75 . » L'animation 
generate, le mouvement, la vie hors de la Zone de residence d' une 
certaine cat6gorie de Juifs, mais aussi le developpement des 
chemins de fer (et les voyages a l'etranger), tout cela « favorisait 
des contacts plus etroits entre l'isolat juif et le monde envi- 
ronnant 176 ». A Odessa, au debut des annees 60, « jusqu'a un tiers 
des Juifs... parlaient le russe l77 ». La population y augmentait a vive 
allure « grace a rimmigration massive aussi bien des Juifs russes 
que des Juifs etrangers venus principalement d'Allemagne et de 
Galicie 178 ». L'epanouissement d'Odessa au milieu du siecle pr6fi- 
gurait celui de l'ensemble du monde juif russe a l'aube du suivant. 
Des le d6but du xix e siecle, la libre Odessa s'etait developpee selon 
ses propres lois, differentes des lois russes, tantot port franc, tantot 
ouverte aux navires turcs, y compris meme pendant la guerre avec 
la Turquie. « A cette 6poque, les Juifs [d'Odessa] avaient pour 
occupation dominante le commerce du grain. De nombreux Juifs 
dtaient des commercants modestes, des intermediaires (principa- 
lement entre les proprietaries fonciers et les exportateurs), courtiers 
ou agents locaux des grandes compagnies etrangeres de cereales 
- grecques surtout ; estimateurs a la Bourse des cereales, caissiers, 
peseurs, debardeurs, ils occupaient une position dominante dans le 
commerce du grain : en 1870 se trouvait entre leurs mains le 
plus gros des exportations de cereales. En 1910... 89,2 % de ces 
exportations 179 . » «Par comparaison avec les autres villes de la 
Zone de residence, il y avait i Odessa davantage de Juifs pratiquant 
des professions liberates... ; ils avaient noue d'excellentes relations 
avec les representants de la societe russe cultiv6e et jouissaient 
des faveurs de la haute administration de la ville... L'inspecteur 
d'academie d'Odessa de 1856 a 1858, N. Pirogov, leur etait particu- 
lierement favorable 180 . » Un contemporain a brosse de fac,on pitto- 
resque ce brassage odessite ou, dans une concurrence exacerb£e, 
s'affrontaient commercants juifs et grecs, et ou, « les annees de 
bonne recolte, la moitie de la ville vivait de la vente des produits 



175. Ibidem, p. 177. 

176. EJ, t. 13, p. 638. 

177. Aronson, La presse russo-juive, op. cit, p. 551. 

178. PEL t.6, p. 117. 

179. Ibidem, pp. 117-118. 

180. Ibidem, p. 118. 



A L'EPOQUE DBS REFORMES 191 

c6realiers, depuis le gros brasseur de transactions sur le grain 
jusqu'au dernier des brocanteurs », - et la, dans ce melting-pot 
tourbillonnant, unifie par 1' usage de la langue russe, « on aurait eu 
grand mal a tracer une ligne de demarcation cntre un negotiant en 
ccreales, un banquier et un intellectucl l81 ». 

Ainsi, « dans le monde juif eclaire, le processus d' assimilation a 
tout ce qui est russe... ne faisait que se renforcer 182 ». « L' education 
europeenne, la connaissance de la langue russe devinrent des 
besoins vitaux », « tous se mirent a etudier la langue et la litterature 
russes ; chacun ne pensait qu'a se rapprocher, jusqu'a fusion totale, 
du milieu environnant », non seulement a maitriser la langue russe, 
mais a lutter « pour une russification complete, pour se penetrer de 
l"'esprit russe", en sorte que le Juif ne se distingue en rien, si ce 
n'est par la religion, des autres citoyens ». Un contemporain, 
M. G. Morgulis, s'est exprime comme suit : « Tous ont commence 
a se sentir citoyens de leur pays, a tous est alors 6chue une 
patrie 183 . » « Les representants de 1'intelligentsia juive conside- 
raient qu'ils "etaient obliges, au nom des interets gouvernementaux, 
de renoncer a leurs particularites nationales..., de fusionner avec la 
nation dominante du pays oil il leur etait donne de vivre". L'un des 
progressistes juifs de l'epoque ecrivit que "les Juifs, en tant que 
nation, n'existent pas", qu'ils "se considerent comme des Russes 
de confession mosai'que"... "Les Juifs reconnaissent que leur salut 
reside dans leur fusion avec le peuple russe" 184 . » 

D convient sans doute de mentionner ici le nom de Benjamin 
Portougalov, mtidecin et publiciste. Dans sa jeunesse, il s'est laisse 
entrainer par la subversion, il a meme 6l6 emprisonne a Petro- 
pavlovsk ; en 1871, il s'est etabli a Samara. II « a joue un role 
eminent dans le developpement de la medecine des zemstvos et 
dans Taction sanitaire... il a ete l'un des pionniers du traitement de 
l'alcoolisme et de la lutte contre ce fleau en Russie », organisant a 
cet effet des conferences publiques. « Des sa jeunesse, il s'est 
impregne des idees populistes sur le role nefaste des Juifs dans la 
situation economique des paysans russes. Ces idees servirent de 



181. K. Itskovitch, Odessa-gorod khlebnyj (Odessa, la ville cdrealiere), in Novoe 
Rousskoe Slovo, New York, 21 mars 1984, p. 6. 

182. EJ, t. 3, pp. 334-335. 

183. Ibidem*, t. 13, p. 638. 

184. Aronson, En lutte pour..., op. cit., p. 207. 



192 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

fondement aux dogmes du "mouvement judeo-chretien" des anndes 
1880 et suivantes » (une fraternite spirituelle et biblique). Portou- 
galov estimait necessaire d'affranchir la vie des Juifs du ritualisme, 
il pensait que « les Juifs ne peuvent exister et ceuvrer au develop- 
pement de la culture et de la civilisation qu'en se diluant dans les 
peuples d'Europe (il entendait par la le peuple russe) l85 ». 

On peut remarquer parallelement la baisse notable, sous le regne 
d'Alexandre II, du nombre des baptemes, devenus inutiles apres 
l'« epoque des cantonistes » et l'extension des droits juifs 186 . La 
secte des juda'isants recut elle aussi alors le droit de confesser sa 
religion 187 . 

Cette attitude a regard de la Russie des Juifs aises, en particulier 
a l'exterieur de la Zone de residence, de meme que celle des Juifs 
ay ant recu une education russe doivent retenir 1' attention et 
ineritent d'etre soulignees. Elles l'ont d'ailleurs etc. « Dans la 
perspective des grandcs rcformes, tous les Juifs russes conscients, 
sans exception, ont ete, peut-on dire, des patriotes russes et des 
monarchistes, et vis-a-vis d'Alexandre II eprouvaient litteralement 
de 1'adoration. Repute pour sa cruaute envers les Polonais (lors de 
leur revoke de 1863), M. N. Mouraviev (alors gouverneur general 
de la region du Nord-Ouest) patronnait les Juifs en cherchant, 
ce qui etait de saine politique, a rallier la majeure partie de la 
population de la region de l'Ouest, la juive en particulier, aux prin- 
cipes gouvernementaux russes 188 . » Bien que, lors du soulevement 
de 1863, les Juifs de Pologne eussent nettement soutenu les 
Polonais 189 , ceux des provinces de Vilnius, Kaunas et Grodno, 
« mus par un instinct populaire sain, comprirent qu'il fallait 
soutenir la Russie, car ils pouvaient attendre d'elle plus d'equite et 
d'humanite que de la part des Polonais qui, tout en supportant 
depuis longtemps les Juifs, les avaient toujours traites comme une 
race inferieure |,J0 ». (J. Teitel l'explique ainsi : « Les Juifs polonais 
se sont toujours tenus a l'ecart des Juifs russes », ils les regardaient 



185. PEJ, t. 6. pp. 692-693. 

186. EJ, 1. 11, p. 894. 

187. PEJ. t. 2. p. 510. 

188. V. S. Mandel, Konservativnye i razrouchitelnye elementy v evreistve (Les 
dldments conservateurs et deslructeurs chez les Juifs). in RiE, pp. 195 s. 

189. Troiiski, op. tit., p. 356. 

190. Mandel, op. cit., p. 195. 



A UEPOQUE DES REFORMES 193 

en « vrais Polonais ». Les Polonais eux-memes lui confiaient dans 
l'intimite\ parlant des Juifs russes de Pologne : « Les meilleurs 
parmi les Juifs sont nos ennemis. Les Juifs russes qui ont inonde 
Varsovie, Lodz et d'autres grands centres polonais sont les promo- 
ters dc la culture russe qui nous est si antipathique 191 . ») 

A cette epoque, la russification des Juifs de Russie repondait au 
desir du gouvernement russe 192 . Les autorites russes consideraient 
que « des relations suivies avec la jeunesse russe etait le plus sur 
moyen de reeduquer les jeunes Juifs et d'en extirper l'"hostilite 
envers les Chretiens 193 " ». 

Au reste, nouvellement ne, ce patriotisme russe des Juifs avait 
des limites precises. Le juriste et publiciste I. G. Orchanski laissait 
entendre que, pour accclerer le processus, « il 6tait indispensable 
de placer les Juifs dans une situation telle qu'ils pussent se sentir 
et se considercr comme les libres citoyens d'un pays libre et 
civilise 194 ». Lev Levanda, deja cite, « savant juif» travaillant 
aupres du gouverneur de Vilnius, ecrivit alors : « Je ne deviendrai 
[un patriote russe] que lorsque le problcme juif aura trouve une 
solution definitive et satisfaisante. » Un auteur juif contemporain 
qui a connu un long chemin de tourments au xx 6 siecle et qui 
emigra par la suite en Israel lui a repondu un siecle plus tard : 
« Levanda ne se rend pas compte qu'on ne pose pas de conditions 
a la Mere-Patrie. On l'aime sans restrictions, sans reserves ni 
prdalables, on l'aime parce qu'elle est la Mere. Ce programme - un 
Amour sous conditions ! - a ete professe avec une rare Constance 
par r intelligentsia russo-juive tout au long d'un siecle, bien que, 
sous tous les autres aspects, elle se soit montree d'une "russite" 
irreprochable 195 . » 

Cependant, a l'epoque que nous decrivons, « n'adheraient a la 
"citoyennete russe" que des groupes isoles et peu nombreux de la 
societe juive, principalement dans les grands centres commerciaux 
et industriels... aussi avait-on une vision exageree de la marche 
triomphale de la langue russe jusque dans les trefonds de la vie 
juive ». En fait, « la grande masse restait a l'ecart de ces nouvelles 



191. Teilel, p. 239. 

192. Cf. EJ, t. 3, p. 335, entrc autres. 

193. Hessen, t. 2, p. 208. 

194. EJ, t. 3, p. 335. 

195. Orlov, in VM, 1975, n" 1, p. 132. 



194 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

tendances... elle etait coupee non seulement dc la socicte russe, mais 
aussi de l'intelligentsia juive l% ». Jusque dans les annees 60-70, la 
grande masse juive demeura non concernee par 1' assimilation, et 
menacee de se trouver coupee de l'intelligentsia juive. (En Alle- 
magne, si l'assimilation juive n'avait pas connu pareil phenomene, 
c'etait faute d'une « masse populaire juive » : tous se trouvaient 
places plus haut sur 1'echelle sociale, et les circonstances historiques 
n'avaient pas fait qu'elle vecut dans un tel entassement 197 .) 

A la fin des annees 60, au sein de Tintelligentsia juive, des voix 
s'inquieterent de cette transformation des intellectuels juifs en 
simples patriotes russes. Le premier a en parler fut Perets Smo- 
lenskine en 1868 : l'assimilation aux Russes presente pour les Juifs 
le « caractere d'un danger national » ; certes, il ne faut pas craindre 
les Lumieres, mais il ne faut pas non plus rompre avec le passe 
historique ; tout en s'impregnant de la culture generate, il importe 
de garder son visage spirituel propre l98 ; « les Juifs ne sont pas une 
secte religieuse, mais une nation '"». Si les intellectuels juifs se 
coupent de leur peuple, ce dernier ne se degagera pas de 1' op- 
pression administrative ni de sa torpeur spirituelle. (Le poete 
I. Gordon a eu cette formule : « Sois un homme dans la rue, mais 
un Juif dans ta maison. ») 

Les journaux petersbourgeois L'Aurore (1879-1882) et Le Juif 
russe allaient desormais dans cette direction 200 . lis entendaient 
renforcer l'attrait exerce sur la jeunesse juive par 1'etude conjointe 
du passe et de la situation presente. Au tournant des annees 70 et 
80, un fosse se creusa entre tendances nationale et cosmopolite au 
sein du monde juif russe 201 . « En fait, les dirigeants de L'Aurore 
ne croyaient deja plus au caractere benefique de l'assimilation... 
Sans trop s'en rendre compte, L'Aurore favorisait... l'eveil de la 
conscience nationale... et penchait de plus en plus nettement vers le 
nationalisme... Les illusions de la russification... se dissipaient 202 . » 



196. Hessen, t.2, p. 181. 

197. Aronson, in La lutte pour..., op. cit., pp. 56, 208-209. 

198. Hessen, t. 2, pp. 198-199. 

199. EJ, t. 3, p. 336. 

200. Hessen, t. 2, pp. 232-233. 

201. S. M. Guinzbourg, Nastroenia evreisko'i molodeji v 80-kh godakh prochlogo 
stoletia (Les tendances dans la jeunesse juive des annees 80 du siecle passe), in 
LMJR-l,p.380. 

202. Aronson, in La presse russo-juive, op. dr., pp. 561-562. 



A L'EPOQUE DES REFORMES 195 

Cette tendance faisait echo aux evenements historiques qui 
se deroulaient en Europe au cours de cette seconde moitie du 
xix c siecle : l'imp6tueux soulevement polonais, la reunification par 
les armes de l'ltalie, puis de l'Allemagne, ensuite des Slaves dans 
les Balkans. Partout montait et triomphait l'idee nationale. Selon 
toute vraisemblance, cette tendance se serait renforcee au sein de 
1' intelligentsia juive meme si les evenements de 1881-1882 ne 
s'&aient pas produits. 

Entre-temps, toujours en ces annees 70, 1' attitude de la socicte 
russe a l'egard des Juifs changeait elle aussi : au plus haut des 
reTormes d' Alexandre n, elle avait 6te des plus bienveillantes. 
Mais, par ailleurs, les ecrits de Brafman, pris tres au serieux, 
avaient eveille parmi elle les soupcons. 

Autre coincidence : en 1 860, la creation retentissante a Paris de 
1'Alliance israelite universelle « dans le but de defendre les interets 
des Juifs » dans le monde entier, avec un Comite central (a la 
tete duquel fut place" peu apres Adolphe Cremieux 203 ). «Peu 
renseignee... sur la situation des Juifs en Russie », l'AIliance 
israelite universelle « s'intdressa au monde juif russe et se mit a 
travailler avec une grande Constance en faveur des Juifs de 
Russie ». Elle ne disposait pas de bureaux en Russie ni ne fonc- 
tionnait a l'interieur de ses frontieres. En sus de son ceuvre de bien- 
faisance et d'education, elle s'adressa plus d'une fois directement 
au gouvernement de la Russie pour prendre la defense de Juifs 
russes, il est vrai sou vent mal a propos. (Ainsi en 1866 pour qu'on 
n'executat pas Itska Borodai', accuse d'avoir provoque un incendie 
pr6medite dans un but politique - or il n' avait pas ete condamne a 
mort ; quant aux autres Juifs impliqu£s dans cette affaire, ils avaient 
tous 6te" acquittes bien avant la demarche effcctucc en leur faveur ; 
ou encore, Cremieux protesta contre le transfer! des Juifs au 
Caucase ou dans la region de 1' Amour, alors que le gouvernement 
russe n'en avait nullement Tintention ; en 1869, il deplora que les 
Juifs fussent persecutes a Petersbourg 204 alors qu'il n'en 6tait 
rien ; il se plaignit aussi au president des Etats-Unis, pretendant 
que le gouvernement russe allait jusqu'a persecuter la religion 
juive.) Selon un rapport de l'ambassadcur russe a Paris, l'AIliance 



203. EJ, t. 1, p. 932 ; PEJ. t. 1, p. 103. 

204. Ibidem, pp. 948-950. 



196 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

nouvellement creee (elle avait pour embleme les Tables de la Loi 
de Moi'se dominant le globe terrestre) jouissait deja « d'une enorme 
influence sur la society juive de tous les pays ». Tout cela contribua 
a alerter et le gouveraement et la societe russes. 

J. Brafman s'est beaucoup depense pour contrer 1' Alliance. D 
affirma que celle-ci, « comme toutes les associations juives, revetait 
un caractere de duplicite (ses documents officiels disent aux 
gouvernements une chose, ses documents secrets une autre) », 
qu'elle avait pour but « de prot£ger le judai'sme de l'influence, 
mortelle pour lui, de la civilisation chretienne 205 ». (Par ricochet, 
ces accusations atteignirent egalement TOPE, la « Societe pour la 
diffusion de 1' instruction parmi les Juifs de Russie », creee en 
1863 : celle-ci aurait eu pour tache « de favoriser et de renforcer la 
solidarity juive universelle et l'esprit de caste 206 ».) 

Les craintes suscitees par 1' Alliance avaient ete alimentees par 
le premier appel, emotionnel a souhait, adresse par ses organisa- 
teurs « au monde juif de tous les pays », mais aussi par des faux. 
Le theme de 1' unite des Juifs y etait presente de la facon suivante : 
« Juifs !... Si vous croyez que 1' Alliance est pour vous un bien, que, 
tout en faisant partie de differents peuples, vous pouvez cependant 
avoir des sentiments, des ddsirs et des espoirs communs... si vous 
pensez que vos efforts disparates, les bonnes intentions et les aspi- 
rations de personnes isolees peuvent devenir une force puissante en 
s'unissant en un scul tout et en suivant une seule direction vers un 
mSme but..., apportez-nous voire soutien par votre sympathie et 
votre concours 207 . » 

Plus tard fit son apparition un document connexe imprime' en 
France - soi-disant un appel d'Adolphe Cremieux en personne. II 
semble toutefois qu'il se soit agi d'un faux. On ne peut exclure que 
ce soit un des projets d'appel, rejete" par les organisateurs de 
l'Alliance (mais il confortait les accusations de Brafman comme 
quoi l'Alliance avait des intentions cachees) : « Nous vivons en 
terres etrangeres et nous ne pouvons etre concernes par les interets 
changeants de ces pays tant que nos propres interets moraux et 
materiels seront en danger... La doctrine juive doit se repandre 



205. Ibidem. 

206. EJ*, p. 742. 

207. EJ. 1. 1, pp. 933-936. 



A L'EPOQUE DES REFORMES 197 

dans le monde entier... » Dans la presse russe, cela donna lieu a un 
debat anime a Tissue duquel I. S. Aksakov* ecrivit en guise de 
conclusion, dans son journal La Russie, que « le probleme de 1' au- 
thenticity de l'appel ne presents pas, dans le cas present, de signifi- 
cation particuliere, 6tant donne le caractere authentique des idees 
et des esperances qui y sont exprim6es 208 ». 

L' Encyclopedic juive publiee avant la revolution ecrivit que 
depuis les annees 70, dans la presse russe, « de plus en plus rares 
etaient les voix qui s'elevaient pour defendre les Juifs... L'idee 
se renforcait parmi les Russes que les Juifs de tous pays seraient 
unis par une forte organisation politique qui avait sa direction 
centrale au sein de l'Alliance israelite universelle 209 ». C'est ainsi 
que la cr6ation de l'Alliance produisit en Russie - et sans doute 
pas seulement en Russie - un effet contraire au but qu'elle se 
proposait... 

Si les organisateurs de l'Alliance avaient pu prevoir le nombre 
de blames formules a 1'encontre de la solidarite juive mondiale, 
voire d'accusations de complots que cette Alliance allait susciter, 
peut-etre se seraient-ils abstenus de la creer, d'autant plus qu'elle 
n'a guere modifie l'histoire du continent europeen. 

Apres 1874, quand le nouveau statut militaire introduisit le 
service 6gal pour tous, « de nombreux articles de presse accusant 
les Juifs de se derober a la conscription attiserent, au sein de la 
societe" rus.se, l'inimitie a l'egard des Juifs. On reprocha a l'Alliance 
son intention de prendre en charge le sort des Juifs qui quittaient 
la Russie a cause de la nouvclle loi sur le service militaire 210 », car, 
ainsi « nantis d'un soutien Stranger, les Juifs auront plus de facilites 
pour quitter le pays que les autres citoyens ». (Voila un probleme 
qui se posera avec acuite" un siecle plus tard, dans les anndes 70 du 
XX e siecle...) Cremieux repondit que la tache de l'Alliance 6tait de 
lutter contre la « persecution religieuse », qu'elle avait decide « a 
l'avenir de ne pas accorder d'aide aux Juifs qui chercheraient a se 



208. EJ, t. 1, pp. 950-951 ; I.S. Aksakov, OZuvres en 7 vol., M, 1886-1887, t. 3, 
p. 843-844. 

209. EJ, t. 2, p. 738. 

210. Ibidem, pp. 738-739. 

* Ivan Aksakov (1823-1886), poete et publiciste russe, chef de file des Slavophiles, 
milita ardemment pour l'emancipation des pays slaves dans les Balkans. 



198 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

derober au service militaire » en Russie, et de publier en outre « un 
appel a nos coreligionnaires de Russie pour les inciter a remplir 
scrupuleusement toutes les obligations contenues dans la nouvelle 
loi 2n ». 

En dehors du depart a l'etranger, l'un des moyens de se 
soustraire au service militaire etait l'automutilation. Denikine, 
general plutot liberal (aussi bien avant la revolution que pendant), 
relate a partir de son experience - pendant plusieurs annees, 
il participa dans la province de Volhynie au controle medical 
des appeles juifs - des centaines de cas de ce genre ; il est vrai 
que c'etait au debut du xx c siecle, mais son temoignage sur 
ces nombreuses et terribles automutilations n'en est que plus 
frappant 212 . 

Comme nous l'avons deja signale, a compter de cette meme 
annee 1874, a partir done du nouveau statut militaire et des privi- 
leges lies a 1' education dont il etait assorti, les Juifs affluerent dans 
les etablissements d'enseignement general du secondaire et du 
superieur. Ce saut quantitatif, tres perceptible, pouvait maintenant 
paraitre excessif. Dans la region du Nord-Ouest, encore auparavant, 
« on avait deja demande de limiter 1' inscription des Juifs dans les 
Etablissements d'enseignement general ». En 1875, le ministre de 
l'lnstruction publique fit remarquer a son tour au gouvernement 
« qu'il etait impossible de trouver de la place pour tous les Juifs 
desireux de s'inscrire dans ces etablissements sans gener la popu- 
lation chretienne 213 ». 

Ajoutons le temoignage rcprobateur de G. Aronson selon lequel 
Mendeleev*, a l'universite de Petersbourg, « avait fait preuve 
d'antisemitisme 214 ». De tout cela V Encyclopedic juive conclut « a 
un touraant dans les tendances d'une fraction de 1' intelligentsia 
russe... qui a repudic les ideaux de la decennie precedente, en parti- 
culier concernant le probleme juif 215 ». 



211. Ibidem, t. 1, pp. 948-949. 

212. A.I. Denikine, Pout rousskogo ofitsera (Le cheminement d'un officier russe). 
New York, dd. Tchekhov, 1953, p. 284. 

213. EJ,t. 13, pp. 50-51. 

214. Aronson, La presse russo-juive, op. cit., p. 558. 

215. EJ.t. 12, pp. 525-526. 

* Dimitri Mendeleev (1834-1907), illustre chimiste russe, createur de la classification 
penodk|iie des elements. 



A L'EPOQUE DES REFORMES 199 

Voila bien l'un des traits caracteristiques de cette 6poque : 
l'attitude mefiante (mais nullement hostile) au projet d'egalisation 
totale des droits des Juifs emanait de la presse, plutot celle de 
droite, et non des cercles gouvernementaux. On pouvait ainsi lire 
dans les journaux : comment peut-on « accorder tous les droits 
civils... a cette ethnie resolument fanatique ct lui donner acces a 
des fonctions administratives de haut rang ?... Seule 1' instruction... 
et le progres social pourraient rapprocher en toute sincerite les Juifs 
des Chretiens... Introduisez-les dans la famille commune des 
peuples civilises et nous serons les premiers a leur dire une parole 
d'amour et de reconciliation ». « La civilisation ne pourra que 
gagner a ce rapprochement que lui promet le concours d'un peuple 
energique et intelligent... Les Juifs... en arriveront a la conclusion 
qu'il est grand temps pour eux de rejeter le joug de l'intolerance a 
laquelle les ont conduits les interpretations trop strictes des talmu- 
distes. » Ou bien : « Tant que l'education n'aura pas amene les Juifs 
a l'idee qu'il ne faut pas vivre seulement sur le dos des Russes, 
mais aussi a leur profit, il ne saurait etre question d'une plus grande 
egalite de droits que celle qui existe aujourd'hui. » Ou encore : 
«S'il est possible d'accorder aux Juifs les droits civils, on ne 
saurait en aucun cas leur permettre l'acces a des fonctions "ou la 
vie et les coutumes des Chretiens leur seraient soumises et ou ils 
pourraient avoir quelque influence sur 1' administration et la 
legislation d'un pays chretien" 216 . » 

On peut se rendre compte du ton de la presse russe de l'epoque 
en parcourant l'un des principaux organes de Petersbourg, deja 
mcntionne, La Voix : « Les Juifs russes en general n'ont pas du 
tout lieu de se plaindre que la presse russe ne manifeste guere de 
bienveillance a l'egard de leurs interets. La majority de la presse 
russe appelle bel et bien a une egalisation des droits civils des 
Juifs » ; on comprend certes « que les Juifs aspirent eux-memes a 
l'extension de leurs droits, et a legalisation avec les autres citoyens 
russes », mais... « quelle force tenebreuse pousse la jeunessc juivc 
vers une folle agitation politique ? Pourquoi n'est-il presque pas un 
proces ou ne figurent des Juifs, et immanquablement a des roles de 
premier plan ?... Et le fait que la quasi-totalite des Juifs se d6robent 
a l'accomplissement de leurs obligations militaires, tout comme 



216. Ibidem*, t. 2, pp. 736, 740. 



200 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

l'implication habituelle de Juifs et de Juives dans tous lcs proces 
politiques ne peuvent en rien servir la cause de legalisation des 
droits » ; « si tu veux avoir des droits, tu dois au prealable montrer 
par tes actes que tu peux egalement remplir les devoirs qui leur 
sont indissolublement attaches », « en sorte que, par rapport aux 
interets generaux du gouvernement et de la societe, la population 
juive n'offre pas aux regards un tableau aussi defavorable pour die 
et aussi desesperement sombre 217 ». 

Mais, fait remarquer V Encyclopedic juive, « malgre cette propa- 
gande, les hautes spheres de l'administration avaient nettement 
conscience que la solution du probleme juif devait necessairement 
passer par la voie de ['emancipation : en mars 1880, la majorite des 
membrcs du Comite a l'amenagement de la vie des Juifs inclinait a 
penser qu'il etait indispensable d'egaliser les Juifs dans leurs droits 
avec le reste de la population 21 " ». Formes par les deux decennies 
de rdformes d' Alexandre, les bureaucrates de son regne 6taient 
gris6s par leur marche triomphale : nous avons deja releve certaines 
de leurs propositions assez radicales - et bienveillantes a l'egard 
des Juifs - dans les rapports des gouverneurs generaux de la Zone 
de residence. 

N'omettons pas non plus les nouvelles demarches influentes de 
sir Moses Montefiore, revenu en Russie en 1872, ni les pressions 
de Benjamin Disraeli, ni celles de Bismarck sur Gortchakov* au 
Congres de Berlin de 1872. Embarrasse, Gortchakov se justifia en 
disant que « la Russie n' etait nullement opposee a la liberte reli- 
gieuse et l'octroyait pleinement, mais qu'il ne fallait pas la 
confondre avec l'octroi de droits civils et politiques 219 ». 

Or, en Russie, la conjoncture allait precisement dans cette 
direction. 1880 vit s' installer la «dictature du coeur» de Loris- 
Melikov**, et grandes et fondees furent alors les esperances des 
Juifs russes de se voir accorder a breve echeance l'egalite des 
droits - on en etait a la veille. 



217. Golos (La Voix), 1881, n°46, 15 (27) f£vr., p. 1. 

218. EJ, t. 2, p. 740. 

219. Ibidem, t. 4, pp. 246, 594. 

* Alexandre Gortchakov (1798-1883). homme politique russe, ministre des Affaires 
dtrangeres (1856-1882), partisan d"un rapprochement avec la Prusse. 

** Michel Loris-M61ikov (1825-1888). ministre de I'lnterieur de tendance liberate, 
avait pr^pard un projet de Constitution lorsque Alexandre n fut assassin^. 



A L'EPOQUE DES REFORMES 201 

Mais c'est a ce moment-la que des membres de La Volonte du 
Peuple* assassinerent Alexandre II, cassant de ce fait de nombreux 
processus liberaux - entre autres, legalisation totale des droits 
des Juifs. 

Sliosberg remarque : le tsar fut tue la veille de Pourim**. 
Apres toute une cascade d'attentats, les Juifs n'en furent point 
etonnes, mais ils se mirent a craindre pour l'avenir 220 . 



220. Sliosberg, I. 1, p. 99. 

* Organisation terrorisie, nee en ] 879, responsable du meurlre d' Alexandre n. 
** Fete d'institution rabbinique cdldbrant la victoire des Juifs sur leurs ennemis par 
l'intermediaire d'Esther. 



Chapitre 5 

APRES L'ASSASSINAT 
D'ALEXANDRE II 



L'assassinat du tsar « liberateur » provoqua dans la conscience 
populaire un veritable choc - ce qu'escomptaient bien sur les terro- 
ristes de La Volonte du Peuple (Narodnaia Volia), mais ce qui, au 
fil du temps, a ete escamote par les historiens, deliberement par les 
uns, inconsciemment par les autres. Que d'autres tsars ou heritiers 
de la couronne du siecle precedent - le fils de Pierre I er , Alexis, 
Ivan VI Antonovitch, Pierre III, Paul I er - eussent connu des morts 
violentes, le peuple ne le savait meme pas. L'assassinat du 1" mars 
1881 engendra dans les esprits une commotion generalised. Pour 
les couches populaires et surtout les masses paysannes, c'etaient 
les fondements memes de la vie qui etaient ebranles. Et cela aussi, 
conformement aux espcrances des terroristes, ne pouvait pas ne pas 
produire une explosion. 

Et elle se produisit. Mais sous une forme imprevisible : sous la 
forme de pogroms antijuifs en Nouvelle Russie et en Ukraine. 

Six semaines apres 1' attentat « se propagea a travers un immense 
territoire, avec la virulence d'une epidemic », la mise a sac des 
boutiques, des gargotes, des habitations de Juifs 1 . « Reellement..., 
ce fut comme le dechainement d'une force elementaire... Les popu- 
lations locales, qui, pour diverses raisons, voulaient en decoudre 
avec les Juifs, entreprirent d'afficher proclamations et appels, de 
recruter des fauteurs de pogroms auxquels se joignirent bientot 
volontairement, a la faveur de 1' excitation generate, et appals par 



1. EJ, t. 12, p. 611. 



204 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

un gain facile, des gens par centaines. C'ctait un phenomene 
incontrole. Or... meme enflammees par l'alcool, ces foules qui 
perpetrerent pillages et violences porterent toujours leurs coups 
dans une seule direction - contre les Juifs, toujours elles briderent 
leurs emportements devant la porte des Chretiens 2 . » 

Le premier pogrom eut lieu a Elisabethgrad, le 15 avril. « Les 
desordres se sont amplifies quand, des villages avoisinants, ont 
afflue des paysans, dans le but de faire main basse sur les biens des 
Juifs. » Au debut, la troupe, ne sachant que faire,, resta passive. 
Enfin, « un important regiment de cavalerie reussit a juguler les 
troubles 3 ». « L'arrivee de forces nouvelles nut fin au pogrom 4 . » 
« II n'y eut ni viols, ni meurtres au cours de ce pogrom 5 ». Scion 
d'autres sources, « un Juif a ete tue. Le pogrom a ete ecrase le 
17 avril par la troupe qui a tire sur les pillards 6 ». Cependant, « parti 
d' Elisabethgrad, le mouvement se propagea parmi les localites 
environnantes ; dans la majorite des cas, les desordres se limiterent 
au pillage des tavernes ». Une semaine plus tard, un pogrom se 
produisit dans le district d'Ananiev, province d'Odessa, puis dans 
la ville meme d'Ananiev « oil le mouvement fut lance par un 
habitant qui repandit le bruit que le tsar avait ete assassine par les 
Juifs et qu'ordre avait 6tc donne de s'attaquer a eux, ce que les 
autorites cachaient 7 ». Le 23 avril, un foyer se declara a Kiev, mais 
fut vite etouffe par la troupe. Cependant, le 26 avril, un nouvel 
incident eclata dans la ville, puis le lendemain, et le mouvement 
atteignit bientot les faubourgs : ce fut le pogrom le plus violent 
de toute la serie. Aucun, cependant, « n'entraina de pertes 
humaines 8 ». (Dans un autre tome de la meme Encyclopedic, nous 
lisons au contraire que « plusieurs Juifs furent tuds 9 ».) 

Apres la ville de Kiev eurent encore lieu dans une cinquantaine 



2. Hessen, 1.2, pp. 215-216. 

3. Ibidem, pp. 216-217. 

4. EJ, t. 12, p. 612. 

5. L Priceman. Pogromy i samooborona (Les pogroms et Pautodefense), in « 22 » 
Obschcstvenno-polititcheskii i literatumyi journal evreiskoi intclligenlsii iz SSSR v 
Izraile (« 22 », Revue politique, sociale et litteraire des intellectuels juifs 6migr^s d*URSS 
en Israel). Tel-Aviv, 1986-1987, n" 51, p. 174. 

6. PEJ, p. 562. 

7. EI, t. 12, p. 612. 

8. PEI, t. 4, p. 256. 

9. Ibidem, t. 6, p. 562. 



APRES L'ASSASSINAT D'ALEXANDRE II 205 

de localites de cette province des pogroms au cours desquels « les 
biens des Juifs furent mis a sac, et, dans certains cas isoles, il y eut 
voies de fait sur des personnes ». Fin avril, un pogrom se produisit 
a Konotope, « perpetre principalement par les ouvriers et employes 
du chemin de fer, et qui fit une victime. A Konotope, il y eut des 
cas d'autodefense de la part des Juifs ». Le pogrom de Kiev en 
provoqua d'autres - a Jmerinka et dans certaines localites de la 
province de Tchernigov ; puis, au debut de mai, dans le bourg de 
Smela ou les violences « furent arretees des le lendemain par la 
troupe depechee sur place » (« On constata le pillage... d'une 
boutique de confection »). Dans tout le courant de mai et jusqu'au 
debut de l'&e, des foyers s'allumerent dans les provinces de Iekate- 
rinoslav et de Poltava, dans certaines localites comme Aleksan- 
drovsk, Romny, Nejine, Pereiaslavl, Borissov. « Quelques d6sordres 
insignifiants eurent lieu ici ou la dans le district de Melitopolsk. II 
y eut des cas ou les paysans dedommagerent aussitot les Juifs pour 
les pertes subies l0 . » 

« A Kichinev, le mouvement, qui faillit prendre corps le 20 avril, 
fut etouffe dans l'oeuf". » Ni cette annee-la, ni les suivantes, il n'y 
eut dans toute la Bi<51orussie aucun pogrom 12 , meme si, a Minsk, 
une panique s'empara des Juifs quand parvint la nouvelle de ['exis- 
tence de pogroms dans le sud-oucst du pays - phenomene abso- 
lument inconnu ici 13 . 

Puis ce fut le tour d'Odessa. En fait, seule la ville d'Odessa avait 
connu auparavant - en 1821, 1859 et 1871 - des pogroms anti- 
juifs. « C'etaient des incidents ponctuels, provoques le plus souvent 
par 1'animosite envers des Juifs de la communaute grecque |,, », 
c'est-a-dire par la rivalite commerciale entre Juifs et Grecs. En 
1871, trois jours\ durant, les echoppes, les debits de boissons, 
les logements des N Juifs furent saccag6s, mais il n'y eut aucune 
victime. 



10. EJ, 1. 12, pp. 612-613. 

11. Ibidem, p. 612. 

12. PEJ, t. l.p. 325. 

13. S. Guinzbourg, Nastroeniia evreiskoj molodioji v 80-x godakh prochlogo stoletiia 
(L'dtat d'esprit de la jeunesse juive dans les annees 80 du siecle dernier), in MJ-2, 
1944, p. 383. 

14. EI, L 12, 611. 



206 DEUX S1ECLES ENSEMBLE 

Ce pogrom a ete decrit dans le detail par I. G. Orchanski qui temoigne : 
les biens des Juifs ont ete non point voles, mais detruits - comme ces 
montres du bijoutier, jetees sur le pave et pietinees. Le « declencheur » du 
pogrom etait certes Thosulite" envers les Juifs des marchands grecs, surtout 
apres qu'a Tissue de la guerre de Crimee les Juifs d'Odessa eurent rafle 
aux Grecs le commerce des epices et produits coloniaux. Mais il y avait 
aussi « une animosite generate envers les Juifs de la part de la population 
chretienne d'Odessa. Ce sentiment £tait beaucoup plus conscient et plus 
profond dans la classe aisee et instruite que parmi le simple peuple ». 
Pourtant, Odessa abrite alors diverses nationalites vivant en bonne entente, 
alors d'ou vient que les Juifs attirent sur eux une antipathie qui deg£nere 
parfois en haine f£roce ? Un professeur de \yc6e expliquait a ses Aleves : 
« Les Juifs cntretiennent avec le reste de la population des relations 6cono- 
miques irregulieres. » Orchanski retorque : une telle explication fait fi du 
« poids d'une lourde responsabilite morale ». Lui-meme en voit la raison, 
entre autres, dans Taction sur les esprits de la legislation russe qui dote 
les Juifs d'un statut special en leur infligeant, a eux seuls, des limitations. 
Car, dans la tentative que font les Juifs pour s'affranchir de ces limitations, 
les gens ne voient qu'« insolence, insatiabilite et usurpation 15 ». 

Pour Theure, done, en 1881, Tadministration d'Odessa, forte 
d'une experience que n'avaient pas les autres, sut etouffer d'emblee 
les desordres qui avaient eclate" ca et Ik. « Le gros des emeutiers a 
ete embarque sur des chaloupes et eloigne des cotes 16 » - un fort 
ingenieux procede. (Contrairement a F edition d'avant la revolution, 
X Encyclopedic juive actuelle ecrit que, la encore, le pogrom dura 
trois jours 17 .) 

U Encyclopedic juive d'avant la Revolution concede que « le 
gouvernement tenait pour necessaire de mater resolument les tenta- 
tives de violences contre les Juifs 18 . II en etait reellement ainsi : le 
nouveau ministre de TInterieur, le comte N. P. Ignatiev, qui, en mai 
1881, succeda a Loris-Mclikov, mena une tres ferme politique de 
repression des pogroms, bien que maitriser des desordres qui 
se propageaient avec la virulence d'une epidemie fut chose 
fort malaisee du fait du caractere absolument imprevisible du 



15. /. G. Orchanski, Evrei v Rossii : Otcherki i issledovaniia, vyp. 1 (Les Juifs en 
Russie. Essais et 6tudes), recueil 1, Saint-P6tersbourg., 1872. pp. 212-222. 

16. EJ, t. 12, p. 613. 

17. PEJ, t. 6, p. 562. 

18. EJ, t. 1, p. 826. 



APRES L'ASSASSINAT D' ALEXANDRE II 207 

phenomene, ainsi que dcs cffcctifs insuffisants de la police (sans 
comparaison avec les forces de l'ordre des pays europeens et a 
fortiori avec ceux de la police sovietique) et de la faible concen- 
tration des garnisons implantecs dans ces regions. « Pour la defense 
des Juifs contre les fautcurs de pogroms, on fit usage des armes a 
feu l9 . » On tira sur la foule, il y eut des blesses. Ainsi, a Borissov, 
« les soldats tirerent et tuerent quelques paysans 20 ». De meme, « a 
Nejine, les troupes mirent fin au pogrom en ouvrant le feu sur la 
foule des paysans pillards : quelques-uns furent tues et d'autres 
blesses 2 ' ». A Kiev, 1 400 individus furent arretes 22 . Tous ces 
temoignages dressent le tableau d'une reaction fort energique. Mais 
le gouvernement sut aussi reconnaitre son absence d'efficacite. Un 
communique officiel proclama que, lors du pogrom de Kiev, « les 
mesures destinees a mattriser la populace furent prises trop tard et 
trop mollement 23 ». En juin 1881, dans un rapport a l'Empereur sur 
la situation dans la province de Kiev, le directeur du departement 
de la police, V. K. Plehve, citait, parmi les causes « de la multipli- 
cation des desordres et de la lenteur de la repression », le fait que 
le tribunal militaire « s'etait montre excessivement indulgent envers 
les accuses, et fort leger vis-a-vis de 1' affaire en soi ». Alexandre III 
griffonna en marge : « C'est impardonnable 24 . » 

Pourtant, au plus fort des evenements, comme plus tard, des 
accusations alleguant que les pogroms auraient ete provoques par 
le gouvernement lui-meme ne manquerent pas de se faire entendre. 
Cette accusation, parfaitement arbitrairc, ctait d'autant plus absurde 
qu'en avril 1881 le gouvernement avait a sa tete le meme Loris- 
Melikov, reformateur et liberal, et que les postes dans la haute 
administration etaient occupes par des hommes a lui. Apres 1917, 
un groupe d'historiens - S. Doubnov, G. Krasnyi-Admoni et 



19. Hessen, t. 2, p. 222. 

20. EJ, t. 12, p. 613. 

21. PEJ, t. 6, pp. 562-563. 

22. S. M. Doubnov, Noveichaia Istoriia. Ot frantsouskoi revolioutsii 1789 goda do 
mirovoi voiny 1914 goda : v 3-x T. (Histoire moderne du pcuplc juif. De la Rdvolution 
franfaise de 1789 a la guerre mondiale de 1914, en 3 vol.), t.3 (1881-1914), Berlin, 
Grani, 1923, p. 107. Vseobschaia istoriia evreiskogo naroda ot drevneichikh vremion do 
nastoiaschego (Histoire universelle du peuple juif depuis 1' Antiquity jusqu'a nos jours). 

23. EJ, t.6, p.612. 

24. R. Kantor, Aleksandr III o evreiskikh pogromakh 1881-1883 gg. (Alexandre HJ a 
propos des pogroms antijuifs de 1881-1883), in Evreiskaia letopis (Chronique juive), 
recueil 1, M. Ed. Radouga, 1923, p. 154. 



208 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

S. Lozinski - chercherent scrupuleusement des preuves dans les 
archives de l'Etat ouvertes au public, et ils ne trouverent que la 
preuve du contraire, a commcncer par ce fait que le tsar 
Alexandre ITI en personne exigea qu'on menat sur l'affaire une 
enquete approfondie. (Mais ne fallut-il pas qu'un quidam inventat 
et lancat dans l'opinion la fable calomnieuse selon laquelle 
Alexandre ITI aurait dit - a qui, nul ne le sait ; quand et en quelles 
circonstances, on l'ignore : « Moi, a parler franc, je suis content 
quand on s'en prend aux Juifs ! » Et ca a pris, ca a marche, la 
phrase a et6 reprOduite dans les brochures libertaires de l'emi- 
gration, elle est entree dans le folklore liberal et maintenant encore, 
cent ans apres, on la voit ressortir dans certaines publications 
comme un fait avere 2 \ Et V Encyclopedic juive de rencherir : « Les 
autorites agissaient en contact dtroit avec les emeutiers 26 . » Au 
point que Tolstoi lui-meme, du fond de sa demeure de Iasnaia 
Poliana, voyait les choses « claircment » : les pouvoirs publics ont 
tout en main. « Qu'ils le veuillent, et ils suscitent un pogrom ; 
qu'ils ne le veuillent pas, et le pogrom ne survient pas 27 . ») 

La verite, c'est que non seulement il n'y eut aucune incitation 
aux pogroms de la part du gouvernement, mais encore, comme le 
fait remarquer Hessen, « 1' apparition dans un laps de temps tres 
bref et sur un large territoire de nombreux commandos fauteurs de 
pogroms, ainsi que leur mode d'action, excluent l'idee qu'il y aurait 
eu un centre operationnel unique 28 ». 

Or, voici un autre temoignage, contemporain des evenements, et 
qui nous vient d'ou on l'attendait le moins : d'un libelle ouvrier du 
« Partage noir » (Tchornyi Peredet), autrement dit, d'un appel au 
peuple date de juin 1881. Cette brochure revolutionnaire nous 
brosse de la situation le tableau suivant : « Non seulement tous 
les gouverneurs sans exception, mais de nombreux fonctionnaires, 
policiers, militaires, les popes, les juges, les joumalistes, tous ont 
pris la defense des Juifs exploiteurs... Le gouvernement protege les 
Juifs, leur personne et leurs biens » ; les gouverneurs menacent : 



25. A. Lvov, in Novaia gazela (Nouveau Journal). New York, 5-11 sept. 1981, n°70, 
p. 26. 

26. PEJ. t. 6, p. 563. 

27. Mejdounarodnaia evreiskaia gazela (Journal international juif). mars 1992, n°6 
(70). p. 7. 

28. Hessen, t. 2, p. 215. 



APRES L'ASSASSINAT D'ALEXANDRE II 209 

« les fauteurs de troubles seront trails avec toute la rigueur des 
lois..., la police les recherche parmi la foule et les arrete ; on les 
emmene au poste... Les soldats et les cosaques matent les bandits 
a coups de crosse et de cravache... les uns sont traines devant les 
tribunaux d'ou Us sont jetes en prison ou expedies au bagne, les 
autres sont fouettes sur place au poste de police 29 ». 

Un an plus tard, toujours au printemps, « les pogroms reprirent, 
mais moins nombrcux et moins violents qu'avant 30 ». « Le plus dur 
fut celui subi par les Juifs de la ville de Balta. » Par la suite, des 
troubles eurent encore lieu dans le district de Balta et dans certains 
autres. «Cependant, de par leur nombre et leur ampleur, les 
troubles de 1882 furent largement en retrait par rapport a ceux de 
1881. La mise a sac des biens des Juifs a ete un phenomene moins 
frequent 31 . » V Encyclopedic juive d'avant la revolution fait nean- 
moins etat d'un Juif tue au cours du progrom de Balta 32 . 

Un contemporain juif connu ecrit : lors des pogroms des annees 
1880, « on pillait les malheureux Juifs, on les rouait de coups mais 
on ne les tuait pas 33 ». (D'autres sources font etat de 6 ou 7 victimes.) 
A l'epoque, dans les annees 1880-1890, nul n'a mentionne" d'assas- 
sinats collectifs ou de viols. Mais plus d'un demi-siecle a passe et 
nombre d'hommes de plume, dispenses de T obligation de trop 
chercher la verite sur des faits deja anciens, et jouissant en revanche 
d'un vaste et credule auditoire, se sont mis a evoqucr des atrocites 
massives et premeditees. Dans l'ouvrage maintes fois reedite' de 
Max Raisin, nous lisons par exemple qu'au cours des pogroms de 
1881 on avait vu «des femmes violees, des millicrs d'hommes, 
de femmes et d'enfants rues ou estropies. II s'avdra plus tard que, 
les troubles avaient ete fomentes par le pouvoir lui-meme, qui 
avait excite les fauteurs de pogroms et empcche les Juifs de se 
defendre 34 ». 

Quant a G. B. Sliosberg, pourtant raisonnablement instruit des 



29. Zenw, Rabotchii listok (Brochure otivriere), juin 1881, n° 3, in RHR, t. 2, 
pp. 360-361. 

30. Hessen, t. 2, p. 217. 

31. EJ, t. 12, p. 614. 

32. EJ, t. 3, p. 723. 

33. M. Krol, Kichiniovskii pogrom 1903 goda i Kichiniovskii pogromnyi protscss (Le 
pogrom de Kichiniov de 1903 et le processus des pogroms a Kicriiniov), in MJ-2, p. 370. 

34. M. Raisin, A History of the Jews in Modern Times, 2 e dd., New York, Hebrew 
Publishing Company, 1923, p. 163. 



210 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

methodes de l'appareil d'Etat russe, il declarait en 1933 a l'etranger 
que les pogroms de 1881 avaient surgi non point d'en bas, mais 
d'en haut, du cabinet du ministre Ignatiev* (... qui n'etait pas 
encore ministre a cette epoque : le vieil homme aurait-il eu la 
memoire qui flanche ?) et que, « sans aucun doute, Ton pourrait 
des cette epoque trouver au departcment de la Police les fils 
conducteurs menant aux pogroms 35 » - et voila comment un juriste 
chevronne" s'autorise une approximation grave et de mauvais aloi. 

Mais voici encore : dans une revue juive actuelle fort sdrieuse, 
nous apprenons d'un auteur moderne (en contradiction avec les 
faits, et sans l'apport d'aucun document nouveau) qu'a Odessa, en 
1881, il y eut un pogrom qui dura trois jours ; qu'a Balta « soldats 
et policiers prirent une part directe » au pogrom, lequel « fit 
40 morts et blesses graves parmi les Juifs, et 170 blesses legers 36 ». 
(Nous venons de lire dans la vieille Encyclopedic juive qu'a Balta 
il n'y qu'eut qu'un mort et quelques blesses. Mais, dans la nouvelle, 
un si5cle apres l'evenement, nous lisons qu'a Balta « aux emeutiers 
se sont joints les soldats... Plusieurs Juifs ont ete tues, des centaines 
ont etc blesses, de nombreuses femmes ont ete violees » ; a Kiev, 
« pres de 20 femmes ont ete violees 37 »). Les pogroms sont une 
forme d'agression trop barbare et trop atroce pour qu'on se 
permette en plus de manipuler les donnees et le nombre final des 
victimes. 

Mais e'est ainsi : enfoui, enseveli - a quoi bon reprendre les 
fouilles ? 

Les causes des premiers pogroms ont 6(6 patiemment scrutees, 
commentees par les contemporains. Des 1872, apres le pogrom 
d' Odessa, le gouverneur general de la region du Sud-Ouest, dans 
un rapport officiel, prevenait qu'un incident de meme nature 
risquait de se reproduire dans sa region, du fait que « la haine et 
l'hostilite envers les Juifs ont ici des racines historiques et que, 
pour l'heure, seule la dependance materielle des paysans a lew 



35. G. B. Sliosberg, Dela minouvchikh dnei : Zapiski russkogo evreia (Choscs du 
temps passd. Notes d'un Juif nisse), en 3 vol., Paris, 1933-1934, 1. 1, p. 118 ; t. 3, p. 53. 

36. Praisman, in « 22 », 1986, n° 51, p. 175. 

37. PEJ, t. 6, pp. 562-563. 

* Ignatiev Nicolai' Pavlovitch (1832-1908) : succede a Loris-Mdlikov au poste de 
ministre de l'lnterieur et occupe celui-ci jusqu'en mai 1882. 



apres UASSASSINAT D'ALEXANDRE II 211 

egard, et les mesures prises par 1' administration empechent que 
n'explose l'indignation de la population russe contre la minorite 
juive». Le gouverneur general reduisait l'affaire a un conflit 
d'ordre economique : « On a calcule et evalue les possessions des 
Juifs, dans le commerce et l'industrie, pour la region du Sud- 
Ouest ; on a Egalement montre" que les Juifs s'emploient activement 
a prendre a bail les terres des proprietaire fanciers pour les retro- 
ceder aux paysans a des conditions tres dures. » Et ce lien de 
causalite « a ete" gEneralement reconnu pour les Emeutes de 
l'annee 1881 38 ». 

Au printemps 1881, Loris-MElikov * rapportait a son tour au 
tsar : « A la racine des desordres actuels, il y a la haine profonde 
de la population locale envers les Juifs qui l'ont asservie, mais 
il est certain que des gens malintentionnes ont profile de cette 
circonstance 39 . » 

Les journaux d'alors donnaient la meme explication. «Exa- 
minant les causes des pogroms, seuls de rares organes de presse 
ont mentionne" la haine raciale ou religieuse ; les autres estiment 
que le mouvement a une origine Economique, les uns voyant dans 
ces debordements une protestation dirigee specialement contre les 
Juifs du fait de leur domination Economique sur la population 
russe », les autres constatant que la masse populaire, Ecrasee econo- 
miquement, « cherchait sur qui deverser sa colere » - et les Juifs 
ont fait l'affaire, eux qui dtaient prives de certains droits 40 . Un 
contemporain des Evenements, l'humaniste (deja cite) V. Portou- 
galov, voyait lui aussi « dans les pogroms antijuifs des annees 1880 
l'expression d'une protestation de la part des paysans et des indi- 
gents des villes contre 1'injustice sociale 41 ». 

Quelques decennies plus tard, Hessen confirme que « la popu- 
lation juive des provinces du Sud » trouvait malgre tout a subvenir 
a ses besoins aupres des Juifs capitalistes, tandis que la population 
paysanne locale vivait des temps extremement difficiles » : elle 



38. Hessen, t. 2. pp. 216, 220. 

39. Kantor, in Evreiskaia letopis (Chronique juive), rccucil 1, op. cit., p. 152. 

40. Hessen, t. 2, p. 218. 

41. PEJ, t. 6, p. 692. 

* Loris-M61ikov Mikhail Tarpdlovitch (1825-1888) : ministre de l'lnteneur d'aoQt 
araai 1882. 



212 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

n'avait pas assez de terre, « circonstance qu'avaient en partie favo- 
ris6e les Juifs aises en affermant les terres des proprietaries fonciers 
et en faisant par la meme grimper le prix de la redevance, jusqu'a 
un montant inabordable pour les paysans 42 ». 

Ne negligeons pas non plus cet autre temoin, bien connu pour 
son impartialite et son serieux, que nul n'a jamais soupconne d'etre 
« reactionnaire » ou « antisemite » : Gleb Ouspenski. Au debut des 
annees 1880, il ecrivait : « Les Juifs ont 616 agresses parce que 
justement, ils profitaient de la misere d'autrui, du labeur d'autrui, 
au lieu de gagner leur pain a la sueur de leur front » ; « bastonne, 
fouette, le peuple a tout endure - et les Tatars, et les Allemands, 
mais quand le Juif a commence a lui soutirer ses derniers sous, 
alors il ne I'a plus supportd 43 ! ». 

Mais voici maintenant ce qu'il faut faire remarquer. Lorsque, 
assez vite, a la suite de ces pogroms, au debut du mois de mai 
1881, une delegation de notables juifs de la capitale, avec a sa 
tete le baron G. Guinzbourg, fut recue par le tsar, celui-ci declara 
clairement que « dans les desordres criminels du sud de la Russie, 
les Juifs ne sont qu'un pretexte : les vrais auteurs sont les anar- 
chistes 44 ». Or, a la meme date, le frere du tsar, le grand-due 
Vladimir Alexandrovitch, declarait au meme Guinzbourg que, 
« comme le gouvernement l'a maintenant decouvert, les desordres 
ont pour origine non point un soulevement dirige exclusivement 
contre les Juifs, mais la volonte de certains de creer des troubles 
coute que coute ». C'est aussi ce que rapportait le gouverneur 
general de la region du Sud-Ouest : « L'etat d'excitation de la popu- 
lation est du a des agitateurs 45 . » II se confirma que de cela 
egalement les autorites 6taient averties. Des reactions aussi rapides 
de leur part montrent bien qu'elles ne laissaient pas trainer 
l'enquete. Mais la coutumiere legeret6 de 1' administration russe 
d'alors, son ignorance du role de l'opinion firent que les conclu- 
sions des enqueteurs ne furent pas portees a la connaissance du 
public. Sliozberg* en fait le reproche au pouvoir central : pourquoi 



42. Hessen, t. 2, pp. 219-220. 

43. G. Ouspenski, Vlast Zerali (La Puissance de la terre), L. 1967, pp. 67, 68. 

44. EJ*, 1. 1, p. 826. 

45. Ibidem*. 1. 12, p. 614. 

* Heinrich Sliozberg : reprdsentanl au Congres de Vilnius. 



APRES LASSASSINAT D' ALEXANDRE D 213 

n'a-t-il pas « tente" de se justifier face aux accusations qui lui etaient 
faites d' avoir laisse se developper les pogroms 46 » ? (Oui, bien sur, 
le reproche est juste. Mais n'accusait-on pas le gouvernement, 
comme nous l'avons vu, d'attiser expres les pogroms, de les 
orchestrer ? Absurde de commencer par demontrer que tu n'es pas 
le criminel...) 

C'est que d'aucuns repugnaient a croire dans le role d'instiga- 
teurs des revolutionnaires. Ainsi, un memorialiste juif de Minsk se 
souvient : pour les Juifs de Minsk, Alexandre II n'etait certes pas 
le « liberateur », puisqu'il n'avait pas aboli la Zone de residence, 
mais ils n'en pleurerent pas moins sa mort*. Nonobstant, ils ne 
prononcerent pas un mot desobligeant a l'encontre des revolution- 
naires, allant jusqu'a parler de leur heroisme et de la purete de leurs 
intentions. Et, lors des pogroms du printemps et de l'ete 1881, ils 
refuserent de croire que les socialistes y avaient leur part : tout, 
pensaient-ils, venait du nouveau tsar et de son gouvernement. « Le 
gouvernement souhaite les pogroms, il se cherche un bouc 6mis- 
saire. » Et lorsque, plus tard, des temoins dignes de foi, venus du 
Sud, confirmerent que les instigateurs avaient bel et bien 6te les 
socialistes, ils persisterent a croire que c'etait la faute du gouver- 
nement 47 . 

Cependant, au d6but du xx e siecle, des auteurs scrupuleux 
reconnaissent : « II y a dans la presse des indications sur la parti- 
cipation aux pogroms de certains membres de La Volonte 
du Peuple**, participation dont on ignore encore l'ampleur... A 
en juger par ce qu'ecrit l'organe du parti, les membres de cette 
organisation consideraient les pogroms comme des formes appro- 
priees du mouvement revolutionnaire ; on presumait que ces 
pogroms initiaient le peuple aux actions subversives 48 » ; que « le 
mouvement, si facile a dinger contre les Juifs, se tournerait ensuite 
contre les nobles et les fonctionnaires ». En conformite avec cette 



46. Hessen,t.2, p. 218. 

47. A. Lesin, Epizody iz moei jizni (Episodes de ma vie), in MJ-2, pp. 385-387. 

48. EJ, t. 12. pp. 617-618. 

* Le l cr mars 1881, Alexandre II est victime d'un attentat terroriste. 

** La Volonte du Peuple : organisation secrete revolutionnaire issue de la scission en 
1879 de Terre et Liberte, championne de la terreur. Son triomphe est l'assassinat 
d'Alexandre II, qui sera bientot suivi par son demantelement par la police et son declin. 
Combat repris par les S.-R. (sociaux-revolutionnaires). 



214 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

idee, dcs proclamations furent redigees, incitant le pcuple a s'en 
prendre aux Juifs 49 . De nos jours, on parle de cela a la legere, 
comme d'une chose archiconnue : « Une propagande active fut 
menee par les populistes, tant les membres de La Volonte du Peuple 
que ceux du Partage noir*, prets a soulever un mouvement popu- 
laire sur n'importe quel terrain, fut-ce celui de rantisemitisme 50 . » 

De Immigration oil il se trouvait, l'infatigable Tkatchev**, 
champion de la tactique de la conspiration et precurseur en cela de 
Lenine, applaudissait aux pogroms naissants. 

Les membres de La Volonte" du Peuple (et ceux, affaiblis, du 
Partage noir) ne pouvaient plus guere temporiser, maintenant que 
l'assassinat du tsar avait manque de provoquer 1' insurrection 
generale spontanee sur laquelle ils comptaient. La commotion au 
sein de la masse populaire etait si forte, apres l'assassinat du tsar 
« liberateur », qu'il n'en fallait guere plus pour que les esprits 
deboussotes basculassent d'un cote" ou de 1' autre. 

Dans l'etat d' ignorance generale ou se trouvait le pays, ce bascu- 
lement pouvait sans doute s'operer de differentes fa9ons. (Ainsi 
entendit-on dire dans le peuple, au cours de ces semaines-la, que 
le tsar avait ete assassine par les nobles qui se vengeaient ainsi de 
l'affranchissement des serfs.) En Ukraine, les motivations anti- 
juives existaient indeniablement. Les premiers troubles, au prin- 
temps 1881, depasserent peut-etre les intentions des extremistes de 
La Volonte du Peuple, mais ils leur indiquerent sur quelles braises 
souffler. Puisque le peuple s'en prend aux Juifs, ne soyons pas en 
reste ! Le mouvement est parti des masses populaires - comment 
ne pas en profiter ? Sus aux Juifs ! - et nous nous en prendrons 
en suite aux proprietaries ! Les pogroms avortes d' Odessa et de 
Iekaterinoslav ont tres probablement ete attises par les populistes. 
Que la marche des emeutiers ait suivi les voies ferrees, que les 
cheminots y aient pris une large part, permet de supposer la presence 



49. Hessen.1.2, p. 218. 

50. Praisman, in « 22 », 1986, n° 51, p. 173. 

* Le Partage noir : groupe rdvolutionnaire issu de la scission de Terre et Liberte\ 
Prone le partage total des terres, refuse le terrorisme de La Volonte" du Peuple, noyau du 
futur parti marxiste SD (menchevik). 

** Piotr Nikitich Tkatchev (1844-1885) : publiciste russe, ideologue du populisme 
r^volutionnaire. Plusieurs fois emprisonne. Emigre en 1873. Redacteur en chef du Nabat 
(le Tocsin) (Geneve). II mcurt a Paris. 



APRES L'ASSASSINAT D - ALEXANDRE II 215 

d'agitateurs itinerants, charges de repandre le bruit que « Ton cache 
l'ordre du tsar » de s'atlaquer aux Juifs pour venger Fassassinat de 
son pere. (Le procureur du tribunal d' Odessa l'a bien remarque" : 
« En perpetrant des pogroms antijuifs, le peuple etait intimcment 
convaincu d'agir conformement a la loi, car il croyait dur comme 
fer a l'existence d'un edit du tsar autorisant et meme recommandant 
la destruction des biens des Juifs 31 . » Ici, selon Hessen, se mani- 
festait « la conviction bien ancree dans le peuple que le Juif est 
hors la loi, que le pouvoir ne peut s'en prendre au peuple pour 
defendre les Juifs 52 ». C'est cette facon de voir, ce leurre que les 
extnSmistes se proposaient d'exploiter. 

Quelques brochures revolutionnaires datant de ces ann6es-la ont 
ete conservees pour les historiens futurs. Ainsi le tract du 30 aout 
1881, 6mis par le comite executif de La Volonte du Peuple, typo- 
graphic chez eux et redige directement en ukrainien : « Qui a 
accapare les terres, les forets, les auberges ? - Le Juif. Qui le 
moujik, parfois a travers ses larmes, supplie-t-il de le laisser jouir 
de sa terre ? - Le Juif... Ou que Ton regarde, ou que Ton se tourne, 
le Juif est partout. Le Juif vous insulte, il vous trompe, il boit votre 
sang... » Avec cet appel a la fin : « Levez-vous done, braves gens 
laborieux 53 !... » On lit aussi, dans le numdro 6 de La Volonte du 
Peuple : « Toute l'attention du peuple, qui cherche a se defendre, 
est maintenant concentree sur les marchands, les gargotiers, les 
usuriers, brcf, sur les Juifs, cette "bourgeoisie" locale si apre, si 
empressee a plumer le peuple travailleur. » Mais, plus tard (en 
1883), dans un supplement a ce numero, sous la mention « recti- 
ficatif» : les pogroms sont le debut d'un ample mouvement 
populaire « non pas contre les Juifs en tant que tels, mais contre 
les exploiteurs du peuple 54 ». Et, dans Zerno, la feuille deja citde 
du Partage noir : «Le pauvre peuple n'en peut plus de se voir 
plumer par les Juifs. Ou qu'il se tourne, il rencontre toujours le Juif 
exploiteur. Le Juif tient les debits de boissons et les tavernes, il 
prend au proprietaire la terre a bail pour la sous-louer au paysan, il 



51. EJ*,t. 1, p. 826. 

52. Hessen, t. 2. p. 215. 

53. Katorga i ssylka : Isloriko-revolioutsionnyi vestnik (Bagne et exil : le Messager 
historique et revolutionnaire), livre 48, M. 1928, pp. 50-52. 

54. D. Choub, Evrei v russkoi revolioutsii (Les Juifs dans la revolution russe), in MJ-2, 
pp. 129-130. 



216 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

achete la r£colte du bl6 sur pied, il pratique l'usure avec des interets 
exorbitants... "C'est notre sang !" disaient les paysans aux agents 
de la police venus leur reprendre le bien des Juifs. » Puis Ton trouve 
dans Zerno le meme « rectificatif » : « Parmi les Juifs, tous ne sont 
pas riches, tant s'en faut... tous ne sont pas des exploiteurs... Rejetez 
done l'animosite a l'egard des autres peuples et des autres religions 
- et unissez-vous avec eux "contre l'ennemi commun" : le tsar, la 
police, les proprietaires terriens et les capitalistes 55 . » 

Seulement voila : ces « rectificatifs » sont arrives trop tard. Des 
tracts de ce genre avaient ete tires et diffuses et a Elisabethgrad et 
dans les autres villes du Sud, et a Kiev par les soins de l'Union des 
ouvriers de la Russie du Sud - les pogroms etaient deja du passe 
que les populistes les attisaient encore, en 1883, esperant les faire 
renaitre et, a travers eux, declencher la grande revolution panrusse. 

La vague de pogroms dans le Sud suscita forcement de larges 
echos dans la presse de la capitale. Dans un organe repute « reac- 
tionnaire », les Nouvelles de Moscou (Moskovskiie Vedomosti), 
M. N. Katkov *, indefectible defenseur des Juifs, fustigeait les 
pogroms provoques par des « intrigants scelerats... qui embrouillent 
intentionnellement la conscience populaire en incitant a resoudre 
la question juive non par une etude approfondie, mais par des 
pugilats 56 ». 

Se signalerent a l'attention du public des articles d'6crivains. 
I. S. Axakov, adversaire resolu de la complete emancipation des 
Juifs, avait tente, d£s la fin des ann6es 1850, de retenir le gouver- 
nement «sur la voie de mesures trop radicales». Quand fut 
promulguee la loi sur 1'acces au service de TEtat des Juifs 
diplomas, il avait emis des objections (1862), au motif que les Juifs 
sont « une poignee de gens qui nient completement la doctrine 
chretienne, 1' ideal et le code de moralite Chretiens (et done tous les 
fondements de la vie sociale du pays), et qui confessent une 
doctrine opposee et hostile ». II n'admettait pas l'egalite des Juifs 
en matiere de droits politiques, tout en reconnaissant parfaitement 



55. RHR, t. 2, pp. 360-361. 

56. E), (.9, p. 381. 

* Mikhail Nikitorovitch Katkov (1818-1887) : c^lfebre publiciste russe, r6dateur en 
chef des Nouvelles de Moscou. Membre du cerele Stanki6vitch. Liberal modere\ puis 
adversaire des r6formes. 



APRES UASSASSINAT D' ALEXANDRE II 217 

leur egalite en droits civiques, souhaitant qu'au peuple juif « soit 
garantie la pleine liberte de mceurs, d'organisation domestique, de 
developpement, d' instruction, de commerce... et meme... de resi- 
dence sur tout le territoire de la Russie ». En 1867, il ecrivait 
qu'economiquement parlant, « ce n'etait pas de l'emancipation des 
Juifs qu'il convenait de parler, mais de l'emancipation des Russes 
par rapport aux Juifs ». II faisait remarquer la surdite, 1' indifference 
de la presse liberale a la situation des paysans et a leurs besoins. 
Et, dans la vague des pogroms de 1881, Axakov voit maintenant 
l'expression de la colere du peuple contre « le joug que les Juifs 
font porter a la population russe locale », d'ou, lors de ces pogroms, 
l'« absence de rapines », mais une simple mise a sac des biens, 
accompagnee « de la conviction naive d'etre dans son bon droit » ; 
et il repetait qu'il convenait de poser la question « non de l'egalite 
en droits des Juifs et des Chretiens, mais la question de 1' absence 
de droits de la population chr&ienne face aux Juifs" ». 

L' article de Saltykov-Schedrine etait au contraire rempli d' indi- 
gnation : « L'histoire n'a jamais inscrit sur ses pages question plus 
douloureuse, plus aux antipodes de la simple humanite, plus tortu- 
rantc que la question juive... Rien de plus inhumain, de plus insense 
que la legende, sortie des limbes d'un sinistre passe..., qui reporte 
le sceau de la honte, de l'alienation et de la haine... Quoi qu'il 
entreprenne, le Juif reste toujours un homme stigmatise^ 8 . » 
Schcdrine ne niait pas qu'« un bon contingent d'usuriers et d'ex- 
ploiteurs de toutes sortes se rccrutait panni les Juifs », mais il s'in- 
dignait : comment peut-on, a cause d'un certain type d'individus, 
reporter le blame sur la nation tout entiere 59 ? 

Considerant tout lc debat d'alors, un auteur juif modcrne ecrit : 
« La presse liberale et progressiste (comme il est convenu de 
l'appeler) couvrait les emeutiers 60 . » V Encyclopedic juive d'avant 
la revolution parvient a la meme conclusion : « Mais, dans les 
milieux progressistes eux-memes, la sympathie pour le malheur du 



57. /. S. Aksakov, Sotch. v 7-mit (Euvres en 7 volumes). M. 1886-1887, t. 3, pp. 690, 
693,708,716,717, 719,722. 

58. M. E. Saltykov-Schedrin, Iioulskoie veianiie (Souffle de juillet), in Otetcestvcnnyie 
zapiski (Annales de la patrie), 1882, n° 8. 

59. EJ, t. 16, p. 142. 

60. S. Markish, O evreiskoi nenavisti v Rossii (A propos de la haine antijuive en 
Russie), in « 22 », 1984, n° 38, p. 216. 



2 1 8 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

peuple juif s'est manifested mollcment... On a regarde cette 
catastrophe du point de vuc des pillards, en qui on voyait lc pauvre 
paysan demuni, et Ton oubliait souverainement la souffrance 
morale et la situation materielle du peuple juif agresse fil . » La revue 
radicale Otetchestvennyie Zapiski (« Les Annales de la Patrie ») 
jugeait elle-meme les choses ainsi : le peuple s'est souleve contre 
les Juifs parce qu'« ils se sont arroge le role de pionniers du capita- 
lisme, parce qu'ils vivent selon une nouvelle loi [pravda] et puisent 
largement a cette source nouvelle pour edifier, sur le malheur de 
leur voisinage, leur propre prosperite », c'est pourquoi « il est 
necessaire que le peuple soit protege contre le Juif, et le Juif contre 
le peuple », et, pour ce faire, « il faut ameliorer la condition des 
pay sans ». 

L'6crivain D. Mordovtsev, sympathisant des Juifs, exprima son 
pessimisme dans un textc intitule « Lettre d'un chretien a propos 
de la question juive », publie dans la revue juive Rassvet : il invitait 
les Juifs « a emigrer en Palestine et en Amerique, car c'est la seule 
facon de resoudre la question juive en Russie 62 ». 

Les ecrits des publicistes et memorialistes juifs de 1'epoque s'in- 
dignent : en effet, les attaques parues dans la presse contre les Juifs 
- venant de la droite comme de la gauche - faisaient directement 
suite aux pogroms, et, sitot apres eux - et d'autant plus fermement 
a cause d'eux -, le gouvernement renforca les mesures restrictives 
contre les Juifs. Cette indignation, il faut la souligner et la 
comprendre. 

II convient cependant de considerer au prealable la position 
du gouvernement dans toute sa complexity. Dans les spheres de 
l'Etat et du pouvoir, la question etait debattue, des solutions d' en- 
semble etaient recherchees. Dans un rapport a l'Empereur, le 
nouveau ministre de l'lnterieur, N. P. Ignatiev, evoquait l'ampleur 
du probleme tel qu'il s'etait pose pendant tout le regne precedent : 
« Tout en reconnaissant les consequences negatives, pour la popu- 
lation chretienne de ce pays, de l'activite economique des Juifs, 
de leur isolationnisme culturel, de leur fanatisme religieux, le 
gouvernement, au cours des vingt dernieres annees, a cherche par 
une serie de mesures a favoriser l'assimilation des Juifs au reste de 



61. EI, t. 2, p. 741. 

62. PEJ, t. 5, p. 463. 



APRES fASSASSINAT D- ALEXANDRE II 219 

la population et il a presque realise Fegalite en droits des Juifs et 
de la population de souche. » Cependant, est-il dit dans ce rapport, 
l'actuel mouvement antijuif « prouve incontestablement qu'en d£pit 
des efforts du gouvernement les relations entre la communaute 
juive et la population locale continuent d'etre anormales », et ce, 
pour des raisons de nature economique : depuis qu'ont et6 assou- 
plies les limitations des droits des Juifs, ceux-ci ont accapare non 
seulement le commerce et d'autres corps de metiers, mais ils ont 
fait l'acquisition de grands domaines agricoles, et, « ce faisant, 
grace a la solidarity qui les unit, ils ont - a de rares exceptions 
pres - employe leurs efforts non point a developper les forces 
productives de l'Etat, mais a exploiter la population environnante, 
de preference les classes les plus pauvres ». Maintenant que les 
emeutes ont ete reprimees, que les Juifs sont a l'abri des violences, 
« il apparait juste et urgent de prendre des mesures non moins ener- 
giques en vue d'abolir les relations anormales qui existent entre la 
population de souche et les Juifs, et de proteger celle-la contre la 
funeste activite de ceux-ci 63 ». 

Conformement a cette exigence furent institutes en novembre 
1881 des zones de residence dans quinze provinces, et, dans la 
province de Kharkov 64 , des commissions constitutes « de represen- 
tants de toutes les classes et de toutes les communautes (y compris 
la juive), dont la tache 6tait justement de faire la lumiere sur la 
question juive et de proposer des solutions 65 ». Ces commissions 
etaient invitees a repondre, entre autres questions de nature plutot 
factuelles, a celles-ci : « Quels sont les aspects de l'activite econo- 
mique des Juifs qui aggravent la situation des habitants de souche 
de vos regions ? Qu'est-ce qui empeche d'appliquer la legislation 
sur les Juifs concernant l'achat et l'affermage des terres, le 
commerce des boissons et le pret sur gages 66 ? Que faudrait-il 
changer pour eviter que les Juifs echappent a la loi ? Quelles 
mesures legislatives et administratives faudrait-il prendre pour 
neutraliser la funeste concurrence des Juifs dans les differentes 
spheres economiques 67 ? » 



63. Hessen*, t. 2, pp. 220-221. 

64. EJ, t. 1, p. 827. 

65. Hessen, t. 2, p. 221. 

66. EJ, t. 1, pp. 827-828. 

67. Hessen, t. 2, p. 221. 



220 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

Une « Haute Commission » interministerielle, presidee par le 
liberal Pahlen, fut creee deux annees plus tard. Elle etait chargee 
de reviser la legislation sur les Juifs. Elle observa que, dans le 
programme de travail soumis aux commissions provinciales, on 
admettait comme a priori la « nocivite » des Juifs, leurs mauvaises 
dispositions, leur caractere a part 68 . 

Cependant, les administrateurs eux-memes, formes a l'epoque 
des grandes reformes d'Alexandre, 6taient pour la plupart foncie- 
rement liberaux ; en outre, dans ces commissions siegeaient des 
membres actifs de diverses associations. Ignatiev re?ut done un 
florilege de reponses passablement heteroclites. Tantot Ton se 
pronon9ait pour 1' abolition de la Zone de residence : « Certains 
membres [de ces commissions] - et ils etaient nombreux » - 
tenaient la suppression de toutes les limitations comme la seule 
solution possible de la question juive. Tantot, a 1' inverse, une 
commission, celle de Vilnius, soulignait que les Juifs « ont r€ussi a 
exercer une domination economique a la faveur de la notion falla- 
cieuse, fort repandue, de l'egalite en droits, notion nefaste quand 
elle s'applique aux Juifs au detriment de la population de souche » ; 
la loi juive autorise a « profiter de la faiblesse et de la credulite du 
non-Juif ». « Que les Juifs renoncent a leur isolationnisme, a leur 
particularisme, qu'ils devoilent les secrets de leur organisation 
sociale, qu'ils laissent penetrer la lumiere la ou le profane ne voit 
qu'obscuritc - et Ton pourra songer a ouvrir aux Juifs d'autres 
spheres d'activite sans craindre qu'ils ne songent, eux qui ne sont 
pas membres de la nation et ne portent pas leur part du fardeau 
national, a profiter des avantages de la nationality 69 . » 

« Concernant le droit de resider dans les- campagnes et les 
villages, les commissions ont reconnu la necessite d'une limitation 
de ce droit » : ou bien interdire purement et simplement, ou bien 
subordonner ce droit a une autorisation emanant des associations 
villageoises. Concernant le droit de propriete immobiliere hors des 
villes et des gros bourgs, les commissions proposaient, les unes 
d'en priver carrement les Juifs, les autres d'introduire des restric- 
tions. La plus grande unanimite se fit au sein des commissions sur 



68. EJ*. 1. I. pp. 827-828. 

69. Ibidem*, I. 2, pp, 742-743. 



APRES L'ASSASSINAT D' ALEXANDRE II 221 

la question du commerce d'alcool dans les campagnes, qu'il 
convenait d'interdire. 

Le ministere prit egalement l'avis des gouverneurs et, « a de 
rares exceptions prcs, 1' opinion des autorites locales etait peu favo- 
rable aux Juifs » : il fallait trouver moyen de proteger la nation 
chretienne contre « un peuple aussi hautain que le peuple juif » ; 
« de la nation juive, on ne saurait s'attendre qu'elle consacre ses 
talents au bien de la patrie » ; « la morale talmudique ne dresse 
aucune barriere devant les Juifs des lors qu'il s'agit pour eux de 
s'enrichir aux depens d'une autre nation ». Mais il y avait aussi des 
divergences : ainsi, le gouverneur general de Kharkov ne jugeait 
pas possible de prendre des mesures restrictives a l'encontre de 
toute la population juive « sans faire la difference entre coupables 
et innocents » ; il proposait d'« elargir le droit de circulation des 
Juifs et de developper parmi eux l'instruction 70 ». 

Ce meme automne, sur proposition d'Ignatiev, fut cree un comite 
special dit « Comite pour les Juifs » (le neuvieme de son espece), 
compose de trois membres permanents, dont deux ayant le grade 
de professeur. D avait pour tache de dcpouiller les materiaux 
rassembles par les commissions et d'en faire un projet de loi 71 . Le 
precedent comite, d£nomme « Commission pour l'etablissement 
des Juifs », qui existait depuis 1872, fut bientot supprime pour 
« inadequation a l'etat actuel de la question juive ». Le nouveau 
comite partait de la conviction que l'assimilation des Juifs au reste 
de la population, que le gouvemement avait cherche a realiser 
au cours des dcrnieres ann6es, etait un objectif impossible a 
atteindre 72 . Des lors, « la difficulte de resoudre l'epineuse question 
juive oblige a se tourner vers les usages du passe, vers cette epoque 
ou les diverses innovations n'avaient pas encore penetre la 
legislation - celle des autres pays aussi bien que la notre - et n'avait 
pas encore eu les tristes effets qui ne manquent pas de se produire 
lorsqu'on applique a un pays donne des principes contraires a 
l'esprit de son peuple ». De tout temps, les Juifs ont 6te consideres 
comme des elements etrangers, et doivent en definitive etre consi- 
deres comme tels 73 . 



70. Ibidem* t. 1, pp. 827-828. 

71. Ibidem, t. 9, pp. 690-091. 

72. Ibidem*, 1. 1 p. 829. 

73. Hessen*, t. 1, p. 222. 



222 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

Hessen commente : «... La pensee la plus rdactionnaire ne 
pouvait aller plus loin. » Mais, tant qu'a se preoccuper des fonde- 
ments de la nation, n'aurait-on pas dfl, ces vingt dernieres anndes, 
se preoccuper d'une veritable Emancipation des paysans ? 

Car c'est un fait : 1' Emancipation des paysans operee par 
Alexandre n'a fait alors qu'engendrcr une situation confuse, chao- 
tique, qui a perverti la paysannerie. 

Pourtant : « Dans les spheres du pouvoir, on trouvait encore des 
gens qui estimaient impossible de se demarquer tant soit peu de la 
politique du regne precedent 74 . » Or, il s'agissait de gens occupant 
des postes importants, de gens puissants. Une partie des ministres 
s'opposerent done aux propositions d'Ignatiev. Devant cette oppo- 
sition, celui-ci dut scinder les mesures avancees en deux groupes 
- les mesures defond (soumises a la procedure normale, a 1' appro- 
bation du gouvernement et du Conseil d'Etat) et les mesures 
provisoires (qui passeraient legalement par une procedure sim- 
plifiee et acceleree). « Alin que les habitants des campagnes soient 
convaincus que le gouvernement les protege contre leur exploi- 
tation par les Juifs », on decida d'interdire aux Juifs de rdsider 
hors des villes et des gros bourgs (dans des lieux oil, justement, 
« le pouvoir est impuissant a les defendre contre les pogroms 
susceptibles de se produire dans les hameaux disperses »), d'in- 
terdire 1' achat et l'affermage de biens immobiliers, de se livrer 
au commerce d'alcool ; on laisserait aux associations rurales le 
soin de decider du s6rt des Juifs deja etablis a la campagne, d'user 
du droit de les expulser « si tel est le verdict des conseils de 
villages ». Mais les autres ministres, notamment celui des Finances, 
N. X. Boungue, et celui de la Justice, D. N. Nabokov, empecherent 
Ignatiev de promouvoir ces mesures : ils rejeterent le projet de loi, 
arguant qu'on ne pouvait prendre des mesures aussi coercitives 
« sans les avoir discutees conformement a la procedure legale 
habituelle 75 ». 

Allez done, apres cela, disserter sur rarbitraire vengeur et sans 
limites de l'autocratie russe ! 

Les mesures de fond d'Ignatiev ne passerent pas. Ses mesures 
provisoires passerent, mais notablement tronquEes. Furent rejetdes : 



74. EJ, t. 2, p. 744. 

75. Ibidem, t. I. pp. 829-830. 



APRES L'ASSASSINAT D" ALEXANDRE U 223 

la possibility d'expulser des villages les Juifs qui y r£sidaient deja, 
l'interdiction pour eux de se livrer au commerce des boissons, 
d'acheter et d'affermer des terres. Et, seulemcnt par craintc qu'au 
moment de la Paque 1882 les pogroms ne resurgissent, on enterina 
(mais comme une mesure provisoire, en attendant que soit mise au 
point toute la legislation sur les Juifs) « l'interdiction faite aux Juifs 
de s'etablir a nouveau ou dorenavant hors des villes et des gros 
bourgs (done dans les villages), d'y acquerir des terres et des biens 
immobiliers, de commercer les dimanches et les jours de fetes 
chretiennes 76 » ; « stopper provisoirement la signature des actes 
d' achat et des lettres de gages au nom d'un Juif, ainsi que la legali- 
sation des contrats de location sur des biens immobiliers, les pro- 
curations pour la gestion et la repartition des biens susdits 77 ». 
Ainsi ne restait-il des mesures preconisees par Ignatiev que des 
debris. Ces debris furent enterines le 3 mai 1882 sous l'appellation 
« Reglement provisoire », connu aussi comme le « Reglement de 
mai ». Des debris - et, le mois suivant, la demission d'Ignatiev, la 
cessation d'activite du Comite fonde par lui, la nomination d'un 
nouveau ministre de l'lntcrieur, le comte D. A. Tolstoi, lequcl s'em- 
pressa de rediger une vigoureuse circulaire contre d'eventuels 
pogroms, faisant porter toute la responsabilite aux autorites locales 
et leur faisant obligation de prevenir a temps tous les desordres 78 . 

Ainsi, conformement au « Reglement provisoire » de 1 882, les 
Juifs qui s'etaient etablis dans les localites rurales avant le 3 mai 
ne risquaient pas l'expulsion, et leur activite economique n'etait 
quasiment pas limitee. Au surplus, il etait preconise d'« appliquer 
ce Reglement uniquement dans les provinces de residence perma- 
nente des Juifs », et non pas dans celles de la Russie profonde. Ni 
les medecins, ni les avocats, ni les ingenieurs, aucun de ceux « a qui 
leur degre d' instruction donne le droit de resider partout », n'etaient 
soumis a ces regies - non plus que « les colonies juives existantes 
adonnees a l'agriculture ». Figurait en outre une liste fort longue 
- et qui ne fera que s'allonger - de villages ou, en derogation au 
Reglement, les Juifs 6taient autorises a s'etablir 79 . 

Du fond des provinces, apres la publication de ce Reglement, les 



76. Hessen, t. 2. pp. 226-227 ; PEJ, t. 7, p. 341. 

77. EJ, t. 5, pp. 815-817. 

78. Ibidem, 1. 12, p. 616. 

79. EJ. t. 5, pp. 815-817. 



224 DEUX SIECI.ES ENSEMBLE 

questions affluerent, ct du Senat reflucrcnt rcponses et eclaircisse- 
ments. II fut precise par exemple que « les emplacements dans les 
campagnes, avec des haltes et meme de brefs sejours de personnes 
n'ayant pas le droit d'y resider, ne sont pas interdits par la loi du 
3 mai 1882 » ; que « seul est interdit l'affermage des terres et biens 
agricoles, qu'en revanche, la location d'autres biens immobiliers tels 
que distilleries, locaux commerciaux, ateliers et logements n'est pas 
prohibee ». Ou encore : « Le Senat a autorise la legalisation des 
contrats d'abattage du bois passes avec des Juifs, meme si un long 
ddlai pour le travail est prdvu et meme si l'acheteur demande la 
jouissance du terrain deboise. » II est egalement stipule que toute 
infraction au texte du 3 mai n'entraine pas de poursuites penales 80 . 

II faut bien reconnaitre que ces mises au point vont dans le sens 
d'un assouplissement, et qu'elles temoignent de la bienveillance du 
Senat. « Dans les annccs 1880, le Senat combattait toute interpre- 
tation des lois dans un sens arbitraire* 1 . » Pourtant, ces regies en 
elles-memes, avec l'interdiction de « se reinstaller hors des villes 
et des bourgs, de redevenir proprietaires de biens immobiliers, 
genaient grandement les Juifs dans leur activite de fabricants d'eau- 
de-vie » ; or, la part des Juifs dans la distillation d'alcool etait fort 
importante avant la publication du Reglement du 3 mai 82 . 

Ce type de mesure visant a restreindre la part des Juifs dans le 
commerce de l'alcool a la campagne avait deja etc" envisag6 en 
1804 ; en 1882, elle ne fut que ties partiellement mise en ceuvre. 
Elle souleva pourtant une indignation generate face a l'« excep- 
tionnelle durete » du Reglement. Le gouvernement, pour sa part, se 
trouvait confronte a un choix difficile : soit 6tendre la production 
d'alcool dans les campagnes, avec pour consequence l'aggravation 
de la misere paysanne ; soit, au contraire, freiner le libre d£velop- 
pement de cette activite en decretant que seuls les Juifs deja etablis 
dans les villages pourraient y rester et qu'aucuns nouveaux arri- 
vants n'y seraient admis. II fit le choix de la limitation, ce qui fut 
impute" a sa durete\ 

Mais combien de Juifs, en 1882, vivaient dans les localites 
rurales ? En consultant les Archives nationales, nous avons trouve" 



80. Ibidem, pp. 816-819. 

81. PEJ, t. 7, p. 342. 

82. EJ, t. 5, pp. 610-611. 



APRES L'ASSASSINAT D - ALEXANDRE II 225 

des chiffres datant d'apres la revolution : dans les campagnes 
residait un tiers de toute la population juive dc la « zone » ; dans 
les bourgs, un tiers egalement ; 29 % residaient dans les villes 
moyennes, et 5 % dans les grosses agglomerations 83 . Et, done, le 
Reglement allait cmpcchcr ce tiers « campagnard » de croitre 
encore ? 

II n'empechc : le « Rdglement de mai » represente, dans 1'ima- 
gerie courante, une ccsure dans l'histoire de l'Etat russe - la fron- 
tiere avec le tout repressif, l'irrevocable. Un auteur juif va jusqu'a 
ecrire : ce fut la premiere incitation a l'emigration ! - 1 'emigration 
« interieure » d'abord, en attendant 1' emigration massive vers 
l'etranger 84 : la cause premiere de l'emigration juive sont les 
« Regies provisoires d'Ignatiev, qui ont jete a la rue, hors des 
villages et des campagnes, pres d'un million de Juifs pour les 
confiner dans les villes et les bourgs de la Zone de residence 85 ». 

Nous nous frottons les yeux : comment ont-elles pu jeter a la 
rue... et tout un million, qui plus est ? Elles n'ont fait apparemment 
que n'en pas admettre de nouveaux ? Mais non, mais non ! - e'est 
enclenche, e'est parti : en 1882, voyez-vous, non seulement on 
interdit aux Juifs de vivre oil que ce soil en milieu rural, mais 
aussi dans toutes les villes, a l'exception de treize provinces ; on 
les refoulait dans les bourgades de la « zone », et e'est de la qu'a 
commence la grande vague de departs des Juifs vers l'etranger 86 ... 

On devrait, la tete refroidie, se souvenir de certains faits : l'idee 
d'emigrer de Russie en Amerique fut pour la premiere fois inspiree 
aux Juifs par le congres de 1' Alliance (de l'Union juive universale) 
des 1869. L'idee etait que les premiers qui s'etabliraicnt la-bas, 
avec l'aide de 1' Alliance et des Juifs du pays d'accueil, «devien- 
draient une force attractive pour leurs coreligionnaires russes 87 ». 
On devrait sc souvenir que « le debut de l'emigration des Juifs de 
Russie remonte au milieu du xix siecle ; qu'elle s'amplifie nota- 
blement apres les pogroms de 1881. Mais ce n'est qu'a partir du 



83. J. Larine, Evrei i antisemitizm v SSSR (Les Juifs et l'antisdmitisme en URSS). 
M.L. GIZ, 1929. 

84. /. M. Dijour, Evrei v ekonomilcheskoi jizni Rossii (Les Juifs dans la vie 6co- 
nomique de la Russie), in LJR-1, p. 160. 

85. /. M. Dijour, Itogi i perspektivy evrciskoi emigratsii (Bilans et perspectives de 
Immigration juive), in MJ-2, p. 343. 

86. Larine, pp. 52-53. 

87. EJ, t. 1, p. 947. 



226 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

milieu des annees 90 qu'eJle devient un phenomene important de 
la vie economique des Juifs, un phenomene de masse 88 ». Notons- 
le bien : de la vie economique, et non pas politique. 

Et puis, en prenant de la hauteur, en embrassant du regard le 
monde enticr : l'immigration des Juifs aux Etats-Unis fut, au 
xrx e siecle, un immense processus historique. II y eut trois vagues 
successives : la vague hispano-portugaise, puis la vague germa- 
nique en provenance d'Allemagne et d'Autriche-Hongrie, et, en 
dernier lieu, celle venue d'Europe de l'Est et de Russie 89 . Pour des 
raisons qu'il n'est pas opportun de discuter ici, il y eut, au 
xrx e siecle, un puissant mouvement migratoire des Juifs vers les 
Etats-Unis, lequel fut loin de ne partir que de Russie. L'on ne 
saurait surevaluer 1' importance de cette derniere emigration dans 
l'histoire millionaire du peuple juif. 

De Russie, « le flot de Immigration juive partait de toutes les 
provinces incluses dans la Zone de residence, mais le gros des 
effectifs fut fourni par la Pologne, la Lituanie et la Bielorussie 90 » 
- done pas par 1' Ukraine, pourtant frappee par les pogroms -, et 
la cause etait toujours la meme : la densite" de population qui 
cree une forte concurrence economique au sein de la communaute 
juive. Mieux : V. Telnikov, stalistiques russes a l'appui, nous fait 
remarquer qu'au cours des deux dernieres decennies du siecle, done 
apres les pogroms de 1881-1882, la migration des Juifs quittant la 
region de l'Ouest, ou il n'y avait pas eu de pogroms, pour s'etablir 
dans la region du Sud-Ouest, qui avait connu les pogroms, fut 
numeriqucment egale, voire superieure au depart des Juifs hors des 
frontieres de la Russie 91 . Et si, en 1880, dans les provinces du 
centre du pays, vivaient, selon les donnees officielles, 34 000 Juifs, 
le recensement de 1897 en denombrait deja 315 000, soit neuf 
fois plus 92 ! 



88. Ibidem, t. 16, p. 264. 

89. M. Oserovii, Rousskie evrci v Socdinionnykh Chtatakh Ameriki (Les Juifs russes 
aux Etats-Unis d'Amcrique), in PEJ-1, p. 287. 

90. J. D. Lescinski, Evrciskoc naselenie Rossii i evreiskii Iroud (La population juive 
de la Russie et le iravail juif). in PEJ-1, p. 190. 

9 1 . Sbornik malerialov ob ekonomitcheskom polojenii evreiev v Rossii (Recueil de 
materiaux sur la situation economique des Juifs en Russie), t. 1, Saint-Petersbourg, 
Evreiskoie Kolonizatsionnie Obschestvo (Societe pour la colonisation juive), 1904, 
pp. XXX1II-XXXV, XIV-XVI. 

92. Hessen, t. 2, p. 210 ; EJ, 1. 11, pp. 524-539. 



APRES L'ASSASSINAT D' ALEXANDRE U 227 

Les pogroms de 1881-1882 ont, certes, provoque un choc - mais 
1' Ukraine elle-meme a-t-elle et€ touchee tout entiere ? A titre 
d'exemple, citons Sliosberg : « Les pogroms de 1881 n'ont pas mis 
en Ebullition les Juifs de Poltava, et on les oublia vite. » Dans les 
annees 80, a Poltava, « la jeunesse juive ignorait tout de la question 
juive, elle ne se sentait nullement differenciee par rapport a la 
jeunesse russe 93 ». Du fait de leur absolue soudainete, les pogroms 
de 1881-1882 pouvaient donner a penser qu'ils allaient rester sans 
lendemain, et l'emportait toujours le souci constant des Juifs de 
s' installer la ou ils etaient moins nombreux, pour une meilleure 
efficacite economique. 

Mais une chose est indeniable, ne souffre pas de discussion : 
1881 a dessine une frontiere au-dela de laquelle l'elite cultivee 
juive a cesse d'esperer en une fusion parfaite avec ce pays appele 
« Russie » et avec sa population ; quelque peu hativement, 
G. Aronson conclut meme que « les illusions concernant l'assimi- 
lation ont ete brisees par le pogrom d'Odessa de 1881 94 ». Eh bien, 
non ! Encore une fois, non, ce n'est pas lui ! En revanche, oui, si 
Ton retrace les biographies des Juifs de Russie appartenant a l'elite 
cultivee, on remarque que nombre d'entre eux, a dater de ce 
moment - 1881-1882 -, ont radicalement change d'avis sur la 
Russie et sur la possibility d'une totale assimilation. Bien qu'a 
Pepoque, deja, Ton ne contestat plus le caractere spontane\ 
incontrole des pogroms, et qu'on n'eut aucune preuve de la 
complicite des autorite\s (qu'au contraire on eut celles du role joue 
par les populistes revolutionnaires), il n'en reste pas moins que 
c'est au gouvernement russe qu'on ne pardonnait pas et qu'on ne 
pardonnera jamais les pogroms. Ces pogroms ont beau avoir ete le 
fait, la purpart du temps, de la population ukrainienne, c'est au 
vocable « russe » qu'ils seront a jamais accoles. 

« Les pogroms des annees 80... ont degrise pas mal de 
[partisans] de 1' assimilation » (mais pas tous : 1'idee elle- 
meme resta vivace). Mais voila que certains publicistes juifs ont 
bascule" dans un autre exces, affirmant qu'il 6tait simplement 
impossible aux Juifs de vivre au milieu des autres peuples, qu'on 



93. Sliosberg, t. I, pp. 98, 105. 

94. G. J. Aronson, V borbe za grajdanskie i natsionalnye prava : Obschestvennye 
tetchenia v russkom evreistve (Dans la lutle pour les droits civiques et nationaux : les 
mouvements patriotiques chez les Juifs russes), in PEJ-1, p. 208. 



228 DEUX SECLES ENSEMBLE 

les considererait toujours comme des Strangers. Et « le mouvement 
vers la Palestine... de croitre rapidement 95 ». 

C'est bien sous l'effet des pogroms de 1881 que Lev Pinsker, un 
medecin d'Odessa, publia en 1882 a Berlin, a tilre anonyme, une 
brochure intitulee Auto-emancipation. Appel d'un Juif russe a ses 
freres, qui « fit grosse impression sur les Juifs de Russie et 
d'Europe de l'Ouest ». C'etait un manifeste proclamant l'« irreduc- 
tible incompatibilite du peuple juif avec les autres peuples 96 ». 
Nous y reviendrons au chapitre 7. 

P. Axelrod soutient que la jeunesse juive radicale elle-meme 
avait decouvert a cette epoque que jamais la societe russe ne l'avait 
reconnue comme sienne, et que c'est a partir de ce moment-la 
qu'elle se serait eloignee du mouvement revolutionnaire. Eh bien, 
cette affirmation nous parait tout a fait prematuree. Car les milieux 
revolutionnaires, eux, ont toujours considere les Juifs comme etant 
des leurs (exception faite de la tentative lancee par La Volonte du 
Peuple, deja evoquce), 

Cependant, tandis que dans 1' intelligentsia juive regressait l'idee 
d'assimilation, dans les allees du pouvoir regnait 1'inertie de 
1'epoque d'Alexandre II et allait subsister quelques annees encore 
une attitude comprehensive a 1'egard du probleme juif. Le comte 
Ignatiev etait reste un an a la tete du ministere ; il s'etait heurt6 a 
la resistance acharnee, a propos de la question juive, des liberaux 
presents dans les plus hautes spheres du pouvoir. Apres lui fut 
creee, au debut 1883, une « Haute Commission pour la revision des 
lois sur les Juifs de l'empire », bientot connue sous le nom de son 
president comme la « Commission Pahlen » (le dixieme « Comite" 
juif »). Elle comptait quinze a vingt membres issus de la haute 
administration, des conseillers de ministres, des directeurs de 
cabinet (certains portant de grands noms comme Bestoujev- 
Rioumine, Golitsyne, Speranski), ainsi que sept « experts juifs » 
- grands financiers comme le baron Horatius Guinzbourg et Samuel 
Poliakov, c61ebres hommes publics comme J. Halpern, le physio- 
logue et publiciste N. Bakst (« il est fort probable que la bonne 
volonte et le desir de resoudre au mieux la question juive parmi la 



95. G. Svel, Rousskie evrei v sionizme i v stroilelstve Palestiny i Izrailia (Les Juifs 
de Russie dans le sionisme et la construction de la Palestine ct d'Israel), in PEJ-1, p. 208. 

96. EJ, t. 12, p. 526. 



APRES L'ASSASSINAT D' ALEXANDRE U 229 

majorite des membres de la Commission furent dus dans une large 
mesure a 1' influence » de Bakst), et le rabbin A. Drabkine 97 . Ces 
experts juifs prirent une grande part a la reunion des materiaux 
preparatoires aux travaux de la commission. 

La commission Pahlcn dans sa majorite exprima la conviction 
que « le but final de la legislation sur les Juifs ne doit etre autre 
que sa suppression » ; « il n'existe qu'une issue et qu'une voie : 
celle de Emancipation et de la fusion des Juifs avec le reste de la 
population, a l'ombre des memes lois 98 ». (Et effectivement rien, 
dans le droit russe, n'a connu autant de strates et de textes contra- 
dictoires que la legislation sur les Juifs au fil des d6cennies : 
626 articles deja en 1885 ! Et il s'en rajoutait sans cesse, dont le 
Senat devait en permanence etudier, discuter, interpreter la formu- 
lation...) La Commission posa que meme si les Juifs ne remplis- 
saient pas leurs obligations de citoyens a Egalite" avec les autres, 
on ne saurait neanmoins « les priver de ce sur quoi sont fondles 
leur existence et leur egalite en droits de sujets de l'empire ». 
Tout en admettant que « certains cote\s de la vie interne des Juifs 
exigent d'etre changes, que certains aspects de l'activite des Juifs 
constituent une exploitation de la population environnante », la 
Commission dans sa majorite condamnait le systeme des « mesures 
repressives d'exception ». Elle fixait comme objectif a la legislation 
« que les droits des Juifs soient mis a egalite avec ceux des autres 
sujets », tout en recommandant quand meme « une extreme 
prudence, et d'agir progressivement" ». 

Dans la pratique, toutefois, la Commission ne fit qu'apporter 
quelques assouplissements aux lois existantes, notamment au 
Reglement provisoire de 1882, surtout en ce qui concerne 1'af- 
fermage des terres par les Juifs. Elle avanca des arguments qui 
pretendaient proteger non pas les Juifs, mais les proprietaires 
terriens - comme quoi l'interdiction faite aux Juifs d'affermer les 
terres non seulement freinait le devefoppement de 1' agriculture, 
mais mettait a mal, dans la region de l'Ouest, certains secteurs de 
l'activite agricole, a perte pour les proprietaires, du fait qu'il ne se 
trouvait pas de volontaires pour prendre ces biens a bail. En depit 



97. Ibidem, t. 5, p. 862 ; t. 3, p. 700. 

98. Ibidem*, t. 1, pp. 832-833. 

99. Hessen*, t. 2, pp. 227-228. 



230 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

de cela, le ministre de l'lnterieur, D. A. Tolstoi, apporta son soutien 
a la minority de la Commission et on decida de reconduire 1'inter- 
diction d'affermage des terres pour toute nouvelle transaction 100 . 

La Commission Pahlen poursuivit ses travaux pendant cinq ans, 
jusqu'en 1888. S'y affronterent continuellement la majorite liberate 
et la minorite conservatrice. D'entrde de jeu, « le comte Tolstoi 
n'avait pas l'intention de reviser les lois dans un sens necessai- 
rement repressif ». Les cinq annees d'exercice de la Commission 
confirmerent ce point. A l'epoque, « l'Empereur ne desirait pas non 
plus influencer personnellement son gouvernement dans le sens 
d'un durcissement de la repression contre les Juifs ». Monte sur le 
trone dans des circonstances on ne peut plus dramatiques, 
Alexandre III n'a rien fait a la hate - ni limoger les fonctionnaires 
liberaux, ni adopter une ligne politique plus dure : il a murement 
refiechi. « Tout au long du regne d' Alexandre HI, la question d'une 
revision generate de la legislation sur les Juifs est rested en 
suspens l0l .» Autour des annees 1886-1887, l'Empereur inclina 
neanmoins a un durcissement de certaines limitations specifiques 
des droits des Juifs, et les travaux de la Commission resterent sans 
grands resultats. 

L'une des premieres choses qui incitement l'Empereur, en ce qui 
concerne les Juifs, a exiger un controle plus strict que du temps de 
son pere, fut peut-etre la conscription des Juifs, qui se faisait mal : 
le recrutement etait nettement inferieur, toutes proportions gardees, 
a celui des Chretiens. Or, conformement au Reglement de 1874 qui 
avait aboli la conscription forcce, le service militaire s'etendait a 
tous les citoyens sans distinction de classes, mais a condition que 
les excmptes fussent remplaces - les Chretiens par des Chretiens, 
les Juifs par des Juifs. Dans le cas de ces derniers, le Reglement 
etait tres mal applique. Entraient en jeu et Immigration des appeles, 
et leur desertion a la faveur de la confusion et de la negligence 
avec lesquelles etaient tenus les registres d'etat civil, du peu de 
fiabilite des donnees relatives a la situation familiale de l'appele et 
a sa domiciliation. (Cette tendance aux approximations remontait 
au temps des kehalim et etait sciemment perpetuee, puisqu'elle 
permettait d'allcger le poids de la capitalisation : « En 1883-1884, 



100. EJ, t. 3, p. 85. 

101. Ibidem, t. 1. pp. 832-834. 



APRES V ASSASSINAT D' ALEXANDRE II 23 1 

il n'etait pas rare de voir arreter de jeunes consents juifs, au mepris 
de la loi et sur simple soupcon qu'ils se cachaient l02 . » (En fait, le 
proc£de avait jadis frappe ici et la des conscrits Chretiens.) On 
exigea parfois du jeune consent juif une photo d'identitd, ce qui 
n'etait pas encore l'usage a l'cpoque. Et en 1886 fut promulguee 
une loi « fort contraignante instituant diverses mesures propres a 
assurer un bon accomplissement par les Juifs de leurs obligations 
militaires », loi qui infligeait notamment « une amende de 
300 roubles, payable par la famille, pour tout conscrit s'erant 
soustrait a l'appel 103 ». « A dater de 1887, les Juifs qui, au cours 
de leur service, avaient joui d'un sursis pour mener a bien leurs 
etudes ne furent plus admis a l'examen en vue de l'obtention du 
grade d'officier 104 . » (Sous Alexandre II, ils pouvaient etre offi- 
ciers.) Seule la medecine militaire avait la faculte d'admettre des 
officiers juifs. 

Cependant, si Ton considere qu'en ces annees-la, pres de 
20 millions d'« allogenes » de l'empire 6taient exemptes du service 
militaire, une question se pose : n'aurait-il pas mieux valu exempter 
aussi les Juifs, ce privilege venant compenser les contraintes 
auxquelles ils etaient astreints ? Mais sans doute y avait-il la une 
survivance de l'idee de Nicolas I cr : assimiler les Juifs a la societe 
russe par le biais du service militaire, et occuper les « impro- 
ductifs ». 

Dans le meme temps, les Juifs entraient en masse dans les 
etablissements d'enseignement. De 1876 a 1883, leur nombre avait 
presque double dans les lycees et colleges. Le nombre des etudiants 
dans les universites sextupla en huit ans, de 1878 a 1886, pour 
atteindre les 14,5% de l'effectif global 105 . Deja, sous le regne 
precedent, des autorites locales s'en etaient emues et avaient 
exprime leurs doleances. Ainsi, en 1878, le gouverneur de Minsk 
rapportait que, « grace a leurs ressources financieres, les Juifs 
assurent mieux que les Russes l'instruction de leurs enfants. La 
situation materielle des elcves juifs est meilleure que celle des 
Chretiens ; e'est pourquoi, dans le but d'eviter que la proportion 
des Juifs soit superieure a celle du reste de la population, il faut 



102. Ibidem, t. 3. p. 167. 

103. Ibidem, l- 1. p. 836. 

104. Ibidem, I. 3, p. 167. 

105. Hessen, I. 2, p. 230. 



232 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

introduire un numerus clausus pour 1' admission des eleves juifs 
dans l'enseignement secondare"" 1 ». Puis, a la suite de troubles 
dans certains lycees de la region du Sud, en 1880, l'inspecteur de 
1' Education pour le district d'Odessa fit la meme observation. 
Enfin, en 1883 et 1885, ce furent les deux gouverneurs successifs 
de Nouvcllc Russie (Odessa) qui denoncerent la « surpopulation 
juive des etablissements scolaires », estimant qu'il fallait « limiter 
le nombre des Juifs dans les lycees et les colleges, soit a 15 % du 
nonibre global des eleves, soit a un quota plus equitable corres- 
pondant a la proportion des Juifs au sein de la population 107 ». (II 
y avait en 1881, dans certains lycees du district d'Odessa, jusqu'a 
75 % de Juifs 108 . En 1886, le gouverneur de Kharkov se plaignit, 
dans un rapport, de « l'affluence des eleves juifs dans les ecoles 
generates l0y ».) 

A aucun des cas cites le comite des ministres n'cstima possible 
de repondre par des decisions restrictives de portee generate. Les 
rapports furent transmis a la Commission Pahlen oil ils ne 
rencontrerent pas d'echo. 

Par ailleurs, depuis les annees 1870, 1' effervescence revolution- 
naire etait grandement entretenue par le milieu estudiantin. Apres 
l'assassinat d' Alexandre II, la volonte d'etouffer le mouvement 
revolutionnaire atteignit forcement ces « nids de la revolution » 
que constituaicnt les etudiants - et qu'alimentaient egalement 
les classes terminales des lycees. Et la s'esquissa un lien qui ne 
pouvait manquer d'inquieter les autorites : le nombre accru de Juifs 
dans les effectifs estudiantins et leur participation accrue au 
mouvement revolutionnaire. Le plus revolutionnaire des etablisse- 
ments d'enseignement sup£rieur 6tait l'Academie de medecine et 
de chirurgie (plus tard : de medecine militaire), et dans les proces 
des annees 1870 apparaissent deja des noms juifs d'auditeurs de 
cette Academic 

La premiere mesure limitative specifique fut prise en 1882 a 
l'encontre de cette Academie de medecine militaire : une ordon- 
nance vint limiter a 5 % le nombre des Juifs admis a s'y inscrire. 

En 1883, une ordonnance semblable affecta les inscriptions a 



106. Ibidem, p. 229 

107. EJ, 1. 13. p. 51 ; t. 1, pp. 834-835. 

108. Hessen, I. 2, p. 231. 

109. EJ, 1. 1, p. 835. 



APRES L'ASSASSINAT D - ALEXANDRE II 233 

l'Ecole des mines ; en 1886 ce fut le tour de l'Ecole des Ponts et 
Chaussees "°. En 1885, on Iimita a 10 % le nombre des Juifs inscrits 
a 1'Institut technologique de Kharkov, et, en 1886, l'Ecole veteri- 
naire leur fut totalement fermde du fait que « la ville dc Kharkov a 
toujours ere un centre de propagande politique, et que la presence 
en son sein de Juifs en plus ou moins grand nombre apparait 
comme indesirable et meme dangereuse" 1 ». 

C'est ainsi que Ton s'imaginait pouvoir endiguer la montee de 
la maree revolutionnaire. 



110. EJ, 1. 1, p. 834. 

111. Ibidem*, 1. 13, p. 51. 



Chapitre 6 

AU SEIN DU MOUVEMENT 
REVOLUTIONNAIRE RUSSE 



Dans la Russie des annees 60-70 du xrx 6 siecle ou les reformes 
marchaient a grands pas, il n'y avait pas de motifs 6conomiques ni 
sociaux pour un mouvement re\olutionnaire d'envergure. Pourtant, 
c'est bien sous Alexandre II, des le debut de son oeuvre reformatrice, 
que ce mouvement a vu le jour, comme le fruit trop tot muri de 
l'ideologie : en 1861, il y eut des manifestations estudiantines a 
Saint-Petersbourg ; en 1862, de violents incendies d'origine crimi- 
nelle a Petersbourg egalement, et la proclamation sanguinaire de la 
Jeune Russie* (Molodaia Rossiia) ; en 1866, le coup de feu de Kara- 
kozov**, les prodromes de l'ere terroriste, un demi-siecle a l'avance. 

Et c'est aussi sous Alexandre II, alors que les restrictions aux 
droits des Juifs 6taient si relachees, qu'apparaissent des noms juifs 
parmi les revolutionnaires. Ni dans les cercles de Stankievitch***, 
Herzen**** et Ogariov*****, ni dans celui de Petrachevski il n'y 



* Molodaia Rossiia : proclamation revolulionnairc des « Jacobins » russes datanl de 
mai 1862, rcdigee par P. G. Zai'tchnevski. 

** Dmitri Vladimirovitch Karakozov (1840-1866) tira un coup de feu sur Alexandre II 
le 4/16 avril 1866 : le premier d'une longue serie d'attentats. Condamn6 a mort et execute. 

*** Nikolai' Vladimirovitch Stankievitch (1813-1840) : philosophe et poete, huma- 
niste. Fonde en 1831 le « cercle Stankievitch » oil se retrouvent de grands intellectuels 
comme Bielinski, Axakov, Granovski, Katkov, etc. Emigre en 1837. 

**** Alexandre Ivanovitch Herzen (1812-1870) : 6crivain, philosophe et reVolu- 
tionnaire russe « occidenlaliste ». Passe six ann&s en exil. Emigre en 1847 et fonde le 
premier journal antitsariste publie a 1'dtranger, Kolokol (La Cloche). Auteur de Mcmoires 
sur son temps, Passe et Pensees. 

***** Nikolai' Platonovitch Ogariov (1813-1877) : poete, publiciste rerolu- 
tionnairc russe. Ami et compagnon d'armes de Herzen. Emigre en 1856. Participe a la 
fondation dc Terre et Libert^. 



236 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

avail eu un seul Juif. (Nous ne parlons pas ici de la Pologne.) Mais 
aux manifestations estudiantines de 1861 participeront Mikhoels, 
Outine* et Guen. Et nous retrouverons Outine dans le cercle 
de Netchai'ev**. 

La participation des Juifs au mouvement revolutionnaire russe 
doit retenir notre attention ; en effet, Taction revolutionnaire 
radicale devint alors une forme d'activite de plus en plus repandue 
parmi la jeunesse juive. Le mouvement revolutionnaire juif est une 
composante qualitativement importante du mouvement revolution- 
naire russe en general. Quant au rapport en nombre des revolution- 
naires juifs et trusses au fil des differentes annees, il nous surprend. 
Bien sur, si, dans les pages qui suivent, nous parlons principalement 
de Juifs, cela n'implique nullement qu'il n'y ait pas eu parmi les 
Russes un grand nombre de revolutionnaires influents : c'est notre 
propos qui le veut. 

En fait, jusqu'au debut des annees 70, seul un tres petit nombre 
de Juifs avaient adhere au mouvement revolutionnaire, et dans des 
roles secondares. (En partie sans doute parce qu'il y avait encore 
peu de Juifs parmi les 6tudiants.) On apprend, par exemple, que 
Leon Deutsch, a Page de 10 ans, fut indigne par le coup de feu de 
Karakozov, car il se sentait « patriote ». De meme, peu de Juifs 
adhererent au nihilisme russe des annees 60 que, pourtant, de par 
leur rationalisme, ils assimilaient aisement. « Le nihilisme a joue 
un role encore plus b6nefique au sein de la jeunesse estudiantine 
juive que dans la jeunesse chretienne 1 . » 

Toutefois, des le debut des annees 70, le cercle des jeunes Juifs 
de l'ecole rabbinique de Vilnius a commence a jouer un role 
important. (Parmi eux, V. Iohelsohn, que nous citons plus loin, et 
le futur terroriste bien connu A. Zondelevitch - tous deux brillants 
eleves, destines a etre d'excellents rabbins ; A, Liebermann, futur 



1 . L Deutsch, Rol evreicv v rousskom revolioutsionnom dvijeaii (Le r61e des Juifs 
dans le mouvement revolutionnaire russe), 1. 1, 2 C Gd., M.L., GIZ, 1925, pp. 20-22. 

* Nikolai Isaakovitch Outine (1841-1883) : revolutionnaire, membre dirigeant de 
Terre et Liberie. Condamne a mort par contumace. Emigre en 1863, retourne en Russie 
en 1878. 

** Serguei Guennadievitch Netchai'ev (1847-1882) : revolutionnaire et conspirateur 
russe. autcur du celebre Catechisme du re'volutionnaire. Organise en 1869 le meurtre de 
l'etudiant Ivanov, soi-disant traitre a la Cause (ce qui inspira Dostoi'evski dans Les 
Demons). Passe a l'etranger. Livre par la Suisse a la Russie, condamn6 a vingt ans de 
reclusion. Meurt en prison. 



AU SE1N DU MOUVEMENT REVOLUTIONNAIRE RUSSE 237 

editeur de La Pravda de Vienne, ainsi qu'Anna Einstein, Maxime 
Romm, Finkelstein.) Ce cercle etait influent du fait qu'il etait en 
contact etroit avec les « contrebandiers * » et permettait a la litte- 
rature clandestine, ainsi qu'aux clandestins eux-memes, de traverser 
la frontiere 2 . 

C'est en 1868, apres le lycee, que Marc Natanson entra a 
l'Academie de m6decine et de chirurgie (qui deviendra l'Academie 
de medecine militaire). II sera un organisateur et une figure de 
premier plan dans le mouvement revolutionnaire. Bientot, avec la 
jeune etudiante Olga Schleisner, sa future femme (que Tikhomirov 
appelle « la deuxieme Sofia Perovskai'a », bien qu'a l'epoque elle 
fut plutot la premiere**), il posa les bases d'un systeme de cercles 
dits « pedagogiques », c'est-a-dire de propagande (« travail prepa- 
ratoire, culturel et revolutionnaire aupres de la jeunesse intellec- 
tuelle 3 ») dans plusieurs grandes villes. (Ces cercles ont ete a tort 
surnommcs « tcha'ikovskiens », du nom d'un de leurs membres 
peu influent, N. V, Tchaikovski.) Natanson se demarqua tres 
vite et resolument du cercle de Netchai'ev (et il n'hesita pas, par la 
suite, a exposer ses vues au juge d' instruction). En 1872, il 
se rendit a Zurich chez Pierre Lavrov, principal representant du 
« courant de la propagande pacifique*** », qui rejetait pour sa part 
la rebellion ; Natanson voulait y fonder un organe revolutionnaire 
permanent. II fut, la meme annee, envoye en exil proche, a Chen- 
koursk, puis, grace a l'intercession de son beau-pere, le pere d'Olga 
Schleiser, transfere a Voronej, puis en Finlande, et enfin relache a 
Saint-Petersbourg. II n'y trouva que decouragement, delabrement, 
inertie. II s'employa a visiter les groupes desunis, a les relier, a les 
souder, et c'est ainsi qu'il fonda la premiere Terre et Liberie 



2. D. Schub, Evrci v rousskoi revolioutsii (Les Juifs dans la revolution russc), MJ-2 ; 
Hessen, t. 2, p. 213. 

3. O. V. Aptekman, Dve doroguiid t£ni (Deux ombres cheres) ; Byloie" : journal 
posviaschionnyi islorii osvoboditelnogo dvijeniia (Passe : revue consacr6e a Thistoire du 
mouvement de liberation), M. 1921, n° 16, p. 9. 

* Personnes qui rdussissaient a faire passer les frontieres illdgalement a des 6crits 
r6volutionnaires interdits en Russie. 

** Sofia Lvovna Perooskai'a (1853-1881) : populiste revolutionnaire, membre de Terre 
et Liberte et membre dirigeant de La Volonte du Peuple. Organise les attentats contre 
Alexandre 11. Condamnee et executee en avril 1881. 

*** Piotr Lavrovitch Lavrov (1823-1900) : ceiebre theoricien du populisme. Emigre en 
1870. Public la revue Vperiod (En avant). 



238 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

{Zemlia i Volia) (peu connue, rejetee dans l'ombre par la deuxieme* 
qui lui succedera). II voyagea en Europe de l'Ouest, glanant des 
fonds pour son organisation et depensant des centaines de milkers 
de roubles. 

Parmi les principaux organisateurs du populisme russe, Natanson 
est le plus eminent revolutionnaire. C'est dans son sillage qu'ap- 
parut le tres celebre Leon Deutsch ; quant au populiste a toute 
epreuve que fut Alexandre Mikhai'lov, il se disait le disciple de 
« Marc le Sage ». Natanson connaissait personnellement beaucoup 
de revolutionnaires. Ni orateur ni ecrivain, c'etait un organisateur- 
ne\ doue d'une etonnante qualite : il ne regardait pas aux opinions, 
a 1' ideologic, il n'entamait avec personne de discussions thc'oriques, 
il s'arrangeait de toutes les tendances (a 1'exception des positions 
extremistes de Tkatchev, predecesseur de Lenine), placait chacun 
la ou il pouvait etre utile. En ces annees ou partisans de Bakounine 
et partisans de Lavrov etaient irreconciliables, Natanson proposait 
de mettre un terme aux « discussions sur la musique du futur » et 
de s'occuper plutot des besoins reels de la cause. C'est lui qui, a 
Fete 1876, organisa l'evasion sensationnelle de Piotr Kropotkine** 
sur le « Barbare », ce demi-sang qui fera souvent encore parler de 
lui***. En decembre de la meme ann6e, il con^ut et mit en place le 
premier meeting public devant la cathedrale Notre-Dame de Kazan, 
a la sortie de la messe, le jour de la Saint-Nicolas : tous les revolu- 
tionnaires s'y rassemblerent et Ton y vit deploye pour la premiere 
fois le drapeau rouge de Terre et Liberie. Natanson fut arrete en 
1877, condamne a trois ans de detention, puis relegue en lakoutie 
et ecarte de Taction revolutionnaire jusqu'en 1890 4 . 

II y avait un certain nombre de Juifs dans le cercle des « tchai'- 
kovskiens », a Saint-Petersbourg tout comme dans ses succursales 
de Moscou, Kiev, Odessa. (Dans celle de Kiev, notamment, 



4. L Deutsch. pp. 97, 108, 164, 169-174, 196. 

* Terre et Liberie : 1) la prcmi&re : 1861-1864, organisation secrete inspir6e par les 
iddes de Herzen, Ogariov, Tchernychevski ; 2) la deuxieme, fondee en 1876 et appelee 
ainsi a partir de 1878. Se scinde en 1879 en deux groupes, La Volonte' du Peuple et Le 
Parlagc noir. 

** Piotr Alexedvitch Kropotkine (1842-1921) : r6volutionnaire russe, thcoricien de 
Tanarchie. Gdographe et geologue. Dans l'6migration de 1876 a 1917. Retlige les Notes 
d'un revolutionnaire. 

*** L'episode de Invasion est notamment contc dans l'autobiographie de 
A. J. Komilova-Moriz et dans les propres souvenirs de Kropotkine. 



AU SEIN DU MOUVEMENT REVOLUTIONNAIRE RUSSE 239 

P. B. Axelrod, que nous avons deja evoque, le futur editeur et 
diplomate danois Grigori Gourcvitch, lcs futurs profcsseurs Semion 
Lourie et Leiser Lcewenthal, son frere Nahman Lcewenthal, les 
deux sceurs Kaminer.) Quant au premier cercle nihiliste de Leon 
Deutsch a Kiev, il etait « constitue exclusivement de jeunes 
erudiants juifs 5 ». Apres la manifestation devant la cathedrale 
Notre-Dame dc Kazan, trois Juifs furent juges, mais pas Natanson 
lui-meme. Au procds dcs « cinquante* » qui, se deroula a l'ete 1877 
a Moscou, plusieurs Juifs furent inculpes, qui avaient fait de la 
propagande aupres des ouvriers d'usincs. Au proces des « cent 
quatre-vingt-treize** », il y eut treize inculpes juifs. Parmi les 
premiers populistes, Ton peut citer encore lossif Aptekman et 
Alexandre Khotinski, qui furent fort influents 6 . 

L'idde de Natanson etait que les revolutionnaires investissent le 
peuple (paysan) et soient pour lui comme des guides spirituels 
laics. Cette « marche au peuple », devenue si fameuse depuis lors, 
a pris naissance en 1 873 dans le cercle des « dolgouchiniens » 
(Dolgouchine, Dmokhovski, Gamov, etc.) oil Ton ne comptait 
aucun Juif. Plus tard, les Juifs aussi « allercnt au peuple ». (L' in- 
verse se produisit aussi : a Odessa, P. Axelrod tenta d'attirer 
Jeliabov*** dans une organisation revolutionnaire secrete, mais 
celui-ci refusa : a l'epoque, il etait encore Kulturtrager.) Au milieu 
des annees 70, il n'y avait qu'une petite vingtaine de ces « popu- 
listes », tous ou presque partisans de Lavrov et non de Bakounine. 
(Seuls les plus extremes ecoutaient les appels a 1' insurrection de 
Bakounine. C'etait le cas de Deutsch qui, avec 1'aide de Stefano- 
vitch, avait souleve la « revolte de Tchiguirine**** » en ayant fait 
croire aux paysans que le tsar, encercle par l'ennemi, avait fait dire 



5. Ibidem, pp. 20, 130, 139. 

6. Ibidem, pp. 33, 86-88, 185. 

* Tenu en mars 1877. dit aussi proces des « moscovites », dont seize femmes. 

** Tenu d'octobre 1877 a tevrier 1878 : le plus important des proces politiques de la 
Russie d'avant 1917 (il y eut quatre millc attestations parmi les populistes de la « marche 
au peuple »). 

*** Andrei Ivanovitch Jeliabov (1851-1881) : 1'un des fondateurs de La Volonte" 
du Peuple. D6nommd le « Robespierre russe ». Organisateur des attentats contre 
Alexandre II. Ex6cut6 en avril 1881. 

**** En 1876-1877, un groupc dc populistes revolutionnaires tenterent de soulever une 
insurrection paysanne dans le district de Tchiguirine, en Ukraine. 



240 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

au peuple : Renversez toutes ces autorites, emparez-vous de la terre 
et instaurez un regime de liberte !) 

D est interessant de remarquer que presque aucun revolutionnaire 
juif ne s'est lance dans la revolution pour cause de pauvrete, mais 
que la plupart etaient issus de families aisees. (Dans les trois tomes 
de 1' ' Encyclopedie juive russe, les exemples ne manquent pas.) Seul 
Paul Axelrod venait d'une famille tres pauvre et, comme nous 
l'avons deja dit, il avait ete envoye par le kahal dans un etablis- 
sement d'Etat uniquement pour completer le contingent fixe. (De 
la, fort naturellement, il entra au gymnase de Moghilev, puis 
au lycee de Nejine.) Provenaient de milieux marchands aises 
Natanson, Deutsch, Aptekman (dont la famille comptait de nom- 
breux talmudistes, docteurs de la loi - notamment tous ses oncles), 
Khotinski, Gourevitch, Semion Lourie (dont la famille, meme dans 
ce milieu, etait considered comme « aristocratique » ; « le petit 
Simon etait destine lui aussi a etre rabbin », mais, sous l'influence 
de la vague des Lumieres, son pere, Gerts Lourie, avait confie son 
fils au lycee pour qu'il devint professeur) ; la premiere marxiste 
italienne, Anne Rosenstein (entouree des l'enfance de gouvernantes 
parlant plusieurs langues), les figures tragiques de Moi'se Rabino- 
vitch et Betty Kaminskaia, Felicie Cheftel, Joseph Guetsov, 
membre du Partage noir, entre beaucoup d'autres. Et puis encore 
Christine (Khasia) Grinberg, « d'une famille marchande traditiona- 
liste aisee », qui adhera en 1880 a La Volonte du Peuple : son 
logement hebergeait les reunions clandestines, elle fut complice des 
attentats perpetres contre Alexandre II, et devint meme en 1882 
proprietaire d'une fabrique clandestine de dynamite - puis fut 
condamnee a la deportation 7 . Ne venait pas non plus d'une famille 
pauvre Fanny Moreinis ; elle aussi « participa aux preparatifs 
d' attentats contre l'empereur Alexandre II », et passa deux ans au 
bagne de Kara 8 . Certains dtaient issus de families de rabbins, telle 
la future docteur en philosophic Lioubov Axelrod ou Ida Axelrod. 
Voire encore de families de la petite-bourgeoisie, mais assez aisees 
pour mettre leur enfant au lycee, comme Ai'zik Arontchik (apres le 
college, il entra a l'Ecole des ingenieurs de Saint-Petersbourg, qu'il 
abandonna bientot pour se lancer dans Taction revolutionnaire), 



7. EJR, t. 1, M. 1994, p. 377. 

8. EJR, t. 2, p. 309. 



AU SEIN DU MOUVEMENT REVOLUTIONNAIRE RUSSE 241 

Alexandre Bibergal, Vladimir Bogoraz, Lazare Goldenberg, les 
freres Loewenthal. Souvent est mentionnee, dans lcs biographies, 
l'Academie privilegiee, deja cit£e, de medecine militaire, notam- 
mcnt dans celles de Natanson, Bibergal, Isaac Pavlovski (futur 
contre-revolutionnaire*), M. Rabinovitch, A. Khotinski, Solomon 
Tchoudnovski, Solomon Aronson (qui se retrouva par hasard mele 
a ces milieux), entre autres 9 . 

Ce n'etait done pas le besoin materiel qui les poussait, mais la 
force de leurs convictions. 

II n'est pas sans interet de constater que dans ces families juives 
l'adhesion des jeunes a la revolution n'a que rarement - ou pas du 
tout - provoque de rupture entre « peres et fils », entre les parents 
et leurs enfants. « Les " peres" ne s'en prirent pas trop aux "fils", 
comme cela se voyait alors dans les families chretiennes. » (Bien 
que Gucssia Gelfman ait du quitter les siens, une famille tradition- 
nelle de l'Ancienne Alliance, en cachette.) Les « peres » etaient 
meme le plus souvent fort loin de s'opposer a leurs enfants. Ainsi 
Guertz Lourie, ou encore Isaac Kaminer, un medecin de Kiev : 
toute la famille participa au mouvement r6volutionnaire des 
annees 70, et lui-meme, en qualite de « sympathisant..., rendait de 
grands services » aux revolutionnaires ; trois d'entre ceux-ci 
devinrent les epoux de ses filles. (Dans les annees 90, il adhera au 
mouvement sioniste et devint l'ami d'Achad-Haam 10 **.) 

L'on ne saurait non plus imputer a ces premiers revolutionnaires 
juifs des motivations antirusses, comme le font certains actuel- 
lement en Russie. En aucune facon ! 

Tout a commence par ce meme « nihilisme » des annees 60. 
« S'etant initiee en Russie a l'instruction et a la culture "goy" », 
s'etant imprcgnee de la litterature russe, « la jeunesse juive a eu tot 
fait de rejoindre le mouvement le plus progressiste d' alors », le 
nihilisme, et avec une facilite d'autant plus grande qu'elle rompait 



9. Deutsch, pp. 77-79, 85, 89-112, 140, 218; V.I. lohelsohn. Daliokoie prochloie" 
(Un passe" lointain) ; Byloid, 1918, n° 13, pp. 54-55. 

10. Deutsch, pp. 18, 149, 151, 154. 

* Isaac Iaknvlevitch Pavlovski, dit I. Iakovlev : journalisle, l'un des accuses du proces 
des cent quaire-vingt-lreize. Emigre, protdgd par Tourgueniev, devient le correspondant 
a Paris des Temps nouveaux. 

** Achad-Haam (e'est-a-dire « L'un de son pcuplc »), dit Asher Finzberg : &rivain 
yiddish Ires impliqud dans le mouvement sioniste. 



242 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

avec Ies prescriptions du passe. Meme « lc plus fanatique des eleves 
d'une yeshiva, plonge" dans r etude du Talmud », apres « deux ou 
trois minutes d'entretien avec un nihiliste » rompait avec le « mode 
de pensde patriarcal ». « II [le Juif, meme picux] n'a alors fait 
encore qu'effleurer la culture "goy", il n'a encore pratique qu'une 
breche dans sa vision du monde traditionnel, mais deja le voici 
capable d'aller loin, tres loin, jusqu'aux extremes". » Ces jeunes 
gens 6taient soudain empoignes par les grands ideaux universels, 
revant de voir tous les hommes devenir freres et jouissant tous de 
la meme prosperite. La tache etait sublime : libdrer l'humanite de 
la misere et de l'esclavage ! 

Et la jouait son role la litterature russe. Un Pavel Axelrod, 
au lycee, eut pour maitres a penser Tourgueniev, Bielinski, 
Dobrolioubov (et, plus tard, Lassalle* qui le fera se tourner vers la 
revolution). Aptekman etait feru de Tchernychevski, Dobrolioubov, 
Pissarev (et de Buklc dgalement). Lazare Goldenberg, lui aussi, 
avait lu et relu Dobrolioubov, Tchernychevski, Pissarev, Nekrassov 
- et Roudine**, mort sur les barricades, etait son heros. Solomon 
Tchoudnovski, grand admirateur de Pissarev, pleura a la mort de 
celui-ci. Le nihilisme de Semion Lourie etait ne de la litterature 
russe, il s'en etait nourri. Ce fut le cas d'un tres grand nombre - la 
liste en serait trop longue. 

Mais, aujourd'hui, a un siecle de distance, rares sont ceux qui 
ont en mdmoire 1' atmosphere de ces annees-la. On ne menait 
aucune action politique serieuse « rue des Juifs », comme on disait 
alors, tandis que, « rue des Russes », le populisme se levait. C'etait 
tout simple : il suffisait de « se couler, se fondre dans le mouvement 
de liberation russe l2 » ! Or cette fusion se trouva on ne peut plus 
facilitee, acceleree par la litterature russe et les ecrits des publi- 
cistes radicaux. 

En se tournant vers le monde russe, ces jeunes gens se detour- 
naient du monde juif. « Beaucoup d'entre eux congurent de 



LI. Ibidem, pp. 17-18. 

12. K. Leites, Pamiati M. A. Krolia (La mdmoire de M. A. Krol), MJ-2, p. 410. 

* Ferdinand Lassale (1825-1864) : philosophe, (Sconomiste, juriste et cdlebre socia- 
liste allemand. 

** Roudine : heros du roman de Tourgueniev, Roudine (1856), que l'auteur fait mourir 
sur les barricades a Paris en 1848. 



AU SEIN DU MOUVEMENT REVOLUTIONNAIRE RUSSE 243 

l'hostilite' et du dedain cnvers le judai'sme de leurs peres, comme 
envers une anomalie parasitaire l3 . » Dans les annees 70 « se consti- 
tuerent de petits groupes de jeunes gens juifs radicaux qui, au nom 
des ideaux du popuiisme, s'eloignerent de plus en plus de leur 
peuple..., entreprirent de s'assimiler vigoureusement et de s'appro- 
prier l'esprit national russe l4 ». Jusqu'au milieu des annees 70, les 
Juifs socialistes n'estimaient pas necessaire de faire un travail poli- 
tique aupres de leurs semblables, car, pensaient-ils, les Juifs n'ont 
jamais possede de terres et ne peuvent done pas assimiler les idees 
socialistes. Les Juifs n'ont jamais eu de paysans a eux. « Aucun 
des revolutionnaires juifs des annees 70 ne pouvait concevoir l'idee 
qu'il fallait agir pour sa propre nation seulement. » II etait clair 
que Ton n'agissait que dans la langue dominante et que pour 
les paysans russes. «Pour nous..., il n'existait pas de travailleurs 
juifs. Nous les regardions avec des yeux de russificateurs : le Juif 
doit s'assimiler completement a la population de souche » ; on 
regardait meme les artisans comme des exploiteurs potentiels, puis- 
qu'ils avaient des apprentis, des employes. En fait, on n'accordait 
pas non plus d' importance aux ouvriers et aux artisans russes en 
tant que classe autonome : ils n'existaient qu'en tant que futurs 
socialistes qui faciliteraient le travail au sein du monde paysan 15 . 

L' assimilation une fois acceptee, ces jeunes gens, de par leur 
situation, tendaient naturellement vers le radicalisme, ayant perdu 
sur ce sol nouveau les solides racines conservatrices de leur 
milieu d'antan. 

« Nous nous preparions a aller au peuple et, bien entendu, au 
peuple russe. Nous reniions la religion judai'que, comme toute autre 
religion d'ailleurs ; nous comptions notre jargon pour une langue 
artificielle, et l'hebreu pour une langue morte... Nous etions de 
sinceres assimilateurs et nous voyions dans Tinstruction et la 
culture russes le salut pour les Juifs... Pourquoi done cherchions- 
nous a agir au sein du peuple russe, et non du peuple juif ? Cela 



13. B. Froumkine, Iz istorii revolioutsionnogo dvijeniia sredi evreiev v 1870-x godakh 
(Pages d'histoire du mouvemeni rdvolutionnairc parmi les Juifs dans les anndes 70) ; Sb. 
Soblazn Sotsializma : Revoliouisiia v Rossii i cvrei (Rec. La tenlation du socialisme : la 
revolution en Russie et les Juifs), compose par A. Serebrennikov, Paris, YMCA Press ; 
Rousskii Put (La Voie russe), 1995, p. 49. 

14. EJ, t. 3, p. 336. 

15. Deutsch, pp. 56, 67-68. 



244 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

vient dc ce que nous etions devenus etrangers a la culture spirituelle 
des Juifs de Russie et que nous rejetions leurs maitres a penser qui 
appartenaient a une bourgeoisie traditionaliste... des rangs de 
laquelle nous etions nous-memes sortis... Nous pensions que, quand 
le peuple russe serait libere du despotisme et du joug des classes 
poss^dantes, surviendrait la liberte economique et politique de tous 
les peuples de Russie, y compris le peuple juif. Et il faut reconnaitre 
que la litterature russe... nous a aussi quelque peu inculque" l'idee 
que le peuple juif n'etait pas un peuple, mais une classe para- 
sitaire 16 . » 

Entraient egalement en jeu le sentiment d'une dette envers le 
peuple grand-russien, ainsi que « la foi des rebelles populistes en 
1' imminence d'une insurrection populaire 17 ». Dans les annees 70, 
« la jeunesse intellectuelle juive... "est allee au peuple" dans 
l'espoir de lancer, de ses faibles mains, la revolution paysanne en 
Russie 18 ». Comme l'ecrit Aptekman, Natanson, « tel le heros des 
Mtsyri de Lermontov*, 

ne connaissait V emprise que d'une seule pensee, 
ne vivait qu 'une seule, mais brulante passion. 

Cette pensee, c'etait le bonheur du peuple ; cette passion, la lutte 
pour sa liberation 19 ». Aptekman lui-meme, tel qu'il est depeint par 
Deutsch, etait « emacie, de petite taille, le teint pale », « avec des 
traits nationaux tres accuses » ; devenu infirmier de village, il 
annoncait aux paysans le socialisme a travers l'Evangile 20 . 

C'est un peu sous 1' influence de leurs predecesseurs, les 
membres du cercle Dolgouchine, lesquels inscrivaient sur les 
branches du crucifix : « Au nom du Christ, Liberte, Egalite, 
Fraternite », et prechaient presque tous l'Evangile, que les premiers 
populistes juifs se tournerent vers le christianisme, dont ils userent 



16. Iohelson, Byloie, 1918. n° 13, pp. 56-57. 

17. Ibidem, pp. 61,66. 

18. G. J. Aronson, V borbe za grajdanskii6 i natsionalnyid prava : obschestvennyi£ 
tetcheniia v rousskom evreistve (Dans la lutte pour les droits civiques et nationaux : les 
courants sociaux chez les Juifs de Russie), LJR-1, p. 210. 

19. Aptekman. Byloie", 1921, n° 16, pp. 11-12. 

20. Deutsch, pp. 183-185 

* Mikhai'1 Iourdvitch Lermontov (1814-1841) : grand poete romantique russe. Le hfiros 
de son poeme Mtsyri (Le Novice, en georgien) est assoiffi de liberty. 



AU SEIN DU MOUVEMENT REV0LUTI0NNAIRE RUSSE 245 

comme d'un point d'appui et d'un instrument. Aptekman ecrit sur 
lui-meme : « Je me suis converti au christianisme par un mou- 
vement venu du cceur et par amour pour le Christ 21 . » (Ne 
confondons pas avec les motivations de Tan Bogoraz qui, dans les 
anndes 80, s'dtait converti au christianisme « pour echapper aux 
vexations que lui valait son origine juive 22 ». Ni « avec la feinte de 
Deutsch qui s'en alia precher les molokanes* en se prdsentant 
comme un "bon orthodoxe" ».) Mais, ajoute Aptekman, « pour se 
donner au peuple, point n'est besoin de se repentir » : a l'egard du 
peuple russe, «je n'avais pas trace de repentir. D'ou aurait-il 
d'ailleurs pu me venir ? N'est-ce pas plutot a moi, descendant d'une 
nation opprim6e, de demander le reglement de la traite, au lieu de 
payer le remboursement de je ne sais quel emprunt fantastique ? Je 
n'ai pas observe non plus ce sentiment de repentance chez mes 
camarades de la noblesse qui marchaient avec moi sur le meme 
chemin 23 ». 

Remarquons a ce propos que l'idde d'un rapprochement entre le 
socialisme desire et le christianisme historique n'etait pas etrangere 
a nombre de revolutionnaires russes d'alors, et comme justifi- 
cation de leur action, et comme procede tactique commode. 
V. V. Flerovski** ecrivit : « J'avais toujours en tete la comparaison 
entre cette jeunesse qui se preparait pour Taction et les premiers 
Chretiens. » Et, aussitot apres, l'etape suivante : « En tournant cons- 
tamment cette idee dans ma tete, j'en suis venu a la conviction que 
nous n'atteindrons notre but que par un seul moyen - en creant 
une nouvelle religion... II faut apprendre au peuple a consacrer 
toutes ses forces a soi-meme exclusivement... J'ai voulu creer la 
religion de la fraternite » - et les jeunes disciples de Flerovski 
tentaient de « mener l'experience en se demandant comment une 
religion qui n'aurait ni Dieu ni saints serait recue par le peuple ». 



21. O. V. Aptekman, Flerovski-Bervi i kroujok Dolgouchina (Flerovski-Bervi et le 
cercle de Dolgouchine), Byloie, 1922, n° 18, p. 63. 

22. EI, t. 4, p. 714. 

23. Aptekman. Byloie, 1922, n° 18, p. 63. 

* Les molokanes ou « buveurs de lait » (ils consomment du lait pendant le careme) 
sont une secte russe qui remonte au xvm c siecle. lis ont ete persecutds, exiles en 1 800 
au nord de la mer d'Azov, et certains emigrerent aux Etats-Unis. 

** Vassili Vassilievitch Bervi-Flerovski (1829-1918) : publiciste russe, sociologue, 
economiste. Participe au populisme des annees 60. En exil de 1862 a 1887. A ecrit les 
Notes d'un utopiste rtvolutionnaire. 



246 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

Son disciple Gamov, du cercle de Dolgouchine, 6crivit plus 
crument encore : « E faut inventer une religion qui serait contre le 
tsar et le gouvernement... II faut r£diger un catechisme et des 
prieres dans cet esprit-la 24 . » 

L'action revolutionnaire des Juifs en Russie s'explique aussi 
d'une autre facon. Nous la trouvons exposed, puis reTutee par 
A. Srebrennikov : « II existe un point de vue selon lequel si, a la 
faveur des reformes des annees 1860-1863, la "Zone de residence" 
avait etc" abolie, toute notre histoire se serait d^roulee autrement... 
Si Alexandre II avait aboli la "zone de residence", il n'y aurait eu 
ni le Bund*, ni le trotskisme ! » Puis il fait 6tat des idees internatio- 
nalistes et socialistes qui affluerent d'Occident, et ecrit : « Si la 
suppression de la Zone de residence avait ete capitale pour eux, 
tout leur combat aurait tendu vers elle. Or, ils s'occupaient de tout 
autre chose : ils revaient de renverser le tsarisme 25 ! » 

Et, l'un apres 1' autre, mus par la meme passion, ils abandon- 
nerent leurs etudes (notamment l'Academie de medecine militaire) 
pour « aller au peuple ». Tout diplome etait marque du sceau de 
l'infamie en tant que moyen d' exploitation du peuple. Ils renon- 
cerent a toute carriere, et certains rompirent avec leur famille. Pour 
eux, « chaque journee non mise a profit [constituait] une perte irre- 
parable, criminelle pour la realisation du bien-etre et du bonheur 
des masses desheYitees 26 ». 

Mais, pour « aller au peuple », il fallait « se faire simple », a la 
fois interieurement, pour soi-meme, et pratiquement, « pour inspirer 
confiance aux masses populaires, il fallait s'y infiltrer sous l'aspect 
d'un ouvrier ou d'un moujik 27 ». Mais, ecrit Deutsch, comment 
aller au peuple, se faire entendre et qu'on vous croie, quand vous 
etes aussitot trahi par voire langage, votre apparence et vos 
manieres ? Et il faut encore, pour seduire les auditeurs, lancer des 
blagues et des bons mots de la langue populaire ! Et il faut encore 
se montrer habile aux travaux des champs, si penibles pour des 



24. Ibidem*. 

25. Obschaia gazeta (La gazette ge'ne'ralc), n° 35, 31 aoflt-6 sept. 1995, p. 11. 

26. Deutsch, pp. 106, 205-206. 

27. lohelson, Byloie\ 1918, n° 13, p. 74. 

* Le Bund (en yiddish : l'Union) : l'« Union g6nirale des ouvriers juifs de Lituanie, 
Pologne et Russie », fondle a Vilnius en 1897, apparent6e au parti SD en 1898-1903 ; 
puis de nouvcau en 1906-1918 proche des mencheviks. Dissoute en 1921. 



AU SE1N DU MOUVEMENT REVOLLTIONNAIRE RUSSE 247 

citadins. Pour cette raison, Khotinski travailla a la ferme chez son 
frere, et y fit metier de laboureur. Les freres Lcewenthal apprirent 
la cordonnerie et la menuiserie. Betty Kamenskaia entra comme 
ouvriere dans une filature a un postc tres dur. Beaucoup se firent 
aides-soignants. » (Deutsch ecrit qu'a tout prendre d'autres activites 
convenaient mieux a ces Juifs revolutionnaires : le travail au sein 
des cellules, la conspiration, les communications, la typographic, le 
passage de frontieres 28 .) 

La « marche au peuple » commenca par de breves visites, des 
sejours de quelques mois - une marche « fluide ». Au debut, on ne 
comptait que sur le travail d'agitation. On s'imaginait qu'il suffirait, 
pour convaincre les paysans, de leur dessiller les yeux sur le regime 
en place et sur l'exploitation des masses, et de promettre que la 
terre et les instruments de production deviendraicnt la propriete 
de tous. 

En fait, toute cette « marche au peuple » des populistes se solda 
par un echec. Et pas seulement a cause de quelque coup de feu 
intempestif dirige contre le tsar (Soloviov, 1879), qui les obligea 
tous a fuir la campagne et a se planquer a cent lieues, a l'abri des 
villes. Mais surtout parce que les paysans, parfaitement sourds a 
leur predication, etaient meme parfois prets a les hvrer aux auto- 
rites. Quant a entrainer les paysans dans une insurrection - on en 
etait bien loin !... Les populistes, les russes (guere plus chanceux) 
comme les juifs, perdirent « la foi... en une volonte revolutionnaire 
spontanee et dans les instincts socialistes de la paysannerie », et 
« se transformerent en pessimistes impenitents 29 ». 

L' action clandestine, elle, marchait mieux. Trois habitants de 
Minsk, lossif Guetsov, Saul Levkov et Saul Grinfest, reussirent 
a installer dans leur ville une presse clandestine qui allait des- 
servir le pays tout entier. Elle subsista jusqu'en 1881. C'est la 
que fut imprime" en lettres d'or le tract sur « l'cxecution 
d' Alexandre II ». On y imprima le journal Le Portage noir*, puis 
les proclamations de La Volonte du Peuple. Deutsch les situe au 
nombre des « propagandistes pacifiques »... Apparemment, le 



28. Deutsch, pp. 34-37, 183. 

29. Ibidem, pp. 194 et suiv. ; lohelson, Byloie, 1918, n° 13, p. 69. 

* Le Partage noir, journal clandestin portant le meme nom que l'organisation, qui 
connut cinq numeros en 1880-1881 (Minsk-Geneve). 



248 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

vocable « pacifique » embrassait tout ce qui n'etait pas le lancer de 
bombes - la contiebande, le passage illegal des frontieres, voire 
meme l'appel a ne pas payer l'impot (appel aux paysans de 
Lazare Goldenberg). 

Plusieurs de ces rgvolutionnaires juifs furent lourdement 
condamnes (lourdement, meme a l'aune de notre temps). Certains 
b£n6ficierent d'un allegement de leur peine - comme Semion 
Lourie, grace a son pere qui obtint pour lui un regime moins severe 
en prison. II y avait aussi 1' opinion publique qui inclinait a l'indul- 
gence. Aptekman nous raconte par exemple qu'en 1881 - pourtant 
apres l'assassinat d'Alexandre II - ils « vivaient relativement 
librement dans la prison de Krasnoyarsk » oil « le directeur de la 
prison, une vraie bete fauve, s'est brusquement apprivoise et nous 
a octroye toutes sortes de permissions pour contacter les deportes 
et nos amis ». Puis « on nous accueillit dans les prisons de transit 
non comme des detenus, mais comme de nobles captifs » ; « le 
directeur de la prison est entre, accompagne de soldats portant des 
plateaux avec du the, des biscuits, de la confiture pour chacun, et, 
en prime, un petit verre de vodka. N'etait-ce pas idyllique ? Nous 
etions touches' ». 

Les biographies de ces premiers populistes font apparaitre chez 
eux une certaine exaltation, un certain manque d'equilibre mental. 
Leon Deutsch temoigne : Lion Zlatopolski, un terroriste, « n'6tait 
pas une personne psychiquement equilibree ». Aptekman lui-meme, 
dans sa cellule, apres son arrestation, « n'etait pas loin de la 
demence, tant ses nerfs itaient ebranles». Betty Kamenskai'a, 
« ... des le deuxieme mois de detention... perdit la raison » ; on la 
transfera a l'hopital, puis son pere, un negotiant, la reprit sous 
caution. Ayant lu dans l'acte d'accusation qu'elle ne serait pas 
deTeree devant le tribunal, elle voulut dire au procureur qu'elle etait 
en bonne sante et qu'elle pouvait comparaitre, mais, peu apres, elle 
avala du poison et mourut 11 . Moi'se Rabinovitch, dans sa cellule, 
« avait des hallucinations... ses nerfs etaient a bout » ; il resolut de 
feindre le repentir, de nommer ceux que 1' instruction connaissait 
assurement deja, pour etre libere. II redigea une declaration 
promettant de dire tout ce qu'il savait et meme, a sa sortie de 



30. Aptekman, Byloie. 1922. n° 18, pp. 73, 75. 

31. Deutsch, pp. 38, 41, 94, 189. 



AU SEIN DU MOUVEMENT RF.VOLUTIONNAIRE RUSSE 249 

prison, de chercher et transmettre des informations. Le resultat fut 
qu'on lui fit tout avouer sans le liberer et qu'on l'expedia dans la 
province d'Irkoutsk ou il devint fou et mourut « a l'age d'a peine 
plus de 20 ans ». Les excmples de ce genre ne manquent pas. Leiser 
Tsukerman, emigre a New York, y mit fin a ses jours. Nahman 
Loewenthal, apres avoir Emigre a Berlin, « etait plongc dans une 
grave depression nerveuse » sur quoi vint s'ajouter un amour 
malheureux ; « il avala de l'acide sulfurique et se jeta dans le 
fleuve » - a l'age d'environ 19 ans 32 . Ces jeunes gens s'etaient 
lances a corps perdu en surestimant leurs forces et la resistance de 
leurs nerfs. 

Et meme Grigori Goldenberg, lui qui, de sang-froid, avait abattu 
le gouverncur de Kharkov et qui demandait a ses camarades, 
comme un supreme honneur, de tuer de sa propre main le tsar (mais 
ses camarades, redoutant la colere populairc, l'avaient ecarti en 
tant que Juif; apparemment, cet argument a souvent incite les 
populistes a designer, pour perpetrer les attentats, le plus souvent 
des Russes) : apres avoir &e arrete, porteur d'une charge de 
dynamite, il fut pris, dans sa cellule du bastion Troubetsko'f, d'une 
angoisse mortelle, sa resistance se brisa, il passa des aveux qui 
atteignirent tout le mouvement, adressa des suppliques demandant 
que Aron Zoundelevitch vienne partager sa cellule (qui montrait 
plus d'indulgence que les autres envers son geste). Quand cela lui 
fut refuse, il se suicida 33 . 

D' autres ont pati, qui n'etaient pas dircctcment impliques, tel 
Moi'se Edelstein, nullement ideologue, qui faisait « passer », 
moyennant finance, de la litterature clandestine ; il souffrit 
beaucoup en prison, priait Yahve pour lui et sa famille : il se 
repentit lors du jugement : « Je n'imaginais pas qu'il put y avoir 
d'aussi mauvais livres. » Ou bien S. Aronson qui, apres le proces 
des « cent quatre-vingt-treize », disparut completement de la 
scene revolutionnaire 34 . 

Un autre point est digne d'etre releve - ; c'est avec quelle facility 



32. Ibidem, pp. 78-79. 156-157. 

33. Grigori Goldenberg v Petropavolvskoi kreposli (Grigori Goldenberg a la prison 
Saint-Pierre-el-Saint-Paul) ; Krasnyi arkhiv : istoritcheskii journal Tsentrarkhiva RSFSR 
(Les Archives rouges : revue historique du Centre des archives de la FSSR), M., 1922- 
1941, t. 10; 1925, pp. 328-331. 

34. Deutsch*, pp. 85-86. 



250 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

beaucoup d'entre eux quittercnt cette Russie que, quelque temps 
auparavant, ils entendaient sauver. En fait, dans les annees 70, 
6migrer etait considere dans les milieux revolutionnaires comme 
de la desertion : meme si la police te recherche, plonge dans la 
clandestinite, mais ne t'enfuis pas 35 ! - Tan Bogoraz est parti vivre 
vingt ans a New York. - Lazare Goldenberg-Getroitman aussi 
« partit en 1885 pour New York ou il donna des cours sur l'histoire 
du mouvement revolutionnaire en Russie » ; il revint en Russie en 
1906, apres l'amnistie, pour repartir assez vite apres en Grande- 
Bretagne ou il resta jusqu'a sa mort"'. - A Londres, Tun des freres 
Vainer devint proprietaire d'un atelier de meubles et s'y etablit. 
- M. Aronson et M. Romm sont devenus medecins cliniciens a 
New York. - Apres quelques annees passees en Suisse, I. Guetsov 
est parti vivre en Amerique, ayant radicalement rompu avec le 
mouvement socialiste. - Leizer Lcewenthal, Emigre" en Suisse, 
termina des eludes de medecine a Geneve, devint l'assistant d'un 
grand physiologiste avant d'obtenir une chaire d'histologie a 
Lausanne. - De meme, Semion Lourie termina ses etudes dans une 
faculte de medecine en Italie, mais mourut peu apres. - Lioubov 
Axelrod (« l'Orthodoxe* ») resta longtemps dans T emigration, elle 
y recut le grade de docteur en philosophic de l'universite de Berlin 
(plus tard, elle inculquera le materialisme dialectique aux eleves 
des ecoles superieures sovietiques). - A. Khotinski entra lui aussi 
a la faculte de medecine de Berne (mais mourut I'annee d'apres 
d'une phtisie galopante). - Grigori Gourevitch fit une belle carriere 
au Danemark ; il revint en Russie comme ambassadeur de ce pays 
a Kiev oil il resta jusqu'en 1918 37 . 

Tout cela montre aussi combien d'hommes de talent il y avait 
parmi ces revolutionnaires. Des hommes comme ceux-la, doues 
d'une intelligence aussi vive, quand ils se retrouverent en Siberie, 
loin de dep^rir ou de perdre la raison, ouvrirent les yeux sur 
les peuplades qui les entouraient, etudierent leurs langues, lews 
mceurs, et ecrivirent sur elles des Etudes ethnographiques : Leon 



35. Ibidem, p. 132. 

36. EJR, t. 1. p. 344. 

37. Deutsch, pp. 61-62, 198-201, 203-216 ; 

* Lioubov Issaakovna Axelrod : philosophe, iScrivain, membre du parti menchevik. 
Son nom de plume est « l'Orthodoxe » (au sens non confessionnel du mot). 



AU SEIN DU MOUVEMENT REVOLUTIONNAIRE RUSSE 251 

Sternberg sur les Ghiliaks*, Tan Bogoraz sur les Tchouktches**, 
Vladimir Iohelsohn sur les Youkaghirs***, Naoum Guekker sur 
le type physique des lakoutes 38 ****. Quelques etudes sur les 
Bouriates***** sont dues a Moise Krohl. 

Quelques-uns de ces revolutionnaires juifs rejoignirent de leur 
plein gre le mouvement socialiste en Occident. Ainsi V. Iohelsohn 
et A. Zoundelevitch, lors des elections au Reichstag en Allemagne, 
se lancerent dans la campagne electorate dans le camp des sociaux- 
democrates. Zoundelevitch fut meme arrete pour avoir use de 
procedes frauduleux. Anne Rosenstein, en France, fut condamnee 
pour avoir organise une manifestation de rue au mepris des regle- 
ments regissant la circulation sur la voie publique ; Tourgueniev 
interceda pour elle et elle fut expulsee en Italie ou elle fut a deux 
reprises condamnee pour agitation anarchiste (elle devait epouser 
plus tard F. Turati ******, le convertir au socialisme et devenir elle- 
meme la premiere marxiste dTtalie). Abram Valt-Lessine, origi- 
naire de Minsk, fit paraitre pendant dix-sept ans a New York des 
articles dans l'organe socialiste d'Amerique Vorwdrts et exerca une 
grande influence sur la formation du mouvement ouvrier 
americain 39 . (Cette route-la, beaucoup d'autres de nos sociahstes 
allaient l'emprunter...) 

II advenait parfois que des revolutionnaires emigres fussent 
decus par la revolution. Ainsi Moise Veller, ayant pris ses distances 
avec le mouvement, reussit, grace a 1' intervention de Tourgueniev 
aupres de Loris-Melikov, a rentier en Russie. Plus extravagant 
encore fut le parcours d' Isaac Pavlovski : vivant a Paris, en sa 
qualit6 d'« illustre revolutionnaire », il avait ses entrees chez 



38. EJ, t. 6, p. 284. 

39. ERJ, t. 2, p. 166; t. 1, p. 205. 

* Les Ghiliaks sont une peuplade du nord de Tile de Sakhaline et dc la vallee du 
bas Amour. 

** Les Tchouktches, peuplade de la Sib6rie orientale occupant un territoire allant de la 
mer de Behring a la Kolyma. Nomades et sddentaires. S'opposerent a la conquete russe. 

*** Les Youkaghirs sont une peuplade du nord-est de la SiWric tres rdduite en nombrc. 

**** Les lakoutes sont un peuple du nord-est de la Sibdrie, occupant les deux rives 
de la Lena, s'dtendant a I'est jusqu'a la riviere Kolyma, au nord jusqu'a l'oc6an Arctique, 
au sud jusqu'aux monts Iablovoi. 

***** Les Bouriates, peuple de Sibene autour du lac Baikal, en partie refoule' vers la 
Mongolie. 

****** Filippo Turati (1857-1932) : l'un des fondateurs du Parti socialiste italien. 
Emigre en 1926. 



252 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

Tourgueniev, lequel lui fit connaitre Emile Zola et Alphonse 
Daudet ; il ecrivit une nouvelle sur les nihilistes russes que Tour- 
gueniev fit publier dans le Vestnik Evropy* (Le Messager de 
1' Europe), puis il devint le correspondant a Paris de Novoie 
Vremia** « les Temps nouveaux » sous le pseudonyme de 
I. Iakovlev - et meme, comme l'ecrit Deutsch, il s'afficha comme 
« antisemite », envoya une supplique en haut lieu, fut gracie et 
revint en Russie 40 . 

Cela dit, la majorite des revolutionnaires juifs se fondit dans la 
masse, tout comme les Russes, et leur trace s'est perdue. « A 
l'exception de deux ou trois personnages de premier plan..., tous 
mes autres compatriotes ont 6te des acteurs de second, voire de 
troisieme plan », ecrit Deutsch 41 . Un recueil sovietique, paru des le 
lendemain de la revolution sous le titre de Recueil historique et 
re~volutionnaire 42 », cite beaucoup de noms d'humbles soldats 
inconnus de la revolution. Nous y relevons des dizaines, voire des 
centaines de noms juifs. Qui se souvient d'eux maintenant ? Or, 
tous ont agi, tous ont apporte leur obole, tous ont £branl6 plus ou 
moins fortement l'edifice de 1'Etat. 

Ajoutons : ce tout premier contingent de revolutionnaires juifs 
n'a pas rejoint en totalite les rangs de la revolution russe, tous 
n'ont pas renie leur judai'sme. A. Liebermann, grand connaisseur 
du Talmud, un peu plus age que ses condisciples populistes, 
proposait des 1875 de mener une campagne specifique en faveur 
du socialisme au sein de la population juive. Avec l'aide de 
G. Gourevitch, il edita a Vienne, en 1877, une revue socialiste 
en yiddish intitulee Ernes (Pravda = la Verite). Peu auparavant, 
dans les annees 70, A. Zoundelevitch « avait entrepris une publi- 
cation en langue hebraique » intitulee elle aussi Verite. (L. Shapiro 
emet l'hypothese que cette publication fut « le lointain ancetre de 



40. Deutsch, pp. 84-85 ; lohehohn, Byloie, 1918, n° 13, pp. 53-75; I.Gourvitch, 
Pervyi6 evreiskii6 rabotchiie kroujki (Les premiers cercles ouvriers juifs), Byloie, 1907, 
n" 6/18, p. 68. 

41. Deu isch, p. 231. 

42. RHR, t. 1, 2. 

* Le Messager de /'Europe : 1) revue fondde par Karamzine et qui parut de 1802 a 
1830 ; 2) revue mensuelle qui parut de 1866 a 1918 a P6tersbourg, d'orientation liberate. 

** Les Temps nouveaux : quotidien petersbourgeois ultraconservateur fondd par le 
publiciste Souvorine, qui parut de 1868 a 1917. 



AU SE1N DU MOUVEMENT REVOLUTIONNAIRE RUSSE 253 

La Pravda de Trotski 43 ». Durable fut la tradition de cette appel- 
lation.) Certains, comme Valt-Lessine, ont insists sur la conver- 
gence de 1'internationalisme avec le national isme judai'que. « Dans 
ses conferences et preches improvises, le prophete Isai'e et Karl 
Marx figuraient comme des autorites d'egale importance 44 . » A 
Geneve fut fondee la Typographic libre juive 45 , destinee a imprimer 
des tracts a l'adresse de la population ouvriere juive. 

Des cercles specifiquement juifs se constituerent dans certaines 
villes. Un « Statut pour l'organisation d'une union sociale-revolu- 
tionnaire des Juifs de Russie », formule au debut de 1'annee 1876, 
montrait la necessite de faire de la propagande en langue hebrai'que, 
et meme d' organiser entre les Juifs de la region occidentale « un 
r6seau de sections sociales-revolutionnaires, f6derees entre elles 
et avec les autres sections de meme type a 1' Stranger ». « Les 
socialistes du monde entier formaient une seule fratrie », et cette 
« organisation devait s'appeler la Section juive du Parti social- 
revolutionnaire russe 46 ». 

Hessen conunente : Taction de cette Union au sein des masses 
juives « n'a pas rencontre" de sympathies suffisantes », et c'est 
pourquoi ces socialistes juifs, dans leur majorite, « ont prete main- 
forte a la cause commune », c'est-a-dire a la cause russe 47 . Et, en 
effet, des cercles furent crees a Vilnius, Grodno, Minsk, Dvinsk, 
Odessa, mais aussi, par exemple, a Elts, Saratov, Rostov-sur-le- 
Don. 

Dans Facte de fondation tres d&aille de cette « Union sociale- 
rSvolutionnaire de tous les Juifs de Russie », on peut lire des idees 
surprenantes, des affirmations du genre : « Rien a" ordinaire n 'a le 
droit d'exister s'il n'a pas de justification rationnelle 48 » (!) 

A la fin des annees 70, le mouvement revolutionnaire russe 
glissait deja vers le terrorisme. L'appel a la revolte de Bakounine 
l'avait definitivement emporte sur le souci d' instruction des masses 
de Lavrov. A partir de 1879, l'idee que la presence populiste aupres 



43. Leonard Schapiro, The Role of the Jews in the Russian Revolutionary Movement, 
The Slavonic and East European Review, vol.40, Londres, Athlone Press, 1961-1962, 
p. 157. 

44. MJ.-2*, p. 392. 

45. EJ, 1. 13, p. 644. 

46. Hessen, t. 2, pp. 213-214. 

47. Ibidem, p. 214. 

48. RHR, 1. 1, p. 45. 



254 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

des paysans dtait sans effets - idee qui dominait dans La Volonte" 
du Peuple - prit le dessus sur le refus de la terreur par Le Partage 
noir. La terreur, rien que la terreur ! ! - bien plus : une terreur syste- 
matique ! (Que le peuple n'eut pas voix au chapitre, que les rangs 
de 1' intelligentsia fussent si clairsemes, cela ne les inquietait pas.) 
Les actes terroristes - y compris contre le tsar en personne ! - se 
succederent done. 

D'apres 1 'evaluation de Leon Deutsch, a cette terreur naissante 
ne prirent part que dix a douze Juifs, a commencer par Aron Gobst 
(execute), Solomon Wittenberg (prepara en 1878 un attentat contre 
Alexandre II ; execute en 1 879), Ai'zik Arontchik (eut sa part dans 
1' explosion du train imperial ; condamne" au bagne a perp6tuit6) 
et Gregoire Goldenbcrg, deja nomme. Tout comme Goldenberg, 
A. Zoundelevitch - brillant organisateur de la terreur, mais a qui 
on ne donna pas le temps de participer a l'assassinat du tsar - fut 
arrete tres tot. II y eut egalement un autre terroriste fort actif : 
Mlodetski. Quant a Rosa Grossman, Christina Grinberg et les freres 
Leon et Saveli Zlatopolski, ils jouerent un role de second plan. (En 
fait, Saveli, au l er mars 1881*, etait membre du Comite executif) ; 
quant a Guessia Gelfman, elle faisait partie du groupe de base des 
« acteurs du l cr mars 49 ». 

Puis ce furent les annees 80 qui virent le deperissement et la 
dissolution du populisme. Le pouvoir gouvernemental prenait le 
dessus ; l'appartenance a une organisation revolutionnaire coutait 
huit a dix annees de reclusion bien sonnies. Mais si le mouvement 
revolutionnaire 6tait pris d'inertie, ses membres, eux, continuaient 
d'exister. L'on peut citer ici Sofia Guinzbourg : elle ne se lanca 
dans Taction revolutionnaire qu'en 1877 ; elle tenta de restaurer La 
Volonte du Peuple, decimee par les arrestations ; elle prepara, juste 
apres le groupe Oulianov**, un attentat contre Alexandre III 50 . Untel 
6tait oublie en deportation, un autre en revenait, un troisieme ne 
faisait qu'y partir - mais ils poursuivaient la lutte. 



49. Deutsch, pp. 38-39, Protses dvadtsati narodovoltsev v 1882 g. (Le proces des 
membres de La Volonte du Peuple en 1882), Byloie, 1906, n° 1, pp. 227-234. 

50. ERJ, l. 1, p. 314. 

* l CT mar.s 1881 : jour de l'assassinat d'Alexandre II. 

** Le « groupe Oulianov », du nom d'Alexandre Hitch Oulianov, frere aine" de Lenine. 
Fraction de La Volonte' du Peuple. Alexandre Oulianov prepara un attentat contre 
Alexandre III en 1887. Condamne h mort et ex£cuui 



AU SEIN DU MOUVEMENT REVOLUTIONNAIRE RUSSE 255 

Ainsi en fut-il d'une deflagration celebrc decrite par les memo- 
rialistes : la rebellion dans la prison de lakoutsk en 1889. Un 
important contingent de prisonniers politiques s'etaient entendu 
dire qu'on allait les transferer a Verkhoiansk et, de la, plus loin 
encore, a Srednie-Kolymsk, ce qu'ils voulaient a tout prix eviter. 
Le groupe etait constitue en majoritc de detenus juifs. En outre, 
on leur annonca qu'on reduisait la quantite des bagages autorisee : 
au lieu de cinq pouds* de livres, vetements, linge, cinq pouds 
egalement de pain et de farineux, deux pouds de viande, plus 
l'huile, le sucre et le the" (le tout, bien entendu, charge sur des 
chevaux ou des rennes), une reduction de cinq pouds en tout. Les 
deported d^ciderent de faire de la resistance. Or, cela faisait deja 
six mois qu'ils deambulaient librement dans la ville de lakoutsk, et 
certains s'etaient procure des armes aupres des habitants. « Tant 
qu'a perir, autant p6rir ainsi, et que le monde decouvre toute 1' abo- 
mination du gouvernement russe - perir en sorte que 1 'esprit de 
combat soit ranime chez les vivants ! » Quand on vint les chercher 
pour les amener au poste de police, ils ouvrirent le feu les premiers 
sur les grades, et les soldats repondirent par une salve. Furent 
condamnes a mort, en meme temps que N. Zotov, ceux qui avaient 
tire les premiers coups de feu sur le vice-gouverneur : L. Kogan- 
Bernstein et A. Gausman. Furent condamnes aux travaux forces a 
perpemite" : le memorialiste lui-meme, O. Minor, le celebrissime 
M. Gotz**, et aussi « A. Gour6vitch et M. Orlov, M. Bramson, 
M. Braguinski, M. Fundaminski, M. Ufland, S. Ratine, 0. Estro- 
vitch, Sofia Gourevitch, Vera Gotz, Pauline Perly, A. Bolotina, 
N. Kogan-Bernstein ». L' Encyclopedic juive nous informe que, 
pour cette mutinerie, vingt-six Juifs et six Russes furent juges 51 . 

Cette meme annee 1889, Marc Natanson revint d'exil et entreprit 
de forger, a la place des anciennes organisations populistes deman- 
telees, une nouvelle organisation denommee Le Droit du Peuple 
(Narodnoie Pravo). Natanson avait deja pu constater l'apparition 
du marxisme en Russie, importe d'Europe, et sa concurrence avec 



51. O.S. Minor, lakoutskaia drama 22 marta 1889 goda (Le drame dc lakoutie du 
22 mars 1889), Byloie\ 1906, n" 9, pp. 138-141, 144 ; EJ, t. 5, p. 599. 

* Un poud equivaut a 16,38 kilos. 

** Mikhail Rafailovitch Gotz (1866-1906) : membre du parti S.-R. Emigre en 1900. 



256 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

le populisme. II employa tous ses efforts a sauver le mouvement 
revolutionnaire de la decadence et a garder des liens avec les 
liberaux (« les meilleurs liberaux sont aussi des semi-socialistes »). 
Pas plus qu'auparavant il ne regardait aux nuances dans les 
convictions : ce qui lui importait, c'etait que tous s'unissent pour 
renverser l'autocratie, et quand la Russie serait democratique, alors 
on aviserait. Mais l'organisation qu'il mit cette fois sur pied se 
revela amorphe, apathique et ephemere. Et puis, respecter les regies 
de la conspiration n'etait plus necessaire. Comme l'a fort elo- 
quemment souligne Isaac Gourvitch, « du fait de P absence de 
conspiration, une masse de gens tombent dans les griffes de la 
police, mais les revolutionnaires sont maintenant si nombreux que 
ces pertes ne comptent pas - on abat les arbres, et volent les 
copeaux 52 ! ». 

La fracture qui s'etait produite dans la conscience juive apres 
1881-1882 ne pouvait pas ne pas se refleter tant soit peu dans la 
conscience des revolutionnaires juifs en Russie. Ces jeunes gens 
avaient commence par s'eloigner du judai'sme, puis beaucoup y 
etaient revenus ; ils avaient « quitte la "rue des Juifs", puis etaient 
revenus vers leur peuple » : « toute notre destinee historique est 
liee au ghetto juif, c'est a partir de lui que s'est forgee notre essence 
nationale 53 ». Jusqu'aux pogroms de 1881-1882, « absolument 
aucun d'entre nous autres, revolutionnaires, ne songeait un instant » 
qu'il faudrait nous expliquer publiquement sur la participation des 
Juifs au mouvement revolutionnaire. Mais survinrent les pogroms, 
qui provoquerent « chez... la majorite de nos compatriotes une 
explosion d' indignation ». Et voici que « ce ne furent plus 
seulement les Juifs cultives, mais certains revolutionnaires juifs 
n'ayant auparavant aucune affinite avec leur nation, qui... se 
sentirent brusquement obliges de consacrer leurs forces et leurs 
talents a leurs freres injustement persecutes 54 ». « Les pogroms ont 
reveille des sentiments endormis, ils ont rendu les jeunes plus 
sensibles aux souffrances de leur peuple, et le peuple plus receptif 
aux iddes revolutionnaires. Que cela serve de base a une action 



52. Gourvitch, Byloie\ 1907. n° 6/18. p. 68. 

53. /. Mark, Pamiati I. M. Tch6rikover (A la m<5moire de I. M. Tcherikover). MJ-2, 
pp. 424-425. 

54. Deulsch, pp. 3-4. 



AU SEIN DU MOUVEMENT REVOLUTIONNAIRE RUSSE 257 

autonome de la masse juive » : « Nous allons obstinement pour- 
suivre notre but : la destruction du regime politique actuel 55 . » 

Mais voici qu'apportcnt inopinement leur soutien aux pogroms 
antijuifs les tracts de La Volonte du Pcuple ! Leon Dcutsch exprimc 
sa perplexite dans une lettre a Axelrod, qui s'interroge lui aussi : 
« La question juive est maintcnant, dans la pratique, recllcmcnt 
insoluble pour un revolutionnaire. Qu'irait-il faire, par exemple, a 
Balta ou Ton s'attaque aux Juifs ? Prendre leur defense revient a... 
"susciter la haine contre les revolutionnaires, qui non seulement 
ont tue le tsar, mais en plus soutiennent les Juifs"... Faire la propa- 
gande de la reconciliation est aujourd'hui extremement difficile 
pour le parti 56 . » 

Cette perplexite, P. L. Lavrov lui-meme, le chef venere\ 1' ex- 
prime a son tour : « Je reconnais que la question juive est extre- 
mement complexe, et pour le parti, qui entend se rapprocher du 
peuple et le soulever contre le gouvernement, elle est difficile au 
plus haut degre... du fait de l'etat passionnel dans lequel se trouve 
le peuple, et de la necessity de 1' avoir de notre cote 51 . » II ne fut 
pas le seul des revolutionnaires russes a raisonner ainsi. 

Dans les annces 80, un courant reapparait chez. les socialistcs, 
preconisant d'orienter 1' attention et la propagande vers les cercles 
specifiquement juifs, et de preferences ouvriers. Mais, en fait de 
proletariat, il n'y avait pas grand monde parmi les Juifs - quelques 
menuisiers, des relieurs, des cordonniers. Le plus facile etait certai- 
nement d'agir parmi les imprimeurs les plus instruits. Isaac Gour- 
vitch raconte : avec Moi'se Khourguine, Leon Rogaller, Joseph 
Reznik, « a Minsk nous nous etions donne pour tache de creer un 
noyau d'ouvriers instruits ». Mais, si Ton prend par exemple 
Bielostok ou Grodno, « nous n'y avons trouve aucun cercle 
ouvier » : le recrutement elait trop faible. 

La creation de ces cercles ne se faisait pas ouvertement, il fallait 
conspirer : soit organiser la reunion hors de la ville, soit la tenir en 
ville dans un appartement prive, mais alors en commencant syste- 
matiquement par des le9ons de grammaire russe ou de sciences 
naturelles... et ensuite seulement en recrutant des volontaires pour 



55. /. lliacheviich (I.Rubinovilch), Chto delat evreiam v Rossii ? (Que pcuvent faire 
les Juifs en Russie ?), Soblazn Sotsializma (La tentation du socialisme), pp. 185-186. 

56. Schub, MJ-2*. p. 134. 

57. Ibidem*, pp. 133-134. 



258 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

leur precher le socialisme. Comme l'explique I. Martov : ce furent 
ces lemons preliminaires qui attirerent des gens au sein des cercles 
revolutionnaires. « S'averaient habiles et avises », aptes a devenir 
leurs propres maitrcs, « ceux qui, justement, avaient frequente nos 
reunions, y avaient recu de 1' instruction, et notamment la maitrise 
du russe, car la langue est une arme precieuse dans la lutte concur- 
rentielle du petit commerce et de Findustrie » ; apres cela, « nos 
"petits chanceux", affranchis du role de travailleurs a gages et 
jurant leurs grands dieux qu'eux-memes n'emploieraient jamais le 
travail a gages, y avaient bel et bien recours, contraints qu'ils y 
etaient par les exigences du marche 58 ». Ou bien, une fois forme 
dans ces cercles, « 1'ouvrier abandonnait son metier et s'en allait 
passer des examens "en externe" 59 ». 

La bourgeoisie juive locale voyait d'un mauvais ceil cette 
participation des jeunes aux cercles revolutionnaires, car elle avait 
compris - plus vite et mieux que la police - a quoi tout ceci 
menerait 60 . 

Ici et la, cependant, les choses avancaient ; a l'aide des brochures 
et proclamations socialistes fournies par rimprimerie de Londres, 
les jeunes revolutionnaires r^digerent eux-memes, « sur toutes 
les questions programmatiques, des formulations sociales-ddmo- 
crates ». C'est ainsi que, dix annees durant, une lente propagande 
conduisit pcu a peu a la creation du Bund. 

Mais, « plus encore que les persecutions policieres, ce fut la nais- 
sante emigration vers l'Amerique qui freina notre travail. En fait, 
nous formions des ouvriers socialistes pour l'Amerique ». Les 
souvenirs pourtant concis d'Isaac Gourvitch sur les premiers cercles 
ouvriers juifs sont emailles de remarques incidentes du genre : 
Schwartz, un £tudiant qui faisait de l'agitation revolutionnaire, 
« emigra par la suite en Amcriquc ; il vit a New York ». - Ou bien, 
lors d'une reunion dans l'appartement de Joseph Reznik : « II y 
avait deux ouvriers presents, un charpentier et un menuisier : tous 
deux sont maintcnant en Amerique. » Et, deux pages plus loin, nous 



58. /. Martov, Zapiski sotsial-demokrata (Camets d'un social-ddmocrate), Berlin, 6d. 
Grjebine, 1922, pp. 187-189. 

59. N. A. Buchbinder, Rabotchiie' o propagandistskikh kroujkakh (Les ouvriers a 
propos des cercles de propagandistes), Soblazn sotsializma (La tcntation du socia- 
lisme), p. 230. 

60. Gourvitch, Byloid, op. cit., pp. 65-68, 74. 



AU SEIN DU MOUVEMENT REVOLUTIONNAIRE RUSSE 259 

apprenons que Reznik lui-meme, apres son retour d'exil, « partit 
vivre en Amerique ». Inversement, un jeune homme nomme 
Guirchfeld, venu d' Amerique pour faire du travail rdvolutionnaire, 
« est actuellement medecin a Minneapolis » et il a ete candidat 
socialiste au poste de gouverneur. - « L'un des membres les plus 
actifs du premier cercle Abramovitch, un certain Jacob Zvirine..., 
apres avoir purge ses douze mois a la prison des Kresty..., emigra 
en Amenque et vit actuellement a New York. » - « Chmoulevitch 
("Kivel")... en 1889... fut contraint de fuir la Russie ; il vecut 
jusqu'en 1896 en Suisse ou il fut un membre actif des organisations 
sociales-democrates », puis « il s'installa en Amerique... et vit a 
Chicago ». - Enfin le narrateur lui-meme : «En 1890, j'ai moi- 
meme quitte la Russie », bien que, quelques annees auparavant, 
« nous envisagions les choses autrement. Mener une propagande 
socialiste parmi les ouvriers est V obligation de tout honnete homme 
instruit : c'est notre facon de payer notre "dette historique" envers 
le peuple. Et puisque sur moi repose 1' obligation de faire de la 
propagande, il s'ensuit tres evidemment que j'ai le droit d'exiger 
que me soit donnee la possibility de remplir cette obligation. » 
Arrive a New York en 1890, Gourvitch y trouva « une association 
ouvriere russe d'auto-developpement », constituee presque exclusi- 
vement d' artisans originaires de Minsk, et, pour feter le nouvel an 
russe, ils organiserent a New York « le bal des socialistes de 
Minsk 61 ». A New York, « le mouvement socialiste local... dans sa 
majority etait juif 62 ». 

Comme nous le voyons, des cette epoque, l'Ocdan ne constituait 
pas un obstacle majeur a la cohesion et a la poursuite de Taction 
revolutionnaire menee par les Juifs. Ce lien vivant aura ses effets, 
6 combien eclatants, en Russie. 

Pour autant, tous les jeunes gens juifs n'avaient pas abandonne 
la tradition revolutionnaire russe, loin de la ; beaucoup s'y tinrent 
meme dans les annees 80-90. Comme le montre D. Schub, les 
pogroms et les mesures restrictives d'Alexandre III ne firent que 
les exciter plus fort encore au combat. 



61. Ibidem, pp. 66-68, 72-77. 

62. J. Krepliak, Poslesloviie" k static Lessina (Postface a 1' article de Lessine), 
MJ-2, p. 392. 



260 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

Alors la necessite se fit jour d'expliquer du mieux possible au petit 
peuple russe pourquoi tant de Juifs participaient au mouvement revolu- 
tionnaire. S'adressant a des gens depourvus destruction, les brochures 
populaires forgerent peu a peu toute une phraseologie qui eut ses effets 
jusqu'en 1917 - annee 1917 comprise. C'est une brochure de ce genre 
qui nous permet de reconstituer leur argumentation. 

Dur est le sort du Russe, sujet du tsar ; le gouvernement le tient dans 
sa poigne de fer. Mais « plus amer encore est le lot du Juif indigent » : 
« le pouvoir se raille de lui, le pressure a mort. Son existence n'est qu'une 
vie de famine, une longue agonie », et « ses freres de misere et de labeur, 
les paysans et les ouvriers russes..., tant qu'ils sont dans l'ignorance, le 
traitent en etranger ». S'ensuivent, l'une apres l'autre, des interrogations 
didactiques : « Les capilalistes juifs sont-ils des ennemis pour le peuple 
travailleur russe ? » Les ennemis, mais ce sont tous les capitalistes sans 
distinction, et il importe peu au peuple travailleur d'etre pille par tel ou 
tel : il ne faut pas concentrer sa colere sur ceux qui sont juifs. - « Le Juif 
ne possede pas de terre... il n'a aucuns moyens de prosperer. » Si les 
Juifs ne s'adonnent pas au travail de la terre, c'est que « le gouvernement 
russe ne les a pas autoris6s a r£sider dans les campagnes » ; mais, dans 
leurs colonies, ce sont « d'excellents cultivateurs. Les champs sont 
superbement mis en valeur... par le travail de leurs bras, lis ne font appel 
a aucune main-d'ceuvre exterieure, et ne pratiquent aucun metier 
d'appoint... ils aiment le dur travail de la terre ». - « Les indigents juifs 
font-ils du tort aux interets economiques des travailleurs russes ? » Si les 
Juifs font du commerce, « c'est par necessite, non par gout ; toutes les 
autres voies leur sont fermees, et il faut bien vivre » ; « ils cesseraient 
avec joie de commercer si on les laissait sortir de leur cage ». Et, s'il y a 
parmi eux des filous, il faut en accuser le gouvernement tsariste. - « Les 
ouvriers juifs ont entame la lutte pour 1' amelioration de leur condition a 
l'epoque ou, en Russie, le peuple travailleur etait sounds. » Les ouvriers 
juifs « avant tous les autres ont perdu patience » ; « et, encore maintenant, 
des dizaines de milliers de Juifs sont membres des partis socialistes russes. 
Ils ont propage de par le pays la haine du systeme capitaliste et du gouver- 
nement tsariste » ; ils ont rendu « un fier service au peuple travailleur 
russe », et c'est pour cela que les capitalistes russes les hai'ssent. Le 
gouvernement, « par l'intermediaire de la police, a aide a la preparation 
des pogroms ; il a envoye la police et 1'armee preter main-forte aux 
pillards » ; « par bonhcur, fort peu d'ouvriers et de paysans etaient parmi 
eux ». - « Oui, la masse populaire juive hait ce gouvernement tsariste 
irresponsable », car « c'6tait la volont6 du gouvernement que Ton 
fracassat contre les murs le crane des enfants juifs... que Ton violat dans 
les rues les femmes juives, les femmes agees comme les fillettcs. » Et, 



AU SEIN DU MOUVEMENT REVOLUTIONNAIRE RUSSE 261 

cependant, « il ment effrontement, celui qui traite les Juifs d'cnncmis du 
peuple russe... Et puis, comment pourraient-ils hair la Russie ? Auraient- 
ils une autre patrie 6 - 1 ? ». 

II y a, dans la tradition revolutionnaire, des resurgences eton- 
nantes. En 1876, A. Biebergal avait etc" condamne pour avoir pris 
part a la manifestation sur la place, devant Notre-Dame de Kazan. 
Et ne voila-t-il pas que sa fille ainee, etudiante aux cours superieurs 
de Saint-Petersbourg, fut apprehendee sur cette meme place de 
Kazan, le jour anniversaire de cette manifestation, vingt-cinq ans 
apres, en 1901. (En 1908, membre d'un groupe S.-R.*, elle fut 
condamnee au bagne pour 1' attentat perpetre" contre le grand-due 
Vladimir Alexandrovitch**.) 

En fait, au fil des annees, les revolutionnaires russes avaient de 
plus en plus besoin de l'apport des Juifs ; ils comprenaient de 
mieux en mieux quel avantage tirer d'eux - de leur double combat : 
et contre les vexations sur le plan de la nationality et contre celles 
d'ordre economique - comme d'un detonateur pour la revolution. 

En 1883, a Geneve, apparait ce qui peut etre considere comme 
la tete de la social-democratie naissante : le groupe « Liberation du 
Travail ». Ses fondateurs furent, avec Plekhanov et Vera Zassou- 
litch, L. Deutsch et P. Axelrod 64 . (Quand Ignatov mourut en 1885, 
il fut remplace par Ingerman.) 

En Russie prend corps un courant qui leur apporte son soutien. 
Constitues d'anciens membres du Partage noir demantele" (ils 
depassaient considcrablement en nombre ceux de La Volonte du 
Peuple), on appellera les « liberationnistes » (osvobojdentsy). On 
compte parmi eux bon nombre de jeunes Juifs dont on peut citer 
les deux plus connus : Israel Guelfand (le futur et fameux Parvus) 
et Raphael Solovei'tchik. En 1889, lorsque Solovei'tchik, qui avait 
sillonne la Russie pour mettre en place, dans plusieurs villes, une 



63. Abramova, Vragi li troudovomou narodou cvrei ? (Les Juifs sont-ils des ennemis 
du peuple travailleur ?), Tiflis, Izdatelskaia Komissiia Kraicvogo Soveta Kavkazskoi 
armii (Commission editoriale du Soviel regional de Farmee du Caucasc), 1917, pp. 3-31. 

64. Deutsch, p. 136. 

* S.-R. : parti social-re"volutionnaire. Nait en 1901. pr6ne la terreur. Victime de 
scissions apres la revolution de 1905. Reste puissant parmi l'intelligentsia. 

** Grand-due Vladimir Alexandrovitch (1847-1909) : frere d' Alexandre ID. pere du 
grand-due Cyrille. 



262 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

action revolutionnaire, fut arrete, il fut juge avec d'autres membres 
du groupe Liberation du Travail, et 1'on trouve parmi eux des noms 
juifs 65 . A cette tendance sociale-revolutionnaire appartenait aussi 
David Goldendach, lc futur et fort celebre bolchevik « Riazanov » 
(qui avait fui Odessa en 1889 et s'etait refugie a l'etranger pour 
echapper au service militaire 66 ). 

Neanmoins, ce qui subsistait de La Volonte du Peuple apres son 
effondrement representait un groupe tout de meme assez nombreux. 
On y trouvait entre autres : Dembo, Roudevitch, Mandelstam, Boris 
Reinchtein, Ludwig Nagel, Bek, Sofia Chentsis, Filippeo, Leventis, 
Cheftel, Barnekhovski, etc. 67 

C'est done qu'une certaine dose d'energie s'etait conservee pour 
alimenter les rivalites entre groupuscules - La Volonte du Peuple, 
Le Partage noir, Liberation du Travail - et les debats theoriques. 
Les trois volumes du « Recueil historique et revolutionnaire » paru 
dans les annees 20 (sovietiques), que nous utilisons ici, nous 
offrent, dans une interminable et fastidieuse logorrhee, un compte 
rendu de ces joutes oratoires, pretendument beaucoup plus impor- 
tantes et sublimes que toutes les questions touchant la pensee et 
l'histoire universelles. Le detail dc ces debats constitue un materiau 
assassin sur l'etoffe spirituelle des revolutionnaires russes des 
annees 80-90, et il attend encore son historien. 

Mais, a partir des annees 30 de l'ere sovietique, il ne fut plus du 
tout de mise d'enumerer ainsi avec fierte et en detail tous ceux et 
celles qui avaient eu leur part dans la revolution ; une sorte de tabou 
s'installa dans les publications historiques et politiques, on cessa 
d'evoquer le role et le nom des Juifs dans le mouvement revolution- 
naire russe - et, a ce jour encore, ce genre d'evocation suscite un 
malaise. Or, rien n'est plus immoral et dangereux que de taire quoi 
que ce soit quand on 6crit THistoire : cela ne fait qu'engendrer par 
la suite une distorsion de sens oppose. 

Si, comme on peut lire dans V Encyclopedic juive, «rendre 
compte de 1' importance rcelle de l'element juif dans le mouvement 
de liberation russe, l'exprimer en chiffres exacts ne parait pas 



65. RHR. t. 2. pp. 36. 38-40. 

66. Ibidem, t. 2, pp. 198-199. 

67. Ibidem, p. 36. 



AU SEIN DU MOUVEMENT REV0LUT10NNAIRE RUSSE 263 

possible 68 », on peut tout de meme, a partir de di verses sources, 
brosser un tableau approximatif. 

Hessen nous informe que « sur les 376 inculpes, accuses de 
crimes contre 1'Etat au cours du premier semestre 1879, il n'y avait 
que 4 % de Juifs », et « sur les 1 054 personnes jug^es devant le 
Senat au cours de l'annee 1880..., il y avait 6,5 % de Juifs 69 ». On 
trouve chez d'autres auteurs des estimations analogues. 

Cependant, de dccennie en decennie, le nombre de Juifs a parti- 
ciper au mouvement revolutionnaire augmente, leur role se fait plus 
influent, plus notoire. Au cours des premieres annees du pouvoir 
sovi6tique, quand cela etait encore un sujet d'orgueil, un commu- 
niste tres en vue, Louric-Larine, disait : « Dans les prisons tsaristes 
et en exil, les Juifs constituaient habituellement pres du quart 
de tous les prisonniers et exiles 70 . » Et l'historien marxiste 
M. N. Pokrovski, se fondant sur les effectifs des differents congres, 
conclut que « les Juifs represented entre le quart et le tiers des 
organisations de tous les partis revolutionnaires 71 ». (VEncyclo- 
pedie juive moderne emet quelques reserves sur cette estimation). 

En 1903, Witte, lors d'une rencontre avec Herzl, s'attacha a 
demontrer que, tout en ne representant que 5 % de la population de 
la Russie, soit 6 millions sur 136 millions, les Juifs regroupaient en 
leur sein pas moins de 50 % de revolutionnaires 72 . 

Le general N. N. Soukhotine, commandant en chef de la region 
de Siberie, a etabli une statistique au l er Janvier 1905 des 
condamn6s politiques place's sous surveillance pour toute la Siberie 
et par nationalite. Cela donnait : 1 898 Russes (42 %), 1 678 Juifs 
(37 %), 624 Polonais (14 %), 167 Caucasiens, 85 Baltes et 94 
appartenant a d'autres nationalites. (Certes, ne sont comptes la que 
les exiles, ne sont pas pris en compte les detenus des prisons et des 
bagnes, et les chiffres ne valent que pour l'annee 1904 ; mais cela 
permet cependant d'avoir une certaine vue d'ensemble.) S'y trouve 
d'ailleurs une precision interessante a propos de ceux « qui se 



68. EJ, 1. 13, p. 645. 

69. Hessen, t. 2, p. 212. 

70. /. Larine, Evrei i antisdmitizm v SSSR (Les Juifs et l'antisfimitisme en URSS), 
M-L., 1929, p. 31. 

71. PEL t.7*. 1994, p. 258. 

72. C. Svei, Rousskiie evrfii v sionizme i v stroitelstve Palestiny i Izrailia (Les Juifs 
russes dans le sionisme et rectification d'Israel). p. 258. 



264 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

sont planques » : 17 % dc Russes, 64 % de Juifs, 19 % d'autres 
nationalities 73 . 

Voici le temoignage de V. Choulguine : en 1889 parvinrent a 
Kiev les nouvelles relatives aux manifestations estudiantines de 
Saint-Petersbourg. « Les longs couloirs de Funiversite grouillaient 
d'une foule dc jcunes en effervescence. Je fus frappe de voir predo- 
miner les Juifs. Etaient-ils plus ou moins nombreux que les Russes, 
je ne saurais le dire, mais ils "predominaient" incontcstablement, 
car c'est eux qui etaient aux commandes de cette melee tumul- 
tueuse en blousons. » A quelque temps de la, on se mit a chasser 
des amphis les professeurs et les etudiants non grevistes. Puis cette 
«" pure et sainte jeunesse" prit des photographies fallacieuses sur 
lesquelles on voyait les cosaques tabasser les etudiants ; ces cliches 
passaient pour avoir 6te pris "sur le vif ' » alors qu'ils etaient 
realises a partir de dessins. « Tous les etudiants juifs ne sont pas de 
gauche..., certains etaient de notre cote, mais ceux-la ont beaucoup 
pati par la suite, ils ont etc harcelcs par la societe. » Choulguine 
ajoute : « Le role des Juifs dans F effervescence revolutionnaire au 
sein des universites etait notoire et sans rapport avec leur nombre 
a travcrs le pays 74 . » 

Milioukov qualifiait tout cela de « legendes sur Fesprit revolu- 
tionnaire des Juifs... Ils [les fonctionnaires du gouvernement] ont 
besoin de legendes, tout comme Fhomme primitif a besoin de prose 
rimee 75 ». A F inverse, G. P. Fedotov ecrivait : « La nation juive, 
moralement liberee a partir des annces 80..., a Finstar de F intelli- 
gentsia russe sous Pierre le Grand, est au plus haut degre deracinee, 
internationaliste et active... Elle prend d'emblce le role dirigeant 
dans la revolution russe... Elle a imprime au profil moral du revolu- 
tionnaire russe son caractere incisif et sombre 76 . » A dater des 
annees 80, les elites russe et juive fusionnent non seulement dans 
une action revolutionnaire commune, mais egalement dans tous les 



73. I/, islorii borby s rcvolioutsiei v 1905 g. (Fragments de l'histoire de la luite avec 
la revolution de 1905), Krasnyi arkhiv (Archives rouges), 1929, t. 32, p. 229. 

74. V. V. Choulguine, « Chto nam v nikh ne nravitsa... » : Ob antisemitizme v Rossii. 
(« Ce qui ne nous plait pas en eux » : de l'antisemitisme en Russic). Paris, 1929, pp. 53- 
54, 191. 

75. Douma d'Elal, 4 C legislature, stcnogramme des seances, session 5, seance 18, 
16 dec. 1916, p. 1174. 

76. G. P. Fedotov, Litso Rossii ; sbornik stratei (Le visage de la Russie, recueil 
d'articles) (1918-1931), Paris, YMCA Press, 1967, pp. 113-114. 



AU SEIN DU MOUVEMENT REVOLUTIONNAIRE RUSSE 265 

engouements d'ordre spirituel, et surtout dans la passion du non- 
enracinement. 

Aux yeux d'une contemporaine, simple tcmoin des faits (Zinai'de 
Altanskai'a, qui correspondait de la ville d'Orel avec Fiodor 
Krioukov*), cette jeunesse juive du debut du siecle apparais.sait 
ainsi : « ... Chez eux, il y a I'art et 1' amour du combat. Et quels 
projets ! - vastes, temeraires ! lis ont quelque chose en propre, une 
aureole de souffrance, quelque chose de precieux. On les envie, on 
est vexe » (que la jeunesse russe ne soit pas pareille). 

M. Agourski emet l'hypothese suivante : « La participation au 
mouvement revolutionnaire etait en quelque sorte une forme d'assi- 
milation [plus] "convenable" que l'assimilation courante passant 
par le bapteme » ; et elle apparait d'autant plus estimable qu'elle 
signifiait aussi une sorte de revoke contre sa propre bourgeoisie 
juive 77 - et contre sa propre religion, comptee dorenavant pour rien 
par les revolutionnaires. 

Cependant, cette assimilation « convenable » n'etait ni complete 
ni meme reelle : beaucoup de ces jeunes gens, dans leur hate, s'ar- 
racherent a leur propre sol sans vraiment s'enraciner dans lc sol 
russe, et resterent a l'exterieur des deux nations et des deux cultures 
pour n'etre plus que ce materiau dont est si friand V inter-natio- 
nalisme. 

Mais, comme l'egalite" en droits des Juifs restait Tune des reven- 
dications majeures du mouvement revolutionnaire russe, ces jeunes 
gens, en se lancant dans la revolution, gardaient presente dans le 
cceur et a l'esprit 1'idee qu'ils servaient toujours les interets de leur 
peuplc. C'etait la these que Parvus avait adoptee comme ligne de 
conduite pour sa vie entiere, qu'il avait formulee, defendait et 
inculquait aux jeunes gens : la liberation des Juifs de Russie ne 
peut se faire qu'en renversant le regime tsariste. 

Cette these trouvait un soutien notable aupres d'une couche 
particuliere de la societe juive - des gens d'age mur, aises, poses, 



77. M. Agourski, Sovmestimy li sionizm i sotsializm ? (Le sionisme et le socialisme 
sont-ils compatibles ?), « 22 », Obschestvenno-polititcheskii i litcraturnyi journal 
evreiskoi intelligentsii iz SSSR v Izraile (« 22 » : revue sociale et politique des intellec- 
tuels juifs emigres d'URSS en Israel), Tel-Aviv, 1984. n° 36, p. 130. 

* Fiodor Dmitrievitch Krioukov (1870-1920) : ecrivain du Don. populiste, mort du 
typhus pendant la guerre civile. On lui a attribue la vraie paternitd du Don paisible du 
prix Nobel Cholokhov. 



266 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

parfaitement etrangers a l' esprit d'aventure, mais qui, depuis la fin 
du xrx e siecle, nourrissaient une irritation permanente contre le 
mode de gouvernement russe. C'est dans ce champ ideologique 
que leurs enfants grandissaient avant meme d' avoir recu la seve du 
judai'sme pour grandir a partir de lui. Un membre influent du Bund, 
M. Rafts, fait remarquer qu'a la charniere des xrx e et xx" 5 siecles 
« la bourgeoisie juive ne cachait pas les esperances et attentes 
qu'elle placait dans les progres du mouvement revolutionnaire... 



78 



». 



Lui, qu'elle rejetait autrefois, avait maintenant ses faveurs 

G. Gerchouni expliqua a ses juges : « Ce sont vos persecutions 
qui nous ont accules a la revolution. » En realite, 1' explication est 
a chercher a la fois dans l'histoire juive et dans l'histoire russe - a 
leur intersection. 

Ecoutons G. A. Landau, publiciste juif de renom. II ecrivit apres 
1917 : « Nombreuses etaient ces families juives, de la petite comme 
de la grande bourgeoisie, oil les parents, bourgeois eux-memes, 
voyaient d'un ceil bienveillant, fier parfois, tranquille toujours, leurs 
rejetons se laisser marquer par le sceau a la mode d'une des ideo- 
logies sociales-revolutionnaires en vogue. » Eux aussi, en fait, 
« penchaient vaguement en favcur de cette ideologic qui protestait 
contre les persecutcurs, mais sans se demander de quelle nature 
etait cette protestation ni quelles etaient ces persecutions ». Et c'est 
ainsi que, « petit a petit, s'installa dans la societe juive l'hegemonie 
du socialisme... - la negation de la societe civile et de l'Etat, le 
mepris de la culture bourgeoise et de l'heritage des siecles passes, 
heritage dont les Juifs eurent d'autant moins de mal a s'arracher 
qu'ils avaient deja, en s'europ6anisant, renonce a leur propre 
heritage ». Les idees revolutionnaires «dans le milieu juif... 
etaient... doublement destructrices », et pour la Russie et pour eux- 
memes. Or, « elles penetrerent le milieu juif beaucoup plus en 
profondeur que le milieu russe 79 ». 

Un joaillier de Kiev, Marchak (qui cre"a meme certaines pieces 

78. M. Rafts, Natsionalistitcheskii « ouklon » Bunda (La « tendance » nationaliste du 
Bund), Soblazn Sotsializma (La tentation du socialisme), p. 276. 

79. G.A. Landau, Revolioutsionnyie' idei v evreiskoi obschestvennosti (Les idees 
revolutionnaires dans 1' opinion pubiiquc juive), Rossiia i evrei : Sb. 1 (La Russie et les 
Juifs. Recueil 1), Otetchestvennoifi obicdineniid rousskikh evreiev zagranitsei (Union 
patriotique des Juifs russes a l'6tranger), Paris, YMCA Press, 1978 (rdetl. Berlin, Osnova, 
1924) pp. 106-109. 



AU SEIN DU MOUVEMENT REVOLUTIONNAIRE RUSSE 267 

pour omer les eglises de la ville), temoigne que «tout en 
frequentant la bourgeoisie, la grande, j'ai ete contamine [par l'esprit 
r6volutionnaire] 80 ». Au reste, c'est bien ce que nous voyons chez 
le jeune Bogrov* : cette energie, cette passion qui grandissent en 
lui pendant sa jeunesse passee au sein d'une famille fort riche. Son 
pere, un liberal fortune, laissait pleine liberte d'action a son jeune 
terroriste de fils. - Et les freres Gotz, terroristes eux aussi, avaient 
pour grands-p&res deux Cresus moscovites, Gotz d'une part, de 
1' autre Vyssotski, un fabricant de the multimillionnaire, et ceux-ci, 
loin de retenir leurs petits-fils, versaient au parti S.-R. des centaines 
de milliers de roubles. 

« Beaucoup de Juifs sont venus grossir les rangs des socia- 
listes », poursuit Landau 81 . Dans l'un de ses discours a la douma 
(1909), A. I. Goutchkov cite le temoignage d'une jeune S.-R. : entre 
autres causes de son desenchantement, « elle disait que le 
mouvement revolutionnaire &ait entierement accapare par les Juifs 
et que ceux-ci voyaient dans le triomphe de la revolution leur 
propre triomphe a eux 82 ». 

L'engouement pour la revolution s'est empare de la societe" juive 
depuis le bas jusqu'en haut, nous dit I. O. Levine : « Ce ne sont 
pas seulement les couches inferieures de la population juive de 
Russie qui se sont livrees a la passion rdvolutionnaire », mais ce 
mouvement « ne pouvait pas ne pas saisir une grande partie des 
intellectuels et semi-intellectuels du peuple juif » (semi-intellec- 
tuels qui, ecrit-il, constitueront, dans les annees 20, les cadres actifs 
du regime sovietique). « lis 6taient encore plus nombreux parmi 
les professions liberates, depuis les dentistes jusqu'aux enseignants 
des universites - ceux qui pouvaient s' installer hors de la Zone 
de residence. Ayant perdu le patrimoine culturel du judai'sme 



80. A.O. Marchak, Interviou radiostantsii « Svoboda » (Interview a « Radio Liberte" »), 
Vospominaniia o revolioutsii 1917 goda (Souvenirs sur la revolution de 1917), Int. n" 17, 
Munich, 1965, p. 9. 

81. Landau, op. at., p. 109. 

82. A. Goutchkov, Retch v Gosoudarstvennoi Doume 16 dek. 1909; po zaprosou o 
vzryve na Astrakhanskoi oulitse (Discours a la Douma d'Etat du 16 dec. 1909 ; interpel- 
lation a propos de l'explosion de la rue d'Astrakhan), A. I. Goutchkov v Tretei Gosou- 
darstvennoi Doume (1907-1912 gg.) : Cb. retchei (A. I. Goutchkov a la troisieme douma 
d'Etat) (1907-1912), Recueil de discours, Saint-P&ersbourg, 1912, pp. 143-144. 

* Dmitri Grigorievitch Bogrov : jeune agent des services secrets. Tira a Kiev sur le 
ministre A. Stolypine et le tua (1911). Condamnd a mort et ex<Scut6. 



268 DEUX S1ECLES ENSEMBLE 

traditionnel, ces personnes n'en 6taient pas moins restees etrangeres 
et a la culture russe et a toute autre culture nationale. Ce vide 
spirituel, dissimule sous une culture europeenne superficiellement 
assimilee, rendait les Juifs, deja enclins au materialisme de par leurs 
metiers de commercants ou d' artisans, tres receptifs aux theories 
politiques mat£rialistes... Le mode de pensee rationaliste propre aux 
Juifs... les predispose a adherer a des doctrines comme celle du 
marxisme revolutionnaire 83 . » 

Le co-auteur de ce recueil, V. S. Mandel, remarque : « Le 
marxisme russe a l'etat pur, copie sur l'original allemand, n'a 
jamais ete un mouvement national russe, et les Juifs qui, en Russie, 
6taient animus d'un esprit revolutionnaire, pour qui rien n'etait plus 
facile que d'assimiler une doctrine exposee dans des livres en 
allemand, furent tout naturellement amenes a prendre une part 
importante a Toeuvre de transplantation de ce fruit etranger sur le 
sol russe 84 . » F. A. Stepoun exprimait la chose ainsi : « la jeunesse 
juive discutait hardiment, citations de Marx a l'appui, la question 
de savoir sous quelle forme le moujik russe devrait posseder la 
terre. Le mouvement marxiste a commence en Russie avec la 
jeunesse juive a Tinterieur meme de la Zone de residence ». 

Developpant cette idee, V. S. Mandel rappelle « "Les Protocoles 
des Sages de Sion"..., ce faux stupide et haineux ». Eh bien, « ces 
Juifs voient dans les delires des "Protocoles" la maligne intention 
des antisemites d'eradiquer le judai'sme », mais eux-memes « sont 
prets, a des degres divers, a organiser le monde sur des principes 
nouveaux, et croient que la revolution marque un pas en avant vers 
l'instauration du Royaume celeste sur terre, et attribuent au peuple 
juif, pour sa plus grande gloire, le role de guide des mouvements 
populaires pour la liberte, l'egalite et la justice - un guide qui, bien 
sur, n'hesite pas a abattre le regime politique et social en place ». 
Et il en donne pour exemple une citation tiree du livre de Fritz 
Kahn, Les Hebreux comme race et peuple de culture : « Moi'se, 
mille deux cent cinquante ans avant Jesus-Christ, a, le premier dans 
l'Histoire, proclame les droits de rhomme... Le Christ a paye de 
sa vie la predication de manifestes communistes dans un Etat 



83. /. O. IJvine, Evrei u revolioutsiia (Les Juifs et la revolution), Rossia i evrei (La 
Russie et les Juifs), op. cit., pp. 130-132. 

84. y S. Mandel, Konservativnyie i razrouchitelnyie' idei v evreistve (Les idees 
conservatrices ct les idces dcstructrices dans la soci&6 juive), ibidem, p 199. 



AU SEIN DU MOUVEMENT REVOLUTIONNAIRE RUSSE 269 

capitaliste », puis « en 1848 s'est pour la dcuxicme fois levee au 
firmament l'etoile de Bethlcem... et elle s'est levee a nouveau au- 
dessus des toits de Judee : Marx 85 ». 

Ainsi, « de cette commune veneration pour la revolution sortent 
et se distinguent certains courants d'opinion dans la societe juive 

- tous desesperement irrealistes, puerilement pretentieux, par la 
meme aspirant irresistiblement a une ere trouble, et non point en 
Russie seulement, mais englobant le siecle tout entier 86 ». 

Avec quelle desinvolture et quelle pesanteur a la fois, avec 
quelles belles promesses le marxisme penetre dans la conscience 
de la Russie cultivee ! Enfin la revolution a trouve son fondement 
scientifique avec son cortege d'infaillibles deductions et d'ineluc- 
tables predictions ! 

Au nombre des jeunes marxistes, voici Julius Tsederbaum ; 
Martov, le futur grand leader des mencheviks, lui qui, avec son 
meilleur ami Lenine, va fonder tout d'abord l'« Union de combat 
pour la liberation de la classe ouvriere » (de toute la Russie) 

- seulement il ne jouira pas de la meme protection que Lenine, 
exile dans la clemente contree de Minousine : il devra purger ses 
trois annees dans la dure region de Touroukhan. C'est lui aussi qui, 
toujours en collaboration avec Lenine, concut Ylskra* et mit en 
place tout un reseau pour sa diffusion. 

Mais, avant meme de collaborer avec Lenine pour fonder le Parti 
social-democrate panrusse, Martov, alors exile a Vilnius, avait mis 
sur pied, vers 1 895, les fondements ideologiques et organisationnels 
d'une « Union ouvriere juive commune pour la Lituanie, la Pologne 
et la Russie ». L'idee de Martov etait que, desormais, il fallait 
preTeYer, au travail dans les cercles, la propagande au sein de la 
masse, et, pour cela, rendre celle-ci « plus specifiquement juive », 
done, notamment, la traduire en yiddish. Dans son expose- 
programme, Martov decrivait ainsi les principes de la nouvelle 
Union : « Nous attendions tout du mouvement de la classe ouvriere 
russe et nous nous considerions comme un appendice du 



85. Mandel, ibidem, pp. 172-173. 

86. /. M. Biekerman, Rossiia i rouskoie' evrcistvo (La Russie et les Juifs de Russie), 
ibidem, p. 34. 

* L'Iskra (L'Etincelle) est le premier journal marxiste cri6 par Lenine a l'dtranger. 
Parut de 1900 a 1903. Repris par les mencheviks et parait jusqu'en 1905. 



270 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

mouvement ouvrier panrusse..., nous avions oublie de maintenir 
le lien avec la masse juive qui ne sait pas le russe. » Mais, dans 
le meme temps, « sans nous en douter, nous avons hisse le 
mouvement juif a une hauteur inegalee par les Russes ». Le 
moment est maintenant venu d'affranchir le mouvement juif « de 
l'oppression mentale a laquelle l'a soumis la bourgeoisie » juive, 
qui est « la bourgeoisie la plus minable, la plus basse du monde », 
«de creer une organisation ouvriere specifiquement juive qui 
servira de guide et d'instructeur au proletariat juif ». Dans «le 
caractere national du mouvement », Martov voyait une victoire sur 
la bourgeoisie, et, avec cela, « nous sommes parfaitement a l'abri... 
du nationalisme 87 ». Des Pannee suivante, Plekhanov, au Congres 
de 1' Internationale socialiste, qualifia le mouvement social-ddmo- 
crate juif d'« avant-garde de l'armee ouvriere en Russie 88 ». Cest 
celui-ci qui devint le Bund (Vilnius, 1897), six mois avant la 
creation du Parti social-democrate de Russie. L'etape suivante est 
le I er Congres du Parti social-democrate russe, qui a lieu a Minsk 
(ou se trouvait le siege du Comite central du Bund) en 1898. 
L' Encyclopedic juive nous dit que « sur huit delegues, cinq etaient 
juifs : les envoyes d'un journal de Kiev, La Gazette ouvriere, 
B. Eidelman, N. Vigdortehik, et ceux du Bund : A. Kremer, 
A. Mutnik, S. Katz [etaient egalement presents Radtchenko, Petrou- 
sevitch et Vannovski]. Au Comite central du parti (de trois 
membres) qui fut constitue" lors de ce Congres entrerent A. Kremer 
et B. Eidelman 89 ». Ainsi naquit le Parti social-democrate ouvrier 
de Russie, dans une etroite parentc avec le Bund. (Ajoutons : avant 
meme la creation de VIskra, c'est a Lenine qu'avait €t€ proposee 
la direction du journal du Bund 90 .) 

Que le Bund ait ete cree a Vilnius n'a rien d'etonnant : Vilnius, 
c'etait « la Jerusalem lituanienne », une ville ou r£sidait toute une 



87. /. Martov, Povorotnyi punkt v istorii evreiskogo rabotchego dvijeniia (Un toumant 
dans I'histoire du mouvement ouvrier juif), Soblazn Sotsializma (La tentation du socia- 
lisme), pp. 249, 259-264, EJ, t. 5, p. 94. 

88. G. V. Plekhanov o sotsialistitcheskom dvijenii sredi evrciev (G. V. Plekhanov sur 
le mouvement socialiste parmi les Juifs), Soblazn Sotsializma (La tentation du socia- 
lisme), p. 266. 

89. PEJ, t. 7, p. 396. 

90. V.I. Unine, Sotchineniia ((Euvres en 45 vol., 4 C ed.), Gospolitizdat, 1941-1967 
t. 5, pp. 463-464, 518. 



AU SEIN DU MOUVEMENT REVOLUTIONNA1RE RUSSE 271 

elite juive cultivde et par ou transitait, en provenance de l'Ouest, 
toute la litterature illegale a destination de Petersbourg et Moscou 91 . 

Mais voici que le Bund, en depit de son ideologic internationa- 
liste, « devint un facteur d' union nationale de la vie juive », meme 
si « ses dirigcants se gardaicnt du nationalisme comme de la peste » 
(tout comme les sociaux-democrates russes qui reussirent, eux, a 
s'en garder jusqu'a la fin). Des subsides avaient beau affluer de 
l'etranger, consentis par les milieux juifs fortunes, le Bund pronait 
le principe selon lequel il n'y a pas un seul peuple juif, et rejetait 
1'idee d'une « nation juive universelle 92 », pr&endant au contraire 
qu'il existe dans le peuple juif deux classes antagonistes (le Bund 
craignait que les humeurs nationales ne « vinssent obscurcir la 
conscience de classe du proletariat »). 

Cependant, de proletariat juif a proprement parler il n'y en avait 
guere : les Juifs entraient rarement comme ouvriers dans les 
fabriques car, comme l'explique F. Kohn, « ils tenaient pour desho- 
norant de ne pas etre son propre maitre », fut-ce tres modestement 
- en tant qu'artisan ou meme apprenti, quand on peut nourrir 
l'espoir d'ouvrir son propre atelier. « S'embaucher a 1'usine, c'6tait 
perdre toute illusion quant a l'eventualite de devenir un jour son 
propre maitre, et e'est pourquoi entrer a 1'usine 6tait une humi- 
liation, un deshonneur 93 . » (Un autre obstacle etait la repugnance 
des patrons a embaucher des ouvriers dont le jour de repos etait 
le samedi et non le dimanche.) En consequence, le Bund declara 
« proletariat juif » et les artisans, et les petits commercants, et les 
commis (tout individu travaillant a l'embauche n'etait-il pas un 
proletaire, selon Marx ?), et meme les intermediaires commerciaux. 
A tous ceux-la on pouvait inculquer l'esprit revolutionnaire, et on 
devait les jeter dans le combat contre l'autocratie. Le Bund declara 
meme que les Juifs « sont le meilleur proletariat du monde 94 ». (Au 



91. Schub, MJ-2, p. 137. 

92. Aronson, V borbe za... (Dans le combat pour...), LMJR-1, p. 222. 

93. Revolioutsionnoie" dvijeniie sredi evreiev (Le mouvement revolutionnaire parmi 
les Juifs) Sb. 1, M. ; Vsesoiouznoie" Obschestvo Politkatorjan i Ssylno-poselentsev 
(Recueil 1, M. ; Association pour toute 1' Union sovi&ique des prisonniers et exiles poli- 
tiques), 1930, p. 25. 

94. S. Dinumstein, Revolioutsionnoie dvijeniie sredi evreiev (Le mouvement revolu- 
tionnaire parmi les Juifs), Sb. 1905 : Istoriia rcvolioutsionnogo dvijeniia v otdelnykh 
otcherkakh (Recueil 1905 : Histoire du mouvement rdvolutionnaire, quelques etudes 
separecs), dirigc par M. N. Pokrovski. t. 3, livre 1, M-L., 1927, pp. 127, 138, 156. 



272 DEUX S1ECLES ENSEMBLE 

reste, le Bund ne renonca jamais a l'idee de « renforcer son action 
aupres des travailleurs Chretiens ».) 

Non suspect de sympathies pour le socialisme, G. B. Sliosbcrg 
ecrit a ce propos que l'enorme propagande deployee par le Bund et 
certaines de ses interventions « ont fait du tort, et notamment un 
tort immediat au commerce des Juifs ct a leur industrie en plein 
demarrage ». Le Bund montait contre les patrons instructeurs les 
tout jeunes apprentis, des gamins de 14-15 ans ; ses membres 
cassaient les carreaux « des maisons juives plus ou moins 
cossues ». Ainsi, « le jour de Yom-Kippour, des jeunes du Bund 
sont entres en trombe dans la grande synagogue [de Vilnius], ont 
interrompu la priere et ont entame une incroyable bamboche, avec 
la biere coulant a dots... 95 ». 

Mais, en depit de son fanatisme de classe, le Bund se fondait 
toujours plus dans un courant universel egalement propre au libera- 
lisme bourgeois : « On pensait de plus en plus couramment, dans 
le monde cultive, que l'idee nationale joue un role essentiel dans 
l'eveil de la conscience de soi, chez tout homme, ce qui obligeait 
les theoriciens des cercles proletariens eux-memes a poser plus 
largement la question nationale » ; c'est ainsi qu'au Bund « les 
tendances assimilationnistes se virent peu a pcu supplanter par les 
tendances nationales % ». - Cela, Jabotinski le confirme : « A 
mesure qu'il grandit, le Bund substitue une ideologic nationale 
au cosmopolitisme 97 . » Abram Amsterdam, « l'un des premiers 
responsables importants du Bund », mort prematurement, « tentait 
de concilier la doctrine marxiste avec les idees du nationalisme 98 ». 
- En 1901, lors d'un congres du Bund, l'un des futurs leaders de 
l'annee Dix-Sept, Mark Lieber (M. I. Goldman), qui n'etait alors 
qu'un jeune homme de 20 ans, declara : « Nous etions jusqu'alors 
des cosmopolites convaincus. Nous devons devenir nationaux. II ne 
faut pas avoir peur du mot. National ne veut pas dire nationaliste. » 
(Puissions-nous le comprendre, ffit-ce avec quatre-vingt-dix ans de 
retard !) Et, bien que ce congres eut enterine une resolution contre 



95. G. B. Sliosberg, Dela minouvchikh dnei : Zapiski rousskogo evreia (Choses du 
temps pass6 : Notes d'un Juif russe), en 3 vol., Paris, 1933-1934, t. 3, pp. 136-137. 

96. EJ. t. 3, p. 337. 

97. V. Jabotinski, Vvdeniie' (PreTace) a Kh. N. Bialik, Pesni i poemy (Chansons ct 
poemes), Saint-P6tersbourg, 6d. Zaltsman, 1914, p. 36. 

98. EJ, t. 2, p. 354. 



AU SEIN DU MOUVEMENT REVOLUTIONNAIRE RUSSE 273 

« 1' exaltation du sentiment national qui conduit au chauvinisme », 
il s'est egalcmcnt prononce pour l'autonomie nationale des Juifs 
« independamment du territoire habite par eux" ». 

Ce slogan de l'autonomie nationale, le Bund le developpa 
quelques annees durant, et dans sa propagande et dans sa campagne 
de banquets politiques de 1904... bien que personne ne sut sans doute 
au juste ce que pouvait signifier l'autonomie sans le territoire. Ainsi, 
Ton accordait a toute personne juive le droit de n'utiliser que sa 
propre langue dans ses rapports avec 1 'administration locale et les 
organes de l'Etat... mais comment faire ? (Car ne faudrait-il pas alors 
accorder egalement ce droit aux ressortissants des autres nations ?) 

Soulignons aussi qu'en depit de ses tendances socialistes le 
Bund, « dans son programme social-dcmocrate », se prononca 
« contre la revendication du retablissement de la Pologne... et 
contre des assemblies constituantes pour les marches de la 
Russie 100 ». Le nationalisme, oui - mais pour soi seulement ? 

Ainsi done, le Bund n'admettait en son sein que des Juifs. Et, 
une fois cette orientation prise, et bien qu'il fut radicalement anti- 
clerical, il n'accepta pas les Juifs qui avaient rcnie leur religion. 
Les organisations paralleles social-democrates russes, le Bund les 
qualifie de « chretiennes » - et d'ailleurs, comment se les repr6- 
senter autrement ? Mais quelle cruelle offense pour Lenine" 11 que 
d'etre ainsi catalogue parmi les « Chretiens » ! 

Le Bund incarne ainsi la tentative de defendre les interets juifs, 
notamment contre les interets russes. La aussi, Sliosberg reconnait : 
« L' action du Bund a eu pour consequence d'elever chez les travail- 
leurs juifs le sentiment dc leur dignite et la conscience de leurs 
droits' 02 .* 

Par la suite, les relations du Bund avec le Parti social-democrate 
russe n'ont pas ete faciles. Comme d'ailleurs avec le Parti socialiste 
polonais qui, des la naissance du Bund, eut a son egard une attitude 
« extremement mefiante » et declara que « l'isolationnisme du 
Bund le place dans une position d'adversaire par rapport a 
nous m ». Vu ses tendances de plus en plus nationalistes, le Bund 



99. Aronson, V borbc za... (Dans lc combat pour...), LMRJ-1*, pp. 220-222. 

100. EJ, t.5, p. 99. 

101. Lenine, 4° 6d., t. 6, p. 298. 

102. Sliosberg, t. 2, p. 258. 

103. EJ*. t.5, p. 95. 



274 DEUX S1ECLES ENSEMBLE 

ne pouvait avoir que des rapports conflictuels avec les autres 
branches de la social-dcmocratie russe. 

Lenine dealt ainsi la discussion que lui-meme et Martov eurent 
avec Plekhanov a Geneve en septembre 1900 : « G. V.* fait preuve 
d'une intolerance phenomenale en declarant qu'il [c'est-a-dire le 
Bund] n'est nullcment une organisation social-democrate, mais 
qu'il est tout bonnement une organisation exploiteuse, qui exploite 
les Russes ; il dit que notre but est de chasser ce Bund du Parti, 
que les Juifs sont tous sans exception des chauvins et des nationa- 
listes, que le parti russe doit etre russe et non se livrer "pieds et 
poings lies" a la tribu de Gad**... G. V. est reste sur ses positions 
sans vouloir en demordre, disant que nous manquons tout 
simplement de connaissances sur le monde juif et d'experience 
dans les rapports avec lui m . » (De quelle oreille Martov, lui, le 
premier initiateur du Bund, dut-il entendre cette diatribe ?!) 

En 1898, le Bund, en depit de sa plus grande ancicnnete, accepta 
d'entrer dans le Parti social-democrate russe, mais comme un tout, 
en gardant sa pleine autonomic quant aux affaires juives. II acceptait 
done d'etre membre du parti russe, mais a condition que celui-ci 
n'interfMt en rien dans ses affaires. Tel fut 1' accord passe" entre 
eux. Cependant, au debut de l'annee 1902, le Bund estima que 1' au- 
tonomic, si facilement obtenue au I cr Congres du Parti social-demo- 
crate, ne lui suffisait plus et qu'il voulait desormais adherer au parti 
sur un mode federal, en jouissant d'une pleine independance jusque 
dans les questions de programme. II fit paraitre a ce propos une 
brochure contre YIskra m . L' argument central, nous expose Lenine, 
etait que le proletariat juif « est une partie du peuple juif, lequel 
occupe une place a part au sein des nations ""' ». 

La, Lenine voit rouge et se sent oblige de fcrrailler lui-meme 
avec le Bund. II n'appelle plus seulement a « maintenir la pression 
[ contre l'autocratie] en evitant une fragmentation du parti en 
plusieurs formations independantes ,fl7 », mais il se lance dans une 



104. Unine, 4 C <5d., t. 4, p. 311. 

105. EJ, t. 5, pp. 96-97. 

106. Unine, 4" 6d., t. 7, p. 77. 

107. Ibidem, t. 6, p. 300. 

* G. V. : Gudorgui Valentinovitch Plekhanov (1856-1918), social -democrate, marxiste, 
membre dirigcant de La Volonl6 du Peuple. Emigre en 1880. Leader du parti menchevik. 
** Gad, l'un des douze fils de Jacob. L'une des douze tribus d'Isracl. 



AU SEIN DU MOUVEMENT REVOLUTIONNAIRE RUSSE 275 

argumentation passionnee visant a prouver (a la suite, il est vrai, 
de Kautski) que les Juifs ne sont nullement une nation : ils n'ont 
ni langue ni territoire communs (un jugement platement materia- 
liste : les Juifs sont l'une des nations les plus authentiques, les plus 
soudees qui soient sur Terre ; soudee, elle Test en esprit. Avec son 
internationalisme superficiel et vulgaire, Lenine ne comprenait rien 
a la profondeur ni a l'enracinement historique de la question juive.) 
« L'idee d'un peuple juif a part est politiquement reactionnaire 10S », 
puisqu'elle justifie le particularisme juif. (Et d'autant plus « reac- 
tionnaires » etaient pour lui les sionistes !) Lenine ne voyait de 
solution pour les Juifs que dans leur totale assimilation - ce qui 
revient a dire en fait : cesser carrement d'etre juif. 

U6l6 1903, au H e Congres du Parti social-democrate de Russie 
rduni a Bruxelles, sur 43 delegues, on n'en comptait que 5 du Bund 
(et pourtant, « y prirent part beaucoup de Juifs »). Et Martov, 
« soutenu par douze Juifs » (parmi eux : Trotski, Deutsch, Martynov, 
Liadov, pour ne citer que ceux-la), prit la parole au nom du parti 
contre le principe « federal » reclame par le Bund. Les membres du 
Bund quitterent alors le Congres (ce qui permit au paragraphe 1 des 
statuts proposes par Lenine de l'emporter), puis quitterent 6galement 
le parti' 09 . (Apres la scission du Parti social-democrate en 
bolcheviks et mencheviks, « les leaders des mencheviks furent 
A. Axelrod, A. Deutsch, L. Martov, M. Lieber, L. Trotski ' Rl », ainsi 
que F. Dan, R. Abramovitch - Plekhanov restant a 1'ecart.) 

« Rue des Juifs », comme on disait alors, le Bund etait rapi- 
dement devenu une organisation puissante et agissante. « Jusqu'a la 
veille des evenements de 1905, le Bund etait l'organisation sociale- 
democrate la plus puissante en Russie, avec un appareil bien rode, 
une bonne discipline, des membres soudes, de la souplesse et une 
grande experience de la conspiration. » « Nulle part ailleurs on ne 
trouve une discipline comme au Bund. » Le « bastion » du Bund 
etait la region du Nord-Ouest 1 ". 

Toutefois, une redoutable concurrence surgit avec le « Parti 
ouvrier juif independant » qui se crea en 1901 sous 1' influence et 



108. Ibidem, t. 7, pp. 83-84. 

109. EJ, t. 5, p. 97 ; PEJ, t. 7, p. 397. 

110. PEJ, t. 7, p. 397. 

111. Dimanslein, « 1905 », t. 3, livre I, pp. 127, 138. 156. 



276 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

les exhortations de Zoubatov* : celui-ci persuadait les ouvriers juifs 
et tous ceux qui voulaient 1' entendre que ce n'etait pas l'ideologie 
sociale-democrate qu'il leur fallait, mais lutter contre la bourgeoisie 
en defendant leurs interets economiques a eux - le gouvernement 
etant interesse a leur succes, ils pourraient agir legalement, le 
pouvoir ne serait qu'un arbitre bienveillant. Prit la tete de ce 
mouvement la fille d'un meunier, l'intrcpide Maria Vilbouchevitch. 
« Les partisans de Zoubatov... jouissaient d'un grand succes a 
Minsk aupres des ouvriers (juifs) » ; ils s'opposaient passionnement 
aux membres du Bund et obtinrent beaucoup en organisant des 
greves de type economique. Ils agissaient aussi, non sans succes, a 
Odessa (Khuna Chaievitch). Mais tout comme, a l'echelle du pays, 
le gouvernement apeure (et Plehve**) fit echouer le projet de 
Zoubatov, de meme ici avec les « independants » : Chaievitch fut 
arrete" en 1903, condamne a une peine assez courte - mais 
parvinrent alors les nouvelles du pogrom de Kichinev***, et les 
« independants » en eurent les bras scies" 2 . 

Pendant ce temps, « le Bund recevait de l'aide des groupes 
etrangers » : de Suisse d'abord, puis de Paris, Londres, des Etats- 
Unis ou « les groupes d'action... avaient atteint d'assez importantes 
proportions ». S'etaient organises « des clubs, des amicales, des 
associations d'aide a Taction du Bund en Russie. Cette aide etait 
surtout d'ordre financier" 3 ». 

A partir de 1901, le Bund renonca a la « terreur economique » 
(tomber a bras raccourcis sur les patrons, l'encadrement des 
usines), parce qu'elle « obscurcit la conscience sociale-democrate 
des ouvriers », et il fit mine egalement de condamner la terreur 
politique" 4 . Ce qui n'empecha pas un certain Guirsh Lekkert, un 
cordonnicr membre du Bund, de tirer sur le gouverneur de Vilnius 



1 12. N. A. Buchkinder, Nezavissimaia evreiskaia rabolchaia partiia (Le Parti ouvrier 
juif ind^pendant), Krasnaia letopis : lstoritchcskii journal (Chronique rouge : revue histo- 
rique). 1922, n° 2-3. pp. 208-241. 

113. EJ, t. 5, p. 101 ; PEJ, t. 1, pp. 559-560. 

114. EJ, t.5, p. 96. 

* Serguei Vassilievitch Zoubatov (1864-1917) : chef de la Police de Moscou et du 
departcment special de la Police (1902-1905). 

** Viatcheslav Konstantinovitch Plehve (1846-1904) : ministre ruse de l'lnterieur, 
abattu par le terroriste S. R. Sozonov. 

*** Le pogrom de Kichinev : le plus sanglant des pogroms antijuifs, survenu en 
avril 1903 a Kichinev, chef-lieu de la Bessarabie. Voir infra, chapitre 8. 



AU SEIN DU MOUVEMENT REV0LLTI0NNA1RE RUSSE 277 

- et il fut pendu pour cela. Le jeune Mendel Deutsch, encore 
mineur, tira lui aussi des coups de feu dont la signification marqua 
« I' apogee du mouvement des masses juives" 5 ». Et deja le Bund 
se demandait s'il ne fallait pas en revenir a la terreur. En 1902, 
la Conference de Berditchev enterina une resolution sur la 
« vengeance organisee ». Mais un d£bat s'ouvrit au sein du Bund 
et, l'annee suivante, son congres annula de facon formelle cette 
decision de la Conference" 6 . Au dire de Lenine, le Bund, en 1903, 
tra versa « des tentations terroristes qui lui passerent" 7 ». 

La terreur, qui s'etait manifested deja plus d'une fois en Russie, 
ben6ficiait d'une complaisance generate, complaisance qui etait 
dans l'air du temps et qui, avec la coutume de plus en plus r6pandue 
dans la jeunesse de detenir, « pour le cas oil », une arme a feu (or, 
il etait facile de s'en procurer par la contrebande) ne pouvait pas 
ne pas susciter, dans 1' esprit des jeunes de la Zone de residence, 
l'idee de former ses propres detachements de combat. 

Mais le Bund avait des concurrents agissants et dangereux. Est- 
ce une coincidence historique, ou est-ce justement parce que l'heure 
etait venue, pour la conscience nationale juive, de renaltre, toujours 
est-il qu'en 1897, annee de la creation du Bund, et meme un mois 
avant, avait eu lieu le I er Congres universel du sionisme. Et c'est 
ainsi qu'au debut des annees 1900 de jeunes Juifs frayerent une 
voie nouvelle, « une voie de service public... au carrefour entre 
Iskra et "Bne Moshe" ("les fils de Moi'se") les uns tournant vers la 
droite, les autres se dirigeant vers la gauche" 8 ». «Dans les 
programmes de tous nos groupements apparus entre 1904 et 1906, 
le theme national tenait la place qui lui etait due ' l9 . » Nous avons 
vu que le Bund, socialiste, n'y avait pas coupe\ et il ne lui restait 
maintenant qu'a condamner d'autant plus fermement le sionisme 
pour exciter le sentiment national au detriment de la conscience 
de classe. 

II est vrai que « les effectifs des cercles sionistes parmi la 



115. Dimanstein, « 1905 », t. 3. livre 1, pp.149-150. 

1 16. EJ*, t. 5, p. 97. 

117. lenine, 4 e ed., t. 6, p. 288. 

118. /. Ben-Tsvi. 

119. S.M. Guinzbourg, O roussko-evreiskoi intelligentsii (De l'intelligentsia russo- 
juive), Sb. Evreiski mir ; Ejegotlnik na 1939 g. (Rec. Le Monde juif. Annuel pour 
l'annee 1939), Paris, Association de I' intelligentsia russo-juivc, p. 39. 



278 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

jeunesse le cedaient au nombre des jeunes adherant aux partis 
socialistes revolutionnaires ,20 ». (Bien qu'il existat des contre- 
exemples : ainsi l'6diteur de La Pravda juive socialiste de Geneve, 
G. Gourevitch, s'etait reconverti pour se consacrer entierement au 
probleme de 1' installation des Juifs en Palestine.) Le fosse creuse 
entre le sionisme et le Bund se trouvait peu a peu combl^ par 
tel parti nouveau, puis tel autre, puis un troisieme - Poalei- 
Tsion, Tseirei-Tsion, les « sionistes-socialistes », les serpovtsy 
(seimovtsy) -, chacun conjuguant a sa facon sionisme et socialisme. 
On comprend qu'entre des partis si rapproches les uns des autres 
se soit developpee une lutte acharnee, et cela ne facilita pas la tache 
du Bund. Non plus que Immigration des Juifs de Russie en Israel, 
laquelle prit de l'ampleur en ces annees-la : pourquoi done 
emigrer ? quel sens cela a-t-il quand le proletariat juif doit se battre 
pour le socialisme cote a cote avec la classe ouvriere de tous les 
pays..., ce qui resoudra automatiquement la question juive partout 
et en tous lieux ? 

On a souvent reproche aux Juifs, au cours de l'Histoire, le fait 
que beaucoup d'entre eux furent des usuriers, des banquiers, des 
negotiants. Oui, les Juifs ont forme un detachement de tete, createur 
du monde du capital - et principalement dans ses formes financieres. 
Cela, le grand economiste politique Werner Sombart l'a decrit d'une 
plume vigourcuse et convaincante. Au cours des premieres annees 
de la revolution, cette circonstance fut au contraire imputee a merite 
aux Juifs, s'agissant d'une formation inevitable sur le chemin du 
socialisme. Et dans l'un de ses requisitoires, en 1919, Krylenko 
trouva lieu de souligner que « le peuple juif, depuis le Moyen Age, 
a sorti de ses rangs les tenants d'une influence nouvelle, celle du 
capital... ils ont precipite... la dissolution de formes 6conomiques 
d'un autre age 121 ». Oui, assurement, le systeme capitaliste dans le 
champ economique et commercial, le systeme democratique dans 
le champ politique sont pour beaucoup redevables a l'apport 



120. Slioxberg, t. 3, p. 133. 

121. N. V Krylenko, Za piat let. 1918-1922 : Obvinitelnyie" retchi po naibolee 
kroupnym protsessam, zaslouchannym v Moskovskom i Verkhovnom Revolioutsionnykh 
Tribounalakh 'Sur cinq annees, 1918-1922 : Requisitoires prononc6s au cours des plus 
grands proc&s devant la Cour supreme et le Tribunal reVolutionnaire de Moscou), 
M., 1923, p. 353. 



AU SEIN DU MOUVEMENT REVOLUTIONNAIRE RUSSE 279 

constructif des Juifs, et ces systemes, en retour, sont les plus favo- 
rables a l'epanouissement de la vie et de la culture juives. 

Mais - et c'est une insondable enigme historique -, ces systemes 
n'ont pas ete les seuls que les Juifs aient favorises. 

Ainsi que V. S. Mandel nous le rappelle, si Ton s'en refere a la 
Bible, on decouvre que « l'idee meme de monarchic a ete inventee 
par nul autre peuple que par les Hebreux, et ils l'ont transmise au 
monde Chretien. Le monarque n'est pas elu par le peuple, il est 1'elu 
de Dieu... De la vient le rite, dont ont herite" les peuples chr&iens, 
du couronnement et de l'onction des rois 122 ». (On pourrait rectifier 
en rappelant que les pharaons, longtemps auparavant, etaient 
egalement oints, et eux aussi comme porteurs de la volontc divine.) 
De son cote, l'ancien revolutionnaire russe A. Valt-Lessine se 
souvient : « Les Juifs n'accordaient pas au mouvcment revolution- 
naire une grande importance. Ils mcttaient tous lcurs espoirs dans 
les suppliques adressees a Petersbourg, ou meme dans les bakchichs 
vers6s aux fonctionnaires des ministeres - mais nullement dans la 
revolution 123 . » Ce genre de demarche aupres des spheres influentes 
recut d'ailleurs, de la part de l'impatiente jeunesse juive, le 
sobriquet, connu depuis le Moyen Age et devenu infamant 
aujourd'hui, de chtadlan. Quelqu'un comme G. B. Sliosberg, qui 
travailla de longues annees au Senat et au ministere de lTnterieur, 
et qui, patiemment, dut resoudre des problemes juifs d'ordre prive, 
jugeait que cette voie etait la plus sure, la plus riche d'avenir pour 
les Juifs, et il etait ulcere de constater l'impatience de ces jeunes. 

Oui, assurement, il etait parfaitement deraisonnable, dc la part des 
Juifs, de se joindre au mouvement revolutionnaire, lui qui a ruine le 
cours de la vie normale en Russie, et, par voie de consequence, celle 
des Juifs de Russie. Pourtant : et dans la destruction de la monarchic, 
et dans la destruction de l'ordre bourgeois - comme, quelque temps 
auparavant, dans le renforccmcnt dc celui-ci -, les Juifs se sont 
trouves a l'avant-garde. Telle est la mobilite innee du caractere juif, 
sa sensibilite" extreme aux courants sociaux et a l'avancee du futur. 

Ce ne sera pas la premiere fois que, dans l'histoire de l'humanite, 
les elans les plus naturels des hommes deboucheront soudain sur les 
monstruosite"s les plus contraires a leur nature. 



122. Mandel, Rossia i evrei (La Russie et les Juifs). op. cit., p. 1 77. 

123. A. Lessine, Epizody iz moei jizni (Episodes de ma vie), MJ-2, p. 388. 



Chapitre 7 
NAISSANCE DU SIONISME 



Comment la conscience juive a-t-elle evolue en Russie au cours 
de la seconde moitie du xix e siecle ? Vers 1910, Vladimir Jabo- 
tinski decrit cette Evolution a sa maniere quelque peu passionnelle : 
au debut, la masse des Juifs a oppose aux Lumieres « le prejuge 
fanatique d'une specificite surevaluee ». Mais le temps fit son 
ceuvre, et « autant les Juifs, auparavant, fuyaient la culture huma- 
niste, autant maintenant ils y aspirent... et cette soif de connaissance 
est si repandue qu'elle fait peut-etre de nous, Juifs de Russie, la 
premiere nation du monde ». Cependant, « en courant au but, nous 
l'avons depasse. Notre but etait de former un Juif qui, en restant 
juif, pourrait vivre unc vie qui serait celle de l'homme universel », 
et « voici que maintenant nous avons totalement oublie que nous 
devions rester juifs », « nous avons cesse d'attacher du prix a notre 
essence juive, et elle a commence a nous peser ». U faut « cxtirper 
cette mentalite du mepris de soi et faire renaitrc la mentalite du 
respect de soi... Nous nous plaignons de ce qu'on nous meprise, 
mais nous ne sommes pas loin de nous mepriser nous-memes ' ». 

Cette description rend compte de la tendance generate a 1' assimi- 
lation, mais pas de tous les aspects du tableau. Comme nous l'avons 
deja vu (chapitre 4), le publiciste et homme de lettres perets 
Smolenskine s'etait prononce vigoureusement, des la fin des 
annees 60 du xix e siecle, contre la tendance a 1' assimilation des 



1 . V. Jabotinski, O natsionalnom vospitanii (De l'education du sentiment national), 
Sb. Felictony (Recueil Feuilletons), Saint-Petersbourg, Typographic «Herold», 1913, 
pp. 5-7. 



282 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

intellectuels juifs telle qu'il l'avait observee a Odessa ou telle 
qu'elle s'etalait en Allcmagne. Et il avait aussitot declare la guerre 
a la fois aux « bigots et aux faux devots qui veulent chasser toute 
connaissance de la maison d' Israel ». Non ! il ne faut pas avoir 
honte de ses origines, il faut chenr sa langue et sa dignite natio- 
naJes ; or, la culture nationale ne peut etre conservee que grace a la 
langue, a l'hebreu ancien. Cela est d'autant plus important que « le 
judai'sme prive de territoire » est un phenomene particulier, « une 
nation spirituelle 2 ». Les Juifs sont bien une nation, et non une 
congregation rcligicuse. Smolenskine avanca la doctrine du 
« nationalisme juif progressiste-' ». 

Tout au long des annecs 70, la voix de Smolenskine resta prati- 
quement sans echo. A la fin de cette pcriode, cependant, la liberation 
des Slaves des Balkans vint contribuer au reveil national des Juifs 
de Russie eux-memes. Mais les pogroms de 1881-1882 firent 
s'effondrer les ideaux de la Haskala ; « la conviction que la civi- 
lisation allait mettre fin aux persecutions d'un autre age contre 
les Juifs et que ceux-ci, grace aux Lumieres, allaient pouvoir se 
rapprocher des peuples europeens, cette conviction se trouva 
considerablement ebranlee 4 . » (U experience des pogroms dans 
le sud de l'Ukraine se voit extrapolee de la sorte a tous les 
Juifs d' Europe ?) Chez les Juifs de Russie « apparut le type de 
l'"intellectuel repentant", de ceux qui aspircnt a revenir au 
judai'sme traditionnel 5 ». 

C'est alors que Lev Pinsker, medecin et publiciste de renom, age 
deja de soixante ans, lanca aux Juifs de Russie et d'Allemagne un 
vigoureux appel a Y Auto-emancipation* . Pinsker ecrivit que la foi 
dans Emancipation s'etait effondr6e, qu'il fallait desormais 
etouffer en soi toute once d'espoir dans la fraternite entre les 
peuples. Aujourd'hui, « les Juifs ne constituent pas une nation 
vivante ; ils sont partout des etrangers ; ils endurent oppression et 
mepris de la part des peuples qui les entourent ». Le peuple juif est 



2. EJ*. 1. 14. pp. 403-404. 

3. /. L. Klauzner, Litcratoura na ivrit v Rossii (La Lilldralure en hdbreu moderne en 
Russie), LMJR. p. 506. 

4. EJ, 1. 12, p. 259. 

5. Ibidem, 1. 13, p. 639. 

* Titrc dc son cfitebre ouvrage. 



NAISSANCE DU SIONISME 283 

« le spectre d'un mort errant au milieu des vivants ». « II faut etre 
aveugle pour ne pas voir que les Juifs sont le "peuple elu" de la 
haine universelle. » Les Juifs ne peuvent « s'assimiler a aucune 
nation et, par voie de consequence, ils ne peuvent etre tolerds par 
aucune nation ». « En voulant se fondre avec les autres peuples, ils 
ont, a la legere, largement sacrifie leur propre nationalite », mais 
« nulle part ils n'ont obtenu que les autres les reconnaissent comme 
des habitants de souche egaux a eux ». Les destinies du peuple juif 
ne sauraient dependre de la bienveillance des autres peuples. La 
conclusion pratique gtt done dans la creation d'«un peuple sur 
son propre territoire ». Ce qu'il faut, par consequent, e'est trouver 
un territoire approprie\ « peu importe ou, dans quelle partie du 
monde 6 », et que les Juifs viennent le peupler. 

Au reste, la creation en 1860 de 1' Alliance [israelite universelle] 
n'etait rien d'autre que le premier signe du refus par les Juifs d'une 
option unique - 1' assimilation. 

Or, il existait deja, chez les Juifs de Russie, un mouvement de 
palestinophilie : 1' aspiration a retourner en Palestine. (Conforme, 
au fond, au salut religieux traditionnel : « L'annee prochaine a Jeru- 
salem ».) Ce mouvement prit de l'ampleur apres 1881-1882. 
« Tendre ses efforts pour coloniser la Palestine... arm qu'en l'espace 
d'un siecle, les Juifs puissent quitter definitivement la terre inhospi- 
taliere d'Europe »... Les mots d'ordre que les tenants des Lumieres 
diffusaicnt auparavant, incitant a combattre « le traditionalisme, le 
hassidisme et les prejuges religieux, firent place a un appel a la 
reconciliation et a l'union de toutes les couches de la societe juive 
pour la realisation des ideaux » de la Palestine, « pour le retour au 
judai'sme de nos peres ». « Dans de nombreuses villes de Russie, 
des cercles se constituent, appeles cercles des "Amants de Sion" 
- Khovevei-Tsion 7 *. 

Et e'est ainsi qu'une idee vint s'accoller a une autre pour la 
rectifier. Partir s'installer ailleurs, oui, mais pas n'importe ou : en 
Palestine. 



6. Ibidem, 1. 12, pp. 526-527 ; Hessen*. t. 2. pp. 233-234 ; G. Svet, Rousskii6 evrfi v 
sionizme i v stroitelstve Palestiny i Izrailia (Les Juifs de Russie dans le sionisme et 
l'etiification de la Palestine et d'Israel), LMJR-1*, pp. 244-245. 

7. EJ*, t. 12, pp. 259-260. 

* Mouvement sioniste pionnier fonde" avant Hcrzl. 



284 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

Mais que s'etait-il passe en Palestine meme ? « La premiere 
croisade s'etaii soldee par la quasi-disparition des quelques rares 
Hebreux restes en Palestine. » Neanmoins, « une minuscule 
communaute religieuse juive avait reussi a survivre et a la chute de 
l'Etat croise, et a la conquete du pays par les Mamelouks, et a 
l'invasion par les hordes mongoles ». Au cours des siecles suivants, 
la population juive se trouva un peu renflouee par un modeste flux 
migratoire de « croyants venus de differents pays ». A la fin du 
xvni c siecle, un certain nombre de hassidim emigrerent de Russie. 
« Au milieu du xrx e siecle, Ton comptait en Palestine douze mille 
Juifs », alors qu'a la fin du xr= siecle il y en avait vingt-cinq mille. 
«Ces bourgades juives en terre d' Israel constituaient ce qu'on 
appelait le Yishouv. » Tous lcurs habitants (hommes) ne faisaient 
qu'etudier le judai'sme, et rien d'autre. lis vivaient de la halouka 
- subsides envoyes par les communautes juives d'Europe. Ces 
fonds etaient distribues par les rabbins, d'ou l'autorite absolue de 
ceux-ci. Les chefs du Yishouv « rejetaient toute tentative de creer 
dans le pays ne serait-ce qu'un embryon de travail productif 
d'origine juive ». L'on etudiait exclusivement le Talmud, rien 
d'autre, et a un niveau assez elementaire. « Le grand historien juif 
G. Gretz, qui a visite la Palestine en 1872 », trouva que « n'etudie 
pour de bon qu'une minorite, les autres preferant fianer dans les 
rues, rester oisifs, s'adonner aux ragots et a la medisance ». II 
estima que « ce systeme favorise l'obscurantisme, la pauvrete et la 
degenerescence de la population juive de Palestine » - et, pour cela, 
lui-meme « dut subir le herein** ». 

En 1882, a Kharkov, des etudiants palestinophiles fonderent le 
cercle des Biluim. lis se proposaient de « creer en Palestine une 
colonic agricole modele », de donner « le ton a la colonisation 
generale de la Palestine par les Juifs » ; ils entreprirent de fonder 
des cercles dans plusieurs villes de Russie. (Plus tard, ils cr^erent 
tant bicn que mal une premiere colonie en Palestine, mais se 



8. M. Wartburg, Plata za sionism (Le salairc du sionisme), in « 22 » : Obschestvenno- 
polilitcheski i lilcratournyi journal evreiskoi intclligcnisii iz SSSR v Izraile (« 22 » : 
revue poliiico-sociale et litteraire de l'intelligcntsia juive 6migr6e d'URSS en Israel), 
Tel-Aviv, 1987, n" 56, pp. 112-114 ; Svel, PEJ-1, pp. 235-243. 

* Herem (mot h^breu) : statut de cclui qui est retranche" de la communautd par suite 
d'une impurete ou d'une consecration. L'individu en dtat de herem est un proscrit. 
Sorte d'excommunication. 



NAISSANCE DU SIONISME 285 

heurterent a l'hostilite et a V opposition du yishouv traditionnel : les 
rabbins exigeaient que, conformement a 1' antique coutume, Ton 
suspendit une annee sur sept la culture de la terre 9 .) 

Pinsker soutint les partisans du retour en Palestine ; il convoqua 
en 1887 a Katovice le premier congres des palestinophiles, puis a 
Druskeniki, le second en 1887. Des propagandistes se mirent a 
parcourir la Zone de residence, prenant la parole dans les syna- 
gogues et les reunions publiques. (Deutsch temoigne qu'apres 1882 
P. Axelrod lui-mcme versait dans la palestinophilie 10 ...) 

Bien evidemment, Smolenskine est du nombre des apotres 
passionnes du retour en Palestine : tout bouillonnant, il se lie avec 
des acteurs politiques anglo-juifs, mais il se heurte a l'opposition 
de 1' Alliance, laquelle voulait non point favoriser la colonisation 
de la Palestine, mais orienter la vague migratoire vers l'Amerique. 
II qualifie alors la tactique de 1' Alliance de « trahison de la cause 
du peuple ». Sa mort prematuree coupa court a ses efforts". 

On constate cependant que ce mouvement vers la Palestine n'a 
rencontre aupres des Juifs de Russie qu'un echo assez faible ; il a 
meme ete contrecarre. « L'idee d'une renaissance politique du 
peuple juif n'entraina derriere elle, a 1'epoque, qu'une faible 
poignee d'intellectuels, et elle se heurta assez tot a des adversaires 
acharnes 12 . » Les milieux conservateurs, le rabbinat et les tsadikim* 
voyaient dans ce courant vers la Palestine un attentat a la volonte" 
divine, « un attentat a la foi dans le Messie qui seul doit ramener 
les Juifs en Palestine. Quant aux progressistes assimilationnistes, 
ils voyaient dans ce courant un desir reactionnaire d'isoler les Juifs 
du reste de l'humanite' eclairee 13 ». 

Les Juifs d' Europe, eux non plus, ne soutinrent pas le mou- 
vement. 

Or, sur place, le succes du retour se revela par « trop mitige » : 
« beaucoup de colons decouvrirent leur incompetence dans le 
travail de la terre » ; « 1' ideal de renaissance de 1' antique patrie 



9. EJ, t. 4, pp. 577-579 ; Wartburg, in « 22 », 1987, n° 56, p. 115. 

10. L. Deutsch, Rol evreiev v rousskom rcvolioutsionnom dvijenii (Lc role des Juifs 
dans le mouvement r6volutionnaire russe), t. 1, 2 C cd., M.L., 1925, pp. 5, 161. 

11. EJ., t. 14, pp. 406-407. 

12. Hessen, t. 2, p. 234. 

13. EJ., 1. 12, p. 261. 

* Tsadikim (mot hebreu) : les Justes. 



286 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

s'effritait en menues actions de pure bienfaisance » ; « les colonies 
ne survivaient que grace aux subsides envoyes [de Paris] par le 
baron de Rothschild ». Et, au debut des annees 90, « la colonisation 
traversa... une crise grave, due a un systeme anarchique d'achat des 
terres » ainsi qu'a une decision de la Turquie (proprietaire de la 
Palestine) d'interdire aux Juifs de Russie de debarquer dans les 
ports palestiniens l4 . 

C'est a cette dpoque que se fit connaitre, sous le pseudonyme 
eloquent de Ahad Haam (« L'un de son peuple »), le publiciste, 
penseur et organisateur Asher Guinzberg. II critiqua vivement la 
palestinophilie pratique telle qu'elle s'etait constitute ; ce qu'il 
pronait, c'etait, « avant de tendre ses efforts vers "une renaissance 
sur un territoire", de se soucier d'une "renaissance des coeurs", 
d'une amelioration intellectuelle et morale du peuple » : « installer 
au centre de la vie juive une aspiration vivante et d'ordre spirituel, 
un desir de cohesion de la nation, de reveil et de libre develop- 
pement dans un esprit national, mais sur des bases propres a tous 
les hommes ls ». Cette facon de voir recevra plus tard le nom de 
« sionisme spirituel » (mais non « religieux », et cela a son 
importance). 

Cette meme ann£e 1889, dans le but d'unir entre eux ceux a qui 
etait chere l'idee d'une renaissance du sentiment national, Ahad 
Haam fonda une ligue - ou, comme on l'appelle, un ordre : Bne- 
Moshe* (« les fils de Moise »), dont le statut « ressemblait fort a 
ceux des loges ma?onniques : l'impetrant faisait la promesse solen- 
nelle d'executer rigoureusement toutcs les exigences de l'ordre ; les 
nouveaux membres ctaient inities par un maftre, le "grand frere" ; 
le neophyte s'engagcait a servir sans reserve l'ideal de renaissance 
nationale, meme s'il n'y avait que peu d'espoir que cet ideal se 
realisat de sitot' 6 ». II etait stipule dans le manifeste de l'ordre que 
« la conscience nationale prend le pas sur la conscience religieuse ; 
les interets personnels sont soumis aux interets nationaux » ; et il 
£tait recommande d'entretenir un sentiment d' amour sans reserve 
pour le judai'sme, place au-dessus de tous les autres objectifs du 



14. Ibidem, pp. 261-262. 

15. EJ*. t. 3, pp. 480-482. 

16. Ibidem, t. 4, pp. 683-684. 

* Association fondde par Ahad Haam a Odessa. 



NAISSANCE DU SIONISME 287 

mouvement. Ainsi fut prepaid « le terrain pour la reception du 
sionisme politique » de Herzl 17 ... dont Ahad Haam ne voulait 
absolument pas. 

II fit plusieurs voyages en Palestine : en 1891, 1893 et 1900. De 
la colonisation il denonca le caractere anarchique et trop peu 
enracine dans la tradition 18 . II « soumit a rude critique la conduite 
dictatoriale des emissaires du baron de Rothschild |y ». 

C'est ainsi que le sionisme naquit en Europe avec une decennie 
de retard sur la Russie. Le premier chef de file du sionisme, 
Theodor Herzl, avait ete, jusqu'a Page de trente-six ans (il n'en 
vecut que quarante-quatre), 6crivain, dramaturge, joumaliste. II 
ne s'etait jamais intdresse ni a l'histoire juive, ni a fortiori a la 
langue hebraique, et, chose caracteristique, en bon liberal autrichien 
qu'il £tait, il considerait comme reactionnaires les aspirations des 
differentcs « minorites ethniques » de 1' Empire austro-hongrois a 
Pautodetermination et a 1' existence nationale, et il trouvait normal 
de les etouffer 20 . Comme 1'ecrit Stefan Zweig, Herzl caressait le 
reve de voir les Juifs de Vienne entrer dans la cathedrale pour se 
faire baptiser, et de voir ainsi « resolue une fois pour toutes la 
question juive - par la fusion du judaisme et du christianisme ». 
Mais voila que des sentiments antijuifs se developpaient en 
Autriche-Hongrie parallelement a la montde du pangermanisme, 
tandis qu'a Paris, oil residait alors Herzl, eclatait 1' affaire Dreyfus. 
Herzl eut l'occasion d'assister a la « degradation publique du capi- 
taine Dreyfus » ; convaincu de son innocence, il en fut bouleverse 
et changea de cap. « Si la separation est inevitable, se dit-il, eh 
bien, qu'elle soit radicale !... Si nous souffrons d'etre sans patrie, 
edifions-nous a nous-memes une patrie 21 ! » Herzl eut alors comme 
une revelation : il fallait creer un Etat juif ! « Comme par un eclair, 
Herzl fut illumin6 par cette idee nouvelle : l'antisemitisme n'est 
pas un phenomene fortuit relevant de conditions particulieres, c'est 
un mal permanent, c'est l'6ternel compagnon de l'eternel Errant », 
et « "!' unique solution possible de la question juive", c'est un Etat 



17. Svet, op. cit., pp. 250-251. 

18. EJ, t.3, p. 481. 

19. PEJ, t. 1, pp. 248-249. 

20. EJ, t. 6. pp. 407-409. 

21. Stefan Zweig, Vtch^rachnii mir. Vospominaniia evropeitsa (Le monde d*hier. 
Souvenirs d'un Europeen), in « 22 », 1994, n° 92, pp. 215-216. 



288 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

juif souverain 22 ». (Pour concevoir un tel projet apres bientot deux 
mille ans de diaspora, quelle puissance d' imagination il fallait, 
quelle exccptionnelle audace !) Cependant, d'apres S. Zweig, la 
brochure de Herzl intitulee Un Etat juif recut de la part de la bour- 
geoisie viennoise un accueil « perplexe et irrite... Quelle mouche a 
done pique cet ecrivain si intelligent, si cultive et spirituel ? Quelles 
sottises se met-il a ecrire ? Pourquoi irions-nous en Palestine ? 
Notre langue, e'est l'allemand et non pas l'hebreu, notre patrie - la 
belle Autriche » ; Herzl « ne fournit-il pas a nos pires ennemis des 
arguments contre nous : il veut nous isoler ? » Ainsi done, 
« Vienne... l'abandonna et se moqua de lui. Mais la reponse lui 
parvint d'ailleurs ; elle eclata comme un coup de tonnerre, si subite, 
chargee d'un tel poids de passion et d'une telle extase qu'il fut 
presque effraye d' avoir eveille de par le monde, avec ses quelque 
douzaines de pages, un mouvement aussi puissant et par lequel il 
se trouvait d6borde. Elle ne lui vint pas, il est vrai, des Juifs d'Oc- 
cident... mais des formidables masses de l'Est. Herzl, avec sa 
brochure, avait fait flamber ce noyau du judai'sme qui couvait sous 
la cendre de 1'dtranger 23 . » 

Desormais, Herzl se donne corps et ame a sa nouvelle idee. II 
« rompt avec ses proches, il ne frequente que le peuple juif... Lui 
qui, tout recemment encore, meprisait la politique fonde maintenant 
un mouvement politique ; il y introduit un esprit et une discipline 
de parti, forme les cadres d'une puissante armee future et 
transforme les congres [des sionistes] en veritable parlement du 
peuple juif ». Au I er Congres de Bale, en 1897, il produit une tres 
forte impression « sur les Juifs qui se retrouvaient pour la premiere 
fois dans un role de parlementaires », et, « lors de son tout premier 
discours, il fut a l'unanimite et dans l'cnthousiasme proclame... 
leader et chef du mouvement sioniste ». II fait preuve « d'un art 
consomme - pour trouver les formules de conciliation », et, a 1' in- 
verse, « celui qui critique son objectif... ou ne fait que blamer 
certaines mesures prises par lui..., celui-la est l'ennemi non 
seulement du sionisme, mais du peuple juif tout entier 24 ». 

Le semillant 6crivain Max Nordau (Suedfeld) le soutint en 



22. EJ. t. 6. p. 409. 

23. Zweig, in « 22 », op. cil., pp. 216-217. 

24. EJ, t. 6, pp. 410-411. 



NAISSANCE DU SIONISME 289 

exprimant l'idee que l'emancipation est fallacieuse, puisqu'elle a 
introduit la zizanie au sein du monde juif : le Juif emancipe croit 
qu'il s'est vraiment trouve une patrie, alors que « tout ce qui est 
vivant et vital dans le judai'sme, qui represente l'id6al juif, le 
courage et la capacite d'avancer, tout cela n'est autre que le 
sionisme 25 ». 

A ce I cr Congres, les delegues du sionisme russe « constituaient 
le tiers des participants... soit 66 sur 197 ». Or, aux ycux de certains, 
leur presence pouvait passer pour un geste d'opposition au gou- 
vernement russe. Au sionisme avaient adhere tous les Khovevei- 
Tsion russes, « contribuant ainsi a la mise sur pied du sionisme 
mondial 26 ». Ainsi « le sionisme puisait sa force dans les commu- 
nautes de Juifs opprimes de l'Est, n'ayant trouve qu'un soutien 
limite auprcs des Juifs d'Europe de I'Ouest 27 ». Mais il en decoulait 
aussi que les sionistes russes repr6sentaient, pour Herzl, une oppo- 
sition des plus serieuses. Ahad Haam mena une lutte acharnee 
contre le sionisme politique de Herzl (aux cotes duquel s'&aient 
pourtant rangee la majorite des palestinophiles), critiquant vivement 
le pragmatisme de Herzl et de Nordau, et denoncant ce qu'il appelait 
« leur indifference aux valeurs spirituelles de la culture et de la 
tradition judai'ques 28 ». II trouvait chimerique l'espoir que nour- 
rissait le sionisme politique de fonder un Etat juif autonome dans 
un avenir proche ; il considerait tout ce mouvement comme extre- 
mement nuisible a la cause de la renaissance spirituelle de la 
nation... « lis ne se prdoccupent point du salut du judai'sme en 
perdition, car ils ne se preoccupent en rien de Theritage spirituel et 
culturel ; ils aspirent non point a la renaissance de l'antique nation, 
mais a la creation d'un nouveau peuple a partir des particules 
dispersees de l'antique matiere 29 ». (S'il emploie et meme souligne 
le mot « judai'sme », il est presque evident que ce n'est pas au sens 
de la religion judai'que, mais au sens du systeme spirituel herite' 
des ai'eux. L' Encyclopedie juive nous dit a propos d'Ahad Haam 
que, dans les annees 70, « il etait de plus en plus impregne' de ratio- 



25. EJ, I. 11, pp. 788-792. 

26. PEJ, t. 7, p. 940. 

27. J. Parks, Evrei sredi narodov : Obzor pritchin antis6mitizma (Les Juifs parmi les 
pcuples : apercu des causes de I'antis6mitisme), Paris, YMCA Press, 1932, p. 45. 

28. PEJ, t. l,p.249. 

29. EJ, t. 3, p. 482. 



290 DEUX S1ECLES ENSEMBLE 

nalisme et s'etait ecarte de la religion™ ».) Si 1' unique vocation 
pour la Palestine est de « devenir le centre spirituel qui pourrait 
faire s'unir, par des liens nationaux et spirituels, les nations 
disperses 31 », un centre qui « ddverserait sa "lumiere" sur les Juifs 
du monde enticr », creerait « un nouveau lien spirituel entre les 
membres disperses du peuple », elle serait moins un « Etat des 
Juifs » qu'« une communaute spirituelle d'elite 32 ». 

Les discussions agiterent fort les sionistes. Ahad Haam critiquait 
vigoureusement Herzl que Nordau soutenait en accusant Ahad 
Haam de « sioniste cache ». Des congres sionistes mondiaux se 
deroulerent chaque annee ; en 1902 eut lieu a Minsk celui des 
sionistes russes : les discussions y reprirent. C'est la qu'Ahad Haam 
lut son celebre expose : Une renaissance spirituelle 33 . 

Le sionisme ne rencontra pas plus d'amenite a l'exterieur. Herzl 
escomptait ceci : des que le programme des sionistes prendrait une 
forme concrete et des que debuterait le depart reel vers la Palestine, 
l'antisemitisme partout prendrait fin. Mais, bien avant que ce 
resultat ne soit atteint, on entendit s'elever, « plus fort que les 
autres, la voix de ceux qui... craignaient que la prise de position 
publique dans le sens nationaliste d'un Juif assimile ne donnat aux 
antisemites l'occasion de dire que tout Juif assimile cache sous 
son masque un Juif authentique... incapable de se fondre dans la 
population locale 34 ». Et, des lors que serait cree un Etat inde- 
pendant, les Juifs allaient partout etre soupconnes et accuses de 
deloyaute civique, d'isolationnisme ideologique - ce dont les 
avaient toujours soupconnes et accuses leurs ennemis. 

En reponse, au II e Congres sioniste (1898), Nordau declara : 
« Nous rejetons avec dedain l'appellation de "parti" ; les sionistes 
ne sont pas un parti, ils sont le peuple juif meme... Ceux qui, a 
Tinverse, sont a Taise dans la servitude et le mepris, ceux-la se 
tiennent soigneusement a l'ecart, a moins qu'ils ne nous 
combattent ferocement 35 . » 

Comme le fait remarquer un historien anglais : oui, « le sionisme 



30. PEJ. I. 1, p. 248. 

31. EJ, 1. 12, p. 262. 

32. Wartburg, in « 22 », 1987, a" 56, pp. 116-117. 

33. EJ, t. 3, p. 482. 

34. Ibidem, t. 6, p. 409. 

35. Ibidem*, 1. 11, p. 792. 



NAISSANCE DU SIONISME 29 1 

a rendu un grand service aux Juifs en leur redonnant le sentiment 
de leur dignite" », et pourtant « il laisse irresolue la question de leur 
attitude a l'egard des pays dans lesquels ils vivent 36 ». 

En Autriche, un compatriote de Herzl, Otto Weininger, pole- 
miqua avec lui : « Le sionisme et le judai'sme sont incompatibles 
du fait que le sionisme entend obliger les Juifs a prendre sur eux 
la responsabilite d'un Etat a eux, ce qui contredit l'essence meme 
de tout Juif". » Et il predisait l'echec du sionisme. 

En Russie, en 1899, I. M. Biekerman se prononga vigoureu- 
sement contre le sionisme en tant qu'idee « fumeuse, inspiree par 
I'antis^mitisme, reactionnaire d'inspiration et nocive par nature » ; 
il faut « rejeter les illusions des sionistes et, sans le moins du monde 
renoncer au particularisme spirituel des Juifs, lutter la main dans la 
main avec les forces culturelles et progressistes de la Russie au 
nom de la regeneration de la patrie commune 38 ». 

Au debut du si5cle, le poete N. Minski avait emis cettc critique : 
le sionisme marque la perte de la notion d'homme universel, il 
rabaisse les dimensions cosmopolites, la vocation universelle du 
judai'sme au niveau d'un nationalisme ordinaire. « Les sionistes, en 
parlant inlassablement de nationalisme, se detournent en realite du 
visage authentiquement national du judai'sme et ne cherchent en fait 
qu'a etre comme tout le monde, pas moins bien que les autres 39 . » 

E est interes.sant de rapprocher ces phrases de la remarque faite 
aussi avant la revolution par le penseur orthodoxe S. Boulgakov : 
« La plus grosse difficulte pour le sionisme vient de ce qu'il n'est 
pas capable de retrouver la foi perdue des peres, et il est contraint 
de s'appuyer sur un principe soit national, soit culturel et ethnique, 
principe sur lequel aucune veritable grande nation ne saurait exclu- 
sivement se fonder 40 . » 

Mais les premiers sionistes russes - or, « e'est de Russie que sont 
sortis la plupart des fondateurs de l'Etat d' Israel et les pionniers 



36. Parks, p. 186. 

37. N. Gouiina, Kto boitsa Otto Veiningera ? (Qui a peur d'Otto Weininger ?), in 
« 22 »*, 1983, n° 31, p. 206. 

38. EJ, t. 4, p. 556. 

39. N. Minski, Natsionalnyi lik i patriotizm (Le visage national et le patriotisme), 
Slovo, Saint-P6tersbourg, 1909. 28 mars (10 avril), p. 2. 

40. prot. S. Boulgakov, Khristianstvo i evreiskij vopros (Le christianisme et la question 
juive), Paris, YMCA Press, 1991, p. 11. 



292 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

edificateurs de cet Etat 41 », et c'est en russe que « furent ecrites les 
meilleures pages du journalisme sioniste 42 » - Staient emplis d'un 
irrepressible enthousiasme a l'idee de rendre a leur peuple la patrie 
perdue, l'antique terre de la Bible et de leurs ai'eux, d'y creer un 
Etat d'une qualite hors pair et d'y faire grandir des hommes d'une 
quality hors du commun. 

Et cet elan, cet appel adresse a tous de se tourner vers le travail 
physique, le travail de la terre ! - cet appel ne fait-il pas echo aux 
exhortations d'un Tolstoi', a la doctrine du depouillement^ ? 

Tous les ruisseaux menent a la mer. 



Mais, en definitive, comment un sioniste peut-il en effet se 
comporter vis-a-vis du pays dans lequel il reside pour l'heure ? 

Pour les sionistes russes qui consacraient toutes leurs forces au 
reve palestinien, il fallait s'exciure des affaires qui agitaient la 
Russie en tant que telle. Leurs statuts stipulaient : « Ne pas faire 
de politique, ni interieure ni extericure. » lis ne pouvaient plus que 
mollement, sans conviction, prendre part a la lutte pour l'egalite 
des droits en Russie. Quant a participer au mouvement de liberation 
nationale ? - mais ce serait tirer les matrons du feu pour les 
autres 44 ! 

Pareille tactique attira les reproches enflamm^s de Jabotinski : 
« Meme les voyageurs de passage ont interet a ce que l'auberge 
soit propre et bien tenue 4S . » 

Et puis dans quelle langue les sionistes devaient-ils deployer leur 
propagande ? lis ne connaissaient pas l'hebreu, et, de toute facon, 
qui les eut compris ? Done : soit en russe, soit en yiddish. Et cela 



41 . F. Kolker, Novyj plan pomoschi sovietskomou evreistvou (Un nouveau plan d'aide 
aux Juifs de Russie), in « 22 », 1983, n° 31, p. 149. 

42. N. Goutina, V poiskakh outratchennoi samoidentifikatsii (A la recherche de 1' auto- 
identification perdue), in « 22 », 1983, n" 29, p. 216. 

43. Amos Oz, Spischaia krasavitsa : griozy i proboujdeniia (La Belle au bois dormant : 
reves ct rcveil), in « 22 », 1985, n" 42, p. 117 

44. G. J. laronson, V borbe za granjdanskiie i natsionalnyic prava : Obschestvennyie" 
tetcheniia v rousskom evreistve (Dans le combat pour les droits civiqucs et nationaux : 
les courants sociaux chez les Juifs de Russie), LMJR-1, pp. 218-219. 

45. Ibidem*, p. 219. 



NAISSANCE DU S10NISME 293 

les rapprochait une fois de plus des radicaux russes 46 et des revolu- 
tionnaires juifs. 

Evidemment, la jeunesse revolutionnaire juive rompit des lances 
avec les sionistes : non et non ! la solution de la question juive ne 
reside pas dans le depart hors de Russie, elle est dans le combat 
politique pour Pcgalite des droits, id ! Plutot que de s'en aller 
s'etablir loin par-dela les mers, il faut user de la possibilite de 
s'affirmer ici meme, dans ce pays. Et leurs arguments ne pouvaient 
manquer d'en ebranler plus d'un par leur clarte\ 

Dans les milieux bolcheviks, on fustigea les sionistes, qualifies 
de « reactionnaires » ; on les traita de « parti du pessimisme le plus 
noir, le plus desesp6r£ 47 ». 

Des courants intermediaires devaient inevitablement ^merger. 
Ainsi le parti sioniste de gauche Poalei-Tsion (« Ouvriers de 
Sion »). C'est en Russie qu'il fut fonde en 1899 ; il alliait «au 
sionisme politique l'ideologie socialiste ». C'etait une tentative 
pour trouver une ligne mediane entre ceux que preoccupaient exclu- 
sivement les problemes de classe et ceux qui n'avaient souci que 
des problemes nationaux. « De profonds disaccords existaient au 
sein de Poalei-Tsion sur la question de la participation a Taction 
revolutionnaire en Russie 4 *. » (Et les revolutionnaires eux-memes 
etaient divises, les uns penchant du cote des sociaux-democrates, 
les autres vers les sociaux-revolutionnaires.) 

«D'autres groupes Tseirei-Tsion, ideologiquement proches du 
sionisme socialiste non marxiste, commencerent a se former a partir 
de 1905 49 . » En 1904, une scission au sein de Poalei-Tsion donna 
naissance a un nouveau parti, celui des « sionistes socialistes », en 
rupture avec l'ideal de la Palestine : 1'extension du yiddish comme 
langue parlee a toutes les masses juives, voila qui est bien suffisant, 
et foin de 1'idee d'autonomie nationale ! Le sionisme commence a 
prendre une teinte bourgeoise et r6actionnaire. Ce qu'il faut, c'est 
creer a partir de lui un mouvement socialiste, reveiller dans les 



46. Ibidem, pp. 219-220. 

47. S. Dimanstein, Revolioutsionnyid dvijeniia sredi evreiev (Les inouvements revolu- 
tionnaires parmi les Juifs), Sb. 1905 : Isloriia revolioutsionnogo dvijeniia v otdelnykh 
otcherkakh (Recueil 1905 : Histoire du mouvement revolutionnaire dans des essais 
separds), dirig^ par M. N. Pokrovski, t. 3, Uvre 1, M.L., 1927, pp. 107, 116. 

48. PEJ, i.6, p. 551. 

49. Ibidem, t.7, p. 941. 



294 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

masses juives les instincts politiques revolutionnaires. Le parti 
« prisait fort le "contenu social et economique" du sionisme, mais 
niait la necessite de "faire renaitre la terre de Judee, la culture, 
les traditions hebrai'ques" ». Certes, Immigration juive est par trop 
chaotique, il faut l'orienter vers un territoire precis, mais « il 
n'existe pas de lien essentiel entre le sionisme et la Palestine ». 
L'Etat h6breu doit reposer sur des bases socialistes et non capita- 
listes, voila ce qui prime. Or, pareille emigration est un processus 
historique de longue duree ; le gros des masses juives restera encore 
longtemps sur ses licux de residence actuels. « Le parti a approuve 
la participation des Juifs au combat politique en Russie 50 » - e'est- 
a-dire au combat pour leurs droits dans ce pays. Quant au judai'sme, 
a la foi, ils les dedaignaient. 

Tout ce meli-melo se devait d'engendrer un groupe « juif socia- 
liste » denomme « Renaissance », lequel « estimait que le facteur 
national est progressiste par nature », et, en 1906, les membres de 
ce groupe qui avaient rompu avec les sionistes socialistes consti- 
tuerent le Parti ouvrier socialiste juif, le SERP. (On les appela les 
serpovtsy ou se'imovtsy, car ils reclamaient l'election d'une Diete 
- Se'im - nationale juive destinee a etre l'« organe supreme de 1'au- 
togestion nationale juive 51 ».) Pour eux, russe et hebreu etaient, en 
quality de langues d'usage, a egalite. Et en pronant l'« autono- 
misme » a l'interieur de l'Etat russe, le SERP, socialiste, se distin- 
guait du Bund, lui aussi socialiste 52 . 

En depit des disaccords qui divisaicnt les sionistes entre eux, se 
produisit en Russie un glissement general du sionisme vers le socia- 
lisme, ce qui attira l'attention du gouvernement russe. Jusqu'alors, 
celui-ci n'avait pas fait obstacle a la propagande sioniste, mais, en 
1903, le ministre de l'interieur, Plehve, adressa aux gouverneurs 
des provinces et aux makes des grandes villes une circulaire 
enoncant que les sionistes avaient relegue au second plan l'idee de 
depart en Palestine et s'etaient concentres sur l'organisation de la 
vie juive sur leurs lieux de residence, qu'une telle orientation 
ne pouvait etre toleree et qu'en consequence toute propagande 



50. Ibidem*, pp. 1021-1022. 

51. Aronson, PEJ-1, pp. 226-229. 

52. PEI.Ll, p. 705,1.7, p. 1021. 



NAISSANCE DU SIONISME 295 

publiquc en faveur du sionisme serait desormais interdite, ainsi que 
les reunions, conferences, etc. 53 

Mis au courant, Herzl (qui avait deja sollicite en 1899, sans I'ob- 
tenir, une audience de Nicolas II) se rendit aussitot a Petersbourg 
pour demander a etre recu par Plehve. (C'dtait pourtant juste apres 
le pogrom de Kichinev, survenu au printemps, dont on avait 
fortement accus6 Plehve - et e'etait done attirer sur soi les blames 
et invectives des sionistes russes...) 

Plehve fit comprendre a Herzl (d' apres les notes de ce dernier) 
ce qui suit : la question juive, pour la Russie, est grave, sinon vitale, 
et « nous nous efforcons de la resoudre correctement... L'Etat russe 
doit souhaiter que sa population soit homogene », et il exige de 
tous une attitude patriotique... «Nous souhaitons assimiler [les 
Juifs], mais l'assimilation... se fait lentement... Je ne suis pas l'ad- 
versaire des Juifs. Je les connais bien, j'ai passe ma jeunesse a 
Varsovie et, enfant, j'ai toujours joue avec des enfants juifs. Je 
voudrais beaucoup faire quelque chose pour eux. Je ne veux pas 
nier... que la situation des Juifs de Russie n'est pas heureuse. Si 
j'etais juif, je serais probablcment, moi aussi, un adversaire du 
gouvernement. » « La formation d'un Etat juif [pouvant accueillir] 
plusieurs millions d' immigrants serait pour nous extremement 
souhaitable. Cela ne signifie pourtant pas que nous voulons perdre 
tous nos citoyens juifs. Les gens instruits et fortunes, nous les 
garderions volonticrs. Les indigents sans instruction, nous les lais- 
serions volontiers partir. » Nous n'avions rien contre le sionisme 
tant qu'il prechait 1'cmigration, mais, maintenant, « nous notons de 
grands changements 54 » dans ses objectifs. Le gouvernement russe 
voit d'un ceil bienveillant Immigration des sionistes en Palestine, et 
si les sionistes reviennent a leur projet initial, il est pr§t a les 
soutenir face a l'Empire ottoman. Mais il ne peut tolerer la propa- 
gande a laquelle se livre actuellement le sionisme, qui prone un 
separatisme d'inspiration nationale a l'inteneur meme de la 
Russie 55 : cela entrainerait la formation d'un groupe de citoyens a 
qui le patriotisme, qui est le fondement meme de l'Etat, serait 



53. S. Guinzbourg, Poezdka Teodora Gertzla v Petersbourg (Le voyage de Theodor 
Herzl a Petersbourg), MJ, New York, Union des Juifs de Russie a New York, 1944, 
p. 199. 

54. Ibidem*, pp. 202-203. 

55. PEL t. 6, p. 533. 



296 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

etranger. (Si Ton en croit N. D. Lioubimov, qui etait a Pepoque 
directeur du cabinet du ministrc, Plehve lui aurait confie que Herzl, 
au cours de Pentretien, avait reconnu que des banquiers occi- 
dentaux venaient en aide aux partis revolutionnaires de Russie. 
Sliosberg, lui, pense que cela est improbable 56 .) 

Plehve fit son rapport a PEmpereur, le rapport fut approuve et 
Herzl recut une lettre de confirmation dans le meme sens. 

II estima que sa visite a Plehve avait ete un succes. 

Ni Pun ni Pautre ne soupconnaient qu'il ne leur restait que onze 
mois a vivre... 

La Turquie n'avait pas la moindre intention de faire des conces- 
sions aux sionistes, et le gouvernement britannique, en cette meme 
annce 1905, proposa que fut colonise non plus la Palestine, mais 
POuganda. 

En aout 1903, au VI e Congres des sionistes, a Bale, Herzl se fit 
le porte-parole de cette variante « qui, bien sur, n'est pas Sion », 
mais qui pourrait etre acceptee a titre provisoire, en sorte que soit 
au plus vite cree un Etat juif 57 . 

Ce projet suscita des d^bats orageux. II semblc qu'il ait rencontre 
un certain souticn, au sein du Yishouv, des nouveaux immigrants, 
decourages par les dures conditions de vie en Palestine. Les 
sionistes russes, eux - qui pretendaient avoir plus que tous besoin 
de trouver vite un refuge -, s'opposerent farouchement au projet. 
Avec a leur tete M. M. Oussychkine (fondateur du groupe des 
Biluim et, par la suite, bras droit d'Ahad Haam au sein de la ligue 
Bne-Moshe, ils rappelaient que le sionisme etait inseparable de 
Sion et que rien ne saurait la remplacer 58 ! 

Le Congres n'en constitua pas moins une commission charged 
de se rendre en Ouganda pour etudier le terrain 39 . Le VII e Congres, 
en 1905, entendit son rapport, et la variante ougandaise fut 
rejeuje 60 . Accable' par tous ces obstacles, Herzl avait succombe a 
une crise cardiaque avant d' avoir connu la decision finale 61 . 



56. C. B. Sliosberg, Dela minouvchikh dnci : Zapiski rousskogo evreia (Choscs du 
temps pass6. Notes d'un Juif de Russie) en 3 vol., Paris, 1933-1934, t. 2, p. 301. 

57. EJ*. t.6, p. 412. 

58. Ibidem, t. 15, p. 135. 

59. Ibidem, t. 3, p. 679. 

60. Ibidem, pp. 680-681. 

61. EJ. t. 6, p. 407. 



NAISSANCE DU SIONISME 297 

Mais cc nouvcau dilemme avait provoque une nouvelle rupture 
au sein du sionisme : firent scission ceux qu'on nomma les « territo- 
rialistes », avec a leur tete Israel Zangwill, auquel sc joignirent les 
delegucs anglais. lis creerent leur Conseil international ; celui-ci 
tint ses reunions, recevant des subsides de Jacob Schiffe et du baron 
de Rothschild. lis avaient renonce a exiger « la Palestine et rien 
d'autre ». Oui, il fallait realiser une colonisation de masse par les 
Juifs, mais ou que ce fut. Annec aprcs anncc, dans leur recherche, 
ils passerent en revue une douzaine de pays. lis faillirent arreter 
leur choix sur l'Angola, mais « le Portugal est trop faible, il ne 
saura pas defendre les Juifs », et done « les Juifs risquent d'y 
devenir les victimes des tribus voisines 62 ». 

Ils etaient meme prets a accepter un territoire a l'interieur meme 
de la Russie pourvu qu'ils pussent y creer une entite autonomc, 
dotee d'une administration independante. 

Cet argument : il faut un pays fort qui puisse defendre les immi- 
grants sur les lieux de leur nouvelle residence, venait conforter ceux 
qui insistaient sur la necessite de creer rapidement un Etat inde- 
pendant apte a accueillir une emigration massive. C'est ce que 
suggcrait - et suggerera plus tard - Max Nordau quand il disait ne 
pas redouter l'« impreparation dconomique du pays [e'est-a-dire de 
la Palestine] a l'accueil des nouveaux arrivants 63 ». Mais c'est que, 
pour cela, il fallait avoir raison de la Turquie, et trouver aussi une 
solution au problemc arabe. Les adeptes de ce programme compre- 
naient que, pour le mettre en ceuvre, il fallait recourir a l'assistance 
de puissants allies. Or cette assistance, aucun pays, pour l'instant, 
ne la proposait. 

Pour arriver a la creation de l'Etat d' Israel, il faudra traverser 
encore deux guerres mondiales. 



- 62. Ibidem, t. 14. pp. 827-829. 
63. PEJ, t. 7, pp. 861-892. 



Chapitre 8 

A LA CHARNIERE DES 
XIX e ETXX e SIECLES 



H appert qu'apres six annees de reflexions et d' hesitations le tsar 
Alexandre III choisit irrevocablement, a partir de 1887, de contenir 
les Juifs de Russie par des restrictions d'ordre civil et politique, et 
qu'il s'en tient a cette position jusqu'a sa mort. 

Les raisons en furent probablement, d'un cote, la part evidente 
prise par les Juifs dans le mouvement revolutionnaire, de 1' autre, 
le fait non moins 6vident que beaucoup de jeunes gens juifs se 
derobaient au service militaire : « ne servaient dans l'armee que les 
trois quarts de ceux qui auraient du etre enrolls ' ». On remarquait 
« le nombre sans cesse croissant des Juifs n'ayant pas repondu a 
l'appel », ainsi que le montant croissant des amendes impayees 
afferentes a ces absences : 3 millions de roubles seulement sur 
30 millions rentraient annuellement dans les caisses de l'Etat. (En 
fait, le gouvernement ne disposait toujours pas de statistiques 
exactes sur la population juive, son taux de natalite, son taux de 
mortalite avant 21 ans. Rappelons qu'en 1876 [cf. chapitre 4], a 
cause de cet absenteisme, on avait restreint la « faveur accordee a 
certains au titre de leur situation familiale » - ce qui signifiait que 
les fils uniques de families juives dtaient desormais soumis comme 
les autres a la conscription generate. De ce fait, la proportion de 
consents juifs etait devenue superieure a celle des non-Juifs. 



1. /. Larine, Evrei i antisemitizm v SSSR (Les Juifs et l'antisemitisme en URSS), 
ML., 1929, p. 140. 



300 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

Situation qui ne fut corrigee qu'au debut des annees 1900, sous 
Nicolas n 2 .) 

En ce qui concernait 1'instruction publiquc, le vceu du tsar, qu'il 
avait formula des 1885, etait que le nombre de Juifs admis dans les 
etablissements hors de la Zone de residence fut dans le meme 
rapport que le nombre des Juifs dans la population globale. Mais 
les autorites poursuivaient de front deux objectifs : non point 
seulement freiner le flux croissant des Juifs vers 1'instruction, mais 
aussi lutter contre la revolution, faire de l'ecole, comme on disait 
alors, « non un vivier de revolutionnaires, mais un vivier pour la 
science 1 ». Dans les chancelleries, on preparait une mesure plus 
radicale consistant a interdire l'acces a l'enseignement aux 
elements susceptibles de servir la revolution - mesure contraire a 
l'esprit de Lomonossov * et profondement vicieuse, prejudiciable a 
l'Etat lui-meme : c' etait refuser aux enfants des couches defavo- 
risees de la population en general (les « fils de cuisiniere ») 1' ad- 
mission dans les lycees. La formulation, faussement raisonnable, 
faussement decente, dtait la suivante : « Laisser toute latitude aux 
chefs d'etablissement de n' accepter que les enfants se trouvant a la 
charge de personnes pouvant leur garantir une bonne surveillance 
a la maison et leur fournir tout le necessaire a la poursuite de leurs 
etudes » - dans les etablissements superieurs, il etait par ailleurs 
prevu d'augmenter les droits d'acces aux cours 4 . 

Cette mesure suscita dans les milieux liberaux une forte indi- 
gnation, mais moins violente cependant et moins durable que celle 
que souleva en 1 887 une nouvelle mesure : la reduction du nombre 
des Juifs admis dans les lycees et les universites. On avait prevu 
initialement de publier ces deux dispositions dans le cadre d'une 
meme loi. Mais le Conseil des ministres s'y opposa, arguant que 
« la publication d'une decision d'ordre general assortie de restric- 
tions pour les Juifs risquerait d'etre mal interpretee ». En juin 1 887 
n'en fut done promulguee qu'une partie, celle qui concernait les 



2. G. V. Sliosberg, Diela minouvchikh dniei : Zapiski rousskogo evreia (Choses du 
temps passtS. Notes d'un Juif de Russie), en 3 vol., Paris, 1933-1934, t. 2, pp. 206-209. 

3. Hessen, t. 2, p. 231. 

4. EJ*, t. 13, p. 52. 

* Mikhail Vassilicvitch Lomonossov (1711-1765) : grand savant et poete russe, repr£- 
sentant des Lumieres en Russie. D'origine modeste, il est le prototype du genie issu du 
peuplc. L*universiteJ de Moscou portc son nom. 



A LA CHARNIERE DES XIX' ET XX* SIECLES 301 

non-Juifs : « Mesures visant a reguler le contingent des eleves dans 
le secondaire et le superieur » - mesures dirigees en fait contre le 
petit peuple... Quant a la reduction du quota des Juifs, elle fut 
confiee au ministre dc 1' Instruction, Delianov, qui la mit en ceuvre 
en juillet 1887 par une circulaire adressee aux curateurs des 
rectorats. II fixa pour les etablissements secondaires et superieurs 
le numerus clausus des Juifs a 10 % pour la Zone de residence, 5 % 
en dehors d'elle, et 3 % dans les deux capitales. 

« A l'instar du ministere de l'lnstruction publique », d'autres 
organismes entreprirent d'introduire des « quotas d' admission dans 
leurs etablissements, et certains furent carrement fermes aux 
Juifs ». (Ainsi I'Ecole superieure d'electricite, I'Ecole des voies de 
communication de Saint-Petersbourg, et surtout - le plus frappant - 
1' Academie de m^decine militaire qui interdit temporairement, mais 
« pendant de longues annees », son acces aux Juifs 5 .) 

Cette loi du numerus clausus, qui n'avait pas vu le jour tout au 
long des quatre-vingt-treize ans de presence massive des Juifs en 
Russie et qui allait se maintenir encore pendant vingt-neuf ans 
(pratiquement jusqu'en 1916), frappa la socicte juive de Russie 
d'autant plus douloureusement que dans les annees 1870-1880 
s'etait justement manifeste un « 61an remarquable des Juifs pour 
entrer dans les lycees et colleges », phenomene que Sliosberg 
en particulier explique « non point par une prise de conscience 
par la masse de la necessity de l'instruction..., mais par le fait que, 
pour un Juif sans capital, trouver a deployer ses forces dans le 
domaine economique etait chose fort difficile, et par le fait que la 
conscription etait devenue obligatoire pour tous, mais qu'il existait 
des dispenses pour les etudiants ». De sorte que, si seule la jeunesse 
juive aisee faisait auparavant des 6tudes, il se creait maintenant un 
« proletariat juif etudiant » ; si, chez les Russes, maintenant comme 
naguere, c'etaient les couches sociales favorisees qui recevaient une 
instruction superieure, chez les Juifs, en sus des gens aises, des 
jeunes issus des couches defavorisees se lancaient dans les etudes 6 . 

Nous voudrions ajouter ceci : en ces annees-la s'etait amorce 
dans le monde entier et en tous les domaines de la culture un 
tournant vers une instruction non plus elitaire, mais generalisee - et 



5. Ibidem, t. 13, pp. 52-53. 

6. Sliosberg, t. 1, p. 92 ; t. 2, p. 89. 



302 DEUX SlECLES ENSEMBLE 

les Juifs, particulierement intuitifs et receptifs, avaient 6t6 les 
premiers a le pressentir, au moins instinctivement. 

Mais comment trouver le moyen de satisfaire, sans provoquer de 
frictions, sans heurts, cette aspiration si forte et sans cesse crois- 
sante des Juifs a 1' instruction ? Vu que la population de souche, 
dans sa masse, restait passablement endormie et arrieree, comment 
faire pour ne pas porter prejudice au developpement et des uns et 
des autres ? 

Bien sur, l'objectif du gouvernement russe etait la lutte contre la 
revolution, car, au sein de la jeunesse estudiantine, nombre de Juifs 
s'etaient fait remarquer par leur activisme et leur rejet total du 
regime en place. Cependant, quand on sait 1' influence enorme 
qu'exerca Pobedonostsev* sous le regne d' Alexandre HI, force est 
d'admettre que le but etait aussi de defendre la nation russe contre 
le desequilibre qui allait survenir dans le domaine de 1' instruction. 
Voici ce dont temoigne le baron Morits von Hirsch, un gros 
banquier juif venu en visite en Russie et a qui Pobedonostsev 
exposa son point de vue : la politique du gouvernement est inspiree 
non par Fidee que les Juifs constituent une « menace », mais par le 
constat que, riches de leur culture multimillenaire, ils sont un 
element plus puissant spirituellement et intellectuellement que le 
peuple russe, encore ignorant et mal degrossi - c'est pourquoi des 
mesures devaient etre prises pour equilibrer la « faible capacite de 
la population locale a resister». (Et Pobedonostsev demanda a 
Hirsch, connu pour sa philanthropie, de favoriser 1' instruction du 
peuple russe pour permettre de realiser l'egalite en droits des Juifs 
de Russie. D'apres Sliosberg, le baron Hirsch alloua 1 million de 
roubles a des ecoles privees 7 .) 

Comme tout phenomene historique, cette mesure peut etre 
regardee sous divers angles, plus particulierement sous les deux 
angles differents que voici. 

Pour un jeune eleve juif, Fequite la plus elementaire semblait 
bafouee : il avait montre des capacit^s, de F application, il devait 
etre admis... Or, il ne F etait pas ! Evidemment, pour ces jeunes 



7. Ibidem, t. 2, p. 33. 

* Konstantin Petrovilch Pobedonostsev (1827-1907) : homme d'fitat, membre du 
Conseil d'Empire depuis 1872, procureur general du saint-synode, precepteur de 
Nicolas II. Exerga une grande influence sur Alexandre III. 



A LA CHARNIERE DES XIX e ET XX e SIECLES 303 

gens doues et dynamiques, se heurter a une telle barriere 6tait plus 
que mortifiant ; la brutalite d'une telle mesure les indignait. Eux 
qui, jusqu'alors, avaient ete confines dans les metiers du commerce 
et de 1'artisanat, on les empechait maintenant d'acceder par des 
Etudes ardemment desir£es a une vie meilleure. 

A 1'inverse, la « population de souche » ne voyait pas dans ces 
quotas une entorse au principe d'egalite, au contraire, meme. Les 
etablissements en question etaient finances par le Tresor public, 
done par la population tout entiere - et si les Juifs y etaient plus 
nombreux, cela voulait dire que e'etait aux frais de tous ; et puis 
on savait que, plus tard, les gens instruits jouiraient d'une position 
privilegiee dans la societe. Et les autres groupes ethniques, leur 
fallait-il a eux aussi une representation proportionnelle au sein de 
la « couche instruite » ? A la difference de tous les autres peuples 
de P empire, les Juifs aspiraient maintenant presque exclusivement 
a P instruction, et, dans certains endroits, cela pouvait signifier que 
le contingent juif dans les etablissements scolaires depassait les 
50 %. Le numerus clausus avait ete sans conteste institue pour 
proteger les interets des Russes et des minorites ethniques, certai- 
nement pas pour brimer les Juifs. (Dans les annees 20 du xx e siecle, 
on a cherche aux Etats-Unis un moyen analogue pour limiter le 
contingent juif dans les universites ; on y a egalement etabli des 
quotas d' immigration - mais nous y reviendrons. Au demeurant, la 
question des quotas, posee de nos jours en termes de « pas moins 
de* », est devenue d'une brulante actualite en Amerique.) 

Dans les faits, P application du numerus clausus a connu en 
Russie de nombreuses exceptions. Y ont echappe en premier lieu 
les lycees defilles : « Dans la plupart des lycees de jeunes filles, les 
quotas n' avaient pas cours, non plus que dans plusieurs etablisse- 
ments superieurs publics specialises : les conservatoires de Saint- 
Petersbourg et Moscou, PEcole de peinture, de sculpture et d'archi- 
tecture de Moscou, PEcole de commerce de Kiev, etc. 8 » A fortiori 
les quotas n' etaient appliques dans aucun etablissement prive ; or, 
ceux-ci dtaient nombreux et de grande qualite 9 . (Par exemple, au 



8. PEJ. I. 6, p. 854. 

9. /. M. Troiiski, Evrei v rousskoi chkole (Les Juifs dans l'ecole russe), LMJR-1, p. 359. 

* Allusion a 1' affirmative action fixant des quotas minima d'admission des minorites 
ethniques aux Etats-Unis. 



304 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

lycee Kirpitchnikova, lycee mixte et l'un des meilleurs de Moscou, 
le quart des Aleves etaient juifs 10 . lis etaient nombreux au celebre 
lycee Polivanovskai'a de Moscou. Quant au lycee de filles Andrei eva 
de Rostov, ou ma mere fut eleve, il y avait dans sa classe plus 
de la moitie de jeunes filles juives.) Les ecoles de commerce (qui 
dependaient du ministere des Finances), auxquelles les enfants juifs 
etaient fort desireux de s'inscrire, leur etaient initialement ouvertes 
sans restriction aucune, et celles qui intervinrent apres 1 895 furent 
relativement legeres (par exemple : dans les ecoles de commerce de 
la Zone de residence, financees sur fonds prives, le nombre des Juifs 
admis dependait du montant des sommes allouees par les negotiants 
juifs pour l'entretien de ces ecoles ; dans beaucoup d'entre elles, le 
pourcentage des eleves juifs etait de 50 % ou plus). 

Si la norme officielle etait rigoureusement observee au moment 
de 1' admission dans les classes secondares, elle etait souvent 
largement depassee dans les grandes classes. Sliosberg l'explique 
notamment par le fait que les enfants juifs qui entraient au lycee 
poursuivaient jusqu'en terminale, alors que les non-Juifs abandon- 
naient bien souvent en cours d'etudes. C'est pourquoi, dans les 
grandes classes, on comptait souvent plus de 10 % d'eleves juifs". 
II confirme qu'ils etaient nombreux, par exemple, au lycee de 
Poltava. A Viazma, nous dit un autre memorialiste, dans sa classe, 
sur 80 garcons, 8 etaient juifs 12 . Dans les lycees de garcons de 
Marioupol, a l'epoque ou il y avait deja une douma locale, a peu 
pres 14 a 15 % des eleves etaient juifs, et dans les lycees de filles, 
la proportion etait meme superieure 13 . A Odessa oil les Juifs consti- 
tuaient le tiers dc la population 14 , ils etaient, en 1894, 14 % au pres- 
tigieux grand lycee Richelieu, plus de 10 % au gymnase n° 2, 37 % 
au gymnase n l> 3 ; dans les lycees de filles, la proportion etait de 
40 % ; dans les ecoles de commerce, 72 %, et a l'universite, 19 % ls . 

Dans la mesure ou les moyens financiers le permettaient, aucun 



1 0. P. D. Ilinski, Vospominaniia (Souvenirs), Biblioteka-fond « Rousskoie" Zarou- 
bejiic » (Bibliotheque-fonds d'archives), « L' emigration russe » (BFER), fonds 1, A-90, 
p. 2. 

11. Sliosberg, t. 2, p. 90. 

12. N.V. Volkov-Mouromtsev, Iounosl. Ol Viazmy do Feodosii (Jeunesse. De Viazma 
a Fdodosiia), 2 c dd., M, Rousski Pout, Graal, 1997, p. 101. 

13. /. E. Temirov, Vospominaniia (Souvenirs), BFER, fonds 1, A-29, p. 24. 

14. EJ, 1. 12, p. 58. 

15. A. Lvov, Novaia gazcta, New York, 5-11 sept. 1981, n° 70, p. 26. 



A LA CHARNIERE DES XIX* ET XX< SIECLES 305 

obstacle ne venait arreter cette soif d' instruction. « Dans nombre 
d'dtablissements secondaires des provinces de Russie centrale, il y 
avait a cette dpoque peu d'eleves juifs, et les parents en profiterent 
pour y envoycr leurs enfants... Les parents les plus fortunes 
faisaient faire des etudes a leurs enfants a la maison : ceux-ci se 
preparaient aux examens de passage dans la classe supcrieure et 
arrivaient ainsi jusqu'en terminale "'. » Dans la periode comprise 
entre 1887 et 1909, les enfants juifs purent en toute liberte passer 
les examens de fin d'etudes, et « ils recevaient leur diplome a l'egal 
de ceux qui avaient suivi le cursus 17 ». La majorite des eleves 
« externes » etaient d'ailleurs juifs. Une famille comme celle de 
Jacob Marchak (un joaillier sans grande fortune, le pere du poete*), 
dont les cinq enfants avaient fait des etudes supericures, n'etait pas 
chose rare avant la revolution. 

De plus, « partout s'ouvraient des etablissements prives, soit 
mixtes pour les Juifs et les Chretiens, soit pour les Juifs seulement... 
Certains de ces etablissements jouissaient des memes droits que les 
etablissements publics ; les autres etaient habilites a delivrer des 
attestations donnant droit a s'inscrire dans les etablissements sup6- 
rieurs 18 ». « Un reseau d'etablissements juifs prives se mit en place, 
qui constitua les bases d'une education de type national 19 . » « Les 
Juifs s'orientaient 6galement vers les etablissements d'ensei- 
gnement superieur a l'etranger : une grande partie d'entre eux, a 
leur retour en Russie, reussissaient les examens devant les commis- 
sions d'Etat 20 . » Sliosberg observa lui-meme, dans les ann6cs 80, a 
l'universite de Heidelberg, que « la majorite des auditeurs russes 
etaient juifs » et que certains, parmi eux, n'avaient pas leur bacca- 
laureat 21 . 

L'on peut a juste titre se demander si les restrictions, dictees par 
la peur devant les humeurs revolutionnaires des ctudiants, n'ont pas 
contribue a alimenter ces memes humeurs. Si celles-ci n'ont pas 



16. EJ. 1. 13. pp. 54-55. 

17. Ibidem, l. 16, p. 205. 

18. Ibidem, t. 13, p. 55. 

19. PEJ, t. 6, p. 854. 

20. EJ. t. 13, p. 55. 

21. Sliosberg, 1. l,p. 161. 

* Samou'il lakovl6vitch Marchak (1887-1964) : homme de lettres russe de l'epoque 
sovietiquc. Pocte, traducleur, 6crivain pour enfants. 



306 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

£te aggravees par 1'indignation dcvant le numerus clausus, et par 
les contacts entrctenus a l'etranger avec les emigres politiques. 

Que s'est-il passe dans les univcrsites russes apres la publication 
de la circulaire ? On n'assista pas a une chute brutale, mais le 
nombre des Juifs diminua presque chaque annee, passant de 13,8 % 
en 1893 a 7 % en 1902. La proportion de Juifs faisant leurs etudes 
dans les universites de Saint-Petersbourg et de Moscou n'en resta 
pas moins au-dessus de la norme imposee de 3 %, et ce, tout au 
long de la duree dc validite de ladite norme 22 . 

Le ministre Delianov acceda plus d'une fois aux requetes qui lui 
etaient presentees, et autorisa l'admission a l'universite au-dela du 
numerus clausus 23 . C'cst ainsi que furent admis «des centaines 
d'etudiants ». (A la souplesse de Delianov succedera plus tard la 
rigidite du ministre Bogolepov - et il n'est pas exclu que cela ait 
contribue a faire dc lui la cible des terroristes* 24 .) Sliosberg donne 
cet apercu : le pourcentage dans les cours sup£rieurs de medecine 
pour femmes l'emportait sur celui de l'Academie de medecine mili- 
taire et sur celui de l'universite, et « toutes les jeunes filles juives 
de l'empire y affluaient». A l'Ecole de psycho-neuro-pathologie 
de Petersbourg ou Ton pouvait entrer sans le baccalaureat, plusieurs 
centaines de Juifs etaient inscrits, et ils furent done des milliers au 
fil des anne"es. Elle s'appelait Ecole de neuro-pathologie, mais elle 
abritait egalement une faculte de droit. Le Conservatoire imperial 
de Petersbourg etait « rempli d'etudiants juifs des deux sexes ». En 
1911, une Ecole des mines privee s'ouvrit a lekaterinoslav 25 . 

L'admission dans les ecoles specialisees, par exemple d'officiers 
de sante, se faisait avec une grande liberte. J. Teitel raconte qu'a 
l'ecole d'infirmiers de Saratov (de haut niveau, tres bien equipee) 
on admettait les Juifs venus de la Zone de residence sans la moindre 
limitation - et sans autorisation preaJable delivree par la police pour 



22. S. V. Pozner, Evrei v obschei chkole : K istorii zakonodatelstva i pravitclstvennoi 
poliliki v oblasti evrciskogo voprosa (Les Juifs dans l'dcole commune. Pour l'histoire de 
la legislation el de la politique de 1'Etat dans le domaine de la question juive), Saint- 
P&ersbourg, Razoum, 1914, pp. 54-55. 

23. Cf. Sliosherg, t. 2, p. 93. 

24. A. Goldenweiser, Pravovoid polojcniid evreiev v Rossii (La situation juridique des 
Juifs en Russie), LMJR-1, p. 149. 

25. Sliosberg, l. I, pp. 127-128 ; t. 3, pp. 290-292, 301. 

* Nikolai Pavlovitch BogoltSpov (1847-1901) : juriste, ministre de l'Education 
nationale. Bless6 mortellement dans l'attentat perpetre par P. Karpovitch. 



A LA CHARNIERE DES XIX* ET XX' SIECLES 307 

le deplacement. Ceux qui etaient admis recevaient de ce fait les 
pleins droits. Cet usage fut confirme par le gouverneur de Saratov 
d'alors, Stolypine. De sorte que la proportion des etudiants juifs 
pouvait monter jusqu'a 70 %. Dans les autres colleges techniques 
de Saratov, les Juifs de la Zone de residence etaient admis sans la 
moindre norme, et beaucoup d'entre eux poursuivirent leurs etudes 
dans le superieur... De la Zone de residence venait egalement « une 
masse d'eleves externes n'ayant pas trouve' leur place a l'universite, 
et la communaute juive de la ville s'evertuait a leur trouver du 
travail 26 ». 

A tout cela il convient d'ajouter que le nombre des etablisse- 
ments ou l'enseignement 6tait delivre" en hebreu n'etait pas limite. 
Dans le dernier quart du xix? siecle, on recensait, dans la Zone de 
residence, 25 000 ecoles primaires (heder) comptant 363 000 eleves 
(64 % de tous les enfants juifs) 27 . II est vrai qu'en 1883 les anciens 
« 6tablissements d'Etat juifs » furent fermes comme n'ayant plus 
d'usage : plus personne n'y allait. (Mais notons : l'ouverture de ces 
etablissements avait jadis ete interpretee par les publicistes juifs 
comme un acte et une ruse de la « reaction », et aujourd'hui leur 
fermeture etait elle aussi le « fait de la reaction » !) 

En resume : les quotas d'admission ne freinerent nullement Fas- 
piration des Juifs a l'instruction. lis ne contribuerent pas non plus 
a relever le niveau d'instruction des peuples non-juifs de 1' empire ; 
ils ne firent que susciter l'amertume et la rage au sein de la jeunesse 
juive. Or celle-ci, en depit des intcrdits, allait consumer une intelli- 
gentsia d' avant-garde. Ce seront les immigres originaires de Russie 
qui formeront le noyau de la premiere elite intellectuelle du futur 
Etat d'Israel. (Combien de fois lisons-nous dans V Encyclopedic 
juive russe les notices « fils de petit artisan », « fils de petit 
commercant », « fils de marchand », et, plus loin : « a termine l'uni- 
versite » ?) 

Le diplome de fin d'etudes universitaires conferait initialement 
le droit de r6sider partout dans 1'empire et celui de servir dans 
1' administration (plus tard, l'acces a l'enseignement dans les 
academies, les universites et les lyc6es publics fut de nouveau 



26. J. L Teitel, lz moiei jizni za 40 let (Histoires de ma vie sur quarante ans), Paris, 
J. Povolotski et C°, 1925, pp. 170-176. 

27. /. M. Troilski, Evrei v rousskoi chkole (Les Juifs dans I'ecole russe), op. cit., 
p. 358. 



308 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

limite). Les dipl6m6s de la faculte de medecine - medecins et phar- 
maciens - avaient l'autorisation de « resider partout, qu'ils exer- 
cassent leur profession ou non, et, comme tous ceux qui avaient 
acheve un cursus superieur, ils pouvaient meme « s'adonner au 
commerce ou a d'autres metiers », « £tre membres du corps des 
marchands sans avoir au prealable passe cinq annees au sein de la 
premiere guilde dans la Zone de residence », comme cela 6tait 
exige" des autres commercants. « Les Juifs detenteurs du titrc de 
docteur en me'dccine » pouvaient exercer leur metier dans n'im- 
porte quel district de 1'empire, engager un secretaire medical et 
deux aides parmi leurs coreligionnaires en les faisant venir de la 
Zone de residence. Le droit de resider en n'importe quel lieu, ainsi 
que celui de commercer etaient attribues a tous ceux qui exercaient 
des professions paramedicales sans avoir fait d'&udes superieures 
- dentistes, infirmieres, sages-femmes. A dater de 1903, une 
exigence s'ajouta : que ces personnes exercassent obligatoirement 
dans leur spccialite 28 . 



Les restrictions toucherent aussi le barreau, le corps independant 
des avocats institue en 1864. Cette profession ouvrait la voie a une 
belle carriere et sur le plan financier, et sur le plan personnel, et 
pour faire passer ses idees : les plaidoirics des avocats au tribunal 
n'etaient soumises a aucune censure, elles etaient publiecs dans la 
presse, de sorte que les orateurs beneficiaient d'une plus grande 
liberte d'expression que les journaux eux-memes. Ils l'exploitaient 
largement pour la critique sociale et pour l'« edification » de la 
societe. La classe des avoues s'6tait transformed en l'espace d'un 
quart de siecle en une puissante force d' opposition : qu'on se 
souvienne de 1'acquittement triomphal de Vera Zassoulitch en 
1878*. (Le laxisme moral dont faisait preuve 1' argumentation des 
avocats avait a l'epoque fortement inquiete Dostoi'evski : il s'en est 



28. EJ, t. 10, pp. 780-781. 

* V6ra Ivanovna Zassoulitch (1849-1919) : populiste rtvolutionnaire liee a Netchai'ev. 
Tira sur le commandant de la place de Saint-Petersbourg (1873). Acquittee. Devenue 
marxiste, elle fut I'un des leaders du parti menchevik, 



A LA CHARN1ERE DES XIX C ET XX C SIECLES 309 

explique dans ses Merits*.) Or, au sein de cette confrerie influente, 
les Juifs occuperent tres vite une place preponderante, se revelant 
les plus doues de tous. Lorsque le Conseil de l'ordre des avou6s 
assermentgs de Saint-Petersbourg publia, en 1889 « dans son 
rapport, pour la premiere fois, les donnees concernant le nombre 
de Juifs dans ce corps de metier », le grand avocat petersbourgeois 
A. J. Passover « renonca au titre de membre du Conseil et ne fut 
plus jamais candidat a l'election 29 ». 

En cette meme annee 1889, le ministre de la Justice, ManasseMne, 
presenta un rapport au tsar Alexandre IH ; il y etait dit que « le 
barreau est envahi par les Juifs, qui supplantent les Russes ; ils 
appliquent des methodes a eux et enfreignent le code de deonto- 
logie auquel doivent obeir les avoues assermentes ». (Le document 
n'apporte la-dessus aucun eclaircissement 30 .) En novembre 1889, 
sur ordre du tsar, une disposition fut prise, soi-disant provisoire (et 
pouvant par consequent echapper a la procedure legale), exigeant 
que « 1' admission au nombre des avoues et des fondes de pouvoir 
de confession non chretienne... ne soit dorenavant, et jusqu'a 
promulgation d'une loi speciale sur le sujet, possible qu'apres auto- 
risation du ministre de la Justice 31 ». Mais, comme apparemment 
ni les musulmans ni les bouddhistes ne briguaicnt en grand nombre 
le titre d' avocat, cette disposition se revela de fait dirigee contre 
les Juifs. 

•v 

A dater de cette annee-la, et pour quinze annees encore, prati- 
quement aucun Juif non baptist ne recut cette autorisation du 
ministre, pas meme des personnalites aussi brillantes - et futurs 
grands avocats - que M. M. Winaver** ou O. O. Grouzenberg : ils 
resterent confines une decennie et demie dans le role de « clercs 
d'avoues ». (Winaver plaida meme plus d'une fois au Senat, et y fut 
tres ecoute.) Les « clercs » plaidaient en fait avec la meme liberte et 



29. Ibidem, 1. 12, p. 315. 

30. S. L Koutcherov, Evrei v rousskoi advokatoure (Les Juifs dans le barreau russe), 
LMJR-l,p.402. 

31. EJ*, t. 1, pp. 469-470. 

* Dans le Journal d'un ecrivain pour le mois de fevrier 1876. 

** Maxime Moissei'evitch Winaver (1862-1926) : avocat ne a Varsovie, l'un des fonda- 
teurs du Parti constitutionnel-democrate, du parti Cadet (1905), depute a la Douma 
(1906). Emigre en France en 1919. 



310 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

le meme succes que les avoutSs eux-memes : la, il n'y avait pas 
de restrictions 32 . 

En 1894, le nouveau ministre de la Justice, N. V. Mouraviev, 
voulut donner a cette interdiction provisoire valeur de loi perma- 
nente. Son argumentation etait la suivante : « Le vrai danger n'est 
pas dans la presence au sein du corps des avocats d'un certain 
nombre de personnes de confession juive ayant au demeurant rejete 
dans une large mesure les notions contraires aux normes chr£- 
tiennes qui sont propres a leur nation, mais il est dans le fait que 
le nombre de ces personnes devient si grand qu'elles risquent d'ac- 
qudrir une importance preponderante et d'exercer une influence 
neTaste sur le niveau general de moralite et sur les activites de 
cette corporation 1 '. » Dans le projet de loi, il etait preconis6 que la 
proportion d'avoues non Chretiens soit limitee dans chaque juri- 
diction a 10 %. Le gouvernement du tsar rejeta ce projet - mais, 
comme le dit M. Krohl, « cette idee... ne rencontra pas dans 
1' opinion publique russe la condamnation qu'elle meritait », et, au 
sein de la Societe" des juristes de Saint-Petersbourg, « seules 
quelques rares personnes protesterent vigoureusement... ; les autres, 
la grande majorite, se montrerent visiblement favorables au projet 
lors de sa discussion 34 ». Voila qui jette un eclairage inattendu sur 
l'etat d'esprit de 1' intelligentsia de la capitale au milieu des 
ann6es 90. (Dans la juridiction de Saint-Petersbourg, 13,5 % des 
avoues £taient juifs ; dans celle de Moscou, moins de 5 % 35 .) 

U interdiction faite pratiquement aux clercs d'avou6s de devenir 
a leur tour avou6s fut ressentie d'autant plus douloureusement 
qu'elle faisait suite a des limitations dans les carrieres scientifiques 
et le service de PEtat 36 . Elle ne sera levee qu'en 1904. 

Dans les annees 80, une limitation du nombre des jures juifs fut 
introduite dans les provinces de la Zone de residence, en sorte 
qu'ils n'eussent pas la majorite au sein des jurys. 

C'est egalement a partir des annees 80 qu'on cessa d'embaucher 
des Juifs dans 1' administration judiciaire. Avec, cependant, des 
exceptions : ainsi J. Teitel, qui avait £te nomme peu auparavant, 



32. Goldenweizer, LJR-1, p. 131. 

33. Koutcherov, LMJR-1*, p. 404. 

34. EJ, t. 1, pp. 471-472. 

35. Koutcherov, ibidem, p. 405. 

36. Ibidem. 



A LA CHARN1ERE DES XIX* ET XX C SIECLES 311 

une fois terminees ses etudes universitaires, y resta vingt-cinq ans. 
II acheva sa carriere anobli, avec le grade civil de general. (II faut 
ajouter que, plus tard, Cheglovitov* le contraignit a partir a la 
retraite « de son plein gre ».) Dans l'exercice de ses fonctions, il 
dut souvent, lui, l'lsraclite, faire prcter scnnent a des temoins ortho- 
doxes, et jamais il ne rencontra d' objection de la part du clerge. 
J. M. Halpern, lui aussi fonctionnaire de 1' administration judiciaire, 
avait accede au poste eleve de vice-directeur de departement du 
ministere de la Justice et au grade de conseiller secret' 7 . Halpern 
siegea a la commission Pahlen en qualite d'expert. (Avant cela, le 
premier procureur du Senat avait ete G. I. Trahtenberg, et son 
adjoint G. B. Sliosberg s'etait initie a la defense des droits des 
Juifs.) Fut egalement premier procureur du Senat S. J. Outine 
- mais lui etait baptise, et par consequent n'entrait pas en ligne 
de compte. 

Le crit6re religieux n'a jamais constitue un faux-semblant pour 
le gouvernement tsariste, mais a toujours ete un motif veritable. 
C'est bien a cause de lui que furent ferocement persecutes pendant 
deux siecles et demi les vieux-croyants**, parfaitement russes 
ethniquement, ainsi que, plus tard, les doukhobors*** et les 
molokanes****, russes eux aussi. 

Les Juifs baptises furent nombreux au service de l'Etat russe ; 
nous n'en parlerons pas dans ce livre. Citons sous Nicolas I, 
le comte K. Nesselrod, qui eut une longue carriere a la tete du 
ministere des Affaires etrangeres ; Ludwig Chtiglits, qui recut la 
baronnie en Russie 38 ; Maximilien Heine, frere du poete et medecin 
militaire, qui finit sa carriere avec le grade de conseiller d'Etat ; le 
gouverneur general Bezak, le general de la suite de Sa Majeste 
Adelbert, le colonel de la garde a cheval Meves, les diplomates 



37. EJ, 1.6, p. 118. 

38. EJ, t. 16, p. 116. 

* Ivan Grigori6vitch Cheglovitov (1861-1918) : minislre de la Justice en 1906-1915, 
pr6sident du Conseil d' Empire. Fusille sans jugement par les bolcheviks en reprdsailles 
a 1' attentat manque" de Fanny Kaplan contre Ldnine. 

** Les vieux-croyants sont des adeptes de la « vieille foi », cellc d'avant les rcTormes 
imposees par le patriarche Nikon au xvn c sieclc. Ont 6t6 persficutds. 

*** Les doukhobors sont des « lutteurs de l'esprit », une secte religicuse remontant 
au xvii c siecle, qui nie l'Eglise en tant qu'institution, l'Etat, et professe une sorte de 
spiritualisme rationaliste. 

**** Voir supra (p. 245). 



312 DEUX S1ECLES ENSEMBLE 

Hirs, dont l'un fut ministre sous Alexandre ILL Plus tard, il y eut 
le secretaire d'Etat Perets (petit-fils du fermier general Abram 
Perets 39 ), les generaux Kaufman-Tourkestanski et Khrouliov ; 
l'ecuyer Salomon, directeur du lycee Alexandrovski ; lcs senateurs 
Gredingcr, Posen ; au departement de la Police, Gourovitch, Vissa- 
rionov, entre bien d'autres. 

La conversion au christianisme, notamment au lutheranisme, 
etait-elle done aux yeux de certains aussi facile ? Toutes les voies 
vous sont aussitot ouvertes ? Sliosberg observe a un certain moment 
un « reniement presque massif » de la part des jeunes 40 . Mais, bien 
sur, considere du cote des Juifs, voila qui apparaissait comme une 
grave trahison, « une prime a l'abjuration de sa foi... Quand on 
pense au nombre de Juifs qui re\sistent a la tentation de se faire 
baptiser, on se prend d'un grand respect pour ce malheureux 
peuple 41 ». 

Jadis, e'etait de la candeur : on partagcait les gens en deux cate- 
gories, « les notres » et « les autres », selon le seul critere de la foi. 
Cet etat d'esprit, l'Etat russe le refletait encore dans ses disposi- 
tions. Mais, a l'aube du xx e siecle, n'aurait-il pas pu reflechir un 
peu et se demander si un tel procede 6tait moralement admissible 
et pratiquement efficace ? Pouvait-on continuer a proposer aux Juifs 
le bien-etre materiel au prix du reniement de leur foi ? 

Et puis quel avantage pouvait en tirer le christianisme ? 
Beaucoup de ces conversions 6taient de pure convenance. (Certains 
se justifiaient en se leurrant eux-memes : « Je pourrai ainsi etre 
beaucoup plus utile a mon peuple 42 ».) 

Pour ceux qui avaient obtenu Legality de droits au service de 
l'Etat, « il n'existait plus aucune restriction de quelque ordre que ce 
fut qui les empechat d'acceder a la noblesse hereditaire » et de 
recevoir les plus hautes recompenses. « Les Juifs etaient cou- 
ramment inscrits sans difficulte dans les registres genealo- 
giques 43 . » Et meme, comme nous le voyons d'apres le recensement 
de 1897, 196 membres de la noblesse hereditaire comptaient 



39. Ibidem, 1. 12, pp. 394-395. 

40. Sliosberg, t. 2, p. 94. 

41. V. Posse, Evreiskoid zassiliid (La violence juive), Slovo, Saint-P6tersbourg, 1909, 
14 (27) mars, p. 2. 

42. Sliosberg, l. I, p. 198. 

43. EJ, t. 7, p. 34. 



A LA CHARNIERE DES XIX' ET XX* SIECLES 313 

Yhebreu pour leur langue matcraelle (parmi la noblesse a titre 
personnel et les fonctionnaires, ils £taient 3 37 1 dans le meme 
cas 44 ). II y eut meme, chez les Brodski, famille de modestes 
artisans, des marcchaux de la noblesse de la province d'lekateri- 
noslav. 

Mais, a partir des annees 70 du xrx e siecle, les Juifs qui 
briguaicnt des postes dans 1' administration de l'Etat commencerent 
a rencontrer des obstacles (et cela empira a partir de 1896) ; il faut 
dire que peu nombreux etaient ceux qui aspiraicnt a ce genre d'ac- 
tivite routiniere et mal retribuee. En outre, a partir des annees 90, 
les obstacles concernerent egalement les fonctions electives. 

En 1890 parut un nouveau Reglement des zemstvos aux termes 
duquel les Juifs etaient ecartes de l'autogestion du zemstvo 
- autrement dit, hors des zones urbaines des provinces et des 
districts. II etait prevu de « ne pas permettrc [aux Juifs] de parti- 
ciper aux reunions et assemblies electorates des zemstvos 45 » 
(ceux-ci n'existaient pas encore dans les provinces de l'Ouest), La 
motivation en etait que « les Juifs, qui poursuivent habituellement 
leurs intdrets particuliers, ne repondent pas a l'exigence d'un lien 
reel, vivant et social avec la vie locale 46 ». Dans le meme temps, 
travailler dans les zemstvos en qualite de vacataire, au titre de ce 
qu'on appelait le « tiers element » (element qui allait introduire 
dans le zemstvo, avec plusieurs annees d'avance, la charge 
explosive du radicalisme), n'etait pas interdit aux Juifs - et ils y 
furent tres nombreux. 

Les restrictions dans les zemstvos ne toucherent pas les Juifs des 
provinces de Russie centrale du fait que, dans leur grande majorite, 
ils residaient dans les villes et s'interessaient plus a 1' administration 
urbaine. Mais, en 1892, parut cette fois une nouvelle Disposition 
pour les villes : les Juifs perdaient le droit d'elire et d'etre elus 
delegues aux doumas et aux bureaux municipaux, ainsi que celui 
d'y occuper toute fonction de responsabilite, d'y diriger des 
services dconomiques et administratifs. Voila qui representait une 



44. Obschii svod po Imperii rczoultatov razrabotki dannykh pervoi vseobschei 
percpisi naseleniia, proizvedionnoi 28 ianvaria 1 897 g. (Corpus g6n6ral des r6sullats pour 
l'empire des donnees du premier recensement general de la population effectu^ le 
28 Janvier 1897). t. 2, Saint-Petersbourg, 1905. pp. 374-386. 

45. EJ*, t. 7, p. 763. 

46. Ibidem*, t. I, p. 836. 



314 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

limitation plus que sensible. En tant que delegues, les Juifs n'etaient 
admis que dans les villes de la Zone de residence, mais, la aussi, 
moyennant une restriction : pas plus d'un dixieme des effectifs de 
la douma municipale, et encore, « sur affectation » de l'admi- 
nistration locale qui selectionnait les candidats juifs - procedure 
pour le moins vexante. (Surtout pour les peres de famille bourgeois, 
ainsi que le fait tres justement remarquer Sliosberg : quelle humi- 
liation, pour eux, vis-a-vis de leurs enfants... comment, apres cela, 
rester loyal a un tel gouvernement 47 ?) « II n'y a pas eu de temps 
plus durs dans toute Phistoire des Juifs russes en Russie. lis furent 
chasses de toutes les positions qu'ils avaient conquises 48 . » Dans 
un autre passage, le meme auteur parle sans aucune ambiguite des 
pots-de-vin que rccevaient les fonctionnaires du ministere de l'lnte- 
ricur pour agir en faveur des Juifs 49 . (Voila qui devait adoucir 
quelque peu la rigueur des temps.) 

Oui, les Juifs de Russie furent incontestablement brimes, 
victimes de Tinegalite en mature de droits civiques. Mais voici ce 
que nous rappelle l'eminent cadet que fut V. A. Maklakov, qui se 
se retrouva dans 1'emigration apres la revolution : « L'"inegalite en 
droits" des Juifs perdait tout naturellement de son acuite dans un 
Etat ou l'enorme masse de la population (82 %), celle dont 
dependait la prosperite du pays, la paysannerie - grise, muette, 
soumise -, etait elle aussi exclue du droit commun, le meme pour 
tous 50 » - et etait restee dans la meme situation apres 1' abolition 
du servage : pour elle aussi, le service militaire etait ineluctable, 
l'instruction secondaire et superieure inaccessible, et elle non plus 
n'obtint pas cette auto-administration, ce zemstvo rural dont elle 
avait tant besoin. Un autre emigre\ D. O. Linski, un Juif, conclut 
meme avec amertume que, par comparaison avec le nivellement 
opere par les Soviets, quand la population entiere de la Russie fut 
privee de tout droit, « l'inegalite en droits de la population juive 
avant la revolution apparait comme un ideal inaccessible 51 ». 



47. Sliosberg, t. 3, p. 220. 

48. Ibidem, 1. 1 , p. 259. 

49. Ibidem, t. 2, pp. 177-178. 

50. V.A. Maklakov (1905-1906), Sb. M. M. Winaver i rousskaia obschestvennost 
natchala XX veka (Recueil M. M. Winaver et la societe" civile russe au ddbut du 
xx" sieclc), Paris, 1937, p. 63. 

51. D. O. Linski, natsionalnom samosoznanii rousskogo evreia - Rossia i evrei (A 
propos de la conscience nationale de Juif de Russie), in RiE, p. 145. 



A LA CHARNlfeRE DES XIX'' ET XX C SIECLES 315 

On a pris le pli de dire : la persecution des Juifs en Russie. Mais 
le mot n'est pas juste. Ce n'etait pas une persecution a proprement 
parler. Ce fut toute une serie de restrictions, de brimades. Vexantes, 
certes, douloureuses, scandaleuses meme. 



Cependant, la Zone de residence, au fil des ans, se faisait de plus 
en plus permeable. 

D'apres le recensement de 1897, 315 000 Juifs residaient deja 
hors de ses limites, soit, en seize ans, une multiplication par neuf 
(et cela representait 9 % de 1'ensemble de la population juive de 
Russie, exception faite du royaume de Pologne 52 . Comparons : on 
comptait alors 115 000 Juifs en France, 200 000 en Grande- 
Bretagne 53 ). Considerons aussi que le recensement donnait des 
chiffres sous-evalues, compte tenu du fait que, dans beaucoup de 
villes de Russie, nombre d' artisans, maints domestiques au service 
de Juifs « autorises » n'avaient pas d'existence officielle, s'etant 
derobes a l'enregistrement. 

Ni le gratin de la finance ni l'61ite instruite n'etaient soumis aux 
restrictions de la « zone », et Fun comme l'autre s'etablirent 
librement dans les provinces du centre et dans les capitales. II est 
notoire que 14 % de la population juive exercaient des « profes- 
sions liberales 54 » - pas forcement de type intellectuel. Une chose 
est cependant sure ; dans la Russie pre-revolutionnaire, les Juifs 
« occupaient une place preponderante dans ces metiers intellcctuels. 
La fameuse Zone dc residence elle-meme n'empechait nullement 
une importante fraction des Juifs de penetrer en nombre de plus en 
plus eleve dans les provinces de la Russie centrale 55 ». 

Les corps de metiers dits « artisanaux » ou les Juifs etaient les 
plus nombreux furent les dentistes, les tailleurs, les infirmiers, les 
apothicaires et quelques autres encore, metiers partout d'une grande 
utility, ou ils etaient toujours les bienvenus. « En 1905, en Russie, 



52. Hessen, t. 2, p. 210 ; EJ, t. 1 1, pp. 537-538. 

53. PEJ, t. 2, pp. 313-314. 

54. Larine, p. 71. 

55. VS. Mandel, Konservativnyi6 i razrouchitelnyid elementy v evreistve (Les 
61ements conservatoire et les elements destructeurs chez les Juifs), RiE, p. 202. 



3 1 6 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

plus de 1 300 000 Juifs exercaient une activite d'artisans 56 » - ce 
qui signifiait qu'ils pouvaient vivre en dehors de la « zone ». Et il 
ne faut pas oublier non plus que « nulle part dans les lois il n'dtait 
stipule, par exemple, que Partisan qui exerce un metier n'a pas le 
droit de se livrer dans le meme temps au commerce » ; au 
demeurant, « la notion de "faire du commerce" n'est pas definie 
par la loi » : par exemple, le « depot-vente » avec commission, est- 
ce du commerce ? Ainsi done, pour exercer toute forme de 
commerce (meme le gros negoce), s'adonner a P achat de biens 
immobiliers, a Pamenagement de fabriques, il fallait se faire passer 
pour « artisan » (ou «dentiste»!) Par exemple, l'« artisan » 
Neimark possedait une fabrique de soixante ouvriers ; des typos 
ouvraient ainsi leur propre imprimerie 57 . Et il existait encore un 
autre moyen : plusieurs personnes se regroupent, et une seule paie 
la taxe de la premiere guilde, les autres se faisant passer pour ses 
« commis ». Ou encore : se faire « adopter » dans une province du 
centre par des soldats juifs a la retraite (le pere « adoptif » recevait 
en retour une pension) 58 . A Riga, des milliers de families juives 
vivaient du commerce du bois, jusqu'a ce qu'elles fussent expulsees 
pour cause de fausses attestations 59 . A Poree du xx? siecle, on 
trouvait des colonies juives dans toutes les villes russes de 
quelque importance. 

J. Teitel atteste que « la construction de la ligne de chemin de 
fer Samara-Orenbourg a entraine 1'afflux d'un grand nombre de 
Juifs a Samara. Les maitres d'eeuvre de ce chemin de fer furent des 
Juifs - Varchavski, Gorvitch. Longtemps ils en furent egalement 
les proprietaires. Ils occupaicnt les pestes de commande ainsi qu'un 
grand nombre d'emplois subalternes. Ils faisaient venir leurs 
families de la Zone de residence, et ainsi se constitua une colonie 
juive fort nombreuse... Ils se chargerent aussi de P exportation du 
ble de la riche province de Samara vers Petranger. A remarquer 
qu'ils furent les premiers a exporter des ceufs de Russie vers 
1' Europe occidentale. Toutes ces activites etaient exercees par de 
pretendus "artisans" ». Et Teitel d'enumerer trois gouverneurs 
successifs de la province de Samara ainsi qu'un chef de la police 



56. Goldenweiser, RiE, p. 148. 

57. Sliosberg, t. 2, pp. 51, 187, 188, 193, 195. 

58. Ibidem, pp. 22-24. 

59. Mdm, pp. 183-185. 



A LA CHARNIERE DES XIX° ET XX' S1ECLES 317 

(lequel, auparavant, en 1863, avait ete « exclu de l'universite de 
Saint-Petersbourg pour avoir participe a des desordres estu- 
diantins ») qui « fermaient les yeux sur ces pretendus artisans ». Et 
c'est ainsi qu'aux alentours de 1889 vivaient a Samara « plus de 
300 families juives, sans autorisation de residence 60 » - ce qui 
signifie qu'a Samara, en sus des chiffres officiels, residaient en fait 
dans les 2 000 Juifs. 

Des recits nous viennent d'un autre bout de la Russie : a Viazma, 
« les trois pharmaciens, les six dentistes, un certain nombre de 
medecins, les notaires, beaucoup de boutiquiers, presque tous les 
coiffeurs, les tailleurs, les cordonniers 6taient juifs. Tous ceux qui 
s'affichaient tels n'etaient pas dentistes ou tailleurs, beaucoup 
faisaient du commerce et nul ne les en empechait. Sur 35 000 habi- 
tants, Viazma comptait elle aussi pres de deux mille Juifs 61 . 

Dans la region de l'Armee du Don ou de severes restrictions 
avaient 6t6 instaur6es en 1880 a l'endroit des Juifs et ou interdiction 
leur etait faite de resider dans les villages cosaques et les faubourgs 
des villes, ils etaient neanmoins 25 000 : tenanciers de petits hotels 
et de buvettes, barbiers, horlogers, tailleurs. Et toute livraison d'un 
lot tant soit peu important de marchandises dependait d'eux. 

Le systeme de restrictions apportees aux droits des Juifs, avec 
toute la gamme de correctifs, reserves et amendements y afferente, 
s'6tait 6chafaude strate apres strate au fil des ans. Les dispositions 
visant les Juifs etaient disseminees dans les differents recueils de 
lois promulguees a des epoques differentes, mal harmonises entre 
elles, mal amalgamees aux lois communes de l'empire. Les gouver- 
neurs s'en plaignaient 62 . II faut essayer de penetrer les arcanes des 
innombrables derogations, cas particuliers, exceptions d'exceptions 
dont fourmillait la legislation sur les Juifs, pour comprendre quel 
parcours du combattant cela representait pour le Juif ordinaire, et 
quel casse-tete pour radministration. Une telle complexity ne 
pouvait qu'engendrer le formalisme, avec son cortege de cruautes ; 
ainsi, quand un chef de famille domicilie dans une province de 
Russie centrale perdait son droit de residence (apres sa mort ou par 
suite d'un changement de metier), toute sa famille le perdait avec 



60. Teilel, pp. 36-37, 47. 

61. Volkov-Mouromtsev, pp. 98, 101. 

62. S. Dimanstein, Revolioutsionnoi6 dvij6nii6 sredi evreiev (Le mouvement rdvolu- 
tionnaire parmi les Juifs), op. cit., p. 108. 



3 1 8 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

lui. Les families etaient ainsi expulsees apres le ddces du chef de 
famille (a 1' exception des personnes seules agees de plus de 
70 ans). 

Toutefois, la complexity ne jouait pas toujours en defaveur des 
Juifs ; elle jouait parfois a leur avantage. Des auteurs ecrivent que 
« c'etoient les commissaires de police et leurs adjoints qui etaient 
charges de trancher les sempitemels fiottements dans 1' application 
des mesures restrictives », ce qui entrainait le recours aux pots-de- 
vin et le contournement de la loi 63 - toujours dans un sens favorable 
aux Juifs. II y avait aussi des voies legates parfaitement praticables. 
« Le caractere contradictoire des innombrables lois et dispositions 
sur les Juifs offre au Senat un large spectre d' interpretations de la 
legislation... Dans les annees 90, la plus grande partie des disposi- 
tions ayant fait l'objet d'un recours de la part des Juifs ont 6t6 
annulees » par le Senat'' 4 . Les plus hauts dignitaires fermaient 
souvent les yeux sur le non-respect des restrictions anti-juives - ce 
qu'atteste G. Sliosberg, par exemple : « En derniere instance, les 
affaires juives dependaient du chef du departement de la Police, 
poste occupe par Piotr Nikolaievitch Dournovo... Celui-ci se 
montra toujours accessible aux arguments des plaignants et je dois 
dire, pour etre honnete, que si l'application de tel ou tel reglement 
restrictif etait contraire a la charite humaine, on etait sur qu'il 
[Dournovo] se pencherait sur l'affaire et la r6soudrait favora- 
blement 65 . » 

« Plutot que les nouvelles lois, ce furent les dispositions tendant 
a une application plus dure des anciennes lois qui furent ressenties 
le plus douloureusement par les larges couches de la population 
juive 66 . » Le processus, discret mais irreversible, par lequel les Juifs 
penetraient progressivement dans les provinces de Russie centrale, 
etait parfois stoppe net par 1' administration, et certains episodes 
dument orchestras sont restes dans 1'Histoire. 

Ainsi en fut-il a Moscou apres le depart a la retraite du tout- 
puissant et quasi inamovible gouverneur general V. A. Dolgo- 
roukov, lequel avait regarde avec une grande bienveillance la venue 
des Juifs dans la ville et leur activite economique. (La cle de cette 



63. Goldenweiser, LMJR-1, p. 114. 

64. EJ, t. 14, p. 157. 

65. Sliosberg, l. 2, pp. 175-176. 

66. Hessen, t. 2, p. 232. 



A LA CHARNIERE DES XIX' ET XX' SIECLES 319 

attitude reside bien 6videmment dans la personne du grand banquier 
Lazare Salomonovitch Poliakov « avec qui le prince Dolgoroukov 
entretenait des liens d'amitie et qui, affirmaient les mauvaises 
langues, lui avait ouvert dans sa banquc fonciere une ligne de credit 
illimitee. Que le prince ait eu des besoins d'argent, cela ne faisait 
aucun doute », car il avait cede toute sa fortune a son gendre alors 
que lui-meme « aimait vivre sur un grand pied, et aussi faire des 
largesses ». En consequence, L. Poliakov « etait couvert annee 
apres annee d'honneurs et de distinctions ». Grace a cela, les Juifs 
de Moscou sentaient un sol ferme sous leurs pieds : « Tout Juif 
pouvait recevoir le droit de residence dans la capitale » sans pour 
autant se mettre reellement « au service de 1'un de ses coreligion- 
naires, marchand de la premiere guilde 67 ».) 

G. Sliosberg nous informe qu'« on reprochait a Dolgoroukov de 
trop ceder a 1' influence de Poliakov ». Et il explique : Poliakov 
etait proprietaire du Credit foncier de Moscou, si bien que ni dans 
la province de Moscou, ni dans aucune province avoisinante ne 
pouvait fonctionner aucune autre banque hypothecaire (e'est-a-dire 
consentant des avances sur hypotheque de biens-fonds). Or, « il n'y 
avait aucun noble possedant des terres qui n'hypothequat ses 
biens ». (Telle 6tait la decheance de la noblesse russe a la fin du 
xix e siecle : et, apres cela, de quelle utilite pouvait-elle encore etre 
pour la Russie ?...) Ces nobles se retrouvaient « dans une certaine 
dependance a regard des banques » ; pour obtenir de largcs prets, 
tous recherchaient les faveurs de Lazare Poliakov 68 . 

Sous la magistrature de Dolgoroukov, aux abords des anndes 90, 
« on recensait de nombreux Juifs dans le corps des marchands de la 
premiere guilde. Cela s'expliquait par la repugnance des marchands 
moscovites de confession chretienne a payer les droits d'entree 
eleves dans cette premiere guilde ». Avant l'arrivee des Juifs, l'in- 
dustrie moscovite ne travaillait que pour la partie orientale du pays, 
pour la Siberie, et ses articles n'avaient pas cours a l'Ouest. Ce 
furent les negotiants et les industriels juifs qui assurerent le lien 
entre Moscou et les marches de la partie ouest du pays. (Teitel le 
confirme : les Juifs de Moscou passaient pour les plus riches et les 



67. Prince B. A. Chetinine, Khoziaine Moskvy (Le raaitre de Moscou), Istoritcheski 
vestnik (Le Messager historique), 1917, 1. 148, p. 459. 

68. Sliosberg, t. 2, pp. 4445. 



320 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

plus influents de Russie.) Menaces par la concurrence, les mar- 
chands allcmands s'indignerent et accuserent Dolgoroukov de favo- 
ritisme a l'egard des Juifs 69 . 

Mais la situation changca radicalement en 1891. Le nouveau 
gouverneur g6n£ral de Moscou, le grand-due Serge Alexandro- 
vitch*, homme tout-puissant de par sa position et ne dependant 
de personne grace a sa fortune, prit la decision de faire expulser 
tous les artisans juifs de Moscou, et ce, sans enquete prealable 
pour savoir qui etait veritablement artisan et qui feignait de l'etre. 
Des quartiers entiers - Zariadie, Marina Roscha - se viderent de 
leurs habitants. Selon les estimations, pas moins de 20 000 Juifs 
furent expulses. On leur accordait un delai maximal de six mois 
pour liquider leurs biens et organiser leur depart, et ceux qui d6cla- 
raient n'avoir pas les moyens d'assurer leur deplacement, on les 
expediait dans des fourgons cellulaires. (Au plus fort des expulsions 
et pour controler la maniere dont elles etaient executees, une 
commission gouvernementale americaine - le colonel Weber, le 
docteur Kamster - se rendit en Russie. L'etonnant est que Sliosberg 
les conduisit a Moscou, qu'ils y enqueterent sur ce qui se passait, 
sur la facon dont etaient appliqu£es les mesures destinees a endiguer 
l'« afflux de Juifs », qu'ils visiterent meme incognito la prison des 
Boutyrki, qu'on leur y offrit quelques paires de menottes, qu'on 
leur fournit les photos de personnes exp£diees dans les fourgons... 
et que la police russe ne s'apercut de rien ! (Les voila bien, les 
« mceurs a la Krylov** » !) lis visiterent encore, de longues semaines 
durant, d'autres villes russes. Le rapport de cette commission fut 
publie en 1892 dans les documents du Congres americain... a la 
plus grande honte de la Russie et au plus vif soulagement de 1' immi- 
gration juive aux Etats-Unis 70 . C'est a cause de ces brimades que les 
milieux financiers juifs, le baron de Rothschild en tete, refuserent en 
1892 de soutenir les emprunts russes a l'etranger 71 . II y avait deja 



69. Ibidem, pp. 43-44. 

70. Ibidem, pp. 31, 42-50, 60-63. 

71. Ibidem, pp. 7, 174. 

* Serge Alexandrovitch : grand-due, frere d'Alexandre III, gouverneur gdndral de 
Moscou. Assassin^ en fevrier 1905. 

** Ivan Andrei'cvitch Krylov (1769-1844) : cdlebre publiciste el fabuliste russe qui 
de"nonce dans ses 6crits les tares dc la societd et 1'incurie des gouvernants. 



A LA CHARNIERE DES XIX' ET XX< SIECLES 321 

eu en Europe, en 1891, des tentatives pour enrayer l'expulsion des 
Juifs de Moscou. Le banquier americano-juif Seligman, par 
exemple, s'etait rendu au Vatican pour prier le Pape d'interceder 
aupres d'Alexandre III et de l'exhorter a plus de moderation 72 . 

En 1891, « une partie des Juifs expulses s'etablirent sans autori- 
sation dans les faubourgs de Moscou ». Mais, a l'automne 1892, 
dans le prolongement des mesures prises, ordre fut donne d'« ex- 
pulser de Moscou les anciens soldats du contingent a la retraite et 
les membres de leurs families non enregistres dans les commu- 
nautes 73 ». (Signalons qu'en 1893 les grosses entreprises russes 
commerciales et industrielles intervinrent pour faire adoucir ces 
mesures.) Puis, a partir de 1899, il n'y eut presque plus aucun 
nouvel enregistrement de Juifs dans la premiere guilde des 
marchands de Moscou 74 . 

En 1893 survint une nouvelle aggravation du sort des Juifs : le 
Senat s'avisa pour la premiere fois de l'existence d'une circulaire 
du ministere de l'lnterieur, en vigueur depuis 1880 (la « Charte de 
liberte des Juifs »), qui permettait aux Juifs qui s'etaient d'ores et 
deja etablis hors de la Zone de residence, mais illegalement, de 
rester sur les lieux. Cette circulaire fut abrogee (sauf en Courlande 
et en Livonie ou elle fut maintenue). Or, ces families qui s'etaient 
ainsi etablies au cours des douze dcrnieres annees, etaient au 
nombre de 70 000 ! Heureusement, grace a Dournovo, furent 
edictes « des articles salvateurs qui, en fin de compte, enrayerent 
1'immense catastrophe qui menacait 75 ». 

En 1 893, « certaines categories de Juifs » furent expulsees a leur 
tour de Yalta, car non loin de la se trouvait la residence d'ete de la 
famille imperiale, et il leur fut interdit toute nouvelle implantation 
en ces lieux : « L' afflux toujours croissant et 1' augmentation du 
nombre des Juifs dans la ville de Yalta, l'appetit de biens immobi- 
liers dont ils font preuve, menacent cette villegiature de devenir 
une ville purement et simplement juive 76 . » (Pouvait fort bien jouer 
la, apres tant d' attentats terroristes en Russie, le souci de la securite 



72. Doneseniie' rousskogo posla Izvolskogo iz Vatikana (Rapport de l'ambassadeur 
russe au Vatican, Izvolski), 7 (19) avril 1892, Izvestia, 1930, 23 mai, p. 2. 

73. PEJ, t. 5, p. 474. 

74. EJ, t. 11, pp. 336-338. 

75. Sliosberg, t. 2, pp. 180-182. 

76. EJ*. t. 7, p. 594. 



322 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

de la famille imperialc dans sa residence de Livadia. Alexandre III 
avait toutes les raisons de penser - il n'etait qu'a un an de sa 
mort - qu'il etait cordialement hai' des Juifs. Tout comme on ne 
saurait exclure comme mobile, dans le choix des cibles du 
terrorisme - Sipiaguine*, Plehve, le grand-due Serge -, l'idee de 
venger la persecution des Juifs.) Cela n'empecha pas que beaucoup 
de Juifs resterent dans la region de Yalta - a en juger d'apres ce 
qu'ecrivirent en 1909 les habitants d'Alouchta qui se plaignaient 
que les Juifs, acquereurs de vignobles et de vergers, « exploitassent 
"pour leur mise en valeur" le travail de la population locale », 
profitant de la situation precaire de celle-ci et accordant des prets 
« a des taux exorbitants » qui ruinent les Tatars, habitants des 
lieux 77 . 

Mais il y eut encore autre chose : a la faveur de la lutte contre 
l'infatigable contrebande, on limita le droit de residence des Juifs 
dans la zone frontaliere occidentale. II n'y eut en fait aucune 
nouvelle expulsion - a l'exception des individus pris en flagrant 
delit de contrebande. (Aux dires des memorialistes, cette contre- 
bande, qui consistait notamment a faire passer la frontiere aux revo- 
lutionnaires ainsi qu'a leurs imprimes, se perpetua jusqu'a la 
Premiere Guerre mondiale.) En 1903-1904, un debat s'engage : le 
Senat dispose que le Reglement provisoire de 1882 ne s'applique 
pas a la zone frontaliere et qu'en consequence les Juifs residant 
dans cette zone peuvent « librement s'etablir dans les localites 
rurales. Le Conseil de la province de Bessarabie 6met alors une 
protestation, signalant au Senat que "toute la population juive" » de 
la zone frontaliere, y compris ceux des Juifs qui s'y sont etablis 
ill6galement, cherche maintenant a gagner les campagnes ou il y a 
deja "plus de Juifs qu'il n'en faut" », et que la zone frontaliere 
« risque dorenavant pour les Juifs de devenir la "Zone promise" ». 
La protestation passe devant le Conseil d'Etat, lequel, prenant en 
consideration le cas particulier des localites rurales, abroge 
carrement le regime special de la zone frontaliere, le ramenant au 
regime general de la Zone de residence 78 . 



77. Novoi6 Vremia, 1909, 9 (22) dec., p. 6. 

78. EJ, t. 12, pp. 601-602. 

* Dmitri SergueYevitch Sipiaguine (1853-1902) : ministre de l'lntdrieur en 1900. 
Abattu par le S.-R. Balmachov. 



A LA CHARNIERE DES XIX' ET XX* SIECLES 323 

Cet assouplissement ne trouva toutefois aucun echo notable ni 
dans la presse ni dans la soci6te\ Pas plus que la lev6e, en 1887, de 
l'interdiction faite aux Juifs d'engager des domestiques Chretiens. 
Pas plus que la loi de 1891 introduisant dans le Code p6nal un 
nouvel article sur « la responsabilite en cas d'attaque ouverte d'une 
partie de la population par une autre », article que les circonstances 
de la vie en Russie n'avaient jamais auparavant rendu necessaire, 
mais qui avait fait cruellement defaut lors des pogroms de 1881. 
Pour plus de prudence, on l'introduisait a present. 



Et puis, repetons-le encore : les limitations apportees aux droits 
des Juifs ne revetirent jamais, en Russie, un caractere racial. Elles 
ne s'appliquerent ni aux Karaites*, ni aux Juifs des montagnes, ni 
aux Juifs d'Asie centrale qui, dissemines et confondus avec 
la population locale, avaient toujours librement choisi leur type 
d'activite. 

Les auteurs les plus divers nous expliquent a qui mieux mieux 
que les causes premieres des restrictions subies par les Juifs en 
Russie sont d'ordre economique. U Anglais J. Parks, grand pour- 
fendeur de ces restrictions, dmet pourtant cette reserve : « Avant 
la guerre [de 14-18], certains Juifs avaient concentre entre leurs 
mains des richesses considerables... Cela avait fait craindre qu'en 
abolissant ces limitations on laisserait les Juifs se rendre maitres 
du pays 79 . » Le professeur V. Leontovitch, en liberal parfaitement 
consequent, note : «Jusqu'a recemment, on a semble ignorer que 
les mesures restrictives frappant les Juifs provenaient bien plus de 
tendances anticapitalistes que d'une discrimination raciale. La 
notion de race n'int6ressait personne en Russie dans ces annees-la, 
si Ton excepte les sp6cialistes en ethnologic. C'est la peur de voir 
se renforcer les elements capitalistes, susceptibles d'aggraver 



79. /. Parks, Evrei sredi narodov : Obzor pritchin antisemitizma (Les Juifs parmi les 
peuples : apercu sur les causes de l'antisdmitisme), Paris, YMCA Press, 1932, p. 182. 

* Les Karaites ou Karai'mes (mot qui signifie « attaches » a la lettre) : secte juive qui 
rejette la doctrine orthodoxe des rabbins, n'admet que l'Ancien Testament et certaines 
traditions orales. Les Karaites subsistent en petites colonies en Crimee, a Odessa, en 
Russie meridionale, ainsi qu'en Pologne et en Lituanie. 



324 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

1' exploitation dcs paysans et de tous les travailleurs, qui fut decisive. 
Nombreuses sont les sources qui en apportent la preuve 80 . » 

N'oublions pas non plus que la paysannerie russe venait de subir 
le choc d'une mutation brutale : du passage de relations de type 
feodal a des relations de marche, passage auquel elle n' etait abso- 
lument pas pr6par6e et qui allait la faire basculer dans un maelstrom 
economique parfois plus impitoyable que le servage lui-meme. 

V. Choulguine ecrit a ce propos ce qui suit : « La limitation des 
droits des Juifs en Russie etait sous-tendue par une "pensee huma- 
niste"... On admettait que le peuple russe, pris globalement (ou tout 
au moins certaines de ses couches sociales), etait en quelque sorte 
immature, effemine..., qu'il se laissait facilement exploiter..., qu'il 
fallait, pour cette raison, le proteger par des mesures etatiques 
contre des elements etrangers plus forts que lui... La Russie du Nord 
se mit a regarder les Juifs avec les yeux de la Russie du Sud. Or, 
les Petits-Russiens ont toujours vu les Juifs, qu'ils ont bien connus 
du temps de leur coexistence avec la Pologne, sous les traits du 
"cabaretier-preteur sur gages" qui suce le sang du malheureux 
Russe 81 . » Les restrictions ont ete congues par le gouvernement pour 
combattre une pression economique massive qui mettait en danger 
les fondements de PEtat. Parks decele lui aussi dans cette vision 
des choses une part de verite" ; il observe « l'effet desastreux que 
peut avoir la faculte d'exploiter son prochain », et « le role excessif, 
dans les zones rurales de F Europe de PEst, des cabaretiers et des 
usuriers », meme s'il percoit les raisons d'un tel etat de choses 
« dans la nature du paysan plus que chez les Juifs eux-memes ». A 
son avis, le commerce de la vodka, en tant qu'« activite principale 
des Juifs » d'Europe de PEst, suscitait la haine a leur endroit, et 
chez les paysans davantage encore que chez les autres. C'est lui qui 
alimenta plus d'un pogrom, laissant une profonde et large cicatrice 
dans la conscience des peuples ukrainien et bielorusse, ainsi que 
dans la memoire du peuple juif 82 . 



80. V. V. Uontovitch, Istoriia liberalizma v Rossii : 1762-1914 (Histoire du liberalisme 
en Russie : 1762-1914), trad, de l'allemand, 2 C ed., M., Rousski Pout, 1995, pp. 251-252. 
Trad, francaise aux ed. Fayard, Paris, 1987. 

81. V. V. Choulguine, Chto nam v nikh ne nravitsa» : Ob antisdmitizme v Rossii 
(« Ce qui ne nous plait pas chez eux » : Sur l'antis6mitisme en Russie), Paris, 1929, 
pp. 185-186. 

82. Parks, pp. 153-155, 233. 



A LA CHARNlERE DES XIX C ET XX* SIECLES 325 

On lit chez nombrc d'auteurs que les cabaretiers juifs vivaient 
tres durement, sans un sou vaillant, qu'ils etaient quasiment reduits 
a la mendicite. Mais le march6 de l'alcool etait-il aussi etrique que 
cela? Beaucoup de monde s'engraissait de l'intemperance du 
peuple russe - et les proprietaires terriens de la Russie occidentale, 
et les distillateurs, et les tenanciers de debits de boissons... et le 
gouvernement ! On peut en evaluer le montant des recettes a partir 
du moment ou elles ont ete inscrites comme recettes nationales. 
Apres qu'en 1896 fut instaure en Russie un monopole d'Etat sur 
les spiritueux avec suppression de tous les debits prives et la vente 
avec accise des boissons, le Tresor encaissa des l'annee suivante 
285 millions de roubles - a rapporter aux 98 millions de l'impot 
direct preleve sur la population. Cela nous confirme que non 
seulement la fabrication d'eau-de-vie etait « une source majeure de 
contributions indircctes », mais aussi que les recettes de l'industrie 
des spiritueux, qui ne versait jusqu'en 1896 que «4 kopecks 
d'accise par degre d'alcool produit»> Etaient grandement supe- 
rieures aux recettes directes de ['empire 83 . 

Mais quelle 6tait a cette epoque la participation des Juifs h. ce 
secteur ? En 1886, au cours des travaux de la Commission Pahlen, 
furent publiees des statistiques sur le sujet. D' apres celles-ci, les 
Juifs detenaient 27 % (les decimales ne figurent pas : les chiffres 
ont 6te partout arrondis) de toutes les distilleries en Russie 
d'Europe, 53 % dans la Zone de residence (notamment 83 % dans 
la province de Podolsk, 76 % dans celle de Grodno, 72 % dans 
celle de Kherson). lis detenaient 41 % des brasseries en Russie 
d'Europe, 71 % dans la Zone de residence (94 % dans la province 
de Minsk, 91 % dans celle de Vilnius, 85 % dans la province de 
Grodno). Quant a la part du commerce d'alcool dctenuc par les 
Juifs, la proportion des « points de fabrication et de vente est de 
29 % en Russie d'Europe, 61 % dans la Zone de residence (95 % 
dans la province de Grodno, 93 % dans celle de Moghilev, 91 % 
dans la province de Minsk) 84 . 



83. Sbornik materialov ob ekonomitcheskom polojdnii 6\t6iev v Rossii (Recueil de 
mate>iaux sur la situation economique des Juifs en Russie), t. 2, St., Evreiskoie Koloni- 
zatsionnoie" Obschestvo (Association colonisatrice juive), 1904, p. 64. 

84. Evreiskaia piteinaia torgovlia v Rossii. Statistitcheski Vremennik Rossiiskoi 
Imperii (Le commerce juif des spiritueux en Russie. Annuaire statistique de l'Empire 
russe), serie HI, livre 9, Saint-P&ersbourg, 1886, p. V-X. 



326 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

On comprend que la reforme qui instaura le monopole d'Etat sur 
les spiritueux ait ete « accueillie avec horreur... par les Juifs de la 
Zone de residence 85 ». 

C'est incontestable : l'instauration d'un monopole d'Etat sur les 
alcools a porte un coup tres dur a l'activite' economique des Juifs 
de Russie. Et jusqu'a la Premiere Guerre mondiale (il prit fin a ce 
moment-la), ce monopole resta la cible favorite de l'indignation 
generate - alors qu'il ne faisait qu'instituer un controle rigoureux 
de la quantite d'alcool produite dans le pays, et de sa qualite. 
Oubliant qu'il atteignait de la meme facon les tenanciers Chretiens 
(cf. les statistiques ci-dessus), on le presente toujours comme une 
mesure antijuive : « L'instauration a la fin des annees 90 de la vente 
d'alcool par 1'Etat dans la Zone de residence a prive plus de 
100 000 Juifs de leur gagne-pain » ; « le pouvoir comptait... forcer 
les Juifs a quitter les zones rurales », et, depuis, « ce commerce a 
perdu pour les Juifs l'importance qu'il avait connue jadis 86 ». 

Ce fut en effet le moment - a partir de la fin du xrx e siecle - oil 
Ton vit 1' Emigration juive hors de Russie s'amplifier notablement. 
Y a-t-il un lien entre cette emigration et l'instauration du monopole 
d'Etat sur la vente des spiritueux, cela est difficile a dire, mais le 
chiffre de 100 000, cite ci-dessus, nous le suggere. Le fait est que 
1' emigration juive (en Amerique) etait restee faible jusqu'en 1886- 
1887 ; elle connut une breve envolee en 1891-1892, mais ce n'est 
qu'apres 1897 qu'elle devint massive et continue 87 . 

Le « Reglement provisoire » de 1882 n'avait pas empeche une 
nouvelle infiltration du commerce des spiritueux par les Juifs dans 
les campagnes. Tout comme, dans les annees 70, on avait trouve la 
parade contre 1' interdiction de vendre ailleurs que chez soi en 
inventant le commerce « a la sauvette », on avait imagine, pour 
contourner la loi du 3 mai 1882 (qui interdisait egalement le 
commerce de la vodka sur contrat passe avec un Juif), l'affermage 
« a la sauvette » : pour y installer une auberge, on louait un terrain 
par contrat oral et non pas eerit, en sorte que les fermages soient 
perijus par le proprietaire, et les recettes de la vente des boissons 



85. Sliosherg, t. 2, p. 230. 

86. Evreiskai'a piteinai'a torgovlia v Rossii (Le commerce juif des spiritueux en 
Russie),op. cit.. 

87. EJ, t. 2, pp. 235-238. 



A LA CHARNIERE DES XIX' ET XX* SIECLES 327 

par le Juif 88 . C'est par ce biais, et par d'autres encore, que 1' implan- 
tation des Juifs dans les campagnes put se poursuivre apres 1' inter- 
diction categorique de 1882. Commc l'ccrit Sliosberg, c'est a partir 
de 1889 que commenga la « vague d'cxpulsion » des Juifs hors des 
villages de la Zone de residence, ce qui entraina « une impitoyable 
concurrence, gencratrice d'un mal affrcux : la delation » (en clair : 
des Juifs se mirent a denoncer ceux d'entre eux qui vivaient dans 
l'illegalite). Mais voici des chiffres avanc6s par P. N. Milioukov : 
si, en 1881, on comptait 580 000 Juifs vivant dans les villages, ils 
etaient 711 000 en 1897, ce qui signifie que le taux des nouvcaux 
arrivants et celui des naissances l'emportaient largement sur ceux 
des expulsions et des deces. En 1899, un nouveau Comite pour les 
affaires juives, le onzieme du nom, avec a sa tete le baron Iexhiill 
von Hildenbrandt, fut cree en vue de reviser le Reglement provi- 
soire. Ce Comite, ecrit Milioukov, rejeta la proposition de faire 
expulser des campagnes les Juifs qui s'y etaient illegalcment 
etablis, et adoucit la loi de 1882* 9 . 

Tout en « reconnaissant que la paysannerie, peu evoluee, denuee 
de tout esprit d'entreprise et de tout moyen de se developper, doit 
etre protegee contre tout contact d'affaires avec les Juifs », le 
Comite insistait sur le fait que « les proprietaires terriens n'ont nul 
besoin de la tutelle du gouvernement ; la limitation du droit des 
proprietaires de gerer leurs biens comme ils l'entendent dcprccie 
lesdits biens et oblige les proprietaires a rccourir, de concert avec 
les Juifs, a toutes sortes d' expedients pour contourner la loi » ; la 
levee des interdits concernant les Juifs permettra aux proprietaires 
de tirer un plus grand profit de leurs biens 90 . Mais les proprietaires 
n'avaient plus le prestige qui eflt pu donner du poids a cet argument 
aux yeux de 1' administration. 

C'est en 1903-1904 que la revision du Reglement de 1882 fut 
seYieusement abordee. Des rapports etaient parvenus de province 
(notamment de Sviatopolk Mirski, qui etait gouverneur general et 
allait bientot devcnir le ministre liberal dc l'lnterieur), disant que le 



88. Cf. Sliosberg, t. 2, p. 55. 

89. P. Milioukov, Evreiski vopros v Rossii (La question juive en Russie), Schit : Lile- 
ratourny sbornik (Le bouclier : recueil littcrairc) sous la redaction de L. Andreev, 
M. Gorki et F. Sologoub, 3 C 6d., M. : Rousskoie" Obschestvo dlia izoutch6niia evreiskoi 
jizni (Association russe pour l'dtude de la vie juive), 1916, p. 170. 

90. EJ, t. 5, pp. 821-822. 



328 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

Reglement n'avait pas fait ses preuves, qu'il fallait imperativement 
laisser les Juifs quitter les villes et les bourgades ou leur concen- 
tration etait trop forte, et que, grace a l'instauration du monopole 
d'Etat sur les boissons, la menace d'exploitation de la population 
rurale par les Juifs etait ecartee. Ces propositions furent approuvees 
par Sipiaguine, le ministre (qui sera abattu peu apres par un terro- 
riste), et, en 1908, enterinees par Plehve (bientot assassine a son 
tour). Fut dressee et publiee une liste de cent une bourgades, 
auxquelles viendraient bientot s'en ajouter cinquante-sept autres, 
ou les Juifs acqueYaient le droit et de s'etablir et d'acheter des biens 
immobiliers, ainsi que de les affermer. (Dans V Encyclopedic juive 
d'avant la revolution, nous lisons les noms de ces localites dont 
certaines, deja assez importantes, allaient connaitre une extension 
rapide : Iouzovka, Lozovai'a, Ienakievo, Krivoi' Rog, Sinelnikovo, 
Slavgorod, Kakhovka, Jmerinka, Chepetovka, Zdolbounovo, Novye 
Senjary, entrc autres.) Hors de cette liste et des colonies agricoles 
juives, les Juifs n'obtenaient pas le droit d'acquerir des terres. 
Cependant, le Reglement fut bientot abroge pour certaines cate- 
gories : les diplomes d' etudes superieures, les aides-pharmaciens, 
les artisans et les anciens militaires a la retraite. Ces personnes 
obtenaient le droit de resider dans les campagnes, de s'y livrer au 
commerce et a divers autres metiers 91 . 

Si le commerce des spiritueux ainsi que les differents types 
d'affermage - y compris celui des terres - etaient les principales 
sources de revenus des Juifs, il y en avait d' autres, notamment 
la propriete des terres. Chez les Juifs, « l'aspiration a posseder la 
terre s'exprimait par l'acquisition de grandes surfaces susceptibles 
d'abriter plusieurs types d'activites plutot que par celle de parcelles 
reduites, appelees a etre mises en valeur par le proprietaire lui- 
meme 1 ' 2 ». Quand la terre, qui fait vivre le paysan, atteignait un prix 
superieur a celui d'un bien purement agricole, il n'etait pas rare 
que ce fut un entrepreneur juif qui l'acqutt. 

Nous I'avons vu, 1'affermage et 1'achat directs de la terre par les 
Juifs n'etaient pas interdits jusqu'en 1881, et les acqueYeurs ne 
furent pas prives de leurs droits du fait des nouvellcs interdictions. 
C'est ainsi, par exemple, que le pere de Trotski, David Bronstein, 



91. Ibidem, l. 5, pp. 821-822. 

92. Ibidem, l. l,p.422. 



A LA CHARNIERE DES XIX' ET XX* SIECLES 329 

possedait dans la province de Kherson, non loin d'Elizabethgrad, 
et garda en sa possession jusqu'a la revolution une importante 
exploitation (une « dconomie », comme on disait dans le Sud). II 
posseda aussi, plus tard, la mine « Nadejda », dans la banlieue de 
Krivo'i Rog'". Fort de ce qu'il avait observe dans Pexploitation de 
son pere - et, a l'entendre, « dans toutes les exploitations, e'est 
pared » -, Trotski raconte que les ouvriers saisonniers, venus a pied 
des provinces du Centre pour se faire embauchcr, dtaicnt fort mal 
nourris : jamais ni viande ni lard, de l'huile mais tres chichement, 
des legumes et du gruau, e'est tout, et ce, pendant les durs travaux 
d'ete, quand on peine de Paube au crepuscule, et meme, « un ete, 
on vit se declarer parmi les ouvriers une (ipidemie d'h6mera- 
lopie* M ». J'objecterai pour ma part que dans une « economie » du 
meme type, au Kouban, chez mon grand-pere Scherbak (lui-meme 
issu d'une famille d'ouvriers agricoles), on servait aux journaliers, 
pendant la moisson, de la viande trois fois par jour. 

Mais un nouvel interdit tomba en 1 903 : « Une disposition du 
Conseil des ministres priva tous les Juifs du droit d'acquerir des 
biens immobiliers a travers tout Pempire, hors des zones urbaines, 
e'est-a-dire dans les zones rurales 95 . » Cela limitait dans une 
certaine mesure P activity industrielle des Juifs, mais, comme le 
souligne P Encyclopedic juive, nullement leur activite agricole ; de 
toute facon, « pour user du droit d'acquerir des terres, les Juifs 
auraicnt sans nul doutc delegue moins des cultivatcurs que des 
proprietaires et des affermataires. II parait douteux qu'une popu- 
lation aussi citadine que la population juive ait pu fournir un 
nombre important de cultivateurs 96 ». 

Dans les premieres annecs du xx c sieclc, le tableau etait le 
suivant : sur « environ 2 millions d' hectares qui sont actuellement 
possedes ou affermes par des Juifs dans Pempire et le royaume de 



93. Fabritchno-zavodskie predpriatia Rossiskoi Imperii (Les fabriques et les usines de 
I'Empire russe), 2 C 6d., Conseil des Congrcs des reprdscntants de 1' Industrie et du 
commerce, 1914, n & 890. 

94. L Trotski, Moia jizn : Opyt avtobiografii (Ma vie : essai d'autobiographie), 1. 1, 
Berlin, Granit, 1930, pp. 42-43. 

95. EJ, t. 7, p. 734. 

96. EJ, t. 1, p. 423. 

* Himeralopie (en russe : kourinai'a slepota = cexitd des poules) : affaiblissement ou 
perte de la vision en lumierc peu intense, au crepuscule notamment. 



330 DEUX S1ECLES ENSEMBLE 

Pologne..., seulement 113 000... abritent des colonies agricoles 
juives 97 ». 

Bien que le Rcglement provisoire de 1882 eut interdit aux Juifs 
tout contrat d' achat ou d'affermage hors des villes et des bourgs, 
des moyens detournes furent la aussi trouves, notamment pour 1' ac- 
quisition de terrains destines a 1' Industrie sucriere. 

Aussi les Juifs proprietaires de surfaces sou vent fort etendues 
furent-ils opposes a la reforme agraire de Stolypine qui accordait 
la terre a titre personnel aux paysans. (lis ne furent pas les seuls : 
on s'etonne de la hargne avec laquelle cette reforme fut accueillie 
par h presse de ces annees-la, et non pas seulement par celle d'ex- 
treme droite, mais par la presse parfaitement liberate, sans parler 
bien entendu de la presse revolutionnaire.) V Encyclopedie juive 
argumente : « Les reformes agraires qui prevoyaient de ceder la 
terre exclusivement a ceux qui la cultivent de lcurs bras auraient 
lese les intercts d'une partie de la population juive, celle qui 
travaille dans les grosses exploitations des proprietaires juifs 98 . » II 
a fallu attendre que la revolution soil passee pour qu'un auteur 
juif jette un regard en arriere et, deja tout bouillant d'indignation 
proletariennc, derive : « Les proprietaires terriens juifs possedaient 
sous le regime tsariste plus de 2 millions d' hectares de terres (prin- 
cipalement autour des usines sucrieres en Ukraine, ainsi que de 
grands domaines en Crimee et en Bielorussie) », et, de surcrott, 
« ils possedaient plus de 2 millions d'hectares de la meilleure terre, 
la terre noire ». Ainsi, le baron Guinzbourg possedait dans le 
district de Djankoi 87 000 hectares ; 1'industriel Brodski possedait 
des dizaines de milliers d'hectares pour ses sucreries, et d'autres 
possedaient des domaines semblables, de sorte qu'au total les capi- 
talistes juifs reunissaient 872 000 hectares de terres arables 99 . 

Apres la propriete des terres venait le commerce du ble et des 
produits cerealiers. (Rappelons-nous : l'exportation du grain « 6tait 
principalement effectuee par des Juifs m ». « Sur la totalite de la 
population juive d'URSS, pas moins de 18 %, avant la revolution 
[soit plus d'un million de personnes I], etaient occupees au 



97. Ibidem. 

98. Ibidem. 

99. Larine, pp. 27, 68-69, 170. 

100. PEJ, t. 7, p. 337. 



A LA CHARNIERE DES XIX* ET XX e S1ECLES 33 1 

commerce du ble, patrons et membres de leurs families confondus. 
Cette circonstance engendrait une reelle animosite des paysans 
envers la population juive » (car les gros acheteurs faisaient tout 
pour que baissat le prix du ble afin de le revendre avec plus de 
profit 10 '). Dans les provinces de l'Ouest et en Ukraine, les Juifs 
achetaient en gros d'autres denrees agricoles. (Au demeurant, 
comment ne pas signaler que dans des localites comme Klintsy, 
Zlynka, Starodoub, Ielenovka, Novozybkov, les vieux-croyants, 
travailleurs et industrieux, jamais ne laisserent filer le commerce 
en d'autres mains ?) Biekerman estime que l'interdiction faite aux 
negociants juifs d'exercer leur activite sur lout le territoire de la 
Russie a favorise l'apathie, rimmobilisme, la domination par les 
koulaks. Or « si le commerce russe du ble est devenu partie inte- 
grante du commerce mondial, cela, la Russie le doit aux Juifs ». 
Comme nous l'avons lu pr6c6demment, «des 1878, 60% des 
exportation de ble par le port d' Odessa relevaient des Juifs. lis 
furent les premiers a developper le commerce du ble a Nikolaiev », 
Kherson, Rostov- sur-le-Don, ainsi que dans les provinces d'Orel, 
Koursk, Tchernigov. Ds 6taient « bien represented dans le 
commerce du Me" a Saint-Petersbourg ». Et dans la region du Nord- 
Ouest, il y avait, « sur 1 000 negociants en produits cerealiers, 
930 Juifs 102 ». 

Cependant, la plupart de nos sources ne font pas la lumiere sur 
la facon dont ces marchands juifs se comportaient avec leurs parte- 
naires commerciaux. En fait, ils etaient souvent tres durs et prati- 
quaient des proc^des qu'aujourd'hui nous considererions comme 
illicites ; ils pouvaient par exemple s'entendre entre eux et refuser 
d'acheter la recolte dans le but de faire chuter les prix. On 
comprend que, dans les annees 90, des cooperatives de cultivateurs 
(sous la houlette du comte Heiden et de Bekhteev) se soient creees 
dans les provinces du Sud, pour la premiere fois en Russie et avec 
un temps d'avance sur l'Europe. Elles avaient pour mission de 
contrecarrer ces achats massifs, proprement monopolistiques, du 
ble" paysan. 

Rappelons une autre forme de commerce aux mains des Juifs : 



101. Larine,p.70. 

102. I.M. Dijour, Evrei v ekonomitcheskojizni Rossii (Les Juifs dans la vie 6cono- 
mique de la Russie), LMJR-1*, p. 172. 



332 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

l'« exportation du bois venait en second apres le ble 103 ». De 1813 
a 1913, ces exportations furent multipliers par 140 ! Et le commu- 
niste Larine de fulminer : « Les proprietaries juifs possedaient... de 
grandes surfaces forestieres et ils en affermaient une partie, meme 
dans les provinces ou, normalement, les Juifs n'avaient pas le droit 
de resider 104 . » L' Encyclopedic juive le confirme : « Les Juifs 
acqueraient la terre, notamment dans les provinces du Centre, prin- 
cipalement pour exploiter les richesses forestieres l05 . » Toutefois, 
comme en certains lieux ils n'avaient pas le droit d' installer des 
scieries, le bois partait pour 1' Stranger & l'etat brut, moyennant une 
perte seche pour le pays. (II existait d'autres interdictions : l'acces 
pour 1' exportation du bois aux ports de Riga, Revel, Petersbourg ; 
1' installation d'entrepots le long des voies ferrees) 106 . 

Tel est le tableau. Tout y est. Et l'infatigable dynamisme du 
commerce juif, qui meut des Etats entiers. Et les interdits d'une 
bureaucratie timoree, sclerosee, qui ne fait qu'empecher d'avancer. 
Et 1' irritation toujours croissante que ces interdits suscitent chez les 
Juifs. Et le bradage de la foret russe, exportee a I'etranger a l'etat 
brut, en qualite de matiere premiere. Et le petit paysan, le petit 
exploitant, qui, pris dans un impitoyable etau, n'a ni les relations 
ni les competences pour inventer d'autres formes de commerce. Et 
n'oublions pas le ministere des Finances qui deverse ses subsides 
sur l'industrie et les chemins de fer et delaisse 1' agriculture, alors 
que le faix des impots, c'est la classe des cultivateurs, et non celle 
des marchands, qui le porte. On se demande : dans les conditions de 
la nouvelle dynamique economique qui venait renflouer le Tresor et 
que Ton devait en grande partie aux Juifs, se trouva-t-il quelqu'un 
pour se preoccuper du prejudice porte au petit peuple, du choc subi 
par lui, de la cassure survenue dans son mode de vie, dans son 
etre meme ? 

Un demi-si&cle durant, la Russie a ete accusee - de I'inteneur 
comme de l'exterieur - d' avoir asservi les Juifs economiquement 
et de les avoir accules a la misere. II aura fallu que les annees 
passent, que cette abominable Russie disparaisse de la surface de 



103. Ibidem*, p. 173. 

104. Larine, p. 69. 

105. EJ, t. l,p.423. 

106. Dijour, PEJ-1, p. 173. 



A LA CHARNIERE DES XIX' ET XX' SIECLES 333 

la terre, il faudra traverser la tourmente revolutionnaire pour qu'un 
auteur juif des anndes 30 jette un regard sur Ie passe, par-dessus le 
mur ensanglante de la revolution, et reconnaisse : « Le gouver- 
nement tsariste n'a pas mene une politique d'eviction totale des 
Juifs de la vie 6conomique. Hormis les limitations bien connues... 
dans les campagnes..., au fond, le gouvernement tsariste tolcrait 
dans l'ensemble l'activite" €conomique des Juifs. » Les tensions de 
la lutte nationale, « les Juifs ne les ressentaient pas dans leur 
activite economique. La nation dominante ne tenait pas a se mettre 
du cote de tel ou tel groupe ethnique, elle ne cherchait qu'a jouer 
un role d'arbitre ou de mediatrice m . » 

Au demeurant, il arriva que le gouvernement s'immiscat dans 
l'economie pour des motifs nationaux. II prenait alors des mesures 
qui, le plus souvent, etaient vouees a l'echec. Ainsi, « en 1890, on 
diffusa une circulaire au titre de laquelle les Juifs perdaient le droit 
d'etre administrateurs des societes par actions qui se proposaient 
d'acheter ou d'affermer des terres lll8 ». Mais c'etait 1'enfance de 
Tart de contourner cette loi : en restant anonymes. Ce genre d'in- 
terdit n'entrava nullement l'activite des entrepreneurs juifs. 

«Le role des Juifs etait particulierement important dans le 
commerce exterieur ou leur hegemonie etait assuree et par leur 
situation geographique (pres des frontieres), et par leurs contacts 
avec l'etranger, et par leurs competences d'intermediaires commer- 
ciaux m . » 

En ce qui concerne 1'industrie sucriere, plus d'un tiers des usines 
6taient juives a la fin du siecle 110 . Nous avons vu dans les chapitres 
precedents comment cette industrie s'etait developpee sous l'im- 
pulsion d'lsrael Brodski et de ses fils Lazare et Leon (« au debut 
du xx e siecle, ils controlaient directement ou indirectement dix-sept 
sucreries" 1 »). Moise Galperine, « au debut du xx e siecle, possedait 
huit usines et trois raffineries... Lui appartenaient egalement 
50 000 hectares de terres plantees de betteraves sucrieres " 2 ». 



107. A. Menes, Evreiski vopros v Vostolchnoi Evrope (La question juive en Europe 
del'Est), MJ-l,p. 146. 

108. PEJ, t. 7, p. 368. 

109. EJ, t. 13, p. 646. 

110. Ibidem, p. 662. 

111. EJR,t. l.p. 171. 

112. Ibidem, p. 264. 



334 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

« Des centaines de milliers de families juives vivent de l'industrie 
sucriere, servant d'intermediaires, de vendeurs, etc. » Quand la 
concurrence apparut, que le prix du sucre commence a baisser, on 
vit s'organiser a Kiev un syndicat de producteurs de sucre 
reclamant que fussent controlees la production et la vente, en sorte 
que les prix ne chutent pas" 3 . Les freres Brodski furent les fonda- 
teurs du syndicat des raffineurs en 1903 " 4 . 

Outre le commerce du grain, celui du bois et l'industrie sucriere 
ou ils occupaient une position preponderante, il faut citer d'autres 
domaines que les Juifs ont largement contribue a developper : la 
meunerie, la pelleterie, la filature, la confection, l'industrie du 
tabac, la brasserie" 5 . En 1835 deja, ils etaient presents dans les 
grandes foires de Nijni-Novgorod 116 . lis lancerent en Transbaikalie 
un commerce du betail qui prit son essor dans les ann6es 90, et il 
en alia de meme en Siberie pour la production du charbon - la 
houille d'Andjero-Soudji - et l'extraction de l'or, ou ils jouerent 
un role majeur. Apres 1892, les Guinzbourg « s'adonnerent presque 
exclusivement a l'extraction de l'or ». L'entreprise la plus prospere 
6tait la Societe d' extraction de l'or de la Lena que « controlait en 
fait (depuis 1896 et jusqu'a sa mort en 1909) le baron Horace 
Guinzbourg, fils d'Evzel Guinzbourg, fondateur de la banque du 
meme nom et president de sa succursale de Saint-P6tersbourg. 
(Le fils d' Horace, David, porteur lui aussi du titre de baron, resta 
a la tete de la communaute' juive de Saint-P6tersbourg jusqu'a sa 
mort en 1910. Ses fils Alexandre et Alfred si£geaient au conseil 
d' administration de la Lena, la societe d'extraction de l'or. Un autre 
fils, Vladimir, avait epouse la fille du proprietaire de l'usine de 
sucre de Kiev, L. I. Brodski.) Horace Guinzbourg etait aussi « le 
fondateur... des soci&es d'extraction de l'or de Transbaikalie, de la 
Miias, de la Berezovka, de 1' Altai' et de quelques autres ll7 ». En 
1912, un enorme scandale autour des mines de la Lena eclata et fit 
grand bruit dans tout le pays : les conditions d'exploitation 6taient 
abominables, les ouvriers avaient 6te trompes... Comme de juste, le 



113. Stiosberg, I. 2, p. 231. 

114. ERJ, t. l,p. 171. 

115. Dijour, LMJR-1, pp. 163-174. 

116. EJ, t. 11, p. 697. 

1 17. PEJ, 1. 7, p. 369 ; ERJ, 1. 1, pp. 315-316 ; EJ, t. 6, p. 527. 



A LA CHARN1ERE DES XIX' ET XX' S1ECLES 335 

gouvernement tsariste fut accuse de tout et voue" aux gdmonies. 
Personne, dans la presse liberate dechainee, ne mentionna les 
actionnaires principaux, notamment les fils Guinzbourg. 

Au debut du xx c siecle, les Juifs reprcsentaient 35 % de la classe 
marchande en Russie" 8 . Choulguine nous livre ce qu'il a observe 
dans la region du Sud-Ouest : « Ou sont-ils done passes, les 
commercants russes, ou est le tiers etat russe ?... Dans le temps, 
nous avions une bourgeoisie russe forte... Ou sont-ils done 
passes ? » « lis ont ete evinces par les Juifs, rabaisses dans 1'echelle 
sociale, reduits a l'etat de moujiks"''. » Les Russes de la region du 
Sud-Ouest ont eux-memes choisi leur sort : e'est clair. Et, au debut 
du siecle, l'homme politique eminent que fut V. I. Gourko* 
constatait : « La place du marchand russe est de plus en plus 
frequemment prise par un Juif l2 °. » 

Les Juifs acquirent egalement influence et autorite dans le 
secteur en pleine expansion du systeme coopcratif. Plus de la moitie 
des soctetes de credit mutuel, des societes d'epargne et de pret se 
trouvaient dans la Zone de residence (86 % de leurs membres, en 
1911, etaient juifs)' 21 . 

Nous avons deja parte de la construction et de l'exploitation 
des chemins de fer russes par les freres Poliakov, Bliokh et 
Varchavski. A l'exception des toutes premieres lignes (la ligne 
Tsarskoselskai'a et la ligne Nikolaevskai'a), presque toutes les votes 
ferrees qui furent construites ulterieurement le furent par des 
societes concessionnaires au sein desquelles les Juifs occupaient les 
postes de commande ; « mais, a dater des annees 1890, e'est l'Etat 
qui fut le premier constructeur ». En revanche, e'est sous la 
direction de David Margoline que fut creee en 1883 la grosse 
societe de navigation « sur le Dniepr et ses affluents » dont les 
principaux actionnaires etaient des Juifs. En 1911, la societe 



118. M. VematsM, Evrei i rousskoi6 narodnoid khoziaistvo (Les Juifs ct l'&onomic 
russe), p. 30. 

119. Choulguine, pp. 128-129. 

120. V; Gourko, Oustoi narodnogo khoziastva v Rossii : Agrarno-ekonomitcheskid 
elioudy (Les fondements de l'cconomic nalionale en Russie : Etudes agraires et dcono- 
miques), Sainl6petersbourg, 1902, p. 199. 

121. Dijour, LMJR-1, p. 176. 

* Vladimir Iossifovitch Gourko (1863-1917) : vice-ministre de I'lnteneur en 1906, 
membre dlu du Conseil d'Empire depuis 1912. Emigre apres la guerre civile. 



336 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

possedait une flottille de 78 navires et realisait 71 % du trafic sur 
le Dniepr 122 ». D'autres societes operaient sur la Dvina occidentale, 
le Niemen, rejoignaient le canal Mariinski et la Volga. 

II y avait egalement une dizaine de societds petrolieres appar- 
tenant a des Juifs de Bakou. « Les plus grosses etaient la societe - 
Mazout appartenant aux freres S. et M. Poliak et a Rothschild, et 
la soci&e par actions de la Caspienne-mer Noire derriere laquelle 
on retrouvait aussi le nom de Rothschild. » Ces entreprises n'etaient 
pas autorisees a extraire le petrole ; elles se specialisaient dans le 
raffinage et 1' exportation 123 . 

Mais c'est dans la finance que l'activite 6conomique des Juifs 
fut la plus brillante. « Le credit est un domaine oii les Juifs se 
sentent depuis longtemps comme chez eux. lis en ont cree de 
nouvelles formes et ont perfectionne les anciennes. lis ont joue un 
role de premier plan en la personne de quelques gros capitalistes 
et dans l'organisation de banques commerciales de placement. 
Les Juifs font sortir de leurs rangs non seulement l'aristocratie 
bancaire, mais aussi la masse des employes 124 . » La banque d'Evzel 
Guinzbourg, creee des 1859 a Saint-Petersbourg, a grandi et forci 
grace a ses liens avec les Mendelssohn a Berlin, les Warburg a 
Hambourg, les Rothschild k Paris et ) Vienne. Mais quand eclata 
la crise financiere de 1892, et « en raison du refus du gouvernement 
de soutenir sa banque par des prets », comme cela s'etait fait a 
deux reprises auparavant, E. Guinzbourg se retira des affaires 125 . 
Des les annees 70, il existait tout un reseau de banques fondees par 
les trois freres Poliakov, Jacob, Samuel et Lazare. II s'agit de : la 
Banque commerciale Azov-Don (elle sera dirigee ulterieurement 
par B. Kaminka), le Credit foncier de Moscou, la Banque fonciere 
du Don, la Banque Poliakov, la Banque internationale et « quelques 
autres maisons qui formeront plus tard la Banque unifiee ». - La 
Banque de Siberie avait A. Soloveitchik a sa tete, la Banque 
commerciale de Varsovie &ait dirigee par I. Bliokh. Dans plu- 
sieurs autres gros etablissements, les Juifs occupaient des postes 
importants (Zak, Outine, Khesine, A. Dobry'i, Vavelberg, Landau, 



122. PEJ, t. 7, p. 369. 

123. Dijour. LMJR-1, pp. 178-179 ; ET, t. 13, p. 660 ; PEJ, t. 7, p. 369. 

124. EJ.t. 13, pp. 651-652. 

125. EJ, t. 6. p. 527. 



A LA CHARNIERE DES XIX" ET XX C SIECLES 337 

Epstein, Krongold). « Dans deux grosses banques seulement, la 
Banque commerciale de Moscou et celle de la Volga-Kama, il 
n'y avait de Juifs ni a la direction ni parmi le personnel 126 . » Les 
freres Poliakov avaient tous trois le grade de conseiller secret et, 
comme nous l'avons dit, a tous trois fut accordee la noblesse 
hereditaire 127 . 

* 

C'est ainsi qu'a l'aube du xx c siecle, la Zone de residence s'etait 
deja entitlement videe de sa substance. Elle n' avait pas empeche 
les Juifs d'occuper des positions solides dans les secteurs vitaux de 
la vie du pays, depuis l'economie et les finances jusqu'a la sphere 
intellectuelle. La « zone » n' avait plus aucune utilite pratique ; sa 
finalite economique et politique etait perimee. Elle n' avait fait 
qu'emplir les Juifs d'amertume et de rancoeur antigouvernemen- 
tales ; elle avait jete de l'huile sur le feu du mecontentement social 
et avait frappe le gouvernement russe du sceau de l'infamie aux 
yeux de 1' Occident. 

Mais soyons clairs : cet Empire russe, avec les lenteurs et la 
sclerose de sa bureaucratie, la mentalite de ses chefs, ou et en quoi 
n'avait-il pas pris du retard, et ce, tout au long du xix c siecle et au 
cours des decennics qui precederent la revolution ? II s'etait montre" 
incapable de regler une bonne douzaine de problemes majeurs 
touchant a la vie du pays. II n'avait su ni organiser l'autogestion 
civile locale, ni installer des zemstvos dans les districts ruraux, ni 
proceder a la reforme agraire, ni remedier a l'etat d'humiliation 
pernicieux de l'Eglise, ni communiquer avec la societe civile et 
faire comprendre son action. II n'avait su gerer ni le boom de 
1' instruction de masse ni le developpement de la culture ukrai- 
nienne. A cette liste ajoutons un autre point ou le retard se revela 
catastrophique : la revision des conditions reelles de la Zone de 
residence, la prise de conscience de leur influence sur tout 
positionnement dans l'Etat. Les autorit6s russes ont eu cent ans et 
plus pour resoudre les problemes de la population juive, et elles 
n'ont pas su le faire - ni dans le sens d'une assimilation ouverte, 



126. Dijour, LMJR-1, pp. 174-175 ; PEJ, t. 6, pp. 670-671. 

127. EJ, t. 12, p. 734 ; PEJ, t. 6. pp. 670-671. 



338 DEUX S1ECLES ENSEMBLE 

ni en autorisant les Juifs a rester dans un isolement volontaire, celui 
qui etait deja le lcur un siecle auparavant. 

Et, pendant ce temps, justement au cours de ces decennies, a 
partir des annees 70 et jusqu'au debut du xx e siecle, le judaisme 
russe connut un developpement rapide, un incontestable epanouis- 
sement de son elite qui sc sentait deja a l'etroit non seulement dans 
les limites de la Zone de residence, mais dans celles de 1' empire. 

Quand on analyse les aspects concrcts de l'inegalite en droits 
des Juifs en Russie, de la Zone de residence et du numerus clausus, 
il ne faut pas perdre de vue ce panorama general. Car si le judaisme 
americain croissait en importance, les Juifs de Russie, au debut du 
xx e siecle, constituaient encore pres de la moitie de la population 
juive de la planete 128 . Cela est a retenir comme un fait capital dans 
l'histoire du judaisme. Et e'est encore M. Biekerman qui, regardant 
derriere lui par-dessus le fosse de la revolution, ecrit en 1924 : « La 
Russie tsariste abritait plus de la moitie du peuple juif... II est 
naturel, par consequent, que l'histoire juive des generations qui sont 
les plus proches de nous soit principalement l'histoire des Juifs de 
Russie. » Et bien qu'au xix e siecle « les Juifs d'Occident eussent 
ete plus riches, plus influents et plus cultives que nous, il n'em- 
peche que la vitalite du judaisme se trouvait en Russie. Et cette 
vitalite grandissait et s'affirmait en meme temps que s'epanouissait 
1' Empire russe... C'est seulement lorsque furent reunies a la Russie 
des provinces peuplees de Juifs... que cette renaissance commenca. 
La population juive s'accrut rapidement en nombre, au point qu'elle 
put laisser partir une tees nombreuse colonie outre-ocean ; elle avait 
amasse et detenait entre ses mains d'importants capitaux ; une 
classe moyenne avait grandi et acquis de l'autorite ; le niveau de 
vie des couches inferieures avait lui aussi crii sans cesse. Par toute 
une gamme d' efforts, les Juifs de Russie avaient su surmonter 
F abjection physique et morale qu'ils avaient amende de Pologne ; 
la culture et 1' instruction europeennes gagnaient les milieux juifs... 
et nous sommes alles si loin dans cette voie, nous avons amasse 
une telle richesse spirituelle que nous avons pu nous offrir le luxe 
d'avoir une litterature en trois langues... ». Toute cette culture, toute 
cette richesse, c'est en Russie que les Juifs d'Europe de l'Est les 
ont recues. Le judaisme russe, « par ses effectifs et par la verdeur 



128. PEJ, t. 2, pp. 313-314. 



A LA CHARNIERE DES XIX C ET XX e SIECLES 339 

des Energies qu'il recelait, s'est r6vel6 comme l'epine dorsale de 
tout le peuple juif l29 ». 

Un auteur plus recent, notre contemporain, confirme en 1989 la 
justesse de ce tableau brosse par son atn6, t6moin de l'epoque. II 
6crit : « La vie publique des Juifs de Russie avait atteint, i la char- 
niere des deux siecles, un degre de maturity et une amplitude que 
beaucoup de petits peuples, en Europe, auraient pu envier 130 . » 

S'il est un reproche qu'on ne saurait faire a la « prison des 
peuples », c'est d'avoir denationalise les peuples, que ce soit le juif 
ou d' autres. 

Certains auteurs juifs, il est vrai, deplorent que, dans les 
annees 80 « les Juifs cultives de la capitale ne se fussent quasiment 
pas impliques dans la defense des interets juifs », que seuls eussent 
pris part a ce combat le baron Guinzbourg et quelques autres Juifs 
fortunes dot£s de relations 131 . « Les Juifs de Petersbourg (ils 6taient 
30 000 a 40 000 en 1900) vivaient sans liens les uns avec les autres, 
et 1' intelligentsia juive, dans sa majorite, restait a 1'ecart, indiffe- 
rente aux besoins et aux interets de la communaute' dans son 
ensemble" 2 . » Pourtant, c'etait aussi l'epoque ou « 1' esprit saint de 
la renaissance... planait sur la Zone de residence et reveillait chez 
les jeunes generations les forces qui etaient rest£es en sommeil 
depuis de longs siecles au sein du peuple juif... C'etait une veritable 
revolution spirituelle ». Chez les jeunes filles juives, « la soif 
d' instruction revetait un caractere litteralement religieux ». Et 
deja, meme a Saint-Petersbourg, « un grand nombre d'etudiants et 
d'6tudiantes juives frequentaient les etablissements superieurs ». 
Au debut du xx e siecle, « une grande partie de 1' intelligentsia 
juive... sentit... qu'elle avait le devoir de s'en revenir vers son 
peuple 133 ». 

A la faveur de ce reveil spirituel survenu a la fin du xrx c siecle, 



129. /. M. Biekerman, Rossiia i rousskoie evreistvo (La Russie el le judaisme russe), 
EJR, pp. 84-85, 87. 

130. E. Finkelstein, Evrei v SSSR. Pout v xxi vek (Les Juifs en URSS. L'entrdc dans 
le xxi e siecle), Strana i mir; Obschetv. Polititcheski, ekonomitcheski i koullourno- 
filosfski journal (Le pays et le monde. Revue socio-politique, dconomique, culturelle et 
philosophique), Munich. 1989, n° 1 (49), p. 70. 

131. Sliosberg, t. 1, p. 145. 

132. M. A. Krol, Stranitsy moe'i jizni (Pages de ma vie), 1. 1, New York, Union des 
Juifs russes a New York, 1944, p. 267. 

133. Krol., op. at, pp. 260-261, 267, 299. 



340 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

des tendances fort diverses et parfois contradictoires se firent jour 
au sein du judai'sme russe. Certaines d'entre elles seront appelees a 
determiner pour une large part les destinees de notre terre pendant 
tout le xx c siecle. 

A l'epoque, les Juifs de Russie envisageaient au moins six orien- 
tations possibles, mais incompatibles entre elles. A savoir : 

- la sauvegarde de leur identite religieuse par 1'isolement, 
comme cela s'etait pratique pendant des siecles (mais cette voie se 
faisait de plus en plus impopulaire) ; 

- 1' assimilation ; 

- la lutte pour l'autonomie nationale et culturelle, la presence 
active du judai'sme en Russie en qualite d'element distinct ; 

- Immigration ; 

- l'adhesion au sionisme ; 

- I'adh&ion a la revolution. 

De fait, les tenants de ces differentes tendances se rcjoignaient 
souvent dans I'oeuvre d'acculturation des masses juives en trois 
langues - l'hebreu, le yiddish et le russe - et dans des ceuvres 
d'aide sociale - dans 1' esprit de la theorie des « petits gestes » en 
vogue en Russie dans les annces 80. 

L'entraide s'incarna dans des associations juives dont certaines, 
apres la revolution, purent poursuivre leur action dans 1' emigration. 
Ainsi en fut-il de la Societe pour la diffusion de 1'instruction parmi 
les Juifs de Russie, qui avait ete fondee des 1863. Au milieu des 
annees 90, cette societe ouvrait deja ses propres ecoles avec, outre 
un enseignement en russe, des cours en hebreu. Elle convoquait des 
conferences panrusses ayant pour theme 1'instruction populaire 
juive m . 

En 1891 commenca ses travaux une Commission d'histoire et 
d'ethnographie juives qui deviendra en 1908 la Societe d'histoire 
et d'ethnographie juives. Elle coordonnait l'etude de 1'histoire juive 
a travers la Russie et la collecte des archives 135 . 

En 1880, le « roi des chemins de fer », Samuel Poliakov, fonda 
la Societe du travail artisanal et agricole parmi les Juifs (STA). 
Celle-ci collecta pas mal de fonds et « appliqua le gros de ses 
efforts, au debut de son action, au transfer! des artisans juifs hors 



134. EJ, t. 1, pp. 60-61. 

135. Ibidem, t. 8, p. 466. 



A LA CHARNIERE DES XIX C ET XX' SIECLES 341 

de la Zone de residence vers les provinces du Centre" 6 ». Nous 
avons vu qu'apres l'autorisation initiale donnee (en 1865) a ce 
transfer! les artisans ne se deplacerent qu'en faible nombre. Qu'en 
fut-il apres les pogroms de 1881-1882 ? On pouvait penser : la, ils 
vont certainement partir, ils ont l'aide de la STA, plus un subside 
du gouveraement pour le deplacement ; ils ne vont pas rester a se 
morfondre, confines dans cette maudite zone ou on creve de misere. 
Mais non : apres plus de dix annees d' efforts de la part de la STA, 
seulement 170 artisans se deplacerent ! La STA decida alors d' aider 
les artisans a l'interieur de la zone par l'achat d'outils, l'amena- 
gement d'ateliers, puis la creation d'ccoles professionnelles 137 . 

Immigration, elle, etait prise en main par la Societe pour la 
colonisation par les Juifs (SCJ), dont la creation suivit le cours 
inverse : d'abord a l'etranger, puis en Russie. Elle fut fondee en 
1891 a Londres par le baron Moritz von Hirsch, qui fit a cette fin 
un don de 2 millions de livres sterling. Son idee etait la suivante : 
substituer a Immigration chaotique des Juifs d'Europe de l'Est une 
colonisation bien ordonnde, orientee vers les pays demandeurs de 
cultivateurs, et done faire revenir au moins une partie des Juifs a la 
culture de la terre, les liberer de cette « anomalie... qui suscite 1' ani- 
mosity des peuples europeens 138 ». « Rechercher pour les Juifs qui 
quittent la Russie "une nouvelle patrie et tenter de les detourner de 
leur activite habituelle, le commerce, faire d'eux des cultivateurs et 
contribuer par la a l'oeuvre de renaissance du peuple juif IW ". » Cette 
nouvelle patrie, ce sera 1' Argentine. (Un autre objectif consistait a 
detourner la vague d'immigration juive loin des rivages des Etats- 
Unis oil, en raison de l'afflux des immigrants, de la baisse des 
salaires induite par leur concurrence, se dressait le spectre de l'anti- 
semitisme.) Comme on se proposait de peupler celle-ci de Juifs de 
Russie, un bureau de la Societe" pour la colonisation s'ouvrit a Saint- 
Petersbourg en 1892. Elle « mit sur pied 450 bureaux d' information 
et 20 comites de quartier. On y recevait les candidats a 1' emigration 
pour les aider a obtenir rapidement leurs papiers de sortie du terri- 
toire, on negociait avec les messageries maritimes, on procurait aux 
voyageurs des billets a prix reduit, on faisait paraitre des brochures » 



136. Ibidem, t. 11. p. 924. 

137. Ibidem, pp. 924-925. 

138. Sliosberg, t. 2, pp. 32, 96-102. 

139. EJ, t. 7, p. 504. 



342 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

sur les pays susceptibles d'accueillir de nouveaux colons 140 . 
(Sliosberg denonce en passant le fait qu'« aucune personne non 
detentrice d'un double titre de banquier et de millionnaire n'eut 
acces a leur direction"" ».) 

Depuis la fin du xix e siecle, Immigration des Juifs de Russie 
n'avait cesse" de crottre, et ce, pour diverses raisons dont certaines 
ont deja ete mentionnees ici. L'une des plus s^rieuses fut la 
conscription obligatoire : si tant de jeunes gens (c'est Denikine qui 
l'ecrit) choisissaient de se mutiler, ne valait-il pas mieux emigrer ? 
Surtout quand on sait que la conscription n'existait tout simplement 
pas aux Etats-Unis ! (Les auteurs juifs sont muets sur ce motif et 
1' Encyclopedie juive elle-meme, dans 1' article « L'emigration des 
Juifs de Russie », n'en dit pas un traitre mot 142 . II est vrai que 
ce motif n'cxplique pas a lui seul l'essor de l'emigration dans les 
annees 90.) Une autre raison, de poids elle aussi : le Reglement 
provisoire de 1882. Troisieme choc important : l'expulsion des 
artisans juifs hors de Moscou en 1891. Et cet autre encore, tres 
violent : l'instauration du monopole d'Etat sur les spiritueux en 
Russie en 1896, qui priva de leurs revenus tous les tenanciers de 
debits de boissons et reduisit les recettes des distillateurs. 
(Sliosberg : etaient volontaires pour l'emigration ceux qui avaient 
6t€ expulses des villages ou des provinces de l'interieur.) 
G. Aronson note que dans les annees 80 15 000 Juifs en moyenne 
emigraient chaque annee, et lis furent jusqu'a 30 000 dans les 
annees 90 14 \ 

U attitude des autorites russes face a cette emigration croissante 
- veritable aubaine pour l'Etat - fut bienveillante. Le gouvernement 
russe accepta volontiers et 1' implantation a Petersbourg de la 
SCJ, et les mesures qu'elle prit pour favoriser l'emigration ; il ne 
s'immisca dans aucune de ses actions, autorisant la classe d'age 
des appeles sous les drapeaux a emigrer avec leur famille ; il deli- 
vrait des visas de sortie gratuits et octroyait des tarifs speciaux sur 



140. PEJ, t. 2, p. 365. 

141. Sliosberg, l. 2, pp. 29, 98-100. 

142. EJ, t. 16, pp. 264-268. 

143. G. I. Aronson, V borbe za natsionalny6 i granjdanski6 prava : Obschestvenny6 
tetchenia v rousskom evreistve (Dans le combat pour les droits civiques et nationaux. 
Les courants sociaux chcz les Juifs de Russie), LMJR-1, p. 212. 



A LA CHARNIERE DES XIX' ET XX C SIECLES 343 

les trains - a une condition, cependant : qu'une fois partis les 
emigrants ne reviennent plus jamais en Russie m . 

Pour traverser 1' ocean, il fallait a l'epoque passer par l'Angle- 
terre, si bien que dans les villes portuaires anglaises s'amassait 
provisoirement une foule d' emigrants juifs - dont certains restaient 
et se fixaient en Grande-Bretagne tandis que d'autres y revenaient 
apres une tentative d'installation aux Etats-Unis. Des 1890, 
l'opinion publique anglaise s'insurgea contre la politique du gou- 
vernement russe : « La question juive occupe en permanence les 
colonnes des journaux britanniques... En Amerique egalement, la 
question de la situation des Juifs en Russie reste jour apres jour 
d'actualite 145 . » Ayant evalue les proportions que risquait de 
prendre ce flux migratoire, la Grande-Bretagne ferma bientot bruta- 
lcment ses portes l46 . 

L'emigration en Argentine s'etait elle aussi arretee des 1894. 
U Encyclopedic juive qualifie ce fait de « crise qui couve... dans la 
question argentine 147 ». Sliosberg parle quant a lui du « desenchan- 
tement des immigrants en Argentine » (les mecontents s'insur- 
geaient et envoyaient des petitions collectives a 1' administration du 
baron Hirsch). Les debats a la douma faisaient ressortir une 
situation semblable a 1' experience qui avait 6te faite en Nouvelle 
Russie : « L' immigration en Argentine fournit des exemples qui 
confirment que, dans de nombreux cas les gens ont recu un terrain 
a des conditions tres avantageuses, mais l'ont abandonne pour 
s'adonner a d'autres metiers plus conformes a leurs capacites m . » 

Apres cela, « bien que sa vocation restat dans le principe dc 
pousser les Juifs a se faire "colons" cultivateurs, la Societe" pour la 
colonisation renon?a a cet objectif. Elle se donna pour tache de 
venir en aide « a l'emigration excessivement desordonnee des Juifs 
hors de Russie », elle « s'occupa de fournir des informations aux 
emigrants, de defendre leurs interets, de faire le lien avec les pays 
d'accueil », et elle dut pour cela modifier ses statuts, ceux que lui 
avait legues feu le baron Hirsch. Des sommes importantes furent 



144. EJ, t. 7, p. 507 ; Sliosberg, t. 2, pp. 34-41 ; PEJ, t. 7, p. 366. 

145. Sliosberg, t. 2, pp. 27-30. 

146. E.J., t. 2, pp. 534-535. 

147. Ibidem, t. 7, p. 504. 

148. Gosoudarstvennaia Douma - Vtoroi sozyv (Douma d'lilat, 2 C legislature), stdno- 
gramme, session 2, Saint-Pdtersbourg, 1907, reunion 24, 9 avril 1907, p. 1814. 



344 DEUX S1ECLES ENSEMBLE 

allou6es « pour relever le niveau de vie des Juifs sur leurs lieux de 
residence » ; a dater de l'annee 1898, « on mena une action parmi 
la population a l'interieur meme de la Russie », et dans les colonies 
agricoles juives deja existantes on assura « l'introduction d'outils 
et de methodes de culture plus modernes », « l'octroi d'un credit 
avantageux pour la bonification des sols ». Cependant, la encore, 
« en depit des sommes assez importantes injectdes dans ce secteur, 
l'activite agricole resta relativement stagnante 149 ». Inversement, le 
flux migratoire hors de Russie ne cessa de s' amplifier, « en liaison 
directe avec la crise de l'artisanat et l'eviction progressive du petit 
commerce et de la factorerie » ; ce flux. « atteignit son apogee... en 
1906 », sans toutefois etre « en mesure d'absorber le surplus annuel 
de la population » juive. II est a noter que « la grande masse des 
emigrants avait pour destination les Etats-Unis » - par exemple, en 
1910, ils etaient 73 % m . « De 1881 a 1914, 78,6 % des emigrants 
partis de Russie ont debarque aux Etats-Unis ,SI . » Des cette epoque, 
on voit ainsi se profiler ce qui sera le raouvcment gendral de notre 
siecle. (Notons qu'a l'entree du territoire americain aucun papier 
certifiant le metier d'artisan n'etait requis, et il s'ensuivit que 
pendant les six premieres annees du siecle 63 % des immigrants 
russes « s'employerent dans l'industrie ». Ce qui signifie que ne 
quittaient exclusivement la Russie pour se rendre en Amerique que 
des artisans ? Cela fournirait une explication a la question : 
pourquoi les artisans ne se rendaient-ils pas dans les provinces du 
Centre, qui desormais leur 6taient ouvertes ? Mais il faut aussi 
considerer que, pour nombre d' immigrants, et singulierement ceux 
qui n'avaient ni ressources ni metier, aucune autre reponse n'etait 
possible que celle consistant a se reconnaitre faire partie de la 
« categorie notoirement bien acceptee par les Americains 152 ».) 

On est frappe de voir combien peu nombreux parmi les emigres 
sont les individus appartenant a la couche cultivee, celle qui &ait 
pretendument la plus persecutee en Russie. Ces personnes, jus- 
tement, n'emigraient pas. De 1899 a 1907, elles ne furent qu'a 



149. EJ, t. 7, pp. 505-509 ; /. M. Troitski, Samodeiatelnost i samopomosch evreiev 
Rossii (L' activity autonome et l'entraidc des Juifs en Russie), LMJR-1, pp. 491-495. 



V 



150. EJ. t. 16, p. 265. 

151. PEJ, 1. 7, p. 366. 

152. EJ, t. 2, pp. 246-248. 



A LA CHARNIERE DES XIX' ET XX* SIECLES 345 

peine 1 % a le faire 153 . L'intelligentsia juive ne tendait nullement a 
1'emigration : c'etait a ses yeux une facon de se soustraire aux 
problemes et au sort de la Russie au moment ou, justement, s'y 
ouvraient des possibility d'action. Pas plus tard qu'en 1882, la 
resolution d'un Congres des personnalites publiques juives « appela 
a "rejeter definitivemcnt l'idee d'organiser une emigration, car cette 
idee contrevient a la dignite de l'Etat russe 154 " ». Au cours des 
dernieres annees du xix e siecle, « la nouvelle generation a voulu 
s'impliquer activement dans l'Histoire..., et sur toute la ligne, de 
l'exterieur comme de l'int6rieur, elle est passee de la defensive a 
l'offcnsive... Les jeunes Juifs veulent desormais ecrire eux-memes 
leur histoire, apposer le sceau de leur volonte sur leur destinee, et 
aussi, dans une juste mesure, sur le destin du pays dans lequel 
ils vivent 155 ». 

L'aile religieuse du judai'sme russe dcnoncait elle aussi 1'emi- 
gration, consideree comme une coupure d'avec les racines vivi- 
fiantes du judai'sme est-curopeen. 

Les efforts seculiers de la nouvelle generation portaient en 
premier lieu sur un vaste programme d' instruction proprement 
juive, de culture et de litterature en yiddish, seules capables de creer 
un lien avec la masse du pcuple. (D'apres le recensement de 1897, 
3 % seulement des Juifs de Russie reconnaissaient le russe comme 
leur langue maternelle ; quant a l'hebreu, il semblait oublie" et 
personne ne pensait qu'il put renaitre.) On se proposait de creer un 
reseau de bibliotheques specialement concues pour les Juifs, des 
journaux en yiddish (le quotidien Der Freynd parut des 1903 ; on 
se l'arrachait dans les bourgs ; n'appartenant a aucun parti, il 
s'efforcait toutefois de donner une formation politique 156 ). C'est 
la, dans les annees 90, que se dessine « la grandiose metamorphose 
de la masse juive amorphe en nation, la Renaissance juive '" ». 

L'un apres I' autre, des auteurs ecrivant en yiddish acquierent une 
grande popularite : Mendele Mocher-Sefarim, Scholom-Aleichem, 



153. Ibidem, pp. 247-248. 

154. PEJ, 1. 7, p. 365. 

155. V Jabotinski, Vvedenie (Preface a K .N. Bialik., Pesni i poemy (Chansons et 
poemes), Saint-Petersbourg., ^d. Zaltsman, 1914, p. 36. 

156. /. Mark, Literatoura na idish v Rossii (La litterature en yiddish en Russie), 
LMJR-1, pp. 537-539. 

157. Aronson, op. cit., LMJR-1, p. 216. 



346 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

Itzhak-Leibush Peretz. Et le poete Bialik, pour suivre le mou- 
vement, traduit ses propres poemes en yiddish. En 1908, ce courant 
atteignit son apogee a la Conference de Tchernovtsy, qui proclama 
le yiddish « langue nationale du peuple juif » et preconisa de 
traduire tous les textes imprimes en yiddish 158 . 

Parallelement, de considerables efforts 6taient faits pour la 
culture juive en langue russe. Ainsi les dix volumes de la Biblio- 
theque juive, de contenu historique et litt^raire 159 ; les revues 
petersbourgeoises n6es des 1881, Rassvet («L'Aube»), puis 
Rousski Evre'i (« Le Juif russe »). (Elles durent assez vite cesser de 
parattre : « ces publications ne rencontrerent pas le soutien du 
public juif lui-meme l60 »). La revue Voskhod (« Le Lever du jour ») 
ouvrait ses pages a tous les auteurs juifs, aux traductions de toutes 
les nouveautes, offrant une place de choix aux etudes sur l'histoire 
juive 161 . (Puissions-nous, nous autres Russes, temoigner le meme 
interet envers notre propre histoire !). Pour l'heure, « le role 
dominant dans la vie publique du judaisme russe » etait tenu par 
le « P^tersbourg juif » : « vers le milieu des annees 90, [c'est 
a P6tersbourg que] se formerent presque tous les cadres supe- 
rieurs, l'aristocratie intcllectuelle juive » ; tous les talents sont 
a Petersbourg l62 . D'apres un calcul approximatif, seulement 
67 000 Juifs parlaient couramment le russe en 1897, mais c'etait 
l'elite cultivee. Et deja « toute la jeune generation » en Ukraine, 
dans les annees 90, etait elevee en russe, et ceux qui partaient faire 
leurs etudes au lycee perdaient carrement tout contact avec F edu- 
cation juive m . 

II n'existait pas a proprement parler de slogan du type : Assimi- 
lation ! il faut se fondre dans V element russe ! ni d'appel a renoncer 
a sa nationalite. L' assimilation etait un phenomene banal, jour- 
nalier, mais elle tissait un lien entre le judaisme russe et l'avenir 



158. Mark, PH-l, pp. 519-541. 

159. G. /. Aronson, Roussko-evreiskai'a petchat (La presse russo-juive), LMJR-1, 
p. 563. 

160. Sliosberg, t. 1. pp. 105, 260. 

161. Aronson, La presse russo-juive. op. cit., pp. 563-568. 

162. S. M. Guinzbourg, O roussko-evreiskoi intelligentsii (De 1' intelligentsia russo- 
juive), MJ-1, pp. 35-36. 

163. /. Ben-Tvi, Iz istorii rabotchego sionizma v Rossii (Propos sur l'histoire du 
sionisme ouvrier en Russie), LMJR-1, p. 272. 



A LA CHARNIERE DES XIX* ET XX e SIECLES 347 

de la Russie' 64 . Au reste, Sliosberg r6fute le terme & assimilation : 
« Rien n'etait plus oppose a la verite » que de dire que « les 
assimile's se consideraient comme... des Russes relevant de la 
Loi mosai'que ». Bien au contraire, « l'appetit de culture russe 
n'excluait pas que Ton confessat les traditions de la culture 
hebrai'que 165 ». Cependant, apres les disillusions des annees 80, 
« certains intellectuels juifs, tres impr6gn6s de l'idee d' assimilation, 
sentirent une c assure se produire dans leur conception de la vie 
publique l66 ». Bientot, « il ne resta presque plus une seule organi- 
sation juive, un seul parti qui defendit 1' assimilation. Toutefois..., 
tandis qu'elle avait rendu les armes en tant que theorie, elle restait 
une composante tres reelle de la vie des Juifs de Russie, tout au 
moins chez ceux qui vivaient dans les grandes villes l67 ». Mais il 
fut decide" de « rompre le lien entre emancipation... et... assimi- 
lation » - en clair : obtcnir l'une et non pas 1' autre, gagner regalite" 
mais sans la perte de la jud6itc 168 . Dans les annees 90, l'objectif 
premier de Voskhod etait de lutter pour regalite" en droits des Juifs 
de Russie 169 . 

Un « Bureau de defense » des Juifs de Russie s'eteit constitue" a 
Petersbourg au debut du siecle, dont les membres 6taient d'emi- 
nents avocats et hommes de plume. (Avant eux, le baron Hirsch 
avait 6t6 le seul a oeuvrer comme ils le faisaient : e'est vers lui que 
confluaient toutes les doleances des Juifs.) Sliosberg nous parle en 
detail de ses fondateurs 170 . 

Au cours de ccs annees-la, « l'esprit judai'que se reveilla pour la 
lutte », on assista chez les Juifs a « une forte poussee de leur 
conscience de soi, publique et nationale » - mais une conscience 
d6sormais d£nuee de toute forme religieuse : « Les bourgs desertes 
par les plus fortunes..., les villages abandonn^s par les jeunes, partis 
rejoindre la ville..., l'urbanisation galopante » ont sape la religion 
« dans de larges couches de la population juive des les annees 90 », 



164. Guinzbourg, De Pintelligentsia russo-juive, op. tit., pp. 37-39. 

165. Sliosberg, t. 2, pp. 301-302. 

166. Hessen, t. 2, p. 232. 

167. EJ, I. 3, p. 232. 

168. /. Mark, Pamiati I. M. Tcherikover (A la memoire de I. M. Tcherikov), MJ-2, 
New York, 1944. p. 425. 

169. Aronson, La presse russo-juive, op. tit, pp. 564-568. 
I*?0, Sliosberg, t. 3, pp. 110-135. 



348 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

et ont fait chuter Tautorite des rabbins. Les lettres des ecoles talmu- 
diques eux-memes se laissaient seduire par la secularisation 171 . 
(Cela dit, les notices biographiques de V Encyclopedic juive qui 
concernent la generation ayant grandi a la charniere des xv? et 
xx e siecles comportent souvent la mention : « a recu une education 
religieuse traditionnelle ».) 

En revanche, comme nous l'avons indique\ ce qui se developpa 
avec une force imprevisible et sous une forme inattendue, ce fut 
la palestinophilie. 



Les evenements de Russie ne pouvaient pas ne pas etre per^us 
et par les Juifs de Russie et par les Russes impliques dans la 
vie publique sous l'eclairage de ce qui se passait au meme moment 
en Europe : les contacts etaient alors libres et frequents entre 
gens instruits et les frontieres etaient permcables aux idees comme 
aux evenements. 

Les historiens europeens rclcvent un « antisemitisme du 
xix* siecle..., une animosite grandissante a l'egard des Juifs en 
Europe occidentale, la ou, semblait-il pourtant, on allait a grands 
pas vers sa disparition 172 ». Jusqu'en Suisse ou les Juifs, au milieu 
du siecle, n'avaient pu obtenir la liberte" de residence dans les 
cantons, la liberte de commercer ni celle d'exercer des metiers arti- 
sanaux. En France, ce fut la bombe de 1' affaire Dreyfus. En 
Hongrie, « la vieille aristocratie terrienne... accusait les Juifs... de 
l'avoir ruinee » ; en Autriche et dans l'actuelle Tchequie, a la fin 
du xix e siecle, se propagea un « mouvement antisemite », et « la 
petite-bourgeoisie... combattait le proletariat social-democrate 
en brandissant des slogans antijuifs m ». En 1898, de sanglants 
pogroms eurent lieu en Galicie. Lessor dans tous les pays de la 
bourgeoisie « accrut l'influence des Juifs, regroupes en grand 
nombre dans les capitales et les centres industriels... Dans des villes 
comme Vienne et Budapest..., la presse, le theatre, le barreau, le 
corps medical compterent dans leurs rangs un pourcentage de Juifs 



171. Aronson, La presse russo-juive, op. tit., pp. 213-215. 

172. Parks, p. 161. 

173. Istoria XIX veka v 8-mi t. (traduction russe de l'Histoire du xix e siecle en 
8 volumes, de Lavisse et Rambaud, t. 7), M., 1939, pp. 186, 203. 



A LA CHARNIERE DES XIX' ET XX' SIECLES 349 

tres sup6rieur a !eur proportion dans 1' ensemble de la population. 
De ces annees-la date la naissance des grosses fortunes de certains 
negotiants et banquiers juifs 174 ». 

Mais c'est en Allcmagne que les tendances antijuives se manifes- 
terent avec le plus d'insistance. Nommons en premier Richard 
Wagner (des 1869). Dans les annees 70, les milieux conservateurs 
et cltiricaux r^clamaient que fussent restreints les droits des Juifs 
allemands, et interdite toute nouvelle immigration juive. A dater de 
la fin des annees 70 furent pris dans cette mouvance les « milieux 
intellectuels eux-memes », dont le porte-parole fut l'historien 
prussien Heinrich von Treitschke : « Les agitateurs d'aujourd'hui 
ont bien percu l'etat d'esprit de la socicte qui considere les Juifs 
comme notre malheur national » ; « les Juifs ne reussissent jamais 
a se fondre avec les peuples de l'Europe occidentale », et mani- 
festent de la haine envers le germanisme. Vient ensuite Karl Eugen 
Duhring, rendu celebre par sa polemique avec Marx et Engels* : 
« La question juive est une simple question de race, et les Juifs 
sont une race qui non seulement nous est etrangere, mais qui est 
irremediablement et ontologiquement mauvaise. » Puis vient le 
philosophe Edouard Hartman. Dans la sphere politique, ce mou- 
vement conduisit au premier congres international antijuif de 1882 
(a Dresde), qui adopta le « Manifeste adresse aux peuples et aux 
gouvemements Chretiens qui meurent du judai'sme », et reclama 
l'expulsion des Juifs hors d'Allemagne. - Mais, au debut des 
annees 90, les partis antijuifs avaient regresse et subirent toute une 
serie de revers sur la scene politique 175 . 

La France aussi fut le theatre sinon de l'emergence d'une th^orie 
raciale aussi agressive, du moins d'une large propagande politique 
antijuive : celle diffusee par fidouard Drumont dans sa Libre Parole 
a partir de 1892. Puis survint «une veritable competition entre 
socialisme et antisemitisme » ; « les socialistes n'hesitaient pas a 
agrementer leurs harangues de sorties contre les Juifs et a s'abaisser 
jusqu'a la demagogie antisemite... Un brouillard socialo-antisemite 



174. Parks, p. 166. 

175. EJ*, t. 2, pp. 696-708. 

* Karl Eugen Duhring (1833-1921) : philosophe allemand. Ses theses, opposees aux 
theories economiques et sociales de Marx et d* Engels, furent vivement critiqudes par ce 
dernier dans l'ouvrage intiluld prdcisdment I'Anti-Duhring. 



350 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

enveloppa la France entiere 176 ». (Fort comparable a la propagande 
des populistes en Russie dans les annees 1881-1882.) Et c'est alors 
qu'eclata en 1894 la tonitruante affaire Dreyfus. « Vers 1898, il 
[Tantis6mitisme] atteignit son paroxysme dans toute l'Europe de 
l'Ouest - en Allemagne, en France, en Grande-Bretagne et aux 
Etats-Unis l77 . » 

La presse russe des anndes 1870-1890 a elle aussi emis quelques 
declarations antijuives, mais sans la forte coloration theorique 
qu'elles eurent en Allemagne, ni la violence sociale exacerbee a 
laquelle on assista en Autriche-Hongrie et en France. Citons pour 
memoire les recits de Vsevolod Krestovski (Tenebres egyptiennes, 
entre autres) et quelques articles de journaux mal d£grossis. 

II convient de mettre a part le journal Novoi'e Vremia (« les 
Temps nouveaux ») qui dut son succes a ses positions engagees 
dans le « mouvement slave », lie a la guerre russo-turque pour la 
defense des Balkans. Mais, « lorsque du theatre des operations 
parvinrent des rapports sur les actes de rapine perpetrtis par des 
intendants et fournisseurs, lesdits fournisseurs "d'origine juive" 
apparurent comme 1' incarnation de tout le judaisme russe, et Novoi'e 
Vremia adopta une ligne franchement antis6mite ». A partir des 
annees 80, le journal fit plus que « passer dans le camp de la 
reaction », «il depassa toutes les limites de la haine et de l'im- 
probite dans la question juive. Le cri de mise en garde "Gare au 
Juif !" retentit pour la premiere fois dans les colonnes de Novoi'e 
Vremia. Le journal insistait sur la necessite de prendre des mesures 
fermes contre la "mainmise" des Juifs sur la science, les lettres et 
les arts russes... ». II ne manquait pas une occasion de denoncer le 
fait de « se soustraire au service militaire » 178 . 

Ces attaques contre les Juifs, a l'etranger comme en Russie, 
emurent Vladimir Soloviev, et, des l'annee 1884, il les fustigea 
vigoureusement : « Les Judeens se sont toujours comportes a notre 
egard a la maniere des Judeens, et nous, Chretiens, n'avons pas 
encore appris a nous comporter avec le judaisme d'une maniere 
chretienne » ; « a 1' egard du judaisme, le monde chrehen dans sa 
masse n'a manifeste jusqu'a present qu'une jalousie irrationnelle ou 



176. Ibidem, pp. 676-677. 

177. R. Noudelman, Prizrak brodit po Evrope (Un spectre hante l'Europe), in « 22 », 
Tel-Aviv, 1992, n° 84, p. 128. 

178. El, t. 11, pp. 758-759. 



A LA CH ARN1ERE DES XIX C ET XX C S1ECLES 35 1 



une indifference debile ». Non, « ce n'est pas 1' Europe chretienne 



179 



». 



qui est tolerante envers les Juifs, c'est 1' Europe incroyantc 

L' importance croissante de la question juive pour la Russie, la 
societe russe ne l'a comprise qu'avcc un demi-siecle de retard sur 
son gouvernement. Ce n'est qu'apres la guerre de Crimde que 
« 1' opinion publique russe naissante commenca a concevoir l'exis- 
tence d'un probleme juif en Russie 180 ». Mais il fallut que 
s'ecoulent encore quelques decennies avant qu'elle n'apprehendat 
la primaute de cette question. « C'est la Providence qui a fait venir 
dans notre patrie la plus grande partie du peuple juif, et la plus 
solide », ecrivit en 1891 Vladimir Soloviev 181 . 

L'annee d' avant, fort du soutien de quelques sympathisants, 
Soloviev avait redige" une « Protestation » ou il etait dit que 
« Punique cause de la pretendue question juive » etait Pabandon de 
toute justice et de toute humanite, « un engouement insense pour 
un egoi'sme national aveugle ». « Attiser la haine raciale et reli- 
gieuse, chose si contraire a Pesprit du christianisme..., pervertit en 
profondeur la societe et peut entrainer un retour a la barbaric. » 
« II convient de denoncer avec force le mouvement antisemite », 
« ne serait-ce que par simple instinct de survie nationale 182 ». 

D'apres le recit que nous en fait S. M. Doubnov, Soloviev 
collecta des signatures, plus d'une centaine, y compris celles de 
Tolstoi et de Korolenko*. Mais les redactions de tous les journaux 
avaient regu Pordre de ne pas publier cette protestation. Soloviev 



179. V S. Soloviev, Evreistvo i khristianski vopros (Le judaisme et la question chrd- 
ticnnc), CEuvres compl. en 10 vol., 2 e dd., Saint-Petersbourg, 1911-1914, t. 4, pp. 135, 
136, 138. 

180. Aronson, La presse russo-juive, op. cit., p. 549. 

181. Lettrc de V. Soloviev a F .Hetz. in V. S. Soloviev. Evreiski vopros - Khristianski 
vopros/Sobranie statei (La question juive - La question chrdticnnc - Recueil d'articles), 
Varsovie, Pravda, 1906. p. 34. 

182. Neopoublikovannyi protest protiv antisemitizma (sostavlen. Vladimirom Solo- 
vievym) (Protestation contre I'antisdmitismc, non publide [rddigde par Vladimir 
Soloviev]), LMJR-1, pp. 574-575. Le tcxte de cette protestation avait eld initialement 
public" dans le livre de F. Hetz, Ob otnoshenii V.Solovieva k evreiskomou voprosou 
(L' attitude de V. Soloviev a l'dgard de la question juive) (M., 1920), ou il figure sous le 
titre : « Ob antisemititcheskom dvijenii v petchati : Neizdannaia statia V. Solovieva » 
(Sur le mouvement antisdmite dans la presse : un article inddit de V. Soloviev), puis il 
fut rddditd dans la brochure « libre » de Varsovie citee ci-dessus. 

* Vladimir Galaktionovitch Korolenko (1853-1921) : cdlebrc dcrivain russe, grand 
ddmocrate. Exile politique, il passa dix ans en Sibdrie orientale. Ddnonce les violences 
policieres et rantisemitisme. Sera horrifid par la terreur et le despotisme des bolcheviks. 



352 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

« adressa une lettre brulante au tsar Alexandre HI », mais on lui fit 
dire que, s'il persistait, il ecoperait d'une mesure administrative. II 
abandonna la partie 183 . 

Tout comme en Europe, la poussee multiforme des ambitions 
juives ne pouvait manquer d'6veiller chez les acteurs de la vie 
publique russe ici de 1' inquietude, la une opposition farouche, la 
encore, au contraire, de la sympathie. Et, chez certains, un calcul 
politique. A l'instar de La Volonte" du Peuple en 1881, qui avait 
compris le profit a tirer de la question juive (a l'epoque, c'etait 
dans le sens de la persecution), les milieux radicaux et liberaux de 
l'dpoque, soit 1'aile gauche de la societe, conijurent et firent leur 
pour longtemps encore l'idee que Ton pouvait tirer profit de la 
question juive, en faire une carte politique gagnante dans la lutte 
contre l'autocratie : il fallait repeter sur tous les tons que le seul 
moyen d'obtenir l'egalite en droits pour les Juifs, c'etait le renver- 
sement definitif du pouvoir des tsars. Depuis les liberaux jusqu'aux 
bolcheviks en passant par les S.-R., tous n'ont cesse d'impliquer 
les Juifs - certains sous l'effet d'une reelle sympathie -, de se servir 
d'eux comme d'un atout commode dans le combat antimo- 
narchique. Cet atout, les rcvolutionnaires ne l'ont jamais lache, ils 
1'ont exploite sans le moindre scrupule jusqu'en 1917. 

Cependant, ces diverses tendances, ces debats dans les journaux 
n'affecterent en rien l'attitude du peuple a l'egard des Juifs dans la 
Grande Russie. Beaucoup de temoignages le confirment. 

Ainsi J. Teitel, un homme qui vecut longtemps dans la Russie 
profonde et frequenta beaucoup les petites gens, affirme que « toute 
hostilite raciale ou nationale est etrangere au petit peuple 184 ». Ou 
bicn, dans des souvenirs laisses par les princes Viazemski, cet 
episode : il y avait a l'hopital de Korobovka, district d'Ousmanski, 
un medecin russe un peu sans-gene, le docteur Smirnov ; les 
paysans ne l'aimaient pas et celui qui le remplaca, le tout devoue 
docteur Szafran, bencficia immediatement de l'affection et de la 
gratitude de tous les paysans des alentours. Autre confirmation, 
inspirce par l'expericnce du bagne des annees 1880-1890 : 
R F. lakoubovitch-Melchinc ecrit : « Ce serait une tache ingrate que 
de rechercher, meme dans la lie de notre peuple, les moindres traces 



183. Cf. LMJR-I*. p. 565. 

184. Teitel, p. 176. 



A LA CHARNTERE DES XIX' ET XX< SIECLES 353 

d'antisemitisme 185 . » Et c'est bien parce qu'ils sentaient cela que 
les Juifs d'une bourgade de Bielorussie adresserent en ces termes, 
au debut du xx c siecle, un telegramme a M. F. Morozova, l'epouse 
d'un riche negotiant, qui s'occupait de bienfaisance : « Fais-nous 
don de tant. La synagogue a brule. Tu sais bien que nous avons le 
meme Dieu. » Et elle envoya la somme demandee. 

Au fond, ni la presse liberate russe, ni la presse juive n'ont 
jamais accuse le peuple russe de quelque antisemitisme foncier : ce 
que l'une et l'autre rcpetaient sans relache, c'est que I'antisemi- 
tisme, dans la masse populaire, avait ete suscite de toutes pieces et 
attise par le gouvernement. La formule meme « Autocratie, Ortho- 
doxie, Nationalite » etait ressentie, dans les milieux juifs cultives, 
comme une formule dirigee contre les Juifs. 

Au milieu du xx c siecle, nous pouvons lire chez un auteur juif : 
« Dans la Russic tsariste, 1' antisemitisme n' avait pas de racines 
profondes parmi le peuple... Dans les larges masses populaires, il 
n'y avait pratiquement pas d' antisemitisme ; d'ailleurs, la question 
meme des relations avec le judai'sme ne se posait pas... Ce n'est que 
dans certaines parties de ce qu'on appelait la Zone de residence, et 
principalement en Ukraine depuis l'epoque de la domination polo- 
naise, que, du fait de certaines circonstances sur lesquelles il n'est 
point besoin de s'appesantir ici, une certaine tendance a l'antisdmi- 
tisme se manifestait dans la paysannerie l86 . » Cela est parfaitement 
exact. Et Ton pourrait ajouter : la Bessarabie. (On peut juger de 
l'anciennete de ces sentiments et de ces circonstances en lisant 
Karamzine* : les cosaques qui entouraient le Faux Dmitri** - des 
cosaques du Don, de toute Evidence - traitaient les Russes de Jidy 
(Juifs) 187 , ce qui signifie que dans les provinces de l'Ouest ce 
vocable constituait une injure.) 



185. EJ, t. 10, p. 827. 

186. S. M. Schwartz, Antisemitizm v Sovctskom Soiouze (L' antisemitisme en Union 
sovietique). New York, id. Tchekhov, 1952, p. 13. 

187. N. M. Karamzine, Istoria Gosoudarstva Rossiiskogo (Histoire de l'Etat russe), en 
12 vol., 5 e 6d., Saint-P&ersbourg, Einerling, 1842-1844, 1. 11, p. 143. 

* Nikolai' Mikha'flovitch Karamzine (1766-1826) : ecrivain russe. Sa grande Histoire 
de l'Etat russe a fait dire de lui par Pouchkine, qu'il etait le « Christophe Colomb de 
1'Ancienne Russie ». 

** Le Faux-Dmitri, dit l'Usurpateur : en 1601 apparatt en Pologne ce personnage qui 
se fait passer pour le fits d'lvan IV. II marche sur Moscou et occupe le trone de 1905 a 
1906. Sera tu6 par les boyards conjures. 



354 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

Et dans le folklore russe, qu'en est-il ? Le dictionnaire Dahl 
en globe et la Grande Russie, et les provinces occidentales, et 
rUkraine. Les editions d'avant la revolution contiennent un grand 
nombre de mots et d'expressions formes sur la racine jid- 
(jude-). (Detail significatif : dans l'edition sovietique de 1955, toute 
la typographic de la page ou figuraient ces mots a etc remaniee 188 , 
et toute cette « niche » lexicale, entre jidkii et jigalo, a ete entie- 
rement supprimee.) Or, parmi ces expressions citees par Dahl, il y 
en a qui sont heritees du slavon d'fZglise oil le mot jid n'etait 
nullement pejoratif : c'etait le nom d'un peuple. II y en a aussi qui 
viennent de la pratique polonaise et post-polonaise au sein de la 
Zone de residence. D'autres encore furent introduits dans la langue 
au temps des Troubles, au xvn e siecle, a une epoque ou, en Grande 
Russie, il n'y avait quasiment aucun contact avec les Juifs. Ces 
heritages se refletent egalemcnt dans les dictons releves par Dahl 
qui les enonce sous leur forme russe - mais on devine sous celle- 
ci la forme meridionale. (Et, ce qui est certain, c'est qu'ils ne sont 
pas sortis des entrailles du ministere de l'lnterieur !...) 

Et puis, comparons ces dictons avec d'autres : combien le peuple 
n'a-t-il pas cree d'adages malveillants a l'encontre du clerge 
orthodoxe ! Pas un seul, quasiment, qui soit favorable ! 

Un temoin de Marioupol 189 (et il n'est pas le seul, c'est une 
chose av6ree) raconte que chez eux, avant la revolution, on distin- 
guait nettement les deux vocables evrei (hebreu) et jid (juif)- Le 
Evrei etait le citoyen respectueux de la loi, dont les mceurs, la 
conduite, le comportement vis-a-vis des autres ne differaient en 
rien du milieu environnant. Alors que le Jid etait le jivoder 
(l'ecorcheur). Et il n'etait pas rare d'entendre : « Je ne suis pas un 
Jid, je suis un honnete Evrei, je n'ai pas l'intention de vous duper. » 
(De tels propos mis dans la bouche de Juifs, nous en trouvons dans 
la litterature ; nous en avons lu aussi dans les brochures des 
populistes.) 

Cette differenciation semantique, il ne faut jamais la perdre de 
vue lorsqu'on interprete les dictons. 



188. Dahl, Toijovyi slovar jivogo velokorousskogo iazyka (Dictionnaire de la langue 
grand-russicnne vivante), t. 1, M. 1955, p. 541. 

189. /. E. Temirov, Vospominania (Souvenirs), BFRZ, f. 1, A-29, p. 23. 



A LA CHARNIERE DES XIX* ET XX C SIECLES 355 

Tout cela, ce sont les traces d'une vieille querelle nationale sur 
le territoire de l'Ouest et du Sud-Ouest. 

Car ni dans la Russie centrale, ni dans celle du Nord et de l'Est, 
pas meme lors de la secousse generate d'octobre 1905, il n'y eut 
de pogroms antijuifs (s'il y eut de l'indignation, ce fut contre les 
intellectuels r£volutionnaires en general, contre leur facon de 
jubiler et de se railler du Manifeste du 17 octobre). Mais cela n'em- 
peche pas qu'aux yeux du monde entier, la Russie d'avant la revo- 
lution - non pas 1' empire, la Russie - porte a jamais le sceau de 
l'infamie, celui des pogroms et des Centuries noires... et c'est inde- 
lebile, incruste dans les esprits pour encore combien de siecles a 
venir ? 

Les pogroms antijuifs ont toujours et exclusivement eclate" dans 
le sud-ouest de la Russie - comme c'avait ete le cas en 1881. 

Et le pogrom de Kichinev de 1903 fut de meme nature. 



N'oublions pas qu'a 1'epoque la population de Bessarabie etait 
dans 1' ensemble largement illettree, qu'a Kichinev vivaient 
50 000 Juifs, cinquante mille Moldaves, 8 000 Russes (en fait, 
surtout des Ukrainiens, mais on ne faisait pas la difference) et 
quelques milliers d'autres. Quelles furent les principales forces 
responsables des pogroms ? « Les fauteurs de pogroms furent prin- 
cipalement des Moldaves l90 . » 

Le pogrom de Kichinev debuta le 6 avril, dernier jour de la 
Paque juive et premier jour de la Paque orthodoxe. (Ce n'est pas la 
premiere fois que nous observons ce lien tragique entre les pogroms 
antijuifs et la Paque des Chretiens : en 1881, en 1882 et en 1899 a 
Nikolaev 191 - et cela nous remplit d'une douleur et d'une 
inquietude extremes.) 

Recourons a l'unique document qui soit fond£ sur une enquete 
rigoureuse menee a chaud, sitot apres les evenements. II s'agit de 
l'acte d'accusation dresse par le procureur du tribunal local, 
V. N. Goremykine, lequel « n'a pas cite un seul Juif en qualite 



190. PEJ, t. 4, p. 327. 

191 . L Praisman, Pogromy i samooborona (Pogroms et autodeTense), in « 22 », 1986- 
1987, n° 51, p. 176. 



356 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

d'accuse\ ce pour quoi il fut aprement vilipende par la presse reac- 
tionnaire' 92 ». (Comme nous le verrons, le tribunal siegea d'abord 
a huis clos pour « ne pas exacerber les passions », et 1'acte d' accu- 
sation fut publie initialement a 1' Stranger dans l'organe de presse 
Smigre' de Stuttgart Osvobojdenie [« Liberation »] 193 .) 

Le document s'ouvre sur le compte rendu de « heurts habituels 
entre Juifs et Chretiens tels qu'il s'en est produit toutes ces dernieres 
annSes a Paque », et sur « l'animosite de la population locale a 
l'egard des Juifs ». II y est dit que « deux semaines deja avant la 
Paque..., des bruits ont circuit en ville, annongant que, pour les 
fetes a venir, il y aurait des agressions contre les Juifs ». Un journal, 
le Bessarabets (« le Bessarabien »), avait joue ici un role de 
boutefeu en publiant « jour apr&s jour, tout au long des demi&res 
semaines, des articles incendiaires, fortement antijuifs, qui ne 
passerent pas inaper£us aupres des petits commis, des gratte-papier, 
de tout un petit peuple peu instruit de Bessarabie. Parmi les derniers 
articles provocateurs du journal, il y eut celui relatant le meurtre 
d'un enfant Chretien dans le bourg de Doubossary, perpetre soi- 
disant par des Juifs dans un but rituel » (et un autre bruit courait 
comme quoi un Juif avait assassine sa servante chretienne alors que 
celle-ci, en realite, s'etait suicidee l94 ). 

Et la police de Kichinev, que fit-elle ? « N'accordant aucun credit 
particulier aux rumeurs », et en depit du fait que, « ces dernieres 
annSes, des rixes survenaient regulidrement entre Juifs et chrStiens, 
la police de Kichinev ne prit aucune mesure preventive serieuse », 
elle ne fit que renforcer les patrouilles « pour les fetes, dans les 
lieux ou la foule allait etre la plus dense », en leur adjoignant des 
hommes recrutes dans la garnison locale 195 . Le chef de la police ne 
donna aucune instruction claire a ses grades. 

C'est bien la le plus impardonnable : des rixes a repetition tous 
les ans pour la Paque, des rumeurs d'une pareille teneur - et la 
police se croise les bras. Un signe de plus de l'etat de deliquescence 



192. EJ, t. 9, p. 507. 

193. Kichinevski pogrom : Obvinitelnyi akt (Le pogrom de Kichinev : 1'acte d'accu- 
sation), Osvobojdenie, Stuttgart, 19 oct. 1903, n°9 (33), suppldment, pp. 1-4. 

194. /. G. Froumkine, Iz istorii rousskogo evreistva : vospominaniia, materialy, 
dokoumenty (Sur I'histoire des Juifs de Russie : souvenirs, matdriaux, documents), 
LMJR-l,p.59. 

195. Kichinevski pogrom : Obvinitelnyi akt (Le pogrom de Kichinev : 1'acte d'accu- 
sation), op. cil., p. 1. 



A LA CHARNIEKE DES XIX' ET XX e SIECLES 357 

de l'appareil gouvernemental. Car de deux choses, 1'une : ou bien 
on lache l'empire (combien de guerres, combien d'efforts deployes 
dans le but de reunir, pour d'obscures raisons, la Moldavie a la 
Russie), ou bien on veille au bon ordrc qui doit regner sur tout 
son territoire. 

Le 6 avril dans l'apres-midi, les rues de la ville sont envahies 
par le « peuple en fete », avec « beaucoup d' adolescents » deam- 
bulant au milieu de la foule, ainsi que des gens em6ches. Les 
garcons se mettent a lancer des pierres contre des maisons juives 
proches, tirant de plus en plus fort, et quand le commissaire et ses 
inspecteurs tentent d'arreter l'un d'eux, « ils recoivent des cailloux 
a leur tour ». Des adultes alors s'en melent. « La police ne prit 
aucune mesure ferme pour enrayer les desordres » et ceux-ci 
deboucherent sur la mise a sac de deux boutiques juives et de 
quelques remises. Dans la soiree, les desordres s'apaiserent, 
« aucune voie de fait n'avait ete perpetree contre les Juifs ce jour- 
la » ; la police avait arrete soixante personnes au cours de la 
journee. 

Cependant, « au petit matin du 7 avril, la population chre- 
tienne..., tres agitee, commence a se rassembler en divers endroits 
de la ville et dans les faubourgs, par petits groupes qui provo- 
querent avec les Juifs des affrontements a caractere de plus en plus 
violent ». De la meme fa?on, des la premiere heure, sur le Nouveau 
Marche, « plus de cent Juifs s'etaient rassembles, armes de pieux 
et de piquets, de fusils meme ici et la, qui tirerent quelques coups 
de feu. Les Chretiens n'avaient pas d'armes a feu. Les Juifs 
disaient : "Hier, vous n'avez pas disperse les Russes, aujourd'hui 
nous allons nous defendre nous-memes." Et certains tenaient a la 
main des bouteilles avec du vitriol qu'ils langaient sur les Chretiens 
qu'ils rencontraient ». (Les officines pharmaceutiques etaient tradi- 
tionnellement tenues par des Juifs.) « Des rumeurs se propagent 
alors a travers la ville, rapportant que les Chretiens ont 6t€ agresses 
par les Juifs ; elles s'enflent en passant de bouche en bouche et 
exasperent la population chretienne » : on transforms « ont 6te 
battus » en « ont ete abattus », on colporte que les Juifs ont saccage 
la cathedrale et ont assassine" le pretre. Et voici qu'«en divers 
points de la ville, de petits groupes de quinze a vingt personnes 
chacun, principalement des ouvriers, avec des adolescents en tete 
qui jettent des pierres dans les carreaux des fenetres, commencent 



358 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

a piller les boutiques, les locaux, lcs habitations des Juifs, brisant 
tout a l'interieur. Ces groupes sont peu a peu grossis par les 
passants ». Vers les deux, trois heures du matin, « les de\sordres se 
propagent dans un rayon de plus en plus etendu » ; « les maisons 
ou des icones ou des croix ont ete exposees aux fenetres ne sont 
pas touchees ». « Dans les locaux saccag6s, tout fut totalement 
detruit, les marchandises ejectees hors des boutiques pour etre ou 
pi6tinees, ou derobees par des individus qui escortaient les agres- 
seurs. » On alia jusqu'a « saccager les maisons de priere des Juifs, 
par jeter a la rue les rouleaux sacres [la Thora] ». Les debits de 
boissons, bien evidemment, furent mis a sac ; « le vin etait deverse 
dans la rue ou bu sur place par les bandits ». 

L'inertie de la police, due a 1' absence d'un commandement digne 
de ce nom, fit que ces forfaits furent perpetres impunement - ce 
qui ne manqua pas d'encourager et d'exciter les malfaiteurs. Les 
forces de police, laissees a elles-memes, loin d'unir leurs efforts, 
agissaient selon leur instinct... « et les policiers subalternes 
resterent le plus souvent des spectateurs muets du pogrom ». On 
lan?a tout de meme par telephone un appel a la garnison locale 
pour faire venir des renforts, mais, « chaque fois que les soldats se 
portaient en un point donne, ils n'y trouvaient plus personne », et, 
« en l'absence de nouvelles instructions, ils restaient inactifs » ; 
« ils etaient dissemines dans la ville en groupes isoles, sans objectif 
clair et sans coordination des uns avec les autres » ; « ils ne 
faisaient que disperser la foule des excites ». (Cette garnison n' etait 
pas des plus performantes, et, de surcroit, e'etait juste apres la 
Paque : beaucoup d'officiers et de soldats se trouvaient en 
permission 196 .) « L'inertie de la police... engendra de nouvelles 
rumeurs, comme quoi le gouvernement aurait permis de s'en 
prendre aux Juifs, puisqu'ils sont des ennemis de la patrie » - et le 
pogrom, dechaine, avine\ s'envenima. « Les Juifs, craignant pour 
leurs biens et pour leur vie, perdirent tout sang-froid, la peur les 
rendit fous. Plusieurs d'entre eux, s'armant de revolvers, passerent 
a la contre-attaque pour se defendre. Embusques au coin des rues, 
derriere les clotures, sur les balcons, ils se mirent a tirer sur les 



196. Materialy dlia istorii antievreiskikh pogromov v Rossii (Maldriaux pour l'histoire 
12 vol.. 5 L - ed., Saint-Paersbourg, Eincrling, 1842-1844, 1. 11, p. 143 ; S. M. Doubnov et 
G. I. Krasnyi-Admoni, t. 1, Pg. 1919 (Matcriaux...), p. 340. 



A LA CHARNIERE DES XIX C ET XX C SIECLES 359 

pillards, mais maladroitement, sans viser lcurs cibles, si bien que 
cela ne les aida en rien et ne fit que susciter chez les fauteurs de 
pogrom une terrible explosion de rage. « La foule des pillards fut 
prise de fureur et, la ou avait retenti la fusillade, elle se porta 
aussitot pour mettre tout en pieces et faire violence aux Juifs qui 
se trouvaient la. » « Un coup de feu fut particulierement fatal aux 
Juifs : celui qui faucha un jeune garcon russe, le petit Ostapov. » 
A partir dc une heure, deux heures de l'apres-midi, les coups portes 
aux Juifs prirent un caractere de plus en plus violent », et, a partir 
de cinq heures, ils s'accompagnerent d'« une serie de meurtres ». 

A trois heures et demie de l'apres-midi, le gouverneur Von 
Raaben, totalement depasse, passa un ordre au chef de la garnison, 
le general Bekman, autorisant l'« usage des armes ». Bekman fit 
aussitot quadriller la ville, et les troupes, qui avaient et€ « lancees 
a Taventure », marcherent des lors en bon ordre. « De ce moment, 
la la troupe put proccder a des arrestations massives », et des 
mesures energiques furent prises. A la tombee de la nuit, le pogrom 
etait maitrise. 

L'acte etablit le bilan des victimes : « On denombra 42 morts, 
dont 38 Juifs » ; « tous les corps portaient des traces de coups par 
des objets contondants - gourdins, pelles, pierres -, et, pour 
certains, des coups de hache » ; « presque tous etaient blesses a la 
tete, quelques-uns a la poitrine dgalement. Ils ne presentaient pas 
de traces de balles, aucune trace de tortures ou de viol non plus 
(cela fut confirme par les expertises des medecins et les autopsies, 
ainsi que par le rapport du Departement medico-legal de l'Admi- 
nistration centrale de Bessarabie) ; « on denombra 456 blesses, dont 
62 parmi les chr&iens... ; 8 portaient des blessurcs par balles... Sur 
les 394 blesses juifs, 5 seulement etaient des blesses graves. 
Aucune trace de sevices..., si ce n'est chez un homme borgne dont 
1'ceil sain avait ete arrache... Les trois quarts des hommes agresses 
Etaient des adultes ; il y eut trois plaintes pour viol, dont deux firent 
l'objet de poursuites ». 7 militaires furent blesses, dont un soldat 
qui « eut le visage brule au vitriol » ; 68 policiers ecoperent de 
blessures legeres. « II y eut 1 350 maisons saccagees, soit presque 
le tiers des maisons de Kichinev : un chiffre enorme, 1 'Equivalent 
d'un bombardement... Pour ce qui est des arrestations, « on en 
compta 816 au matin du 9 avril », et, outre les enquetes concernant 
les meurtres, 664 personnes comparurent en justice. 



360 DEUX S1ECLES ENSEMBLE 

Chez certains auteurs, les chiffres des victimes parmi lcs Juifs 
different des statistiques officielles, mais 1'ecart n'est pas tres 
grand. Le Livre sur les Juifs de Russie estime qu'il y eut 45 Juifs 
tues, 86 grievement blesses, 1 500 maisons et boutiques pillees ou 
detruites ,97 . Bickerman avance le chiffre de 53 morts, mais peut- 
etre pas tous juifs m . U Encyclopedie juive recente (1988) declare : 
« 49 personnes furent tu£es, 586 blessees, plus de 1 500 maisons et 
echoppes pillees '". » 

Telle est la description officiclle. Mais nous sentons bien ce qui 
se dissimule derriere elle. On nous dit : « Une seule personne, un 
Juif infirme d'un ceil », a eu l'autre arrache. Nous en apprenons un 
peu plus chez Korolenko dans son essai Dom n° 13 (« La maison 
n° 13 ») 200 . Ce pauvre homme s'appelait Meer Weisman. « A ma 
question, ecrit Korolenko - savait-il qui lui avait fait cela ? -, il 
repondit avec une parfaite serenite qu'il ne le savait pas, mais 
qu'"un gamin", le fils de ses voisins, s'etait vante de l'avoir fait a 
l'aide d'un poids en plomb attache a une cordclette. » Nous voyons 
done que bourreaux et victimes se connaissaient plutot bien... 

Korolenko se reprend : « C'est vrai que ce que j'avance, je le 
tiens des Juifs eux-memes, mais il n'y a pas de raison de ne pas 
accorder foi a leurs dires... Pourquoi auraient-ils invente" ces 
details ?... » Et, en effet, pour quelle raison la famille de Bentsion 
Galanter, frappe mortellement i la tete, aurait-elle invente que les 
meurtriers lui avaient plante des clous dans tout le corps ? La 
famille du comptable Nisenson n'etait-clle pas assez eprouvee, 
pourquoi aurait-elle ajoute qu'on l'avait « rince » dans une flaque 
avant de le massacrer ? Ces details-la ne sont pas de la fiction. 

Mais a ceux qui se trouvaient loin des evencments, aux agitateurs 
de l'opinion publique, ces horreurs ne sujfisaient pas. Ce qu'ils 
retenaient, ce n'etaient pas la tragedie, le malhcur, les morts, 
c'etait : comment les exploiter pour frapper le pouvoir tsariste ? Et 
ils recoururent a des exagerations terrifiantes. Surmonter ses reac- 
tions d'horreur, tachcr de voir clair dans les versions echafaudees 
au cours des mois et des annSes suivants, ne serait-ce pas minimiser 



197. Froumkine, LJR-1, p. 59. 

198. Biekerman, ReJ. p. 57. 

199. PEJ, t. 4, p. 327. 

200. V G. Korolenko, Dom n° 13, Sobr. sotch. ((Euvres completes), t. 9, M. 1995, 
pp. 406422. 



A LA CHARNIERE DES XIX' ET XX' SIECLES 361 

la tragedie ? et s'attirer bien des avanies ? Mais y voir clair est un 
devoir, car on a profite" du pogrom de Kichinev pour noircir la 
Russie et la marquer a tout jamais du sceau de l'infamie. 
Aujourd'hui, tout travail historique honnete sur le sujet exige qu'on 
fasse la difference entre 1' horrible verite et les mensonges perfides. 

La conclusion de Facte d'accusation est la suivante : les 
desordres « n'ont atteint l'ampleur decrite qu'a cause de l'inertie 
de la police, privee d'un commandement adequat... L'cnquete preli- 
minaire n'a pas trouve d' indices prouvant que les desordres avaient 
ete pr6m<§diteV l)l ». 

Ces indices, aucune autre enquete ulterieure ne les a trouves 
non plus. 

Mais qu'a cela ne tienne : le Bureau pour la defense des Juifs, 
que nous avons deja evoque (y participaient des personnages aussi 
eminents que M. Winaver, G. Sliosberg, L. Bramson, M. Koulicher, 
A. Braoudo, S. Pozner, Krohl 2 " 2 ), des que lui parvint la nouvelle 
du pogrom dc Kichinev, exclut d' entree de jeu toutes les causes 
possibles hormis celle d'un complot foment^ d'en haut : « Qui a 
donne l'ordre d'organiser le pogrom, qui a pris la direction des 
forces tenebreuses qui l'ont perpetr6 203 ? » « Des que nous avons 
appris dans quel climat s'etait deroulee la tuerie de Kichinev, nous 
n' avons pas doute que cette entreprise diabolique n'efit pu avoir 
lieu si elle n'avait ete concoctee par le departement de la Police et 
menee sur son ordre. » Bien que, naturellement, « les miserables 
aient tenu secret leur projet », ecrit M. Krohl dans les annees 40 du 
xx* siecle 204 . « Mais, si convaincus que nous soyons que la tuerie 
de Kichinev a ete premedttee en haut lieu, avec l'accord tacite et 
peut-etre a 1' initiative de Plehve, nous ne pouvons demasquer ces 
assassins haut places et les cxposer dans la lumiere a la face du 
monde qu'a une condition : si nous avons les preuves les plus indis- 
cutables contre eux. C'est pourquoi nous avons decide de depecher 
a Kichinev le celebre avocat Zaroudny 205 . » « C'etait la personne 
la plus indiquee pour la mission que nous lui avions confiee », « il 



201. Le pogrom dc Kichinev : facte d'accusation, op. cil., p. 3. 

202. Krohl, Stranitsy... (Pages...), p. 299. 

203. Sliosberg, t. 3, p. 49. 

204. M. Krohl, Kichinevski pogrom 1903 goda i Kichinevski pogromnyi protses (Le 
pogrom de Kichinev de 1903 et le proces du pogrom de Kichinev), MJ-2, p. 372. 

205. Ibidem, pp. 372-373. 



362 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

a entrepris de reveler les ressorts caches du massacre de Kichinev, 
celui apres lcquel la police, pour detourner 1' attention, a arrete 
quelques dizaines de voleurs et de pillards 206 ». (Rappelons qu'au 
lendemain du pogrom, 816 personnes avaient 6ti arretees.) 
Zaroudny collecta des informations et rapporta un « materiau d'une 
exceptionnelle importance ». A savoir que « le principal respon- 
sable, l'organisateur du pogrom, avait ete le chef de la Securite 
locale, K. Lewendal », un officier de gendarmerie qui avait et6 
nomme a Kichinev peu avant le pogrom. C'est « sur son ordre que 
la police et la troupe ont ouvertement prete main-forte aux assassins 
et aux pillards 207 ». II aurait « totalement paralyse Taction du 
gouverneur 208 ». (On sait pourtant qu'en Russie ni la police ni 
encore moins la troupe n'etaient sous les ordres de l'Okhrana.) 

Ledit materiau « d'une exceptionnelle importance », qui 
denoncait les coupables « avec une absolue certitude », ne fut 
toutefois jamais publie ni sur le moment, ni plus tard. Pourquoi ? 
Mais parce que, s'il 1' avait ete, comment Lewendal et ses complices 
auraient-ils pu echapper au chatiment et au deshonneur? Ce 
materiau, on ne le connait que par oui-dirc : un marchand denomme 
Pronine et un notaire denomme Pissarjevski se seraient plusieurs 
fois retrouves dans un certain cafe et, sur instructions de Lewendal, 
auraient planifie le pogrom 209 . Et c'est apres ces reunions que toute 
la police et toute la troupe opterent pour le pogrom. Le procureur 
Goremykine examina les accusations portees contre Lowendal et 
les declara infondees 2 ' . (Le journaliste Krouchevane, dont les 
articles incendiaires avaient reellement favorise le pogrom, fut 
frappe deux mois plus tard a Petersbourg de coups de couteau par 
Pinhas Dachevski qui voulait le tuer 2 ")- 

Le pouvoir, pendant ce temps, poursuivait l'enquete. On depecha a 
Kichinev le directeur du departement de la Police, A. A. Lopoukhine 
(avec ses sympathies liberates, il etait insoup?onnable aux yeux de 
l'opinion). Le gouverneur Von Raaden fut limoge, ainsi que 



206. Krohl, Slranitsy... [Pages...], op. tit., pp. 301, 303. 

207. Ibidem, pp. 301-304. 

208. Krohl, op. cit., MJ-2, p. 374. 

209. Ibidem. 

210. Rapport au procureur n° 1392 du 20 no v. 1903 ; Rapport au procureur n° 1437 
du 1" dec. 1903, in Materialy... [Matenaux...], op. cit., pp. 319, 322-323. 

211. EJR, 1. 1, p. 417. 



A LA CHARNIERE DES XIX* ET XX" SIECLES 363 

plusieurs autres hauts fonctionnaires de Bessarabie ; on nomraa un 
nouveau gouverneur, le prince S. Ourousov (qui allait bientot etre 
un K.D. fort en vue, et signera l'appel a la rebellion dit « Appel de 
Vyborg »). Une circulaire du ministre de l'lnterieur, Plehve, fut 
publiee dans Le Messager du gouvernement du 29 avril : il y disait 
son indignation devant l'inaction des autorites de Kichinev ; il 
appelait tous les gouverneurs de province, les gouverneurs de ville 
et les chefs de police a stopper vigoureusement toutes violences en 
prenant toutes les mesures possibles 212 . 

L'Eglise orthodoxe s'exprima elle aussi. Le saint-synode publia 
une circulaire adjurant le clerg£ de prendre des mesures pour 
extirper les sentiments d'hostilitd envers les Juifs. Quelques 
hi6rarques, notamment le pere Jean de Cronstadt, tres ecoute et 
venere des fideles, s'adresserent au peuple Chretien en exprimant 
leur reprobation, leurs exhortations, leurs appels a l'apaisement. 
« lis ont substitue a la fete chr6tienne une orgie sanguinaire et sata- 
nique 213 . » Et l'eveque Antoine (Krapovitski) de declarer : « Le 
chatiment de Dieu s'abattra sur les miserables qui ont fait couler 
un sang apparente au Dieu-IIomme, a Sa Mere toute Pure, aux 
apotres et aux prophetes... pour que vous sachiez combien l'Esprit 
Divin cherit le peuple juif, rejetE encore de nos jours, et quel est 
Son courroux contre ceux qui voudraicnt L'offenser 214 . » On 
distribua a la population un texte sur ce sujet. (Les longucs exhorta- 
tions et explications de 1'Eglise n'etaient toutefois pas sans refleter 
un etat d'esprit archai'que, fige depuis des siecles et qui allait etre 
depasse par les redoutables Evolutions en cours.) 

Dans les premiers jours de mai, soit un mois apres les evene- 
ments, une campagne d'information mais aussi d'intoxication 
autour du pogrom eclata aussi bien dans la presse russe que dans 
l'europeenne et l'americaine. A Petersbourg, des articles forcenes 
parlerent d'assassinats de meres et de nourrissons, de viols - tantot 
de jeunes lilies mineures, tantot, bien sur, de femmes sous les yeux 
de leur mari ou de leurs pere et mere ; il y etait question de 



212. In Materialy... [Mat6riaux...], op. cit., pp. 333-335 ; Praviielstvennyi vestnik 
(Messager du gouvemement), Saint-Petersbourg, n" 97, 1903, 29 avril (12 mai). 

213. / de Cronstadt : Mes pensees a propos des violences perp&rees par les Chretiens 
contre les Juifs a Kichinev, in Materialy... [Materiaux...], op. cit., pp. 354, 356. 

214. Homelie de l'eveque Antoine du 30 avril 1903, in Materialy... [Materiaux...], 
op. cit., pp. 354, 356. 



364 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

« langues arrachees ; un homme fut e\entre\ une femme eut la tete 
perc6e de clous enfonces par les narines 215 ». Moins d'une semaine 
s'etait ecoulee quand ces details horrifiants parurent dans les 
journaux d'Occident. L' opinion publique occidentale y ajouta plei- 
nement foi. Les Juifs influents en Angleterre s'appuyerent sur ces 
affabulations et les inclurent mot pour mot dans leur protestation 
publique 216 . Devons-nous le redire : « Aucune trace de sevices ou 
de viols n'avait ete observee sur les corps. » A cause d'une 
nouvelle vague d'articles de journaux, on demanda aux medecins 
16gistes de presenter des expertises complementaires. Le medecin 
du Service sanitaire de la ville, denomme Frenkel (qui avait 
examine les corps dans le cimetiere juif), et un autre, denomme 
Tchorba (qui avait accueilli les morts et les blesses a l'hopital du 
zemstvo de Kichinev entre cinq heures du soir, le deuxieme jour 
apres la Paque, et midi, le troisieme jour, puis a l'hopital juif), et 
le docteur Vassiliev (qui avait procede a l'autopsie de trente-cinq 
cadavres) - tous attesterent 1' absence sur les corps de traces de 
tortures ou des violences decrites dans les journaux 217 . On apprit 
plus tard, lors du proces, que le docteur Dorochevski - celui qui, 
pensait-on, avait fourni ces effroyables informations - n'avait rien 
vu de ces atrocites et, de plus, declinait toute responsabilite dans la 
publication des articles a scandale 218 . Quant au procureur pres la 
chambre criminelle d'Odessa, il avait, pour repondre a une question 
de Lopoukhine sur les viols, « mene en secret sa propre enquete » : 
les recks des families des victimes elles-memes ne confirmerent 
aucun cas de viol ; les cas concrets, dans l'expertise, sont positi- 
vement exclus 219 . Mais qui a cure des examens et des conclusions 
des medecins ? Qui se soucie des recherches concretes du 
procureur ? Tous ces documents peuvent bien rester a jaunir dans 
les dossiers des cabinets ! 

Tout ce que les temoins n'avaient pas confirme, tout ce que 
Korolenko n'avait pas raconte, les autorites n'eurent pas la presence 



215. Sankt-Petersbourgskid vcdomosti (Nouvelles de Saint-Petersbourg), 24 avril 
(7 mai 1903), p. 5. 

216. Baltimore Sun. 16 mai 1903, p. 2 ; The Jewish Chronicle. 15 mai 1903, p. 2; 
Protest by the Board of Deputies and the Anglo- Jewish Association, Times, 18 mai 
1903, p. 10. 

217. In Materialy... [Materiaux...], op. cit., pp. 174-175. 

218. Ibidem,?. 279. 

219. Ibidem, pp. 172-173. 



A LA CHARNIERE DES XIX C ET XX' SIECLES 365 

d'esprit de le reTuter. Et tous ces details se propagerent de par le 
monde et prirent dans l'opinion la forme d'un fait, ce qu'ils allaient 
demeurer pendant tout le xx e siecle et qu'ils seront probablement 
encore pendant tout le xxi e - refroidis, figes, arrimes a jamais au 
nom de la Russie. 

Or la Russie, depuis de longues annees deja mais avec de plus 
en plus d'acuite, connaissait une folle, une mortelle distorsion entre 
la « society civile » et le gouvernement. II s'agissait d'une lutte a 
mort : pour les milieux liberaux et radicaux, et plus encore pour les 
revolutionnaires, tout incident (vrai ou faux) jetant le discredit sur 
le gouvernement eteit pain benit, et pour eux tout etait permis 
- n'importe quelle exageration, n'importe quelle deformation, 
n'importe quel maquillage des faits ; 1' important etait d'humilier le 
pouvoir le plus severement possible. Pour les radicaux russes, un 
pogrom de cette gravite etait une chance dans leur combat ! 

Le gouvernement resolut d'interdire toute publication dans les 
journaux concernant le pogrom, mais c'etait une maladresse, car 
les rumeurs furent repercutees avec d'autant plus de force par la 
presse europeenne et americaine ; toutes les elucubrations s'echa- 
fauderent avec plus d'impunite encore - exactement comme s'il 
n'y avait jamais eu aucun constat de police. 

Et la voila lancee, la grande offensive contre le gouvernement 
du tsar. Le Bureau pour la defense des Juifs diffusa des tele- 
grammes dans toutes les capitales : organiser partout des meetings 
de protestation 220 ! Un membre du Bureau ecrivit : « Nous avons 
communique les details sur les atrocites... en Allemagne, en France, 
en Angleterre, aux Etats-Unis... L'impression que causercnt nos 
informations fut fracassante ; a Paris, Berlin, Londres et New York, 
il y eut des meetings de protestation au cours desquels les orateurs 
brosserent un tableau effrayant des crimes commis par le gouver- 
nement tsariste 221 . » Le voila, se disait-on, l'ours russe tel qu'il est 
depuis la nuit des temps ! « Ces atrocites frapperent le monde de 
stupeur. » Et maintenant, sans plus aucune retenue : la police et les 
soldats ont par tous les moyens prete main-forte aux assassins et 
aux pillards pour qu'ils perpetrent leurs actes inhumains 222 . » La 



220. Krohl, op. cit., MJ-2. pp. 376-377. 

221. Krohl, Stranitsy... (Pages...), op. cit., p. 302. 

222. Krohl, op. cit., MJ-2, pp. 37 1-372. 



366 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

« maudite autocratie » s'est elle-meme marquee d'une fletrissure 
indelebile ! Dans les meetings, on stigmatisait le nouveau forfait du 
tsarisme, « prem6dite" par lui ». Dans les synagogues de Londres, on 
accusa... le saint-synode d'avoir commis cette tuerie d'inspiration 
religieuse. Quelques hierarques de l'Eglise catholique firent eux 
aussi etat de leur reprobation. Mais ce fut de loin la presse euro- 
peenne et americaine qui se montra la plus virulente (notamment 
le magnat de la presse William Hearst) : « Nous accusons le 
pouvoir tsariste d'etre responsable du massacre de Kichinev. Nous 
dtSclarons que sa culpabilite dans cet holocauste est totale. C'est 
devant sa porte et devant aucune autre que sont exposees les 
victimes de ces violences. » « Que le Dieu de Justice descende ici- 
bas pour en finir avec la Russie comme II en a fini avec Sodome 
et Gomorrhe... et qu'Il evacue de la face de la Terre ce foyer pesti- 
lentiel. » « La tuerie de Kichinev depasse en insolente cruaute tout 
ce qui a jamais ete" enregistre dans aucune nation civilisee 223 »... (y 
compris, il faut croire, 1' extermination des Juifs dans 1' Europe du 
Moyen Age ?). 

Helas, se rejoignent dans la meme appreciation des evenements 
des Juifs plus ou moins circonspects, plus ou moins etourdis. Et, 
pas moins de trente ans apres les faits, le respectable juriste qu'est 
G. Sliosberg ressert les memes details dans des publications de 
1' emigration - (alors que lui-meme n'est jamais alle a Kichinev ni 
sur le moment, ni apres) : les clous plantes dans la tete de la victime 
(il va jusqu'a attribuer cette information au recit de Korolenko !), 
et les viols, et la presence de « plusieurs milliers de soldats » (la 
modeste garnison de Kichinev n'en avait jamais vu autant !) qui 
« semblaient etre la pour proteger les fauteurs du pogrom 224 ». 

Mais la Russie, dans le domaine de la communication, 6tait inex- 
perimentee, elle etait bien incapable de se justifier de facon cohe- 
rente ; elle ignorait encore tout des methodes utilisees pour cela. 

En attendant, la pretendue « froide premeditation » du pogrom 
n'etait etayee par aucune preuve solide - aucune qui fut a la mesure 
de la campagne dechainee. Et, bien que l'avocat Zaroudny eOt 
d6ja « clos son enquete et... fermement etabh que l'organisateur 



223. « Remember Kichineff » (Editorial), The Jewish Chronicle, 15 mai 1903, p. 21 ; 
22 mai 1903, p. 10 ; Baltimore Sun, 16 mai 1903, p. 4. 

224. Sliosberg, t. 3, pp. 48-49, 61-64. 



A LA CHARNIERE DES XIX* ET XX* S1ECLES 367 

principal et le commanditaire du pogrom n'etait autre que le chef 
de l'Okhrana locale, le baron Lewendal 225 » -, meme dans cette 
variante, le personnage de Lewendal n'atteignait pas d'assez pres 
le gouvernement, il fallait tirer encore un peu pour arriver jusqu'au 
pouvoir central. 

Mais nous y voila ! - six semaines apres le pogrom, a point pour 
attiser encore 1' indignation gen£rale et pour dcshonorer la figure 
cle du pouvoir, on « decouvrit » (nul ne sait ou, nul nc sait par qui, 
mais fort a propos) le texte d'une « lettre archisecrete » du ministre 
de I'lnterieur Plehve au gouverneur de Kichinev, Von Raaben (non 
point une circulaire adressee a tous les gouverneurs de la Zone de 
residence, non, mais une lettre adressee a lui seul, dix jours avant 
le pogrom), dans laquelle le ministre, en des termes plutot evasifs, 
prodiguait un conseil : si des desordres graves se produisent dans 
la province de Bessarabie, ne pas les reprimer par les armes, mais 
n'utiliser que la persuasion. Et voila qu'un individu, fort a propos 
la aussi, transmit le texte de cette lettre a un correspondant anglais 
a Petersbourg, D. D. Braham - et celui-ci s'empressa de la publicr 
a Londrcs dans le Times du 18 mai 1903 226 . 

A priori : que pese une seule publication dans un seul journal, 
que rien ne vient corroborer - ni sur 1' instant, ni plus tard ? Mais 
elle pese autant que vous voulez ! Enormement, meme ! Et, dans 
le cas present, la publication du Times fut comme etayee par la 
protestation de Juifs britanniques eminents, avec Montefiore a leur 
tete (issu d'une celebrissime famille) 227 . 

A la faveur du climat qui regnait de par le monde, cette lettre 
connut un colossal succes : les intentions sanguinaires contre les 
Juifs du tsarisme universellement abhorre, qui n'avaient pas encore 
ete prouv^es, se trouvaient brusquement « attestees avec documents 
a l'appui ». Articles et meetings connurent une nouvelle recrudes- 
cence a travers le monde entier. Le troisieme jour apres la publi- 
cation, le New York Times fit remarquer que « trois jours deja que 
la lettre a 6te divulguee - et aucun dementi n'est survenu », et la 
presse britannique a deja decrete qu'elle etait authentique. « Que 
peut-on dire du niveau de civilisation d'un pays dont un ministre 



225. Ibidem. 

226. Times, 18 mai 1903, p. 10. 

227. » Protest by the Board of Deputies and the Anglo-Jewish Association », Times, 
18 mai 1903, p. 10. 



368 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

pcut donncr son blanc-seing a de telles exactions 228 ? » Le gouver- 
nement russe, lui, dans sa maladresse et son incomprehension de 
la gravite des choses, ne trouva rien de mieux a faire que lacher 
negligemment un dementi laconique signe du chef du departement 
de la Police, A. Lopoukhine, et cela seulement au neuvieme jour 
apres la publication scandaleuse du Times 229 , mais, au lieu 
d'enqueter sur la falsification, il se contenta d'expulser Braham 
du territoire. 

L'on peut avancer avec certitude qu'il s'agissait bien d'un faux, 
et ce, pour plusieurs raisons. Non seulement parce que Braham n'a 
jamais exhibe la moindre preuve de 1' authenticity de la lettre. Non 
seulement parce que Lopoukhine, ennemi declare de Plehve, a 
lui-meme dementi ce texte. Non seulement parce que le prince 
Ouroussov, grand sympathisant des Juifs, qui avait succede a Von 
Raaben et controlait les archives du gouvernorat, n'y avait trouve 
aucune « lettre de Plehve ». Non seulement parce que le pauvre 
Von Raaben, limoge, sa vie et sa carriere brisces, jamais, dans ses 
efforts desesperes pour retablir sa reputation, ne s'est plaint d'avoir 
recu des instructions « d'en haut » - ce qui aurait aussitot restaurs' 
sa carriere et fait de lui l'idole de la societe liberale. La raison 
principale reside enfin dans le fait que les archives de l'Etat, en 
Russie, n'avaient rien de commun avec les archives truqu6es de 
l'ere sovietique, quand on concoctait a la demande n'importe quel 
document ou qu'on brulait tel autre en catimini. Non, dans les 
archives russes, tout etait conserve, inviolablement et pour toujours. 
Sitot apres la revolution de fevrier, une commission d'enquete 
extraordinaire du gouvemement provisoire, et, plus zelee encore, la 
« Commission speciale pour l'6tude de l'histoire des pogroms », 
avec des enqueteurs aussi seYieux que S. Doubnov, G. Krasny- 
Admoni, ne trouverent ni a Petersbourg, ni a Kichinev, le document 
incrimine, non plus que son enregistrement a 1' entree ou a la sortie ; 
elles ne trouverent que la traduction en russe du texte anglais de 
Braham (ainsi que des papiers comportant « des indications rela- 
tives aux chatiments severes et aux destitutions... sanctionnant toute 
action ill6gale des agents responsables de la question juive 230 ». 



228. New York Times, 19 mai 1903, p. 10 ; 21 mai 1903, p. 8. 

229. Times, 27 mai 1903, p. 7. 

230. P. P. Zavarsine, Rabota ta'inoi politsii (Le travail de la Police secrete), Paris, 
1924, pp. 68-69. 



A LA CHARNIERE DES XIX' ET XX C SIECLES 369 

Apres 1917, qu'avait-on encore a craindre ? Or, pas un seul temoin, 
pas un seul memorialiste ne s'est trouve pour raconter d'ou etait 
tombe cet immortel telegramme, ou pour se vanter d'avoir servi 
d' intermediate. Et Braham lui-meme - ni a l'epoque, ni plus tard - 
n'a pipe le moindre mot. 

Mais cela n'empecha pas le journal constitutionnel-democrate 
Retch (« Parole ») d'ecrire encore avec assurance, le 19 mars 1917 : 
« Le bain de sang de Kichinev, les pogroms contre-revolutionnaires 
de 1905 furent organises, comme cela a ete etabli definitivement, 
par le departement de la Police. » Et, en aoflt 1917, a la Conference 
d'Etat de Moscou, le president de la Commission d'enquete 
extraordinaire declara publiquement qu'il « presenterait bientot les 
documents du departement de la Police concernant 1' organisation 
des pogroms antijuifs » - mais ni bientot ni bien tard, ni la 
Commission ni, ulterieurement, les bolcheviks n'exhiberent le 
moindre document de ce genre. Ainsi s'est inscruste" le mensonge, 
quasiment jusqu'a nos jours !... (Dans mon Novembre 16, Fun des 
personnages evoque le pogrom de Kichinev ; en 1986, l'editeur 
allemand ajoute a ce propos une note explicative qui dit : « Pogrom 
antijuif, soigneusement prepare, qui dura deux jours. Le ministre 
de l'lnterieur Plehve avait conjure le gouverneur de Bessarabie, 
en cas de pogrom, de ne pas faire intervenir les armes 231 . ») Dans 
Y Encyclopedic juive rccente (1996), nous lisons cette affirmation : 
« En avril 1903, le nouveau ministre de l'lnterieur, Plehve, organisa 
avec ses agents un pogrom a Kichinev 212 . » (Paradoxalement, nous 
lisons dans le tome precedent : « Le texte du telegramme de Plehve 
publie dans le Times de Londres... est tenu par la plupart des specia- 
listes pour un faux 233 »). 

Et voila : la fausse histoire du pogrom de Kichinev a fait 
beaucoup plus de bruit que la vraie, cruelle et authentique. Le point 
sera-t-il fait un jour ? Ou faudra-t-il attendre cent annees encore ? 

L'imperitie du gouvernement tsariste, la decrepitude de son 
pouvoir s'etaicnt manifestoes a diverses occasions, en Transcau- 
casie par exemple, quand se dechaina la tuerie entre Arm6niens et 



231. Novembre sechzehn, Miinchen-Zurich, Piper, 1986, p. 1149. Trad francaise, &1. 
Fayard, Paris, 1985. 

232. PEJ, t. 7, p. 347. 

233. Ibidem, t. 6, p. 533. 



370 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

Azeris, mais le gouvernement ne fut declare coupable que dans 
1' affaire de Kichinev. 

« Les Juifs, ecrivit D. Pasmanik, n'ont jamais impute le pogrom 
au peuple, ils ont toujours accuse exclusivement le pouvoir, P admi- 
nistration... Aucuns faits n'ont jamais pu 6branler cette opinion, une 
opinion parfaitement superficielle au demeurant 234 . » Et Biekerman 
de souligner qu'il etait de notoriete publique que les pogroms 
etaient, pour le gouvernement, une forme de lutte contre la revo- 
lution. Des esprits plus circonspects raisonnaient ainsi : si, dans les 
recents pogroms, aucunc preparation technique par le pouvoir n'est 
attestee, « Petat d'esprit qui regne a Saint-Petersbourg est tcl que 
n'importc quel judeophobe virulent trouvera aupres des autorites, 
du ministre au dernier sergent de ville, une attitude bienveillante a 
son egard ». Pourtant, le proces de Kichinev, qui se deroula a Pau- 
tomne 1903, montra exactement le contraire. 

Pour T opposition liberate et radicale, ce proces devait se 
transformer en bataille contre 1'autocratie. On y expedia en qualite 
de « parties civiles » d'eminents avocats, juifs et Chretiens 
- M. Karabchevski, O. Grouzenberg, S. Kalmanovitch, A. Zaroudny, 
N. Sokolov. Le « brillantissime avocat de gauche » P. Pereverzev 
et quelques autres se porterent en defenseurs des accuses « afin 
que ceux-ci ne craignisscnt pas de dire au tribunal... qui les avait 
incites a entamer le carnage" 5 » - en clair : dire que c' etait le 
pouvoir qui avait arme leur bras. Les « parties civiles » exigeaient 
qu'on procedat a un supplement d'enquete et qu'on fit asseoir au 
banc des accuses les « veritables coupables » ! Les autorites ne 
publierent pas les comptes-rendus d' audience afin de ne pas 
exacerber les passions dans la ville de Kichinev, non plus que 
celles, deja chauffees a blanc, de Popinion mondialc. Les choses 
n'en furent que plus faciles : l'escouade d'activistes qui entourait 
les « parties civiles » 6tablit ses propres comptes-rendus et les 
expedia a travers le monde, via la Roumanie, pour publication. Cela 
ne modifia pourtant en rien le cours du proces : on n'en finissait 
pas de scruter le fades des tueurs, mais les coupables, c'etaient a 
n'en pas douter les autorites - coupables seulement, il est vrai, de 



234. D. S. Pasmanik, Rousskaia revolioutisiia i cvrcistvo (Bolchevisme i ioudai'sme) 
(La revolution russe el le judai'sme [Bolchevisme el juda'isme]), Paris, 1923, p. 142. 

235. Krohl, Straniisy... (Pages...), op. cit, p. 303. 



A LA CHARNIERE DES XIX< ET XX C SIECLES 371 

n'etre pas intervenues a temps. A ce moment, le groupe des avocats 
se fendit d'une declaration collective dans laquelle il etait dit : « Si 
le tribunal refuse de traduire en justice et de chatier les principaux 
coupables du pogrom » - c'est-a-dire non point un quelconque 
gouverneur Von Raaben (il n'int^ressait plus personne), mais bel et 
bien le ministre Plehve en personne et le gouvernement central de 
la Russie - « ils [les defenseurs] n'auront plus rien a faire dans ce 
proces ». Car ils « se sont heurtes a une telle hostilite de la part 
du tribunal, qu'il ne leur a donne - aucune possibility... de defendre 
librement et en conscience les interets de leurs clients, ainsi que 
ceux de la justice 236 ». Cette nouvelle tactique des avocats, qui 
constituait une demarche proprement politique, se re\61a tout a fait 
f^conde et prometteuse ; elle fit grande impression dans le monde 
entier. « L' action des avocats a ete approuvee par tous les meilleurs 
esprits en Russie 237 . » 

Le proces devant le Tribunal d' exception de la chambre crimi- 
nelle d'Odessa se deroulait a present dans 1'ordre. Les pronostics 
des journaux occidentaux, comme quoi « le proces de Kichinev ne 
sera qu'une mascarade, une parodie de justice 238 », ne se confir- 
merent en rien. Les accuses, vu leur nombre, durent etre r^partis 
en plusieurs groupes selon la gravite de l'accusation. Comme il 
a ete dit plus haut, il n'y avait pas de Juifs parmi les accuses 239 . 
Le chef de la gendarmerie de la province avait deja annonce au 
mois d'avril que, sur 816 personnes arretees, 250 avaient obtenu 
un non-lieu pour inconsistance des charges pesant a leur encontre, 
446 avaient aussitot fait l'objet de decisions judiciaires pour delits 
mineurs (on en trouve le temoignage dans le Times), et « les 
personnes que le tribunal a reconnues coupables ont €t€ 
condamnees aux peines les plus lourdes » ; une centaine firent 
l'objet d' inculpations graves, dont 36 accusees de meurtre et de 
viol (en novembre, ils seront 37). En decembre, le meme chef de 
la gendarmerie annonce les resultats du proces : privation de tous 
droits, de tous biens, et bagne (sept ans ou cinq ans), privation des 
droits et bataillon disciplinaire (un an et un an et demi). En tout, 



236. Krohl, op. cit., MJ-2*. pp. 379-380. 

237. Sliosberg, t. 3, p. 69. 

238. Times, 10 novembre 1903, p. 4. 

239. EJ, t. 9, p. 507. 



372 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

25 condamnations et 12 acquirements 24 °. Avaient ete condamnes 
les vrais coupables de vrais crimes, ceux que nous avons decrits. 
Les condamnations, cependant, ne furent pas tendres - « le drame 
de Kichinev s'acheve sur une contradiction usuelle en Russie : a 
Kichinev, les criminels semblent faire l'objet d'une rigoureuse 
r6pression judiciaire », s'etonna V Annuai re juif amcricam 241 . 

Au printemps 1904, les debats en cassation a Petersbourg furent 
rendus publics 242 . Et, en 1905, le pogpogrom Kichinev se trouva 
une fois encore examine au Senat ; Winaver y prit la parole pour 
ne rien prouver de nouveau. 

En realite, 1' affaire du pogrom de Kichinev avait inflige au 
gouvernement tsariste une dure lecon en lui revelant qu'un Etat qui 
tolere pareille infamie est un Etat scandaleusement impuissant. 
Mais la lecon eut ete lout aussi claire sans falsifications venimeuses 
ni ajouts mensongers. Pourquoi la simple verite sur le pogrom de 
Kichinev a-t-elle paru insuffisante ? Vraisemblablement parce que 
cette verite eut reflete la vraie nature du gouvernement - un orga- 
nisme sclerose, coupable de brimades contre les Juifs, mais qui 
rcstait mal assure, incoherent. Alors qu'a l'aidc de mensonges on 
le representait comme un persecuteur averti, infiniment sur de lui 
et malfaisant. Un tel ennemi ne pouvait meriter que l'annihilation. 

Le gouvernement russe, qui depuis longtemps deja s'etait laisse 
largement depasser sur la scene intemationale, ne comprit pas, ni 
sur le moment ni apres coup, quelle cuisante defaite il venait d'es- 
suyer la. Ce pogrom souillait d'une tache puante toute l'histoire 
russe, toutes les id6es que le monde se faisait de la Russie dans sa 
globalite ; la sinistre lueur d'incendie projetee par lui annonca et 
precipita les bouleversements qui allaient prochainement ebranler 
le pays. 



240. Malerialy... (MatiSriaux...), op. cit., p. 147 ; Times, 18 mai 1903, p. 8 ; Mate- 
rialy..., op. cit., p. 294. 

241. The American Jewish Year Book, 5664 (1903-1904), Philadelphia, 1903, p. 22. 

242. Froumkine, LMJR-1, pp. 60-61. 



Chapitre 9 
DANS LA REVOLUTION DE 1905 



Le pogrom de Kichinev produisit un effet devastateur et ineffa- 
cable sur la communaute juive de Russie. Jabotinski : Kichinev 
trace « la frontiere entre deux epoques, deux psychologies ». Les 
Juifs de Russie n'ont pas seulement eprouve une profonde douleur, 
mais, plus profondement encore, « quelque chose qui a presque fait 
oublier la douleur, - et c'etait la honte 1 ». « Si le carnage de 
Kichinev a joue un grand role dans la prise de conscience de notre 
situation, c'est parce que nous nous sommes alors apercus que les 
Juifs etaient des poltrons 2 . » 

Nous avons deja evoque la defaillance de la police et la 
gaucherie des autorites - il £tait done tout naturel que les Juifs se 
soient pose la question : faut-il continuer a compter sur la 
protection des pouvoirs publics ? Pourquoi ne pas creer nos propres 
mil ices armees et nous deTendre les armes a la main ? lis y Etaient 
incites par un groupe d'hommes publics et d'ecrivains en vue 
- Doubnov, Ahad Haam, Rovnitsky, Ben-Ami, Bialik : « Freres..., 
cessez de pleurer et d'implorer misericorde. N'attendez aucune aide 
de vos ennemis. Ne comptez que sur vos seuls bras 3 ! » 

Ces appels « produisaient sur la jeunesse juive 1' effet d'une 



1. V. Jabotinski, Vvedenie (Preface a Kh. N. Bialik, Pesni i poeray (Chansons et 
poemes), Sainl-Petersbourg, 6d. Zalzman, 1914, pp. 42-43. 

2. V Jabotinski, V traoumye dni (Jours de deuil), Felietony, Saint-Pdtersbourg, Tipo- 
grafta « Guerold », 1913, p. 25. 

3. M. Krohl, Kichinevskii pogrom 1903 goda Kichinevskii pogromnyi protsess (Le 
pogrom de Kichinev de 1903), LMJR-2, New York, 1944, p. 377. 



374 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

decharge electrique 4 ». Et dans l'atmosphere surchauffec qui se mit 
a regner apres le pogrom de Kichinev, des « groupes armes d'auto- 
defense » virent rapidement le jour en differents points de la Zone 
de residence. lis etaient generalement finances « par la communaute 
juive 5 », et 1' introduction illegale d'armes en provenance de 
1' Stranger ne posait pas de problemes aux Juifs. II n'etait pas rare 
que ces armes tombassent entre les mains de tres jeunes gens. 

Les rapports officiels ne signalent pas l'existence de groupes 
armes parmi la population chretienne. Le gouvernement luttait 
comme il pouvait contre les bombes des terroristes. Lorsque des 
milices armees commencerent a se developper, il y vit - c'est bien 
naturel - des manifestations totalement illegales, les premisses de 
la guerre civile, et il les frappa d' interdiction avec les moyens et 
les informations dont il disposait. (Aujourd'hui aussi, dans le 
monde entier, on condamne et interdit les « formations para- 
militaires illegales ».) 

Un groupement arme tres operationnel fut forme a Gomel sous 
la direction du comite local du Bund. Des le l er mars 1903, celui-ci 
avait organise des « festivites » pour l'anniversaire de l'« execution 
d' Alexandre n 6 ». Dans cette ville oil Chretiens et Juifs etaient en 
nombre a peu pres egal 7 et ou les Juifs socialistes etaient plus que 
determines, la constitution de groupes armes d'autodefense se fit 
de fa?on particulierement energique. On put le constater au cours 
des evenements du 29 aout et du l er septembre 1903 - le pogrom 
de Gomel. 

Selon les conclusions de l'enquete officielle, la responsabilite du 
pogrom de Gomel est partagee : Chretiens et Juifs se sont mutuel- 
lement agresses. 

Examinons de plus pres les documents officiels de Tepoque, en 
l'occurrence, l'acte d'accusation sur r affaire de Gomel, reposant 
sur les rapports de police etablis sur-le-champ. (Les rapports de 



4. Ibidem. 

5. S. Dimanstein. Revoloutsionnoi'e dvijenie sredi ievrei'ev (Le mouvement revolution- 
naire chez les Juifs), Saint-Petersbourg, 1905 : Istoria revoloutsionnovo dvijenia v 
otdelnykh otcherkakh (Histoire du mouvement rcvolutionnaire - en abrege' : « 1905 ») / 
pod redaktskiei' M. N. Pokrovskovo, t. 3, vyp. 1, M.-L., 1927, p. 150. 

6.N.A. Buchbinder, levrei'skoie rabolchei'e dvijenie v Gomele (1890-1905) 
(Le mouvemeni ouvrier juif a Gomel 11890-1905]), Krasnaia lelopis : Istoritcheskii 
journal, Pg., 1922, n os 2-3, pp. 65-69. 

7. Ibidem, p. 38. 



DANS LA REVOLUTION DE 1905 375 

police, qui datent en Russie du debut du xx e siecle ont fait a 
maintes reprises la preuve de leur exactitude et de leur precision 
irreprochable - et cela, jusqu'au tohu-bohu des journees de fevricr 
1917, jusqu'au moment oil les postes de police de Petrograd furent 
investis par les insurges, incendies - des lors, ce courant d'informa- 
tions minutieusement consignees fut coupe net, et Test reste pour 
nous.) 

Au proces de Gomel, l'acte d'accusation fait 6tat de ce qui suit : 
« La population juive... a commence a se procurer des armes et a 
organiser des cercles d'autodefense pour le cas ou surviendraient 
des troubles diriges contre les Juifs... Certains habitants de Gomel 
ont eu 1' occasion d'assister a des stances d'entrainement de la 
jeunesse juive qui se deroulaient en dehors de la ville et rassem- 
blaient jusqu'a cent personnes s'exer9ant a tirer au revolver 8 . » 

«La generalisation de la detention d'armes, d'une part, la 
conscience de sa superiorite numerique et de sa cohesion, d' autre 
part, ont enhardi la population juive au point que, parmi sa 
jeunesse, on s'est mis a parler non seulement d'autodefense, mais 
d' indispensable vengeance pour le pogrom de Kichinev. » 

C'est ainsi que la haine exprimee en un endroit se repercute 
ensuite a un autre, eloigne - et contre des innocents. 

« Depuis quelque temps, l'attitude des Juifs de Gomel est 
devenuc non seulement meprisante, mais franchement provocante ; 
les agressions - tant verbales que physiques - contre des paysans 
et des ouvriers sont devenues monnaie courante, et les Juifs mani- 
festent de toutes sortes de facons leur mepris memc a regard des 
Russes appartenant a des couches sociales plus elevees, obligeant 
par exemple des militaires a changer de trottoir. » Le 29 aout 1903, 
tout a commence par un banal incident sur un marche : une alter- 
cation entre la marchande de harengs Malitskai'a et son client 
Chalykov ; elle lui a crache au visage, la dispute a tourne a la rixe, 
« aussitot plusieurs Juifs se sont precipes sur Chalykov, l'ont jete 
a terre et se sont mis a le frapper avec tout ce qui leur tombait sous 
la main. Une dizaine de paysans... ont voulu prendre la defense de 
Chalykov, mais les Juifs ont immediatement 6mis des sifflements 



8. Kicvskaia soudebnaia palata : Delo o gomelskom pogrom (Palais de justice de 
Kiev : 1' affaire du pogrom de Gomel), Pravo, Saint-P6tcrsbourg, 1904, n°44, pp. 3041- 
3042. 



376 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

convenus, provoquant un afflux considerable d'autres Juifs... Sans 
doute ces sifflements d'appel a l'aide... ont-ils aussitot mobilise 
toute la population juive de la ville » ; « a pied, en voiture, armes 
comme ils pouvaient, les Juifs ont afflue de partout vers le marche. 
Tres vite, la rue du Marche, le marche lui-meme et toutes les rues 
adjacentes ont ete noirs de monde ; les Juifs etaient armes de 
pierres, de batons, de marteaux, de casse-tete fabriques specia- 
lement ou meme simplement de barres de fer. De partout des cris 
s'elevaient : "Allez, les Juifs ! Au marche ! C'est le pogrom des 
Russes !" Et toute cette masse se mit par petits groupes a poursuivre 
les pay sans pour les f rapper » - or ces derniers etaient nombreux, 
un jour de marche. « Laissant la leurs emplettes, les paysans 
- quand ils en avaient le temps - sautaient sur leurs chariots et se 
hataient de quitter la ville... Des temoins racontent que quand ils 
attrapaient des Russes, les Juifs les frappaient sans pitie, ils frap- 
paient les vieillards, les femmes et meme les enfants. Par exemple, 
une petite fille fut tiree hors d'un chariot et trainee par les cheveux 
sur la chaussee. » « Un paysan du nom de Silkov s'etait place a 
quelque distance pour profiter du spectacle en grignotant un 
quignon de pain. A ce moment, un Juif qui passait derriere lui en 
courant lui porta a la gorge un coup de couteau mortel, puis disparut 
parmi la foule. » D'autres episodes sont enumeres. Un officier ne 
fut sauve que grace a 1' intervention du rabbin Mai'ants et du 
proprietaire de la maison voisine, Roudzievski. Arrivee sur les 
lieux, la police fut accueillie, « du cote des Juifs, par une grele de 
pierres et par des coups de revolver... qui partaient non seulement 
de la foule, mais aussi des balcons des immeubles voisins » ; 
« les violences exercees sur la population chretienne se sont pour- 
suivies presque jusqu'au soir, et ce n'est qu'avec l'arrivee d'un 
delachement de l'armee que les attroupcments de Juifs furent 
disperses » ; « les Juifs frappaient les Russes et principalement les 
paysans qui... etaient incapables de leur opposer la moindre resis- 
tance, aussi bien du fait de leur faible nombre, compare a celui des 
Juifs, que de leur absence de moyens de defense... Ce jour-la, toutes 
les victimes furent des Russes... beaucoup de blesses, de gens roues 
de coups 9 ». 

L'acte d' accusation conclut a propos des evenements du 29 aout 



9. Ibidem, pp. 3041-3043. 



DANS LA REVOLUTION DE 1905 377 

qu'ils « avaient indeniablement le caractere d'un "pogrom anti- 
russe" l0 ». 

Ces faits susciterent « une profonde indignation au sein de la 
population chretienne », qui renforca d'autant « Thumeur eupho- 
rique" des Juifs, leur "enthousiasme"... : "On n'est plus a 
Kichinev !" » Le l er septembre, apres la sirene de midi, les ouvriers 
des chemins de fer etaient anormalement bruyants au sortir des 
ateliers, on entendait des cris, des exclamations, et le chef de la 
police donna l'ordre de barter le pont qui mene en ville. Alors les 
ouvriers se repandirent dans les rues avoisinantes et « des pierres 
volerent en direction des fenetres des maisons habitees par des 
Juifs », tandis qu'« en ville commencaient a se former d'importants 
rassemblements de Juifs » qui « jetaient a distance des bouts de 
bois et des pierres sur la foule des ouvriers » ; « deux paves lances 
par la foule juive » frapperent dans le dos un commissaire de police 
qui tomba sans connaissance. La foule russe se mit a hurler : « Les 
youtres ont tu6 le commissaire ! » et entreprit de saccager les 
maisons et magasins juifs. L' intervention de la troupe, qui s6para 
les adversaires et se deploya face aux uns et aux autres, permit 
d'eviter l'effusion de sang. Du cote des Juifs, on lancait des pierres 
et on tirait des coups de revolver sur les soldats « en les abreuvant 
d'injures ». Le commandant demanda au rabbin Mai'ants et au 
docteur Zalkind d'intervenir aupres des Juifs, mais « leurs appels 
au calme n'eurent aucun effet et la foule continuait de s'agiter » ; 
on ne parvint a la faire reculer qu'en pointant les baionnettes. Le 
principal succes de 1'armee fut d'empecher «les casseurs de 
parvenir jusqu'au centre ville, ou se trouvent les magasins et les 
maisons des Juifs fortunes ». Alors le pogrom se deplaca vers la 
peripheric de la ville. Le chef de la police tenta encore d'exhorter 
la foule, mais on lui criait : «T'es avec les Juifs, tu nous as 
trahis ! » Les salves tirees par la troupe sur les Russes comme sur 
les Juifs enrayerent le pogrom, mais, deux heures plus tard, il reprit 
dans la banlieue - a nouveau des tirs sur la foule, plusieurs morts 
et blesses, puis le pogrom cessa. Cependant, l'acte d'accusation fait 
6tat de la presence dans le centre ville de « groupes de Juifs qui se 
conduisaient de maniere tres provocante et s'opposaient a Farmee 
et a la police... Comme le 29 aout, tous etaient armes... beaucoup 



10. J6ftfem,p.3041. 



378 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

brandissaient revolvers et poignards », « allant jusqu'a tirer des 
coups de feu ou a jeter des pierres sur les troupes chargees de 
proteger leurs biens » ; « ils s'en prenaient aux Russes qui se hasar- 
daient seuls dans la rue, y compris aux soldats » ; un paysan et un 
mendiant furent tues. Au cours de cette journee, trois Juifs de 
condition moyenne succomberent a des « blessures mortelles ». 
Vers le soir, les desordres cesserent. 5 Juifs et 4 Chretiens avaient 
6te tues. « Pres de 250 locaux a usage commercial ou d'habitation 
appartenant a des Juifs avaient ete touches par le pogrom. » Du 
cote des Juifs, « 1'ecrasante majorite des participants actifs aux 
evenements etait constitute exclusivement de... jeunes gens », mais 
de nombreuses personnes d'« age plus mur », ainsi que des enfants, 
leur avaient tendu pierres, planches et rondins". 

On ne trouve de description de ces evenements chez aucun 
auteur juif. 

« Le pogrom de Gomel n'avait pas pris ses organisateurs au 
depourvu. On s'y preparait depuis longtemps, la mise sur pied de 
l'autodefense avait ete mise en place sitot apres les evenements 
de Kichinev 12 . » Quelques mois a peine apres Kichinev, les Juifs 
pouvaient ne plus se mepriser pour 1' attitude resignee dont les 
accusait, entre autres, le poete Bialik. Et, comme il arrive toujours 
avec les groupes armes de ce type, la frontiere entre defense et 
attaque devint floue. La premiere s'alimentait du pogrom de 
Kichinev, la seconde de 1' esprit revolutionnaire des organisateurs. 

(L'activisme de la jeunesse juive s'etait deja manifeste aupa- 
ravant. Ainsi, en 1899, fut revelee l'« affaire de Chklov » : dans 
cette ville ou on comptait neuf Juifs pour un Russe, des soldats 
russes desarmes - ils etaient demobili sables - furent violemment 
passes a tabac par des Juifs. Apres avoir examine" cet episode, le 
Senat considera qu'il s'agissait d'une manifestation de haine 
ethnique et religieuse de Juifs envers des Russes, relevant du meme 
article du Code penal que celui qui avait ete applique au proces des 
responsables du pogrom de Kichinev.) 

Cet activisme ne doit pas etre mis au compte du seul Bund. « A 
la tete de ce processus [de creation, a un rythme soutenu, 
d' organisations d'autodefense] se trouvent les sionistes et les partis 



Ll. Ibidem, pp. 3043-3046. 
12. Buchbinder, op. cit., p. 69. 



DANS LA REVOLUTION DE 1905 379 

proches du sionisme - les sionistes-socialistes et les "Poalei 
Zion". » C'est ainsi qu'a Gomel, en 1903, « la majority des 
detachements fut organisee par le parti des "Poalei Zion"" ». (Ce 
qui contredit Buchbinder, fervent admirateur du Bund - je ne sais 
trop qui il faut croire.) 

Lorsque la nouvelle du pogrom de Gomel parvint a Petersbourg, 
le Bureau de defense des Juifs depecha sur place deux avocats - il 
s'agissait encore de Zaroudny et N. D. Sokolov - pour proceder 
dans les plus brefs delais a une enquete privee. Zaroudny reunit 
derechef des « preuves irrefutables » que le pogrom avait ete 
organise par le departement de la Securite 14 , mais, la non plus, elle 
ne furent pas rendues publiques. (Trente ans apres, meme Sliosberg, 
qui participa au proces de Gomel, lui emboita le pas dans ses 
Memoires en trois volumes, affirmant, sans en apporter la moindre 
preuve - ce qui parait incomprehensible de la part d'un juriste -, 
se trompant sur les dates - et ces erreurs que Ton peut imputer a 
l'age, il ne s'est trouve personne pour les corriger -, que le pogrom 
de Gomel avait ete deliberement organise par la police. II exclut 
egalement toute action offensive de la part des detachements d'au- 
todefense du Bund et des Poalei Zion. (II en parle de facon incohe- 
rente et confuse ; ainsi, par exemple : « Les jeunes gens des groupes 
d'autodefense mirent rapidement fin aux debordements et chas- 
serent les paysans », « les jeunes Juifs se rassemblaient promp- 
tement ct, a plus d'une reprise, ils purcnt repousser les casseurs 15 », 
- comme ca, sans faire usage d'aucune arme ?...) 

L' enquete officielle avan^ait avec sericux, pas a pas - et, pendant 
ce temps-la, la Russie s'enfoncait dans la guerre du Japon. Et ce 
n'est qu'en octobre 1904 qu'eut lieu le proces de Gomel - dans 
une atmosphere politique chauffee a blanc. 

44 Chretiens et 36 Juifs comparaissaient devant le tribunal ; pres 
d'un millier de personnes furent appelees a la barre des temoins 16 . 
Le Bureau de defense etait represente par plusieurs avocats : 



13. L. Praisman, Pogromy i samooborona (Les pogroms et 1'autodeTense), « 22 » : 
Obchtchestvenno-polititcheski'i litcratourny'i journal ievrei'skoi intelligentsii iz SSSR v 
Izraele, Tel-Aviv, 1986-1987. n° 51, p. 178. 

14. De la minouvchikh dnei' : Zapiski rousskovo ievreia (Choses du pass6 : souvenirs 
d'un Juif russe), V 3-kh t. Paris, 1933-1934. t, 3, pp. 78-79. 

15. Ibidem, p. 77. 

16. Delo o gomelskom pogrome (Palais de justice de Kiev : l'affaire du pogrom de 
Gomel), op. cit., p. 3040. 



380 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

Sliosberg, Kupernik, Mandelstam, Kalmanovitch, Ratner, Krohl. 
De leur point de vue, il 6tait injuste qu'au banc des accuses figurat 
ne serait-ce qu'un seul Juif : pour toute la communaute' juive de 
Russie, « c'etait comme une mise en garde contre tout recours a 
l'autodefense 17 ». Du point de vue du gouvernement, il ne s'agissait 
pas en l'occurrence d'« autodefense ». Mais les avocats des accuses 
juifs ne s'occupaient pas des details, ainsi des biens juifs qui 
avaient reellement ete saccages - seulement d'une chose : mettre 
au jour les « motifs politiques » du pogrom, souligner, par exemple, 
que la jeunesse juive, au coeur de la melee, criait : « A bas l'auto- 
cratie ! » D'ailleurs, peu apres, ils deciderent d'abandonner leurs 
clients et de quitter collectivement la salle d' audience pour lancer 
un message encore plus fort : r^editer le precedent du proces de 
Kichinev 18 . 

Ce proc^de aussi adroit que rdvolutionnaire etait tout a fait dans 
l'air du temps en decembre 1904 : ces avocats liberaux voulaient 
faire exploser le systeme judiciaire lui-meme ! 

Apres leur depart, « le proces alia vite a son terme » dans la 
mesure ou, maintenant, on put proceder a l'examen des faits. Une 
partie des Juifs furent acquittes, les autrcs furent condamnes a des 
peines n'excedant pas cinq mois ; « les condamnations qui frap- 
perent les Chretiens furent egales a celles des Juifs S9 ». Au bout du 
compte, il y eut a peu pres autant de condamnations d'un cote que 
de l'autre 20 . 



En s'enfoncant dans la guerre du Japon, en adoptant une position 
rigide et peu perspicace dans le conflit sur la Coree, ni l'empereur 
Nicolas n ni les hauts dignitaires qui l'entouraient ne se rendaient 
le moindrement compte a quel point, sur le plan international, la 
Russie eteit vulnerable a l'ouest et surtout du cote de la « tradi- 
tionnellement amicale » Amerique. Ils ne prenaient pas non plus 



17. EJ, t. 6, p. 666. 

18. Sliosberg, t. 3, pp. 78-87. 

19. EJ, t. 6, p. 667. 

20. /. G. Froumkine, Iz istorii rousskovo ievrei'stva - (Sb.) Kniga o rousskom 
evrei'stve : Ot 1860 godov do Revolutsii 1917 g. (Aspects de l'histoire des Juifs russes), 
inLMJR-l,p.61. 



DANS LA REVOLUTION DE 1905 381 

en consideration la montee en puissance des financiers occidentaux 
qui influencaient deja sensiblement la politique des grandes puis- 
sances, de plus en plus dependantes du credit. Au xix e siecle, 
les choses ne se passaient pas encore de cette facon et le gou- 
vernement russe, toujours lent a reagir, ne sut pas percevoir ces 
changements. 

Cependant, apres le pogrom de Kichinev, l'opinion occidentale 
s'installe durablement dans une attitude de repulsion vis-a-vis de la 
Russie, consideree comme un vieil epouvantail, un pays asiatique 
et despotique ou regne T obscurant! sme, ou le peuple est exploite, 
ou les revolutionnaires sont traites sans aucune pitie, soumis a des 
souffrances et a des privations inhumaines, et voila que maintenant 
on y massacre les Juifs « par milliers », et, derriere tout cela, il y a 
la main du gouvernement ! (Comme nous l'avons vu, le gouver- 
nement ne sut pas rectifier a temps, avec £nergie et efficacite, cette 
version deformee des faits.) Du coup, en Occident, on se mit a 
consid6rer comme convenable, voire digne de consideration d'es- 
perer que la revolution eclate en Russie dans les plus brefs delais : 
ce serait une bonne chose pour le monde entier - et pour les Juifs 
de Russie en particulier. 

Et, par-dessus tout cela, l'imperitie, 1' incapacity, l'impreparation 
a conduire des operations militaires lointaines contre un pays qui 
semblait alors petit et faible, et ce, dans le contexte d'une opinion 
publique agitee, ouvertement hostile, souhaitant ardemment la 
defaite de son propre pays. 

La sympathie des Etats-Unis pour le Japon s'exprimait abon- 
damment dans la presse americaine. Celle-ci « saluait chaque 
victoire japonaise et ne cachait pas son desir de voir la Russie 
subir un revers rapide et decisif 21 ». Witte mentionne a deux 
reprises dans ses Memoires que le president Theodore Roosevelt 
etait du cote du Japon et lui apportait son soutien 22 . Et Roosevelt 
lui-meme : « Des que cette guerre a eclate, j'ai porte a la connais- 
sance de l'Allemagne et de la France, avec la plus grande courtoisie 
et la plus grande discretion, qu'en cas d'entente antijaponaise » 
avec la Russie «je prendrais immediatement le parti du Japon et 



21. F.R. Dulles, The Road to Teheran : The Story of Russia and America, 1781-1943, 
Princeton, NJ, Princeton University Press, 1944, pp. 88-89. 

22. S. I. Witte, Vospominania. Tsarstvovanie Nikolai'a II (M6moires. Le regne de 
Nicolas n), en 2 vol., Berlin, Slovo, 1922, t. 1, pp. 376, 393. 



382 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

ferais tout par la suite pour servir ses interets 23 ». On peut supposer 
que les intentions de Roosevelt n'etaient pas restees inconnues du 
Japon. 

Et c'est la qu'est apparu sur le devant de la scene le tres puissant 
banquier Jakob Schiff - l'un « des plus grands parmi les Juifs, lui 
qui pouvait realiser ses ideaux grace a sa position exceptionnelle 
dans la sphere economique 24 ». « Des son tout jeune age, Schiff 
s'est occupe" d'affaires commerciales » ; il Emigre d'Allemagne a 
New York et prend bientot la tete de la banque Kuhn, Lceb and Co. 
En 1912, « il est en Amerique le roi du rail, proprietaire de vingt- 
deux mille miles de chemins de fer » ; « il se fait 6galement une 
reputation de philanthrope energique et genereux ; il se montre 
particulierement sensible aux besoins de la communaute juive 25 ». 
Schiff prenait particulierement a cceur le sort des Juifs russes - d'ou 
son hostilite envers la Russie jusqu'en 1917. Selon I' Encyclopaedia 
Judaica (en anglais), « Schiff contribua de facon remarquable a 
rattribution de credits a son propre gouvernement comme a celui 
d'autres pays, se signalant tout particulierement par un pret de 
200 millions de dollars au Japon pendant le conflit qui opposa 
celui-ci a la Russie en 1904-1905. Mis hors de lui par la politique 
antisemite du regime tsariste en Russie, il soutint avec empres- 
sement l'effort de guerre japonais. II refusa constamment de parti- 
ciper a rattribution de prets a la Russie et usa de son influence 
pour dissuader d'autres etablissements de le faire, tout en accordant 
une aide financiere aux groupes d'autodefense des Juifs russes 26 ». 
Mais, s'il est vrai que cet argent permettait au Bund et aux Poalei 
Zion de se fournir en armes, il n'est pas moins vraisemblable qu'en 
aient egalement profite d'autres organisations revolutionnaires de 
Russie (y compris les S.-R. qui, a l'epoque, pratiquaient le terro- 
risme). II existe un temoignage selon lequel, au cours d'un entretien 
avec un fonctionnaire du ministere des Finances de Russie, 
G. A. Vilenkine, qui etait aussi un de ses parents eloignes, 
Schiff aurait « reconnu contribuer au financement du mouvement 



23. T. Dennett, Roosevelt and the Russo-Japanese War, Doubleday, Page and 
Company, 1925 (reprinted : Gloucester, Mass., Peter Smith, 1959), p. 2. 

24. Sliosberg, I. 3, p. 155. 

25. EJ, t. 16, p. 41. 

26. Encyclopaedia Judaica, vol. 14, Jerusalem, Keter Publishing House, Ltd., 1971, 
p. 961. 



DANS LA REVOLUTION DE 1905 383 

r^volutionnaire en Russie » et que « les choses etaient allees trop 
loin 27 » pour y mettre un terme. 

Cependant, en Russie, le baron G. O. Guinzbourg continuait a 
intervenir en faveur de 1'egalite des droits pour les Juifs. A cette 
fin, il rendit en 1903 une visite a Witte a la tete d'une delegation 
juive. Celui-ci (qui s'etait deja occupe de la question juive quand 
il etait secretaire gendral du gouvernement) leur rijpondit alors : 
1'egalite des droits ne pourra etre accordee aux Juifs que progressi- 
vement, mais, « pour qu'il puisse soulever la question, les Juifs 
doivent adopter "un tout autre comportement" », c'est-a-dire 
renoncer a s'immiscer dans la vie politique du pays. « Ce n'est pas 
votre affaire, laissez cela a ceux qui sont russes par le sang et l'etat 
civil, ce n'est pas a vous de nous donner des legons, occupez-vous 
plutot de vous-memes. » Guinzbourg, Sliosberg et Koulicher 
acquiescerent a cette opinion, les autres participants, non, en parti- 
culier Winaver, qui objecta : « Le moment est venu d'accorder 
l'egalite des droits a tous les sujets [de l'empire]... Les Juifs doivent 
soutenir de toutes leurs forces ceux des Russes qui se battent pour 
cela, et done contre le pouvoir en place 28 . » 

A partir de la guerre du Japon, des le debut de l'annee 1904, le 
gouvernement russe se mit en quete d'un soutien financier de la part 
de l'Occident, et, pour l'obtenir, se montra dispose a promettre une 
extension des droits des Juifs. A la demande de Plehve, de hautes 
personnalites entrerent en relation a ce sujet avec le baron Guinz- 
bourg, et Sliosberg fut envoye en mission a l'etranger pour sonder 
l'opinion des plus grands financiers juifs. Par principe, J. Schiff 
« declina tout marchandage sur le nombre et la nature des droits 
accordes aux Juifs ». D ne pouvait « entrer dans des relations finan- 
cieres qu'avec un gouvernement qui reconnait a tous ses citoyens 
l'6galite des droits civiques et politiques... "On ne peut entretenir 
de relations financieres qu'avec des pays civilises" ». A Paris, le 
baron de Rothschild refusa lui aussi : « Je ne suis pas dispose a 
monter quelque operation financiere que ce soit, meme si le gouver- 
nement russe apportait des ameliorations au sort des Juifs 29 . » 

Witte parvint a obtenir un pret important sans l'aide des milieux 



27. A. Davydov, Vospominania. 1881-1955 (MiSmoires, 1881-1955), Paris, 1982. 

28. Witte, Mdmoires, op. cit., t. 2, pp. 286-287. 

29. Sliosberg, t. 3, pp.97, 100-101. 



384 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

financiers juifs. Entre-temps, en 1903-1904, le gouvernement russe 
avait entrepris de lever certaines dispositions limitant les droits des 
Juifs (nous les avons deja en partie evoquees). Le premier pas dans 
cette voie, et le plus important, avait ete, encore du vivant de Plehve, 
et par derogation au Reglement de 1882, la levee de l'interdiction 
faite aux Juifs de s' installer dans 101 localites fortement peuplees 
mais pas considerees comme des villes malgre' une importante 
activite industrielle et commerciale, notamment dans le commerce 
du grain 10 . Ensuite, la decision de promouvoir un groupe de Juifs 
au rang d'avoues plaidants, ce qui n'avait pas ete fait depuis 1889 31 . 
Apres l'assassinat de Plehve et l'ere de la « confiance » inauguree 
par l'^phemere ministre de lTnt6rieur Sviatopolk-Mirski, ce pro- 
cessus se poursuivit. Ainsi, pour les Juifs diplomes de l'ensei- 
gnement superieur, la levee des mesures limitatives prises en 1882, 
y compris le droit de s'installer dans des regions qui leur etaient 
jusque-la interdites, comme celles de 1'Armee du Don, de Kouban, 
de Terek. On leva aussi l'interdiction de residence dans la bandc 
frontaliere de 50 verstes ; on retablit le droit (supprime sous 
Alexandre II apres 1874) de resider sur tout le territoire de l'empire 
pour « les grades de 1'armee d'origine juive... aux etats de service 
exemplaires 32 ». Et, a l'occasion de la naissance de l'heritier du 
trone, en 1904, fut decretee 1'amnistie sur les amendes ayant frappe 
les Juifs qui s'etaient derobes a leurs obligations militaires. 

Mais toutes ces concessions venaient trop tard. Dans le nccud de 
la guerre du Japon qui enserrait la Russie, elles n'etaient desormais 
acceptees ni, comme nous I' avons vu, par les financiers juifs occi- 
dentaux, ni par la majorite des hommes politiques juifs en Russie, 
ni, a plus forte raison, par la jeunesse juive. Et, en reponse aux 
declarations faites par Sviatopolk-Mirski lors de son entree en 
fonctions - promettant des allegements tant en ce qui concernait la 
Zone de residence que le choix d'une activite" -, fut divulguee une 
declaration de « plus de six mille personnes » (les signatures 
avaient et6 collectees par le Groupe democratique juif) : « Nous 
considerons comme vaine toute tentative de satisfaire et d'apaiser 
la population juive par des ameliorations partielles de leur 



30. EJ. t. 5. p. 863. 

31. Sliosberg, t. 2, p. 190. 

32. EJ. t. 5, pp. 671, 864. 



DANS LA REVOLUTION DE 1905 385 

condition. Nous considerons comme nulle et non avenue toute poli- 
tique de levee progressive des interdictions qui pescnt sur nous... 
Nous attendons l'egalite des droits... nous en faisons une affaire 
d'honneur et de justice". » 

II dtait devenu plus facile de peser sur un gouvernemcnt empetre 
dans la guerre. 

II va de soi que, dans un contexte ou la societe" russe cultivce 
n'avait que mepris pour le pouvoir, on pouvait difficilement 
s'attendre que la jeunesse juive manifestat massivement son elan 
patriotique. Selon les donnees fournies par le general Kouropatkine, 
alors ministre de la Guerre, puis commandant en chef du front 
oriental, « en 1904 le nombre d'insoumis parmi les appeles juifs a 
double par rapport a rannee 1903 ; plus de 20 000 d'entre eux se 
sont ddrobes a lcurs obligations militaircs sans raisons valables. Sur 
1 000 appeles, il en manquait plus de 300, alors que chez les 
appeles russes ce chiffre tombait a seulement 2 pour 1 000. Quant 
aux reservistes juifs, ils desertaient en masse sur le chemin du 
theatre des operations militaires 34 ». 

Une statistique americaine suggere indirectement qu'a partir du 
debut de la guerre du Japon on assiste a une vague d'emigration 
massive de Juifs en age de servir sous les drapeaux. Au cours des 
deux annees de guerre, les chiffres de rimmigration juive aux 
Etats-Unis augmenterent tres brutalement pour les personnes en 
age de travailler (14-44 ans) et les hommes : les premieres furent 
29 000 de plus que ce qu'on pouvait attendre (comparativement 
aux autres categories d'immigres) ; les seconds, 28 000 de plus 
(comparativement aux femmes). Apres la guerre, on retrouva les 
proportions habituelles". (Le journal Le Kievien affirmait a 
l'epoque que « de 20 000 a 30 000 soldats et reservistes juifs... se 
sont caches ou enfuis a l'etranger 36 ». 

Dans Farticle « Le service militaire en Russie » de Y Encyclo- 
pedic juive, on peut voir un tableau comparatif de l'insoumission 



33. Froumkine, op. dr., LMJR-1, pp. 64. 109-110. 

34. A. N. Kouropatkine, Zadatchi rousskoi armii (Les problemes de l'armde russe), 
Saint-P&crsbourg, 1910, t. 3, pp. 344-345. 

35. EJ, t. 2, pp. 239-240. 

36. Kievlianine, 16 dec. 1905 - V. V. Choulguine, « Chto nam v nikh nc nravitsa... » 
Ob Anlisemilizme v Rossii (« Ce qui ne nous plait pas en eux... » Sur l'antisdmitisme en 
Russie), Paris. 1929, annexes, p. 308. 



386 DEUX S1ECLES ENSEMBLE 

chez les Juifs et chez les Chretiens ; d'apres les chiffres officiels, la 
proportion des premiers par rapport aux seconds est de 30 pour 1 
en 1902, et de 34 pour 1 en 1903. L Encyclopedic juive indique 
que ces chiffres peuvent egalement s'expliquer par Immigration, les 
deces non pris en compte, ou des erreurs de calcul. Mais l'absence 
inexplicable, dans ce tableau, de donnees statistiques portant 
justement sur les annees 1904 et 1905, ne laisse aucune possibility 
de se faire une idee precise de l'ampleur de rinsoumission pendant 
la guerre 37 . 

Pour ce qui est des combattants juifs, V Encyclopedic juive 
affirme qu'il y en eut entre 20 000 et 30 000 pendant la guerre, 
sans compter les 3 000 Juifs servant comme medecins ; et elle 
signale que meme le journal Novoie Vremia, pourtant hostile aux 
Juifs, leur reconnait un comportement courageux au combat' 8 . Ces 
affirmations sont corroborees par le temoignage du general 
Denikine : « Dans l'armee russe, les soldats juifs, debrouillards et 
consciencieux, s'adaptaient bien, y compris en temps de paix. Mais, 
en temps de guerre, toutes les differences s'effacaient d'elles- 
memes et le courage et 1' intelligence individuels etaient egalement 
reconnus ,,J . » Un fait historique : I'heroi'sme de Iossif Troumpeldor 
qui, ayant perdu une main, demanda a rester dans le rang 40 . 11 ne 
fut d'ailleurs pas le seul a se distinguer. 

A la fin de cette guerre perdue par la Russie, le president 
Theodore Roosevelt accepta de jouer le role de mediateur dans les 
pourparlers avec le Japon (a Portsmouth, Etats-Unis). Witte, qui 
conduisait la delegation russe, evoque « cette delegation de gros 
bonnets juifs qui sont venus me voir par deux fois en Amerique 
pour me parler de la question juive ». II s'agissait de Jakob Schiff, 
de 1' eminent juriste Louis Marshall et d'Oscar Strauss, entre autres. 
La position de la Russie etait devenue plutot inconfortable, ce qui 
imposait au ministre russe un ton plus conciliant qu'en 1903. Les 
arguments de Witte « souleverent de violentes objections de la part 
de Schiff 41 ». Quinze ans apres, Kraus, un des membres de cette 



37. EJ, t. 5. pp. 705-707. 

38. Ibidem, l. 3, pp. 168-169. 

39. A. I. Denikine, Pout rousskovo ofitsera (L'itindraire d'un officier russe), New York, 
dd. Imcni Tchekhov. 1953, p. 285. 

40. EJ, t. 3, p. 169. 

41. Wine, op. cit., t. 1, pp. 394-395. 



DANS LA REVOLUTION DE 1905 387 

delegation, devenu en 1920 president de la loge B'nai B'rith, les 
evoquait en ces termes : « Si le tsar ne donne pas a son peuple les 
libertes auxquelles il a droit, la revolution sera capable d instaurer 
une republique qui permettra l'acces a ces libertes 42 . » 

Au cours de ces memes semaines, un danger nouveau commenca 
a miner les relations russo-americaines. En raccompagnant Witte, 
T. Roosevelt lui demanda de faire savoir a l'Empereur que Faccord 
commercial qui liait depuis longtemps (1832) son pays a la Russie 
aurait a souffrir si celle-ci appliquait des restrictions confession- 
nelles aux hommes d'affaires americains se rendant sur son terri- 
toire 43 . Cette protestation qui, d'un cote, relevait bien stir d'une 
question de principe concernait, dans la pratique, un nombre deja 
significatif de Juifs russes emigres aux Etats-Unis et devenus 
citoyens americains. lis revenaient en Russie - souvent pour se 
livrer a des menees rdvolutionnaires - desormais en qualite de 
commercants qui ne devaient etre soumis a aucune limitation 
professionnelle ou geographique. Cette mine-la ne pouvait 
qu'exploser quelques annees plus tard. 

Depuis plusieurs annees paraissait a Stuttgart la revue Osvoboj- 
denie* et la grande masse des Russes cultives dissimulait a peine 
ses sympathies pour l'organisation illegale Union pour la liberation. 
A l'automne 1904 se d6roula dans toutes les grandes villes de 
Russie une « campagne de banquets » ou Ton prononcait des 
toasts enflammes et premonitoires appelant au renversement du 
« regime ». Des participants venus de l'etranger s'y exprimerent 
egalement en public (comme, par exemple, Tan Bogoraz). 

«L' agitation politique avait penetre toutes les couches de la 
communaute juive. » Celle-ci s'engouffrait dans ce bouillonnement, 
sans distinction de classes ou de partis. Ainsi « beaucoup d'hommes 
publics juifs, meme de sensibilite patriotique, faisaient partie de 
i'Union pour la liberation 44 ». Comme tous les liberaux russes, ils 
se montrerent « defaitistes » pendant la guerre du Japon. Comme 



42. B'nai B'rith News, Mai 1920, vol. XII, n° 9. 

43. Witte, op. cit, p. 401. 

44. G. I. Aronson, V borbe za grajdanskie i natsionalnye prava : Obchtchestvennye 
tetchenia v rousskom evrci'stve (La lutle pour les droits civiques et nationaux : Les 
mouvements d'opinion au sein de la communaute juive de Russie), LMJR-1, pp. 221-222. 

* Organe de I'Union pour la liberation, organisation de l'opposition libeVale qui devint 
en 1 905 le parti constitutionnel-democrate (ou KD, ou cadet). 



388 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

eux, ils applaudirent aux « executions » des ministres Bogolepov, 
Sipiaguine, Plehve. Et toute la Russie « progressiste » poussait 
meme les Juifs dans cette direction, ne pouvait admettre qu'un Juif 
put etre plus a droite qu'un democrate de gauche, mais estimait 
qu'il devait plus naturellement encore etre socialiste. Un Juif 
conservateur ? Pouah ! Meme dans un etablissement academique 
comme la Commission historico-ethnographique juive, «en ces 
annees tumultueuses on n'avait plus le temps de se livrer serei- 
nement a la recherche scientifique..., il fallait "faire l'Histoire" 45 ». 
« Les courants radicaux et nSvolutionnaires au sein de la commu- 
naute juive russe sont toujours partis de l'idee que le probleme de 
l'egalite des droits..., la question historique fondamentale des Juifs 
de Russie, ne serait resolue que lorsqu'on couperait une fois pour 
toutes la tete de la M6duse et tous les serpents qui en jaillissent 46 . » 
Au cours de ces annees, a Petersbourg, le Bureau de defense des 
Juifs developpa fortement ses activitCs, avec pour but de « lutter 
contre la literature antisemite et de diffuser les informations appro- 
prices sur la situation juridique des Juifs afin d'influencer principa- 
lcment l'opinion des milieux russes liberaux ». (Sliosberg precise 
que ces activites £taient largement subventionnCes par l'EKO 47 * 
international.) Mais ce n'etait pas tant la societe russe qu'il 
s'agissait d'influencer. Le Bureau n'ouvrit pas de filiales en Russie, 
pas meme a Moscou, Kiev ni Odessa : d'un cote, la propagande 
sioniste absorbait toute l'energie des Juifs les plus cultives, de 
l'autre, « la propagande du Bund mobilisait la plus grande partie 
de la jeunesse juive instruite ». (Sliosberg insistant pour que Ton 
condamnat le Bund, Winaver lui objecta qu'il ne fallait pas se 
brouiller avec celui-ci : « il dispose d'energie, de force de propa- 
gande 48 ». Cependant, le Bureau entretint bientot des relations 
solides, faites d' informations reciproques et d'entraide, avec le 
Comite" juif amencain (preside par J. Schiff, puis par Louis 



45. M. L Vichnilser, Iz peterbourgskikh vospominanii' (Souvenirs de Petersbourg), 
LMJR-l,p.41. 

46. S. Ivanovitch, Ievrei i sovetskal'a diktatoura (Les Juifs et la dictature sovidtique), 
pp. 41-42. 

47. Sliosberg, t. 3, pp. 132, 248-249. 

48. Ibidem, pp. 138, 168. 

* Comitd juif d'entraide. 



DANS LA REVOLUTION DE 1905 389 

Marshall), le Comite Juif anglais (Claude Montcfiore, Lucine 
Woolf), 1' Alliance a Paris et le Comite" d'aide aux Juifs allemands 
(Hilfsverein der deutschen Juden : James Simon, Paul Nathan 49 ). 

Voici le temoignage de M. Krohl : « Le cccur de notre groupe, 
c'etait le "Bureau de presse" [dont la mission etait de diffuser] 
par 1'intermediaire de la presse russe et etrangere des informations 
serieuses sur la situation des Juifs en Russie. » Ce fut A. I. Braudo 
qui se chargea de cette tache. « II l'accomplissait a la perfection. 
Dans les conditions de la Russie d'alors, ce genre de travail exigeait 
beaucoup de prudence », devait s'effectuer « dans le plus grand 
secret. Meme les membres du Bureau de defense ne savaient ni par 
quel moyen, ni par quelles voies il etait parvenu a organiser telle 
ou telle campagne de presse... Un grand nombre d'articles parus 
dans la presse russe ou etrangere de l'epoque, avec souvent un 
grand retentissement, avaient ete communiques aux journaux 
ou aux revues soit personnellement par Braudo, soit par son 
interm&liaire 50 ». 

« Fournir une information serieuse » pour lancer « telle ou telle 
campagne de presse » - cela fait un peu froid dans le dos, surtout 
a la lumiere de ce qu'on a vu se passer au xx e siecle. Dans le 
langage d'aujourd'hui, on appelle cela une « habile manipulation 
des medias ». 

En mars 1905, le Bureau de defense reunit a Vilnius le Congres 
constitutif de l'« Union pour l'obtention de l'egalite des droits pour 
le peuple juif en Russie 51 », mais celle-ci proceda rapidement a 
son autodissolution et alia rejoindre la direction de 1' Union pour 
l'integralite des droits (1' expression « integralite des droits », parce 
que plus vigoureuse que celle d'«egalit6 des droits », avait ete 
proposee par Winaver. Aujourd'hui, on l'evoque sous une forme 
hybride comme l'« Union pour l'obtention de l'egalite integrate 
des droits 52 »). 

On voulait que cette nouvelle Union regroupat tous les partis 
et groupements juifs 53 . Mais le Bund denonca ce congres comme 



49. Ibidem, pp. 142-147, 152-157. 

50. M. Krohl, Slranitsy moiei jisni (Pages dc ma vie), t. 1, New York, 1944, 
pp. 299-300. 

51. EJ, t. 14, p. 515. 

52. EJR, t. 3, M., 1997, p. 65. 

53. EJ, t. 14, p. 515. 



390 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

bourgeois. Cependant, dc nombreux sionistes ne purent se main- 
tenir dans leur splendide isolement. Les prodromes de la revolution 
russe entrainerent scission sur scission dans leurs rangs. Et certaines 
de ces fractions ne re\sisterent pas a la tentation de participer aux 
grandes choses qui se deroulaient sous leurs yeux ! Mais, ce faisant, 
elles exercerent une influence sur l'orientation strictement civique 
de l'ordre du jour du congres. L'idee faisait son chemin qu'il ne 
fallait pas se battre seulement pour les droits civiques, mais aussi, 
avec la meme energie, pour les droits nationaux 54 . 

Sliosberg combattait 1' influence des sionistes « qui voulaient 
retirer les Juifs du nombre des citoyens de la Russie » et dont les 
exigences « n'6taient souvent formulees que pour des raisons dema- 
gogiques ». Car la communaute juive de Russie « n'a d'aucune 
facon ete limitee dans l'expression de sa vie nationale... Etait-il 
opportun de soulever la question de l'autonomie nationale des 
Juifs alors qu'aucune des nationalites vivant en Russie ne la 
possedait, alors que le peuple russe lui-meme, dans sa partie 
orthodoxe, etait loin d'etre libre dans l'expression de sa vie reli- 
gieuse et nationale ? ». Mais, « en ce temps-la, la demagogie 
revetait une signification bien particuliere dans la ruelle juive 55 ». 

Ainsi, en lieu et place de la notion, limpide aux yeux de tout le 
monde, d'« egalite des droits », qui, certes, n'etait pas encore 
advenue, mais semblait ne plus etre a la traine de revolution poli- 
tique, on lanca le mot d'ordre d'integralite des droits pour les Juifs. 
Ce que Ton entendait par la, c'est qu'en sus de l'6galit6 des droits 
fut aussi reconnue l'« autonomic nationale ». « II faut dire que ceux 
qui formulaient ces exigences n'avaient pas une idee tres claire de 
leur contenu. La creation d'ecoles juives n'etait limitee par aucune 
loi. L' etude de la langue russe etait exigee... dans la mesure ou il ne 
s'agissait pas de heders*. Mais d'autres pays plus civilises impo- 
saient egalement 1' usage de la langue d'Etat dans les relations avec 
1' administration tout comme a l'ecole 56 . » Ainsi, il n'existait aucune 
« autonomic nationale » pour les Juifs aux Etats-Unis. Mais les 



54. Aronson, La lutte..., op. cit., p. 222. 

55. Sliosberg, t. 3, pp. 170-171. 

56. Ibidem, p. 170. 

* Ecoles el6mentaires juives. 



DANS LA REVOLUTION DE 1905 391 

« obtentionnistcs » (« Union pour l'obtention... ») reclamaient une 
« autodetermination nationale et culturelle » sur le territoire de la 
Russie, ainsi qu'une large autonomic pour les communautes juives 
(et, dans la foulee : seculariser celles-ci, les arracher a 1'influence 
religieuse du judaisme - ce qui convenait aussi bien aux sionistes 
qu'aux socialistes). Plus tard, on appela cela l'« autonomic 
nationale-personnelle ». (Assortie de l'exigence que les institutions 
culturelles et sociales juives fussent financees par l'Etat mais sans 
que celui-ci s'immiscat dans leur fonctionnement.) Et comment se 
representer l'« autogestion » d'une nation disseminee terri- 
torialement? Le IP Congres de l'Union, en novembre 1905, prit 
la decision de convoquer une Assemblee nationale juive de Russie 57 . 

Toutes ces idees, y compris l'« autonomic nationale-person- 
nelle » des Juifs de Russie, se sont exprimees et ont perdure sous 
differentes formes jusqu'en 1917. Toutefois, l'Union pour l'int6- 
gralite des droits se revela ephemere. A la fin de 1906, le Groupe 
populaire juif, antisioniste, fit secession (Winaver, Sliosberg, 
Koulicher, Sternberg) au motif qu'il refusait l'idee d'une 
Assemblee nationale juive ; peu de temps apres, ce fut le tour du 
Parti populaire juif (S. Doubnov - le nationalisme religieux et 
cultural, notamment le droit d'utiliser la langue juive dans la vie 
publique, partout sur le territoire ; bon, mais avec quels moyens, de 
quelle facon ?) ; puis, ce fut le Groupe ddmocratique juif (Bramson, 
Landau), proche du Parti du travail 58 . On accusait aussi l'Union 
pour l'integralite des droits de s'etre ralliee aux KD et, par voie de 
consequence, « de ne plus pouvoir representer la population juive 
de Russie » ; les sionistes consideraient les « obtentionnistes » 
« pour ainsi dire comme des partisans de 1' assimilation », et les 
socialistes, eux, comme des bourgeois 59 . Bref, au debut de l'annee 
1907, l'Union cessa d'exister 60 . 

Les sionistes etaient de plus en plus entraines dans le tourbillon 
revolutionnaire et, en novembre 1906, lors de leur Congres 
panrusse a Helsinfors, il fut declare" « indispensable non seulement 
de se tourner vers les besoins quotidiens et les revendications des 



57. EJ. t. 14, p. 516. 

58. Ibidem, t. 7, pp. 437-440. 

59. Sliosberg, t. 3, pp. 257-258. 

60. EI, t. 14, p. 517. 



392 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

Juifs de Russie, mais aussi de s'invcstir a plcin dans leur combat 
politique et social 61 » ; Jabotinski insista pour que figurat dans le 
programme sioniste l'exigence de l'instauration en Russie de la 
souverainete du peuple ; D. Pasmanik lui objecta qu'« une telle 
exigence ne peut etre posee que par ccux qui sont prets a monter 
sur les barricades 62 ». A la fin de ses travaux, le Congres apporta 
sa « sanction au ralliement des sionistes au Mouvement de libe- 
ration 63 ». Or celui-ci ctait justement en train de s'essouffler apres 
l'echec du manifcste de Vyborg*. 

L'auteur de ce programme, Jabotinski, avancait les arguments 
suivants : le but que s'est fixe le sionisme ne pourra etre atteint que 
dans plusieurs decennies, mais, en luttant pour obtenir l'intcgralite 
de lcurs droits, les Juifs comprendront encore mieux ce qu'est le 
sionisme 64 . II precisait ccpendant : « Nous laissons les premiers 
rangs aux representants de la nation majoritaire. Nous ne pouvons 
pretendre jouer un role dirigeant : nous nous rallions 65 . » 
Autrement dit : la Palestine est une chose ; en attendant, battons- 
nous en Russie. Trois ans auparavant, Plehve avait indique a Herzl 
qu'il redoutait precisement ce genre de derive du sionisme. 

Sliosberg est loin de minimiser le role des sionistes : « Apres 
le Congres d'Helsinfors, ils ont decide de prendre le controle de 
1' ensemble des activites publiques des Juifs » en s'efforcant d'« im- 
poser leur influence a l'echelon local ». (Dans la premiere Douma, 
sur les 12 deputes juifs, 5 etaient sionistes.) Mais il note cgalement 
que cette profusion de partis etait « 1' affaire de petits cercles d'in- 
tellectuels », non des masses populaires juives, et leur propagande 
« ne faisait que semer la confusion dans les esprits 66 ». 



6 1 . Aronson, La lutte..., op. tit., p. 224. 

62. D. S. Pasmanik, Tchevo je my dobivai'emsia ? (Mais que voulons nous au juste ?). 
Rossia i Ievrei, Sb 1 (La Russie et les Juifs, recueil 1 - plus loin : RJ) / Otetchestvennoi'e 
obedincnic rousskikh ievrei'ev za granitsei', Paris, YMCA Press, 1978, p. 21 1. 

63. Aronson, La lutte..., op. til., p. 224. 

64. G. Svel, Rousskie ievrei v sionizme i v stroitelstve Palestiny i Izrailia (Les Juifs 
russes dans le sionisme et dans rectification de la Palestine et d'Izrael), LJR-1, pp. 263- 
264. 

65. V. Jabotinski, Ievrei'skai'a kramola (Le complot juif), Fclietony, p. 43. 

66. Sliosberg, t. 3, pp. 253, 255, 262. 

* Apres la dissolution de la premiere Douma, environ deux cents deputes se r6unirent 
a Vyborg et cxprimerent leur opposition au gouvernement sous la forme d'un manifeste 
qui ne rencontra aucun dcho dans 1' opinion. 



DANS LA REVOLUTION DE 1905 393 

C'est vrai, tout cet eparpillement ne contribuait pas a la clarifi- 
cation du dcbat : on ne voyait plus tres bien pour quoi se battaient 
les Juifs russes, pour quels droits - egaux ou integraux ? - ni sur 
quel plan - civil ou national ? 

Et, ne l'oublions pas : « Tous ces groupes composes uniquement 
d'intellectuels... ne comprenaicnt pas de Juifs orthodoxes, lesquels 
finirent par comprendre la necessite de s'organiser pour combattre 
1' influence antireligieuse grandissante qui s'exercait sur la jeunesse 
juive. » Et c'est ainsi que « prit naissance ce qui allait ulterieuremcnt 
se dSvelopper dans l"'Agoudat Israel" ». Ce mouvement dtait 
preoccupe par le fait que « les elements juifs revolutionnaires se 
recrutent parmi la jeunesse juive qui s'est eloignee de la religion », 
alors que « les Juifs dans leur majorite sont religieux et, tout en 
demandant la reconnaissance de leurs droits et la levee des interdic- 
tions qui pesent sur eux, rcstcnt de loyaux sujets de l'Empereur et 
sont loin de toute idee de rcnversement du regime existant 67 ». 

Quand on etudie 1'histoire des Juifs russes au debut du xx e siecle, 
on trouve peu de mentions des Juifs orthodoxes. Sliosberg declara 
un jour, soulevant Tire du Bund : « Avec les rnelameds* der- 
riere moi, je m'appuie sur un plus grand nombre de Juifs que les 
dirigeants du Bund, car il y a plus de rnelameds parmi les Juifs que 
d'ouvriers 68 . » De fait, la secularisation de la societe juive n'affecta 
en rien l'existence des communautes traditionnelles de la Zone de 
residence. Pour elles, toutes les questions ancestrales portant sur 
l'organisation de leur vie, 1' instruction religieuse, le rabbinat, 
restaient d'actualite. Au cours de l'accalmie temporaire de 1909, 
la reforme de la communaute juive traditionnelle fut discutee 
avec beaucoup de seYieux au Congres de Kovno. « Les travaux du 
Congres se revelerent tres fructueux et peu de rassemblements juifs 
auraient pu l'egaler par le serieux et la sagesse des resolutions qui 
y furent adoptees 69 . » 

« Le judai'sme orthodoxe s'est toujours trouve" en situation de 
conflit - pas toujours ouvert, mais plutot latent -, avec l'intelli- 
gentsia juive. II etait clair qu'en condamnant le mouvement de 



67. Ibidem, pp. 225-256. 

68. Ibidem, p. 258. 

69. Ibidem, p. 263. 

* Insliluteurs enseignant dans les heders. 



394 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

liberation des Juifs il comptait s'attirer la bienveillance du gouver- 
nement 70 . » Mais il etait trop tard : des la veille de la revolution de 
1905, on a vu que le regime autocratique avait perdu le controle du 
pays. Quant au judai'sme traditionnel, il avait a ce moment-la deja 
perdu toute une generation - ce n'etait d'ailleurs pas la premiere - 
qui s'en etait allee vers le sionisme, le liberalisme laique, rarement 
le conservatisme 6claire, mais aussi, et avec les consequences les 
plus lourdes, vers le mouvement revolutionnaire. 



La nouvelle gdneration de revolutionnaires etait apparue au 
tournant du siecle. Ses dirigeants, Grigori Guerchouny et Mikhail 
Gotz, avaient decide de renouer avec les methodes terroristes de 
La Volonte du Peuple. « Guerchouny prit sur lui la lourde res- 
ponsabilite de creer en Russie un nouveau parti revolutionnaire 
appele a succeder dignement a La Volonte du Peuple », et, « grace 
a ses talents d'organisateur comme a ceux d'autres revolutionnaires 
enticrcment devoues a la cause, ce parti put voir le jour des la fin de 
l'annee 1901. » « Dans le meme temps... fut egalement constitute 
sa fraction armee. Son createur et son inspirateur n'etait autre que 
le meme Guerchouny 71 . » Chez les S.-R.*, les Juifs « ont joue 
d'emblee un role de premier plan ». On y trouvait « An-ski- 
Rappoport, K. Jitlovski, Ossip Minor, I. Roubanovitch » et - tou- 
jours lui ! - Mark Natanson. La fraction armee comptait parmi ses 
membres « Abraham Gotz, Dora Brilliant, L. Zilberberg », sans 
parler du celebre Azef. C'est parmi les combattants S.-R. que s'est 
egalement forme M. Trilisser - qui allait plus tard s'illustrer dans 
la Tcheka. « Parmi les militants de base du parti S.-R., il y avait 
aussi pas mal de Juifs », meme si, ajoute D. Schub, « ils n'y ont 
jamais represente qu'une infime minorite ». Selon lui, c'est meme 
« le plus russe » des partis revolutionnaires 72 . Pour raisons de 
securite, le siege du parti fut transfere a l'etranger (ce dont s' etait 
par exemple abstenu le Bund), a Geneve, chez M. Gotz et O. Minor. 



70. Ibidem, p. 265. 

71. Krohl, Stanitsy... (Pages...), op. cit., pp. 283-284. 

72. D. Schub, Evrei rousskoirevolutsii (Les Juifs dans la revolution russe), MJ-2, p. 138. 

* Sociaux-rdvolutionnaires. 



DANS LA REVOLUTION DE 1905 395 

Quant a Guerchouny, ce « tigre » indomptable, apres etre parvenu 
a tromper la vigilance de Zoubatov*, il se mit a sillonner la Russie, 
a l'instar de B. Savinkov, fomentant des actions terroristes et 
verifiant leur bonne execution. C'est ainsi qu'il etait present 
place Saint-Isaac lors de l'assassinat de Sipiaguine** ; il etait a 
Oufa quand fut rue le gouverneur Bogdanovitch 73 ; et a Kharkov 
quand ce fut le tour du gouverneur Obolenski ; sur la perspective 
Nevski lors de l'attentat manque" contre Pobedonostsev***. L' exe- 
cution etait toujours confine a des « Chretiens » tels P. Karpovitch, 
S. Balmachov, E. Sozonov, etc. (Les bombes qui servirent a l'assas- 
sinat de Plehve, du grand-due Serge Alexandrovitch et aux attentats 
planifies contre le grand-due Vladimir Alexandrovitch et les 
ministres de l'lnterieur Boulyguine et Dournovo furent confec- 
tionn^es par Maximilian Schweitzer qui, en 1905, fut lui-meme 
victime de l'engin qu'il elait en train de fabriquer 74 .) Arrete par 
hasard, Guerchouny fut condamne a mort, gracie par l'Empereur 
sans 1' avoir demande ; en 1907, il trouva un moyen ingenieux de 
s'evader de la prison d'Akatoui'sk, en se cachant dans un tonneau 
a choux, puis gagna par Vladivostok 1'Amerique et 1' Europe ; le 
gouvemement russe exigea son extradition d'ltalie, mais l'opinion 
liberate europeenne se dressa unanime pour la refuser et Cle- 
menceau usa egalement de son influence : c'&ait lui aussi, comme 
on sait, un « tigre ». Peu de temps apres, Guerchouny mourut d'un 
sarcome au poumon. Parmi les terroristes S.-R. de premier plan, il 
faut egalement mentionner Abraham Gotz qui participa activement 
aux attentats contre Dournovo, Akimov, Chouvalov, Trepov****, 
et joua un role dans l'assassinat de Mine, de Rieman. (Mais, pour 
son malheur, il vecut bien plus longtemps que son frere aine, mort 
prematurement - et les bolcheviks lui en firent voir ulterieurement 
de toutes les couleurs.) 



73. PEJ, t.2, p. 111. 

74. EJR, t. 3, pp. 378-379. 

* Chef de la police secrete russe au de"but du xx c siecle. 

** Ministre de l'lntericur assassin^ en 1902. 

*** Homme politique aux id£es r£volutionnaires, tres influent aupres des empereurs 
Alexandre HI et Nicolas II (1827-1907). 

**** P. Dournovo (1845-1915), ministre de 1'Inteneur en 1905-1906 ; P. Chouvalov 
(1830-1906), diplomate et homme politique russe ; D. Trepov (1855-1906), vice-ministre 
de l'lnterieur, l'un des responsables de la repression de la revolution de 1905-1907. 



396 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

Pour jouer avec l'Histoire, on met dcsormais moins dc gants que 
la generation revolutionnaire precedente. Moins connu que 
d'autres, Pinkhous (Piotr) Routenberg n'en est pas moins digne 
d'int6ret. En 1905, il entraine des groupes de combattants a 
Petersbourg et les fournit en armes. Inspirateur de Gapon*, il 
est a ses cotes le 9 Janvier 1905 ; mais c'est aussi lui qui, en 1906, 
« sur ordre du parti S.-R., organise et supervise son assassinat » 
(plus tard, il signera un ouvrage sous le titre : L' Assassinat de 
Gapon 15 ). En 1919, il emigre en Palestine ou il s'illustre dans 
relectrification du pays. La-bas, il montre qu'il est capable de 
construire ; mais, dans ses jeunes annees, en Russie, il ne fait certes 
pas ceuvre d'ingenieur, il detruit ! On perd par ailleurs la trace de 
l'« Studiant Zion », instigateur irresponsable de la mutinerie de 
Sveaborg, qui rechappa pourtant a la boucherie qui s'ensuivit. 

Hormis les S.-R., chaque annee apportait sa moisson de 
nouveaux combattants sociaux-democrates, theoriciens et discou- 
reurs. Certains connurent une ephemere notoriete dans des cercles 
etroits, telle Alexandra Sokolovskaia que l'Histoire n'a retenue 
que parce qu'elle a ete la premiere femme de Trotski et la mere de 
ses deux filles. D'autre sont injustement tombes dans l'oubli : 
Zinovi Litvine-Sedoi, le chef d'6tat-major des detachements du 
quartier de la Krasnai'a Presnia au cours de 1'insurrection armee 
de Moscou ; Zinovi Dosser, membre de la « troika » qui dirigea 
cette insurrection. Parmi ses meneurs, citons encore « Marat » 
- V. L. Chanzer, Lev Kafenhausen, Loubotski-Zagorski (qui donna 
pour presque un siecle son pseudonyme** au monastere de La 
Trinite-Saint-Serge) et Martin Mandelstam-Liadov, membre de la 
Commission executive du POSDR*** pour l'organisation de 1'insur- 
rection armee 76 . D'autres enfin - comme F. Dan ou O. Nakhamkis - 
devaient jouer un role important plus tard, en 1917. 

Malgre 1' aversion de Bakounine en vers les Juifs, on retrouve 
beaucoup d'entre eux parmi les dirigeants et theoriciens de 



75. EJR. t. 2, p. 517. 

76. EJR, t. 1, pp. 436, 468 ; I. 2, pp. 13, 218. 

* G. Gapon (1870-1906), pretrc et agent de la police secrete, l'un des responsables 
du massacre de manifestants a Sainl-Petersbourg, le 9 Janvier 1905. 
** Zagorsk. 
*** Parti ouvrier social-diimocrate russe. 



DANS LA REVOLUTION DE 1905 397 

l'anarchisme. Mais «d'autres anarchistes russes, par excmple 
Kropotkine, n'eprouvaient pas d'hostilite a 1'egard des Juifs et 
s'efforcaient de les gagner a leur cause 77 ». Parmi ces meneurs, 
on peut signaler Iakov Novomirski, Alexandre Gue, Leon Tcherny, 
V. Gordine 78 . L'un d'eux, I. Grossman-Rochtchine, evoque avec le 
plus grand respect la figure d'Aron Eline, de Bialystok : « un terro- 
riste fameux », mais pas seulement « un specialiste des operations 
sanglantes », « jamais il ne tombe... dans l'"activisme syste- 
matique" 79 ». « Les moins patients parmi la masse des Juifs... 
cherchent un moyen plus rapide de parvenir au socialisme. Et ce 
recours, cette "ambulance", ils les trouvent dans l'anarchi.sme 80 . » 
Ce sont les Juifs de Kiev et de la Russie meridionale qui ont 
eprouve - le plus d'attirance pour l'anarchisme, et, dans les docu- 
ments relatifs a l'affaire Bogrov*, il est souvent fait mention 
d'anarchistes de moindre envergure, oublies par l'Histoire. 

Nous avons deja observe prec6demment - mais cela vaut la peine 
de le rappeler - que ce n'est pas seulement a cause des inegalites 
dont ils etaient victimes que de nombreux Juifs se sont rues dans 
la revolution. « La participation des Juifs au mouvement r6volu- 
tionnaire qui avait gagne toute la Russie ne s'explique qu'en faible 
partie par leur situation d'inegalite... Les Juifs ne faisaient que 
partager le sentiment general » d'hostilite; envers l'autocratie 81 . 
Faut-il s'en etonner ? Les jeunes issus de V intelligentsia, aussi bien 
russe que juive, n'entendaient parler dans leurs families, a longueur 
d'annee, que des « crimes perpetres par le pouvoir », du « gouver- 
nement compose d'assassins », et ils se precipiterent dans Taction 
revolutionnaire avec toute l'energie de leur fureur. Bogrov comme 
les autres. 



77. PEJ.t. l,p. 124. 

78. A. Vetlouguine, Avanturisty Grajdanskoi voi'ny (Les aventuriers de la Guerre 
civile), Paris, Imprimerie Zemgor, 1921, pp. 65-67, 85. 

79. /. Grossman-Rochtchine, Doumy o bylom (Reflexions sur le passe) (Iz islorii 
belostotskovo. anarkhitcheskovo, « ichemosnamenskovo » dvijenia), Bylote, M., 1924, 
n os 27-28, p. 179. 

80. Ben-Kho'irin, Anarkhism i ievreiska'i'a massa (L'anarchisme et les masses juives) 
(Saint-Petersbourg) Soblazn sotsializma : Revolutsia v Rossi i ievrci / Sost. A. Serebren- 
nikov, Paris, M., YMCA Press, Roussktt Pout, 1995, p. 453. 

81. PEJ, t. 7, p. 398. 

* Voir infra, chapitre 10. 



398 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

En 1905, l'historien juif S. Doubnov accusa tous les revolution- 
naires juifs de « trahison nationale ». Dans son article intitule 
« L'esclavage dans la revolution », il ecrivit : « Toute cette nom- 
breuse armee de jeunes Juifs, qui occupent les positions les plus en 
vue au sein du parti social-democrate et y briguent des "postes de 
commandement", a formellement coupe tout lien avec la commu- 
naute juive... Vous ne batissez rien de nouveau, vous n'etes que les 
valets de la revolution, ou ses commissionnaires 82 . » 

Mais, a mesure que le temps passait, l'approbation des adultes 
a leur progeniture revolutionnaire ne faisait que croitre. Ce 
phenomene s'amplifia chez les « peres » de la nouvelle generation 
et fut dans 1' ensemble plus marque chez les Juifs que chez les 
Russes. Meier Bomach, membre de la Douma, declarera dix ans 
plus tard (1916) : «Nous ne regrettons pas que les Juifs aient 
participe au combat pour la liberation... lis luttaient pour votre 
liberte 83 . » Et, six mois plus tard, dans l'embrasement de la 
nouvelle revolution, en mars 1917, le celebre avocat 0. 0. Grou- 
zenberg tiendra ces propos passionnes mais non d6nues de 
fondement devant les dirigeants du gouvernement provisoire et le 
soviet des deputes des ouvriers et soldats : « Nous avons genereu- 
sement offert a la revolution un "pourcentage" enorme de notre 
peuple - presque toute sa fleur, presque toute sa jeunesse... Et, lors- 
qu'en 1905 le peuple se souleva, d'innombrables combattants juifs 
vinrent grossir ses rangs, portes par un elan irresistible 84 . » D'autres 
diront la meme chose : « Les circonstances historiques firent que 
les masses juives de Russie ne pouvaient pas ne pas participer de 
la facon la plus active a la revolution 85 . » « Pour les Juifs, la 
solution de la question juive en Russie passait par le triomphe dans 
ce pays des idees progressistes 86 . » 

L' effervescence revolutionnaire qui s'etait emparee de la Russie 
fut indubitablement attisee par celle qui regnait parmi les Juifs. 

Mais, a elle seule, la jeunesse formee au travail intellectuel ou 



82. Dimanslein, « 1905* », op. cit, t. 3, v. I, p. 174. 

83. Mejdounarodnoi'e flnansovoie polojenie tsarskoT Rossii vo vremia mirovoi' voi'ny 
(La situation financiere de la Russie tsariste pendant la Guen-e mondiale), Krasny'i 
Arkhiv, 1934, t. 64, p. 28. 

84. Retch, 1917, 25 mars, p. 6. 

85. Dimanstein, « 1905 », op. cit., p. 175. 

86. EJ, t. 7, p. 370. 



DANS LA REVOLUTION DE 1905 399 

manuel ne pouvait faire la Evolution. L'une des toutes premieres 
priorites etait de gagncr a la cause revolutionnaire et dc mener au 
combat les ouvriers de l'industrie et, avant tout, ceux de 
Petersbourg. Cependant, comme le nota le directeur du departement 
de la Police d'alors, « au stade initial de son developpement, le 
mouvement ouvrier... fut etranger aux aspirations politiques ». Et, 
meme a la veille du 9 Janvier, « au cours d'une reunion extraordi- 
naire qu'ils avaient organisee le 27 decembre, les ouvriers chas- 
serent un Juif qui tentait de faire de la propagande politique et de 
distribucr des tracts, et trois femmes juives qui cherchaient a 
propagcr des idecs politiques furent apprdhcndces 87 ». 

Pour parvenir a entralner les ouvriers de Petersbourg, il fallut la 
propagande pseudo-religieuse de Gapon. 

Le 9 Janvier, avant meme que les troupes n'ouvrent le feu, c'est 
le jeune Simon Rechtzammer (le fils du directeur de la Societe des 
entrepots et silos a grain) qui prit la tete de la seule barricade 
dressee ce jour-la (sur la quatrieme rue de File Saint-Basile), avec 
destruction des lignes telegraphiques et telephoniques et attaque du 
poste de police. Du rcste, les ouvriers de ce quartier s'employerent 
deux jours plus tard « a copieusement rosser les intellectuels 88 ». 

On sait que les r6volutionnaires russes 6migr6s en Europe 
accueillirent la nouvelle de la fusillade de Petersbourg avec un 
melange d'indignation et d'enthousiasme : ca n'est pas trop tot !! 
Maintenant, §a va peter ! ! Quant a la propagation de cet enthou- 
siasme - et de F insurrection - dans la Zone de residence, c'est 
Finfatigable Bund qui s'y attela, lui dont Fhymne (An-ski dit de 
lui que e'etait « La Marseillaise des ouvriers juifs ») comportait les 
paroles suivantes : 

Assez aime nos ennemis, nous voulons les hair !! 
...II est pret le bucher ! On trouvera assez de buches 
Pour que ses saintes flammes embrasent la planete* 9 !! 



87. Doklad direktora departamenia politsii Lopoukhina ministrou vnoutrennykh del o 
sobytiakh 9-vo ianvaria (Rapport du directeur du departement de la Police, Lopoukhine, 
au ministre de l'lntcrieur sur les evenements du 9 Janvier). KrasnaTa Ictopis, 1922, n° I, 
p. 333. 

88. V. Nevskii, Ianvarskie dni v Peterbourgue v 1905 godou (Les joumees de Janvier 
a Petersbourg en 1905), ibidem, pp. 51, 53. 

89. Soblazn Sotsializma, p. 329. 



400 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

(Notons au passage que L' Internationale fut traduite en russe 
par Arkadi Kotz des 1912''°. Plusieurs generations s'impregnerent 
religieusement de ses paroles : Debout ! les damnes de la terre ! et 
Du passe faisons table rase...) 

Le Bund publia immediatement une proclamation (« a environ 
deux cent mille excmplaires ») : « La revolution a commence. Elle 
s'est embrasee dans la capitale, ses flammes couvriront tout le 
pays... Aux armes ! Prenez d'assaut les armureries et emparez-vous 
de toutes les armes... Que toutes les rues deviennent des champs 
de bataille 91 ! » 

Selon la Chronique rouge des debuts du regime sovielique, « les 
evenements du 9 Janvier a Petersbourg eurent un grand echo au 
sein du mouvement ouvrier juif : ils furent suivis par des manifesta- 
tions de masse du proletariat juif dans l'ensemble de la Zone de 
residence. A leur tete se trouvait le Bund ». Pour assurer le 
caractere massif de ces demonstrations, des detachements du Bund 
se rendircnt dans les ateliers, les usines, les fabriques et meme au 
domicile des ouvriers pour appeler a cesser le travail ; ils 
employment la force pour vider les chaudieres de leur vapeur, 
arracher les courroies de transmission ; ils mcnacercnt les proprie- 
taires des entreprises, ca et la des coups de feu furent tires, a 
Vitebsk Tun d'eux recut un jet d'acide sulfurique. Ce n'etait pas 
« une manifestation de masse spontanee, mais une action soigneu- 
sement preparee et organised ». N. Buchbinder regrette pourtant 
que « presque partout les greves ne furent suivies que par les 
ouvriers juifs... Dans toute une serie de villes, les ouvriers russes 
opposerent une vive resistance aux tentatives d'arreter les usines 
et les fabriques ». II y eut des greves d'une semaine a Vilnius, 
Minsk, Gomel, Riga, de deux semaines a Libava. La police dut 
naturellement intervenir et, dans plusieurs villes, le Bund constitua 
des « detachements armes pour lutter contre la terreur policiere 92 ». 
A Krinki (province de Grodno), les grevistes chasserent a coups de 
fusil la police, interrompirent les communications telegraphiques 
et, pendant deux jours, tout le pouvoir se trouva entre les mains du 
comite de grcve. « Le fait que des ouvriers, et, parmi eux, une 



90. EJR, t. 2, p. 79. 

91. Dimanstein, « 1905 », op. cit., p. 144. 

92. N. Buchbinder, 9 ianvaria i icvreiskoie rabotchee dvijenie (Le 9 Janvier et le 
mouvement ouvrier juif), Krasnai'a letopis, 1922, n° 1, pp. 81-87. 



DANS LA REVOLUTION DE 1905 401 

majorite de Juifs, aient pu ainsi detenir le pouvoir des le debut de 
1905, etait tres significatif de ce qu'etait cette revolution, et fit 
naftre nombre d'espoirs. » II est non moins vrai que rimportante 
participation du Bund a ces actions « pouvait faire croire que le 
mecontentement etait surtout le fait des Juifs, tandis que les autres 
nationalit6s n'etaient pas si revolutionnaires que cela 93 ». 

La force des revolutionnaires se manifestait a travers les actions, 
menees au grand jour, des detachements arm6s d' « autodefense » 
qui s'etaient illustres pendant le pogrom de Gomel et qui, depuis 
lors, s'etaient considerab lenient renforc6s. « L'autodefense se 
trouvait le plus souvent en relation etroite avec les detachements 
armes des organisations politiques... On peut dire que 1' ensemble 
de la Zone de residence etait couvert par tout un reseau de groupes 
armes d'autodefense qui jouerent un role militaire important... 
Seule une armee de metier pouvait leur faire face 94 . » - Au plus fort 
de la revolution, ils furent rejoints par des groupements sionistes de 
diverses tendances : [on note ainsi] « la participation particulie- 
rement active des Poalei Zion », ainsi que « des detachements 
armes des SS [sionistes-socialistes] », mais aussi du SERP. De sorte 
que « dans les opdrations armees qui survinrent pendant la revo- 
lution, ces socialistes appartcnant a differents courants du sionisme 
se retrouverent a nos cotes 95 », se souvicnt S. Dimanstein, devenu 
plus tard un dirigeant bolchevik en vue. 

Le Bund allait poursuivre ses operations militaires tout au long 
de cette changeante et incertaine annee 1905. n convient de 
mentionner en particulier les evenements d'avril a Jitomir. Selon 
V Encyclopedic juive, il s'est agi d'un pogrom contre les Juifs, de 
surcroit « fomente par la police 96 ». Quant a Dimanstein, qui se 
targue d' avoir « participe activement a la revolution de 1905 sur le 
territoirc de la pretendue Zone de residence », il ecrit : « Ce ne fut 
pas un pogrom, mais un combat contre les troupes de la contre- 
revolution 97 . » L'ancienne Encyclopedic juive indique que jusqu'a 
vingt Juifs furent tu£s 98 ; la nouvelle : « pres de cinquante (selon 



93. Dimanstein, « 1905 ». op. cit., pp. 145, 147. 

94. Ibidem, pp. 150-151. 

95. Ibidem, pp. 123-124. 

96. PEJ, t.2, p. 513. 

97. Dimanstein, « 1905 », op, cit, pp. 106, 152. 

98. EJ, t. 7, p. 602. 



402 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

d'autres sources, environ trente-cinq) 99 ». Toujours selon celle-ci, 
« les desordres commencerent apres que des provocateurs eurent 
declare que des Juifs avaient tire des coups de feu sur le portrait 
du tsar a l'exterieur de la ville l0 ° ». Tandis que Le Messager du 
gouvernement donne comme un fait avcre que, deux scmaines avant 
le pogrom, « une foule... de pres de trois cents personnes s'etait 
rassemblcc a l'exterieur de la ville... pour s'entrainer au tir au 
revolver... en visant le portrait de Sa Majesty l'Empereur ». Apres 
cela, plusieurs rixes eclaterent, a l'interieur de la ville, entre Juifs 
et Chretiens - toujours selon Le Messager du gouvernement, les 
agresseurs etaient le plus souvent des Juifs 101 . Toujours d'apres la 
nouvelle Encyclopedic juive, le jour meme de l'evenement, « les 
detachements juifs d'autodefense resisterent heroi'quement aux 
casseurs ». D'une bourgade voisine, un groupe de jeunes Juifs 
armes se portait a leur secours, quand, en cours de route, « ils furent 
arretes par des paysans ukrainiens » a Troi'anovo. « Ils tenterent de 
se refugier chez des habitants juifs du bourg, mais ceux-ci ne les 
laisserent pas entrer » et, fait caracteristique, « indiquerent aux 
paysans ou s'etaient caches deux d'entre eux » ; « dix membres du 
detachement furent tues l02 ». 

A l'epoque, on avait deja mis au point une manoeuvre particuhe- 
rement efficace : « Les obseques des vie times tombees pour la revo- 
lution constituaient l'un des moyens de propagande les plus 
efficaces, capable d'enflammer les masses », ce qui avait pour 
consequence que « les combattants avaient conscience du fait 
que leur mort serait utilisee avec profit pour la revolution, qu'elle 
eveillerait un desir de vengeance chez les milliers de gens qui 
allaient assister a leurs funerailles », et qu'en ces occasions « il etait 
relativement plus facile d' organiser des manifestations. Les milieux 
liberaux consideraient comme de leur devoir de veiller a ce que la 
police n'intervienne pas au cours d'un enterrement ». C'est ainsi 
que « les obseques devinrent une des composantes de la propagande 
revolutionnaire en 1905 l03 ». 



99. PEJ, i. 2, p. 513. 

100. Ibidem, t. 6, p. 566. 

101. Pravo, 5 mai 1905. pp. 1483-1484. 

102. PEJ, t. 2, p. 513 ; Dimanstein, « 1905 », op. cit., pp. 151-152. 

103. Dimanstein, « 1905 », op. cit., p. 153. 



DANS LA REVOLUTION DE 1905 403 

Au cours de V6t6 de cette annee-la, « la terreur policiere s'exerca 
massivement, mais on assista egalement a bon nombrc d'actes de 
vengeance de la part des ouvriers qui jetaient des bombes sur des 
patrouilles de soldats ou de cosaques, assassinaient des policiers, 
grades ou non ; ces cas etaient loin d'etre isol6s », car il en allait 
« du recul ou de l'extension de la revolution dans le secteur 
juif 104 ». Exemple : les cosaques ont tue un militant du Bund a 
Gomel ; huit mille personnes assistent a ses funerailles, on y 
prononce des discours revolutionnaires - et en avant la revolution, 
toujours en avant ! Et quand fut venu le moment de protester contre 
la convocation de la Douma consultative, dite de « Boulyguine* », 
la campagne « se depla?a de la Bourse dans le quartier juif, du cote" 
des synagogues... ou des orateurs du Parti intervenaicnt pendant les 
offices... sous la protection de detachements armes qui bouclaient 
les issues... Au cours de ces assemblies, il etait frequent que fussent 
adoptees sans discussion des resolutions preparers a l'avance », 
- les malheureux fideles vcnus pour prier avaient-ils le choix ? Va 
done discuter avec ces gaillards ! Pas question d'« arreter le 
processus revolutionnaire a cette etape 105 ... ». 

Dans le projet de convocation de cette Douma consultative, qui 
resta sans suite du fait des 6venements de 1905, partant du principe 
qu'ils ne le possedaient pas pour la designation des organes d'auto- 
gestion municipale, il avait ete prevu a l'origine de ne pas accorder 
aux Juifs le droit de vote. Mais l'elan revolutionnaire ne faisait que 
s'amplifier, les conseillers municipaux juifs nommes par les auto- 
rites provinciales demissionnaient demonstrativement ici et la, et 
la loi d'aout 1905 sur les elections a la Douma prevoyait deja 
d'accorder, en fait, le droit de vote aux Juifs. Mais la revolution 
poursuivait sa course et 1' opinion rejeta cette Douma consultative 
qui ne fut done pas nSunie. 

La tension ne retomba pas tout au long de cette malheureuse 
ann6e 1905 ; le pouvoir etait depasse" par les evenements. A l'au- 
tomne, des greves, notamment dans les chemins de fer, se prepa- 
raient partout en Russie. Et, naturellement, la Zone de residence ne 



104. Ibidem, p. 164. 

105. Ibidem, pp. 165-166. 

* A. Boulyguine (1851-1919), ministre de l'lnteneuren 1905. 



404 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

fut pas epargnee. Dans la region du Nord-Ouest, on assiste, debut 
octobre, a « une montee rapide... de l'energie revolutionnaire des 
masses », « une nouvelle campagne de meetings se deroule dans 
les synagogues » (toujours de la meme fa9on, avec des hommes 
postes aux issues pour intimider les fideles), « on se prepare febri- 
lement a la greve generate ». A Vilnius, au cours d'un meeting 
autorise par le gouverneur, « on a tire sur 1' immense portrait de 
l'Empereur qui se trouvait la, et certains le defoncerent a coups de 
chaises » ; une heure apres, c'est sur le gouverneur en personne que 
Ton tira - la voila bien, la frcnesie de 1905 ! Mais a Gomel, par 
exemple, les sociaux-democrates n'ont pu s'entendre avec le Bund 
et « ils ont agi dans le desordre » ; quant aux sociaux-revolution- 
naires, « ils se sont joints » aux sionistes-socialistes ; et voila que 
« Ton jette des bombes sur les cosaques qui ripostent en tirant et 
en cognant sur tous ceux qui leur tombent sous la main, sans 
distinction de nationalite ll)6 », - une bien jolie flambee revolution- 
naire ! On se frotte les mains ! 

Rien d'etonnant a ce qu'«en maints endroits..., on ait pu 
observer des Juifs ais£s et religieux qui combattaient activement 
la revolution. Ils collaboraient avec la police pour traquer les 
revolutionnaire s juifs, briser les manifestations, les greves, etc. ». 
Non qu'il leur fut agreable de se trouver du cote du pouvoir. 
Mais, ne s'etant pas detaches de Dieu, ils se refusaient a assister 
a la destruction de la vie. Encore moins acceptaient-ils la loi 
revolutionnaire : ils v^neraient leur Loi. Tandis qu'a Bialystok et 
en d'autres endroits les jeunes r£volutionnaires assimilaient 
l'« Union des Juifs », aux « Cents-noirs » a cause de son orien- 
tation religieuse l07 . 

Selon Dimanstein, la situation apres la greve generate d'octobre 
pouvait se resumer ainsi : « Le Bund, les SS et d'autres partis 
ouvriers juifs... appelaient a 1' insurrection », mais «on percevait 
une certaine lassitude 108 ». Plus tard, tout comme les bolcheviks, le 
Bund boycotta au debut de 1906 109 les elections a la premiere 
Douma, caressant encore l'espoir d'une explosion r6volutionnaire. 



106. Ibidem, pp. 167-168. 

107. Ibidem.pp. 173-175. 

108. Ibidem, pp. 177-178. 

109. EJ. (. 5. pp. 99-100. 



DANS LA REVOLUTION DE 1905 405 

Cette attente ayant 6t6 d6cue, il se rdsigna a rapprocher ses posi- 
tions de celles des mencheviks ; en 1907, au V e Congres du 
POSDR, sur les 305 deputes, 55 etaient membres du Bund. Et celui- 
ci devint meme « partisan d'un yiddishisme extreme 110 ». 

C'est dans cette atmosphere survoltee, fort incertaine pour le 
pouvoir, que Witte persuada Nicolas II de promulguer le Manifeste 
du 17 octobre 1905. (Plus exactement, Witte voulait le publier sous 
forme d'un simple communique du gouvernement, mais c'est 
Nicolas II lui-meme qui insista pour que la promulgation du Mani- 
feste, faite au nom du tsar, revetit un caractere solennel : il croyait 
toucher ainsi le cceur de ses sujets.) A. D. Obolenski, qui r6digea 
le projet initial, rapporte que parmi les trois points principaux du 
Manifeste il y en avait un specialement consacre' aux droits et 
libertes des Juifs - mais Witte (sans doute a la demande pressante 
de l'Empereur) en modifia la formulation en traitant de facon 
generate du respect de la personne et de la liberie de conscience, 
d'expression et de reunion" 1 . La question de l'egalite des droits 
des Juifs ne fit done plus l'objet d'une mention particuliere. « Ce 
n'est que dans le discours publie en meme temps que le Manifeste... 
que Witte parla de la necessity de "rendre egaux devant la loi tous 
les sujets russes independamment de leur confession et de leur 
nationalite" ' ' 2 ». 

Mais : on ne doit faire de concessions qu'au bon moment et en 
position de force - et ce n'etait plus le cas. L' opinion liberate et 
revolutionnaire se gaussa du Manifeste, n'y voyant qu'une capitu- 
lation, et le rejeta. L'Empereur tout comme Witte en furent profon- 
dement affectes, mais aussi certains representants de 1' intelligentsia 
juive : « Ce a quoi aspiraient depuis des decennies les meilleurs 
d'entre les Russes se realisait enfin... En fait, l'Empereur renoncait 
de son plein gre au regime autocratique et s'engageait a remettre 
le pouvoir legislatif entre les mains des representants du peuple... 
On aurait pu croire que ce changement remplirait tout le monde 
de joie » - mais la nouvelle fut accueillie avec toujours la meme 
intransigeance revolutionnaire : le combat continue 113 ! Dans les 



no. PEJ, t. l.p. 560. 

111. Manifest 17 oktiabria (Dokoumenty) (Le Manifeste du 17 octobre [documents]), 
Krasnyi arkhiv. 1925. t. 11-12. pp. 73, 89. 

112. PEJ, t. 7, p. 349. 

113. Sliosberg,t2,p.\15. 



406 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

rues, on arrachait le drapeau national, les portraits de l'Empereur 
et les armoiries de I'Etat. 

Le compte rendu de l'entretien que Witte accorda a la presse 
petersbourgeoise, le 18 octobre, au lendemain de la promulgation 
du Manifeste, est a cet egard riche d'enseignements. Witte s'at- 
tendait visiblement a des manifestations de reconnaissance et 
comptait sur le soutien amical de la presse pour calmer les esprits, 
il le sollicita meme ouvertement. D n'obtint que les repliques 
cinglantes d'abord du directeur des Nouvelles de la Bourse, 
S. M. Propper, puis de Notovitch, de Khodski, d'Arabajine, d'An- 
nenski ; tous reclamerent d'une seule voix : proclamez immedia- 
tement l'amnistie politique ! « Cette exigence est categorique ! » 
« Le general Trepov doit etre limoge de son poste de gouverneur 
general de Saint-Petersbourg. Telle est la decision de la presse 
unanime. » La decision de la presse unanime ! Et retirer de la 
capitale les cosaques ct Tarmee : « Nous ne publierons plus de 
journaux tant que la troupe sera la ! » L'armee est la cause du 
de\sordre... La securite de la ville doit etre confine a la « milice 
populaire » ! (C'est-a-dirc aux detachements de revolutionnaires. 
Cela revenait a creer a Petersbourg les conditions d'une boucherie, 
comme il en irait bientot a Odessa. Ou bien, en se projetant 
plus loin dans l'avenir, creer a Petersbourg les conditions favorables 
a la future revolution de fevrier.) Et Witte d'implorer : « Laissez- 
moi respirer un peu ! », « Aidez-moi, accordez-moi quelques 
semaines ! » ; il passe meme parmi eux, serrant la main de 
chacun" 4 . (De son cote, il se souviendra plus tard : les exigences 
de Propper « signifiaient pour moi que la presse avait perdu la 
tete. ») Malgre cela, le gouvernement eut l'intelligence et le 
courage de refuser l'instauration de l'anarchie et il ne se passa rien 
de grave dans la capitale. 

(Dans ses M6moires, Witte raconte que Propper « etait arrive en 
Russie de l'etranger, Juif sans le sou et maitrisant mal la langue 
russe... 11 avait fait son trou dans la presse et etait devenu le patron 
des Nouvelles de la Bourse, courant les antichambres des personna- 
lites influentes... Quand j'etais ministre des Finances, [Propper] 
quemandait les communiques officiels, des avantages divers, et 
finit par obtenir de moi le titre de conseiller commercial ». Or, 



114. Manifest 17 oktiabria (Lc Manifeste du 17 octobre), op. cit., pp. 99-105. 



DANS LA REVOLUTION DE 1905 407 

lors de cette rencontre, il formula non sans une certaine insolence 
« des exigences, voire des declarations » comme celle-ci : « Nous 
n'avons aucune confiance dans le gouvernement" 5 . ») 

Sumageant parmi la marge de la presse radicale, Le Kievien 
publia au cours de ce meme mois d'octobre le recit d'un officier 
de retour a Moscou juste a ce moment-la, apres un an et demi de 
captivite au Japon, et dans un premier temps emu aux larmes par la 
generosite du Manifeste de FEmpereur qui ouvrait des perspectives 
favorables pour le pays. A la seule vue de cet officier en tenue de 
combat, l'accueil que lui reserva la foule moscovite s'exprima en 
ces tcrmes : « Barbouze ! Fayot ! Larbin du tsar !... » Au cours d'un 
grand meeting sur la place du Theatre, « l'orateur appelait a lutter, 
a detruire » ; un autre orateur entama son discours en criant : « A 
bas 1'autocratie ! » « Son accent trahissait ses origines juives, mais 
le public russe l'ecoutait, et personne ne trouva rien a lui 
repliquer. » On approuvait de la tete les insultes proferees contre le 
tsar et sa famille ; quant aux cosaques, aux policiers et aux mili- 
taires, a tous sans exception - pas de quartier ! Et tous les journaux 
moscovites d'appcler a la luttc armee 1 "'. 

A Petersbourg, comme on sait, fut constitue des le 13 octobre un 
« soviet des d6putes ouvriers » avec a sa tete les incomparables 
Parvus et Trotski, et avec en prime rhomme de paille Khroustalev- 
Nossarev. Ce soviet misait sur l'an£antissement complet du gouver- 
nement. 

Les evenements d'octobre eurent des cons6quences encore plus 
importantes - et plus tragiques - a Kiev et a Odessa : deux grands 
pogroms contre les Juifs, qu'il convient maintenant d'examiner. II 
firent l'objet des rapports detailles de commissions d'enquete sena- 
toriales - il s'agissait des procedures d' instruction les plus rigou- 
reuses dans la Russie imperiale, le S6nat representant 1' institution 
judiciaire jouissant de la plus haute autorite et de la plus grande 
independance. 



1 15. Wine, M6moires, op. cil., t. 2, pp. 52-54. 

116. Kievlianin, 1905, n" 305 : Choulguine*. annexes, op. cit., pp. 271-274. 



408 DEUX S1ECLES ENSEMBLE 

C'est le senateur Tourau qui a redige lc rapport sur le pogrom 
de Kiev" 7 . II y ecrit que les causes de celui-ci « sont liees aux 
troubles qui ont gagne 1' ensemble de la Russie ces dernieres 
annees », et il £taie cette affirmation par une description detaillee 
de ce qui l'a precede et du deroulement des faits eux-memes. 

Rappelons qu'apres les evenements du 9 Janvier a Petersbourg, 
apres des mois d'agitation sociale, apres la defaite infamante contre 
le Japon, le gouvernement imperial ne trouva rien de mieux a faire 
pour « calmer les esprits » que de proclamer, le 27 aout, 1' auto- 
nomic administrative complete des etablissements d'enseignement 
supeneur et du territoire sur lequel ils se trouvaient. Cette mesure 
n'eut d'autre resultat que de faire monter encore la pression revolu- 
tionnaire. 

C'est ainsi, ecrit le senateur Tourau, que « des individus n'ayant 
rien a voir avec l'activite scientifique de ces etablissements eurent 
toute liberte d'y acceder », et ils le faisaient « a des fins de propa- 
gande politique ». A l'universite et a l'lnstitut polytechnique de 
Kiev « eut lieu toute une serie de reunions organisees par des 
etudiants, auxquelles participait un public exterieur » et qui furent 
appelees « meetings populaires » ; un public de jour en jour plus 
nombreux s'y rendait : fin septembre, jusqu'a « plusieurs milliers 
de personnes ». Au cours de ces meetings, des drapeaux rouges 
6taient deployes, « on prononcait des discours enflammes sur les 
carences du regime politique en place, sur la necessite de combattre 
le gouvernement » ; « on collectait des fonds pour l'achat d'ar- 
mement », « on distribuait des tracts et on vendait des brochures de 
propagande revolutionnaire ». A la mi-octobre, « l'universite 
comme l'lnstitut polytechnique s'etaient progressivement trans- 
formes en arenes pour une propagande antigouvernementale 
ouverte et sans frein. Les militants revolutionnaires qui, naguere 
encore, etaient poursuivis par les autorites pour organiser des 
reunions clandestines dans des lieux prives, se sentaient desormais 
invulnerables », ils « echafaudaient et discutaient des plans visant 
a abattre le systeme politique existant ». Mais meme cela ne parut 
pas suffisant et Ton se mit a elargir Taction revolutionnaire : en 



117. Vseppodaneichii' ottchet o proizvedennora senatorom Tourau izsledovanii 
pritchin besporiadkov, byvchikh v gor. Kievc (Rapport du senateur Tourau sur les causes 
des d6sordres survenus dans la ville dc Kiev), Materialy k istorii rousskoi' kontr-revolutsii, 
1. 1, Pogromy po ofitsialnym dokoumenlam, Saint-P6tersbourg. 1908, pp. 203-296. 



DANS LA REVOLUTION DE 1905 409 

attirant a ces meetings les « Aleves des etablissements d'ensei- 
gnement secondaire », autrement dit, des lyceens et des lyceennes, 
et en deplacant le terrain de Taction revolutionnaire : tantot, dans 
les locaux du Cercle des marchands, a un congres de psychiatrie (un 
etudiant juif prend la parole pour denoncer le pogrom de Kichinev, 
aussitot des tracts sont repandus dans la salle et des cris fusent : 
« A bas la police ! A bas l'autocratie ! ») ; tantot a une reunion de 
la Societe artistique et littcraire (on casse des vitres, « on casse des 
chaises et des rampes d'escalier pour les lancer sur les gardiens de 
la paix »). Et il n'existait aucune autorite pour empecher cela : les 
universites, autonomes, disposaient desormais de leur propre loi. 

La description de ces evenements, 6tay6e par les declarations de 
plus de cinq cents temoins, alterne tout au long de ce rapport avec 
des remarques sur les Juifs qui se detachent sur l'arriere-plan de 
cette foule revolutionnaire. « Au cours des annees de la revolution 
russe de 1905-1907, l'activite revolutionnaire des Juifs a consi- 
derablement augmente. » Sans doute la nouveaute" de la chose 
faisait-elle qu'elle sautait aux yeux. « La jeuncsse juive, peut-on 
lire dans le rapport, dominait par le nombre aussi bien au meeting 
du 9 septembre, a l'lnstitut polytechnique, que lors de l'occupation 
des locaux de la Societe" artistique et Iitteraire » ; de meme, le 
23 septembre, dans la salle des actes de l'universite ou « se sont 
rassembles jusqu'a 5 000 etudiants et personnes exterieures a l'uni- 
versite, avec, parmi celles-ci, plus de 500 fcmmes ». Le 3 octobre, 
a l'lnstitut polytechnique, « pres de 5 000 personnes se sont 
reunies..., avec une majorite juive de sexe feminin ». Le role pre- 
ponderant des Juifs est mentionne encore a maintes reprises : lors 
des meetings des 5-9 octobre ; lors du meeting a l'universite du 

12 octobre, auquel « participerent des employes de r adminis- 
tration ferroviaire, des etudiants, des individus de profession inde- 
terminee » ainsi que « des masses de Juifs des deux sexes » ; le 

13 octobre a l'universite ou « pres de 10 000 personnes de milieux 
divers se sont rassemblees » et des discours ont 6te prononces par 
des S.-R. et des militants du Bund. (L Encyclopedic juive confirme 
le fait qu'au-dela meme de Kiev, au cours des manifestations 
celebrant les libertes nouvelles, « la plupart des manifestants dans 
la Zone de residence 6taient des Juifs ». Cependant, elle traite de 
« mensongeres » les informations selon lesquelles, a Iekaterinoslav, 
« ils collectaient dans la rue de 1' argent pour le cercueil de 



410 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

1'Empereur », et a Kiev ils « ont Iacere les portraits de l'Empereur 
dans les locaux de la Douma municipale" 8 ». Pourtant ce dernier 
fait est justement confirme par le rapport Tourau.) 

A Kiev, en octobre, le mouvement revolutionnaire prenait de 
plus en plus d'ampleur. Alexandre Schlichter (futur dirigeant 
bolchevik, specialiste des requisitions de farine et « commissaire a 
l'Agriculture » en Ukraine juste avant la grande famine organisee) 
fomenta une greve des chemins de fer du Sud-Ouest, paralysant 
les trains en direction de Poltava, Koursk, Voronej et Moscou. 
On usa de menaces pour contraindre les ouvriers de l'usine 
de constructions mecaniques de Kiev a se mettre en greve, le 
12 octobre. A l'universite, des « collectes exceptionnelles "pour 
rarmement" eurent lieu : les participants jetaient des pieces d'or, 
des billets de banque, de l'argenterie, une dame offrit meme ses 
boucles d'oreilles ». Des « detachements volants » furent constitutes 
avec pour mission d'interrompre par la force le travail dans les 
lycees, les usines, les transports, le commerce, et de « pr6parer la 
resistance armee aux forces de l'ordre ». Tout le mouvement 
«devait descendre dans la rue ». Le 14 octobre, les journaux 
cesserent de paraitre, a 1' exception du Kievien, oriente a droite ; on 
ne laissa passer que « les telegrammes ayant trait au mouvement 
de liberation. » Les « detachements volants » empechaient les 
tramways de rouler, brisaient leurs vitres (certains passagers furent 
blesses). A la premiere apparition des agitateurs, tout ctait ferme, 
tout s'arretait ; le bureau de poste ferma ses portes apres une alerte 
a la bombe ; des dots d'6tudiants et de lyceens convergeaient vers 
l'universite a l'appel de Schlichter, ainsi que de « jeunes Juifs de 
di verses professions ». 

C'est alors que les autorit6s prirent les premieres mesures. Inter- 
diction de se reunir dans les rues et sur les places publiques, 
bouclage par l'armee de l'universite et de l'lnstitut polytechnique 
afin de n'y laisser penetrer que les etudiants, « arrestation... de 
quelques individus pour outrages a la police et a l'armee », de 
quelques S.-R. et sociaux-ddmocrates, de l'avocat Ratner qui 
« avait activement participe aux meetings populaires » (Schlichter, 
lui, avait pris la tangente). Les tramways se mirent a circuler de 



118. PEJ, t. 6, p. 567. 



DANS LA REVOLUTION DE 1 905 411 

nouveau, les magasins rouvrirent leurs portes et, a Kiev, les 
journees des 16 et 17 octobre se passerent dans le calme. 

C'est dans ce contexte (qui etait celui de maints autres endroits 
en Russie) que l'Empereur, tablant sur la gratitude de la population, 
lanca le 17 octobre le Manifeste instaurant les libertes et un systeme 
de gouvernement de type parlementaire. La nouvelle parvint a Kiev 
par telegramme dans la nuit du 18, et des le matin le texte du 
Manifeste etait vendu ou distribue dans les rues de la ville (quant 
au journal Le Kievien, « la jeunesse £tudiante juive se precipitait 
pour l'acheter et le dechirer aussitot ostensiblement en mor- 
ceaux »). Les autorites ordonnerent ipso facto l'elargissement aussi 
bien de ceux qui avaient ete - arretes au cours des derniers jours que 
de ceux qui avaient precedemment et6 « inculp^s d'atteinte a la 
surete de l'Etat », a l'exception toutefois de ceux qui avaient fait 
usage d'explosifs. La police comme l'armee avaient deserts les 
rues, d'« importants rassemblements » se formerent, au d6but dans 
le calme. «A proximite" de l'universite" s'agglomera une foule 
nombreuse» composee d'etudiants, de lyceens et d'«un nombre 
important de jeunes Juifs des deux sexes ». Cedant a leurs 
exigences, le recteur « fit ouvrir le portail du batiment principal ». 
Aussitot « la grand-salle fut envahie par une partie de la foule 
qui d^truisit les portraits de l'Empereur, dechira les tentures 
rouges » pour en faire drapeaux et banderoles, et certains « invi- 
terent bruyamment le public a s'agenouiller devant Schlichter en sa 
qualite de victime de l'arbitraire ». Si « ceux qui se trouvaient pres 
de lui se mirent effectivement a genoux », une autre partie du 
public « considera que tout ce qui venait de se passer offensait 
leurs sentiments nationaux ». Puis la foule se dirigea vers la Douma 
municipale, a sa tete Schlichter caracolait sur un cheval, arborant 
un bandeau rouge, et a chaque halte haranguait la foule, clamant 
que « la lutte contre le gouvernement n' etait pas finie ». Pendant ce 
temps-la, dans le pare Nicolas, « les Juifs avaient lance une corde 
autour de la statue de l'Empereur [Nicolas I cr ] et tentaient de la 
renverser de son pi6destal » ; « a un autre endroit, des Juifs arborant 
des bandeaux rouges commencerent a insulter quatre soldats qui 
passaient par la, a cracher sur eux » ; place Sainte-Sophie, la foule 
jeta des pierres sur une patrouille de soldats, en blessa six, et deux 
manifestants furent atteints par les tirs de riposte. Cependant, le 
maire par interim re5ut la visite d'un groupe de citoyens paisibles 



412 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

qui « demanda a ce que Ton ouvrit la salle de reunion du conseil 
municipal » afin que les manifestants reconnaissants pussent 
« exprimer leurs sentiments a propos du Manifeste. Leur demande 
fut satisfaite » et un meeting pacifique se deroula effectivement 
« sous la presidence du conseiller municipal Scheftel ». Mais une 
nouvelle vague, grosse de plusieurs milliers de personnes portant 
des insignes et des rubans rouges, afflua ; « elle 6tait composee 
d'etudiants, d'individus de classe sociale, d'age, de sexe et de 
condition divers, mais les Juifs s'y faisaient particulierement 
remarquer » ; une partie fit irruption dans la salle de reunion, les 
autres occuperent la place devant la Douma. « En un instant, tous 
les drapeaux nationaux dont on avait decore la Douma a l'occasion 
du Manifeste furent attaches et remplaces par des etendards rouges 
et noirs. » A ce moment-la, un nouveau cortege s'approcha, portant 
a bout de bras l'avocat Ratner qui venait de sortir de prison ; celui- 
ci appela la foule a liberer tous les autres detenus ; sur le balcon de 
la Douma, Schlichter lui donna publiquement 1' accolade. Pour sa 
part, ce dernier «exhorta la population a entamer une greve 
generate... et pronon?a des paroles injurieuses a l'adresse de la 
personne du Souverain. Entre-temps, la foule avait dechire" en mille 
morceaux les portraits de l'Empereur accroches dans la salle de 
reunion de la Douma, et brise les emblemes du pouvoir imperial 
qui avaient ete" places sur le balcon en vue des festivites » ; « il ne 
fait pas de doute que ces actes furent perp&res aussi bien par des 
Russes que par des Juifs » ; un « ouvrier russe » avait raerae 
commence a briser la couronne, certains exigerent qu'elle fut 
remise a sa place, «mais, quelques instants apres, elle fut de 
nouveau jetee a terre, cette fois par un Juif qui cassa ensuite la 
moitie de la lettre "N" » ; « un autre jeune homme, juif d'aspect », 
s'en prit alors aux neurons du diademe. Tout le mobilier de la 
Douma fut fracasse, les documents administratifs deehir6s. 
Schlichter dirigeait les operations ; dans les couloirs, « on collectait 
de l'argent a des fins inconnues». L' excitation devant la Douma 
ne faisait cependant que grandir ; juches sur le toit des tramways 
immobilises, des orateurs prononcaient des discours enflammes ; 
mais c'etaient Ratner et Schlichter qui, du haut du balcon de la 
Douma, remportaient le plus de succes. « Un apprenti de nationality 
juive se mit a crier du balcon : "A bas l'autocratie !" ; un autre Juif, 
correctement vetu : "Sus a la carne !" » ; « un autre Juif, qui avait 



DANS LA REVOLUTION DE 1905 413 

decoupe la tete du tsar dans le tableau le reproduisant, introduisit 
la sienne par 1 'orifice ainsi forme et se mit a hurler du balcon : 
"C'est moi le tsar !" » ; « le batiment de la Douma passa comple- 
tement aux mains des extremistes socialistes revolutionnaires ainsi 
que de la jeunesse juive qui avait sympathise avec eux, perdant tout 
controle d'elle-meme ». 

J'ose dire que quelque chose de bete et mechant s'est revele dans 
cette liesse effrenee : 1' incapacity de rester dans certaines limites. 
Qu'est-ce done qui poussait ces Juifs, au milieu de la plebe en 
delire, a bafouer si brutalement ce que le peuple venerait encore ? 
Conscients de la situation pr6caire de leur peuple, de leurs proches, 
n'auraient-ils pas pu, les 18 et 19 octobre, dans des dizaines de 
villes, s'abstenir de se lancer dans ces manifestations avec une 
telle passion, au point d'en devenir 1'ame et parfois les acteurs 
principaux ? 

Poursuivons la lecture du rapport Tourau : « Le respect pour le 
sentiment national et les symboles que venerait le peuple etait 
oublie. Comme si une partie de la population... ne reculait devant 
aucun moyen d'exprimer son mepris... » ; « les outrages portes aux 
portraits de 1'Empereur susciterent une immense Amotion populaire. 
Des cris fuserent de la foule massee devant la Douma : "Qui a 
detrone" le tsar ?", d'autres pleuraient ». « Sans etre prophete, on 
pouvait prevoir que de telles offenses ne seraient pas pardonnees 
aux Juifs », « des voix s'eleverent pour exprimer l'etonnement 
devant l'inaction des autorites ; ici et la, dans la foule..., on se mit 
a crier : "II faut casser du youtre !" » A proximite de la Douma, la 
police et une compagnie d'infanterie restaient la sans rien faire. 
A ce moment-la, un escadron de dragons apparut brievement, 
accueilli par des tirs en provenance des fenetres et du balcon de la 
Douma ; on se mit a bombarder la compagnie d'infanterie a coups 
de pierres et de bouteilles, a la canarder de tous cotes : de la 
Douma, de la Bourse, de la foule des manifestants. Plusieurs soldats 
furent blesses, le capitaine donna l'ordre d'ouvrir le feu : il y eut 
sept morts et cent trente blesses ; la foule se dispersa. Mais, dans 
la soiree de ce meme 18 octobre, «la nouvelle des degradations 
commises sur les portraits de 1'Empereur, la couronne, les 
emblemes de la monarchic, le drapeau national, fit le tour de la 
ville et se repandit jusque dans les faubourgs. On pouvait voir un 
peu partout des petits groupes de passants, en majorite" des ouvriers, 



414 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

des artisans, des commercants, qui commentaient les 6venements 
avec animation et en rejetaient l'entiere responsabilite sur les Juifs 
qui se detachaient toujours tres nettement des autres manifes- 
tants » ; « dans le quartier du Podol, la foule des ouvriers decida... 
de s'emparer de tous les "democrates"... qui avaient fomente" les 
troubles et de les placer en etat d'arrestation "en attendant les 
ordres de Sa Majeste" l'Empereur" ». Le soir, « un premier groupe 
de manifestants se rassembla sur la place Alexandre, brandissant le 
portrait de l'Empereur et chantant l'hymne national. La foule 
grossit rapidement et, comme de nombreux Juifs revenaient du 
Krechtchatik avec des insignes rouges a la boutonniere, ils furent 
pris pour les responsables des desordres perpetres a la Douma et 
devinrent la cible d' agressions ; certains furent roues de coups ». 
C'etait deja le debut du pogrom contre les Juifs. 

Maintenant, pour comprendre a la fois l'impardonnable inaction 
des autorites lors du sac de la Douma et de la destruction des 
emblemes nationaux, mais aussi leur encore plus impardonnable 
inaction pendant le pogrom lui-meme, il faut jeter un coup d'oeil 
sur ce qui passait a I'interieur des organes du pouvoir. Au premier 
abord, on pourrait croire qu'il s'agit du r6sultat d'un concours de 
circonstances. Mais leur accumulation a ete telle a Kiev (ainsi 
qu'en d' autres lieux) qu'on ne peut pas ne pas y d6celer cette impe- 
ritie de 1' administration imperiale des dernieres annees, dont les 
consequences furent fatales. 

Pour ce qui est du gouverneur de Kiev, il tStait tout simplement 
absent. Le vice-gouverneur Rafalski venait tout juste de prendre ses 
fonctions, il n'avait pas eu le temps de trouver ses reperes, et 
manquait d'autant plus d' assurance dans l'exercice de responsabi- 
litcs temporaires. Au-dessus de lui, le gouverneur general Kleigels, 
qui avait autorite sur toute une vaste region, avait, des le debut du 
mois d'octobre, entame des demarches pour etre libere de ses fonc- 
tions - pour raisons de sante. (Ses motivations veritables restent 
inconnues ; il n'est pas exclu que sa decision ait &6 dictee par le 
bouillonnement revolution naire de septembre dont il ne voyait pas 
comment le maitriser.) Quoi qu'il en soit, lui aussi se considerait a 
ce moment-la comme temporaire, tandis qu'au mois d'octobre les 
directives du ministere de I'interieur continuaient a pleuvoir sur 
lui - 10 octobre : prendre les mesures les plus eriergiques « pour 
pr6venir les desordres dans la rue et y mettre fin par tous les 



DANS LA REVOLUTION DR 1905 415 

moyens au cas ou ils surviendraient » ; 12 : « reprimer les manifes- 
tations de rue, ne pas hesiter a employer la force armce » ; 13 : 
« ne tolerer aucun rassemblement ou attroupement dans les rues et, 
en cas de besoin, les disperser par la force ». Le 14 octobre, comme 
nous l'avons vu, l'agitation a Kiev a franchi une dangereuse limite. 
Klcigcls reunit ses proches collaborateurs, parmi lesquels men- 
tionnons lc chef de la police de Kiev, le colonel Tsikhotski, et 1' ad- 
joint au chef de la s€curite" (Ik encore, le chef etait absent), 
Kouliabka, un homme aussi agite qu'inefficace, celui-la meme qui, 
par betise, allait bientot exposer Stolypine aux coups de son 
assassin*. Du rapport paniquant de celui-ci decoulait l'eventualite 
non seulement de manifestations de gens armes dans les rues de 
Kiev, mais aussi d'une insurrection armee. Alors, renoncant a 
s'appuyer sur la police, Kleigels mit en ceuvre les dispositions 
prevoyant le « recours aux forces armees pour seconder les auto- 
rites civiles » - et, des ce 14 octobre, remit « ses pleins pouvoirs 
au commandement militaire », plus precisement au commandant 
- a titre temporaire une fois de plus (le commandant lui-mcme est 
absent, mais il faut dire que la situation, n'est-ce pas, est tout sauf 
preoccupante !) - de la region militaire de Kiev, le general Karass. 
La responsabilite de la securite dans la ville fut confiee au general 
Drake. (N'est-ce pas assez comique : lequel des patronymes qui 
vienncnt d'etre enumeres permet de supposer que Taction se passe 
en Russie ?) Le general Karass « se trouva place dans une situation 
particulierement difficile » dans la mesure ou il ne connaissait pas 
les « donnees de la situation ni le personnel de 1' administration et 
de la police » ; « en lui remettant ses pouvoirs, le general Kleigels 
ne jugea pas ndcessaire de faciliter le travail de son successeur : il 
se borna a respecter les formes et cessa aussitot de s'occuper de 
quoi que se soit ». 

D est temps maintenant de parler du chef de la police, Tsikhotski. 
Des 1902, une inspection administrative avait revele qu'il couvrait 
la pratique de l'extorsion de fonds aupres des Juifs, en 6change du 
droit de residence. On decouvrit egalement qu'il vivait « au-dessus 
de ses moyens », qu'il s'etait achete - ainsi qu'a son gendre - des 
proprietes pour une valeur de 100 000 roubles. On en etait a envi- 
sager de le traduire en justice lorsque Kleigels fut nomme' 



* Voir infra, chapitre 10. 



416 DHUX SIKCLHS ENSEMBLE 

gouverneur general ; tres vite (et, bien sAr, non sans avoir recu un 
important pot-de-vin), celui-ci intervint pour que Tsikhotski fQt 
maintenu a son poste et obtint meme une promotion ainsi que le 
titre de general. Pour la promotion, 9a ne marcha pas, mais il n'y 
eut pas non plus de sanctions, bien que le general Trepov eut oeuvre 
en ce sens depuis Petersbourg. (Plus tard, on devait apprendre qu'il 
se faisait egalement payer les promotions au sein de la police.) 
Sans doute Tsikhotski apprit-il des le debut du mois d'octobre que 
Kleigels avait demande a quitter ses fonctions - son moral tomba 
au plus bas, il se voyait deja condamne. Et, dans la nuit du 
18 octobre, en meme temps que le Manifeste imperial, parvint 
de Petersbourg la confirmation officielle de la mise a la retraite 
de Kleigels. Tsikhotski n'avait desormais plus rien a perdre. 
(Un detail encore : alors que la periode etait si troublee, Kleigels 
quitta ses fonctions avant meme l'arriv6e de son successeur, lequel 
n'etait autre que la perle de 1' administration imperiale, le general 
Soukhomlinov, futur ministre de la Defense qui sabordera les 
preparatifs de la guerre contre l'Allemagne ; quant aux fonctions 
de gouverneur general, elles etaient assumees a titre temporaire par 
le susmentionne general Karass.) Et c'est ainsi qu'« il ne fut pas 
mis un terme rapide a la confusion qui s' etait installee au sein de 
la police apres la passation des pouvoirs a l'armee, mais qu'elle ne 
fit que croitre pour se manifester avec la plus grande acuite durant 
les desordres ». 

Le fait que Kleigels eut « renonce a ses "pleins-pouvoirs"... et 
que ceux-ci eussent ete rcmis pour une periode indeterminee aux 
autorit6s militaires de la ville de Kiev est principalement a Forigine 
des relations mutuelles incertaines qui s'instaurerent ulterieurement 
entre autorites civiles et autorites militaires » ; « F&endue et les 
limites des pouvoirs [de Farmee] n'etaient connues de personne » 
et ce flou « devait entrainer une disorganisation generale des 
services ». Celle-ci se manifesta des le debut du pogrom contre les 
Juifs. « De nombreux fonctionnaires de police etaient convaincus 
que le pouvoir etait entierement passe entre les mains du comman- 
dement militaire et que seule 1'armee avait competence pour agir 
et reprimer les desordres » ; c'est pourquoi ils « ne se sentaient pas 
concernes par les desordres qui avaient lieu en leur presence. Quant 
a rarmee, se referant a un article des dispositions sur le recours 
aux forces armees pour seconder les autorites civiles, elle attendait 



DANS LA REVOLUTION DE 1905 417 

des indications de la part de la police, considerant avec raison qu'il 
ne lui incombait pas de remplir les missions de celle-ci » : ces 
dispositions « stipulaient precisement » que les autorites civiles 
« presentes sur le lieu des desordres devaient orienter Taction 
conjointe de la police et de l'armee en vue de leur repression ». 
C'est egalement aux autorites civiles qu'il revenait de determiner a 
quel moment recourir a la force. Par ailleurs, « Kleigels n'avait pas 
juge utile d'informer le commandement militaire sur la situation 
regnant dans la ville, pas plus qu'il ne lui avait fait part de ce qu'il 
savait sur le mouvement revolutionnaire a Kiev. Et voila ce qui fait 
que des unites de l'armee se mirent a parcourir la ville sans but ». 
Ainsi done, le pogrom contre les Juifs a commence le 18 octobre 
au soir. « A son stade initial, le pogrom a incontestablement revetu 
le caractere de represailles contre l'offensc portee au sentiment 
national. Les voies de fait a l'encontre des Juifs croises dans la rue, 
les destructions de magasins et des marchandises qui s'y trouvaient 
etaient accompagnees de propos comme : "La voila, ta liberte ! La 
voila, ta Constitution et ta revolution ! Et ca, c'est pour les portraits 
du tsar et la couronne !" » Le lendemain matin, 19 octobre, une 
foule nombreuse se rendit de la Douma a la cathedrale Sainte- 
Sophie, portant les cadres vides des portraits du tsar et les 
emblemes brises du pouvoir imperial. Elle fit halte a l'universite 
pour faire remettre en etat les portraits endommages ; une messe 
rut celebree et « le metropolite Flavien exhorta le peuple a ne pas 
se livrer a des exces et a rentrer chez soi ». « Mais, alors que les 
personnes qui constituaient le coeur de la manifestation patrio- 
tique... y maintenaient un ordre exemplaire, des individus qui s'y 
etaient joints en cours de route se laisserent aller a toutes sortes de 
violences a l'encontre des passants juifs, ainsi que des lyc^ens ou 
dtudiants en uniforme. » lis furent ensuite rejoints par « des 
ouvriers, des sans-abri du marche aux puces, des clochards » ; « des 
groupes de casseurs saccagerent les maisons et les magasins des 
Juifs, jeterent dans la rue leurs biens et leurs marchandises qui 
etaient pour partie detruits sur place, pour partie pilles » ; « les 
domestiques, les gardiens d'immeuble, les petits boutiquiers ne 
voyaient apparemment rien de mal a profiter du bien d'autrui » ; 
« d'autres, au contraire, resterent Strangers a tous buts inteYess6s 
jusqu'au dernier jour des ddsordres », « ils arrachaient des mains 
de leurs compagnons les objets que ceux-ci avaient voles et, sans 



418 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

preter cas a leur valeur, les detruisaient sur place ». Les casseurs 
ne touchaient pas aux boutiques des karai'tes ni aux « maisons oil 
on leur presentait des portraits de l'Empereur ». « Mais, dans 
T ensemble, quelques heures a peine apres qu'il eut debut6, le 
pogrom prit la forme d'un impitoyable saccage. » Le 18, il se 
prolongea tard dans la nuit, puis s'arreta de lui-meme, pour 
reprendre le 19 au matin et ne cesser que le 20 au soir. (II n'y eut 
pas d'incendies, sauf un dans le quartier du Podol.) Le 19, « des 
magasins de luxe appartenant a des Juifs furent mis a sac jusque 
dans le centre ville, sur le Krechtchatik. Les lourds rideaux metal- 
liques et les serrures furent forces apres une demi-heure d'un travail 
acharne » ; « des tissus de prix, des pieces de velours etaient jet6s 
dans la rue et deployes dans la boue, sous la pluie, comme des 
chiffons sans valeur. Devant le magasin du joaillier Markisch, sur 
le Krechtchatik, le trottoir etait jonche d'objcts precieux » - et de 
meme pour les boutiques de mode, les merceries ; la chaussee etait 
semee de livres de comptes, de factures. A Lipki (le quartier chic) 
« furent saccages les hotels particuliers de Juifs - du baron 
Guinzbourg, de Halperine, d' Alexandre et de Leon Brodksi, de 
Landau, d'autres encore. Toute la luxueuse decoration de ces 
demeures fut detruite, les meubles brises et jetes dans la rue » ; de 
meme « fut devaste un etablissement d'enseignement secondaire 
modele pour les Juifs, l'ecole Brodski », « il ne resta rien des esca- 
liers de marbre et des rampes de fer forge ». En tout, ce furent 
« pres de quinze cents appartements et locaux commerciaux appar- 
tenant a des Juifs qui furent pilles ». Partant du fait que « pres des 
deux tiers du commerce de la ville etaient entre les mains de Juifs », 
Tourau evalue les pertes - en y incluant les hotels particuliers des 
plus riches - a « plusieurs millions de roubles ». On avait projete 
de mettre a sac non seulement les maisons juives, mais egalement 
celles de personnalites liberates connues. Le 19, l'eveque Platon 
« conduisit une procession a travers les rues du Podol ou le pogrom 
avait ete particulierement violent, exhortant le peuple a mettre fin 
aux exactions. Implorant la foule d'epargner la vie et les biens des 
Juifs, l'eveque s'agenouilla a plusieurs reprises devant elle... Un 
casseur sortit de la foule et lui cria d'un air mena9ant : "Toi aussi, 
t'es pour les Juifs ?" ». 

Nous avons deja vu le laisser-aller qui regnait parmi les autorites. 
«Le general Drake ne prit pas les mesures appropri6es en vue 



DANS LA REVOLUTION DE 1905 419 

d'assurer correctement l'organisation de la security. » Les troupes 
« n'auraient pas du etre eparpillees en petits detachements », « il y 
avait trop de patrouilles » et « les hommes restaient souvent sans 
rien faire ». Et voila : « Ce qui frappa tout le monde, pendant le 
pogrom, ce fut 1' inaction manifeste, proche de la complaisance, 
dont firent montre aussi bien l'armee que les responsables de la 
police... Celle-ci etait pour ainsi dire absente et les troupes se depla- 
?aient avec lenteur, se contentant de repliquer aux coups de feu 
tir£s de certaines maisons cependant que, de part et d'autre de la 
rue, les boutiques et appartements des Juifs etaient impunement 
saccag^s. » Un procureur demanda a une patrouille de cosaques 
d'intervenir pour proteger des magasins qui etaient pilles non loin 
de la ; « les cosaques repondirent qu'ils n'iraient pas, que ce n'etait 
pas leur secteur ». 

Plus grave encore : toutc une serie de tdmoins eurent « 1' im- 
pression que la police et l'armee avaient ete depechees non pour 
disperser les casseurs, mais pour les proteger ». Ici, les soldats 
declarerent qu'on leur « avait donne 1'ordre de veiller a ce qu'il n'y 
ait pas de d'affrontements et que les Russes ne soient pas 
agresses ». Ailleurs, ils dirent que s'ils « avaient prete serment a 
Dieu et au tsar », ce n'6tait pas pour proteger « ceux qui avaient 
lac6re et conspue" les portraits du tsar ». Quant aux officiers, « ils 
s'estimaient impuissants a empecher les desordres et ne se sentaient 
en droit d'employer la force qu'au cas oil les violences seraient 
dirigees contre leurs hommes ». Exemple : d'une maison « sortit en 
courant un Juif couvert de sang, poursuivi par la foule. Une 
compagnie d'infanterie se trouvait justement la, mais elle n'accorda 
aucune attention a ce qui se passait et se mit tranquillcment a 
remonter la rue ». Ailleurs, « les pillards etaient en train de 
massacrer deux Juifs a coups de pieds de table ; un detachement de 
cavalerie poste a dix pas contemplait placidement la scene ». 11 ne 
faut pas s'etonner que rhomme de la rue ait pu comprendre les 
choses ainsi : « Le tsar nous a gracieusement accorde le droit de 
casser du youtre pendant six jours » ; et les soldats : « Vous voyez 
bien, tout cela est-i. .oncevable sans l'aval des autorites ? » De leur 
cote, les fonctionnaires de police, « quand on exigeait d'eux qu'ils 
missent fin aux desordres, objectaient qu'ils ne pouvaient rien faire 
dans la mesure ou les pleins pouvoirs avaient 6te transfers au 
commandement militaire ». Mais on a pu voir aussi toute une foule 



420 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

de casseurs mise en fuite «par un commissaire de police qui 
brandissait son revolver, assiste" d'un seul gardien de la paix », et 
« rofficier de police Ostromenski, avec trois gardiens de la paix et 
quelques soldats, reussit a empecher les actes de pillage dans son 
quartier sans meme recourir a la force ». 

Les casseurs ne disposaient pas d'armes a feu, tandis que les 
jeunes Juifs, eux, en avaient. Cependant, a la difference de ce qui 
s'etait passe" a Gomel, ici, les Juifs n' avaient pas bien organise leur 
autodefense, meme si « des coups de feu furent tir6s depuis de 
nombreuses maisons » par des membres de groupes d' autodefense 
qui comptaient dans leurs rangs « aussi bien des Juifs que des 
Russes qui avaient pris leur parti » ; « il est indeniable que, dans 
certains cas, ces tirs etaient diriges contre les troupes et consti- 
tuaient des actes de represailles pour les coups de feu tires sur la 
foule au cours des manifestations » des jours precedents ; « parfois, 
des Juifs tirerent sur les defiles patriotiques organises en reponse 
aux manifestations revolutionnaires qui avaient eu lieu aupa- 
ravant ». Or ces tirs « eurent des consequences deplorables. Sans 
produire aucun effet sur les casseurs, ils donnerent aux troupes 
pretexte a appliquer a la lettre leurs instructions » ; « des que des 
coups de feu partaient d'une maison, les troupes qui se trouvaient 
la, sans meme chercher a savoir s'ils etaient dirig6s contre elles ou 
contre les casseurs, envoyaient une salve dans ses fenetres, apres 
quoi la foule » s'y precipitait et la saccageait. « On vit des cas ou 
Ton tirait sur une maison uniquement parce que quelqu'un avait 
pretendu que des coups de feu en etaient partis » ; « il arriva aussi 
que des casseurs escaladassent l'escalier d'une maison et tirassent 
des coups de feu en direction de la rue pour provoquer la riposte 
des troupes » et pouvoir se livrer ensuite au pillage. 

Et les choses allerent en empirant. « Certains, parmi les policiers 
et les soldats, ne dedaignaient pas les marchandises jetees dans la 
rue par les casseurs, les ramassaient et les dissimulaient dans leurs 
poches ou sous leur capote. » Et, bien que ces cas « aient ete excep- 
tionnels et ponctuels », on vit tout de meme un agent de police en 
train de demonter lui-meme la porte d'un magasin, et un caporal 
1'imiter. (Les fausses rumeurs concernant des pillages perpetres par 
l'armee commencerent a circuler des lors que le general Evert eut 
ordonne dans son secteur de confisquer aux casseurs les biens et 
marchandises voles et de les transporter dans les entrepots de 



DANS LA REVOLUTION DE 1905 421 

l'armee pour les restituer ulterieurement a leurs proprietaires sur 
presentation d'un recepisse. C'est ainsi que furent sauves des biens 
dont la valeur s'elevait a plusieurs dizaines de milliers de roubles.) 

Rien d'etonnant a ce que ce gredin de Tsikhotski, voyant sa 
carriere brisee, non seulement n'ait pris aucune mesure concernant 
Taction de la police (ayant appris le debut du pogrom au soir du 18, 
il ne communiqua par telegramme la nouvelle aux commissariats de 
quartier que tard dans la soiree du 19), non seulement n'ait transmls 
aucune information aux generaux de la securite militaire, mais lui- 
meme, parcourant la ville, ait « considere ce qui se passait avec 
calme et indifference », se contentant de dire aux pillards : 
« Circulez, messieurs » (et ceux-la de s'encourager mutuellement : 
« Faut pas avoir peur, il plaisante ! ») ; et quand, du haut du balcon 
de la Douma, on se mit a crier : « Cognez les youtres, pillez, 
cassez ! » et que la foule porta ensuite en triomphe le chef de la 
police, celui-ci « adressa des saluts en reponse aux hourras des 
manifestants ». Ce n'est que le 20, apres que le general Karass 
lui eut adresse un avertissement severe (quant au directeur de la 
chancellerie du gouverneur general, il declara que Tsikhovski 
n'echapperait pas au bagne), qu'il ordonna a la police de prendre 
toute mesure pour mettre fin au pogrom. Le senateur Tourau devait 
effectivement le faire traduire en justice. 

Un autre responsable de la securite mecontent de sa carriere, le 
general Bessonov, « se trouvait au milieu de la foule des casseurs 
et parlementait paisiblement avec eux : "On a le droit de demolir, 
mais il ne convient pas de voler." La foule criait : "Hourra !" » A un 
autre moment, il se comporta « en temoin indiff6rent du pillage. Et 
quand un des casseurs hurla : "Cognez les youtres !" [Bessonov] 
reagit par un rire approbateur ». II aurait declare a un medecin que 
« s' il 1'avait voulu, il aurait mis fin au pogrom en une demi-heure, 
mais la participation des Juifs au mouvement revolutionnaire ayant 
ete trop forte, ils devaient en payer le prix ». Apres le pogrom, 
somme de s'expliquer par les autorites militaires, il nia avoir tenu 
des propos favorables au pogrom et declara au contraire avoir ainsi 
exhorte les gens a revenir au calme : « Ayez pitie" de nous, n'obligez 
pas les troupes a utiliser leurs armes... a verser le sang russe, notre 
propre sang ! » 

Des delegations se rendaient les unes apres les autres chez le 



422 DEUX S1ECLES ENSEMBLE 

general Karass, demandant pour les unes de faire sortir les troupes 
de la ville, pour d'autres d'employer la force, et pour d'autres 
encore de prendre des mesures afin de prot£ger leurs biens. 
Ce pendant, pendant toute la journee du 19, la police ne fit rien 
et les militaires executerent mal les ordres. Le 20 octobre, Karass 
commanda d'« encercler et appr6hender les casseurs ». On proceda 
a de nombreuses attestations ; une fois, l'armee ouvrit le feu 
sur les casseurs, en tuant cinq et en blessant plusieurs autres. Au 
soir du 20, le pogrom etait definitivement termine, mais, tard dans 
la soiree, « la rumeur selon laquelle les Juifs assassinaient des 
Russes sema le d£sarroi parmi la population » ; on redoutait des 
represailles. 

Au cours du pogrom, selon les estimations de la police (mais un 
certain nombre de victimes avaient ete emmenees par la foule), on 
a denombre en tout 47 morts, dont 12 Juifs, et 205 blesses, dont un 
tiers de Juifs. 

Tourau conclut son rapport en expliquant que « la cause profonde 
du pogrom de Kiev reside dans l'inimitie traditionnelle entre la 
population petite-russienne et la population juive, motivee par des 
divergences d'opinion. Quant a sa cause immediate, elle reside dans 
1' outrage porte au sentiment national par les manifestations revolu- 
tionnaires auxquelles la jeunesse juive avait pris une part active ». 
Les couches populaires « n'imputerent qu'aux seuls Juifs » la 
responsabilite des « blasphemes proferes a l'encontre de ce qu'il y 
avait de plus sacre" pour elles. Elles ne pouvaient comprendre, apres 
la grace accordee par l'Empereur, l'existence meme du mouvement 
revolutionnaire, et l'expliquaient par le desir des Juifs d'obtenir 
"leurs propres libertes" ». « Les revers de la guerre a propos 
desquels la jeunesse juive avait toujours exprime ouvertement sa 
plus vive satisfaction, son refus de remplir ses obligations mili- 
taires, sa participation au mouvement revolutionnaire, a des actes 
de violence et a des assassinats d' agents de l'Etat, son attitude 
insultante a l'egard des forces armees..., tout cela a incontesta- 
blement provoque de l'exasperation envers les Juifs au sein des 
couches populaires », et « c'est pourquoi on a observe a Kiev 
plusieurs cas oil de nombreux Russes donnerent ouvertement asile 
a d'infortunSs Juifs qui fuyaient les violences, mais le refuserent 
categoriquement a la jeunesse juive ». 



DANS LA REVOLUTION DE 1905 423 

Quant au journal Le Kievien, il ecrivit" 9 : « Pauvres Juifs ! Ou 
est la faute de ces milliers de families ?.. Pour leur malheur, ces 
pauvres Juifs n'ont pu controler leurs jeunes 6cerveles... Mais de 
jeunes 6cerveles, il y en a aussi parmi nous, les Russes, et nous 
n'avons pas pu les controler non plus ! » 

La jeunesse revolutionnaire battait la campagnc, mais ce sont les 
paisibles Juifs adultes qui durent payer les pots cassis. 

C'est ainsi que, des deux cot6s, nous avons creuse un abtme 
sans fond. 



Pour ce qui est du pogrom d'Odessa, nous disposons d'un 
rapport analogue et tout aussi ddtaille, celui du senateur Kouz- 
minski 120 . 

A Odessa, ou un vif sentiment revolutionnaire existait depuis 
toujours, les secousses s'etaient fait sentir des le mois de Janvier ; 
la deflagration eut lieu le 13 juin (independamment, done, de 
l'arrivee dans la rade d'Odessa, le 14, du cuirasse" Potemkine). 
Toute la journee du 14 juin se passa dans 1' effervescence, surtout 
chez les jeunes, mais cette fois egalement chez les ouvriers dont 
« des foules nombreuses commencerent a imposer par la force 
1' arret du travail dans les usines et les fabriques ». Une foule 
« d' environ trois cents personnes tenta de faire irruption dans un 
comptoir [de the]..., plusieurs coups de feu furent tires sur le chef 
du poste de police local qui empechait la foule d'entrer, mais 
celle-ci fut dispersee » par une salve tiree par un d&achement de 
policiers. « Cependant, l'attroupement se reforma bientdt » et se 
dirigea vers le poste de police ; des coups de feu furent alors 
^changes, certains tires de la maison de Doks : « des fenetres et du 
balcon, plusieurs coups furent tires sur les fonctionnaires de 
police ». Un autre groupe « dressa une barricade avec des materiaux 



119. Kievlianin, 1905, n° s 290, 297, 311, 317, 358, in Choulguine, annexes, op. at, 
pp. 286-302. 

120. Vseppodaneichi'i ottchct senatora Kouzminskovo o pritchinakh bezporiadkov, 
proiskhodivchikh v r. Odesse v oktiabre 1905 g., k o poriadke dei'stvii mestnykh vlastei' 
(Rapport du sdnateur Kouzminski sur les causes des desordres survenus dans la ville 
d'Odessa en octobre 1905 et sur les actions men6es par les autorites locales). Kievskii' i 
odesskii pogromy v ottchetakh scnatorov Tourau i Kouzminskovo. SPb., Letopissets, 
(1907), pp. 111-220. 



424 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

de construction qui se trouvaient dans la rue, puis se mit a tirer sur 
un detachement de police ». Dans une autre rue, une foule du meme 
genre « renversa plusieurs wagons du tramway a cheval ». « Un 
groupe assez important de Juifs fit irruption dans une fabrique de 
ferblanterie, jcta du tabac dans les yeux [d'un agent de police]..., 
se dispersa a 1' apparition d'un detachement de police tout en 
ouvrant lc feu avec des revolvers ; parmi eux, quatre Juifs [suivent 
leurs noms] furent interpelles sur place » ; a un carrefour, « un 
attroupement de Juifs se forma, [deux d'entre eux] tirerent des 
coups de revolver sur un garde monte » ; « d'une facon generate, 
tout au long de la journee du 14 juin, presque toutes les rues de la 
ville furent le theatre d'affrontements entre Juifs et forces de 
l'ordre, au cours desquels ceux-la firent usage d'armes a feu et de 
projectiles », blessant plusieurs agents de police. « Une dizaine de 
Juifs furent cgalemcnt blesses », que la foule emmena pour les 
cacher. Comme il tentait de s'echapper, un certain Tsipkine jeta une 
bombe, provoquant sa propre mort ainsi que cclle dc l'agent de 
police Pavlovski. 

C'est sur ces entrefaites que le Potemkine fit son entree dans la 
rade d'Odessa ! Une foule de pres de cinq mille personnes se 
rassembla, « bcaucoup d'hommes et de femmes prononcerent des 
harangues appelant le peuple a 1' insurrection contre le gouver- 
nement » ; parmi les etudiants qui s'introduisirent a bord du 
cuirasse, on remarqua notamment Konstantin Feldman (qui exhorta 
a soutenir le mouvement en ville en canonnant celle-ci, mais « la 
majorite de l'equipage s'y opposa »). 

Et les autorites dans tout cela ? Le gouverneur d'Odessa 
- autrement dit, le responsable de la police -, Neudhart, etait deja 
completement affole le jour de l'arrivee du Potemkine ; il estimait 
(comme a Kiev) que « les autorites civiles etaient dans 1' incapacity 
de relablir l'ordre, et c'est pourquoi il avait remis toutes les deci- 
sions ultericures visant a la cessation des desordres au comman- 
dement militaire », e'est-a-dire au commandant de la garnison 
d'Odessa, le general Kakhanov. (Existait-il encore une autorite 
superieure a celle-la a Odessa ? Bien sur que oui, et e'etait le 
gouverneur general Karangozov, lequel, le lecteur l'aura devine, 
occupait ses fonctions a titre temporaire et se sentait fort peu 
rassure.) Le general Kakhanov ne trouva rien de mieux que de faire 
boucler le port par l'armee et d'y enfermer les milliers d'« elements 



DANS LA REVOLUTION DE 1905 425 

peu surs » qui s'y etaient rassembles afin de les couper du reste 
- pas encore contamine - de la ville. 

Le 15 juin, le soulevement d'Odessa et la mutinerie du 
Potemkine se fondirent en un seul et meme mouvement : les habi- 
tants de la ville, « parmi lesquels beaucoup d'etudiants, d'etu- 
diantes et d'ouvricrs », montcrent a bord du cuirasse\ exhortant 
« l'equipage a des actions communes ». La foule bouclce dans le 
port se rua pour « piller les marchandises qui y 6taient entre- 
posees », en commencant par les caisses de vin ; puis elle prit 
d'assaut les entrepots auxquels elle mit feu (plus de 8 millions de 
roubles de pertes). L'incendie menasait le port de quarantaine oil 
mouillaient des navires etrangers et ou des marchandises d' impor- 
tation etaient stockees. Kakhanov ne se decidait toujours pas a 
mettre fin au desordre par la force, craignant que le Potemkine ne 
riposte en bombardant la ville. La situation resta tout aussi 
explosive le 15. Le lendemain, le Potemkine tira cinq salves sur la 
ville, dont trois a blanc, et appela le commandant des forces armees 
a monter a bord afin d'exiger de lui le retrait des « troupes de la 
ville et la liberation de tous les prisonniers politiques ». Le meme 
jour, 16 juin, lors des funerailles du seul marin tue, « a peine le 
cortege fut-il entr6 en ville qu'il fut rejoint par toutes sortes d'indi- 
vidus qui formerent bientot une foule de plusieurs milliers de 
personnes, composee majoritaircment de jeunes Juifs », et sur la 
tombe un orateur, « apres avoir crie" : "A bas l'autocratie !", appela 
ses camarades a agir avec plus de determination, sans craindre la 
police ». 

Mais, ce meme jour, et pour longtemps, l'6tat de siege fut 
proclame dans la ville. Le Potemkine dut prendre le large pour 
echapper a l'escadre venue le capturer. Et bien que les quatre jours 
qu'il avait mouille en rade d'Odessa « et les nombreux contacts qui 
s' etaient noues entre la population et lui eussent remonte sensi- 
blement le moral des revolutionnaires » et « fait naitre 1'espoir d'un 
possible soutien ultirieur des forces armies », malgr6 cela l'ete" 
allait se terminer dans le calme, peut-etre meme qu'aucun boulever- 
sement ne se serait produit a Odessa si, le 27 aout, n' avait 6t6 
promulguee l'incomparable loi sur l'autonomie des 6tablissements 
d'enseignement superieur ! Aussitot « un "soviet de coalition" 
fut constitue" par les 6tudiants », lequel, « par sa determination et 
son audace, parvint a sou mettre completement a son influence 



426 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

non seulement la communaute etudiante, mais aussi le corps 
enseignant » (les professcurs craignaient « des affrontements desa- 
greables avec les etudiants, comme le boycott des cours, 1' ex- 
pulsion de tel ou tel professeur de l'amphi, etc. »). De vastes 
rassemblements eurent lieu a 1' university, « des collectes de fonds 
pour armer les ouvriers et le proletariat, pour 1' insurrection mili- 
taire, pour l'achat d'armement en vue de constituer des milices et 
des groupes d'autodefense », « on discuta... de la conduite a tenir 
a l'heure de 1' insurrection », a ces reunions prenait une part active 
le « college des professeurs », « parfois avec le recteur Zantchevski 
a sa tete », lequel promettait de « mettre a la disposition des 
etudiants tous les moyens dont il disposait pour faciliter leur partici- 
pation au mouvement de liberation ». 

Le 17 septembre, le premier meeting a l'universite se deroula 
« en presence d'un public exterieur si nombreux qu'il fallut le 
scinder en deux groupes » ; le S.-R. Teper « et deux etudiants juifs 
prononcerent des discours appelant le public a mener la lutte pour 
liberer le pays de l'oppression politique et d'une autocratie 
deletere ». Le 30 septembre, 1'etat de siege fut leve a Odessa et 
accoururent d6sormais en masse a ces meetings « les eleves de tous 
les etablissements d'enseignement, dont certains n'avaient pas plus 
de quatorze ans » ; les Juifs « etaient les orateurs principaux, 
appelant a 1' insurrection ouverte et a la lutte armee ». 

Les 12 et 13 octobre, avant tous les autres etablissements d'en- 
seignement secondaire, « les eleves de deux ecolcs de commerce, 
celle de l'empereur Nicolas I cr et celle de Feig, cesserent de 
frequenter les cours, etant les plus sensibles a la propagande revolu- 
tionnaire » ; le 14, il fut decide d'arreter le travail dans tous les 
autres etablissements secondares, et les eleves des ecoles de 
commerce et les etudiants se rendirent dans tous les lycees de la 
ville pour forcer les eleves a faire la greve des cours. Le bruit 
courut que devant le lycee Berezina, trois etudiants et trois 
lyceennes avaient etc blesses a coups de sabre par des policiers. 
Certes, « l'enquete devait dtablir avec certitude qu'aucun des jeunes 
n'avait ete touche et que les eleves n'avaient d'ailleurs pas encore 
eu le temps de sortir de l'etablissement ». Mais ce genre d' incident, 
quelle aubaine pour faire monter la pression revolutionnaire ! Le 
meme jour, les cours cesserent a l'universite, quarante-huit heures 
apres la rentrde ; les etudiants en greve firent irruption dans la 



DANS LA REVOLUTION DE 1905 427 

Douma municipale en criant : « Mort a Neudhart ! » et en reclamant 
qu'on arretat de verser leur salaire aux policiers. 

Apres 1' episode du Potemkine, Neudhart avait repris le pouvoir 
entre ses mains, mais, jusqu'au milieu d'octobre, il n'edicta aucune 
mesure contre les meetings r£volutionnaires - d'ailleurs, pouvait-il 
faire grand-chose alors que l'autonomie des universites avait et6 
instauree ? Le 15, il recut ordre du ministere de l'Interieur d'in- 
terdire 1' entree de l'universite aux personnes ext6rieures, et d6s le 
lendemain il fit encercler celle-ci par l'armee tout en ordonnant que 
fussent retirees des armureries les cartouches de revolver jusque-la 
en vente libre. « La fermeture de l'universite aux personnes ext6- 
rieures provoqua une grande agitation parmi les etudiants et la 
jeunesse juive », une foule immense se mit en marche, fermant les 
magasins sur son passage (l'armurerie americaine, elle, fut pillee), 
renversant les tramways et les omnibus, sciant les arbres pour en 
faire des barricades, coupant les fils tdlegraphiques et telephoniques 
dans le meme but, demontant les grilles des pares. Neudhart 
demanda a Kakhanov de faire occuper la ville par les troupes. 
Alors, « des barricades derriere lesquelles s'etaient regrouped les 
manifestants - en majorite des Juifs avec, parmi eux, des femmes 
et des adolescents -, on commenca a tirer sur la troupe ; des coups 
de feu partirent aussi des toits des maisons, des balcons, des 
fenetres » ; 1'armee ouvrit a son tour le feu, les manifestants furent 
disperses et les barricades demontees. « II est impossible d'evaluer 
avec precision le nombre de morts et de blesses qu'il y eut ce jour- 
la, car l'equipe sanitaire - composee pour l'essentiel d'etudiants 
juifs en blouses blanches a croix rouge - depech6e sur place se hata 
d'enlever les blesses et les morts pour les conduire a rinfirmerie 
de l'universite » - done en zone autonome et inaccessible -, « a 
l'hopital juif ou vers les postes de secours qui se trouvaient a 
proximite" des barricades, ainsi que dans presque toutes les phar- 
macies ». (Celles-ci avaient cesse de delivrer des medicaments 
avant meme les evenements.) Selon le gouverneur de la ville, il 
y eut 9 morts, pres de 80 blesses, dont quelques policiers. « Parmi 
les participants aux desordres furent appr^hendes ce jour-la 
214 personnes, dont 197 Juifs, un grand nombre de femmes et 
13 enfants ag6s de 12 a 14 ans. » 

Et tout cela, vingt-quatre heures encore avant que ne se fasse 
sentir l'effet incendiaire du Manifeste. 



428 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

On pourrait penser qu'en mettant si frequemment en Evidence le 
role des Juifs dans les agissements revolutionnaires le rapport du 
senateur faisait preuve de partialite. Mais il faut tenir compte du 
fait qu'a Odessa les Juifs representaient le tiers de la population, 
et, comme nous l'avons vu plus haut, une proportion tres signifi- 
cative de la population etudiante ; il faut egalement tenir compte 
du fait que les Juifs avaient pris une part active au mouvement 
revolutionnaire russe, en particulier dans la Zone de residence. Par 
ailleurs, le rapport du senateur Kouzminski donne en maints 
endroits des preuves de son objectivity. 

Le 16 octobre encore, « a lcur arrivee au poste de police, les 
personnes interpellees furent victimes de voies de fait de la part 
des policiers et des soldats » ; toutefois, « ni le gouverneur de la 
ville, ni les responsables de la police ne reagirent a cela en temps 
utile... et aucune enquete ne fut diligentee » ; ce n'est qu'ulterieu- 
rement que plus d'une vingtaine de ceux qui s'etaient trouves dans 
ce poste d6clarerent que « les personnes arretees y avaient et6 syste- 
matiquement passees a tabac ; on les poussait d'abord en bas d'un 
escalier conduisant au sous-sol..., beaucoup d'entre elles tombaient 
a terre et c'est alors que policiers et soldats, disposes en rang, leur 
portaient des coups avec le plat de leurs sabres, des matraques en 
caoutchouc, ou simplement leurs pieds et leurs poings » ; les 
femmes n'6taient pas cpargnees. (II est vrai que, le soir meme, des 
conseillers municipaux et des juges de paix se rendirent sur place et 
recueillirent les plaintes des victimes. Quant au senateur, il identifia 
plusieurs coupables au cours son enquete, au mois de novembre, et 
les fit traduire en justice.) 

«Le 17 octobre, toute la ville etait occupce par 1'armee, des 
patrouilles sillonnaient les rues et l'ordre public ne fut pas trouble 
de toute la journee. » Cependant, la Douma municipale s'6tait 
reunie pour examiner les mesures d'urgence a adopter, notamment, 
comment s'y prendre pour remplacer la police d'Etat par une milice 
urbaine. Ce meme jour, le comite local du Bund d6cida d'organiser 
des funerailles solennelles aux victimes tombees la veille sur les 
barricades, mais Neudhart, comprenant qu'une telle manifestation 
provoquerait comme toujours une nouvelle explosion revolution- 
naire, « donna l'ordre d'enlever en secret, de l'hopital juif » ou ils 
se trouvaient, les cinq cadavres et « de les enterrer avant la date 



DANS LA REVOLUTION DE 1905 429 

prevue», ce qui fut fait dans la nuit du 18. (Le lcndemain, les 
organisateurs exigerent que les cadavres fussent deterres et ramenes 
a l'hopital. Les evenements se precipitant, les corps y furent 
embaumes et resterent longtemps en l'etat.) Et c'est a ce moment- 
la que la nouvelle du Manifeste imperial se repandit, poussant 
Odessa vers de nouvelles tempetes. 

Citons d'abord le temoignage de membres d'un detachement juif 
d'autodeiense : « Pendant le pogrom, il y eut un certain centre de 
coordination qui fonctionna tout a fait correctement... Les univer- 
sites ont joue un role enorme dans la preparation des evenements 
d'octobre... Le soviet de coalition de 1' university [d' Odessa] 
comprenait» un bolchevik, un menchevik, un S.-R., un repre- 
sentant du Bund, des sionistes-socialistes, des communautes arme- 
nienne, georgienne et polonaise. « Des detachements 6tudiants 
furent constitu6s avant meme le pogrom » ; au cours d'« immenses 
meetings a 1' university », on collectait de 1' argent pour acheter des 
armes, « bien sur pas seulement pour se defendre, mais en vue 
d'une eventuelle insurrection ». « Le soviet de coalition collecta de 
son cote des fonds pour armer les etudiants » ; « quand le pogrom 
eclata, il y avait deux cents revolvers a 1' university » et « un 
professeur... s'en procura encore cent cinquante autres». Un 
« dictateur » fut nomme a la tete de chaque detachement « sans 
que fut prise en compte sa couleur politique », et « il arriva qu'un 
detachement majoritairement compose de membres du Bund fut 
commande par un sioniste-socialiste, ou inversement » ; « le 
mercredi [19 octobre], on distribua une grande quantity d'armes 
dans une synagogue pro-sioniste » ; « les detachements etaient 
composes d'etudiants juifs et russes, d'ouvriers juifs, de jeunes 
Juifs de toutes tendances, et d'un tres petit nombre d'ouvriers 
russes l21 ». 

Quelques annees plus tard, Jabotinski ecrira qu'au cours des 
pogroms de Pannee 1905 « la nouvelle ame juive avait deja atteint 
sa maturite l22 ». Et dans 1' ambiance encore teintee de rose de la 
revolution de fevrier, un grand journal russe donnera de ces evene- 
ments la description suivante : « Lorsque, pendant les pogroms de 



121. Odesskii pogrom i samooborona (Le pogrom d'Odessa et 1'autodefense), Paris, 
Zapadnyi' Tsentralnyi Komitet Samooborony Poalei Zion, 1906, pp. 50-52. 

122. V. Jabotinski, Vvedenie (Preface), in K. N. Bialik, Pesni i poeray, op. cit., p. 44. 



430 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

Neudhart, en 1905, les jeunes miliciens de 1'autodefense parcou- 
raient Odessa l'arme au poing, ils suscitaient l'emotion et l'admi- 
ration, on en avait le cceur serreY on etait attendri et plein de 
compassion... I23 » 

Et voici ce qu'ecrit un de nos contemporains : « Le courage dont 
ont fait preuve les combattants de Gomel enflamme des dizaines de 
milliers de cceurs. A Kiev, quinze cents personnes s'engagent dans 
les detachements d'autodefense, a Odessa plusieurs milliers l24 . » 
Mais, a Odessa, le nombre des combattants comme leur etat d'esprit 
- et, en reponse, la brutalite des forces de police - donnerent aux 
e\enements une tournure bien differente de celle qu'ils avaient 
connue a Kiev. 

Revenons au rapport Kouzminski. Apres la proclamation du 
Manifeste, des le matin du 18, le general Kaoulbars, commandant 
le district militaire d'Odessa, afin « de donner a la population la 
possibility de jouir sans restrictions de la liberte sous toutes ses 
formes accordee par le Manifeste », ordonna aux troupes de ne 
point se montrer dans les rues, « en sorte de ne pas troubler 
l'humeur joyeuse de la population ». Toutefois, « ladite humeur 
joyeuse ne dura pas ». De tous cotes « commencerent a affluer vers 
le centre ville des groupes composes essentiellement de Juifs et 
d'etudiants », brandissant des drapeaux rouges et criant : « A bas 
l'autocratie ! », tandis que des orateurs appelaient a faire la revo- 
lution. Sur la fa§ade de la Douma, on cassa deux des mots formant 
1' inscription en lettres metalliques « Dieu sauve le Tsar» ; la salle 
du Conseil fut envahie, « un grand portrait de Sa Majeste l'Em- 
pereur fut mis en lambeaux », le drapeau national qui flottait sur la 
Douma fut remplace par un drapeau rouge. On fit voler les couvre- 
chefs de trois ecclesiastiques qui se rendaient en fiacre a un enter- 
rement ; plus tard, le cortege mortuaire qu'ils conduisaient fut 
arrete a diverses reprises, « les chants religieux interrompus par 
des "hourras" ». « On montrait un epouvantail sans tete arborant 
l'inscription "Voila l'Autocratie", et on exhibait un chat crave" en 
collectant de 1' argent "pour demolir le tsar" ou pour "la mort de 
Nicolas". » « Les jeunes, tout particulierement les Juifs, visi- 
blement conscients de leur superiority, faisaient la lecon aux 



123. D. Ai'zman, Iskouchenie (La tentation), Rousskaia volia, 29 avril 1917, pp. 2-3. 

124. Praisman, in « 22 », op. tit., p. 179. 



DANS LA REVOLUTION DE 1905 431 

Russes, leur expliquant que leur liberte" ne leur avait pas ete" 
librement accordee, qu'elle avait ete arrachee au gouvernement par 
les Juifs... lis declaraient ouvertement aux Russes : "Desormais, 
c'est nous qui allons vous gouverner" », mais aussi : « Nous vous 
avons donne Dicu, nous vous donnerons un tsar. » « Une foule 
nombreuse de Juifs brandissant des drapeaux rouges poursuivit » 
longtemps deux gardiens de la paix, l'un d'entre eux parvint a 
s'enfuir par les toits, quant a l'autre, un denomme Goubiy, la foule 
« armee de revolvers, de haches, de pieux et de barres de fer le 
denicha dans un grenier et le mit tellement a mal qu'il mourut 
pendant son transport a Fhopital ; le concierge de l'immeuble 
retrouva deux de ses doigts coupes a la hache ». Plus tard, trois 
fonctionnaires de police furent battus et blesses, et les revolvers de 
cinq gardiens de la paix confisque\s. Puis on proceda a la liberation 
des detenus dans un, deux, trois postes de police (ou, deux jours 
auparavant, le 16, il y avait eu des passages a tabac, mais les 
detenus avaient deja ete remis en liberte sur ordre de Neudhart ; 
dans l'un de ces postes, la liberation des prisonniers fut negociee 
en echange du corps de Goubiy) ; parfois il n'y avait d'ailleurs 
personne derriere les barreaux. Quant au recteur de l'universite, 
il participait activement a tout cela, transmettant au procureur les 
exigences d'« une foule de cinq mille personnes », tandis que « les 
etudiants allaient jusqu'a menacer de pendaison les fonctionnaires 
de police ». - Neudhart sollicita les conseils du make de la ville, 
Kryjanovski, et d'un professeur de l'universite, Chtchepkine, mais 
ceux-ci ne firent qu'exiger de lui qu'il « desarme la police sur-le- 
champ et la rende invisible », sinon, ajouta Chtchepkine, « on ne 
pourra faire l'economie de victimes de la vengeance populaire et... 
la police sera legitimement desarmee par la force ». (Interroge plus 
tard par le senateur, il nia avoir tenu des propos aussi violents, mais 
on peut douter de sa sincerite compte tenu du fait que, le jour 
meme, il avait distribue cent cinquante revolvers aux etudiants et 
qu'au cours de l'enquete il refusa de dire oil il se les etait procures.) 
A la suite de cet entretien, Neudhart donna 1' ordre (sans meme en 
avertir le chef de la police) de retirer de faction tous les gardiens 
de la paix, « de sorte qu'a partir de ce moment-la l'ensemble de la 
ville fut privee de toute presence policiere visible » - ce qu'on 
aurait pu encore comprendre si la mesure avait ete destined a 
proteger la vie des agents, mais, dans le meme temps, les rues 



432 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

avaient ete desertees par l'armee, ce qui, pour le coup, relevait de 
la plus pure debilite. (Mais on se rappelle qu'a Petersbourg c'est 
precisement ccla qu'exigeaient de Witte les patrons de presse, et il 
avait eu bien du mal a leur resistcr.) 

« Apres le depart de la police, deux types de groupes armes firent 
leur apparition : la milice etudiante et les detachements juifs d'auto- 
defense. La premiere avait ete mise sur pied par le "soviet de 
coalition" qui... avait procure les armes. » Desormais, « la milice 
municipale, constitute d'etudiants armes et d'autres individus, se 
placa en faction » en lieu et place des policiers. Cela se fit avec 
l'assentiment du gcncral-baron Kaoulbars et du gouverneur de la 
ville, Neudhart, tandis que le chef de la police, Golovine, offrait sa 
demission en signe de protestation et fut remplacc par son adjoint, 
von Hobsberg. Un comite provisoire fut constitue aupres de la 
Douma municipale ; dans l'une de ses premieres declarations, il 
exprima sa reconnaissance aux etudiants de l'universite « pour leur 
facon d'assurer la securite de la ville avec energie, intelligence et 
devouement ». Le comite lui-meme s'attribua des fonctions assez 
vagues. (Au cours de ce mois de novembre, la presse s'interessa a 
l'un des membres de ce comite, egalement membre de la Douma 
d' Empire, O. I. Pergament ; a la deuxieme Douma, quelqu'un 
devait rappcler qu'il s'etait proclame president « de la republique 
du Danube et de la mer Noire », ou « president de la republique de 
la Russie du Sud 125 », - dans l'ivresse de ces journees, cela n'avait 
rien d'invraisemblable.) 

Et que pouvait-il se passer apres que les rues eurent ete desertees, 
en ces jours de fievre, tant par l'armee que par la police, et que 
le pouvoir eut passe entre les mains d'une milice Etudiante sans 
experience et des groupes d'autodefense ? « La milice arreta des 
personnes qui lui semblaient suspectes et les fit convoyer a l'uni- 
versite pour qu'on y examinat leur cas » ; ici un etudiant « marchait 
a la tete d'un groupe de Juifs d'une soixantaine de personnes qui 
tiraient des coups de revolver au hasard » ; « la milice etudiante et 
les groupes juifs d'autodefense... perpetrerent eux-memes des actes 
de violence diriges contre l'armee et les elements pacifiques de 
la population russe, usant d' armes a feu et tuant des innocents ». 

125. Gossoudarstvennai'a Douma - Vtoroi' sozyv (La Douma d'£tat - dcuxifeme 
convocation), Stcnografitcheskii otlchet, p. 2033. 



DANS LA REVOLUTION DE 1905 433 

L'affrontement « etait inevitable, compte tenu de la cristallisation 
de deux camps antagonistes au sein de la population ». Au soir du 
18, « une foule de manifestants brandissant des drapeaux rouges et 
composee majoritairemcnt de Juifs tenta d'imposer 1' arret du travail 
a l'usine de Guen... Les ouvriers rcfuserent de donncr suite a cette 
exigence ; apres quoi, cette meme foule, croisant des ouvriers 
russes dans la... rue, exigea qu'ils se decouvrissent devant les 
drapeaux rouges. Comme ceux-ci refusaient » - le voila bien, le 
proletariat ! -, de la foule « partirent des coups de feu ; les ouvriers, 
quoique sans armes, parvinrent a la disperser » et la poursuivirent 
jusqu'a ce qu'« elle fut rejointe par une autre foule de Juifs armes, 
jusqu'a mille personnes, laquelle se mit a tirer sur les ouvriers... ; 
quatre d'entre eux furent tues ». C'est ainsi que « se declencherent 
en divers points de la ville des rixes et des affrontements armes 
cntrc Russes et Juifs ; des ouvriers russes et des individus sans 
occupation definie, appeles egalement hooligans, commencerent a 
pourchasser les Juifs et a les rouer de coups, pour passer ensuite au 
saccage et a la destruction de maisons, d'appartements et de 
boutiques appartenant a des Juifs ». C'est alors qu'un commissaire 
de police fit venir « une compagnie d'infanterie qui mit fin aux 
affrontements ». 

Le lendemain, 19 octobre, « vers 10, 11 heures du matin, on vit 
se former dans les rues... des attroupements d'ouvriers russes et de 
personnes de professions diverses portant des icones, des portraits 
de Sa Majeste l'Empereur, ainsi que le drapeau national, et chantant 
des hymnes religieux. Ces manifestations patriotiques composees 
exclusivement de Russes se formerent simultanement en plusieurs 
points de la ville, mais leur depart fut donne dans le port d'ou partit 
une premiere manifestation d'ouvriers, particulierement nom- 
breuse ». II existe « des raisons d'affirmer que la colere provoquee 
par l'attitude offensante des Juifs au cours de toute la journee 
precedente, leur arrogance et leur mepris du sentiment national 
partage par la population russe devaient, d'une facon ou d'une 
autre, entrainer une reaction de protestation ». Neudhart n'ignorait 
pas qu'une manifestation se preparait et il 1'autorisa, et elle passa 
sous les fenetres du commandant du district militaire et du 
gouverneur de la ville, pour se diriger ensuite vers la cathedrale. 
« Au fur et a mesure qu'elle avancait, la foule eltait grossie par 
des passants, parmi lesquels un grand nombre de hooligans, de 



434 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

va-nu-pieds, de femmes et d'adolescents. » (Mais il convient ici de 
mettre en parallele le recit d'un mcmbre des Poalei Zion : « Le 
pogrom d'Odessa ne fut pas l'oeuvre de hooligans... Au cours de 
ces journees, la police ne laissa pas entrer dans la ville les va-nu- 
pieds du port » ; « ce sont les petits artisans et les petits commer- 
cants qui donnerent libre cours a leur exasperation, les ouvriers et 
les apprentis de divers ateliers, usines ou fabriques », « des ouvriers 
russes depourvus de conscience politique » ; « je m'etais rendu a 
Odessa uniquement pour voir un pogrom organise par provocation, 
mais, helas, je ne l'ai pas trouve ! ». Et il l'explique par la haine 
entre nationality 126 .) 

« Non loin de la place de la cath^drale..., plusieurs coups de feu 
furent tires en direction de la foule des manifestants, Tun d'entre 
eux tua un petit garcon qui portait une icone » ; « la compagnie 
d'infanterie arrivee sur place fut 6galement accueillie par des tirs 
de revolver ». On tirait aussi des fenctres de la redaction du journal 
Ioujnoie Obozrenie, et « sur tout le trajet de la procession des coups 
de feu partaient des fenctres, des balcons, des toits » ; « par ailleurs, 
des engins explosifs furent lances en plusieurs endroits sur les 
manifestants », « six personnes furent tuees » par Tun d'eux ; en 
plein centre d'Odessa, « au coin des rues Deribassov et Richelieu, 
trois bombes furent jetees sur un escadron de cosaques ». « II y eut 
beaucoup de morts et de blesses dans les rangs des manifestants », 
« non sans raison les Russes en rendaient responsables les Juifs et 
c'est pourquoi des cris fuserent vite de la foule des manifestants : 
"Cassez du youtre !", "Mort aux youpins !" », et « en divers points 
de la ville la foule se precipita sur les magasins juifs pour les 
saccager » ; « ces actes isoles se transformdrent rapidement en 
pogrom generalise : toutes les boutiques, les maisons et les apparte- 
ments des Juifs situes sur le parcours de la manifestation furent 
entierement devastes, la totality de leurs biens detruits, et ce qui 
avait echappe aux casseurs fut dcrobe par les cohortes de hooligans 
et de mendiants qui avaient emboite" le pas aux manifestants » ; « il 
n'etait pas rare que les scenes de pillage se deroulassent sous les 
yeux des manifestants portant des icones et chantant des hymnes 
religieux ». Au soir du 19, « la haine que se vouaient les camps 
antagonistes atteignit son paroxysme : chacun frappait et torturait 

126. Odesskii pogrom... (Le pogrom d'Odessa), Poalei Zion, pp. 64-65. 



DANS LA REVOLUTION DE 1905 435 

sans merci, parfois avec une exceptionnelle cruaute, et sans 
distinction de sexe ou d'age, ceux qui lui tombaient entre les 
mains ». Selon le temoignage d'un medecin de la clinique universi- 
taire, « les hooligans jetaient des enfants du premier ou du 
deuxieme etage sur la chaussee ; l'un d'eux saisit un enfant par les 
pieds et lui fracassa le crane contre le mur. De leur cote, les Juifs 
n'epargnaient pas les Russes, tuant ceux qu'ils pouvaient a la 
premiere occasion ; pendant le jour, ils ne se montraient pas a 
decouvert dans les rues mais tiraient sur les passants de derriere les 
portes, par les fenetres, etc., mais, le soir venu, ils se r6unissaient 
en groupes nombreux » et allaient jusqu'a « assieger les postes de 
police ». « Les Juifs se montraient particulierement cruels avec les 
fonctionnaires de police quand ils parvenaient a les attraper. » 
(Voici maintenant le point de vue des Poalei Zion : « La presse 
repandit une legende selon laquelle l'autodefense avait fait prison- 
niers une foule enorme de hooligans et les avait enferm£s dans les 
locaux de 1' university On a cit6 des chiffres de l'ordre de 800 a 
900 individus ; il convient en re^alite - de diviser ce nombre par dix. 
Ce n'est qu'au debut du pogrom que les casseurs furent conduits a 
l'universite, apres quoi les choses prirent une tout autre 
tournure 127 . » On trouve egalement des descriptions du pogrom 
d' Odessa dans les numeros de novembre 1905 du journal Le 
Kievien m ) 

Et la police, dans tout cela? Conformement aux dispositions 
stupides de Neudhart, « le 19 octobre... comme les jours suivants, 
la police fut totalement absente des rues d'Odessa » : quelques 
patrouilles, et seulement de temps en temps. « Le fiou qui regnait 
dans les relations entre autorites civiles et autorites militaires, qui 
allait a l'encontre des... dispositions 16gales », eut pour conse- 
quence que « les fonctionnaires de police n'avaient pas un, idee 
tres claire des obligations qui etaient les leurs » ; davantage encore, 
« tous les fonctionnaires de police, considerant que la responsabilite" 
des troubles politiques incombait aux Juifs » et que « ceux-ci 
Etaient des revolutionnaires, eprouvaient la plus grande sympathie 
pour le pogrom qui se deroulait sous leurs yeux et jugeaient meme 
superflu de s'en dissimuler ». Pis : « Dans de nombreux cas, les 



127. Ibidem p. 53. 

128. Le Kievlianin, 14 nov. 1905, in Choulguine, annexes, op. ctt., pp. 303-308. 



436 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

fonctionnaires de police eux-memes incitaient les hooligans au 
saccage et au pillage des maisons, appartements et boutiques des 
Juifs » ; et le comble : « en tenue civile, sans leurs insignes », eux- 
memes « participaient a ces saccages », « dirigeaient la foule », et 
il y eut meme des « cas ou des agents de police tirerent par terre 
ou en l'air pour faire croire aux forces militaires que ces coups de 
feu provenaient des fenetres de maisons appartenant a des Juifs ». 

Et c'est la police qui faisait cela ! 

Le senateur Kouzminski fit traduire en justice quarante-deux 
policiers, dont vingt-trois grades. 

Et 1' armee - « eparpillee sur l'immense territoire de la ville » et 
supposee « agir de facon autonome » ? « Les militaires non plus 
n'accorderent aucune attention aux fauteurs de pogrom dans la 
mesure ou, d'un cote, ils n'avaient pas connaissance des obligations 
exactes qui leur incombaient, et, ne recevant aucune indication de 
la part des fonctionnaires de police », ils « ne savaient pas contre 
qui ni selon quel ordre ils devaient user de la force armee ; d'un 
autre cote, constatant que les casseurs beneficiaient de la protection 
des fonctionnaires de police, les militaires pouvaient supposer que 
le pogrom avait ete organise avec l'aval de la police ». Par conse- 
quent, « 1' armee ne prit aucune mesure a l'encontre des casseurs ». 
Pis encore : « II existe des preuves que des soldats et des cosaques 
prirent egalement part au pillage des boutiques et des maisons. » 
« Certains temoins ont affirme que des soldats et des cosaques 
ont massacre, sans raison aucune, des personnes parfaitement 
innocentes. » 

La encore, ce sont des innocents qui ont paye pour les autres. 

«Les 20 et 21 octobre, loin de s'apaiser, le pogrom prit une 
ampleur effrayante » ; « le pillage et la destruction de biens juifs, 
les actes de violence et les meurtrcs etaient ouvertement perpetres, 
et en toute impunite, de jour comme de nuit ». (Point de vue des 
Poalei Zion : le 20 au soir, « 1'universite fut bouclee par l'armee » 
tandis qu'« a l'interieur, on s'etait barricade dans l'eventualite' d'un 
assaut des troupes. Les d6tachements d'autodefense n'allaient plus 
en ville ». Dans celle-ci, en revanche, « l'autodefense s'etait orga- 
nised spontanement », « de puissants d^tachements de citadins », 
« equipes d'un armement de fortune : haches, coutelas, limons », 
« se defendaient avec une determination et une hargne egales a 



DANS LA REVOLUTION DE 1905 437 

celles dont ils etaient victimes, et parvinrent a proteger presque 
completement leur perimetre 129 ». 

Le 20, un groupe de conseillers municipaux avec a leur tete le 
nouveau maire (le precedent, Kryjanovski, constatant son impuis- 
sance face a ce qui se passait a l'universite, ou Ton amassait mdme 
des armes, avait demissionne des le 18) se rendit aupres du general 
Kaoulbars, « l'adjurant de prendre tout le pouvoir entre ses mains 
dans la mesure ou le commandement militaire... est seul capable de 
sauver la ville ». Celui-ci leur expliqua « qu'avant la declaration de 
l'etet de siege, le commandement militaire n'avait pas le droit de 
s'immiscer dans les decisions de l'administration civile et n'avait 
pas d'autre obligation » que de lui venir en aide lorsqu'elle en 
faisait la demande. « Sans compter que les tirs que doivent essuyer 
les troupes ainsi que les bombes qui sont jetees sur elles rendent 
extremement difficile le retablissement de l'ordre. » II finit pourtant 
par accepter d'intervenir. - Le 21 octobre, il donna l'ordre « de 
prendre les mesures les plus energiques a l'encontre des batiments 
d'ou sont tires des coups de feu et lancees des bombes » ; le 
22 : « ordre d'abattre sur place tous ceux qui se sont rendus 
coupables d'atteintes aux batiments, aux commerces ou aux 
personnes ». Des le 21, le calme commenca a re venir en differents 
quartiers de la ville ; a partir du 22, « la police assura la surveil- 
lance des rues » avec le renfort de l'armee ; « les tramways se 
remirent a circuler et dans la soiree, on pouvait considerer que 
l'ordre etait retabli en ville ». 

Le nombre des victimes fut difficile a preciser et varie selon les 
sources. Le rapport Kouzminski indique que « d'apres les informa- 
tions fournies par la police, le nombre des tues s'eleve a plus de 
500 personnes, parmi lesquelles plus de 400 Juifs ; quant au nombre 
de blesses recenses par la police, il est de 289..., dont 237 Juifs. 
Selon les donnees recueillies aupres des gardiens de cimetieres, 
86 enterrements furent celebres au cimetiere Chretien, 298 au cime- 
tiere juif ». Dans les hopitaux furent admis «608 blesses, dont 
392 Juifs ». (Cependant, nombreux durent etre ceux qui s'abstinrent 
de se rendre dans les hopitaux, craignant de faire ulterieurement 
l'objet de poursuites judiciaires.) - L' Encyclopedic juive parle de 



129. Odesskii pogrom... , Poalei Zion, pp. 53-54. 



438 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

400 morts parmi les Juifs 130 . - Scion les Poalei Zion : d'apres 
la liste publiee par le rabbinat d'Odessa, « 302 Juifs ont ete 
tues, dont 55 membres des detachements d'autodefense, ainsi que 
15 Chretiens membres de ces memes detachements » ; « parmi les 
autres morts, 45 n'ont pu etre identifies ; on a identifie' 179 hommes 
et 23 femmes ». « Beaucoup de morts parmi les casseurs ; personne 
ne les a compter ni ne s'est soucie d'en connaitre le nombre ; 
en tout etat de cause, on dit qu'il n'y en eut pas moins 
d'une centaine 131 . » - Quant a l'ouvrage sovietique deja cit6, il 
n'hesite pas a avancer les chiffres suivants : « plus de 500 morts et 
900 blesses parmi les Juifs l3Z ». 

On doit aussi evoquer, a titre d'illustration, les reactions a chaud 
de la presse efrangere. On put ainsi lire dans le Berliner Tageblatt, 
avant meme le 21 octobre : « Des milliers et des milliers de Juifs 
sont massacres dans le sud de la Russie ; plus de mille jeunes filles 
et enfants juifs ont ete violes et etrangleV 33 . » 

Par contre, e'est sans nulle exageration que Kouzminski resume 
les evenements : « Par son ampleur et sa violence, ce pogrom a 
depasse" tous ceux qui l'ont precede. » - D considere que le prin- 
cipal responsable en est le gouverneur de la ville, Neudhart. Celui- 
ci a fait « une concession indigne » en cedant aux exigences du 
professeur Chtchepkine, en retirant la police de la ville et en 
remettant celle-ci entre les mains d'une milice etudiante qui 
n'existait pas encore. Le 18, « il n'a pris aucune mesurc... pour 
dispcrscr la foule revolutionnaire qui s'etait rassemblee dans les 
rues », il a tolere que le pouvoir passe a « des ramassis de Juifs et 
de re volutionn aires » (ne comprenait-il done pas que des repr6- 
sailles sous la forme d'un pogrom allaient s'ensuivre ?). Son incurie 
aurait pu s'expliquer s'il avait remis le pouvoir entre les mains de 
1'armee, mais il n'en fut rien « pendant toute la duree des 
troubles ». Cela ne l'empecha cependant pas de diffuser pendant 
les evenements des declarations plutot equivoques et, plus tard, 
pendant 1' instruction, de mentir pour tenter de se justifier. Ayant 
etabli « les preuves d'actes de nature criminelle commis dans 



130. PEJ, t.6, p. 122. 

131. Odesskii pogrom... (Le pogrom d'Odessa), Poalei Zion, pp. 63-64. 

132. Dimanstein, in « 1905 », t. 3, v. 1, p. 172. 

133. Choulguine, Annexes, p. 292. 



DANS LA REVOLUTION DL 1905 439 

l'exercice de ses fonctions », le senateur Kouzminski fit traduire 
Neudhart en justice. 

Vis-a-vis du commandemcnt militaire, le senateur n'avait pas le 
pouvoir de le faire. Mais il indique qu'il etait crimincl, de la part 
de Kaulbars, de ceder, le 18 octobre, aux exigences de la Douma 
municipale et de retirer l'armee des rues de la ville. Le 21, Kaulbars 
emploie egalement des arguments equivoques en s'adressant aux 
responsables de la police reunis chez le gouverneur de la ville : 
« Appelons les choses par leur nom. II faut reconnaitre que dans 
notre for interieur, nous approuvons tous ce pogrom. Mais, dans 
l'exercice de nos fonctions, nous ne devons pas laisser transpirer la 
haine que nous eprouvons peut-etre a 1'egard des Juifs. II est de 
notre devoir de maintenir l'ordre et d'empechcr les pogroms et 
les meurtres. » 

Le senateur conclut son rapport en indiquant que « les troubles 
et desordres du mois d'octobre ont etc provoques par des causes de 
caractere indeniablement revolutionnaire, et ont trouve leur aboutis- 
sement dans un pogrom antijuif uniquement en raison du fait que 
c'est justement les representants de cette nationality qui avaient pris 
une part preponderante au mouvement revolutionnaire ». Mais ne 
pourrait-on pas ajouter que c'est egalement en raison du laxisme 
manifeste de longue date par les autorites a l'egard des exces dont 
les revolutionnaires se rendaient coupables ? 

Mais, comme « s'etait forgce la conviction que les evenements 
d'octobre avaient pour seule et unique cause la facon d'agir... de 
Neudhart », « ses provocations », sitot apres la fin des desordres 
« plusieurs commissions se constituerent a Odessa, y compris a 
l'universite\ a la Douma municipale et au Conseil de l'ordre des 
avocats » ; elles s'employerent activement a reunir des documents 
prouvant que « le pogrom etait le resultat d'une provocation ». 
Mais, apres avoir examine ceux-ci, le senateur « n'y decouvrit... 
aucun element de preuve » et l'enquete « ne mit au jour aucun fait 
demontrant la participation ne serait-ce que d'un seul fonctionnaire 
de police a 1' organisation de la manifestation patriotique ». 

Le rapport du senateur met egalement en lumiere d'autres 
aspects de cette annee 1905 et de l'epoque en general. 

Le 21 octobre, « comme la rumeur se repandait en ville que des 
bombes etaient fabriquees et des armes entreposees en grande 
quantite dans l'enceinte de 1'universite », le commandant du district 



440 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

militaire proposa de fairc proceder a une inspection des batiments 
par une commission composee d'officiers et de professeurs. Le 
recteur lui repondit qu'« une telle intrusion constituent une 
violation de 1' autonomic de l'universite*. Depuis le jour de la 
proclamation de celle-ci, au mois d'aofit, l'universite etait geree 
par une commission composee de « douze professeurs d'orientation 
extremiste ». (Chtchepkine, par exemple, declara lors d'un meeting, 
le 7 octobre : « Quand l'heure sonnera et que vous frapperez a notre 
porte, nous vous rejoindrons sur votre Potemkine ! »), - mais cctte 
commission elle-meme etait en fait sous controle du « soviet de 
coalition » etudiant qui dictait ses ordres au recteur. Apr£s le rejet 
de la demande de Kaulbars, l'« inspection » fut effectuee par une 
commission composee de professeurs et de trois conseillers muni- 
cipaux, et, bien entendu, « rien de suspect » ne fut decouvert. 
- « Des faits de memc nature purent egalement etre observes a 
la Douma municipale. La, ce sont les employes municipaux qui 
manifesterent des pretentions a exercer influence et autorite » ; leur 
comite presenta a la Douma, composee d'elus, des revendications 
« de caractere essentiellement politique » ; des le 17, jour du Mani- 
feste, ils concocterent une resolution : « Enfin l'Autocratie est 
tombee dans le precipice ! », - comme l'ecrit le senateur, « il n'est 
pas exclu qu'a l'origine des troubles il y ait eu des velleites de 
prise de 1'ensemble du pouvoir ». 

(Apriis cela, ce fut la vague revolutionnaire de decembre, le ton 
comminatoire du soviet des deputes ouvriers - « nous exigeons » 
la greve generale -, T interruption de l'6clairage electrique a 
Odessa, la paralysie du commerce, des transports, l'activite du port 
en sommeil, des bombes volant a nouveau, « la destruction par 
Masses entieres du nouveau journal d'orientation patriotique, 
Rousskaia retch*, « la collecte [sous la menace] d'argent pour 
financer la revolution », les cohortes de lyceens desceuvres et la 
population apeuree « sous le joug du mouvement revolution- 
naire ».) 



* « La Parole russe. » 



DANS LA REVOLUTION DE 1905 441 

Cet esprit de 1905 (l'esprit dc l'ensemble du « mouvement de 
liberation »), qui s'etait manifeste de facon si violcnte a Odessa, fit 
egalement irruption, en ces «journees constitutionnelles* », dans 
de nombreuses autres villes de Russie ; aussi bien dans la Zone de 
residence qu'en dehors d'elle, les pogroms « eclaterent partout... le 
jour meme ou parvenait sur place la nouvelle de la proclamation » 
du Manifeste. 

A l'interieur de la Zone de residence, des pogroms curent lieu a 
Krementchoug, Tchemigov, Vinnitsa, Kichinev, Balta, Iekatcri- 
noslav, Elizabethgrad, Ouman et pas mal d'autres villes et bour- 
gades ; les biens des Juifs etaient le plus souvent detruits mais non 
pilles. « La ou la police et l'armee prenaient des mesures ener- 
giques, les pogroms resterent tres limites et durerent peu de temps. 
Ainsi a Kamenets-Podolsk, grace a Faction efficace et rapide de la 
police et de l'armee, toutes les tentatives de provoquer un pogrom 
furent etouffees dans l'oeuf»; «a Chersonese et Nikolai'ev, le 
pogrom fut enraye des le debut 134 ». (Et, « dans une ville du Sud- 
Ouest, le pogrom n'eut pas lieu pour la bonne raison que des Juifs 
d'age adulte administrerent une correction aux jeunes gens qui 
avaient organise une manifestation antigouvernementale apres la 
proclamation du Manifeste imperial du 17 octobre 135 ».) 

La ou, dans la Zone de residence, on n'assista pas a un seul 
pogrom, c'est dans la region du Nord-Ouest ou les Juifs etaient les 
plus nombreux, et ce fait aurait pu paraitre incomprehensible si les 
pogroms avaient ete" organises par les autorites et « s'etaient 
deroules en general selon le meme scenario 136 ». 

« Vingt-quatre pogroms eurent lieu hors de la Zone de resi- 
dence, mais ils etaient dingers contre l'ensemble des elements 
progressistes de la societe 1 " » et non pas exclusivement contre les 
Juifs, - cette circonstance qui met en evidence ce qui poussait 
les gens a organiser des pogroms : l'effet de choc provoque par 
le Manifeste et un elan spontane" pour defendre le trone contre 
ceux qui voulaient mettre a bas le Tsar. Des pogroms de ce type 



134. Rapport du senateur Kouzminski, pp. 176-178. 

135. Rapport du siSnateur Tourau. p. 262. 

136. PEJ, t. 6, p. 566. 

137. Ibidem. 

* Du fait de la proclamation du Manifeste modifiant le regime russe. 



442 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

eclaterent a Rostov-sur-le-Don, Toula, Koursk, Kalouga, Voroneje, 
Riazan, Iaroslav, Viazma, Simferopol ; « les Tatars participerent 
activement aux pogroms a Kazan et Feodossia" 8 ». - A Tver, c'est 
le batiment du Conseil du zcmstvo qui fut mis a sac ; a Tomsk, la 
foule incendia le theatre ou avait lieu une reunion de la gauche : 
deux cents personnes perirent dans le sinistre ! A Saratov, des 
troubles eurent lieu, mais sans faire de victimes (le gouverneur 
local n'etait autre que Stolypine 139 ). 

Sur la nature de tous ces pogroms et le nombre de leurs victimes, 
les avis divergent fortement selon les auteurs. Les estimations qui 
sont faites aujourd'hui sont parfois tres fantaisistes. Ainsi, dans une 
publication de 1987 : « au cours des pogroms, on denombre un 
millier de rues et des dizaines de milliers de blesses et de mutiles » 
- et, comme en echo a ce qu'ecrivait la presse de l'epoque : « des 
milliers de femmes furent violees, tres souvent sous les yeux de 
leurs meres et de leurs enfants 140 ». 

Inversement, G. Sliosberg, contemporain des evenements et 
disposant de toutes les informations, ecrivit : « Par bonheur, ces 
centaines de pogroms n'ont pas entrafne de violences importantes 
sur la personne des Juifs, et dans l'ecrasante majorite des cas les 
pogroms n'ont pas ete accompagnes de meurtrcs 141 . » Pour ce qui 
est des femmes et des personnes ag6es, la refutation vient du 
combattant bolchevique Dimanstein qui declare non sans fierte : 
«Les Juifs qui ont ete tues ou blesses faisaient pour la plupart 
partie des meilleurs el6ments de l'autodefense, ils 6taient jeunes et 
combatifs et preferaient mourir plutot que de se rendre 142 . » 

Quant aux origines des pogroms, la communaute juive puis 
l'opinion publique russe ont ete des 1881 sous l'emprise tenace 
d'une hypnose : indubitablement et indeniablement, les pogroms 
etaient maniganc^s par le gouvernement ! Teleguides de Peters- 
bourg par le Departement de la Police ! Apres les evenements de 
1905, toute la presse a presente les choses ainsi. Et Sliosberg lui- 
meme, en proie a cette hypnose, d'abonder dans ce sens : « Pendant 



138. EJ, 1. 12, pp. 620-622. 

139. I.L Teitel, Iz moiei' jizni za 40 let (Souvenirs de 40 ans de ma vie), Paris, 1925, 
pp. 184-186. 

140. Pratsman, in « 22 », 1986/87, n° 51, p. 183. 

141. Sliosberg, t. 3, p. 180. 

142. Dimanstein, t. 3, p. 172. 



DANS LA REVOLUTION DE 1905 443 

trois jours, la vague des pogroms a deferle sur la Zone dc residence 
[nous venons de voir que ladite zone ne fut pas touchee en totalite 
et qu'inversement, d'autres regions de la Russie le furent, - A. S.], 
et selon un scenario parfaitement identique, comme prevu 
d'avance 143 . » 

Et cette etrange absence, chez tant et tant d'auteurs, ne serait-ce 
que d'une tentative d'expliquer les choses autrement ! (Bien des 
annees plus tard, I. Froumkine reconnait tout de meme : les 
pogroms de 1905 « etaient non seulement anti-juifs, mais 
6galement contre-revolutionnaires m ».) Et personne ne se pose 
meme la question : et si les causes premieres etaient les memes 
et devaient etre recherch6es dans les evenements politiques, l'etat 
d'esprit de la population ? Ne sont-ce pas les memes preoccupa- 
tions qui s'exprimerent de la sorte ? Rappelons que la foule avait 
ici et la manifeste contre les grevistes avant la proclamation du 
Manifeste. Rappelons aussi qu'une greve generate des chemins de 
fer eut lieu en octobre et que les communications avaient ete inter- 
rompues partout dans le pays - et, malgre cela, tant de pogroms 
d'eclater en meme temps ? Notons egalement que les autorites 
ordonnerent des enquetes dans toute une stSrie de villes et que des 
sanctions furent prises contre des policiers reconnus coupables de 
manquements dans l'exercice de lews fonctions. Rappelons enfin 
qu'au cours de la meme periode, les paysans organiserent un peu 
partout des pogroms contre les proprictaires terriens et qu'ils se 
deroulaient tous de meme fagon. Sans doute n'allons-nous pas 
affirmer pour autant que ces pogroms-la etaient aussi ourdis par le 
Departement de la police et qu'ils ne refletaient pas un malaise 
identique chez tous les paysans. 

D semble qu'une preuve - une seule - de l'existence d'une mani- 
gance existe malgre tout, mais elle non plus ne pointe pas en 
direction du pouvoir. Le ministre de l'lnterieur P.N. Dournovo 
d6couvrit en 1906 qu'un fonctionnaire charge de missions 
speciales, M. S. Komissarov, avait utilise les locaux du Depar- 
tement de la police pour imprinter en secret des tracts appelant a 
combattre les Juifs et les revolutionnaires l45 . Soulignons cependant 



143. Sliosberg, t. 3, p. 177. 

144. Froumkine, LMJR-1, p. 71. 

145. Retch, 1906, 5 mai. 



444 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

qu'il ne s'agit pas la d'une initiative du Departement, mais d'une 
conspiration tramee par un aventurier, ancien grade de la gendar- 
merie, qui fut par la suite charge de « missions speciales » par les 
bolcheviks, travailla a la Tcheka, au Guepeou, et fut envoyd dans 
les Balkans pour infiltrcr ce qui restait de l'armee Wrangel*. 

Les versions falsifiees des 6venements ne s'en sont pas moins 
incrustees solidement dans les consciences, surtout dans les loin- 
taines contrees d'Occident oil la Russie a toujours et6 per^e a 
travers un epais brouillard, tandis que la propagande antirusse, elle, 
s'y faisait entendre distinctement. Lenine avait tout interet a 
inventer la fable selon laquelle le tsarisme « s'employait a diriger 
contre les Juifs la haine que les ouvriers et les paysans accables par 
la misere vouaient aux nobles et aux capitalistes » ; et son homme 
de main, Lourie-Larine, s'evertuait a expliquer cela par la lutte des 
classes : seuls les Juifs riches auraient ete vises - alors que les faits 
prouvent tout le contraire : c'est justement eux qui b6neficiaient de 
la protection de la police 146 . Mais, aujourd'hui encore, c'est partout 
la meme version des faits - prenons ainsi par exemple V Encyclo- 
paedia Judaica : « Des l'origine, ces pogroms ont 6te inspires par 
les cercles gouvernementaux. Les autorites locales ont recu 
instruction de donner toute liberte d' action aux casseurs et de les 
proteger contre les detachements juifs d'autodefense 147 . » Prenons 
encore V Encyclopedic juive editee en Israel en langue russe : « En 
organisant les pogroms, les autorites russes cherchaient a... » ; « le 
pouvoir voulait eliminer physiquement le plus grand nombre 
possible de Juifs 148 » (les italiques sont partout de moi - A. S.). 
Tous ces evenements n'auraient done pas ete l'effet du laxisme 
criminel des autorites locales, mais le fruit d'une machination 
soigneusement ourdie par le pouvoir central ? 

Cependant, Leon Tolstoi lui-meme, qui etait a l'epoque particu- 
lierement remonte contre le gouvernement et ne manquait pas une 
occasion de dire du mal de lui, declara a ce moment-la : « Je ne 
crois pas que la police pousse le peuple [aux pogroms]. On a dit 



146. /. Larine, Ievrei i antisemitizm v SSSR (Les Juifs et l'antis^mitisme en URSS), 
M.-L., 1929, pp. 36. 292. 

147. Encyclopaedia Judaica, vol 13, p. 698. 

148. PEJ, t. 6, p. 568. 

* L'une des principals composantes de l'armee Blanche. 



DANS LA REVOLUTION DE 1905 445 

cela pour Kichinev comme pour Bakou... C'est la manifestation 
brutale de la volonte populaire... Le peuple voit la violence de la 
jeunesse revolutionnaire, et lui resiste M9 . » 

A la tribune de la Douma, Choulguine proposa une explication 
proche de celle de Tolstoi : « La justice sommaire est tres repandue 
en Russie comme en d'autres pays... Ce qui se passe en Amerique 
est a cet egard riche d'enseignements... : la justice sommaire y 
porte le nom de lynchage... Mais ce qui est advenu recemment en 
Russie est encore plus terrible - c'est la forme de justice sommaire 
qu'on appelle pogrom ! Quand le pouvoir s'est mis en greve, quand 
les atteintes les plus inadmissibles au sentiment national et aux 
valeurs les plus sacrees pour le peuple sont rest^es totalement 
impunies, alors celui-ci, sous l'empire d'une colere irraisonn^e, a 
commence a se faire justice lui-meme. Cela va sans dire, en de 
telles circonstances, le peuple est incapable de faire la difference 
entre coupables et innocents et - c'est en tout cas ce qui s'est passe" 
chez nous - il a rejete toute la faute sur les Juifs. Parmi ceux-ci, 
peu de coupables ont eu a souffrir, car ils ont ete assez malins pour 
filer a l'etranger ; ce sont les innocents qui ont massivement paye 
pour eux 150 . » (Le dirigeant cadet F. Roditchev a eu quant a lui 
cette formule : « L'antisemitisme, c'est le patriotisme des gens 
deboussoles » - disons : la ou il y a des Juifs.) 

Le Tsar s'etait montre trop faible pour defendre son pouvoir par 
la loi, et le gouvernement faisait la preuve de sa pusillanimite ; 
alors les petits-bourgeois, les petits commer^ants et meme les 
ouvriers, ceux des chemins de fer, des usines, ceux-la memes qui 
avaient organise la greve generate, se sont revolts, se sont dresses 
dans un elan spontane pour defendre leurs valeurs les plus sacrees, 
blesses par les contorsions de ceux qui les denigraient. Incontro- 
lable, abandonnee, desesper^e, cette masse donna libre cours a sa 
rage dans la violence barbare des pogroms. 

Et chez un auteur juif contemporain qui manque par ailleurs de 
sagacite quand il s'obstine a affirmer que, « sans nul doute, le 
pouvoir tsariste a joue" un grand role dans 1' organisation des 
pogroms antijuifs », on trouve au detour d'un paragraphe : « Nous 



149. D.P. Makovitski, 1905-1906 v Iasnoi Poliane (1905-1906 a Iasnai'a Poliana), 
Golos minouvchevo, M., 1923, n° 3, p. 26. 

150. Deuxifime Douma, stenographic des ddbats, 12 mars 1907, p. 376. 



446 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

sommes absolument persuade que le Departement de la Police 
n'etait pas suffisamment organist pour mettxe en oeuvre, la meme 
semaine, des pogroms simultan6s en six cent soixante endroits 
differents. » La responsabilite de ces pogroms « n'incombe pas 
uniquement et pas tellement a 1' administration, mais bien davantage 
a la population russe et ukrainienne de la Zone de residence 151 ». 

Sur ce dernier point, je suis d'accord moi aussi. Mais avec une 
reserve, et elle est de taille : la jeunesse jiuve de cette epoque porte 
elle aussi une lourde part de responsabilite dans ce qui s'est passe". 

Ici s'est manifesto tragiquement un trait du caractere russo- 
ukrainien (sans chercher a distinguer qui, des Russes ou des Ukrai- 
niens, participa aux pogroms) : sous 1' emprise de la colere, nous 
cedons aveuglement au besoin de « nous defouler un bon coup » 
sans faire la difference entre bons et mauvais ; apres quoi, nous ne 
sommes pas capables de prendre le temps - patiemment, methodi- 
quement, pendant des annees, s'il le faut - de reparer les degats. 
La faiblesse spirituelle de nos deux peuples se revele dans ce 
dechainement soudain de brutalite vindicative apres une longue 
somnolence. 

L'on retrouve la meme impuissance dans le camp des patriotes, 
hesitant entre 1' indifference et la semi-approbation, incapables de 
faire entendre leur voix clairement et fermement, d'orienter 
l'opinion, de s'appuyer sur des organisations culturelles. (Notons 
au passage que lors de la fameuse reunion chez Witte, il y avait 
aussi des repr^sentants de la presse de droite, mais ils ne piperent 
mot, ils acquiescerent meme parfois aux impertinences de Propper.) 

Un autre p£che seculaire de 1' Empire russe fit tragiquement 
sentir ses effets durant cette periode : ecrasee depuis longtemps par 
l'Etat, privee de toute influence sur la societe, l'Eglise orthodoxe 
n'exer9ait plus aucun ascendant sur les masses populaires (une 
autorite dont elle avait dispose dans l'ancienne Russie et pendant 
le temps des Troubles, et qui fera tant deTaut, bientot, pendant la 
guerre civile !). Les plus hauts hierarques eurent beau exhorter le 
bon peuple Chretien, des mois et des annees durant, ils ne purent 
meme pas empecher la foule d'arborer des crucifix et des icones en 
tete des pogroms. 

On a 6galement dit que les pogroms d'octobre 1905 avaient 6te" 



151. Praisman, in « 22 », 1986-87, n°51, pp. 183, 186-187. 



DANS LA REVOLUTION DE 1905 447 

organises par 1' Union du Peuple Russe. Ce n'est pas exact : celle- 
ci n'a fait son apparition qu'en novembre 1905, en reaction 
instinctive a 1'humiliation ressentie par le peuple. Son programme 
de l'epoque avait effectivement des orientations globalement anti- 
juives : « L' action destructrice, antigouvernementale des masses 
juives, solidaires dans leur haine pour tout ce qui est russe et indif- 
ferentes aux moyens a utiliser 152 . » 

En decembre, ses militants appelerent le regiment Semienovski 
a ecraser l'insurrection armee de Moscou. Et pourtant, cette Union 
du Peuple Russe que rumeurs et peurs finirent par rendre legen- 
daire, ne constituait en realite qu'un petit parti minable et depourvu 
de moyens dont la seule raison d'etre etait d'apporter son soutien au 
monarque autocrate, lequel, des le printemps 1906, etait d'ailleurs 
devenu un monarque constitutionncl. Quant au gouverncmcnt, il se 
sentait gene" d'avoir pour soutien un tel parti. De sorte que celui-ci, 
fort de ses deux ou trois mille « Soviets » locaux composes 
d'illettres et d'incapables, se retrouva dans 1'opposition au gouver- 
nement de la monarchie constitutionnelle, et tout particulierement 
a Stolypine. - De la tribune de la Douma, Pourichkevitch* inter- 
rogea en ces termes les deputes : « Depuis 1' apparition des organi- 
sations monarchistes, avez-vous vu beaucoup de pogroms dans la 
Zone de residence ?... Pas un seul, parce que les organisations 
monarchistes ont lutte et luttent contre la predominance juive par 
des mesures 6conomiques, des mesures culturelles, et non a coups 
de poing 153 . » - Ces mesures etaient-elles si culturelles, on pcut se 
le demander, mais on ne connait, de fait, aucun pogrom provoque 
par P Union du Peuple Russe, et ceux qui ont precede etaient bien 
le resultat d'une explosion populaire spontanee. 

Quelques annees plus tard, l'Union du Peuple Russe - qui, des 
le depart, n'&ait qu'une mascarade - disparut dans l'indiffirence 
g6nerale. (On peut juger du flou qui entourait ce parti par l'eton- 
nante caracteristique qui en est donnee dans 1' Encyclopedic juive : 
l'antisemitisme de l'Union du Peuple Russe « est tres caracteris- 
tique de la noblesse et du grand capital l54 » !) 



152. Novoie vremia, 1905, 20 nov. (3 d6c), pp. 2-3. 

153. Comple rendu stenographique de la troisieme Douma, 1911, p. 3118. 

154. EJ, 1. 14, p. 519. 

* V. Pourichkevitch (1870-1920), un des leaders de l'extreme droite russe. 



448 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

II existe une autre marque d'infamie, d'autant plus indelebile que 
ses contours sont vagues : « les Cent noirs ». 

D'ou vient cette appellation ? difficile a dire : selon certains, 
c'est ainsi que les Polonais auraient designe par dcpit les moines 
russes qui resisterent victorieusement a l'assaut de la Trinite-Saint- 
Serge en 1608-1609. Par des voies historiques obscures, elle 
atteignit le xx c siecle et fut alors utilisee comme une etiquette tres 
commode pour stigmatiser le mouvement patriotique populaire qui 
s'etait spontanement forme. C'est justement son caractdre a la fois 
imprecis et injurieux qui fit son succes. (Ainsi, par exemple, 
les quatre KD qui s'enhardircnt au point d'entamer des pourparlers 
avec Stolypine furent denonces comme des « KD-Ccnt-noirs ». En 
1909, le recueil des Jalons fut accuse" de « propager sous une forme 
masquee l'ideologie des Cent-noirs ».) Et l'« expression » entra 
dans 1' usage courant pour un siecle, bien que les populations slaves, 
plongees dans le desarroi et le ddcouragement, ne se soient jamais 
comptees par centaines, mais par millions. 

En 1908-1912, X Encyclopedic juive 6ditee en Russie, a son 
honneur, ne se mela pas de donner une definition des « Cent- 
noirs » : 1' elite intellectuelle juive de Russie comptait dans ses 
rangs suffisamment d'esprits ponderes, penetrants et senses. Mais, 
au cours de la meme pcriode, avant la Premiere Guerre mondiale, 
1' Encyclopedic Brockhaus-Efron, elle, en proposa une definition 
dans l'un de ses supplements : « Les "Cent-noirs" est 1' appellation 
courante depuis quelques annees des rebuts de la societe portes sur 
les pogroms contre les Juifs et les intellectuels. » Plus loin, Particle 
elargit le propos : « Ce phenomene n'est pas specifiquement russe ; 
il est apparu sur la scene de l'histoire... en differents pays et a 
differentes dpoques 155 . » Et c'est vrai que, dans la presse d'apres la 
revolution de Fevrier, j'ai rencontre 1' expression « les Cent-noirs 
suedois » !... 

Un auteur juif contemporain avise indique a juste titre que « le 
phenomene que Ton a designe par l'expression "Cent-noirs"... n'a 
pas cte suffisamment etudie 156 ». 

Mais ce genre de scrupule est totalement etranger a la fameuse 



155. Entsiklopcditcheski'i slovar, Spb., Brockhaus i Efron. Dopoln, t. 2 (4/d), 1907, 
p. 869. 

156. Boris Orlov, Rossia bcz cvrc'icv (La Russie sans les Juifs), « 22 », 1988, n° 60, 
p. 151. 



DANS LA REVOLUTION DE 1905 449 

Encyclopaedia Britannica dont l'autorite s'etend a la planete 
entiere : «Les Cent-noirs ou Union du Peuple Russe ou organi- 
sation de groupes reactionnaires et antisemites en Russie, constitute 
pendant la revolution de 1905. Officieusement encourages par le 
pouvoir, les Cent-noirs recrutaient pour l'essentiel leurs troupes 
parmi les proprietaires terriens, les paysans riches, les bureaucrates, 
la police et le clerge ; ils soutenaient l'Eglise orthodoxe, l'Auto- 
cratie et le nationalisme russe. Particulierement actifs entre 1906 
et 1911... 157 » 

On reste pantois devant tant de science ! Et c'est cela que Ton 
donne a lire a toute l'humanite cultivee : « recrutaient pour 
l'essentiel leurs troupes parmi les proprietaires terriens, les paysans 
riches, les bureaucrates, la police et le clerge » ! C'est done ces 
gens-la qui fracassaient a coups de baton les vitrines des magasins 
juifs ! Et ils etaient « particulierement actifs » apres 1905... quand 
le calme fut revenu ! 

C'est vrai, il y eut en 1905-1907 des actions contre les proprie- 
taires terriens, il y en eut meme plus que de pogroms contre les 
Juifs. C'etait toujours cette meme foule ignorante et brutale qui 
saccageait et pillait maisons et biens, massacrait les gens (y compris 
des enfants) et meme le betail ; mais ces massacres-la n'ont jamais 
entraine" de condamnation de la part de 1' intelligentsia progressiste, 
tandis que le depute a la Douma Herzenstein, dans un discours ou 
il prenait avec passion et raison la defense des petites exploitations 
paysannes, alertant les parlementaires sur le danger d'une extension 
des incendies de proprietes rurales, s'exclamait : « Les illumina- 
tions du mois de mai de l'annee derniere ne vous suffisent done 
pas, quand, dans la region de Saratov, cent cinquante proprietes 
furent detruites pratiquement en un seul jour' 58 ? » On ne lui par- 
donna jamais ces « illuminations »-la. II s'agissait bien sur d'une 
bourde de sa part, dont il ne faudrait pas deduire qu'il se rejouissait 
d'une telle situation. Aurait-il neanmoins employe ce mot a propos 
des pogroms contre les Juifs de l'automne precedent ? 

II fallut attendre la Grande, la vraie revolution pour entendre dire 
que les violences contre les nobles terriens « ne furent pas moins 
barbares et inacceptables que les pogroms contre les Juifs... II existe 



157. Encyclopaedia Britannica, 15* ed., 1981, vol. C, p. 62, cl n. 2. 

158. Compte rendu des d^bats de la premiere Douma, 19 mai 1906, p. 524. 



450 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

cependant, dans lcs milieux de gauche, une tendance a les consi- 
dered., comme une destruction, positive en soi, de l'ancien systeme 
politique et social l59 ». 

Oui, encore une similitude effrayante entre ces deux formes de 
pogroms : la foule sanguinaire avait le sentiment d'etre dans son 
bon droit. 

* 

Les derniers pogroms contre les Juifs eurent lieu en 1906 a 
Sedlets, en Pologne - ce qui sort du cadre de notre propos - et a 
Bialystok, pendant l'ete. (Peu apres, la police etouffa dans 1'ceuf 
un pogrom qui se preparait a Odessa apres la dissolution de la 
premiere Douma.) 

A Bialystok s'etait constitue le plus puissant des groupements 
anarchistes de Russie. Ici, « d'importantes bandes d'anarchistes 
avaient fait leur apparition ; ils pcrpetraient des actes terroristes 
contre des proprietaries, des fonctionnaires de police, des cosaques, 
des militaires ,6 ° ». Les souvenirs laisses par certains d'entre eux 
permettent de se representer tres nettement 1' atmosphere de la ville 
en 1905-1906 : attaques repetees des anarchistes qui s'etaient 
installes rue de Sourage, oil la police n'osait plus aller. « II etait 
tres frequent que des policiers en faction fussent assassines en plein 
jour ; e'est pourquoi on en vit de moins en moins... » Void 
l'anarchiste Nissel Farber : « il a jete une bombe sur le poste de 
police », blessant deux gardiens de la paix, un secretaire, tuant 
« deux bourgeois qui se trouvaient la par hasard », et, manque de 
chance, perissant lui-memc dans l'explosion. Voici Guelinker (alias 
Aron Eline) : il lance lui aussi une bombe qui blesse grievement 
l'adjoint du chef de la police, un commissaire, deux inspecteurs et 
trois agents. Voici encore un anarchiste dont la bombe « blesse un 
officier et trois soldats », le blesse lui-meme, d'ailleurs, « et, par 
malheur, tue une militante du Bund ». Ici e'est un commissaire et 
un gardien de la paix qui sont tues, la ce sont deux gendarmes, la 
encore le meme « Guelinker tue un gardien d'immeuble ». (Hormis 
les attentats, on pratiquait aussi l'« expropriation des produits de 



159. /. 0. Levine, Evrei v revolutsii (Les Juifs dans la revolution), RiE, p. 135. 

160. Dimansiein, t. 3, p. 163. 



DANS LA REVOLUTION DE 1905 451 

consommation » - fallait bien se nourrir.) « Les autorites vivaient 
dans la crainte d'un "soulevement" des anarchistes de la rue de 
Souraje », les policiers avaient pris 1' habitude de « s'attendre a un 
tel soulevement pour aujourd'hui, demain ou apres-demain ». « La 
majorite... des anarchistes... penchaient vers une action armee 
resolue afin d'entretenir en permanence, autant que faire se pouvait, 
une atmosphere de guerre des classes. » 

Dans ce but, la terreur fut egalement etendue aux « bourgeois » 
juifs. Le meme Farber s'en prit au patron d'un atelier, un certain 
Kagan, « a la sortie de la synagogue... il le blessa grievement d'un 
coup de couteau dans le cou » ; un autre petit patron, Lifchitz, subit 
le meme sort ; de meme « le riche Weinreich fut attaque a la syna- 
gogue », mais « le revolver etait de pietre qualite et s'enraya a trois 
reprises ». On exigeait une serie « d'actions d'envergure "gratuites" 
contre les bourgeois » : « il faut que le bourgeois se sente en danger 
de mort a chaque instant de son existence ». On eut meme l'idee 
« de disposer tout au long [de la rue principale de Bialystok] des 
machines infernales pour faire sauter tous les grands bourgeois » 
en une seule fois. Mais « comment faire passer le "message" 
anarchiste ? ». Deux courants virent le jour a Bialystok : les par- 
tisans de la terreur « gratuite » et les « communards » qui conside- 
raient que le terrorisme etait une m&hode « terne » et mediocre, 
mais tendaient vers 1' insurrection armee « au nom d'un commu- 
msme sans Etat » : « investir la ville, armer les masses, register 
a plusieurs assauts de 1' armee puis la chasser hors de la cite », 
et, « parallelement, investir les usines, les manufactures et les 
magasins ». C'est en ces termes que, « lors de meetings rassemblant 
de quinze a vingt mille personnes, nos orateurs appelaient au soule- 
vement arme ». Helas, « les masses laborieuses de Bialystok s'etant 
eloignees de 1' avant-garde revolutionnaire qu'elles avaient elles- 
memes allaitee », il etait imperatif de « venir a bout... de la 
passivite des masses ». Les anarchistes de Bialystok preparerent 
done bel et bien une insurrection en 1906. Son deroulement et 
ses consequences sont connus sous le nom de « pogrom de 
Bialystok 1 " 1 ». 

Tout a commence avec l'assassinat du chef de la police qui eut 



161. Iz istorii anarkhitcheskovo dvijenia v Bialystoka (Aspects de l'histoire du 
mouvement anarchiste a Bialystok), Soblazn sotsializma, pp. 417-432. 



452 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

lieu precisement dans cette « rue de Souraje ou se trouvait 
concentree 1'organisation anarchiste juive » ; ensuite, quelqu'un a 
tire ou lance" une bombe sur une procession religieuse. Apres quoi, 
une commission d'enquete fut depech^e par la Douma, mais, helas, 
trois fois h61as, elle ne parvint pas a determiner « s'il s'agissait de 
coups de feu ou d'une sorte de sifflement : les temoins n'ont pas 
6te en mesure de le dire m ». Cela etant, le communiste Dimanstein 
ecrit ties clairement, vingt ans plus tard, qu'«un petard fut lanc6 
sur une procession orthodoxe en guise de provocation 163 ». 

On ne peut pas non plus exclure la participation du Bund qui, 
pendant les « meilleurs » mois de la revolution de 1905, avait brule 
du desir de passer a Taction armee, mais en vain, et deperissait 
maintenant au point qu'il lui fallait envisager de faire a nouveau 
allegeance aux sociaux-democrates. Mais ce sont bien stir les 
anarchistes de Bialystok eux-memes qui se manifesterent avec le 
plus d'eclat. Leur chef, Judas Grossman-Rochtchine, a raconte 
apres 1917 ce qu'etait ce nid d'anarchistes : par-dessus tout, ils 
craignaient de « ceder a l'attentisme et au bon sens ». Ayant echoue 
dans 1'organisation de deux ou trois greves du fait de l'absence de 
soutien de la population, ils deciderent, justement en juin 1906, 
« qu'il fallait prendre la ville en main » et exproprier les outils de 
production. « On considerait qu'il n'y avait aucune raison de se 
retirer de Bialystok sans avoir livre un dernier combat de classe, 
que cela serait revenu a capituler devant un probleme complexe de 
type superieur » ; si « nous ne passons pas au stade supreme de 
la lutte, les masses perdront confiance [en nous] ». Cependant, on 
manquait d'hommes et d'armes pour prendre la ville, et Grossman 
courut a Varsovie demander de l'aide a la fraction armee du PPS 
(les socialistes polonais). Et c'est la-bas qu'il entendit un marchand 
de journaux crier : « "Pogrom sanglant a Bialystok !... des milliers 
de victimes !"... Tout devint clair : la reaction nous avait 
devances IM ! » 

Et c'est la, dans le passage « au stade supreme de la lutte », que 
se trouve sans doute l'explication du « pogrom ». Cet elan revo- 
lutionnaire des anarchistes de Bialystok s'exprima ulterieurement, 



162. EJ. t. 5, pp. 171-172. 

163. Dimanstein, t. 3, p. 180. 

164. Grossman-Rochtchine, Byloie, 1924. n os 27-28, pp. 180-182. 



DANS LA REVOLUTION DE 1905 453 

lors du proces, dans la plaidoirie de l'avocat Gillerson qui « appela 
a renverser le gouvernement et le systeme politique et social existant 
en Russie », et qui, pour cela meme, fit a son tour 1'objet de 
poursuites judiciaires. Quant a la commission de la Douma, elle 
consid6ra que « les conditions d'un pogrom avaient egalement 
6t6 creees par divers elements de la societe qui s'imaginaicnt 
que combattre les Juifs revenait a combattre le mouvement de 
liberation l65 ». 

Mais, apres ce « petard lance par provocation » que la 
commission de la Douma n'avait pas ete capable de deceler, quel 
avait 6t6 le deroulement des evenements ? D'apres les conclusions 
de ladite commission, on proceda a « l'execution systematique de 
Juifs innocents, y compris de femmes et d'enfants, sous prctexte 
de repression des revolutionnaires ». II y eut « plus de soixante- 
dix morts et environ quatre-vingts blesses » parmi les Juifs. Inver- 
sement, « l'acte d'accusation tendit a expliquer le pogrom par 
l'activite revolutionnaire des Juifs, qui avait provoque la colcre du 
reste de la population ». La commission de la Douma rejeta cette 
version des faits : « II n'existait a Bialystok aucun antagonisme de 
type racial, religieux ou economique entre Juifs et Chretiens l66 . » 

Et voici maintenant ce qu'on ecrit aujourd'hui : « Cette fois, le 
pogrom fut purement militaire. Les soldats se transformerent en 
casseurs » et firent la chasse aux revolutionnaires. Dans le meme 
temps, on dit de ces soldats qu'ils craignaient les detachements des 
anarchistes juifs de la rue de Souraje, car « la guerre du Japon... 
avait appris [aux soldats russes] a se metier des coups de feu » 
- telles furent les paroles prononcees a la Douma municipale par 
un conseiller juif 167 . Contre les detachements juifs d'autodefense 
on fait donner 1'infanterie et la cavalerie, mais, en face, il y a des 
bombes et des armes a feu. 

En cette peri ode de forte agitation sociale, la commission de la 
Douma conclut a « un mitraillage de la population », mais, vingt 
ans plus tard, nous pouvons lire dans un ouvrage sovietique (de 
toute fa9on, l'« ancien regime » ne reviendra pas, ne pourra pas se 
justifier, alors on peut y aller !) : « On massacra des families 



165. EJ, t. 5, pp. 171-174. 

166. Ibidem, pp. 170, 172. 

167. Praisman,pp. 185-186. 



454 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

entieres a 1'aide de clous, on creva des yeux, on coupa des langues, 
on fracassa le crane des enfants, etc. I68 » Et un livre de luxe edite a 
l'etranger, un livre a sensation, denonciateur, un in-folio richement 
illustre, imprime sur papier couche, intitule Le Dernier Autocrate 
(decretant done par avance que Nicolas II serait bien le « dernier »), 
proposait la version suivante : le pogrom « avait ete l'objet d'une 
telle mise en scene qu'il parut possible de decrire le programme du 
premier jour dans les journaux berlinois ; ainsi, deux heures avant 
le debut du pogrom de Bialystok, les Berlinois purent etre informes 
de l'evenement 169 ». (Mais s'il parut quelque chose dans la presse 
berlinoise, n'etait-ce pas simplement un echo des manigances de 
Grossman-Rochtchine ?) 

Du reste, il eut ete plutot absurde, de la part du gouvernement 
russe, de susciter des pogroms contre les Juifs alors meme que les 
ministres russes faisaient antichambre chez les financiers occi- 
dentaux dans l'espoir d'en obtenir des prets. Rappelons-nous que 
Witte avait bien de la peine a en obtenir des Rothschild, mal 
disposes envers la Russie a cause de la situation des Juifs et des 
pogroms, « de meme que d'autres 6tablissements juifs impor- 
tants l70 », exception faite du banquier berlinois Mendelssohn. Des 
le mois de decembre 1905, l'ambassadeur de Russie a Londres, 
Benkendorf, avertissait son ministre : « Les Rothschild repetent 
partout... que le credit de la Russie est actuellement au plus bas, 
mais qu'il se retablira immddiatement si la question juive est 
reglee 171 . » 

Et Witte de diffuser, au d6but de 1906, un communique du 
gouvernement disant que « trouver une solution radicale au 
probleme juif est pour le peuple russe une affaire de conscience, et 
cela sera fait par la Douma, mais, avant meme que celle-ci ne se 
reunisse, seront abrogees les dispositions les plus contraignantes 
dans la mesure ou elles ne se justifient plus dans la situation 



168. Dimanstein, t. 3, p. 180. 

169. Der Letzte russische AllcinherTscher, Berlin, Eberhard Frowein Vcrlag (1913), 
p. 340. 

170. A. Popov, Zaem 1906 g. v donesseniakh rousskovo posla v Parije (L'emprunt de 
1906 a travers les depeches de l'ambassadeur de Russie a Paris), Krasnyi' arkhiv, 1925, 
t. 11/12, p. 432. 

171. K peregovoram Kokovtseva o za'ime v 1905-1906 gg. (Les pourparlers de 
Kokovtsev en vuc de l'emprunt), Krasnyi' arkhiv, 1925, 1. 10, p. 7. 



DANS LA REVOLUTION DE 1905 455 

actuelle l72 ». II supplia les representants les plus eminents de la 
communaute juive de Petersbourg de se rendre en delegation aupres 
du tsar, il leur promit l'accueil lc plus bienveillant. Cctte propo- 
sition fut discutee au congres de l'Union pour Tlntegralite des 
droits - et, apres le discours enflamme" de LB. Bak (editeur du 
journal Retch), il fut decide de la rejeter et de se contenter d'en- 
voyer une delegation de moindre importance aupres de Witte, non 
pour apporter des reponses, mais pour porter des accusations : 
lui dire « clairement et sans ambigui'te » que la vague des pogroms 
a ete organisee « a l'initiative et avec le soutien du gouver- 
nement 173 ». 

Apres deux ann6es de seisme revolutionnaire, les dirigeants de 
la communaute juive de Russie qui avaient pris le dessus n'envisa- 
geaient pas une seconde d'accepter un reglement progressif de la 
question de l'egalite des droits. lis avaient le sentiment d'etre portes 
par la vague de la victoire et n' avaient nul besoin de se rendre 
aupres du tsar en position de quemandeurs et de loyaux sujets. lis 
etaient fiers de l'audace qu'avait montree la jeunesse revolution- 
naire juive. (II faut se replacer dans le contexte de l'epoque, ou Ton 
croyait inebranlable la vieille armee imperiale, pour percevoir la 
signification de l'episode au cours duquel, devant le regiment des 
grenadiers de Rostov au garde-a-vous, son commandant, le colonel 
Simanski, avait ete arrete par un Juif engage volontaire !) Apres 
tout, peut-etre ces revolutionnaires ne s'etaient-ils pas rendus 
coupables de « trahison nationale », ainsi que les en accusait 
Doubnov, peut-etre etaient-ce eux qui se trouvaient dans le vrai ? 
- Apres 1905, il ne restait plus que les Juifs fortunes et prudents 
pour en douter. 

Quel fut done le bilan de l'annee 1905 pour l'ensemble de la 
communaute juive de Russie ? D'un cote, « la revolution de 1905 
a eu des resultats globalement positifs..., elle a apporte aux Juifs 
Fegaute politique alors qu'ils ne jouissaient meme pas de l'egalite 
civile... Jamais comme apres le "Mouvement de liberation" la 
question juive n'a beneficie d'un climat plus favorable dans 



172. Pcrcpiska N.A. Romanova i P. A. Solypina (Correspondance entre N. A. 
Romanov et P. A. Stolypine), Krasnyi Arkhiv, 1924, t. 5, p. 106. 

173. Sliosberg, t. 3, pp. 185-188. 



456 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

1' opinion publiquc 174 ». Mais, d'un autre cote, la forte participation 
des Juifs a la revolution contribua a ce qu'ils fussent desormais 
tous identifies a celle-ci. A la tribune de la Douma, en 1907, 
V. Choulguine proposa de voter une resolution pour constater que 
«... la moitie occidentale de la Russie, de la Bessarabie a Varsovie, 
grouille de haine envers les Juifs qu'elle considere comme les 
grands responsables de tous les malheurs... 175 ». 

Ce qui se trouve indirectemcnt confirme par l'augmentation de 
Immigration juive hors de Russie. Si, en 1904-1905 encore, on 
constatait une croissance de 1' emigration chez les hommes d'age 
mur, c'est toute la pyramide des ages qui est concernce a partir de 

1906. Le phcnomene n'est done pas du aux pogroms de 1881-1882, 
mais bel et bien a ceux de 1905-1906. Desormais, rien qu'a desti- 
nation des Etats-Unis, les effectifs de Immigration s'elevent a 
125 000 pcrsonnes en 1905-1906 et a 1 15 000 en 1906-07 l76 . 

Mais, dans le meme temps, ecrit B.l. Goldman, « au cours des 
breves annees oh l'agitation a regne, les etablissements d'ensei- 
gnement superieur n'ont pas applique avec rigueur le numerus 
clausus frappant les Juifs, ce qui a entraine 1' apparition d'un 
nombre relativement important de cadres professionnels juifs, et, 
comme ceux-ci se sont montres plus habiles que les Russes a se 
placer sur le marche, sans toujours se distinguer par une grande 
rigueur morale dans leur activite, on s'est mis a parler d'une 
"mainmise des Juifs" sur les professions intellectuelles l77 ». Et, 
« dans le "Projet pour les universites" prepare en 1906 par le 
ministere de l'lnstruction publique, il n'etait plus fait aucune 
mention du numerus clausus ». En 1905, on comptait 2 247 
(9,2 %) etudiants juifs en Russie ; en 1906, 3 702 (11,6 %) ; en 

1907, 4 266 (12 %) m . 

Dans le programme de reformes annonce le 25 aout 1906 par le 
gouvernement, celui-ci s'engageait a reexaminer, parmi les limita- 
tions auxqucllcs les Juifs etaient soumis, celles qui pouvaient etre 



174. G.A. Landau, Revolutsionnye idei v ievreiskoi obchtcheslvennosti (Les id6es 
rcvolutionnaires dans l'opinion juive). RiE, p. 116. 

175. Compte rendu stenographique des d6bats h la deuxieme Douma, 6 mars 1907, 
p. 151. 

176. EL t. 2, pp. 235-236 ; PEJ. t. 6, p. 568. 

177. B.I. Goldman (B. Gorev), Ievrci v proizvedeniakh rousskikh pissatelei (Les Juifs 
dans la litteYature russe). Pd. SvobodnoTe slovo, 1917, p. 28. 

178. PEJ, t. 7, p. 348. 



DANS LA REVOLUTION DE 1905 457 

imm^diatement levees « dans la mesure oil elles ne font que 
provoquer le mccontentcmcnt ct sont manifestcmcnt caduques ». 

Mais, dans le meme temps, le gouvernement russe etait on ne 
peut plus affecte a la fois par la revolution (qui se prolongea encore 
deux ans par une vague de terrorisme difficilement contenue par 
Stolypine) et par la participation tres visible des Juifs a cette 
revolution. 

A ces sujets de mecontentement s'ajoutait la defaite humiliante 
face au Japon, et les cercles dirigeants de Petersbourg cederent a la 
tentation d'une explication simpliste : la Russie est foncierement 
saine, et toute la revolution, du debut a la fin, n'est qu'une sombre 
machination ourdie par les Juifs, un episode du complot judeo- 
ma9onnique. Tout expliquer par une seule et unique cause : les 
Juifs ! La Russie serait depuis longtemps au zenith de la gloire et 
de la puissance universelle s'il n'y avait pas les Juifs ! 

Et, en s'accrochant a cette explication courte mais commode, les 
hautes spheres ne faisaient que rendre l'heure de lcur chute encore 
plus proche. 

La croyance superstitieuse en la force historique des complots 
(quand bien meme ils existeraient, de type individuel ou collectif) 
laisse completement de cote la cause principale des echecs subis aussi 
bien par les individus que par les Etats : les faiblesses humaines. 

Ce sont nos faiblesses russes qui ont determine le cours de notre 
triste histoire - Fabsurdite du schisme religieux provoque par 
Nikon*, les violences insensees de Pierre le Grand et l'incroyable 
s£rie de contrechocs qui s'ensuivit, l'habitude seculaire de gaspiller 
nos forces pour des causes qui ne sont pas les notres, la suffisance 
inveteree de la noblesse et la petrification bureaucratique tout au 
long du xix e siecle. Ce n'est pas par l'effct d'un complot ourdi de 
l'exterieur que nous avons abandonne nos paysans a leur misere. 
Ce n'est pas un complot qui a conduit la grandiose et cruelle 
Petersbourg a etouffer la douce culture ukrainienne. Ce n'est pas 
du fait d'un complot que quatre ministeres n'etaient pas capables 
de se mettre d' accord sur 1' attribution de tel ou tel dossier a l'un 
ou 1' autre d'entre eux, et qu'ils passaient des annees en chicanes 



* Patriarche de l'Eglise russe qui, au xvn c siecle, voulut imposer par la force une 
reTorme des tcxtes Jiturgiques et du rituel, ce qui engendra le schisme des « vieux- 
croyants ». 



458 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

epuisantes mobilisant tous les niveaux de la hierarchie. Ce n'est 
pas le resultat d'un complot si nos empereurs, les uns apres les 
autres, se sont reveles incapables de comprendre 1'evolution du 
monde et de definir les vraies priorites. Si nous avions conserve la 
purete et la force qui nous furent insufflecs jadis par Saint-Serge 
de Radoneje, nous ne redouterions aucun complot au monde. 

Non, on ne peut dire en aucun cas que ce sont les Juifs qui ont 
« organise » les revolutions de 1905 ou de 1917, tout comme on ne 
peut pas dire que c'est telle ou telle nation prise dans son ensemble 
qui les a fomentees. De la meme maniere, ce ne sont pas les Russes 
ni les Ukrainiens, pris dans leur ensemble en tant que nations, qui 
ont organise" les pogroms. 

II nous serait a tous facile de jeter un regard retrospectif sur cette 
revolution et de condamner nos « reriegats ». Les uns etaient « des 
Juifs non juifs 179 », les autres « des intcrnationalistes et non des 
Russes ». Mais toute nation doit repondre de ses membres en ce 
qu'elle a contribue a les former. 

Du cote de la jeunesse revolutionnaire juive (mais aussi, de ceux 
qui l'avaient formee) ainsi que de ceux des Juifs qui « constituerent 
une force revolutionnaire importante 180 », il semble qu'on ait oublie 
le sage conseil qu'adressait Jeremie aux Juifs deportes a Babylone : 
« Recherchez la paix pour la ville ou je vous ai deportes ; priez 
Yahve en sa faveur, car de sa paix depend la votre. » (Jeremie, 29-7.) 

Alors que les Juifs de Russie qui rallierent la revolution ne 
songeaient, eux, qu'a faire tomber cette meme ville sans penser 
aux consequences. 



Dans la longue et chaotique histoire humaine, le role joue par 
le peuple juif - peu nombreux mais energique - est indeniable, 
considerable meme. Cela vaut aussi pour l'histoire de la Russie. 
Mais, pour nous tous, ce role demeure une enigme historique. 

Pour les Juifs aussi. 

Cette etrange mission leur a tout apporte sauf le bonheur. 



179. Voir, par cxemplc, Paul Johnson, A History of the Jews, Harper Collins, 1987, 
p. 448. 

180. PEJ, t. 7, p. 349. 



Chapitre 10 
LE TEMPS DE LA DOUMA 



Le Manifeste du 17 octobre marqua le debut d'une periode quali- 
tativement nouvelle de l'histoire russe, consolidee ensuite par une 
annee de gouvernement Stolypine : la periode de la Douma ou de 
l'Autocratie limitee, au cours de laquelle les principes de gouver- 
nement anterieurs - pouvoir absolu du tsar, opacite des ministeres, 
immuabilite de la hierarchie - furent rapidement ct scnsiblcment 
restreints. Cette periode fut tres difficile pour l'ensemble des hautes 
spheres, et seuls les hommes doues d'un caractere solide et d'un 
temperament actif purent s'inscrire dignement dans l'epoque 
nouvelle. Mais V opinion publique eut elle aussi du mal a s'habituer 
aux nouvelles pratiques electorates, a la publicite des debats a la 
Douma (et plus encore a la responsabilite de celle-ci) ; et, sur son 
aile gauche, les enrages leninistes tout comme les enrages du Bund 
boycotterent purement et simplement les elections a la premiere 
Douma : nous n'avons rien a faire de vos parlements, nous arri- 
verons a nos fins par les bombes, le sang, les convulsions ! Et done 
« 1' attitude du Bund a l'egard des deputes juifs de la Douma fut 
violemment hostile ' ». 

Mais les Juifs de Russie, conduits par l'Union pour l'integralite 
des droits, ne s'y tromperent pas et, manifestant leur sympathie 
pour la nouvelle institution, « participerent tres activement aux 
elections, votant le plus souvent pour les representants du parti 
[Cadet] qui avait place 1'egalite des droits pour les Juifs en exergue 
de son programme ». Certains revolutionnaires qui avaient recouvre" 



l. ej, t. 5, p. 100. 



460 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

leurs esprits partageaient les memes dispositions. Ainsi Isaac 
Gourvitch, qui avait emigre en 1889 - militant actif de la gauche 
marxiste, il fut le cofondateur du parti social-democrate 
americain -, revint en 1905 en Russie ou il fut elu au college des 
grands electeurs a la Douma 2 . - Pas de limitations pour les Juifs 
aux elections, et douze d'entre eux siegerent a la premiere Douma ; 
il est vrai qu'ils venaient pour la plupart de la Zone de residence, 
tandis que les leaders juifs de la capitale, ne disposant pas du cens 
electoral, ne purent etre elus : seuls sidgerent a la Douma 
M. Winaver, L. Bramson 3 et le Juif converti M. Herzenstein (auquel 
le prince P. Dolgoroukov avait cede sa place). 

Comme le nombre des Juifs siegeant a la Douma etait signifi- 
catif, les deputes sionistes proposerent de former « un groupe juif 
independant » se pliant a « la discipline d'un vrai parti politique », 
mais les deputes non sionistes rejeterent cette idee, se contentant 
« de se reunir de temps a autre pour discuter des questions 
concernant directement les interets juifs 4 », acceptant toutefois de 
se plier deja a « une veritable discipline au sens ou ils se confor- 
maient rigoureusement aux decisions d'un college compose des 
membres de la Douma et de ceux du Comite pour 1'integralite des 
droits 5 » (le « Bureau politique »). 

Dans le meme temps se formait une alliance solide entre les Juifs 
et le parti Cadet. « II n' etait pas rare que les sections locales de 
l'Union [pour l'integralite des droits] et du parti constitutionnel- 
democrate fussent composees des memes personnes 6 . » (On 
taquinait Winaver en le surnommant le « Cadet mosai'que ».) « Dans 
la Zone de residence, l'ecrasante majorite des membres du parti 
[Cadet] etait composee de Juifs ; dans les provinces de l'interieur, 
ils y reprdsentaient en nombre la deuxieme nationalite... Comme 
l'6crivit Witte, "presque tous les Juifs diplomes de l'enseignement 
superieur rejoignirent le parti de la Liberte du peuple [c'est-a-dire 
les Cadets]... qui leur promettait l'obtention immediate de l'6galite 
des droits". Ce parti doit beaucoup de son influence aux Juifs qui 



2. EJR, I. 1, p. 392. 

3. EJ, t. 7, p. 370. 

4. EJ, t. 7, p. 371. 

5. G. B. Sliosberg, t. 3, p. 200. 

6. PEJ, p. 349. 



LE TEMPS DE LA DOUMA 461 



lui apportaient leur soutien tant intellectuel que materiel 7 . » - Les 
Juifs « ont introduit de la coherence et de la rigueur... dans le 
"Mouvement de liberation" russe de 1905 8 ». 

Cependant, A. Tyrkova, figure importante du parti Cadet, note 
dans ses souvenirs que « les principaux fondateurs et dirigeants du 
parti Cadet n'6taient pas des Juifs. II ne se trouva pas, parmi ceux- 
ci, de personnalite ayant suffisamment d'envergure pour entrainer 
derriere soi les liberaux russes comme, au milieu du xix e siecle, le 
Juif Disraeli l'avait fait pour les conservateurs anglais... Les gens 
qui comptaient le plus au sein du parti Cadet etaient des Russes. 
Cela ne veut pas dire que je nie l'influence de ces Juifs qui se sont 
fondus dans notre masse. lis ne pouvaient pas ne pas agir sur nous, 
ne serait-ce que par leur inepuisable energie. Leur presence meme, 
leur activite ne nous permettaient pas de les oublier, d'oublier leur 
situation, d'oublier qu'il fallait leur venir en aide. » Et, plus loin : 
« En reflechissant sur tous ces rdseaux d' influence des Juifs [au sein 
du parti Cadet], on ne peut passer sous silence le cas de Milioukov. 
Des le depart, il devint leur chouchou, entoure d'un cercle d'admi- 
rateurs, plus precisement d'admiratrices... qui le ber$aient en 
sourdine de leurs melodies, le cajolaient, le couvraient sans retenue 
d'eloges si excessifs qu'ils en etaient comiques 9 . » 

V. A. Obolenski, lui aussi membre du parti, decrit un club Cadet 
du temps de la Premiere Douma, au coin des rues Serguievskai'a et 
Potemkinskai'a. La se melaient l'elite de la societe juive secularised 
et l'elite de 1' intelligentsia russe politisee : « II y avait toujours 
beaucoup de monde et le public, compose en majorite de riches 
Juifs petersbourgeois, etait fort elegant : les dames arboraient des 
robes en soie, des broches et des bagues a brillants, les messieurs 
avaient des airs de bourgeois bien nounis et contents d'eux-memes. 
Malgre nos convictions democratiques, nous etions quelque peu 
choques par 1' atmosphere qui regnait dans ce "club Cadet". On peut 
imaginer l'embarras eprouve par les paysans qui venaient assister 
aux reunions de notre groupe parlementaire... Un "parti de 



7. Ibidem, pp. 398-399. 

8. V. V. Choulguine, « Chto nam v nikh ne nravitsa... », Ob Antisemitizme v Rossii 
(« Ce qui ne nous plait pas en eux... » Sur l'antisemitisme en Russie), Paris, 1929, p. 207. 

9. A. Tyrkova-Wiltiams, Na poutiakh k svobode (Les Chemins de la liberty, New 
York, 6d. Tchckov, 1952, pp. 303-304. 



462 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

messieurs", voila ce qu'ils se disaient en cessant de frequenter 
nos reunions 10 . » 

Au plan local, la cooperation entre 1' Union pour l'integralite des 
droits et le parti Cadet ne se manifestait pas seulement par la 
presence « du plus grand nombre possible de candidats juifs », mais 
aussi par le fait que « les sections locales de 1' Union [pour l'inte- 
gralite des droits] avaient pour instruction de soutenir [les non- 
Juifs] qui promettaient de contribuer a P emancipation des Juifs ' ' ». 
Comme Pexpliquait en 1907 le journal cadet Retch en reponse a 
des questions maintes fois posees par d'autres journaux : « Retch 
a, en son temps, formule tres precisement les conditions de 1' accord 
passe" avec le groupe juif... Celui-ci a le droit de recuser des grands 
electeurs et de s'opposer a des candidatures a la Douma 12 . » 

Au cours des debats parlementaires, la Douma, suivant en cela 
la logique du Manifeste imperial, posa la question de l'egalite des 
droits pour les Juifs dans le cadre general de 1' octroi des memes 
droits a l'ensemble des citoyens. « La Douma d'Etat a promis de 
preparer une "loi sur legalisation complete en droits de tous les 
citoyens et l'abrogation de toutes limitations ou tous privileges lies 
a l'appartenance a une classe sociale, une nationality, une religion 
ou un sexe l3 ". » Apres avoir adopte les principales orientations de 
cette loi, la Douma se perdit en debats pendant encore un mois, 
multipliant « les declarations tonitruantes suivies d'aucun effet 14 », 
pour etre finalcmcnt dissoute. Et la loi sur l'egalite civile, 
notamment pour les Juifs, resta en suspens. 

Comme la plupart des Cadets, les deputes juifs de la Premiere 
Douma signerent l'appel de Vyborg, ce qui entraina pour eux Pim- 
possibilite de se presenter desormais a des elections ; la carriere de 
Winaver eut particulierement a en patir. (A la Premiere Douma, il 
avait tenu des propos violents, alors qu'il allait deconseiller plus 
tard aux Juifs de se mettre trop en avant pour 6viter que ne se 
reproduise ce qui etait advenu lors de la revolution de 1905.) 



10. V.A. Obolenski, Moi'a jizn. Moi sovremenniki (Ma vie. Mcs contemporains), Paris, 
YMCA Press. 1988, p. 335. 

11. PEJ, t. 7, p. 349. 

12. Retch (La Parole), 1907, 7 (19) Janvier, p. 2. 

13. EJ, t. 7, p. 371. 

14. V.A. Maklakov, 1905-1906 gody (Les anniies 1905-1906) - M. M. Winaver i 
rousskaia obchtchestvennost natchala XX veka (M. M. Winaver et i'opinion publique 
russe du debut du xx c siecle), Paris, 1937, p. 94. 



LE TEMPS DE LA DOUMA 463 

« La participation des Juifs aux elections a la deuxieme Douma 
fut encore plus marquee qu'au cours de la premiere campagne elec- 
torale... Les populations juives de la Zone de residence manifes- 
terent l'interet le plus vif pour ce scrutin. Le debat politique gagna 
toutes les couches de la societe. » Cepcndant, comme l'indique 
V Encyclopedie juive publiee avant la revolution, on observa 
egalement une importante propagande antijuive mence par des 
cercles monarchists de droite, particulierement actifs dans les 
provinces de l'Ouest ; « on persuada les paysans que tous les partis 
progressistes se battaient pour 1'egalite des droits des Juifs au 
detriment des interets de la population de souchc 15 »; que, 
« derriere la mascarade de la representation populaire, le pays etait 
gouvern6 par un syndicat judeo-maconnique de spoliateurs du 
peuple et de traitres a la patrie » ; que le paysan devrait s'inquieter 
du « nombre inoui de maftres nouveaux, inconnus des anciens du 
village, et qu'il devait desormais nourrir de son labeur » ; que la 
Constitution « promettait de remplacer le joug tatar par celui, 
infamant, du kahal international ». Et Ton dressait une liste des 
droits existants appeles a etre abroges : non seulement il ne fallait 
pas elire de Juifs a la Douma, mais il fallait les releguer tous dans 
la Zone de residence ; leur interdire de vendre du ble, du grain et du 
bois, de travailler dans les banques ou les etablissements commer- 
ciaux ; confisqucr leurs proprietcs ; leur interdire de changer de 
nom ; d'excrcer les fonctions d'editeur ou de redacteur d'organes 
de presse ; reduire la Zone de residence elle-meme en en excluant 
les regions fertiles, ne pas conceder de terres aux Juifs en deca de 
la province de Yakoutsk ; d'une facon generale, les considerer 
comme des etrangers, remplacer pour eux le service militaire par 
un impot, etc. «Le resultat de cette propagande antisemite, 
repandue aussi bien par voie orale que par ecrit, fut l'effondrement 
des candidats progressistes a la deuxieme Douma dans toute la 
Zone de residence 16 . » II n'y eut que quatre deputes juifs a la 
deuxieme Douma (dont trois Cadets) 17 . 

Mais, avant meme ces elections, le gouvernement s'etait penchd 
sur la question de 1'egalite des droits pour les Juifs. Six mois apres 



15. EJ, t. 7, p. 372. 

16. EJ, t. 2, pp. 749-751. 

17. EJ, t. 7, p. 373. 



464 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

avoir pris ses fonctions dc Premier ministre, en decembre 1906, 
Stolypine avait fait adopter par le gouvernement une resolution 
(qiTon a appelee « Journal du Conseil des ministres ») sur la pour- 
suite de la levee des restrictions imposees aux Juifs, et ce, dans des 
domaines cssentiels, s'orientant ainsi vers l'egalitd integrate. « On 
envisageait de supprimer : 1' interdiction faite aux Juifs de resider 
dans les regions rurales a l'interieur de la Zone de residence ; 1' in- 
terdiction de resider dans les regions rurales sur le territoire de 
tout 1' Empire pour les personnes bendficiant du droit de residence 
universel » ; « l'interdiction d'inclure les Juifs dans le directoire 
des societes par actions detentrices de biens fonciers 18 . » 

Mais l'empereur repondit par une lettre datee du 10 decembre : 
« Malgre les arguments les plus convaincants en faveur de 
1'adoption de ces mesures..., une voix interieure me dicte avec 
de plus en plus d'insistance de ne pas prendre sur moi cette 
decision l9 . » 

Comme s'il ne comprenait pas - ou plutot voulait l'oublier - que 
la resolution proposed dans le Journal etait la consequence directe 
et ineluctable du Manifestc qu'il avait lui-meme signe" un an aupa- 
ravant... 

Or, meme dans le monde bureaucratique le plus ferme, il se 
trouve toujours des fonctionnaires avec des yeux et des mains. Et 
si la rumeur d'une decision prise en Conseil des ministres s'etait 
deja repandue dans T opinion ? Et voila : on saura que les ministres 
vculent emanciper les Juifs tandis que le souverain, lui, y fait 
obstacle... 

Le meme jour, 10 decembre, Stolypine se hate done d'ecrire a 
l'Empereur une lettre pleine d' inquietude, reprenant tous ses argu- 
ments un a un, et surtout : «Le renvoi du Journal n'est pour 
l'instant connu de personne », il est par consequent encore loisible 
de dissimuler les tergiversations du monarque. « Votre Majeste, 
nous n'avons pas le droit de vous mettre dans cette position et de 
nous abriter derriere vous. » Stolypine aurait voulu que les avan- 
tages accord6s aux Juifs apparussent comme une faveur accordee 
par le tsar. Mais, puisque tel n'etait pas le cas, il lui proposait 



18. PEJ,t.7,p.351. 

19. Perepiska N. A. Romanova i P. A. Solypina (Correspondance cntre N. A. Romanov 
et P. A. Stolypine), Krasnyi Arkhiv, 1924, t. 5, p. 105 ; voir egalement PEJ, t. 7, p. 351. 



LE TEMPS DE LA DOUMA 465 

maintenant d'adopter une autre resolution : l'Empereur ne formule 
pas d' objections sur ie fond, mais ne veut pas que la loi soit 
promulguee par-dessus la tete de la Douma ; il faut que ce soit la 
Douma qui s'en charge. 

Le secretaire d'Etat S. E. Kryjanovski raconte que l'empereur 
adopta alors une resolution qui allait justement dans ce sens : que 
les representants du peuple prennent sur eux la responsabilite aussi 
bien de soulever cette question que de la r£soudre. Mais, on ne sait 
pourquoi, cette resolution recut peu de publicite, et, « du cote de la 
Douma, il ne se passa strictement rien 20 ». 

Largement a gauche, penctree d'idees progressistes et si vehe- 
mente envers le gouvernement, la deuxieme Douma avait le champ 
libre ! Eh bien, pourtant, « dans la deuxieme Douma, il fut encore 
bien moins question de la privation de droits dont patissaient les 
Juifs que dans la premiere 21 ». La loi sur l'egalite des droits pour les 
Juifs ne fut pas meme discutee, alors, que dire de son adoption... ! 

Pourquoi done la deuxieme Douma n'a-t-elle pas profite des 
occasions qui Iui etaient offertes ? Pourquoi ne les a-t-elle pas 
saisies ? Elle avait trois mois entiers pour le faire. Et pourquoi les 
debats, les empoignades n'ont-ils porte que sur des questions 
secondaires, accessoires ? L'egalite des Juifs - partielle encore, 
mais deja bien avancee -, on l'a abandonnee. Pourquoi, oui, 
pourquoi ? Quant a la « Commission extraordinaire extra-parlemen- 
taire », elle n'a pas meme aborde l'examen du projet d'abrogation 
des restrictions imposees aux Juifs, elle a contourne le probleme en 
se polarisant sur l'egalite integrate, « aussi vite que possible 22 ». 

Difficile d'expliquer cela autrement que par un calcul politique : 
le but etant de combattre 1'Autocratie, on avait intdret, encore et 
toujours, a faire monter la pression sur la question juive, a ne 
surtout pas lui apporter de solution : on gardait ainsi des munitions 
en reserve. Ces preux de la liberte raisonnaient en ces termes : 
eviter que la levee des restrictions imposees aux Juifs ne diminue 
leur ardeur au combat. Pour ces chevaliers sans peur et sans 
reproche, le plus important, e'etait bel et bien le combat contre 
le pouvoir. 



20. S. E. Kryjanovski, Vospominania (Memoires), Berlin, Petropolis, pp. 94-95. 

21. PEJ, t. 7, p. 351. 

22. EJ, t. 7, p. 373. 



466 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

Tout cela, on commencait a le voir et le comprendre. Berdiai'ev, 
par exemple, adressa a tout le spectre du radicalisme russe les 
reproches suivants : « Vous etes tres sensibles a la question juive, 
vous luttez pour leurs droits. Mais sentez-vous le "Juif ', sentez- 
vous l'ame du peuple juif ?... Non, votre combat en faveur des Juifs 
ne veut pas connaitre les Juifs 23 . » 

Puis, dans la troisieme Douma, les Cadets n'eurent plus la 
majorite ; ils « ne prirent plus d' initiatives sur la question juive, 
craignant d'etre mis en echec... Cela suscita un grand m6conten- 
tement parmi les masses juives, et la presse juive ne se priva pas 
d'attaquer le parti de la Liberte du Peuple 24 . » Bien que « les Juifs 
eussent participe a la campagne electorate avec la plus grande 
ardeur et que le nombre des grands electeurs juifs efit depasse celui 
des Chretiens dans toutes les villes de la Zone de residence », ils 
furent battus par la partic adverse, et au sein de la troisieme Douma 
ne siegerent que deux deputes juifs : Nisselovitch et Friedman 25 . 
(Ce dernier reussit a se maintenir jusque dans la quatrieme Douma.) 
- A partir de 1915, le Conseil d'Etat compta parmi ses membres 
un Juif, G. E. Weinstein, d' Odessa. (Juste avant la revolution, il y 
eut aussi Salomon Samoi'lovitch Krym, un Karai'me 26 .) 

Quant aux octobristes* dont le parti etait devenu majoritaire a la 
troisieme Douma, d'un cote ils cederent, non sans hesitations, a la 
prcssion de l'opinion qui reclamait l'egalite des droits pour les 
Juifs, ce qui leur valut les reproches des deputes nationalistes 
cusses : « Nous pensions que les octobristes restaient attaches a la 
defense des interets nationaux » - or voila que, sans crier gare, ils 
avaient relegue au second plan aussi bien la question « de I* octroi 
de l'egalite des droits aux Russes de Finlande » (ce qui signifiait 
que cette egalite n'existait pas dans cette « colonie de la Russie »...) 
que celle de 1' annexion par la Russie de la region de Kholm, en 



23. Nicolas Berdiai'ev, Filosofia neravenstva (La Philosophic de 1'inegalitl), Paris, 
YMCA Press, 1970, p. 72. 

24. Sliosberg, t. 3. p. 247. 

25. EJ, t. 7, pp. 373-374. 

26. A. A. Goldenweiser, Pravovoi'e polojenie ievrei'ev v Rossii (La situation juridique 
des Juifs en Russie), [Sb.] Kniga o rousskom evrei'stve : Ot 1860 godov do Revolutsii 
1917 g. (Aspects de rhistoire des Juifs russes), in LMJR-1, p. 132 ; EJR, t. 1, p. 212, 
t. 2, p. 99. 

* Parti dissident des Cadets, fond£ par Goutchkov, qui riSclamait la stride application 
du Manifeste du 30 octobre. 



LE TEMPS DE LA DOUMA 467 

Pologne, avec tous les Russes qui la peuplaient - mais « ils ont 
prepare un projet de loi portant suppression de la Zone de resi- 
dence 27 ». Et, d'un autre cote, on leur pretait des declarations « de 
caractere manifestement antisemite » : ainsi la troisieme Douma, a 
l'initiative de Gouchkov, emit en 1906 « le souhait... que les 
m6decins juifs ne soient pas admis a travailler dans le service de 
sante de l'armee 28 » ; de meme, « on proposa de remplacer le 
service militaire des Juifs par un impot 29 ». (Au cours des annees 
qui precederent la guerre, le projet de dispenser les Juifs du service 
militaire fut encore largement et serieusement d£battu ; I.V. Hessen 
publia la-dessus un livre intitule La Guerre et les Juifs.) 

Bref, c'est ainsi que ni la deuxieme, ni la troisieme, ni la 
quatrieme Doumas ne prirent sur elles de faire passer la loi sur 
l'egalite integrate des droits pour les Juifs. Et a chaque fois qu'il 
fallut enteriner la loi sur l'egalite des droits pour les paysans 
(promulguee par Stolypine des le 5 octobre 1906), cellc-ci fut 
bloqu6e par les memes Doumas, sous la pression de la gauche, au 
motif qu'on ne pouvait accorder l'egalite des droits aux paysans 
avant de l'accorder aux Juifs (et aux Polonais) ! 

Et c'est ainsi que la pression exercee sur ce gouvernement 
tsariste execre ne se relacha pas, mais redoubla, quintupla. Et non 
seulement cette pression exercee sur le gouvernement ne se relacha 
pas, non seulement ces lois ne furent pas votees par la Douma, 
mais cela allait durer jusqu'a la revolution de Fevrier. 

Tandis que Stolypine, apres sa tentative malheureuse de 
decembre 1906, prenait sans faire de bruit des mesures administra- 
tives levant partiellement les restrictions imposees aux Juifs. 

Un 6ditorialiste de Novoie Vremia, M. Menchikov, condamna 
cette methode : « Sous Stolypine, la Zone de residence est dcvenue 
une fiction 30 . » Les Juifs « sont en train de vaincre le pouvoir russe 
en lui retirant progressivement toute sa capacity d'intervention... Le 
gouvernement se conduit comme s'il etait juif 31 ». 

Tel est le destin de la voie mediane. 

Cette levee de boucliers des partis de gauche contre une politique 



27. Troisieme Douma, compte rendu stiSnographique des ddbats, 1911, p. 2958. 

28. EJ, t. 7, p. 375. 

29. PEJ, t. 7, p. 353. 

30. Novoie vremia, 1911, 8 (21) sept., p. 4. 

31. Ibidem, 10 (23) sept., p. 4. 



468 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

de mesures progressives, ce refus tactique d'une evolution en 
douceur vers l'egalite des droits, furent puissamment epaules par la 
presse russe. Depuis la fin de l'annee 1905, celle-ci n'etait plus 
assujettie a la censure prealable. Mais ce n'etait plus seulement une 
presse devenue libre, c'etait une presse qui se consideYait comme 
un acteur a part entiere sur la scene politique, une presse, comme 
on l'a vu, qui pouvait formuler des exigences, comme de retirer la 
police des rues de la ville ! Witte disait d'elle qu'elle avait perdu 
la raison. 

Dans le cas de la Douma, la facon dont la Russie, jusque dans 
ses provinces les plus reculees, etait informee de ce qui s'y passait 
et de ce qui s'y disait, d^pendait entierement des journalistes. Les 
comptes rendus stenographiques des debats paraissaient avec retard 
et a des tirages tres faibles, il n'existait done pas d'autre source 
d'information que la presse quotidienne, et e'est a partir de ce qu'ils 
y lisaient que les gens se formaient une opinion. Or les journaux 
deformaient systematiquement les ddbats a la Douma, ouvrant 
largement leurs colonnes aux deputes de gauche et les couvrant de 
compliments, tandis qu'aux deputes de droite ils ne laissaient que 
la portion congrue. 

A. Tyrkova raconte que dans la deuxieme Douma, « les journa- 
listes accredited constituerent leur propre bureau de presse » dont 
« dependait la repartition des places » entre les correspondants. Les 
membres de ce bureau « refuserent de donner sa carte d'accredi- 
tation » au corrcspondant du Journal le Kolokol (journal prefere des 
cures de campagne). Tyrkova intervint, faisant observer qu'« il ne 
fallait pas priver ces lecteurs de la possibility d'etre informes sur 
les debats a la Douma par un journal auquel ils faisaient plus 
confiance qu'a ceux de l'opposition » ; mais « mes collegues, parmi 
lesquels les Juifs etaient les plus nombreux..., s'emporterent, se 
mirent a vociferer, expliquant que personne ne lisait le Kolokol, que 
ce journal ne servait a rien 32 ». 

Pour les cercles nationalistes russes, la responsabilite de cette 
conduite de la presse incombait simplement et uniquement aux 
Juifs : ils en voulaient pour preuve que presque tous les journalistes 
accreditee a la Douma etaient juifs. Et ils publiaient des listes 
« denonciatrices » enumerant les noms de ces correspondants. Plus 



32. Tyrkova-Williams, pp. 340-342. 



LE TEMPS DE LA DOUMA 469 

revelateur est cet episode comique de la vie parlementaire : 
repondant un jour aux attaques dont il etait l'objet, Pourichke\itch 
pointa du doigt, au beau milieu de son discours, la loge de la presse, 
situee pres de la tribune et delimitee par une barriere circulate, et 
dit : « Mais voyez-donc cette Zone de residence des Juifs ! » - Tout 
le monde de se tourner involontairement vers les representants de 
la presse, et ce fut un eclat de rire general que meme la gauche 
ne put reprimer. Cette « Zone de residence de la Douma » devint 
desormais une formule consacree. 

Parmi les 6diteurs juifs en vue, nous avons deja parte" de 
S. M. Propper, proprietaire des Nouvelles de la Bourse et indefec- 
tible sympathisant de la « democratic revolutionnaire ». Sliosberg 
£voque avec plus de chaleur celui qui fonda et financa dans une 
large mesure le journal cadet Retch, I. B. Bak : « Un homme tres 
obligeant, tres cultive, d'orientation radicalement liberate. » C'est 
son intervention passionnee au congres des Comites juifs d'en- 
traide, au debut de 1906, qui empecha une demarche de conciliation 
aupres du tsar. « II n'existait pas d'organisation juive se consacrant 
a Paction culturelle ou a la bienfaisance dont I. Back ne fit pas 
partie » ; il se distingua particulierement par son travail au sein du 
Comite juif pour la liberation 33 . Quant au journal Retch et a son 
redacteur en chef I. V. Hessen, ils 6taient loin de se limiter aux 
seules questions juives et lew orientation etait plus generalement 
liberate (Hessen en apporta ulterieurement la preuve dans 1' emi- 
gration avec le Roul et les Archives de la revolution russe). Les 
tres serieuses Rousskie Vedomosti publiaient des auteurs juifs de 
differentes tendances, aussi bien V. Jabotinski que le futur inventeur 
du communisme de guerre, Lourie-Larine. S. Melgounov a note 
que la publication dans cet organe d'articles favorables aux Juifs 
s'expliquait « non seulement par le souci de prendre la defense des 
opprimtSs, mais aussi par la composition de la redaction du 
journal 34 ». « II y avait des Juifs meme parmi les collaborateurs du 
Novoi'e Vremia de Souvorine ; Y Encyclopedic juive cite les noms 
de cinq d'entre eux 35 . 

Le journal Rousskie Vedomosti fut longtemps domine 



33. Sliosberg, t. 3, pp. 186-187. 

34. S. P. Melgounov, Vospominania i dnevniki. Vyp. 1 (Souvenirs et journal, 1), Paris, 
1964, p. 88. 

35. PEJ, t.7, p.517. 



470 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

par la personnalite de G. B. Iollos, appele la par Guerzenstein qui 
y travaillait depuis les annees 80. Tous deux furent deputes a la 
Premiere Douma. Leur vie eut cruellement a patir de l'atmosphere 
de violences engendree par les assassinats politiques - ceux-ci 
constituant l'essence meme de la revolutions repetition generate » 
de 1905-06. Selon V Encyclopedic juive israelienne, la responsa- 
bilite de leur assassinat incomberait a 1' Union du Peuple russe*. 
Pour V Encyclopedic juive russe, si celle-ci porterait la responsa- 
bilite de l'assassinat de Guerzenstein (1906), Iollos, lui, aurait 6t6 
me" (1907) par des « terroristes Cent-noirs 36 ». 

Les editeurs et joumalistes juifs ne limitaient pas leurs activitis 
a la capitale ni aux publications hautement intellectuelles, mais 
intervenaient aussi dans la presse populaire comme, par exemple, 
la Kope'ika, lecture favorite des concierges - tiree a un quart de 
million d'exemplaires, elle « joua un grand role dans la lutte contre 
les campagnes de denigrement antisemites. » (Elle avait 6t6 creee 
et etait dirigee par M.B. Gorodetski 37 .) La tres influente Kievskaia 
Mysl (a la gauche des Cadets) avait pour redacteur en chef Iona 
Kugel (ils etaient quatre freres, tous joumalistes), et parmi ses 
collaborateurs on trouvait D. Zaslavski, un fieffe coquin, et, ce qui 
nous paratt bien emouvant, Leon Trotski ! Le plus grand journal de 
Saratov etait edite par Averbakh-pere (beau-frere de Sverdlov). A 
Odessa parut pendant quelque temps le Novorossiiskii telegraf, aux 
fortes convictions de droite, mais des mesures d'6touffement 
economique furent prises a son encontre - avec succes. 

La presse russe compta aussi des etoiles « migrantes ». Ainsi 
L. I. Goldstein, journaliste inspire qui ecrivit dans les journaux 
les plus divers pendant trente-cinq ans, y compris dans le Syn 
Otetchestva, et c'est lui aussi qui fonda et dirigea la Rossia, journal 
on ne peut plus patriotique. Lequel fut ferme' a cause d'une 
chronique particulierement virulente dirigee contre la famille impe- 
riale : « Ces messieurs Obmanovy ».) La presse devait celebrer le 
jubile de Goldstein au printemps 19 17 38 . - Ou bien encore le discret 



36. Ibidem, p. 351 ; EJR. t. 1, pp. 290, 510. 

37. EJR, t. 1, p. 361. 

38. Novoi'e vremia, 1917, 21 avril (4 mai) ; ainsi que d'autres journaux. 

* Organisation de masse nationaliste fondee en oclobre 1905 par le Dr Doubrovine et 
Vladimir Pourichk^vitch. 



LE TEMPS DE LA DOUMA 471 

Garvei'-Altus qui connut un moment de gloire pour sa chronique 
« Le Saut de la panthere amoureuse », dans laquelle il deversait un 
torrent de calomnies sur le ministre de PInterieur, N.A. Maklakov. 
(Mais tout cela n'&ait rien a cote de P insolence inoui'e des 
« feuilles humoristiques » des annces 1905-1907 qui couvraient de 
boue, en des termes inimaginables, toutes les spheres du pouvoir et 
de PEtat. II faut mentionner ici le cameleon Zinovi Grjebine : en 
1905, il edita une feuille satirique delirante, le Joupel ; en 1914- 
1915, il dirigea le bien-pensant Otetchestvo, et en 1920 il monta 
une maison d' edition russe a Berlin en collaboration avec les 
editions d'Etat sovictiques 39 .) 

Mais si la presse refletait toutes sortes de courants de pensee, du 
liberalisme au socialisme, et, pour ce qui est de la thematique juive, 
du sionisme a Pautonomisme, il etait une position jugee incompa- 
tible avec la respectability journalistique : c'etait celle qui consistait 
a adopter une attitude comprehensive a Pegard du pouvoir. Dans 
les annees 70, Dostoi'evski deja avait note a plusieurs reprises que 
« la presse russe est dechainee ». On avait meme pu le constater a 
Poccasion de la reunion du 8 mars 1881 chez Alexandre IJJ, tout 
juste intronise empereur, et souvent encore par la suite : les journa- 
listes se comportaient en representants autoproclames de la societe\ 

On prete a Napoleon le propos suivant : « Trois journaux d'oppo- 
sition sont plus dangereux que cent millc soldats ennemis. » Cette 
phrase s' applique largement a la guerre russo-japonaise. La presse 
russe se montra ouvertement defaitiste pendant toute la duree du 
conflit et a chacune de ses batailles. Plus grave encore : elle ne 
dissimulait pas ses sympathies pour le terrorisme et la revolution. 

Cette presse, totalement dechainee en 1905, fut considered 
pendant la periode de la Douma, si Pon en croit Witte, comme 
essentiellement « juive » ou « semi-juive 40 » ; ou, pour etre plus 
precis, comme une presse dominee par des Juifs de gauche ou 
radicaux qui y occupaient les postes cles. En novembre 1905, 
D. I. Pikhno, redacteur en chef depuis vingt-cinq ans du journal 
russe Le Kievien et fin connaisseur de la presse de son temps, 
6crivait ceci : « Les Juifs... ont enormement mise sur la carte de la 



39. EJR, t. 1, p. 373. 

40. S. 1. Wine, Vospominania. Tsarstvovanie Nikolaia II (M6moires. Le regne de 
Nicolas II) en 2 vol., Berlin, Slovo, 1922, t. 2, p. 54. 



472 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

revolution... Ccux, parmi les Russcs, qui rcflcchisscnt sericusement 
ont compris que dans ces moments-la, la presse represente une 
force et que cctte force n'est pas entre leurs mains, rnais entre celles 
de leurs adversaires ; que ceux-ci se sont exprimes en leur nom a 
travers toule la Russie et ont force les gens a les lire parce qu'il 
n'y avait rien d'autre a lire ; et comme on ne peut lancer une publi- 
cation en un jour..., [V opinion] a ete noyee sous cette masse de 
mensonges, incapable de s'y retrouver 41 . » 

L. Tikhomirov ne voyait pas la dimension nationale de ce 
phenomene, mais il emit en 1910 les remarques suivantes sur la 
presse russe : « lis jouent sur les nerfs... lis ne supportent pas la 
contradiction... lis ne veulent pas de la courtoisie, du fair-play... lis 
n'ont pas d' ideal, ils ne savent pas ce que c'est. » Quant au public 
forme par cette presse, il « vcut de l'agressivite, de la brutalite, il 
ne respecte pas le savoir et se laisse berner par 1' ignorance 42 ». 

A l'autre extremite de l'6chiquier politique, voici le jugement 
que le bolchevik M. Lemke portait sur la presse russe : « A notre 
epoque, les idees ne valent pas cher et l'information a sensation, 
l'ignorance sure d'elle-meme et autoritaire remplissent les colonnes 
des journaux. » 

Plus specifiquement, dans la sphere de la culture, Andre Biely 
- qui etait tout sauf un homme de droite ou un « chauvin » - ecrit 
en 1909 ces lignes pleines d'amertume : « Notre culture nationale 
est dominee par des gens qui lui sont etrangers... Voyez les noms 
de ceux qui ecrivent dans les journaux et les revues de Russie, les 
critiques litteraires, les critiques musicaux : ce ne sont pratiquement 
que des Juifs ; il y a parmi eux des gens qui ont du talent et de la 
sensibilitc, et certains, peu nombreux, comprennent notre culture 
nationale peut-etre mieux que les Russes eux-memes ; mais ils 
sont l'exception. La masse des critiques juifs est totalement 
etrangere a Tart russe, elle s'exprime dans un jargon qui ressemble 
a de l'esperanto et fait regner la terreur parmi ceux qui tentent 
d'approfondir et d'enrichir la languc russe 43 . » 

A la meme epoque, Y. Jabotinski, sioniste perspicace, se 



41. Le Kievien, 1905, 17 nov, in Choulguine, Annexes, pp. 285-286. 

42. Iz dncvnika L. Tikhomirova (Extraits du journal de L. Tikhomirov), Krasny 
Arkhiv, 1936, t. 74, pp. 177-179. 

43. Boris Bougaiev (Andre Biely), Chtempelevennala kultura (La Culture obliteree), 
Viesy, 1909, n" 9, pp. 75-77. 



LE TEMPS DE LA DOUMA 473 

plaignait des « journaux progressistes finances par des fonds juifs 
et bourres de collaborateurs juifs », et lancait cet avertissement : 
« Lorsque les Juifs se sont rues en masse dans la politique russe, 
nous leur avons predit que rien de bon n'en sortirait ni pour la 
politique russe, ni pour les Juifs 44 . » 

La presse russe joua un role decisif dans l'assaut que les Cadets 
et I 'intelligentsia menerent contre le gouvernement avant la revo- 
lution ; le depute a la Douma A. I. Chingariov exprime bien l'etat 
d'esprit qui y regnait : « Ce gouvernement n'a qu'a couler ! A un 
pouvoir comme celui-ci nous ne pouvons jeter mcme le plus petit 
bout de corde ! » A ce propos, on peut rappeler que la Premiere 
Douma avait observe une minute de silence a la memoire des 
victimes du pogrom de Bialystok (refusant d'admettre, comme nous 
l'avons vu, qu'il s'etait agi d'un affrontement arme entre des 
anarchistes et 1'armee) ; la deuxieme Douma avait de meme rendu 
hommage a Iollos, assassine par un terroriste ; mais quand 
Pourichkevitch proposa d' observer une minute de silence a la 
memoire des policiers et des soldats morts en accomplissant leur 
devoir, on lui retira la parole et il fut expulse de la seance : les 
parlementaires etaient alors tellement surchauff^s qu'il leur 
semblait impensable de plaindre ceux qui assuraicnt la securite dans 
le pays, cette securite elementaire dont eux-memes avaient tous 
besoin. 

A. Koulicher a dresse un bilan fort juste de cette epoque, mais 
trop tard, en 1923, dans l'emigration : « II y avait effectivement, 
avant la revolution, parmi les Juifs de Russie, des individus et des 
groupes d' individus dont l'activite pouvait etre caracterisee... preci- 
sement par 1' absence de sens des responsabilites face a la confusion 
qui regnait dans l'esprit des Juifs..., [par] la propagation d'un 
"esprit revolutionnaire" aussi vague que superficiel... Toute leur 
action politique consistait a etre plus a gauche que les autres. 
Cantonnes dans le role de critiques irresponsables, n'allant jamais 
jusqu'au bout des choses, ils consideraient que leur mission 
consistait a dire toujours : "Ce n'est pas assez !"... Ces gens Etaient 
des "democrates"... mais il y avait aussi une categorie particuliere 
de democrates - ils se designaient d'ailleurs eux-memes comme le 



44. VI. Jabolinski, Dezcrtiry i khoziai'eva (Ddserteurs ct maitres), Felietony, Spb, 1913, 
pp. 75-76. 



474 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

"Groupe democratique juif ' - qui accolaient cet adjectif a n' im- 
porte quel substantif, inventant un imbuvable talmud de la demo- 
cratie... a seule fin de demontrer que les autres n'etaient pas encore 
suffisamment democrates... lis entretenaient autour d'eux une 
atmosphere d'irrcsponsabilite, de maximalisme sans contenu, de 
revendication insatiable. Tout cela eut des consequences funestes 
lorsque vint la revolution 43 . » L' influence destructrice de cette 
presse represente incontestablement l'un des points faibles, de 
grande vulnerabilite, de la vie publique russe aux alentours des 
annees 1914-1917. 

Mais que devenait dans tout cela la « presse reptilienne », cclle 
qui se couchait devant le pouvoir, la presse des nationalistes 
russes ? Le Rousskoie Znamia de Doubrovine - on a dit qu'il vous 
tombait des mains tant il etait grossier et mauvais. (Notons au 
passage qu'on en avait interdit la diffusion dans 1'armee a la 
demande de certains generaux.) La Zemchtchina ne devait guere 
valoir mieux - je n'en sais rien, je n'ai lu aucun de ces journaux. 
Quant aux Moskovskie Vedomosti, a bout de souffle, elles 
n'eurent plus de lecteurs apres 1905. 

Mais ou etaient passees les intelligences fortes et les plumes 
acerees parmi les conservateurs, ceux qui se preoccupaient du sort 
des Russes ? Pourquoi n'y avait-il pas de journaux de bon niveau 
pour faire contrepoids au tourbillon devastateur ? 

II faut dire que, face a l'agilite de pensee et d'ecriture de la 
presse liberate et radicale, si redevable pour son dynamisme a ses 
collaborateurs juifs, les nationalistes russes ne pouvaient aligner 
que des esprits lents et plutot mous, qui, a l'epoque, n'etaient abso- 
lument pas prepares a livrer ce genre de combat (mais que dire de 
ce qu'il en est aujourd'hui !). On ne trouvait que quelques plumitifs 
exasperes par la presse de gauche, mais totalement d^pourvus de 
talent. Ajoutons encore que les publications de droite connaissaient 
de graves difficult^ financieres. Tandis que les journaux finances 
par l'« argent juif » - comme disait Jabotinski - offraient, eux, de 
tres bons salaires, d'ou la profusion de bonnes plumes ; et, surtout, 
tous ces journaux sans exception etaient interessants. Enfin, la 
presse de gauche et la Douma exigeaient la fermeture des 



45. A. Koulicher, Ob otvetstvcnnosti i bezotvetstvennosti (La responsabilitfi et l'irres- 
ponsabilile), Ievsreiskal'a tribouna, Paris, 1923, n° 7 (160), 6 avril, p. 4. 



LE TEMPS DE LA DOUMA 475 

« journaux subvention^ », c'est-a-dire soutcnus en secret et plutot 
mollement par le gouveraement. 

Le secretaire d'Etat S. E. Kryjanovski reconnut que le gouver- 
nement apportait son soutien financier a plus de trente journaux en 
diverses regions de Russie, mais sans le moindre succes, a la fois 
parce que la droite manquait de gens instruits, prepares a l'activite 
journalistique, et parce que le pouvoir lui-meme ne savait pas non 
plus s'y prendre. Plus doue que les autres fut 1. 1. Gourland - un 
Juif du ministere de l'Int6rieur, cas unique - qui, sous le pseu- 
donyme de « Vassiliev », redigeait des brochures envoyees sous pli 
cachete aux personnalites en vue de la vie publique. 

Ainsi le gouvernement ne disposait que d'un organe qui ne 
faisait qu'enumerer les nouvelles sur un ton sec et bureaucratique, 
le Pravitelstvennyi Vestnik. Mais creer quelque chose de fort, de 
brillant, de convaincant, pour partir ouvertement a la conquete de 
l'opinion publique ne serait-ce qu'en Russie - ne parlons pas meme 
de l'Europe ! -, cela, le gouvernement imperial soit n'en 
comprenait pas la necessite, soit en etait incapable, l'entreprise 
etant au-dessus de ses moyens ou de son intelligence. 

Le Novoie Vremia de Souvorine garda longtemps une orientation 
pro-gouvernementale ; c'etait un journal tres vivant, brillant et 
energique (mais, il faut dire, egalement changeant - tantot favo- 
rable a 1' alliance avec l'Allemagne, tantot violemment hostile a 
celle-ci), et, h61as, ne sachant pas toujours faire la difference entre 
la renaissance nationale et les attaques visant les Juifs. (Son 
fondateur, le vieux Souvorine, partageant ses biens entre ses 
trois tils avant de mourir, leur posa comme condition de ne ceder 
aucune de leurs parts a des Juifs.) Witte rangeait Novoie Vremia 
parmi les journaux qui, en 1905, « avaient interet a etre de 
gauche..., puis virerent a droite pour devenir a present ultra- 
reactionnaires. Ce journal tres interessant et influent offre un 
exemple frappant de cette orientation. » Quoique tres commercial, 
« il compte tout de meme parmi les meilleurs 46 . » II dispensait 
beaucoup d'informations et beneficiait d'une large diffusion 
- c 'etait peut-etre le plus dynamique des journaux russes et, a coup 
sur, le plus intelligent des organes de la droite. 

Et les dirigeants de droite ? Et les deputes de droite a la Douma ? 



46. Witte, I. 2, p. 55. 



476 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

Le plus souvent, ils agissaient sans tenir compte du veritable 
rapport entre leurs forces et leurs faiblesses, se montrant tout a la 
fois brutaux et inefficaces, ne voyant d' autre moyen de « deTendre 
l'lntegrite" de l'Etat russe » qu'en appelant a multiplier les interdic- 
tions frappant les Juifs. En 1911, le depute Balachov elabora un 
programme qui allait a contre-courant de l'epoque et de l'air du 
temps : renforcer la Zone de residence, ecarter les Juifs de Petition, 
de la justice et de l'ecole russe. Le depute Zamyslovski protestait 
parce qu'au sein des universites, les Juifs, les S.-R., les sociaux- 
democrates beneficiaient d'une « sympathie secrete » - comme si 
on pouvait venir a bout par decret d'une « sympathie secrete » ! - 
En 1913, le congres de l'Union de la noblesse reclama (tout comme 
cela avait deja ete fait en 1908 sous la troisieme Douma) que Ton 
prit davantage de Juifs dans l'armee, mais qu'on les ecartat symetri- 
quement de la fonction publique, de 1' administration territoriale et 
municipale, de la justice. 

Au printemps 1911, Pourichkevitch, s'acharnant avec les autres 
contre un Stolypine deja affaibli, proposa a la Douma ces mesures 
extremes : « Interdire formellement aux Juifs d'occuper toute 
fonction officielle dans quelque administration que ce soit... surtout 
a la peripheric de l'Empire... Les Juifs convaincus d'avoir tente 
d'occuper ces fonctions devront en repondre devant la justice 47 . » 

Ainsi la droite reprochait a Stolypine de faire des concessions 
aux Juifs. 

Quand il avait pris ses fonctions au printemps 1906, Stolypine, 
lui, avait du considerer le Manifeste du 17 octobre comme un fait 
accompli, meme s'il fallait lui apporter certains correctifs. Que 
l'empereur y eut appose sa signature a la hate, sans reflechir suffi- 
samment - cela n' avait ddsormais plus aucune importance, il fallait 
l'appliquer, il fallait reconstruire l'Etat au milieu des difficultes, 
conformement au Manifeste et en depit des hesitations du tsar lui- 
meme. Et cela impliquait l'egalite des droits pour les Juifs. 

Bien entendu, les restrictions imposees aux Juifs se maintinrent, 
et pas seulement en Russie. En Pologne, pays que Ton considerait 
- au meme titre que la Finlande - comme opprime, ces limitations 
etaient encore plus brutales. Voici ce qu'en ecrit Jabotinski : « Le 
joug qui pese sur les Juifs en Finlande est sans commune mesure 



47. Compte rendu stenographique des d6bats a la troisieme Douma, 1911, p. 2911. 



LE TEMPS DE LA DOUMA 477 

meme avec ce que Ton connatt en Russie ou en Roumanie... Le 
premier Finnois venu, s'il surprend un Juif hors d'une ville, a le 
droit d'arreter le criminel et de le conduire au poste de police. La 
plupart des metiers sont interdits aux Juifs. Les manages juifs sont 
soumis a des formalites contraignantes et humiliantes... 11 est tres 
difficile d'obtenir l'autorisation de construire une synagogue... Les 
Juifs sont prives de tout droit politique. » Ailleurs, en Galicie 
autrichienne, « les Polonais ne se cachent pas de ne voir dans les 
Juifs qu'un mat6riau servant a renforcer leur pouvoir politique dans 
cette region... On a releve des cas ou des lyceens etaient exclus de 
leur etablissement "pour sionisme" », on entrave de mille et une 
fa?ons le fonctionnement des ecoles juives, on manifeste sa haine 
envers leur jargon (le yiddish) et le parti socialiste juif lui-meme 
est boycotte par les sociaux-democrates polonais 48 . » En Autriche 
meme, pourtant pays d'Europe centrale, la haine envers les Juifs 
etait encore vive et de nombreuses restrictions demeuraient en 
vigueur, comme, par exemple, les cures a Karlsbad : tantot el les 
etaient purement et simplement fcrmces aux Juifs, tantot ceux-ci 
pouvaient s'y rendre seulement en ete, et les « Juifs d'hiver » ne 
pouvaient y acceder que sous un controle strict 49 . 

Mais le systeme de limitations qui avait cours en Russie meme 
justifiait pleinement les doleances globalement exprimees dans 
I' Encyclopedic juive : « La situation des Juifs apparait comme 
hautement incertaine dans la mesure ou elle depend de la facon 
dont la loi est interpreted par ceux qui sont charges de l'appliquer, 
y compris au niveau le plus bas de la hierarchie, voire tout 
simplement de leur bon vouloir... Ce flou... a pour cause... l'extreme 
difficulti de parvenir a une interpretation et a une application 
uniformes des lois limitant les droits des Juifs... Leurs nombreuses 
dispositions ont 616 completers et modifiers par de multiples 
decrets signes par l'empereur sur proposition de differents minis- 
teres... et qui, de surcroit, n'ont pas toujours ete reportes dans le 
Code general des lois » ; « meme lorsqu'il dispose d'une autori- 
sation expresse produite par Tautorite competente, le Juif n'a pas 
la certitude de 1'intangibilite de ses droits » ; « un refus emanant 
d'un fonctionnaire subalterne, une lettre anonyme envoyee par un 



48. VI. Jabolinski, Homo homini lupus, Felietony, pp. 111-113. 

49. EJ, 1.9, p. 314. 



478 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

concurrent ou une demarche effective au grand jour par un rival 
plus puissant cherchant a obtenir 1' expropriation d'un Juif, suffisent 
pour condamner celui-ci a 1'errance 50 ». 

Stolypine comprenait fort bien et 1'absurdite" d'un tel etat de 
chose, et 1' irresistible mouvement poussant alors a un statut 
d'egalite pour les Juifs, statut qui existait deja dans une large 
mesure en Russie. 

Le nombre des Juifs dtablis hors de la Zone de residence 
augmentait regulierement d' annee en annee. Apres 1903, les Juifs 
avaient eu acces a 101 licux de residence supplementaires, et le 
nombre de ceux-ci fut encore notablement augmente sous Stolypine 
qui mit la en oeuvre une mesure que le tsar n'avait pas prise en 
1906 et que la Douma avait rcjetee en 1907. L'ancienne Encyclo- 
pedic juive indique que le nombre de ces lieux de residence supple- 
mentaires s'elevait a 291 en 1910-1912 51 ; quant a la nouvelle 
Encyclopedic, elle avance le nombre de 299 pour 1' annee 1911 52 . 

L'ancienne Encyclopedic nous rappelle qu'a partir de 1'ete" 1905, 
dans la foulee des evenements revolutionnaires, « les instances diri- 
ge antes [des etablissements d'enseignement] ne tinrent pas compte 
pendant trois ans du numerus clausus 53 ». A partir d'aout 1909, 
celui-ci fut rcduit par rapport a ce qu'il 6tait auparavant dans les 
etablissements d'enseignement superieur et secondaire (d^sormais : 
5 % dans les capitales, 10 % hors de la Zone de residence, 15 % a 
l'interieur de celle-ci 54 ), mais sous condition d'etre respecte\ 
Cependant, comme la proportion d'etudiants juifs 6tait de 11 % a 
l'Universite de Saint-Petersbourg et de 24 % a celle d'Odessa 55 , 
cette mesure fut ressentie comme une nouvelle restriction. C'est en 
1911 que fut prise une veritable mesure restrictive : le numerus 
clausus fut etendu aux externes 56 (pour les garcons seulement ; dans 
les etablissements de jeunes Giles, le pourcentage reel 6tait de 
13,5 % en 191 1). Dans le meme temps, les etablissements d'ensei- 
gnement artistique, commercial, technique et professionnel accep- 



50. EJ, t. 13, pp. 622-625. 

51. EJ, t. 5, p. 822. 

52. PEJ, t.5, p. 315. 

53. EJ., t. 13, p. 55. 

54. PEJ, t. 7, p. 352. 

55. S. V. Power, levrei v obschtche! chkole... (Les Juifs dans l'ecole publique...), SPb., 
Razoum, 1914, p. 54. 

56. PEJ, 1. 6, p. 854 : t. 7, p. 352. 



LE TEMPS DE LA DOUMA 479 

taient les Juifs sans restrictions. « Apres l'enseignement secondaire 
et superieur, les Juifs se ruerent dans l'enseignement profes- 
sionnel » qu'ils avaient neglige" jusqu'alors. Si, en 1883, « dans 
toutes les ecoles professionnelles municipales et regionales », les 
Juifs ne representaient que 2 % des effectifs, ils etaient 12 % des 
garcons et 17 % des filles en 1898". - Par ailleurs, « la jeunesse 
juive a rempli les etablissements d'enscignement superieur 
prives » ; ainsi, en 1912, l'lnstitut de commerce de Kiev comptait 
1875 etudiants juifs, et l'lnstitut psycho-neurologique, « des 
milliers ». A partir de 1914, tout etablissement d'enseignement 
prive pouvait dispenser les cours dans la langue de son choix™. 

II est vrai que 1' instruction obligatoire pour tous s'inscrivait dans 
la logique du temps. 

La tache principale que s'etait fixee Stolypine consistait a mener 
a bien la reforme agraire, et a creer ainsi une classe solide de 
paysans-proprietaires. Son compagnon d'armes, le ministre de 
1' Agriculture A. V. Krivocheine, lui aussi partisan de la suppression 
de la Zone de residence, insistait dans le meme temps pour que fut 
limite « le droit des societes anonymes par actions » a proceder a 
l'achat de terres, dans la mesure ou il risque d'entrafner la 
formation d'un « important capital foncier juif » ; en effet, « la 
penetration dans le monde rural de capitaux speculatifs juifs 
risquait de compromettre le succes de la reforme agraire » (il 
exprimait dans le meme temps la crainte que cela n'entrainat 1' ap- 
parition d'un antisemitisme inconnu jusque-la dans les campagnes 
de Grande Russie 39 ). Ni Stolypine ni Krivocheine ne pouvaient 
admettre que les paysans restassent dans la misere du fait de ne 
point posseder des terres. En 1906, les colonies agricoles juives 
furent elles aussi privees du droit d'acquerir des terres appartenant 
a TEtat, celles-ci etant desormais reservees aux paysans 60 . 

L'economiste M. Bernadski a cite" les chiffres suivants pour 
la periode d'avant-guerre : 2,4 % des Juifs travaillaient dans 



57. EJ, 1. 13, pp. 55-58. 

58. /. M. Troitski, Ievrei v rousskoi chkole (Les Juifs et l'&ole russe), in LMJR-1, 
pp. 358. 360. 

59. K. A. Krivocheine, A. V. Krivoch6ine (1857-1921) : Evo znatchenie v istorii Rossii 
natchal XX veka (A. V. Krivochdine (1857-1921) : son role dans l'histoire de la Russie 
au d6but du xx c siecle), Paris, 1973, pp. 290, 292. 

60. EJ, t. 7, p. 757. 



480 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

1' agriculture, 4,7% exercaient une profession liberate, 11,5% 
etaient gens de maison, 31 % travaillaient dans le commerce (les 
Juifs rcpresentaient alors 35 % des commercants de Russie), 36 % 
dans l'industrie ; 18 % des Juifs etaient installes dans la Zone de 
residence 61 . En rapportant ce dernier chiffre aux 2,4 % cites plus 
haut, on constate que le nombre de Juifs residant dans des zones 
rurales et occupes dans l'agriculture n'avait guere augmente, alors 
que, selon Bernadski, « il etait de l'interet des Russes que les forces 
et les ressources juives s'investissent dans tous les domaincs de 
la production », toute limitation a eux imposee « representant un 
gaspillage colossal des forces productives du pays ». II indiquait 
ainsi qu'en 1912, par exemple, la Societe des fabricants et manufac- 
turiers d'un quartier industriel de Moscou avait fait une demarche 
aupres du president du Conseil des ministres pour que les Juifs ne 
fussent pas empeches de jouer leur role de maillon intermediate 
avec les centres de production industrielle russes 62 . 

B.A. Kamenka, president du directoire et fonde de pouvoir de la 
Banque de l'Azov et du Don, se tourna vers le financement de l'in- 
dustrie miniere et metallurgique et patronna onze entreprises impor- 
tantes dans la region du Donets et de l'Oural 63 . - La participation 
des Juifs a des societes par actions ne faisait l'objet d'aucune 
restriction dans l'industrie, mais « les limitations imposees aux 
societes par actions qui souhaitaient acquerir des biens fonciers 
declencha un tolle dans l'ensemble des milieux financiers et indus- 
tries ». Et les dispositions prises par Krivocheine d'etre abrogees 64 . 

V. Choulguine se livra a la comparaison suivante : « La "puis- 
sance russe" paraissait bien ingenue face a l'offensive parfaitement 
ciblee des Juifs. La puissance russe faisait penser a la crue d'un 
long fteuve paisible : une etendue sans fin plongee dans une douce 
somnolence ; de l'eau il y en a, ah mon Dieu qu'il y en a, mais ce 
n'est que de l'eau dormante. Or ce meme fteuve, quelques verstes 
plus loin, enserre par de fortes digues, se transforme en impetueux 



61. M. Bernadski, Ievrci i rousskoi'e narodnoi'c khoziai'stvo (Les Juifs et l'6conomie 
russe). in Chlchit : liieratourny sbornik/ pod red. L. Andrecva, M. Gorkovo et F. Solo- 
gouba. 3-e izd.. dop., M. : Rousskoie Obchtchestvo dlia izoutchenia ievrci'skoi jisni, 
1916. pp.28, 30; PEJ, t. 7, p. 386. 

62. Bernadski, Chtchil, pp. 30, 31. 

63. EJR, 1. 1, p. 536. 

64. Krivocheine, pp. 292-293. 



LE TEMPS DE LA DOUM A 48 1 

torrent dont les caux bouillonnantes se precipitent dans les turbines 
en folie 65 . » 

C'est le meme son de cloche qui se fait entendre du cote de la 
penscc economique liberate : « La Russie, si pauvre... en main- 
d'ceuvre hautement qualifiee..., semble vouloir accrottre encore son 
ignorance et son retard intellectuel par rapport a 1' Occident. » 
Refuser aux Juifs Faeces aux leviers de la production « revient a 
un refus delibere d'utiliser... leurs forces productives 66 ». 

Stolypine voyait bien que e'etait la du gaspillage. Mais les diffe- 
rents secteurs de l'economie russe se developpaient de facon par 
trop inegale. Et il considerait les restrictions imposees aux Juifs 
comme une sorte de taxe douaniere qui ne pouvait etre que provi- 
soire, en attendant que les Russes consolidassent leurs forces dans 
la vie publique comme dans la sphere de l'economie, ces mesures 
protectrices secretant par ailleurs un climat de serre malsain pour 
eux. Enfin (mais apres combien d'annees ?), le gouvernement 
commenca a mettre en ceuvre les mesures pour le developpement 
du monde paysan dont devait decouler une veritable, une authen- 
tique egalite des droits entre les classes sociales et les nationalities ; 
un developpement qui aurait fait disparaitre chez les Russes la peur 
des Juifs et qui aurait mis un terme definitif a toutes les restrictions 
dont ceux-ci etaient encore victimes. 

Stolypine envisageait d'utiliser les capitaux juifs pour stimuler 
l'economie de la Russie en accueillant leurs nombreuses soci&es 
par actions, leurs entreprises, leurs concessions, leurs exploitations 
des ressources naturelles. Dans le meme temps, il comprenait que 
les banques privees, dynamiques et puissantes, preferaient souvent 
s' entendre entre elles plutot que de se faire concurrence, mais il 
comptait contrebalancer ce phenomene par « une nationalisation du 
credit », e'est-a-dire par le renforcement du role de la Banque 
d'Etat et par la creation d'un fonds d'aide aux paysans entrepre- 
nants qui ne pouvaient se procurer du credit ailleurs. 

Mais Stolypine faisait un autre calcul politique : il pensait que 
l'obtention de regalite" des droits eloignerait une partie des Juifs 
du mouvement revolutionnaire. (Entre autres arguments, il avancait 
aussi celui-ci : a 1' echelon local, on avait largement recours a la 



65. Choulguine, p. 74. 

66. Bernadski, pp. 27, 28. 



482 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

pratique des pots-de-vin pour tourner la loi, ce qui avait pour effet 
de r^pandre la corruption au sein de l'appareil d'Etat.) 

Parmi les Juifs, ceux qui ne cedaient pas au fanatisme compre- 
naient bien que, malgre le maintien des restrictions, malgre les 
attaques de plus en plus virulentes (mais qui traduisaient leur 
impuissance) des milieux de droite, ces annees-la offraient des 
conditions de plus en plus favorables aux Juifs et conduisaient 
necessairemcnt a l'egalite des droits. 

A peine quelques annees plus tard, jetees dans Immigration par 
la « grande revolution », deux perr.cr.nalites juives de renom medi- 
terent sur la Russie pre-revolutionnaire : 

Autodidacte sorti de la misere au prix des plus grands efforts, il 
avait passe son baccalaureat en candidat libre a l'age de trente ans 
et obtenu son diplome universitaire a trente-cinq ; il avait participe 
activement au Mouvement de Liberation et avait toujours considere 
le sionisme comme un reve illusoire - il s'appelait Iossif Menassie- 
vitch Bikerman. Du haut de ses cinquante-cinq ans, il 6crivit ceci : 
« Malgre les reglements de mai [1882] et d'autres dispositions du 
meme type, malgre la Zone de residence et le numerus clausus, 
malgre' Kichinev et Bialystok, j'etais un homme libre et je me 
sentais tel, un homme qui avait devant lui un large eventail de 
possibilites d'ceuvrer en toutes sortes de domaines, qui pouvait 
s'enrichir sur le plan materiel comme sur le plan spirituel, qui 
pouvait se battre pour ameliorer sa situation et economiser des 
forces pour continuer le combat. Les restrictions... allaient toujours 
en diminuant sous la pression de l'epoque et sous la notre, et 
pendant la guerre une large breche fut ouverte dans le dernier 
bastion de notre incgalite. II fallait attendre encore cinq a quinze 
ans avant d'obtenir l'egalite complete devant la loi ; nous 
pouvions attendre 67 . » 

Appartenant a la meme generation que Bikerman, il partageait 
des convictions bien differentes et sa vie fut elle aussi tres diffe- 
rente : sioniste convaincu, medecin (il enseigna un temps a la 
faculte de medecine de Geneve), essayiste et homme politique, 
Daniil Samoi'lovitch Pasmanik, Emigre a son tour, ecrivit au meme 



67. /. M. Bikerman. Rossia i rousskoi'e ievrei'stvo (La Russie el sa communaute juive), 
in Rossia i ievrei (« Les elements conservateurs et destructeurs parmi les Juifs »), in 
RiE. p. 33. 



LE TEMPS DE LA DOUMA 483 

moment que Bikerman les lignes suivantes : « Sous le regime 
tsariste, les Juifs vivaient infiniment mieux et, quoi qu'on en dise, 
leurs conditions de vie avant la guerre - sur le plan materiel comme 
sur les autres - etaient excellentes. Nous etions alors prives de 
droits politiques, mais nous pouvions d£velopper une intense 
activite dans la sphere de nos valeurs nationales et culturelles, 
tandis que la misere chronique qui avait ete notre lot disparaissait 
progressivement 68 . » - « Le marasme economique chronique des 
masses juives diminuait de jour en jour, laissant place a l'aisance 
materielle, malgre les deportations insensees de plusicurs dizaines 
de milliers de Juifs hors de la zone du front. Les statistiques des 
soci&es de credit mutuel... constituent la meilleure preuve des 
progres economiques dont ont benerlcie les Juifs de Russie au cours 
de la decennie qui a precede le coup d'Etat. Et il en allait de meme 
dans le domaine de la culture. Malgre le regime pol icier - e'etait la 
liberte absolue par comparaison avec l'actucl regime de la Tcheka 
bolchevique -, les institutions culturelles juives de toutes sortes 
prosperaient. Tout debordait d' activity : les organisations etaient 
en plein essor, la creation etait elle aussi tres vivante et de vastes 
perspectives etaient desormais ouvertes 69 . » 

En un peu plus d'un siecle, sous la couronne de Russie, la 
communaute" juive etait passee de 820 000 (en comptant le royaume 
de Pologne) a plus de 5 millions de representants, alors meme que 
plus d'un million et demi avaient choisi d'emigrer 70 , - soit une 
progression d'un facteur huit entre 1800 et 1914. Au cours des 
90 dernieres annees, le nombre de Juifs avait 6t6 multiplie par 3,5 
(passant de 1,5 million a 5 250 000), alors qu'au cours de la meme 
periode, la population globale de l'Empire (en y incluant les 
nouveaux territoires) n'avait ete multiplied que par 2,5. 

Cependant, les Juifs subissaient toujours des restrictions, ce qui 
alimentait la propagande anti-russe aux Etats-Unis. Stolypine 
pensait pouvoir en venir a bout par V explication, en invitant des 
membres du Congr6s et des journalistes americains a venir voir 
sur place, en Russie meme. Mais, a l'automne 1911, la situation 



68. D. S. Pasmanik, Rousskai'a revolutsia i ievreistvo (Bolchevizm i ioudai'zm) (La 
revolution russe et les Juifs [le bolchcvisme et le judai'sme]), Paris, 1923, pp. 195-196. 

69. D. S. Pasmanik, Tchevo je ray dobivai'emsia ? (Mais qu'est-ce que nous 
voulons ?), RiE, p. 218. 

70. PEJ, t. 7, pp. 384-385. 



484 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

s'envenima au point d'entramer la denonciation d'un accord 
commercial avcc les Etats-Unis remontant a quatre-vingts ans. 
Stolypine ne savait pas encore ce que pouvait etre l'effet d'un 
discours enflamme du futur artisan de la paix, Wilson, ni ce que 
pouvait signifier l'unanimite du Congres americain. II ne vecut pas 
assez pour le savoir. 

Stolypine, qui a imprime son orientation, donne sa lumiere et 
son nom a la decennie qui preceda la Premiere Guerre mondiale, 
- alors qu'il etait l'objet de furieuses attaques aussi bien de la part 
des Cadets que de 1' extreme droite, alors que les deput6s de tous 
bords le trainaient dans la boue a cause de la loi sur la reforme du 
zemstvo dans les provinces de l'Ouest -, fut assassine en 
septembre 1911. 

Le premier chef du gouvernement russe a avoir honnetement 
pose et tente de resoudre, malgre les resistances de l'Empereur, la 
question de l'egalite pour les Juifs, tomba - ironie de l'Histoire ! - 
sous les coups d'un Juif. 

Tel est le destin de la ligne mddiane... 

Par sept fois on avait d£ja essaye de tuer Stolypine et c'etaicnt 
des groupes revolutionnaires plus ou moins nombreux qui avaient 
fomente les attentats - en vain. La, c'est un individu isole qui 
reussit genialement son coup. 

Tres jeune encore, Bogrov n' avait pas suffisamment de maturite 
intellectuelle pour comprendre l'importance politique du role de 
Stolypine. Mais il avait ete temoin des son enfance des conse- 
quences quotidiennes et humiliantes de l'indgalite des Juifs, et sa 
famille, son milieu, sa propre experience l'entretenaient dans la 
haine du pouvoir imperial. Dans les milieux juifs de Kiev qui 
paraissaient ideologiquement si mobiles, nul ne savait gre" a 
Stolypine de ses tentatives pour lever les restrictions imposees aux 
Juifs, et si meme ce sentiment avait effleure certains parmi les plus 
aises, il etait contrebalance par le souvenir de la facon energique 
avec laquelle il avait reprime la revolution de 1905-1906, ainsi que 
par le mecontentemcnt que provoquaient ses efforts pour « nationa- 
liser le credit » en vue de concurrencer ouvertement le capital prive. 
Les cercles juifs de Kiev (mais aussi de Petersbourg ou le futur 
meurtrier avait egalement sejourne) se U"ouvaient sous l'emprise 
magnetique d'un champ de radicalisme absolu qui conduisit le 



LE TEMPS DE LA DOUMA 485 

jeune Bogrov non seulement a se sentir en droit, mais a considerer 
comme de son devoir de ruer Stolypine. 

Ce champ etait si puissant qu'il permit la combinaison suivante : 
Bogrov-pere s'est 61eve dans la soci6te, c'est un capitaliste qui 
prospere dans le systeme existant ; Bogrov-fils s'emploie a detruire 
ce systeme et son pere, apres 1' attentat, declare publiquement qu'il 
est fier de lui. 

En fait, Bogrov n'etait pas si isole que cela : on l'applaudit 
discretement dans les cercles qui manifestaient naguere leur inde- 
fectible fidelite au regime. 

Ce coup de feu qui mit fin a l'espoir que la Russie recouvre 
jamais sa sante aurait pu tout aussi bien etre tire sur le tsar en 
personne. Mais Bogrov avait decide que c'&ait impossible, car 
(comme il le declara lui-meme) « 9' aurait risque - d'entralner des 
persecutions contre les Juifs », d'« avoir des consequences domma- 
geables sur leur situation juridique ». Tandis qu'abattre simplement 
le Premier ministre n'aurait pas ce genre d'effets, pensait-il a juste 
titre. Mais il se trompait lourdement quand il s'imaginait que son 
acte servirait a ameliorer le sort des Juifs de Russie. 

Et Menchikov lui-meme, qui avait d'abord reproche a Stolypine 
les concessions qu'il avait faites aux Juifs, de se lamenter main- 
tenant sur sa disparition : notre grand homme, notre meilleur diri- 
geant politique depuis un siecle et demi - assassine ! et l'assassin 
est un Juif ! un Juif qui ne s'est pas gene pour tirer sur le Premier 
ministre de la Russie ! ? « Le coup de revolver de Kiev... doit etre 
considere comme un signal d'alarme... la situation est ires grave... 
il ne faut pas crier vengeance, mais se decider enfin a register 71 ! » 

Et que se passa-t-il alors dans « Kiev la reactionnaire » oil les 
Juifs etaient si nombreux ? Des les premieres heures suivant 
l'attentat, ils furent massivement saisis de panique et commencerent 
a quitter la ville. D'ailleurs, « les Juifs furent frapp6s de terreur non 
seulement a Kiev, mais dans les coins les plus recules de la Zone 
de residence et du reste de la Russie 72 ». Le Club des nationalistes 
russes manifesta son intention de faire circuler une petition pour 
chasser tous les Juifs de Kiev (ce qui resta au stade des intentions). 
II n'y eut pas le debut d'un commencement de pogrom. Le 



71. Novoi'e vremia, 1911, 10 (23> sept., p. 4. 

72. Sliosberg, t. 3, p. 249. 



486 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

president de l'organisation de jeunesse « L'Aigle a deux tetes », 
Galkine, appela a detruire les bureaux de la section locale de la 
Securite et a casser du Juif : il fut immediatement neutralist. Le 
nouveau Premier ministre, Kokovtsov, rappela d'urgence tous les 
regiments de cosaques (ils etaient en manoeuvres loin de la ville) 
et adressa a tous les gouverneurs un telegramme au ton tres ferme : 
prevenir les pogroms par tous les moyens, y compris la force. Les 
troupes furent concentrees en plus grand nombre que pendant la 
revolution. (Sliosberg : si des pogroms avaient eclate" en 1911, 
« Kiev aurait ete le theatre d'un carnage comparable aux horreurs 
du temps de Bogdan Khmelnitsky 73 ».) 

Non, nulle part en Russie il n'y eut le moindre pogrom. (Malgre" 
cela, on a beaucoup ecrit, et avec insistance, que le pouvoir tsariste 
n'avait jamais reve que d'une chose : organiser alors un pogrom 
antijuif.) 

Certes, la prevention des de\sordres publics fait partie des devoirs 
premiers de l'Etat, et lorsque cette mission est remplie, il n'a pas a 
en attendre de reconnaissance. Mais que, dans des circonstances 
aussi extremes - l'assassinat du chef du gouvernement -, Ton ait 
pu e"viter des pogroms dont la menace semait la panique parmi les 
Juifs, cela meritait tout de meme une petite mention, ne serait-ce 
qu'en passant. Eh bien non : on n'a rien entendu de tel et personne 
n'a parle de cela. 

Difficile a croire, mais la communaute" juive de Kiev n'a pas 
exprime publiquement de condamnation ni de regret a propos de cet 
assassinat. Au contraire. Apres l'execution de Bogrov, de nombreux 
euidiants juifs porterent ostensiblement le deuil. 

Or, tout cela, les Russes le relevaient. Ainsi, en decembre 1912, 
Rozanov ecrivit : « Apres [l'assassinat] de Stolypine, quelque chose 
s'est brise dans ma relation [aux Juifs] : un Russe aurait-il jamais 
ose tuer Rothschild ou tel autre de "leurs grands hommes" 74 ? » 

Si Ton considere les choses sous un angle historique, deux 
arguments de poids empechent cependant de mettre l'acte commis 
par Bogrov au compte des « puissances de l'internationalisme ». Le 
premier et le plus important : ce ne fut pas le cas. Non seulement 



73. Ibidem. 

74. Perepiska V. V. Rozanova i M. O. Gerschenzona (La correspondance de 
V. V. Rozanov et de M. O. Gerschenzon), Novy mir, 1991, n° 3, p. 232. 



LE TEMPS DE LA DOUMA 487 

le livre ecrit par son frere", mais differentes sources neutres 
donnent a penser que Bogrov croyait vraiment pouvoir ceuvrer ainsi 
a l'amelioration du sort des Juifs. Et le deuxieme : revenir sur 
certains episodes inconfortables de l'histoire, les examiner attenti- 
vement pour les deplorer, c'est assumer ses responsabilites ; mais 
les renier et s'en laver les mains, c'est vraiment petit. 

Or c'est pourtant ce qui s'est passe" presque tout de suite. En 
octobre 1911, la Douma fut interpellee par les octobristes sur les 
circonstances troubles de l'assassinat de Stolypine. Cela suscita une 
protestation immediate du depute Nisselovitch : pourquoi, en 
formulant leur interpellation, les octobristes n'avaient-ils pas 
dissimule le fait que le meurtrier de Stolypine etait juif ? C'etait la, 
declara-t-il, de 1' antisemitisme ! 

J'aurai a essuyer moi-meme cet incomparable argument. 
Soixante-dix ans plus tard, j'ai ete 1'objet d'une lourde accusation 
de la part de la communaute juive des Etats-Unis : pourquoi a mon 
tour n'ai-je pas dissimule, pourquoi ai-je dit que l'assassin de 
Stolypine etait un Juif* ? Peu importe que je me sois efforce d'en 
faire une description aussi compete que possible. Peu importe ce 
que le fait d'etre juif a represent^ dans les motivations de son acte. 
Non, la non-dissimulation trahissait mon antisemitisme ! ! 

A I'epoquc, Goutchkov repondit avec dignite : « Je pense qu'il 
y a bien plus d' antisemitisme dans l'acte meme de Bogrov. Je 
suggererais a monsieur le depute Nisselovitch d'adresser ses 
paroles enflammces non pas a nous, mais a ses coreligionnaires. 
Qu'il use de toute la force de son eloquence pour les convaincre 
de se tenir eloignes de deux professions infamantes : celle d'espion 
au service de la police secrete et celle de terroriste. II rendrait ainsi 
un bien plus grand service aux membres de sa communaute 76 ! » 

Mais que peut-on demander a la memoire juive quand l'histoire 
russe elle-meme a laiss6 effacer de sa memoire cet assassinat 
comme un evenement sans grande portee, comme une salissure 



75. Vladmir Bogrov, Dmitri Bogrov i oubii'stvo Stolypina... (Dmitri Bogrov et l'assa- 
sinat de Stolypine...), Berlin, 1931. 

76. A. Goutchkov, Retch v Gosoudarstvennoi Doume 15 oct. 1911 (Discours a la 
Douma du 15 oct. 1911) - A. I. Goutchkov v Tretiei Gosoudarstvennoi Doume (1907- 
1912), Sbornik retchei (Recueil des discours prononces par A. Goutchkov a la troisifeme 
Douma), Spb, 1912, p. 163. 

* Dans La Roue rouge, premier nceud, Aoul quatorze, 6d. Fayard/Scuil. 



488 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

aussi marginale que negligeable. Ce n'cst que dans les annees 80 
que j'ai commence a le tirer de l'oubli - pendant soixante-dix ans, 
1'evoquer etait considere comme inconvenant. 

Les annees passant, davantage d'evenements et de significations 
viennent frapper notre ceil. 

Plus d'une fois j'ai m£dite sur les caprices de PHistoire : sur 
I'imprevisibilite des consequences qu'elle dresse sur notre route 

- je parle des consequences de nos actes. L'Allemagne de 
Guillaume II a ouvert la voie a Lenine pour qu'il detruise la Russie, 
et, vingt-huit ans plus tard, c'est elle qui s'est retrouv€e divisee 
pour un demi-siecle. - La Pologne a contribue au renforcement des 
bolcheviks au cours de l'annee 1919, si difficile pour eux, et elle a 
recolte" 1939, 1944, 1956, 1980. - Avec quel empressement la 
Finlande a aide les revolutionnaires russes, elle qui ne supportait 
pas, ne souffrait pas les libertes particulieres dont elle disposait 

- mais au sein de la Russie -, et, en retour, elle a subi quarante ans 
d'humiliation politique (la « finlandisation »). - En 1914, l'Angle- 
terre a voulu mettre a bas la puissance de l'Allemagne, sa concur- 
rente sur la scene mondiale, et c'est elle qui a perdu sa position de 
grande puissance, et c'est toute l'Europe qui a ete detruite. - A 
Petrograd, les cosaques sont restes neutres aussi bien en Fevrier 
qu'en Octobre ; un an plus tard, ils subirent leur genocide (et 
beaucoup parmi les victimes furent ces mimes cosaques-la). - Dans 
les premiers jours de juillet 1917, les S.-R. de gauche se rap- 
procherent des bolcheviks, puis formerent avec eux un semblant de 
« coalition », de plateforme elargie ; un an plus tard, ils furent 
^erases comme aucune autocratie n'aurait eu les moyens de le faire. 

Ces consequences lointaines, nul d'entre nous n'est capable de 
les prevoir, jamais. La seule facon de se premunir contre de telles 
erreurs est de toujours se laisser guider par la boussole de la morale 
divine. Ou, comme on dit dans le peuple : « Ne creuse pas de fosse 
pour autrui, tu y tomberas toi-meme. » 

Pareillement, si l'assassinat de Stolypine eut de cruelles conse- 
quences pour la Russie, les Juifs non plus n'en tirerent aucun 
benefice. 

Chacun peut certes voir les choses a sa facon, mais, pour ma 
part, je percois ici les pas geants de l'Histoire, et suis frappe par le 
caractere imprevisible de ses resultats. 

Bogrov a tu6 Stolypine, pensant ainsi proteger les Juifs de 



LE TEMPS DE LA DOUMA 489 

l'oppression. Stolypine aurait de toute facon 6t6 ecarte du pouvoir 
par l'Empereur, mais il aurait a coup sur ete rappele de nouveau en 
1914-16 du fait de la vertigineuse carence en hommes capables de 
gouverner ; or, sous son gouvernement, nous n'aurions pas connu 
une fin si lamentable ni dans la guerre ni dans la revolution. (A 
supposer qu'avec lui au pouvoir nous nous serions engages dans 
cette guerre.) 

Premier pas de l'Histoire : Stolypine est tue, la Russie use ses 
nerfs dans la guerre et se couche sous la botte des bolcheviks. 

Deuxieme pas : tout feroces qu'ils soient, les bolcheviks se 
reVelent encore plus nuls que le gouvernement imperial, aban- 
donnant aux Allemands la moitie de la Russie, un quart de siecle 
plus tard, y compris Kiev. 

Troisieme pas : les nazis investissent Kiev sans difficulte et y 
aneantissent la communaute juive. 

Encore une fois la ville de Kiev, encore une fois un mois de 
septembre, mais trente ans apres le coup de revolver de Bogrov. 

Et toujours a Kiev, toujours en 1911, six mois avant l'assassinat 
de Stolypine, avait pris son depart ce qui allait devenir 1' affaire 
Beyliss*. On a de bonnes raisons de penser que sous Stolypine, la 
justice n'aurait pas 6te" ainsi avilie. Un seul indice : on sait qu'une 
fois, examinant les archives du Departement de la Securiti, 
Stolypine tomba sur une note intitulee « Le Secret des Juifs » (qui 
anticipait sur les « Protocoles** ») dans laquelle il etait question 
du « complot juif international ». Voici le jugement qu'il formula : 
« II y a peut-etre de la logique, mais aussi du parti pris... Le gouver- 
nement ne saurait en aucun cas employer ce genre de mcthode 77 . » 
En consequence de quoi, « 1' ideologic officielle du gouvernement 
tsariste ne s'appuya jamais sur les "Protocoles" 78 ». 

On a 6crit des milliers et des milliers de pages sur le proces 
Beyliss. Celui qui voudrait aujourd'hui etudier de pres tous 
les meandres de l'enquete, de la campagne d'opinion, du proces 



77. Sliosberg*. 1. 2, pp. 283-284. 

78. R. Nudelman, Doklad na seminare : Sovetskii antisemitizm - prilchiny i prognozy 
(Expose au seminaire : L'antis^miiisme sovietique - causes et pronostics), in « 22 », 
revue de l'intelligentsia juive d'URSS en Israel, Tel-Aviv, 1978, n° 3, p. 145. 

* Cf. infra, pages suivantes. 

** Le fameux faux des « Prolocoles des Sages de Sion ». 



490 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

lui-meme, devrait y consacrer au bas mot plusieurs ann6es. Cela 
sortirait des limites de cet ouvrage. Vingt ans apr£s I'eV6nement, 
sous le regime sovietique, ont ete publics les rapports quotidiens 
de la police sur le deroulement du proces 79 ; on peut les recom- 
mander a 1' attention des amateurs. II va de soi que le compte rendu 
stenographique de 1'integralite des debats a egalement ete publie. 
Sans parler des articles parus dans la presse. 

Andrei Iouchtchinski, un garcon de douze ans, eleve d'une insti- 
tution religieuse de Kiev, est victime d'un meurtre aussi sauvage 
qifinhabituel : on releve sur son corps quarante-sept piqQres 
denotant une connaissance certaine de l'anatomie - elles ont et6 
portees a la tempe, aux veines et arteres du cou, au foie, aux reins, 
aux poumons, au coeur, dans l'intention manifeste de le vider de 
son sang tant qu'il est encore en vie, et de surcroit - d'apres les 
traces laissees par l'ecoulement du sang - en position debout (ligote 
et baillonne\ naturellement). Ce ne peut etre que l'oeuvre d'un 
criminel tres habile et qui n'a certainement pas agi seul. Le corps 
n'est decouvert qu'au bout d'une semaine dans une grotte sur le 
territoire de l'usine de Zai'tsev. Mais le meurtre n'a pas ete commis 
en cet endroit. 

Les premieres accusations ne font pas reference a des motifs 
rituels, mais celle-ci apparait bientot : on fait le rapprochement avec 
le debut de la Paque juive et la mise en chantier d'une nouvelle 
synagogue sur les terrains de Zai'tsev (un Juif). Quatre mois apres 
le meurtre, cette version de l'accusation conduit a l'arrestation de 
Menahem Mendel Beyliss, 37 ans, employe a l'usine de Zai'tsev. II 
est arrete sans que de veritables charges pesent contre lui. Comment 
tout cela est-il au juste arrive ? 

L'enquete sur le meurtre fut menee par la police criminelle de 
Kiev, digne consceur, a l'evidence, de la section kievienne de la 
Sccurite qui s'etait empetree dans l'affaire Bogrov* et avait ainsi 
cause la pcrte de Stolypine. Le travail fut confle a deux nullit^s 
en tous points semblables a Kouliabko, le « curateur » de Bogrov, 
Michtchouk et Krassovski, assistes par de dangereux incapables (ils 
nettoyerent la neige devant la grotte pour faciliter le passage du 



79. Protscss Bcilissa v otsenke Departamenta politsii (Le proces de Beyliss vu par ie 
Departemenl de la Police), Krasny Arkhiv, 1931, t. 44, pp. 85-125. 

* Cf. supra, chapitre 9. 



LE TEMPS DE LA DOUMA 491 

corpulent commissaire de police, detruisant ainsi d'eventuels 
indices de la presence des meurtriers). Mais, pis encore, la rivalite" 
s'installa entre les enqueteurs - c'&ait a qui s'attribuerait le merite 
de la decouverte du coupable, a qui proposerait la meilleure version 
des faits - et ils n'hesiterent pas a se mettre les uns aux autres des 
batons dans les roues, a semer la confusion dans l'enquete, a faire 
pression sur les temoins, a arreter les indicateurs du concurrent ; 
Krassovksi alia meme jusqu'a maquiller le suspect avant de le 
presenter a un temoin ! Cette parodie d'enquete fut conduite comme 
s'il s'agissait d'un banal fait divers, sans que l'importance de l'eve- 
nement effleurat meme les esprits. Lorsque le proces s'ouvrit enfin, 
deux ans et demi plus tard, Michtchouk s'etait carapate" en Finlande 
pour echapper a 1' accusation de falsification de preuves materielles, 
un collaborates important de Krassovski avait egalement disparu, 
et quant a ce dernier, destitue de ses fonctions, il avait change" de 
camp et travaillait desormais pour les avocats de Beyliss. 

Pendant pres de deux ans, on passa d'une version fausse a une 
autre ; longtemps l'accusation porta sur la famille de la victime 
jusqu'a ce que celle-ci fut mise complctement hors de cause. D 
devenait de plus en plus clair que le parquet s'orientait vers une 
accusation formelle visant Beyliss et vers son proces. 

Celui-ci fut done accuse du meurtre - alors meme que les 
charges pesant contre lui etaient douteuses - parce qu'il etait juif. 
Mais comment etait-il possible, au xx e siecle, de gonfler un proces 
au point d'en faire bientot une menace pour tout un peuple ? Au- 
dela de la personne meme de Beyliss, le proces se transforma en 
effet en accusation portee contre le peuple juif dans son ensemble 
- et, des lors, l'atmosphere autour de l'enquete puis du proces 
devint vite surchauffee, 1' affaire revetit une dimension interna- 
tionale, gagna toute l'Europe, puis l'Amerique. (Jusque-la, les 
proces pour meurtres rituels s'etaient plutot deroules en milieu 
catholique : Grodno (1816), Velij (1825), Vilnius, 1' affaire Blondes 
(1900) ; l'affaire Koutai's (1878) s'&ait deroulee en Georgie ; celle 
de Doubossar (1903) en Moldavie ; tandis qu'en Russie a 
proprement parler, il n'y avait eu que l'affaire de Saratov en 1856. 
Cependant, Sliosberg ne manque pas de souligner que l'affaire de 
Saratov avait egalement eu une origine catholique, tandis que dans 
celle de Beyliss, on observe que la bande de voleurs qui avait ete 



492 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

un moment soupconnee dtait composee de Polonais, que 1' expert 
en affaires de crimes rituels designe au proces etait catholique, et 
que le procureur Tchaplinski etait 6galement Polonais 80 .) 

Les conclusions de I'instruction etaient si sujettes a caution 
qu'elles ne furent retenues par la Chambre d'accusation de Kiev 
que par trois voix contre deux. Alors que la droite monarchiste 
avait declenche une vaste campagne de presse, Pourichkevitch s'ex- 
prima en ces termes a la Douma en avril 1911 : « Nous n'accusons 
pas les Juifs dans leur ensemble, nous crions apres la verite » sur 
ce crime etrange et mysterieux. « Existe-t-il une secte juive qui 
prone les meurtres rituels... ? S'il existe de tels fanatiques, qu'ils 
soient stigmatises » ; quant a nous, « nous luttons en Russie contre 
de nombreuses sectes », les notres 81 ; mais, dans le meme temps, il 
declarait que, selon lui, 1' affaire serait etouffee a la Douma par peur 
de la presse. De fait, lors de l'ouverture du proces, le nationaliste 
de droite Choulguine se declara, dans les colonnes du patriotique 
Kievien, oppose a sa tenue et au « miserable bagage » des autorites 
judiciaires (ce pour quoi il fut accuse par 1' extreme droite d'etre 
vendu aux Juifs). - Mais, compte tenu du caractere exceptionnel- 
lement monstrueux du crime, personne n'osa non plus revenir sur 
l'accusation afin de reprendre l'enquete a zero. 

De 1' autre cote\ les milieux liberaux-radicaux lancerent eux aussi 
une campagne d' opinion relayee par la presse, et pas seulement la 
presse russe, mais celle du monde entier. La tension avait atteint 
un point de non retour. Entretenue par la partialite de l'accusation, 
elle ne fit que monter et on s'en prit bientot aux temoins eux- 
memes. Selon V. Rozanov, tout sens de la mesure avait ete perdu, 
surtout dans la presse juive : « La main de fer du Juif... s'abat 
sur de ven6rables professeurs, sur des membres de la Douma, sur 
des ecrivains... 82 » 

Cependant, les ultimes tentatives pour remettre l'enquete sur ses 
rails avaient echoue. L'ecurie qui se trouvait pres de l'usine de 
Zaitsev, negligee dans un premier temps par Krassovski, puis 



80. Sliosberg, l. 3. pp. 23-24, 37. 

81. Compte rendu stenographique des debats & troisieme Douma, 1911, pp. 31 19- 
3120. 

82. V. V. Rozanov, Oboniatelnoie i osiazalelnoi'e otnochenie ievreiev k krovi (Le 
rapport olfactif et tactile des Juifs au sang), Stockholm, 1934, p. 110. 



LE TEMPS DE LA DOUMA 493 

supposee avoir ete le lieu du crime, brula deux jours avant la date 
fixee pour son examen par des enqueteurs peu presses. Un journa- 
liste plein de fougue, Brazoul-Brouchkovski, mena sa propre 
enquete, aide par le raeme Krassovski, desormais libere de ses fonc- 
tions officielles. (II faut rappeler que Bontch-Brouievitch* a publie 
une brochure accusant Brazoul de venalite 83 .) lis avancerent une 
version des faits selon laquelle le meurtre etait cense avoir ete 
commis par Vera Tcherebiak dont les enfants frequentaient Andrei 
Iouchtchinski, elle-meme flirtant avec la pegre. Au cours de leurs 
longs mois d' enquete, les deux fils Tcherebiak moururent dans des 
circonstances obscures ; Vera accusa Krassovski de les avoir 
empoisonnes, lequel l'accusa a son tour d'avoir tue ses propres 
enfants. En definitive, leur version etait que Iouchtchinski avait ete 
tue par Tcherebiak en personne dans 1' intention de simuler un 
meurtre rituel. Elle affirmait de son cote que l'avocat Margoline lui 
avait propose 40 000 roubles pour endosser le crime, ce que l'inte- 
resse nia au proces alors meme qu'il faisait l'objet de sanctions 
administratives pour indelicatesse. 

Essayer de demeler l'echeveau des details sans nombre de cet 
imbroglio judiciaire ne ferait qu'en rendre la comprehension encore 
plus difficile. (Notons qu'y furent egalement impliques des 
« metis » de la revolution et de la police secrete. A ce propos, il 
convient de mentionner le role equivoque et 1' Strange compor- 
tement, lors du proces, du lieutenant-colonel de gendarmerie Pavel 
Ivanov - celui-la mcme qui, au mepris de toute loi, aida Bogrov, 
deja condamne a mort, a rediger une nouvelle version des raisons 
qui l'auraient pousse" a tuer Stolypine, version dans laquelle tout le 
poids de la responsabilite retombait sur les organes de la Securite 
auxqucls Ivanov n'appartenait pas.) Le proces allait s'ouvrir dans 
une atmosphere de tempete. II dura un mois ; septembre-octobre 
1913. II fut incroyablement lourd : 213 temoins convoques a la 
barre (185 se presenterent), encore ralenti par les artifices de 
procedure souleves par les parties en presence ; le procureur Vipper 
n' etait pas de taille a resister a un groupe de brillants avocats 



83. N. V. Krylenko, Za piat let. 1918-1922 : Obvinitelnye retchi... (Cinq anndes. 1918- 
1922 : Requisitoires...), M., 1923, p. 359. 

* Vladimir Bontch-Broutevitch (1873-1955), sociologue, e^liteur, publiciste tres Ii6 a 
L6nine, collaborateur de la Pravda, spdcialiste des questions religieuses. 



494 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

- Gruzenberg, Karabtchevski, Maklakov, Zaroudny - qui ne 
manquerent pas d'exiger que les bourdes qu'il proferait fussent 
consignees dans les proces-verbaux, comme, par exemple : le 
deroulement de ce proces est entrave" par « l'or juif » ; « ils [les 
Juifs en general] semblent se moquer de nous, voyez, nous avons 
commis un crime, mais personne n'osera nous demander des 
comptes 84 ». (On ne s'etonnera pas que, pendant le proces, Vipper 
ait recu des lettres de menaces - sur certaines, on avait dessine" un 
nceud coulant -, et pas seulement lui, mais les parties civiles, 
1' expert de l'accusation, probablement aussi les avocats de la 
defense ; le doyen des jures craignait egalement pour sa vie.) Une 
grande agitation regnait autour du proces, on se revendait les 
laissez-passer pour l'acces aux audiences, tout ce que Kiev 
comptait de gens instruits etait en ebullition. L'homme de la rue, 
lui, restait indifferent. 

On proceda a une expertise mcdicale detaillee : plusieurs profes- 
seurs etalerent leurs divergences sur le point de savoir si 
Iouchtchinski etait ou non reste en vie jusqu'a la derniere blessure, 
et sur le degre d'acuite des souffrances qu'il avait endurees. Mais 
c'est 1' expertise theologico-scientifique qui fut au centre du proces : 
elle portait sur le principe meme de la possibilite de meurtres rituels 
perpetr^s par des Juifs, et c'est la-dessus que le monde entier fixa 
son attention 85 . La defense fit appel a des autorites reconnues dans 
le domaine de l'hebrai'sme, comme le rabbin Maze, specialiste du 
Talmud. L'expert designe par l'Eglise orthodoxe, le professeur 
I. Troitski, de l'Academie theologique de Petersbourg, conclut son 
intervention en rejetant l'accusation d'un acte de sang imputable 
aux Juifs ; il souligna que l'Eglise orthodoxe n'avait jamais porte" 
de telles accusations, que celles-ci etaient propres au monde catho- 
lique. (I. Bikerman rappellera ulterieurement que, dans la Russie 
imperiale, les fonctionnaires de police eux-memes coupaient court 
« presque tous les ans » aux rumeurs courant sur le sang chretien 
verse lors de la Paque juive, « sinon nous aurions eu une "affaire 
de meurtre rituel" non pas une fois toutes les quelques dizaines 
d'annees, mais chaque annee 86 ». Le principal expert cite par 



84. Ibidem, pp. 356. 364. 

85. Retch, 1913, 26 oct. (8 nov.), p. 3. 

86. Bikerman, RiJ, p. 29. 



LE TEMPS DE LA DOUMA 495 

l'accusation etait le pretre catholique Pranaitis. Pour donner de 
l'ampleur au debat public, les procureurs demanderent que fussent 
examinees les precedentes affaires de meurtre rituel, mais la 
defense parvint a faire rejeter cette requete. Ces discussions sur le 
point de savoir si le meurtre etait rituel ou pas rituel ne faisaient 
qu'accrottre encore 1' emotion que le proces avait fait nattre a 
travers le monde entier. 

Mais il fallait bien qu'un jugement fut rendu - sur cet accuse-la, 
et pas un autre - et cette mission revenait a un terne jury compose 
de paysans peniblement completes par deux-trois fonctionnaires et 
deux petits-bourgeois ; tous etaient extenues par un mois de proces, 
ils s'endormaient pendant la lecture des pieces du dossier, deman- 
daient que le proces fut ecourte, quatre d'entre eux solliciterent 
l'autorisation de rentrer chez eux avant son terme et certains eurent 
besoin d'une assistance medicale. 

N'empeche que ces jures jugerent sur pieces : les accusations 
contre Beyliss n'etaient pas fondees, pas prouvees. Et Beyliss fut 
acquitte. 

Et Ton en resta la. Aucune nouvelle recherche des coupables ne 
fut entreprise, et ce meurtre Strange et tragique resta inexplique\ 

Au lieu de cela - et c'etait bien dans la tradition de la mollesse 
russe - on imagina (non sans ostentation) d'eriger une chapelle sur 
le lieu meme ou avait £te decouvert le cadavre du jeune 
Iouchtchinski, mais ce projet suscita de nombreuses protestations, 
car juge r6actionnaire. Et Raspoutine dissuada le Tsar de lui 
donner suite". 

Ce proces, lourd et mal conduit, avec une opinion publique 
chauffee a blanc pendant toute une annee, en Russie comme dans 
le reste du monde, fut justement consider^ comme une bataille de 
Tsou-Shima* judiciaire. On put lire dans la presse europeenne que 
le gouvernement russe s'etait attaque - au peuple juif, mais que ce 
n'etait pas celui-ci qui avait perdu la guerre, c'etait bien l'Etat russe 
lui-meme. 

Quant aux Juifs, avec toutc leur passion, ils ne devaient jamais 



87. Sliosberg,t.3,p.47. 

* Allusion au terrible revers naval subi par la Russie dans sa guerre contre le Japon 
(27-28 mai 1905). 



496 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

pardonner cet affront a la monarchic russe. Le fait que le droit eflt 
fini par triompher ne devait rien changer a leurs sentiments. 

II serait cependant instructif de comparer le proces Beyliss avec 
un autre qui se deroula au meme moment (1913-1915) a Atlanta, 
USA ; un proces qui fit alors grand bruit : celui du Juif Leo Frank, 
accuse lui-aussi du meurtre d'un enfant (une petite fille violee et 
assassinee), et la aussi avec des charges tres incertaines. II fut 
condamne a la pendaison et, pendant la procedure de cassation, une 
foule armee rarracha de sa prison et le pendit 88 . Sur le plan indi- 
viduel, la comparaison joue en faveur de la Russie. Mais 1' affaire 
Leo Frank n'eut que peu d'echos dans l'opinion et ne devint pas 
un objet d'opprobre. 



n y a un epilogue a 1' affaire Beyliss. 

« Menace de vengeance par des groupes d'extreme droite, 
Beyliss quitta la Russie^ et gagna la Palestine avec sa famille. En 
1920, il s'installa aux Etats-Unis. » II mourut de sa belle mort, a 
soixante ans, dans les environs de New York 89 . 

Le ministre de la Justice Chtcheglovitov (selon certaine source, 
il aurait «donne des instructions pour que 1' affaire soit elucidee 
comme meurtre rituel 90 ») fut fusille par les bolcheviks. 

En 1919 eut lieu le proces de Vera Tcherebiak. II ne se deroula 
pas selon les procedures abhorrees du tsarisme - pas question de 
jury populaire ! - et ne dura qu'une quarantaine de minutes dans 
les locaux de la Tch6ka de Kiev. Un membre de celle-ci, arrete la 
meme annee par les Blancs, notera dans sa deposition que « Vera 
Tcherebiak fut interrogee exclusivement par des tchekistes juifs, 
a commencer par Sorine » [le chef de la Tcheka Blumstein]. Le 
commandant Fai'erman « lui fit subir des traitements humiliants, lui 
arracha ses vetements et la frappa avec le canon de son revolver... 
Elle disait : "Vous pouvez faire ce que vous voulez de moi, mais 
ce que j'ai dit, je ne reviendrai pas dessus... Ce que j'ai dit au 



88. V Lazaiis, Smert Leo Franka (La mort dc L6o Frank), in « 22 », 1984, n° 36, 
pp. 155-159. 

89. PEJ, t. 1, pp. 317, 318. 

90. Ibidem, p. 317. 



LE TEMPS DE LA DOUMA 497 

proces Beyliss, personne ne m'a pousse a le dire, personne ne m'a 
soudoyee..." » On la fusilla sur place 91 . 

En 1919, Vipper, devenu entre temps fonctionnaire sovietique, 
fut decouvert a Kalouga et juge par le Tribunal revolutionnaire de 
Moscou. Le procureur bolchevique Krylenko prononca les paroles 
suivantes : « Attendu qu'il presente un danger reel pour la Rcpu- 
blique... qu'il y ait un Vipper de moins parmi nous ! » (Cette 
plaisanterie macabre laissait entendre qu'il restait encore en vie 
un R. Vipper, professeur d'histoire medievale.) Toutefois, le 
Tribunal se contenta d'expedier Vipper « dans un camp de concen- 
tration... jusqu'a ce que le regime communiste soit definitivement 
consolid6 92 ». Apres quoi, on perd sa trace. 



Beyliss avait ete acquitte par des paysans, de ces paysans ukrai- 
niens accuses d'avoir participe aux pogroms contre les Juifs au 
tournant du siecle et qui devaient bientot connaitre la collectivi- 
sation et la famine organisee de 1932-33 - une famine que les 
journalistes du monde entier ont ignoree et que Ton n'a pas inscrite 
au passif de ce regime. 

Voila encore de ces pas de l'Histoire... 



91 . Tchekist o Tcheka (Un tchdkiste parle de la Tcheka). Na tchoujoi storone : Isloriko 
literatoumye sborniki / pod red. S. P. Melgounova, t. 9. Berlin : Vataga ; Prague : Plamia, 
1925, pp. 118, 135. 

92. Krylenko, pp. 367-368. 



Chapitre 11 

JUIFS ET RUSSES AVANT 
LA PREMIERE GUERRE MONDIALE 
LA PRISE DE CONSCIENCE 



En Russie - pour dix ans encore elle eehappait a sa perte - les 
meilleurs esprits parmi les Russes et les Juifs avaient eu le temps 
de jeter un regard en arriere et d'6valuer sous divers points de vue 
l'essence de notre vie commune, de reflechir serieusement sur la 
question de la culture et du destin national. 

Le peuple juif se frayait un chemin a travers un present toujours 
changeant en trainant derriere soi la queue d'une comete de trois 
mille ans de diaspora, sans jamais perdre conscience d'etre « une 
nation sans langue ni territoire, mais avec ses propres lois » 
(Salomon Lourie), preservant sa difference et sa specificite par la 
force de sa tension religieuse et nationale - au nom d'une Provi- 
dence sup6rieure, m6ta-historique. Les Juifs des xrx^-xx 6 siecles 
ont-ils cherche a s'identifier aux populations qui les entouraient, 
a se fondre en elles ? Certes, ce sont les Juifs de Russie qui, 
plus longtemps que leurs autres coreligionnaires, s'etaient main- 
tenus dans le noyau de 1' isolation, concentres sur leur vie et leur 
conscience religieuses. Mais, a partir de la fin du xix e siecle, c'est 
justement cette communaute juive de Russie qui a commence a se 
renforcer, a s'accroitre, a s'epanouir, et voila que « toute l'histoire 
de la communaute juive a l'epoque moderne s'est trouvee placee 
sous le signe de la judeite russe », laquelle manifesta egalement 
« un sens acere du mouvement de l'Histoire 1 ». 

De leur cote, les penseurs russes restaient perplexes devant le 



l. B.T. Dinour, Religiozno-natsionalny oblik rousskovo ievre'i'stva (Les aspects reli- 
gieux et nationaux des Juifs de Russie), in LMJR-1, pp. 319, 322. 



500 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

particularisme des Juifs. Et, pour eux, au xix* sieele, la question 
etait de savoir comment le surmonter. Vladimir Soloviev, qui mani- 
festait une profonde sympathie pour les Juifs, proposait d'y 
parvenir par 1' amour des Russes envers les Juifs. 

Avant lui, Dostoi'evski avait note la fureur disproportionnde 
provoquee par ses remarques, certes blessantes mais fort rares, sur 
le peuple juif : « Cette fureur est un temoignage eclatant sur la 
fa§on dont les Juifs eux-memes considerent les Russes... et que, 
dans les motifs de nos diff6rends avec les Juifs, ce n'est peut-etre 
pas le seul peuple russe qui porte toute la responsabilite\ mais que 
ces motifs, de toute evidence, se sont accumules de part et d' autre, 
et on ne saurait dire de quel cote il y en a le plus 2 . » 

De cette meme fin du xix e sieele, I. Teitel nous rapporte 1' obser- 
vation suivante : « Les Juifs sont dans leur majoriti des materia- 
listes. Forte est en eux l'aspiration a acqu6rir des biens materiels. 
Mais quel mepris pour ces biens materiels des lors qu'il est 
question du "moi" inteneurVde la dignit6 nationale ! Pourquoi, en 
effet, la masse de la jeunesse juive - qui s'est completement 
detournee de la pratique religieuse, qui souvent ne parle meme pas 
sa langue maternelle -, pourquoi cette masse, ne serait-ce que pour 
la forme, ne s'est pas convertie a l'orthodoxie, ce qui lui aurait 
ouvert en grand les porte s de toutes les universites et lui aurait 
donne acces a tous les biens de la terre ? » Meme la soif de connais- 
sances n'a pas suffi, alors que « la science, la connaissance sup6- 
rieure etaient tenues par eux en plus haute estime que la fortune ». 
Ce qui les retenait, c'&ait le souci de ne pas abandonner leurs core- 
ligionnaires dans le besoin. (II ajoute aussi que se rendre en Europe 
pour y faire des etudes n'etait pas non plus une bonne solution : 
« Les etudiants juifs se sentaient fort mal a 1'aise en Occident... 
Le Juif allemand les considerait comme des indesirables, des gens 
peu sflrs, bruyants, desordonnes » ; et cette attitude n'etait pas 
seulement le fait des Juifs allemands, « les Juifs francais et suisses 
n' etaient pas en teste 3 ». 

Quant a D. Pasmanik, lui aussi mentionna cette categorie de Juifs 



2. EM. Dostoievsky Dnevnik pisatclia : za 1877, 1880 i 1881 gody (Journal d'un 
6crivain, mars 1877, chap. 2), M., L., 1929. 1877, Mart, gl 2, p. 78. 

3. /. L Teitel, Iz moi'e'i jizni za 40 let (Souvenirs de 40 ans de ma vie), Paris, I. Povo- 
lotski i ko., 1925, pp. 227-228. 



JUIFS ET RUSSES AVANT LA PREMIERE GUERRE MONDIALE... 501 

convertis sous la contrainte, qui n'en 6prouvaient que plus de 
ressentiment envers le pouvoir et ne pouvaient que s'opposer a lui. 
(A partir de 1905, la conversion fut facilitee : il n'etait plus n6ces- 
saire de passer a l'orthodoxie, il suffisait de devenir chretien, et le 
protestantisme etait pour beaucoup de Juifs plus acceptable. En 
1905 fut egalement abrogte 1' interdiction de revenir au judai'sme 4 .) 

Un autre auteur concluait avec amertume, en 1924, qu'au cours 
des dernieres decennies precedant la revolution, ce ne fut pas 
seulement « le gouvernement russe... qui rangea definitivement le 
peuple juif parmi les ennemis de la patrie », mais, « pis encore, ce 
furent beaucoup de responsables politiques juifs qui se rangerent 
eux-memes parmi ces ennemis, radicalisant leur position et cessant 
de faire la difference entre le "gouvernement" et la patrie, c'est-a- 
dire la Russie... L' indifference des masses populaires juives et de 
leurs leaders pour le destin de la Grande Russie fut une erreur poli- 
tique fatale 5 ». 

Bien entendu, comme tout processus social, celui-ci - et, de 
surcroit, dans un cadre aussi divers et mobile que le milieu juif - 
ne se deroulait pas de fa?on lineaire, il se dedoublait ; dans le coeur 
de nombreux Juifs instruits, il provoquait des dechirements. D'un 
cote, « l'appartenance au peuple juif confere une position specifique 
dans 1'ensemble du milieu russe 6 ». Mais d'observer aussitot « une 
remarquable ambivalence : l'attachement sentimental traditionnel 
de nombreux Juifs au monde russe environnant, leur enracinement 
dans ce monde, et, dans le meme temps, un rejet intellectuel, un 
refus sur toute la ligne. L' affection pour un monde abhorre 7 ». 

Cette approche si douloureusement ambivalente ne pouvait pas 
ne pas conduire a des r&sultats tout aussi douloureusement ambiva- 
lents. Et lorsque I. V. Hessen, dans une intervention a la deuxieme 
Douma, en mars 1907, apres avoir me" que la revolution se trouvat 
encore dans sa phase de montee de la violence, refusant ainsi aux 
partis de droite le droit de se poser en deTenseurs de la culture 



4. EJ, t. 11, p. 894. 

5. V. S Mandel, Konservativnye i pazrouchitelnye elementy v ievrei'stve (Les elements 
conservatcurs et dcstructeurs parmi les Juifs). in RiJ, pp. 201, 203. 

6. D. O. Linski, O natsionalnom samosoznanii rousskovo ievrei'a (La conscience 
nationale du Juif russe), RiJ, p. 142. 

7. G.A. Landau, Revolioutsionnye idei v ievrei'skoi obctchestvennosti (Les idees 
revolutionnaircs dans la soci&e' juive), RiJ, p. 115. 



502 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

contre l'anarchie, s'exclama : « Nous qui sommes enseignants, 
medecins, avocats, statisticiens, gens de lettres, nous serions les 
ennemis de la culture ? Qui vous croira, messieurs ? » - on lui cria 
des bancs de la droite ; « Vous etes les ennemis de la culture russe, 
pas de la culture juive 8 ! » Des ennemis, bien sflr que non, pourquoi 
aller aussi loin, mais - comme 1'indiquait la partie russe - etes- 
vous vraiment, sans reserve, nos amis ? Le rapprochement etait 
rendu difficile justcment par ceci : comment ces brillants avocats, 
professeurs et medecins pouvaient-ils ne pas avoir au plus profond 
d'eux-memes des sympathies avant tout juives ? Pouvaient-ils se 
sentir, entierement et sans reserve, russes par 1' esprit ? De la 
decoulait un probleme encore plus complique : pouvaient-ils pour 
de bon prendre a cceur les interets de l'Etat russe dans toute leur 
ampleur et leur profondeur ? 

Pendant cette meme singuliere periode, on constate d'un cote 
que les classes moyennes juives choisissent tres clairement de 
donner une education lai'quc a lcurs enfants, et ce, en langue russe, 
et on assiste de 1' autre au developpement de publications en yiddish 
- et entre en usage le terme de « yiddishisme » : que les Juifs 
restent juifs, qu'ils ne s'assimilent pas. 

II existait encore une voie vers 1' assimilation, marginale 
sans doute, mais non negligeable : celle des mariages mixtes. Et 
aussi un courant d' assimilation superficiel consistant a adapter a 
la maniere russe des pseudonymes artificiels. (Et qui faisait cela 
le plus souvent ? ! Les grands sucriers de Kiev «Dobry*», 
«Babouchkine" », juges pendant la guerre pour entente avec 
l'ennemi. L'6diteur « Iasny"* » que meme le journal d'orien- 
tation constitutionnelle-democrate Retch traitait de « speculateur 
avide », de « requin sans scrupules'' ». Ou encore le futur bolchevik 
D. Goldenbach, qui considerait « toute la Russie comme un pays 
sans interet » mais ne s'en deguisa pas moins en « Pviazanov » pour 
enquiquiner les lecteurs avec ses ratiocinations de thioricien 
marxiste, jusqu'a son arrestation en 1937.) 



8. Compte rendu stcnographique des d6bats de la deuxicme Douma, 13 mars 1907, 
p. 522. 

9. P. G. - Marodiory knigi 3 (Les maraudeurs du livre), in Retch, 1917, 6 mai, s. 

* Litt6ralement : « bon », « gendreux ». 

** Forme' sur « babouchka » - « grand-mere », « mamie ». 

*** Litteralement : « clair », « lumineux ». 



JUIFS ET RUSSES AVANT LA PREMIERE GUERRE MONDIALE... 503 

Et c'est precisement pendant ces decennies, et tout particulie- 
rement en Russie, que se developpa le sionisme. Lcs sionistes ironi- 
saient sur ceux qui voulaient s'assimiler, qui s'imaginaient que le 
destin des Juifs de Russie ctait indissolublement lie au destin de la 
Russie elle-meme. 

Et la, nous devons avant tout nous tourner vers VI. Jabotinski, 
brillant et original essayiste qui fut amend, dans les annees qui prece- 
derent la revolution, a exprimer non seulement son rejet de la Russie, 
mais egalement son desespoir. Jabotinski considerait que la Russie 
n'etait, pour les Juifs, rien de plus qu'une halte sur leur parcours 
historique et qu'il fallait reprendre la route - vers la Palestine. 

La passion enflammait ses propos : ce n'est pas avec le peuple 
russe que nous sommes en contact, nous apprenons a le connaitre 
a travers sa culture, « essentiellement a travers ses ecrivains..., a 
travers les manifestations les plus elevees, les plus pures de l'esprit 
russe », - et cette appreciation, nous la transposons a 1' ensemble 
du monde russe. « Beaucoup, parmi nous, issus de 1' intelligentsia 
juive, aiment la culture russe d'un amour fou et avilissant... de 
1' amour avilissant du gardien de pourceaux pour une reine. » Quant 
au monde juif, nous le decouvrons a travers la bassesse et la laideur 
du quotidien 10 . 

II est sans pitie" pour ceux qui cherchent a s'assimiler. « Beau- 
coup d'habitudes serviles qui se sont developpees dans notre 
psychologie au fur et a mesure que notre intelligentsia se russi- 
fiait », « ont ruine l'espoir ou le desir de conserver intacte la 
judeite, et menent a sa disparition. » L'intellectuel juif moyen 
s'oublie lui-meme : il vaut mieux ne plus prononcer le mot « juif », 
« l'epoque n'est plus a cela » ; on a peur d'ecrire : « nous, les 
Juifs », mais on ecrit : « nous, les Russes » et meme : « nous autres, 
les Russkoffs ». « Le Juif peut occuper une place de premier plan 
dans la societe" russe, mais il restera toujours un Russe de deuxieme 
catdgorie », et ce, d'autant plus qu'il conserve une "inclination de 
l'ame" specifique. » - On assiste a une epidemie de baptemes par 
interet, parfois pour des enjeux bien plus mesquins que 1'obtention 
d'un diplome. « Les trente deniers de l'egalite des droits... » En 
abjurant notre foi, depouillez-vous egalement de notre nationalite". 



10. VI. Jabotinski, [Sb] Felietony. SPb. : Tipografia Gerold, 1913, p. 9-11. 
IL VA Jabotinski, [Sb] Felietony, pp. 16, 62-63, 176-180, 253-254. 



504 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

La situation des Juifs en Russie - et pas a n'importe quel 
moment, mais precis^ment apres les annees 1905-1906 - lui 
apparait comme desesper£ment sombre : « La realite objective, 
c'est-a-dire le fait de vivre a Fetranger, s'est retoumee elle-meme 
aujourd'hui contre notre peuple, et nous sommes faibles et impuis- 
sants. » - « Deja, par le passe, nous savions que nous etions 
entoures d'ennemis » ; « cette prison » (la Russie), « une meute de 
chiens » ; « le corps gisant, couvert de plaies du peuple juif de 
Russie, traque\ entoure d'ennemis et sans defense » ; « six millions 
d'etres humains grouillant dans une fosse profonde..., une torture 
lente, un pogrom qui n'en finit pas » ; et meme, selon lui, « les 
journaux finances par des fonds juifs » ne defendent pas les Juifs 
« en ces temps de persecution inoui'e ». Fin 1911, il ecrit : « Voila 
plusieurs annees que les Juifs de Russie s'entassent sur le banc des 
accuses » alors que nous ne sommes pas des revolutionnaires, que 
« nous n'avons pas vendu la Russie aux Japonais » et que nous ne 
sommes ni des Azef , ni des Bogrov** ; du reste, a propos de 
Bogrov : « Cet infortune jeune homme - il etait ce qu'il etait -, a 
l'heure d'une mort si admirable [!], fut conspue par une dizaine de 
brutes sorties de la fosse d'aisance des Cent-noirs kteviens, venues 
s'assurer que l'execution avait bien eu lieu 12 . » 

Et, revenant encore et toujours sur la communaute" juive clle- 
meme : « Nous sommes aujourd'hui culturellement demunis, 
comme au fond d'un taudis, d'une obscure impasse. » - « Ce dont 
nous souffrons avant tout, c'est du mepris de nous-memes ; ce dont 
nous avons besoin avant tout, c'est de nous respecter nous-memes... 
U etude de la judeite doit devenir pour nous la discipline centrale... 
La culture juive est desormais pour nous la seule planche de salut 13 . » 

Tout cela, on peut, oui, on peut le comprendre, le partager. (Et 
nous autres, Russes, on peut le faire, surtout aujourd'hui, en cette 
fin du xx c siecle.) 

II ne condamne pas ceux qui, par le passe, ont milite pour 
1' assimilation : au cours de l'Histoire, « il existe des moments ou 



12. Ibidem, pp. 26, 30. 75, 172-173, 195, 199-200, 205. 

13. Ibidem, pp. 15, 17, 69. 

* Azef Evno (1869-1918), terroriste, agent double (des S.-R. et de l'Okhrana), 
d6masqud par A. Bourtsev. 

** L' assassin de Stolypine ; cf. supra, chapitre 10. 



JUIFS ET RUSSES AVANT LA PREMIERE GUERRE MONDIALE... 505 

1' assimilation est incontestablement souhaitable, ou elle represente 
une necessaire etape du progres. » Ce fut le cas apres les annees 60 
du xix e siecle, lorsque l'intelligentsia juive se trouvait encore a 
l'etat embryonnaire, qu'elle commenc^it a s'adapter au milieu envi- 
ronnant, a une culture ayant atteint le stade de la maturite. A cette 
epoque-la, s'assimiler ne voulait pas dire « renier le peuple juif, 
mais, au contraire, faire le premier pas sur la voie d'une activite" 
nationale autonome, franchir une premiere marche vers le renouvel- 
lement et la renaissance de la nation ». II fallait « assimiler ce qui 
nous etait etranger pour etre capables de developper avec une 
energie nouvelle ce qui nous etait propre ». Mais, un demi-siecle 
plus tard, beaucoup de transformations radicales se sont operees 
aussi bien a l'exterieur qu'a l'interieur du monde juif. Le desir 
de s'approprier le savoir universel s'est generalise comme jamais 
auparavant. Et c'est la, maintenant, qu'il faut inculquer aux jeunes 
generations les principes juifs. C'est maintenant que plane la 
menace d'une irremediable dilution dans le milieu etranger : «I1 
ne se passe pas de jour que nos fils ne nous quittent » et « ne nous 
deviennent etrangers » ; « cclaires par les Lumieres, nos enfants 
servent tous les peuples de la Terre, sauf le notre ; personne n'est 
plus la pour travailler a la cause juive ». « Le monde qui nous 
entoure est par trop magnifique, trop spacieux et trop riche » - nous 
ne pouvons pas admettre qu'il detoume la jeunesse juive de « la 
laideur de l'existence quotidienne des Juifs... L'approfondissement 
des valeurs nationales de la judeite doit devenir l'axe principal... 
de 1' Education juive. » - « Seule la caution solidaire permet a une 
nation de tenir » (nous-memes en aurions bien besoin ! - A.S.), 
tandis que le reniement freine le combat pour le droit des Juifs : on 
s'imagine qu'il y a une issue, et « on part... ces derniers temps... 
par masses compactes, avec legerete et cynisme 14 ». 

Puis, se laissant emporter : « L' esprit royal [d' Israel] dans 
toute sa puissance, son histoire tragique dans toute sa grandiose 
magnificence... » « Qui sommes-nous pour nous justifier devant 
eux ? Qui sont-ils pour nous demander des comptes 15 ? » 

Cette derniere formule, on peut aussi la respecter pleinement. 



14. Ibidem, pp. 18-24, 175-177. 

15. Ibidem, pp. 14, 200. 



506 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

Mais sous condition de reciprocite. D'autant plus qu'il ne revient a 
aucune nation ou religion d'enjuger une autre. 

Les appels au retour aux ratines juives ne sont pas restes sans 
echo au cours de ces annees-la. A Petersbourg, avant la revolution, 
« on pou\ ait noter dans les cercles de 1' intelligentsia russo-juive un 
tres grand interet pour l'histoire juive 16 ». En 1908, la Commission 
historico-ethnographique juive s'elargit et se transforma en Societe 
historico-ethnographique juive 17 , avec a sa tete M. Winaver. Elle 
travailla activement et efficacement a rassembler les archives sur 
l'histoire et 1'ethnographie des Juifs de Russie et de Pologne - rien 
de comparable ne fut mis sur pied par la science historiquc juive 
en Occident. La revue Le Passe juif, dirigee par S. Doubnov, vit 
alors le jour ls . Dans le meme temps commenca la publication de 
V Encyclopedie juive en seize volumes (que nous utilisons abon- 
damment dans cette etude), et de YHistoire du peuple juif en quinze 
volumes. II est vrai que, dans le dernier volume de V Encyclopedie 
juive, sa redaction se plaint de ce que « l'elite de 1' intelligentsia 
juive a manifeste son indifference a 1'egard des questions culturelles 
soulevees par cette Encyclopedie », se consacrant exclusivement a 
la lutte pour l'egalite - toute formelle - des droits pour les Juifs l9 . 

Pendant ce temps-la, au contraire, en d'autres cerveaux et 
d'autres cocurs juifs se renforcait la conviction que l'avenir des 
Juifs de Russie etait indissolublement lie a celui de la Russie. Bien 
que « disseminee sur un territoire immense et parmi un monde 
etranger..., la communaute juive russe etait et avait conscience 
d'etre un ensemble unique. Car unique 6tait le milieu qui nous 
entourait..., unique sa culture... Cette culture unique, nous l'avons 
absorbee sur toute l'etendue du pays 20 ». 

« Les Juifs de Russie ont toujours su Her leurs infarcts propres a 
ceux de tout le peuple russe. Et cela ne procedait nullement d'une 
quelconque noblesse de caractere ou d'un sentiment de reconnais- 
sance, mais d'une perception des realites historiques. » Polemique 
ouverte avec Jabotinski : « La Russie n'est pas, pour les millions 



16. Pamiati. M. L. Vichnitsera, LMJR-1, p. 8. 

17. EJ, t. 8, p. 466. 

18. EJ, t. 7, p. 449-450. 

19. EJ, t. 16, p. 276. 

20. /. M. Bikerman, Rossia i rousskoie ievrei'stvo (La Russie et La communaute" juive 
de Russie), RiJ, p. 86. 



JUIFS ET RUSSES AVANT LA PREMIERE GUERRE MONDIALE... 507 

de Juifs qui la peuplent, une etape parmi d'autres sur le chemin 
historique du Juif errant... L'apport des Juifs russes a la commu- 
naute" juive mondiale a ete et sera le plus significatif. II n'y a pas 
de salut pour nous sans la Russie, comme il n'y a pas de salut pour 
la Russie sans nous 21 . » 

Cette interdependance est affirmee encore plus categoriquement 
par le depute des 2 e et 3 e Doumas, O. I. Pergament : « Aucune 
amelioration de la situation interieure de la Russie "n'est possible 
sans l'affranchissement simultane des Juifs du joug de l'ine- 
galite 22 ". » 

Et la, on ne peut pas passer sous silence l'exceptionnelle person- 
nalite du juriste G. B. Sliosberg : parmi les Juifs, il fut l'un de ceux 
qui, des decennies durant, eurent les relations les plus dtroites avec 
1'Etat russe, tantot en qualite d'adjoint du secretaire principal du 
S6nat, tantot en qualite de consultant du ministere de l'lnterieur, 
mais a qui beaucoup de Juifs reprochaient son habitude de 
demander aux autorites des droits pour les Juifs, alors que l'heure 
6tait venue de les exiger. II ecrit dans ses memoires : « Des l'en- 
fance, j'ai pris 1' habitude de me considerer avant tout comme juif. 
Mais, des le debut de ma vie consciente, je me suis senti egalement 
fils de la Russie... Etre un bon juif ne signifie pas que Ton n'est 
pas un bon citoyen russe 23 . » - « Dans notre travail, nous n'avions 
pas a surmonter les obstacles auxquels se heurtaient a chaque pas 
les Juifs de Pologne du fait des autorites polonaises... Dans le 
systeme politique et administratif russe, nous autres Juifs ne repr6- 
sentions pas un element etranger dans la mesure ou, en Russie, 
cohabitaient de nombreuses nationality. Les interets culturels de la 
Russie ne s'opposaient en rien aux interets culturels de la commu- 
naute juive. Ces deux cultures se completaient en quelque sorte 24 . » 
II ajoute meme cette remarque quelque peu humoristique : la 
legislation sur les Juifs etait si embrouillee et contradictoire que, 
dans les annees 90, « il fallut creer une jurisprudence specifique 
pour les Juifs en utilisant des methodes purement talmudiques 25 ». 



21. St. Ivanovitch., Ievrci i sovetskai'a diktatoura (Les Juifs el la dictature sovidtique), 
in MJ, pp. 55-56. 

22. EJ, 1. 12. pp. 372-373. 

23. Sliosberg, I. 1, pp. 3-4. 

24. Sliosberg, t. 2. p. 302. 

25. Sliosberg, l. 1, p. 302. 



508 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

Et encore, dans un registre plus eleve : « L'allegement du joug 
national que Ton ressentit au cours des dernieres ann6es, peu de 
temps avant que la Russie n'entre dans une periode tragique de son 
histoire, fit naitre dans le cceur de tous les Juifs russes l'espoir que 
la conscience juive russe emprunterait progressivement une voie 
cicatrice, celle d'une reconciliation des aspects juifs et russes dans 
la synthese d'une unite sup6rieure 26 . » 

Et peut-on oublier que, parmi les sept auteurs des incomparables 
Jalons', trois etaient juifs : M. O. Gershenzon, A. S. Izgoev-Lande 
et S. L. Frank ? 

Mais il y avait reciprocity : au cours des decennies qui ont 
precede la revolution, les Juifs beneficierent du soutien massif et 
unanime des milieux progressistes. Ce soutien doit peut-etre son 
ampleur a un contexte fait de brimades et de pogroms, mais il n'a 
tout de meme &e dans nul autre pays (et peut-etre jamais au cours 
de tous les siecles ecoules) aussi complet. Notre intelligentsia etait 
si genereuse, si eprise de liberte qu'elle mit l'antisemitisme au ban 
de la societe et de l'humanite ; plus encore : celui qui n'apportait 
pas son soutien franc et massif au combat pour l'egalite des droits 
des Juifs, qui n'en faisait pas une priorite, etait considere comme 
un « meprisable antisemite ». Avec sa conscience morale toujours 
en eveil et sa sensibilite extreme, l'intelligentsia russe s'est efforcee 
de comprendre et d'assimiler la conception qu'avaient les Juifs des 
priorites touchant l'ensemble de la vie politique : est progressiste 
tout ce qui s'eleve contre la persecution des Juifs, est reactionnaire 
tout le reste. Non seulement la societe russe deTendit fermement 
les Juifs contre le gouvernement, mais elle s'interdit et elle interdit 
a quiconque de manifester la moindre trace d'une ombre de critique 
en vers la conduite de chaque Juif en particulier : et si cela faisait 
naitre l'antisemitisme en moi? (La generation formee a cette 
epoque a conserve ces principes pour des decennies.) 

V. A. Maklakov evoque dans ses memories un Episode signifi- 
catif survenu lors du congres des zemstvos en 1905, alors que 
venait de deferler la vague de pogroms contre les Juifs et les intel- 
lectuels et que commen?aient a monter en puissance les pogroms 



26. Linski, RiJ, p. 144. 

* Vekhi : retentissant rccueil d'ariicles (1909) dans lequel un groupe d'intellectuels 
d6sabus6s du marxisme inviiait l'intelligentsia a se rdconcilier avec le pouvoir. 



JU1FS ET RUSSES AVANT LA PREMIERE GUERRE MONDIALE... 509 

dirig£s contre les proprietaries terriens. « E. V. de Roberti proposa 
de ne pas etendre l'amnistie [exigee par le congres] aux crimes lies 
aux violences exercees contre les enfants et les femmes. » On le 
soupconna aussitot de vouloir introduire un amendement « de 
classe », c'est-a-dire de se preoccuper des families des nobles 
victimes de pogroms. « E. de Roberti se hata... de rassurer tout le 
monde : "Je n'avais absolument pas en vue les biens des nobles... 
Cinq ou vingt proprietes incendiees, cela n'a aucune espcce d'im- 
portance. J'ai en vue la masse des biens immobiliers et des maisons 
appartenant a des Juifs, qui ont 6tc brulcs et pilles par les Cent- 
noirs 27 ." » 

Pendant la terreur de 1905-1907, on consid^ra comme des 
martyrs Gerzenstein (qui avait precisement ironise a propos des 
incendies de proprietes des nobles) et Iollos, mais personne encore 
parmi les milliers d'autres victimes innocentes. Dans Le Dernier 
Autocrate, une publication satirique que les liberaux de Russie 
firent paraitre a l'etranger, ils en arriverent a placer la 16gende 
suivante sous le portrait du general que le terroriste Hirsch Lekkert 
avait tente en vain d'assassiner : «A cause de lui » [c'est moi qui 
souligne - A. S.], le tsar « a fait executer... le Juif Lekkert 28 ». 

Ce n'etaient pas seulement les partis d'opposition, c'etait toute 
la masse des fonctionnaires moyens qui tremblaient a l'idee de 
passer pour « non progressistes ». II fallait jouir d'une bonne 
fortune personnelle ou posseder une remarquable liberte d'esprit 
pour register avec courage a la pression de 1' opinion generate. 
Quant au monde du barreau, de Fart, de la science, l'ostracisme 
frappait d'emblee quiconque s'eloignait de ce champ magnetique. 

Seul Leon Tolstoi', qui jouissait d'une position unique dans la 
soci&e, a pu se permettre de dire que, pour lui, la question juive 
se trouvait figurer a la 81 e place. 

U Encyclopedic juive se plaignit du fait que les pogroms 
d'octobre 1905 « aient suscite chez V intelligentsia progressiste une 
protestation non pas specifique [c'est-a-dire centree exclusivement 



27. W A. Maklakov, Vlast i obchtchestvennost na zakale staro'i Rossii (Vospominania 
sovremennika) [Le pouvoir et l'opinion au crepuscule de l'ancienne Russie (Souvenirs 
(Tun contemporain)], Paris : Priloj6nie k « Illioustrirovannoi Rossii » II n 1936, p. 466. 

28. Der letzte russische Alleinherscher (Le Dernier Autocrate : 6tude sur la vie et le 
regne de l'Empereur de Russie Nicolas D), Berlin, Ebcrhard Frowein Verlag [1913], 
p. 58. 



510 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

sur les Juifs], mais generate, orientee vers toutes les manifestations 
de la "contre-re volution" sous toutes ses formes 29 ». 

Du reste, la societe russe aurait cesse d'etre elle-meme si elle 
n'avait ramene tout a une seule question briilante : le tsarisme, 
encore le tsarisme, toujours le tsarisme ! 

Mais, de la, cette consequence : « Apres les journees d'octobre 
[les pogroms de 1905], l'aide concrete aux victimes juives ne fut 
apportee que par les Juifs de Russie et d'autres pays 30 . » Et 
Berdiaev de rench£rir : « Etes-vous capables de sentir Tame du 
peuple juif ?... Non, vous menez un combat... en faveur d'une 
humanite abstraite 31 . » 

Cela est confirme par Sliosberg : « Dans les cercles politi- 
quement evolue\s », la question juive « ne revetait pas un caractere 
politique au sens large du terme. La societe etait attentive aux mani- 
festations de la reaction sous toutes ses formes 32 . » 

Pour corriger cette erreur d' appreciation de la societe" russe, un 
recueil d' articles intitule Chtchit [le Bouclier] fut public en 1915 : 
il prenait globalement et exclusivement la defense des Juifs, mais 
sans la participation de ceux-ci en qualite d'auteurs, lesquels etaient 
soit russes, soit ukrainiens, et fut reunie la une belle brochette de 
celebrites de l'epoque - pres de quarante noms 33 . L' ensemble du 
recueil etait axe sur un seul theme : « Les Juifs en Russie » ; il 
est univoque dans ses conclusions et ses formulations denotent par 
endroits un certain esprit de sacrifice. 

Quelques echantillons - L. Andreev : «La perspective d'une 
solution prochaine du probleme juif provoque un sentiment de 
"joie proche de la ferveur", le sentiment d'etre libere d'une douleur 
qui m'a accompagne toute ma vie », qui etait comme « une bosse 
sur le dos » ; «je respirais un air empoisonne... » - M. Gorki : 
« Les grands penseurs europeens considerent que la structure 
psychique du Juif est culturellement plus elevee, plus belle que 
celle du Russe. » (Puis il se rejouit du developpement en Russie 
de la secte des sabbatistes et de celle du « Nouvel Israel ».) 



29. EJ, t. 12, p. 621. 

30. EJ, t. 12, p. 621. 

31. Nicolai Berdiaev, Filosofia neravenstva (Philosophic de l'indgalitd), 2 c 6d., Paris, 
YMCA Press, 1970, p. 72. 

32. Sliosberg, 1.1, p. 260. 

33. Chichit (le Bouclier), 1916. 



JUIFS ET RUSSES AVANT LA PREMIERE GUERRE MONDIALE... 511 

- P. Maliantovitch : « L'arbitraire auquel sont soumis les Juifs est 
un opprobre qui, telle une tache, recouvre le nom du peuple russe... 
Les meilleurs parmi les Russes le ressentent comme une honte qui 
vous poursuit toute votre vie... Nous sommes dcs barbares parmi 
les peuples civilises de l'humanite... nous sommes prives du droit 
si precieux d'etre fiers de notre peuple... Le combat pour l'egalite 
des droits des Juifs represente pour Thomme russe... une cause 
nationale de premiere importance... L'arbitraire que subissent les 
Juifs condamne les Russes a l'echec dans leurs tentatives d'at- 
teindre leur propre bonheur. » Si Ton ne se preoccupe pas de la 
liberation des Juifs, « nous n'arriverons jamais a regler nos propres 
problemes ». - K. Arseniev : « Si Ton retire tout ce qui cntrave les 
Juifs, on assistera a "un accroissement des forces intellectuelles de 
la Russie". » - A. Kalmykova : « D'un cole, notre "etroite relation 
spirituelle avec le monde juif dans le domaine des valcurs spiri- 
tuelles les plus hautes" ; de 1' autre, "les Juifs peuvent etre en butte 
au mepris, a la haine". » - L. Andreev : « C'est nous, les Russes, 
qui sommes les Juifs de V Europe ; notre front ie re, c'est justement 
la Zone de residence. » - D. Merejkovski : « Qu'attendent de nous 
les Juifs ? Notre indignation morale ? Mais cette indignation est si 
forte et si simple... qu'il ne nous reste qu'a hurler avec les Juifs. 
C'est ce que nous faisons. » - Par l'effet de je ne sais quel malen- 
tendu, Berdiaev ne fait pas partie des auteurs du Bouclier. Mais il 
disait de lui-meme qu'il avait rompu avec son milieu des sa prime 
jeunesse et qu'il preferait frequenter les Juifs. 

Tous les auteurs du Boucher definissent l'antisemitisme comme 
un sentiment ignoble, comme « une maladie de la conscience, 
obstinee et contagieuse » (D. Ovsianikov-Koulikovski, academi- 
cien). Mais, dans le meme temps, plusieurs auteurs notent que « les 
methodes et les precedes... des antisemites [russes] sont de prove- 
nance etrangere » (R Milioukov). « Le dernier cri de l'ideologie 
antis^mite est un produit de 1'industrie allemande de 1' esprit... La 
theorie "aryenne"... a 6l6 reprise par notre prcsse nationaliste... 
Menchikov* [copie] les idees de Gobineau» (F. Kokochkine). La 



* Menchikov Michel (1859-1918), commence une carriere de marin (jusqu'en 1892). 
puis se fait journaliste aux Temps nouveaux, soutient Stolypine. Apres Octobre, se refugie 
a Valdai. Arrets en aout 1918 par les bolcheviks, il est fusille sans jugcment. 



512 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

doctrine de la supcriorite des Aryens par rapport aux Semites est 
« de fabrication allemande » (V. Ivanov). 

Mais, pour nous, avec notre bosse sur le dos, qu'est-ce que cela 
change ? Invite par le « Cercle progressiste » a la fin de l'annee 
1916, Gorki « consacra les deux heures de sa conference a rouler 
dans la boue le peuple russe et a porter aux nues les Juifs », ainsi 
que le nota le depute progressiste Mansyrev, Tun des fondateurs 
du « Cercle » M . 

Un auteur juif contemporain analyse ce phenomene de facon 
objective et lucide : « On assista a une transformation profonde des 
esprits chez les Russes cultives qui, malheureusement, prirent le 
probleme juif bien plus a cceur qu'on aurait pu s'y attendre... La 
compassion pour les Juifs se transforma en un imperatif presque 
aussi categoriquc que la formule "Dieu, le Tsar, la Patrie" » ; quant 
aux Juifs, « ils profiterent de cette profession de foi selon leur degre" 
de cynisme 35 ». A la meme epoque, Rozanov parlait de « la volonte 
avide des Juifs de s'emparer de tout 36 ». 

Dans les annees 20, V. Choulguine resuma les choses ainsi : « A 
cette epoque [un quart de siecle avant la revolution], les Juifs 
avaient pris le controle de la vie politique du pays... Le cerveau de 
la nation (si Ton excepte le gouvernement et les cercles qui lui 
etaient proches) se trouva etre entre les mains des Juifs et s'habi- 
tuait a penser selon leurs directives. » « Malgre toutes les "restric- 
tions" apportees a leurs droits, les Juifs avaient pris possession de 
l'ame du peuple russe". » 

Mais sont-ce les Juifs qui s'etaient empares de Tame russe, ou 
bien les Russes qui ne savaient trop quoi en faire ? 

Toujours dans le Boudier, Merejkovski s'efforca d'expliquer 
que le philosemitisme etait apparu en reaction a Tantis^mitisme, 
qu'on assistait a la valorisation tout aussi aveugle d'une natio- 
nalitd etrangere, que l'absolutisation du « non » entrainait celle du 



34. Kn. S. P. Mansyrev, Moi vospominania (Mes souvenirs) // [Sb.] Fevralskaia revo- 
lioutsia / sost. S. A. Alexei'ev. M. ; L., 1926, p. 259. 

35. A. Voronel, in « 22 » : Obchtchestvenno-politiicheski i literatourny journal 
ievreiskoi intelligenlsii iz SSSR v Izrailie, Tel-Aviv, 1986, N° 50, pp. 156-157. 

36. Perepiska V. V. Rozanova i M. O. Gerchenzona (Correspondance de V. Rozanov 
et M. Gerchenzon), Novy Mir, 1991, N" 3, p. 239. 

37. V. V. Choulguine, « Chto nam v nikh ne nravitsa... » : Ob antisemitzme v Rossii 
(« Ce qui ne nous plait pas en cux... » : Sur l'antisemitismc en Russie), Paris, 1929, 
pp. 58, 75. 



JUIFS ET RUSSES AVANT LA PREMIERE GUERRE MONDIALE... 513 

«oui » 38 . Et le professeur Baudouin de Courtenay de reconnaitre 
que « beaucoup, meme parmi les "amis politiques" des Juifs, 
eprouvent a leur endroit de la repulsion et le reconnaissent en prive. 
La, bien sur, il n'y a rien a faire. La sympathie et l'antipathie... ne 
se commandent pas ». II faut neanmoins se fier « non aux affects, 
mais a la raison 39 ». 

La confusion qui regnait dans les esprits a cette epoque fut mise 
en Evidence avec plus de sens et de portee par P. B. Struve qui 
consacra toute sa vie a briser les obstacles dresses sur la voie qui 
devait le mener du marxisme a l'Etat de droit, et, chemin faisant, 
egalement des obstacles d'autres sortes. L'occasion en fut une pole- 
mique - tombee dans un profond oubli, mais d'une grande impor- 
tance historique - qui cclata dans le journal liberal Slovo en mars 
1909 et gagna aussitot 1'ensemble de la prcssc russe. 

Tout avait commence avec I'« affaire Tchirikov », un Episode 
dont on a gonfle a l'extreme l'importance : une explosion de rage 
dans un petit cercle litteraire ou Ton accusa Tchirikov - auteur 
d'une piece de theatre intitulee Les Juifs, et bien dispose a leur 
egard - d'etre antisemite. (Et cela parce qu'au cours d'un diner 
d'ecrivains il s'etait laisse aller a dire que la plupart des critiques 
litteraires pctcrsbourgeois etaient juifs, mais etaient-ils capables de 
comprendre la realite de la vie russe ?) Cette affaire ebranla 
beaucoup de choses dans la socicte russe. (Le journaliste Lioubosh 
ecrivit a son propos : « C'est la chandelle a deux kopecks qui mit 
le feu a Moscou. ») 

Considerant qu'il ne s'etait pas suffisamment exprime sur 
1' affaire Tchirikov dans un premier article, Jabotinski publia le 
9 mars 1909, dans le journal Slovo, un texte intitule «L'asemi- 
tisme ». II y disait ses craintes et son indignation devant le fait que 
la majorite de la pressc progressiste voulait faire silence sur cette 
affaire. Que meme un grand journal liberal (il faisait allusion aux 
Nouvelles russes) n' avait pas publie un mot, depuis vingt-cinq ans, 
sur « les atroces persecutions subies par le peuple juif... Depuis, la 
loi du silence est consideree comme du dernier chic par les philos6- 
mites progressistes. » Alors que c'&ait justement la que residait le 
mal : dans le fait de passer sous silence la question juive. (On ne 



38. Chtchit (le Bouclier), p. 164. 

39. Ibidem, p. 145. 



514 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

peut qu'abonder dans ce sens !) Lorsque Tchirikov et Arabajine 
« nous assurent qu'il n'y avait rien d'antisemite dans lours propos, 
ils ont tous deux parfaitement raison ». A cause de cette tradition 
du silence, « on peut etre taxe d'antisemitisme pour avoir seulemcnt 
prononcc le mot "juif ' ou fait la plus innocente remarque sur telle 
ou telle particularite des Juifs... Le probleme, c'est que les Juifs 
sont devenus un veritable tabou qui interdit la critique la plus 
anodine, et que ce sont eux qui sont les grands pcrdants dans 
l'affaire ». (La encore, on ne peut qu'etre d'accord !) « On a le 
sentiment que le mot "juif lui-meme est devenu un terme 
indecent. » « II y a la comme l'ccho d'un etat d'esprit general qui 
se fraie un chemin parmi les couches moyennes de 1' intelligentsia 
russe progressiste... On ne peut pas encore en fournir de preuves 
tangibles, on ne peut que subodorer 1' existence de cet etat 
d'esprit » - , mais c'est precisement cela qui le tourmente : pas de 
preuves, juste une intuition - et les Juifs ne vcrront pas venir 
Forage, ils seront pris au depourvu. Pour l'instant, « on ne voit 
qu'un petit nuage qui se forme dans le ciel et Ton entend faiblement 
un roulement lointain, mais deja menagant ». Ce n'est pas de l'anti- 
semitisme, ce n'est encore que de l'« asemitisme », mais cela non 
plus n'est pas admissible, la neutralite ne saurait etre justifiee : 
apres le pogrom de Kichinev et pendant que la presse reactionnaire 
colporte « l'etoupe enflammee de la haine », le silence des journaux 
progressistes a propos de « l'une des questions les plus tragiques 
de la vie russe » est inacceptable 40 . 

Dans 1' editorial du meme numero de Slovo etaient formulees les 
reserves suivantes a propos de 1' article de Jabotinski : « Les accusa- 
tions portees par l'auteur contre la presse progressiste corres- 
pondent, selon nous, assez peu a la realite des choses. Nous 
comprenons les sentiments qui ont inspire a l'auteur ses propos 
amers, mais imputer a 1' intelligentsia russe 1' intention pour ainsi 
dire deliberee de mettre sous le boisseau la question juive, est 
inequitable. La realite russe compte tellement de problemes non 
resolus qu'on ne peut consacrer beaucoup de place a chacun 
d'eux... Pourtant, si Ton apporte une solution a beaucoup de ces 



40. VI. Jabotinski, Asemitizm (L'asdmitisme), in Slovo, SPb., 1909, 9 (22) mars, p. 2 ; 
voir cgalement : lSb-1 Felietony, pp. 77-83. 



JUIFS ET RUSSRS AVANT LA PREMIERE GUERRE MONDIALE... 515 

problemes, cela aura des effets tres importants, y compris pour les 
Juifs qui sont des citoyens de notre commune patrie 41 . » 

Et si l'editorialiste de Slovo avait alors demande a Jabotinski 
pourquoi il ne prenait pas la defense de l'un ou 1' autre de ces naifs 
qui proferaient « la plus innocente remarque sur telle ou telle parti- 
cularite des Juifs » ? L' opinion juive s'interessait-elle seulement a 
eux, prenait-elle leur parti ? Ou bien se contentait-elle d'observer 
comment 1' intelligentsia russe se d^barrassait de ces « antis£- 
mites» ? Non, les Juifs n'etaient pas moins responsables que les 
autres de ce « tabou ». 

Un autre article paru dans le meme journal contribua a lancer la 
discussion : « L' accord, pas la fusion », de V. Goloubev. En effet, 
l'affaire Tchirikov « est loin d'etre un cas isole », « a l'heure 
actuelle... la question nationale... preoccupe aussi notre intelli- 
gentsia ». Dans un passe recent, surtout l'annee de la revolution", 
notre intelligentsia a « beaucoup peche » par cosmopolitisme. Mais 
« les luttes qui ont ete livrees au sein de notre communaute et entre 
les nationalites qui peuplent l'Etat russe n'ont pas disparu sans 
laisser de traces ». Tout comme les autres nationalites, en ces 
annees-la, « les Russes ont du se pencher sur leur propre question 
nationale... ; quand les nationalites privees de souverainet6 ont 
commence a s'autodeterminer, les Russes ont senti la necessite de 
le faire eux aussi ». Meme l'histoire de la Russie, « nous autres 
intellectuels russes, nous la connaissons peut-etre moins bien que 
l'histoire europeenne ». « Les ideaux universels... ont toujours eu a 
nos yeux plus d'importance que l'edification de notre propre 
pays. » Mais, meme selon Vladimir Soloviev, pourtant tres eloigne" 
du nationalisme, « avant d'etre porteur des ideaux universels, il est 
indispensable de se hisser soi-meme a un certain niveau national. 
Et le sentiment de s'elever soi-meme commence, semble-t-il, a se 
frayer un chemin jusque dans notre intelligentsia ». Jusqu'a present, 
« nous avons fait silence sur nos propres particularity ». Le fait de 
les rappeler a notre souvenir ne constitue en rien une manifestation 
d'antisemitisme et d'oppression des autres nationalites : entre les 
nationalites, il doit y avoir « harmonie et non fusion 42 ». 



41. Slovo, 1909, 9 (22) mars, p. 1. 

42. V. Goloubev, Soglachenie, a ne slianie, Slovo, 1909, 9 (22) mars, p. 1. 

* De 1905. 



516 DEUX SlfeCLES ENSEMBLE 

La redaction du journal prenait peut-etre toutes ces precautions 
parce qu'elle s'appretait a publier, le jour suivant, 10 mars, un 
article de P. B. Struve, « L' intelligentsia et le visage national », 
parvenu par hasard en meme temps que celui de Jabotinski et 
traitant egalement de 1' affaire Tchirikov. 

Voici ce qu'ecrivait Struve : « Cet incident », qui sera « bientot 
oublie" », « a montre que quelque chose a bouge dans les esprits, 
s'est eveille et desormais ne s'apaisera plus. Et il faudra compter 
avcc cela ». « L' intelligentsia russe cache son visage national, e'est 
une attitude que ricn n' impose, qui est stdrile. » - « La nationality 
est quelque chose de beaucoup plus evident [que la race, la couleur 
de la peau] et, en meme temps, quelque chose de subtil. Ce sont 
les attirances et les repulsions de l'esprit et, pour en prendre 
conscience, il n'est pas ndcessaire d'avoir recours a l'anthropo- 
metrie ou a la genealogie. Elles vivent et palpitent au fond de 
l'ame. » On peut et on doit se battre pour que ces attirances / repul- 
sions ne prennent force de loi, « mais 1'equite "politique" n'exige 
pas de nous l'indifference "nationale". Ces attirances et ces repul- 
sions nous appartiennent en propre, elles sont notre bien », « le 
sentiment organique de notre appartenance nationale... Et je ne vois 
pas la moindre raison... de renoncer a ce bien au nom de qui que 
ce soit ou de quoi que ce soit ». 

Oui, insiste Struve, il est indispensable de tracer une frontiere 
entre le domaine juridique, politique, et celui ou vivent en nous ces 
sentiments. « Specialement vis-a-vis de la question juive, e'est a la 
fois tres facile et ties difficile. » - « La question juive est formel- 
lement une question de droit », et, pour cette raison, il est facile et 
naturel d' aider a la resoudre : accorder aux Juifs l'egalite des 
droits - oui, bien sur ! Mais, dans le meme temps, e'est « tres 
difficile parce que la force du rejet vis-a-vis des Juifs en differentes 
couches de la societe russe est considerable, et il faut une grande 
force morale et un esprit tres rationnel pour, malgre cette repulsion, 
resoudre definitivement cette question de droit ». Cependant, 
« alors meme qu'il existe une grande force de rejet vis-a-vis des 
Juifs parmi de larges couches de la population russe, de tous les 
"etrangers" les Juifs sont ceux qui nous sont le plus proches, ceux 
qui sont le plus etroitement lies a nous. C'est un paradoxe historico- 
culturel, mais c'est ainsi. U intelligentsia russe a toujours considere 
les Juifs comme des Russes, et ce n'est ni fortuit, ni l'effet d'un 



JUIFS F.T RUSSES AVANT LA PREMIERE GUERRE MONDIALE... 517 

"malentendu". L'initiative deliberee de rejeter la culture russe et 
d'affirmer la singularity "nationale" juive n'appartient pas a 1' intel- 
ligentsia russe, mais a ce mouvement que Ton connait sous le nom 
de sionisme... Je n'eprouve aucune sympathie pour le sionisme, 
mais je comprends que le probleme de la nationality "juive" existe 
bel et bien », et meme se pose de plus en plus. (II est significant 
qu'il place « nationale » et « juive » entre guillemets : il n'arrive 
pas encore a croire que les Juifs se pensent autres.) « II n'existe pas 
en Russie d' autres "etrangers" qui jouent un role aussi important 
dans la culture russe... Et voila encore une autre difficulte : ils 
jouent ce role tout en restant Juifs. » On ne peut, par exemple, nier 
le role des Allemands dans la culture et la science russes ; mais, 
en s'immergeant dans la culture russe, les Allemands s'y fondent 
completement. « Avec les Juifs, c'est une autre affaire ! » 

Et il conclut : « Nous ne devons pas ruser [avec notre sentiment 
national] ni cacher notre visage... J'ai droit, comme tout Russe, 
a ces sentiments... Mieux cela sera compris... moins il y aura de 
malentendus a l'avenir 43 . » 

Oui... Ah, si nous nous etions reveilles, tous autant que nous 
sommes, quelques dizaines d'ann&s plus tot ! (Les Juifs, eux, 
s'etaient reveilles bien avant les Russes.) 

Mais, des le lendemain, ce fut un tourbillon : comme si tous les 
journaux n'avaient attendu que cela ! De la liberate Nacha Gazeta 
(« Est-ce bien le moment de parler de ca ? » Question classique !) 
et du journal de droite Novoie Vremia a l'organe du parti constitu- 
tional democrate Retch ou Miloukov ne put s'empecher de se 
recrier : Jabotinski « est arrive" a briser le mur du silence, et toutes 
ces choses effrayantes et menacantes que la presse progressiste et 
1' intelligentsia avaient cherche a dissimuler aux Juifs apparaissent 
dSsormais dans leur veritable dimension ». Mais, plus loin, rai- 
sonneur et froid comme a son habitude, Milioukov passe au verdict. 
II commence par un avertissement important : Ou cela mene-t-il ? 
A qui cela profite-t-il ? Le « visage national » que, de surcroit, « il 
ne faut pas cacher », c'est un pas vers le pire des fanatismes ! 
(Done il faut le cacher, ce « visage national ».) Ainsi « la pente 
glissante du nationalisme esthetique precipitera 1'intelMgentsia vers 
sa degenerescence, vers un veritable chauvinisme tribal » engendre 



43. P. Slruve, Intelligentsia i natsionalnoie litso, Slovo, 1909, 10 (23) mars, p. 2. 



5 1 8 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

« dans l'atmosphcre putride de la reaction qui regne sur la soci&e" 
d'aujourd'hui 44 ». 

Mais P. B. Struve, avec une agilite presquc juvenile en depit de 
ses quarante ans, riposte des le 12 mars dans les colonnes du Slovo 
au « discours professoral » de Milioukov. Et, avant tout, a ce tour 
de passe-passe : « Ou cela mene-t-il ? » (« Qui va en profiter ? », 
« Qui tirera les marrons du feu ? » - c'est ainsi que Ton va faire 
taire les gens - quoi qu'ils disent - pendant cent ans et plus. II 
s'agit la d'un precede falsificateur qui denote une incapacite totale 
a comprendre qu'une parole peut etre honnete et avoir du poids en 
elle-meme.) - « Notre point de vue n'est pas refute sur le fond », 
mais confronte sur le mode polemique a « une projection » : « Ou 
cela mene-t-il 45 ? » (Quelques jours plus tard, il dcrira encore dans 
le Slovo : « C'est un vieux procede pour discrediter a la fois une 
idee que Ton ne partage pas et celui qui la formule, en insinuant 
perfidement que les gens du Novoie Vremia ou du Rousskoie 
Znamia vont trouver cela tout a fait a leur gout. Un tel procede 
est, selon nous, parfaitement indigne d'une presse progressiste 46 . ») 
Puis, pour ce qui est du fond : « Les questions nationales sont, de 
nos jours, associees a des sentiments puissants, parfois violents. 
Dans la mesure ou ils exprimcnt en chacun la conscience de son 
identite nationale, ces sentiments sont pleinement legitimes et... les 
etouffer est... une grande vilenie. » C'est cela : si on les refoule, ils 
vont resurgir sous une forme denaturee. Quant a cet « "asemitisme" 
qui serait la pire des choses, il constitue en fait un terrain bien plus 
favorable a une solution en droit de la question juive que le combat 
sans fin entre "antisemitisme" et "philosemitisme". II n'existe pas 
de nationalite non russe qui ait besoin... que tous les Russes 
l'aiment sans reserve. Encore moins qu'ils feignent de 1' aimer. En 
verite, 1' "asemitisme", conjugue a une conception claire et lucide 
de certains principes moraux et politiques et... de certaines 
astreintes politiques, est bien plus necessaire et utile a nos compa- 
triotes juifs qu'un "philosemitisme" sentimental et mollasse », 



44. P. Milioukov, Natsionalizm protiv natsionalizma (Le nationalisme contre le natio- 
nalisme), Retch, 1909, 11 (24) mars, p. 2. 

45. P. Struve, Polemitcheskie zigzagui i nesvo'ievremennai'a pravda (Zigzags pol6- 
miques et ventc" intcmpestive), Slovo, 1909. 12 (25) mars, p. 1. 

46. Slovo, 1909, 17 (30) mars, p. 1. 



JUIFS ET RUSSES AVANT LA PREMIERE GUERRE M0NDIALE... 5 19 

surtout si celui-ci est simule. - Et « il est bon que les Juifs voient 
au grand jour le "visage national" » du constitutionnalisme et de 
la societe democratique russes. Et « il ne leur est en rien utile de 
s'entretenir dans l'illusion que ce visage n'appartient qu'au fana- 
tisme antisemite ». Ce n'est pas la « la tete de la Meduse, mais le 
visage honnete et humain de la nation russe, sans lequel ne tiendra 
pas debout VEtat russe 41 ». - Et encore ces lignes de la redaction 
du Slovo : « L' harmonic... implique la reconnaissance et le respect 
de toutes les specificites de chaque [nationalite] 48 . » 

Des debats enflammes se poursuivirent dans les journaux. « En 
quelques jours se constitua toute une litterature sur le sujet. » On 
assista « dans la presse progressiste... a quelque chose d'impensable 
il y a encore si peu de temps : on debat de la question du nationa- 
lisme grand-russien 49 ! » Mais la discussion ne s'elevait a ce niveau 
que dans le Slovo ; les autres journaux se concentrerent sur la 
question des « attirances et des repulsions 50 *. U intelligentsia 
tourna sa colere vers son heros de la veille. 

Jabotinski aussi donna de la voix, et meme a deux reprises... 
« L'ours est sorti de sa taniere », lacha-t-il a 1'adrcsse de P. Struve, 
homme pourtant si calme et pondere. Jabotinski, lui, se sentait 
offense ; il qualifiait son article, ainsi que celui de Milioukov, de 
« fameuse cuvde » : « leur langoureuse declamation est impregnee 
d'hypocrisie, d'insinceritc, de pleutrerie et d'opportunisme, c'est 
pourquoi elle est si indecrottablement nulle » ; et d'ironiser en 
citant Milioukov : ainsi « la sainte et pure intelligentsia russe d' au- 
trefois » « eprouvait des sentiments de "repulsion" a rencontre des 
Juifs ?... Bizarre, non ? » II fustigeait « le climat "saint et pur" de 
ce merveilleux pays », et « l'espece zoologique de Vursus 
judaeophagus intellectualis ». (Le conciliant Winaver en prenait 
aussi pour son grade : « le laquais juif du palais russe »). Jabotinski 
fulminait a l'idee que les Juifs dussent patienter « jusqu'a ce que 
soit resolu le probleme pohtique central » (c'est-a-dire la deposition 
du Tsar) : « Nous vous remercions d' avoir une opinion aussi 



47. P. Struve, Slovo. 1909, 12 (25) mars, p. 1. 

48. V. Goloubev, K polemike o nalsionalizme (A propos de la poldmique sur le natio- 
nalisme), ibidem, p. 2. 

49. M. Slavinski, Rousskie, velikorossy i rossiane (Les Russes, les Grands-Russiens 
et les citoyens de la Russie), ibidem, 14 (27) mars, p. 2. 

50. Slovo*, 1909, 17 (30) mars, p. 1. 



520 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

flatteuse sur notre disposition a nous comporter comme un chien 
avec son maitre », « sur la celerite du fiddle Israel ». II concluait 
meme en affirmant que « jamais encore l'exploitation d'un peuple 
par un autre ne s'est devoilee avec un cynisme aussi ingenu 51 ». 

II faut reconnaitre que cette virulence excessive ne contribua 
guere a la victoire de sa cause. D'ailleurs, 1'avenir le plus proche 
allait montrer que ce fut precisement la deposition du Tsar qui allait 
ouvrir aux Juifs davantage encore de possibilites qu'ils ne 
cherchaient a en obtenir, et couper l'herbe sous le pied au sionisme 
en Russie ; tant et si bien que Jabotinski s'est trompe aussi sur 
le fond. 

Bien plus tard et avec le recul du temps, un autre temoin de cette 
epoque, alors membre du Bund, se rappelait que, « dans les annees 
1907-1914, certains intellectuels liberaux furent touches par l'epi- 
demie sinon d'antisemitisme ouvert, du moins d'"asemitisme" qui 
frappa alors la Russie ; d' autre part, revenus des tendances extre- 
mistes qui s'etaient manifestoes au cours de la premiere revolution 
russe, ils etaient tentes d'en rendre responsables les Juifs dont la 
participation a la revolution avait ete flagrante ». Dans les annees qui 
precederent la guerre, « on assista a la montee du nationalisme 
russe... dans certains cercles oil, a premiere vue, le probleme juif 
etait percu, encore peu de temps auparavant comme un probleme 
russe 52 ». 

En 1912, Jabotinski lui-meme, cette fois sur un ton plus pondere, 
rapporta cette observation judicieuse d'un journaliste juif en vue : 
des lors que les Juifs s'interessent a quelque activity culturelle, 
aussitot celle-ci devient comme etrangere au public russe, qui n'est 
plus attire par elle. Une sorte d' invisible rejet. Cest vrai, on ne 
pourra faire l'economie d'une demarcation nationale, il faudra 
organiser la vie en Russie « sans ajouts exterieurs qui, en aussi 
grande quantity, ne peuvent sans doute pas etre toleres [par les 
Russes] 53 ». 

A considerer tout ce qui vient d'etre prOsente ci-dessus, la plus 



51. VI. Jabotinski. Medved iz berlogui - Sb. Felietony. pp. 87-90. 

52. C. 1. Aronson, V borbe za grajdanskie i natsionalnye prava : Obchtchestvennye 
tetchenia v rousskom ievrei'stve (Le Combat pour les droits civiques et nationaux : les 
courants d'opinion dans la communaute des Juifs de Russie), LMJR-1, pp. 229, 572. 

53. VI. Jabotinski - [Sb.] Felietony, pp. 245-247. 



JUIFS ET RUSSES AVANT LA PREMIERE GUERRE MONDIALE... 521 

juste conclusion est de dire qu'au sein de 1' intelligentsia russe se 
developpaient simultanement (comme 1'Histoire en offre maints 
exemples) deux processus qui, pour ce qui concerne le probleme 
juif, se distinguaient par une question de temperament, non par un 
degre de sympathie. Mais celui que representait Struve etait trop 
faible, peu assure, et fut etouffe. Tandis que celui qui avait clai- 
ronne son philosemitisme dans le recueil le Boucher beneficia 
d'une large publicite et 1'emporta aupres de l'opinion. II ne reste 
qu'a regretter que Jabotinski n'ait pas reconnu a sa juste valeur le 
point de vue de Struve. 

Quant au debat de 1909 dans les colonnes du Slovo, il ne se 
limita pas a la question juive, mais se transforma en discussion sur 
la conscience nationale russe, ce qui, apres les quatre-vingts ans de 
silence qui ont suivi, reste aujourd'hui encore vivace et instructif, 
- P. Struve ecrivait : « De meme qu'il ne faut pas russifier ceux qui 
ne le veulent pas, de meme il ne faut pas nous dissoudre dans 
le multinationalisme russe 54 . » - V. Goloubev protestait contre la 
« monopolisation du patriotisme et du nationalisme par les groupes 
reactionnaires » : « Nous avons perdu de vue que les victoircs 
remportees par les Japonais ont eu un effet desastreux sur la 
conscience populaire, le sentiment national. Notre defaite n'a pas 
seulement humilie nos bureaucrates », comme l'opinion publique 
1'espeYait, « mais, indirectement, la nation aussi ». (Oh non, pas 
« indirectement » : tout a fait directement !) « La nationalite russe... 
s'est evanouie 55 . » Ca n'est pas non plus une plaisanterie que l'avi- 
lissement du mot « russe » lui-meme, que Ton a transforme en 
« authentiquement russe ». L' intelligentsia progressiste a laisse" filer 
ces deux notions, les abandonnant aux gens de droite. « Le patrio- 
tism.:, nous n'arrivions a le concevoir qu'entre guillemets. » Or « il 
faut faire concurrence au patriotisme reactionnaire avec un patrio- 
tisme populaire... Nous nous sommes figes dans notre refus du 
patriotisme des Cent-noirs, et si nous lui avons oppose quelque 
chose, ce n'est pas une autre conception du patriotisme, mais des 
id6aux universels 56 ». Et pourtant, tout notre cosmopolitisme ne 



54. P. Struve, Slovo, 1909, 10 (23) mars, p. 2. 

55. V. Goloubev, ibidem, 12 (25) mars, p. 2. 

56. V. Goloubev, O monopolii na patriotizm (Sur le monopolc du patriotisme), ibidem, 
14 (27) mars, p. 2. 



522 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

nous a pas permis, jusqu'a ce jour, de fraterniser avec la societe 
polonaise 57 ... 

A. Pogodine a pu dire qu'apres le violent nSquisitoire prononce 
par V. Soloviev contre le livre de Danilevski, La Russie et I' Europe, 
apres les articles de Gradovski, telles furent « les premieres mani- 
festations de cette conscience qui, a l'instar de l'instinct de conser- 
vation, s'6veille chez les peuples quand le danger les menace ». 
(Coincidence - au moment precis ou avait lieu cette polemique, la 
Russie eut a subir son humiliation nationale : elle fut contrainte de 
reconnattre avec une piteuse resignation V annexion par l'Autriche 
de la Bosnie-Herzegovine, ce qui 6quivalait a un « Tsou-Shina 
diplomatique ».) « La fatalite nous conduit a soulever cette 
question, naguere completement etrangere a 1' intelligentsia russe, 
mais que la vie elle-meme nous impose avec une brutalite qui 
interdit toute derobade 58 . » 

En conclusion, la redaction du Slovo ecrivait : « Un incident 
fortuit a declenche toute une tempete journalistique. » Cela signifie 
que «la society russe a besoin d'une prise de conscience 
nationale ». Par le passe, « elle s'est detournee non pas seulement 
d'une politique antinationale mensongere..., mais aussi du nationa- 
lisme authentique sans lequel une politique ne peut vraiment se 
construire ». Un peuple capable de creation « ne peut pas ne pas 
avoir son propre visage 59 ». «Minine* etait a coup sur nationa- 
liste. » Un nationalisme constructif, possedant le sens de l'Etat, est 
propre aux nations vivantes, et c'est de cela que nous avons besoin 
maintenant 60 . « De meme qu'il y a trois cents ans, l'histoire nous 
somme de rcpondre », de dire, « aux heures sombres de l'epreuve..., 
si nous avons le droit, comme tout peuple digne de ce nom, 
d'exister par nous-memes 61 . » 

Et pourtant - meme si, en apparence, l'annee 1909 fut plutot 
paisible -, on sentait bien que l'Orage etait dans l'air ! 



57. V. Galouhev, Ot samouvajenia k ouvajeniou (Du respect de soi au respect tout 
court), ibidem, 25 mars (7 apr.), p. 1 . 

58. A. Pogodine, K voprosou o natsionalizme (Sur !a question nationale), ibidem, 
15 (28) mars, p. 1. 

59. Slovo, 1909, 17 (30) mars, p. 1. 

60. A. Pogodine, ibidem, 15 (28) mars, p. 1. 

61. Slovo, 1909, 17 (30) mars, p. 1. 

* Hdros de la resistance russe a l'invasion polonaise au d6but du xvn e siecle. 



JUIFS ET RUSSES AVANT LA PREMIERE GUERRE MONDIALE... 523 

Pour autant, certaines choses n'etaient pas perdues de vue 
(M. Slavinski) : « Les tentatives pour russifier ou, plus exactement, 
imposer le modele grand-russien a toute la Russie... ont eu un effet 
desastreux sur les particularites nationales vivantes, non seulement 
de tous les peuples non souverains de l'Empire, mais aussi et avant 
tout du peuple grand-russien... Les forces culturelles du peuple 
grand-russien se sont r£v£lees insuffisantes pour cela. » « Pour la 
nationalite grand-russienne, seul est bon le developpement de l'in- 
t^rieur, une circulation normale du sang 62 ». (Helas ! aujourd'hui 
encore, la lecon n'a pas 6te assimilee). « Necessaire est la lutte 
contre le nationalisme physiologique, [quand] un peuple plus fort 
essaie d' imposer a d'autres qui le sont moins une facon de vivre 
qui leur est 6trangere 63 . » Mais un empire comme celui-ci n'aurait 
pas pu etre constitue par la seule force physique, il y fallait aussi 
une « force morale ». Et si nous possedons cette force, alors 
l'egalite en droits des autres peuples (des Juifs aussi bien que des 
Polonais) ne nous menace en rien 64 . 

En plein xix e siecle deja, et a fortiori au debut du xx 6 , l'intelli- 
gentsia russe avait le sentiment dc se trouver a un haut niveau de 
conscience planetaire, d' universality, de cosmopolitisme ou d'inter- 
nationalite (a l'epoque, on ne faisait guere de difference entre toutes 
ces notions). Dans bien des domaines, elle avait presque entie- 
rement renie ce qui etait russe, national. (Du haut de la tribune de 
la Douma, on s'exercait au calembour : « patriote-Iscariote. ») 

Pour ce qui est de I' intelligentsia juive, elle ne renia nullement 
son identite nationale. Et meme les plus extremistes des socialistes 
juifs s'efforcaient tant bien que mal de concilier leur ideologic avec 
le sentiment national. Alors que, dans le meme temps, aucune voix 
ne s'61eva parmi les Juifs - de Doubnov a Jabotinski en passant 
par Winaver - pour dire que 1' intelligentsia russe, qui soutenait de 
toute son ame ses freres persecutes, pouvait ne pas renoncer a son 
propre sentiment national. L'equite l'aurait pourtant exige\ Mais 
personne ne percevait alors cette disparite : sous la notion d'egalite 
des droits, les Juifs comprenaient quelque chose de plus. 



62. M. Slavinski, Slovo, 1909, 14 (27) mars, p. 2. 

63. A. Pogodine, ibidem, 15 (28) mars, p. 1. 

64. Slovo, 1909, 17 (30) mars, p. 1. 



524 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

C'est ainsi que, solitaire, 1' intelligentsia russe prit la route de 
l'avenir. 

Les Juifs n'ont pas obtenu l'egalite des droits sous les tsars, mais 
- et sans doute en partie pour cette raison meme - ils ont obtenu 
la main et la fidelite de 1' intelligentsia russe. La puissance de leur 
developpement, leur 6nergie, leur talent penetrerent la conscience 
de la soci&e russe. L'idee que nous nous faisions de nos perspec- 
tives, de nos interets, l'elan que nous donnions a la recherche des 
solutions a nos problemes, tout cela, nous l'avons incorpore a l'idee 
qu'ils s'en faisaient pour eux-memes. Nous avons adopte leur 
vision de notre histoire et de la fa$on d'en sortir. 

Comprendre cela est bien plus important que de calculer le pour- 
centage de Juifs qui s'employerent a destabiliser la Russie (tous 
nous nous y sommes employes), qui ont fait la revolution ou 
participe au pouvoir bolchevique. 



Chapitre 12 
DANS LA GUERRE (1914-1916) 



La Premiere Guerre mondiale fut incontestablement la plus 
grande des folies du xx e siecle. Sans motifs ni finalites veritables, 
trois grandes puissances europeennes - l'Allemagne, la Russie, 
l'Autriche-Hongrie - s'affronterent dans un combat mortel pour 
aboutir a ce que les deux premieres ne s'en remettent plus pour 
toute la dur6e du siecle et que la troisieme se desintegre. Quant aux 
deux alliees de la Russie, vainqueurs en apparence, elles ont tenu 
encore pendant un quart de siecle pour perdre ensuite a jamais leur 
force de domination. Desormais, l'Europe entiere a cesse de remplir 
son orgueilleuse mission de guide de l'humanite, devenant un objet 
de jalousie et incapable de garder dans ses mains affaiblies ses 
possessions coloniales. 

Aucun des trois empereurs, et encore moins Nicolas II et son 
entourage n'avaient realise dans quelle guerre ils s'enfoncaient, ils 
n'en imaginaient ni l'echelle ni la violence. Hormis Stolypine et, 
apres lui, Dournovo, le pouvoir n'avait pas compris ravertissement 
adresse a la Russie entre 1904 et 1906. 

Considerons cette meme guerre avec les yeux des Juifs. Dans 
ces trois empires limitrophes vivaient les trois quarts des Juifs de 
la planete (et 90% des Juifs d'Europe 1 ) qui etaient de surcroit 
concentres sur le theatre des operations militaires a venir, de 
la province de Kovno (puis la Livonie) jusqu'a la Galicie 
autrichienne (puis la Roumanie). Et la guerre les placa devant 



1. PEJ, t.2, 1982. pp. 313-314. 



526 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

une interrogation aussi pressante que douloureuse : tous vivant 
sur les marches de ces trois empires, pouvaient-ils, dans ces 
conditions, conserver leur patriotisme imperial ? Car si, pour les 
armees qui avanc^ient, derriere le front se trouvait 1'ennemi, pour 
les Juifs etablis dans ces regions, derriere le front vivaient des 
voisins et des coreligionnaires. lis ne pouvaient pas vouloir cette 
guerre : leur disposition d'esprit pouvait-elle basculer brutalement 
vers le patriotisme ? Quant aux Juifs ordinaires, ceux de la Zone 
de residence, ils avaient encore moins de raisons de soutenir 
l'armee russe. Nous avons vu qu'un siecle auparavant, les Juifs de 
l'ouest de la Russie avaient apporte leur aide aux Russes contre 
Napoleon. Mais, en 1914, c'etait tout different : au nom de quoi 
aider l'armee russe ? Au nom de la Zone de residence ? Au 
contraire, la guerre ne laissait-elle pas miroiter l'espoir d'une libe- 
ration ? Avec l'arrivee des Autrichiens et des Allemands, on n'allait 
tout de meme pas instaurer une nouvelle Zone de residence, on 
n'allait pas maintenir le numerus clausus dans les etablissements 
d'enseignement ! 

C'est justement dans la partie occidentale de la Zone de resi- 
dence que le Bund conservait de 1' influence, et Lenine nous 
apprend que ses membres « sont dans leur majorite germanophiles 
et se rejouissent de la defaite de la Russie 2 ». Nous apprenons 
egalement que pendant la guerre, le mouvement juif autonomiste 
Vorwarts adopta une position ouvcrtement pro-allemande. De nos 
jours, un auteur juif note finement que, « s'il Ton reflechit au sens 
de la formule « Dieu, le Tsar, la Patrie... », il est impossible de se 
representer un Juif, sujet loyal de l'Empire, qui ait pu prendre cette 
formule au scrieux », autrement dit au premier degre 1 . 

Mais, dans les capitales, les choses se passaient autrement. En 
depit de leurs prises de position de 1904-1905, les cercles juifs 
influents, tout comme les liberaux russes, offrirent leur soutien au 
regime autocratique lorsque le conflit eclata ; ils proposerent un 
pacte. « L'elan patriotique qui souleva la Russie ne laissa pas les 
Juifs de cote 4 . » « C'etait le temps ou, voyant le patriotisme russe 



2. V. I. Unine, CEuvres completes en 55 volumes [en russe], 1958-1965, t. 49, p. 64. 

3. A. Voronel, « 22 », Tel-Aviv, 1986, n" 50, p. 155. 

4. PEJ, t. 7. p. 356. 



DANS LA GUERRE (1914-1916) 527 

des Juifs, Pourichkevitch* embrassait les rabbins 5 . » Quant a la 
presse (pas Novol'e Vremia, mais la presse liberate, « mi-juive » 
selon Witte, celle-la meme qui exprimait et orientait les soubresauts 
de l'opinion et qui, en 1905, avait litteralement exige la capitulation 
du pouvoir), elle fut, des les premiers jours de la guerre, transported 
par l'enthousiasme patriotique. « Par-dessus la tete de la petite 
Serbie, Tepee est levee contre la grande Russie, garante du droit 
inalienable de millions de gens au travail et a la vie ! » Lors d'une 
reunion extraordinaire de la Douma, « les representants des diffe- 
rentes nationalites et des differents partis etaient tous, en ce jour 
historique, habites par une meme pensee, une seule et meme 
emotion faisait trembler toutes les voix... Que personne ne touche 
a la Sainte Russie !... Nous sommes prets a tous les sacrifices pour 
defendre l'honneur et la dignite de la Russie une et indivisible... 
"Dieu, le Tsar, le peuple" - et la victoire est assuree... Nous autres, 
Juifs, nous prenons la defense de notre patrie parce que nous lui 
sommes profondement attaches ». 

Meme si, derriere cela, se manifestait un calcul tout a fait fonde\ 
1'attente d'un geste de reconnaissance en retour - l'obtention de 
l'egalite des droits, ne serait-ce qu'une fois la guerre terminee -, le 
gouvernement devait bien, en acceptant cet allie inattendu, se 
decider a prendre - ou promettre de prendre - sa part d'obligations. 

Et, de fait, l'obtention de l'egalite des droits devait-elle necessai- 
rement passer par la revolution? Par ailleurs, l'ecrasement de 
l'insurrection par Stolypine « avait entraine" une baisse d'interet 
pour la politique dans les milieux russes aussi bien que juifs 6 », 
- ce qui, pour le moins, signifiait que Ton s'eloignait de la revo- 
lution. Comme le declara Choulguine** : « Combattre simul- 
tanement les Juifs et les Allemands etait au-dessus des forces 
du pouvoir en Russie. H fallait bien conclure un pacte avec 



5. D. S. Pasmanik, Rousskai'a rcvolioutsia i ievre'i'stvo (Bolchevizm i Ioudai'zm) (La 
revolution russe et les Juifs (le bolchcvismc et le judai'sme)), Paris, 1923, p. 143. 

6. PEJ, t. 7, p. 356. 

* Vladimir Pourichkevitch (1870-1920), monarchiste, adversairc de Raspoutine a 
l'assassinat duquel il participa. Arrete en 1917, puis amnistie, il participe au mouvement 
Blanc et meurt du typhus a Novorossiish. 

** Basile Choulguine (1878-1976), leader de l'aile droite de la Douma avec laquelle il 
rompt au moment de Taffairc Beylis. Participe au Bloc progressiste. Recueillera avec 
Goutchkov l'abdication de Nicolas II. Emigre en Yougoslavie jusqu'en 1944, il y sera 
capturd et fera douze ans de camps. Meurt presque centenaire. 



528 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

quelqu'un 7 . » Cette alliance nouvelle avcc les Juifs devait etre 
formalisec : il fallait produire ne fut-ce qu'un document contenant 
des promesses, comme on l'avait fait pour lcs Polonais. Mais seul 
Stolypine aurait eu l'intelligence et le courage de le faire. Sans lui, 
il ne se trouva personne pour comprendre la situation et prendre les 
decisions appropriees. (Et, a partir du printcmps 1915, des errcurs 
encore plus graves furent commises'.) 

Les milieux liberaux, y compris l'elite de la communaute juive, 
avaient egalement en vue une autre consideration qu'ils tenaient 
pour une certitude. Des Tannee 1907 (la encore, sans necessite 
pressante), Nicolas II s'etait laisse entrainer dans une alliance mili- 
taire avec l'Angleterre (passant ainsi autour de son cou la corde 
de la confrontation ulterieure avec l'Allemagne). Et, maintenant, 
1'cnsemble des milieux progressistes de Russie faisaient l'analyse 
suivante : 1' alliance avec les puissances democratiques et la victoire 
commune avec elles rendraient inevitable une democratisation 
globale de la Russie a la fin de la guerre et, par voie de conse- 
quence, l'instauration definitive de l'egalite des droits pour les 
Juifs. II y avait done un sens, pour les Juifs de Russie, et pas 
seulcment pour ceux qui vivaient a Petersbourg et a Moscou, a 
aspirer dans cette guerre a la victoire de la Russie. 

Mais ces considerations furent contrebalancees par Y expulsion 
precipitee, massive, des Juifs hors de la zone du front, ordonnec 
par l'etat-major general lors de la grande retraite de 1915. Que 
celui-ci ait eu le pouvoir de le faire resultait de decisions inconsi- 
derees prises au debut de la guerre. En juillet 1914, dans le feu de 
Taction, dans l'agitation qui regnait face a 1'imminence du conflit, 
l'cmpcreur avait signe sans reflechir, comme un document d' impor- 
tance secondaire, le Reglement provisoire du service en campagne 
qui accordait a l'etat-major un pouvoir illimite sur toutes les regions 
voisines du front, avec une tres large extension territoriale, et ce, 
sans aucune concertation avec le Conseil des ministres. Sur le 
moment, nul n'avait accorde d'importance a ce document, parce 
que Ton etait convaincu que le Commandement supreme serait 
toujours assure par l'Empercur et qu'il ne pourrait surgir de conflits 
avec le Cabinet. Mais, des ce mois de juillet 1914, on persuada 



7. V. V. Choulguine, « Chto nam v nikh ne nravilsa... » Ob Antisemitizme v Rossii 
(« Ce qui ne nous plait pas en eux... » Sur I'antisdmiusmc en Russie), Paris, 1929, p. 67. 



DANS LA GUERRE (1914-1916) 529 

l'Empereur de ne pas assumer le Commandement supreme des 
armies. En homme avise, celui-ci proposa le poste a son favori, le 
beau parleur Soukhomlinov, alors ministre de la Defense, lequel 
declina naturellement cet honneur. Ce fut le grand-prince Nicolas 
Nicolai'evitch qui fut nomine, et celui-ci ne jugea pas possible de 
commencer par bouleverser la composition de l'etat-major general 
a la tetc duquel se trouvait le general Ianouchkevitch. Mais, dans 
le meme temps, le Rcglcment provisoire ne fut pas non plus 
modifie, de sorte que 1' administration du tiers de la Russie se trouva 
entre les mains de Ianouchkevitch, un homme insignifiant qui 
n'etait pas meme militaire de carriere. 

Des le tout debut de la guerre, des ordres furent donnes loca- 
lement en vue de 1' expulsion des Juifs hors de la zone des armees 8 . 
En aout 1914, on pouvait lire dans les journaux : « Les droits des 
JuifS... Instruction par voie telegraphique a tous les gouverneurs de 
provinces et de villes de faire cesser les actes d'expulsion massive 
ou individuelle de Juifs. » Mais, des le debut de 1915, ainsi qu'en 
temoigne le docteur D. Pasmanik, qui fut medecin au front pendant 
toute la duree de la guerre, « soudain, sur toute la zone du front et 
dans tous les cercles proches du pouvoir se repandit la rumeur que 
les Juifs faisaient de l'espionnage 9 ». 

Pendant l'ete 1915, Ianouchkevitch - justement lui - tenta de 
masquer le recul des armees russes, qui paraissait alors effroyable, 
en ordonnant la deportation massive des Juifs hors de la zone du 
front, deportation arbitraire, sans le moindre examen des cas indivi- 
duels. C'etait si facile : rejeter la responsabilittS de toutes les 
defaites sur les Juifs ! 

Ces accusations ne virent peut-etre pas le jour sans l'aide de 
retat-major allemand qui diffusa une proclamation appelant les 
Juifs de Russie a se soulever contre leur gouvernement. Mais 
l'opinion, etayee par de nombreuses sources, prevaut que, dans 
cette affaire, c'est 1'influence polonaise qui etait a l'ceuvre. Comme 
l'ecrit Sliosberg, juste avant la guerre, il y avait eu une brutale 
explosion d'antisemitisme, « une campagne contre la domination 
juive dans l'industrie et le commerce... Quand la guerre eclata, 
elle etait a son zenith... et les Polonais s'efforcerent par tous les 



8. PEJ, t. 7, p. 356. 

9. Pasmanik, op. tit., p. 144. 



530 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

moyens de tcrnir 1' image des populations juives aux yeux du 
Commandement supreme en repandant toutes sortes de billevesees 
et de legendes sur 1'espionnage juif 10 ». - Sitot apres les promesses 
faites par Nicolas Nicolaievitch dans l'Appel aux Polonais d'aout 
14, ceux-ci fonderent a Varsovie le « Comite" central des bour- 
geois » qui ne comprenait pas un seul Juif, alors qu'en Pologne 
les Juifs representaient 14% de la population. En septembre, 
il y eut un pogrom contre les Juifs a Souvalki". - Puis, pendant 
la retraite de 1915, « 1' agitation qui regnait au sein de l'armee 
facilita la diffusion des calomnies echafaudees par les Polonais 12 ». 
Pasmanik affirme qu'il est «en mesure de prouver que les 
premieres rumeurs sur la trahison des Juifs furent propagees par les 
Polonais » dont une partie « apportait une aide active aux Alle- 
mands. Cherchant a detourner les soupcons, ils s'empresserent de 
repandre le bruit que les Juifs se livraient a 1'espionnage 13 ». En 
relation avec cette expulsion des Juifs, plusieurs sources soulignent 
le fait que Ianouchkevitch lui-meme etait un « Polonais converti 
al'orthodoxie l4 ». 

II a pu certes subir cette influence, mais nous considerons ces 
explications comme insuffisantes et ne justifiant en rien 1' attitude 
de l'&at-major russe. 

Bien sur, les Juifs de la zone du front ne pouvaient rompre leurs 
liens avec les villages d'a cote, interrompre la <<poste juive » et se 
transformer en ennemis de leurs coreligionnaires. De plus, aux yeux 
des Juifs de la Zone de residence, les Allemands apparaissaient 
comme une nation europeenne de haute culture, bien autre chose 
que les Russes et les Polonais (l'ombre noire d' Auschwitz n'avait 
pas encore recouvert la terre ni croise" la conscience juive...)- En ce 
temps-la, le correspondant du Times, Steven Graham, rapportait que 
des qu'apparaissait a l'horizon la fumee d'un navire allemand, la 
population juive de Libava « oubliait la langue russe » et se mettait 
a parler allemand. S'il fallait partir, les Juifs preferaient aller du 



10. G. B. Sliosberg, op. cit., t. 3, pp. 316-317. 

11. I.G. Froumkine, Iz istorii rousskovo icvrei'stva, [Sb.] Kniga o rousskom evrcistve : 
Ot 1860 godov do Revolutsii 1917 g. (Aspects de 1'histoire des Juifs russes), in LMJR, 
pp. 85-86. 

12. Sliosberg, op. cit., t. 3. p. 324. 

13. Pasmanik, op. cit., p. 144. 

14. Par exemple : PEJ, t. 7, p. 357. 



DANS LA GUERRE (1914-1916) 531 

cote" allemand. - L'hostilite que leur manifestait l'armee russe, puis 
leur deportation ne pouvaient que provoquer leur amertume et 
pousser certains d'entre eux a collaborer ouvertement avec les 
Allemands. 

Aux accusations portees contre les Juifs installed dans ces 
regions s'ajoutaient celles dont 6taient la cible les Juifs soldats, 
accuses de lachete et de desertion. Le pere Georges Chavelski, 
aumonier de PAnnee russe, &ait attache a l'etat-major, mais se 
rendait souvent sur le front et etait bien informe" de tout ce qui s'y 
passait ; voici ce qu'il ecrivit dans ses memoires : « Des les 
premiers jours de la guerre, on se mit a r6p6ter avec insistance que 
les Juifs soldats etaient des couards et des deserteurs, et les Juifs 
locaux des espions et des traitres. On citait de nombreux exemples 
de Juifs passes a l'ennemi ou qui s'etaient enfuis ; ou de civils juifs 
qui avaient donne" des renseignements a l'ennemi ou, lors de ses 
offensives, lui avaient livre des soldats et des officiers russes qui 
s'etaient attardes sur place, etc., etc. Plus le temps passait et plus 
notre situation se degradait, plus la haine et l'exasperation contre 
les Juifs augmentaient. Des rumeurs se repandaient du front vers 
l'arriere..., elles creaient un climat qui devenait dangereux pour 
l'ensemble des Juifs de Russie l5 . » - Le sous-lieutenant M. Lemke, 
un socialiste qui se trouvait alors a l'etat-major, recopiait, dans le 
journal qu'il tenait en cachette, les rapports en provenance du Front 
sud-ouest, en decembre 1915 ; il nota en particulier ceci : « On 
assiste a une augmentation inquietante du nombre des transfuges 
juifs et polonais, non seulement sur les positions avancees mais 
£galement a l'arriere du front 16 . » - En novembre 1915, on put 
meme entendre au cours d'une reunion du bureau du Bloc Progres- 
siste les propos suivants, notes par Milioukov : « Quel peuple a 
donne la preuve de son absence de patriotisme ? - Les Juifs l7 . » 

En Allemagne et en Autriche-Hongrie, les Juifs pouvaient 
occuper des postes eleves dans 1' administration sans devoir abjurer 



15. Pere Georgui Chavelski, Vospominania poslednevo protopresvitera rousskoi armii 
i flota (Souvenirs du dernier aumonier de l'Armee et de la Flotte russes) v. 2-kh t., I. 1, 
New York, eU Tchekhov. 1954, p. 271. 

16. Mikhail Lemke, 250 dnei v tsarskoi' Stavke (25 sent.1915 - ioulia 1916) (250 jours 
a relat-major gdndral (25 sept. 1915-juil. 1916), Pg. : G1Z, 1920, p. 353. 

17. Progressivny blok v 1915-1916 gg (Le Bloc Progressiste en 1915-1916), Krasny 
arkhiv : Istoritcheskii Journal Tsentrarkhiva RSFSR. M. : GIZ, 1922-1941, t. 52, 1932, 
p. 179. 



532 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

leur religion, et c'6tait aussi vrai dans 1'armee. Tandis qi?en Russie, 
un Juif ne pouvait devenir officier s'il ne se convertissait pas a 
l'orthodoxic, et les Juifs pourvus d'un haut degre d' instruction 
faisaient le plus souvent leur service militaire en qualite de simples 
soldats. On peut comprendre qu'ils ne se precipitaient pas pour 
servir dans une telle armee. (Malgre" cela, il se trouva des Juifs 
a Stre decores de la croix de Saint-Georges. Le capitaine 
G. S. Doumbadz6 se souvenait d'un Juif, etudiant en droit, qui recut 
quatre fois cette decoration, mais refusa d'entrer a l'Ecole des offi- 
ciers pour ne pas avoir a se convertir, ce qui aurait fait mourir son 
pere de chagrin. Plus tard, il fut fusille par les bolcheviks 18 .) 

Pour autant, il serait peu credible et peu plausible d'en conclure 
que toutes ces accusations n'etaient que pures affabulations. 
Chavelski ecrit : « La question est trop vaste et complexe..., 
toutefois je ne peux pas ne pas dire qu'a cette epoque, les motifs 
d'accuser les Juifs ne manquaient pas... En temps de paix, on 
tolerait qu'ils soient affectes a des taches civiles ; pendant la 
guerre... les Juifs remplirent les unites de combat... Lors des offen- 
sives, ils se trouvaient souvent a 1'arriere ; quand 1'armee reculait, 
ils etaient a l'avant. Plus d'une fois ils semerent la panique dans 
leurs unites... On ne saurait nier que les cas d'espionnage, de 
passage a l'ennemi n'etaient pas rares... On ne pouvait pas non 
plus ne pas trouver suspect que les Juifs fussent aussi parfaitement 
informes de ce qui se passait sur le front. Le "telephone juif 
marchait parfois mieux et plus vite que tous les telephones de 
campagne... II n'etait pas rare que les nouvelles du front fussent 
connues dans le petit hameau de Baranovitchi, situe a proximite de 
l'etat-major general, avant meme qu'elles ne parviennent au 
Commandant supreme et a son chef d'etat-major l9 . » (Lemke 
souligne les origines juives de Chavelski lui-meme 20 .) 

Un rabbin de Moscou se rendit a l'ctat-major pour essayer de 
persuader Chavelski que « les Juifs sont comme les autres : il y en 
a de courageux, il y en a de laches ; il y a ceux qui sont loyaux 
envers leur patrie, il y a aussi les salauds, les trattres », et il citait 
des excmples pris dans d' autres guerres. « Bien que cela fut tres 



18. G. S. Doumbadze (Vospominania), Biblioteka-fond « Roussko'i'e Zaroubeji6 », f/1, 
A-9, p. 5. 

19. Pere Chavelski, op. cil., t. 1. p. 272. 

20. Lemke, op. cil., p. 37. 



DANS LA GUERRE (1914-1916) 533 

penible pour moi, je dus lui raconter tout ce que je savais sur la 
conduite des Juifs pendant cette guerre-ci », « mais nous ne pumes 
pas nous mettre d'accord 21 ». 

Voici encore le temoignage d'un contemporain. Abraham 
Zisman, ingenieur, affecte alors a la Commission d'evacuation, se 
souvenait, un demi-siecle plus tard : « A ma grande honte, je dois 
dire que [les Juifs qui se trouvaient pres du front] se conduisirent 
de facon bien peu reluisante, apportant a l'armee allemande toute 
l'aide qu'ils pouvaient 22 . » 

On porta egalement des accusations d'ordre strictement 6cono- 
mique a l'encontre des Juifs qui fournissaient l'armee russe. Lemke 
recopia ainsi l'ordre a l'etat-major sign6 par FEmpereur le jour 
meme de sa prise de fonction en tant que Commandant supreme 
(cet ordre avait done ete prepare par Ianouchkevitch) : les fournis- 
seurs juifs abusent des commandes de pansements, de chevaux, de 
pain que leur passe l'armee ; ils re^oivent des autorites militaires 
des documents certifiant « qu'on leur a confie le soin de proceder 
a des achats pour les besoins de Farmee... mais sans indication de 
quantite ni de lieu ». Puis « les Juifs font faire des copies certifiees 
de ces documents et les distribuent a leurs complices », et 
acquierent ainsi la possibilite de proceder a des achats sur tout le 
territoire de F Empire. « Grace a la solidarite qui regne entre eux et 
a leurs importants moyens financiers, ils controlent de vastes 
regions pour y acheter principalement des -chevaux et du pain », ce 
qui fait artificiellement monter les prix et rend plus difficile le 
travail des fonctionnaires charges de Fapprovisionnement 23 . 

Mais tous ces faits ne sauraient justifier la conduite de 
Ianouchkevitch et de l'etat-major general. Sans faire F effort de 
separer le bon grain de Fivraie, le haut commandement russe lanca 
une operation, aussi massive qu'inepte, d'expulsion des Juifs. 

Particulierement frappante fut Fattitude envers les Juifs de 
Galicie qui vivaient en territoire austro-hongrois. « Des le debut de 
la Premiere Guerre mondiale, des dizaines de milliers de Juifs 
fuirent la Galicie pour la Hongrie, la Boheme, Vienne. Ceux qui 
sont restes ont beaucoup souffert pendant la periode de F occupation 



21. Pere Chavelski, op. cit., t. 1, pp. 272-273. 

22. Novaia Zaria, San Francisco, 1960, 7 mai, p. 3. 

23. Lemke*. op. cit., p. 325. 



534 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

russe de cette region 24 . » « Les brimades, les coups et meme les 
pogroms, frequemment organises par les unites de cosaques, 
devinrent le lot quotidien des Juifs de Galicie 25 . » Voici ce qu'en 
ecrit le pere Chavelski : « En Galicie, la haine envers les Juifs 
etait encore attisee par les vexations infligees sous la domination 
autrichienne aux populations russes [en fait, ukrainiennes et 
ruthenes] par les Juifs puissants 26 » (autrement dit, ces memes 
populations participaient a present a l'arbitraire des cosaques). 

« Dans la province de Kovno, on deporta tous les Juifs sans 
exception : les malades, les soldats blesses, les families des soldats 
qui etaient au front 27 . » « On exigea des otages sous pretexte de 
prevenir les actes d'espionnage », et les faits de ce genre 
« devinrent monnaie courante 28 ». 

Cette deportation des Juifs apparait sous un eclairage d'autant 
plus cru qu'en 1915 - contrairement a ce qui se passera en 1941 -, 
il n'y eut pas d'evacuation massive des populations urbaines. 
L'armee se retirait, les populations civiles restaient sur place, on ne 
chassait personne - mais les Juifs et eux seuls etaient chassis, tous 
sans exception et dans les plus brefs delais : sans parler de la 
blessure morale que cela representait pour chacun, cela entrainait 
aussi la mine, la perte de sa maison, de ses biens. N'6tait-ce pas, 
sous une autre forme, toujours le meme pogrom de grande ampleur, 
mais cette fois provoque par les autorites et non par la populace ? 
Comment ne pas comprendre le malheur juif ? 

A cela, il faut ajouter que Ianouchkevitch, tout comme les haut- 
grades qui se trouvaient sous ses ordres, agissaient en dehors de 
toute reflexion logique, dans le desordre, la precipitation, 1' incohe- 
rence, ce qui ne pouvait qu'ajouter a la confusion. II n'existe ni 
chronique ni compte rendu de toutes ces decisions militaires. 
Seulement des echos disperses dans la presse de l'epoque, et puis 
aussi dans « Les Archives de la revolution russe » de I. V. Hessen, 
une sene de documents 29 ramasses au hasard, sans suite ; et puis, 



24. PEJ, t. 2, p. 24. 

25. PEJ. t. 7, p. 356. 

26. Pere Chavelski, op. cit., p. 271. 

27. PEJ, t. 7, p. 357. 

28. Sliosberg, op. cit., t. 3, p. 325. 

29. Dokoumenly o presledovanii ievrei'ev (Documents sur la pers6cution des Juifs), 
Arkhiv Rousskoi Revoloutsii (Archives de la R6volution russe), izdavai'emy I.V. 
Gessenom. Berlin : Slovo, 1922-1937, 1. 19, 1928, pp. 245-284. 



DANS LA GUERRR (1914-1916) 535 

comme chez Lemke, des copies de documents faites par des parti- 
culiers. Ces donnees eparses permettent malgre tout de se faire une 
opinion sur ce qui s'est passe. 

Certaines des dispositions prevoient d'cxpulser les Juifs hors de 
la zone des operations militaires « en direction de l'ennemi » (ce 
qui voudrait dire : en direction des Autrichiens, a travers la ligne 
de front ?), de renvoyer en Galicie les Juifs qui en sont originaires ; 
d'autres directives envisagent de les deporter a l'arriere du front, 
parfois a courte distance, parfois sur la rive gauche du Dniepr, 
parfois encore « au-dela de la Volga ». Tantot e'est « nettoyer des 
Juifs une zone de cinq verstes en deca du front », tantot on parle 
d'une zone de cinquante verstes. Les delais d'evacuation sont tantot 
de cinq jours, avec autorisation d'emporter ses biens, tantot de 
vingt-quatre heures, probablement sans cette autorisation ; quant 
aux refractaires, ils seront emmenes sous escorte. Ou bien encore : 
pas d'evacuation, mais, dans l'hypothese d'une retraite, prendre des 
otages parmi les notables juifs, surtout les rabbins, pour le cas ou 
des Juifs denonceraient soit des Russes, soit des Polonais bien 
disposes a l'egard de la Russie ; en cas d'execution de ceux-ci par 
les Allemands, proceder a l'execution des otages (mais comment 
savoir, verifier qu'il y avait eu des executions en territoire occupe 
par les Allemands ? C'etait vraiment un systeme incroyable !) 
Autre instruction : on ne prend pas d'otages, on se contente de les 
designer parmi la population juive peuplant nos territoires - ce sont 
eux qui porteront la responsabilite en cas d'actes d'espionnage en 
faveur de l'ennemi commis par d'autres Juifs. Ou encore : 6viter a 
tout prix que les Juifs connaissent 1' emplacement des tranchees 
creusees a l'arriere du front (pour qu'ils ne le communiquent pas 
aux Autrichiens par l'intermediaire de leurs coreligionnaires, - on 
savait que les Juifs roumains pouvaient aisement traverser la fron- 
tiere) ; ou bien, au contraire : obliger justement les Juifs civils a 
creuser les tranchees. Ou bien (ordre donne" par le commandant de 
la region militaire de Kazan, le general Sandetski, connu pour son 
comportement despotique) : rassembler tous les soldats de 
confession juive dans des bataillons de marche et les expedier au 
front. Ou, a l'inverse : mecontentement provoque par la presence 
de Juifs dans les unites de combat ; leur inaptitude militaire. 

On a le sentiment qu'en menant leur campagne contre les Juifs, 
Ianouchkevitch et l'etat-major etaient en train de perdre la tete : 



536 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

que voulaient-ils au juste ? Au cours de ces semaines de combats 
particulierement difficiles, quand les troupes russes reculaient, a 
bout de forces et a court de munitions, on adressa aux chefs 
d'unites une circulaire comprenant une « liste de questions » et leur 
donnant pour instruction de reunir le maximum d' informations sur 
« les qualites morales, militaires, physiques des soldats juifs », ainsi 
que sur leurs relations avec les populations juives locales. Et Ton 
reflechit a la possibilite d'exclure completement les Juifs de l'armee 
apres la guerre. 

Nous ne connaissons pas non plus le nombre exact de personnes 
dcplacees. Dans Le Livre sur le Monde juif russe, nous lisons qu'en 
avril 1915, on expulsa de la province de Courlande 40*000 Juifs, et 
qu'en mai 120 000 d'entre eux furent chasses de celle de Kovno 30 . 
A un autre endroit, le meme ouvrage donne un chiffre global, pour 
toute la periode, qui se monte a 250 0O0 M en incluant les r6fugi6s 
d'originc juive, ce qui voudrait dire que les deportes n'auraient 
gucre represente plus de la moitie de ce chiffre. - Apres la revo- 
lution, le journal Novo'ie Vremia publia une information selon 
laquelle l'evacuation de tous les habitants de Galicie dispersa sur 
le territoire de la Russie 25 000 personnes, parmi lesquelles pres 
d'un millier de Juifs 32 . (Ce sont la des chiffres qui, pour le coup, 
sont trop faibles pour etre vraisemblables.) 

Les 10-11 mai 1915, 1'ordre fut edicte de mettre fin aux depor- 
tations, et celles-ci cesserent. Jabotinski tira la conclusion de 
l'expulsion des Juifs de la zone du front en 1915 en parlant d'une 
« catastrophe probablement sans precedent depuis le regne de 
Ferdinand et Isabelle » d'Espagne au xv e siecle". Mais n'y a-t-il 
pas aussi comme un geste de l'Histoire dans le fait que cette depor- 
tation massive - elle-meme, et les reactions indignees qu'elle 
suscita - allait contribuer concretement a la suppression tant desiree 
de la Zone de residence ? 

Leonid Andreev avait vu juste : « Cette fameuse "barbarie" dont 



30. A. A. Goldenweiser, Pravovoi'c polojenie ievreiev v Rossii (La situation juridique 
des Juifs en Russie), LMJR-1, p. 135. 

31. G. I. Aron.wn, V borbe za grajdanskie i natsionalnye prava : Obchtchestvennye 
tetchenia v rousskom evrei'stve (La luttc pour les droits civiques et nationaux : les mouve- 
ments d'opinion au sein de la communaute juive de Russie), LMJR-1, p. 232. 

32. Novoie Vremia, 1917, 13 avril, p. 3. 

33. Sliosberg, op. cit., 1. 1, Introduction dc V. Jabotinski, p. xi. 



DANS LA GUERRE (1914- 19 1 6) 537 

on nous accuse... repose entierement et exclusivement sur notre 
question juive et ses debordements sanguinaires 34 . » 

Ces deportations de Juifs connurent une resonance a l'echelle 
planetaire. Depuis Petersbourg, pendant la guerre, les Juifs 
defenseurs des droits de l'homme transmirent vers 1' Europe des 
informations sur la situation de leurs coreligionnaires ; « parmi eux, 
Alexandre Issai'evitch Braudo se distingua par son infatigable 
activite 35 ». A. G. Chliapnikov raconte que Gorki lui avait fait 
parvenir des documents sur les persecutions que subissaient les 
Juifs en Russie ; il les emporta aux Etats-Unis. Toutes ces informa- 
tions se repandaient largement et rapidement en Europe et en 
Amerique, y soulevant une puissante vague d'indignation. 

Et si les meilleurs parmi les representants de la communaute et 
de 1' intelligentsia juives craignaient que « la victoire de l'Alle- 
magne... ne fasse que renforcer l'antisemitisme... et, pour cette 
seule raison, il ne pouvait etre question de sympathies en vers 
les Allemands ni d'espoirs en leur victoire 36 », un agent de 
renseignement militaire russe au Danemark rapporte en decembre 
1915 que le succes de la propagande antirusse « est egalement 
facilite par les Juifs qui declarent ouvertement qu'ils ne souhaitent 
pas la victoire de la Russie et sa consequence : l'autonomie promise 
a la Pologne, car ils savent que cette derniere prendrait des mesures 
energiques en vue de 1' expulsion des Juifs hors de ses fron- 
tieres 37 » ; autrement dit, c'est l'antisemitisme polonais qu'il fallait 
craindre, et non l'antisemitisme allemand : le sort qui attendait les 
Juifs dans une Pologne devenue independante serait peut-etre 
encore pire que celui qu'ils subissaient en Russie. 

Les gouvernements britanniquc et francais eprouvaient quelque 
embarras a condamner ouvertement l'attitude de leur alliee. Mais, 
a cette epoque, les Etats-Unis s'engageaient de plus en plus dans 
l'arene internationale. Et dans 1' Amerique encore neutre de 1915, 
« les sympathies se diviserent... ; une partie des Juifs qui se trou- 
vaient etre originaires d'Allemagne eprouvaient de la sympathie a 
1'egard de celle-ci, meme s'ils ne la manifestaient pas de facon 



34. L. Andreev, Pervai'a stoupen 0a Premiere marche), Chtchit (le Boucher), 1916, p. 5. 

35. Sliosberg, op. cit., t. 3, pp. 343-344. 

36. Ibidem, p. 344. 

37. Lemke, op. cit., p. 310. 



538 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

active-' 8 ». Lews dispositions efaient entretenues par les Juifs en 
provenance de Russie et de Galicie qui, comme en t6moigne le 
socialiste Ziv, souhaitaient (il ne pouvait plus en etre autrement) 
la defaite de la Russie, et davantage encore par les « revolution- 
naires professionnels » russo-juifs qui s'etaient etablis aux Etats- 
Unis 39 . A cela s'ajoutaient les tendances antirusses au sein de 
1'opinion americaine : tout recemment encore, en 1911, avait eu 
lieu la dramatique rupture d'un accord economique americano- 
russe vieux de quatre-vingts ans. Les Americains consideraient la 
Russie officielle comme un pays «corrompu, reactionnaire et 
ignare 40 ». 

Ce qui se traduisit tres vite par des effets tangibles. Des 
aout 1915, nous lisons dans les celmptes rendus que Milioukov 
faisait des reunions du Bloc Progressiste : « Les Americains posent 
comme condition [d'une aide a la Russie] la possibilite pour les 
Juifs americains d'avoir libre acces au territoire russe 41 », 

- toujours la meme source de conflit qu'en 1911 avec T. Roosevelt. 

- Et lorsqu'une delegation parlementaire russe se rendit, debut 
1916, li Londres et a Paris pour solliciter une aide financiere, elle se 
heurta a un refus categorique. L'episode est raconte en detail 
par Chingariov*, dans le rapport qu'il presenta le 20 juin 1916 
devant la Commission militaire et maritime de la Douma apres le 
retour de la delegation. En Angleterre, lord Rothschild repondit a 
cette demande : « Vous portez atteinte a notre credit aux Etats- 
Unis. » En France, le baron de Rothschild declara : « En Amerique, 
les Juifs sont tres nombreux et actifs, ils exerccnt une grande 
influence, de sorte que 1'opinion americaine vous est tres hostile. » 
(Puis « Rothschild s'exprima de maniere encore plus brutale » et 
Chingariov demanda que ses paroles ne figurent pas au proces- 
verbal.) Cette pression financiere des Americains, conclut le 



38. Sliosberg, op. cil., t. 3, p. 345. 

39. G. A. Ziv, Trotski : Kharakteristika. Po litchym vospominaniam (Trotski : une 
caracteristique. Souvenirs personnels), New York, Narodopravstvo, 1921, 30 juin, 
pp. 60-63. 

40. German Bernstein, Reich, 1917, 30 juin, pp. 1-2. 

41. Progressivny blok v 1915-1917 gg., Krasny arkhiv, 1932, t. 50-51, p. 136. 

* Andre" Chingariov (1869-1918), un des leaders du parti Cadel, il sera membrc du 
premier Gouvernement provisoire en 1917. Arrete" par les bolcheviks et massacre" dans 
sa prison. 



DANS LA GUERRE (1914-1916) 539 

rapporteur, est le prolongement d'une politique qui les a conduits a 
rompre notre accord commercial en 1911 (mais, bien entendu, a 
cela se sont ajoutees les deportations massives de Juifs survenues 
entre-temps). Jakob Schiff, qui avait eu des mots si durs envers la 
Russie en 1905, declarait a present a un parlementaire fran9ais 
envoye en Amerique : « Nous accorderons un credit a l'Angleterre 
et a la France quand nous aurons l'assurance que la Russie fera 
quelque chose pour les Juifs ; 1' argent que vous nous empruntez 
va a la Russie, et nous ne voulons pas de ca 42 . » - Milioukov 
evoqua a la tribune de la Douma les protestations « des millions 
et des millions de Juifs americains... qui rencontrent un tres large 
echo dans l'opinion americaine. J'ai entre les mains de nombreux 
journaux americains qui en apportent la preuve... Des meetings qui 
se terminent par des scenes d'hysterie, des crises de larmes a revo- 
cation de la situation des Juifs en Russie. J'ai la copie de la dispo- 
sition prise par le president Wilson, instaurant une "journee des 
Juifs" sur tout le territoire americain afin de collecter de l'aide pour 
les victimes ». Et « lorsqu'on demande de 1' argent aux banquiers 
americains, ils repondent : Pardon, comment cela ? Nous sommes 
d'accord pour preter de 1' argent a l'Angleterre et a la France, mais 
a la condition que la Russie n'en voie pas la couleur... Le celebre 
banquier Jakob Schiff, qui regente le monde financier a New York, 
refuse catdgoriquement toute idee de pret a la Russie 43 ... » 

L' Encyclopaedia Juda'ica, redigee en anglais, confirme que 
Schiff, « utihsant son influence pour empecher que d'autres etabLis- 
sements financiers consentent des prets a la Russie..., poursuivit 
cette politique pendant toute la Premiere /juerre mondiale 44 » et fit 
pression sur les autres banques pour qu'elles agissent de meme. 

Pour tous ces remous provoquds par les deportations, aussi bien 
en Russie qu'a l'etranger, c'est le Conseil des ministres qui dut 
payer les pots casses alors meme que Fetat-major ne le consultait 
pas et n'accordait aucune attention a ses protestations. J'ai deja cite 
quelques bribes des debats passionnes qui agitaient le Cabinet a 



42. Mejdounarodnoi'e polojenie tsarskoi Rossii vo vremia mirovoi' voi'ny (La situation 
internationale de la Russie tsariste pendant la guerre mondiale), Krasny arkhiv, 1934, 
t. 64, pp. 5-14. 

43. Doklad P.N. Milioukova v Voi'enno-morsko'i komissii Gosoud. Doumy 19 iounia 
1916g., Krasny arkhiv, 1933, l. 58, pp. 13-14. 

44. Encyclopedia Judaica, Jerusalem, 1971, vol. 14, p. 961. 



540 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

ce propos 45 . En voici quelques autres. Krivocheine* 6tait partisan 
d'accorder provisoirement aux Juifs le droit de s' installer dans 
toutes les villes de Russie : « Cette faveur accordee aux Juifs sera 
utile non seulement du point de vue politique, mais aussi du point 
de vue economique... Jusqu'a present, notre politique en ce 
domaine faisait penser a cet avare endormi sur son or, qui n'en tire 
aucun benefice et ne permet pas aux autres de le faire. » Mais 
Roukhlov lui retorquait : cette proposition « constitue une modifi- 
cation fondamentale et irreversible d'une legislation qui s'est mise 
en place au cours de l'Histoire avec pour but de proteger le patri- 
moine russe de la mainmise des Juifs, et le peuple russe de 1 'in- 
fluence deletere du voisinage des Juifs... Vous precisez que cette 
faveur ne sera accordee que pour la duree de la guerre..., mais il 
ne faut pas se voiler la face » : apres la guerre, « il ne se trouvera 
pas un seul gouvernement » pour « renvoyer les Juifs dans la Zone 
de residence... Les Russes sont en train de mourir dans les tranchees 
et, pendant ce temps-la, les Juifs vont s' installer au cceur de la 
Russie, tirer benefice des malheurs endures par le peuple, de la 
mine generate. Quelle sera la reaction et de l'armee, et du peuple 
russe ? » - Et une fois encore, au cours de la reunion suivante : 
«La population russe endure des privations et des souffrances 
inimaginables, aussi bicn sur le front qu'a l'interieur du pays, tandis 
que les banquiers juifs achetent a leurs coreligionnaires le droit de 
se servir du malheur de la Russie pour exploiter demain ce peuple 
exsangue 46 . » 

Mais les ministres rcconnaissaient qu'ils n'y avait pas d' autre 
issue. Cette mesure devait « etre appliqu6e avec une exceptionnelle 
celerite » - « afin de satisfaire les besoins financiers engendres 
par la guerre 47 ». Et tous, a l'exception de Roukhlov, apposerent 
leur signature au bas de la circulaire autorisant les Juifs a 



45. A. SoljMtsyne, KrasnoYe Koleso (La Roue rouge), t. 3, M. : Voi'enizdat, 1993, 
pp. 259-263, (traduction francaise : Mars dix-sept, t. 1, Paris, M. Fayard). 

46. Tiajelye dni. Sckretnye zasedania soveta ministrov, 16 ioulia - sentiabria 1915 
(Les Jours difficiles. Les reunions secretes du Conseil des ministres, 16 juillet- 
septembre 1915), Sost. A.N. Iakhontov, Archives de la revolution russe, 1926, (. 18, 
pp. 47-48, 57. 

47. Ibidem, p. 12. 

* Proche collaborates de Stolypine, ministre de l'Agriculture (1906-1915), meurt en 
Emigration (1857-1921). 



DANS LA GUERRE (1914-1916) 541 

s'installer libremcnt (avec possibility d'acquerir des biens immobi- 
liers) sur tout le territoire de 1' Empire a I'exception des capitales, 
des zones agricoles, des provinces peuplees par les Cosaques et de 
la region de Yalta 48 . A l'automne 1915 fut egalement abroge le 
systeme du passeport annuel, jusque-la obligatoire pour les Juifs 
qui eurent droit desormais a un passeport permanent. (Ces mesures 
furent suivies par une levee partielle du numerus clausus dans les 
etablissemcnts d'enseignement et par l'autorisation d'occuper des 
fonctions d'avocat plaidant dans les limites des quotas de repre- 
sentation 49 .) L'opposition que ces decisions rencontrerent dans 
l'opinion fut brisee sous la pression de la guerre. 

C'est ainsi qu'apres une existence d'un siecle et quart, la Zone 
de residence des Juifs disparut a tout jamais. Et le comble, ainsi 
que le note Sliosberg, c'est que « cette mesure, si importante par 
son contenu..., revenant a supprimer la Zone de residence, cette 
mesure pour laquelle s'etaient en vain battus pendant des decennies 
les Juifs russes et les cercles liberaux de Russie, passa ina- 
percue 50 ! » Inapercue a cause de l'ampleur prise par la guerre. Des 
flots de refugies et d'dmigrants submergeaient alors la Russie. 

Le Comite pour les refugies, mis en place par le gouvernement, 
alloua aussi aux Juifs deplac£s des credits d'aide a rinstallation 51 . 
Jusqu'a la revolution de Fevrier, « la Conference sur les rdfugies 
a poursuivi ses travaux et affecte" des sommes considerables aux 
differents comites nationaux », y compris le comite juif 52 . II va 
sans dire que s'y ajoutaient les fonds verses par de nombreuses 
organisations juives qui s'6taient attelees a cette tache avec energie 
et efficacite. On trouvait parmi elles 1' Organisation des Artisans 
Juifs (OAJ), crdee en 1880, bien rodee et etendant deja son action 
au-dela de la Zone de residence. L'OAJ, avait developpe une 
cooperation avec le World Relief Committee et le « Joint » 
(« Comite pour la repartition des fonds d'aide aux Juifs ayant 
souffert de la guerre »). Tous apportaient une aide massive aux 
populations juives de Russie ; « le "Joint" a secouru des centaines 



48. PEJ, I. 7, pp. 358-359. 

49. Ibidem, p. 359. 

50. Sliosberg, I. 3, p. 341. 

51. I.L Teitel, Iz moiei jizni za 40 let (Souvenirs de 40 ans de ma vie), Paris : 
I. Povolotski i ko., 1925, p. 210. 

52. Sliosberg, t. 3, p. 342. 



542 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

de milliers de Juifs en Russie et en Autriche-Hongrie 53 ». En 
Pologne, l'OAJ aida les Juifs candidats a 1' emigration ou installed 
comme agricultcurs - car, « pendant la guerre, les Juifs qui habi- 
taient de petites bourgades avaient ete entraines, non sans coercition 
de la part de l'occupant allemand, dans le travail de la terre 54 ». II 
y avait aussi la Soci&e prophylactique juive (SPJ), fondee en 1912 ; 
elle se donnait pour mission non seulement l'aide medicale directe 
au Juifs, mais la creation de sanatoriums, de dispensaires, le deve- 
loppement de l'hygiene sanitaire en general, la prevention des 
maladies, « la lutte contre la degradation physique des populations 
juives » (nulle part en Russie il n'existait encore d' organisation de 
ce genre). A present, en 1915, ses detachements organisaient pour 
les emigrants juifs, tout au long de leur itineraire et sur leur lieu de 
destination, des centres de ravitaillement, des 6quipes medicates 
volantes, des hopitaux de campagne, des refuges, des consultations 
p6diatriques 55 . - Egalement en 1915, on voit apparaitre l'Asso- 
ciation juive d'aide aux victimes de la guerre (AJAVG) ; bdneficiant 
de l'aide du Comite pour les r6fugies et du si genereusement dote 
par l'Etat « Zemgor » (association de l'« Union des zemstvos » et 
de l'« Union des villes »), ainsi que de credits en provenant d'Ante- 
rique, l'AJAVG mit en place un vaste reseau de charges de mission 
venant en aide aux Juifs pendant leur deplacement et sur leur 
nouveau lieu de residence, avec cuisines roulantes, cantines, points 
de distribution de vetements, bureaux d'aide a l'emploi (agences 
de placement, centres de formation professionnelle), etablissements 
d'accueil pour les enfants, ecoles. Quelle admirable organisation ! 

- songeons en effet que furent ainsi pris en charge environ 
250 000 reTugies et personnes deplacees ; selon les chiffres offi- 
cios, le nombre de ceux-ci s'elevait deja a 215 000 en aout 1916 56 . 

- Et il y avait aussi le « Bureau Politique » pres les deputes juifs 
de la quatrieme Douma, issu d'un accord passe entre le Groupe 
Populaire juif, le Parti Populaire juif, le Groupe Democratique juif 



53. PEJ, t. 2, p. 345. 

54. D. Lvovitch, L. Bramson i soiouz ORT (L. Bramson et l'OAJ), MJ-2, New York, 

1944, p. 29. „ 

55. /. M. Troitski, Samodeiatelnost i camopomochtch evreiev v Rossn (L espnt d ini- 
tiative et l'entraide parmi les Juifs de Russie), LMJR-1, pp. 479-480, 485-489. 

56. Aronson, LMJR-1, p. 232 ; /. Troitski, ibidem, p. 497. 



DANS LA GUERRE (1914-1916) 543 

et les sionistes ; pendant la guerre, il deploya « une activite consi- 
derable 57 ». 

Malgre toutes les difficultes, « la guerre donna une forte 
impulsion a l'esprit d' initiative des Juifs, fouctta leur volonte de se 
prendre en charge 58 ». Au cours de ces ann6es, « les forces conside- 
rables cachees j usque-la dans les profondeurs de la conscience juive 
arriverent a maturite et revelerent au grand jour... d'immenses 
reserves d'initiative dans les domaines les plus varies de Taction 
politique et sociale 59 ». - En sus des moyens alloues par les comites 
d'entraide, l'AJAVG beneficiait des millions que lui versait le 
gouvernement. A aucun moment la Conference speciale sur les 
refuges « ne rejeta notre suggestion » sur le montant des aides : 
25 millions en un an et demi, soit infmiment plus que ce que les 
collectcs parmi les Juifs avaient pu reunir (le gouvernement payait 
la les erreurs de l'etat-major) ; quant aux sommes qui parvenaient 
d' Occident, le comite pouvait les conserver 60 pour les utiliser 
ulterieurement. 

C'est ainsi qu'avec tous ces mouvements de la population 
juive - refugies, personnes deplacees, mais aussi bon nombre de 
volontaires - la guerre modifia de facon significative la repartition 
des Juifs en Russie ; d'importantes colonies se constituerent dans 
des villes tres eloigners du front, essentiellement Nijni Novgorod, 
Voroneje, Penza, Samara, Saratov, mais dans les capitales tout 
autant. Bien que la suppression de la Zone de residence n'eut pas 
concerne Petersbourg et Moscou, ces deux villes se trouverent 
desormais pratiquement ouvertes. Souvent, on y allait pour 
rejoindre des parents ou des protecteurs installes la depuis long- 
temps. Au detour de souvenirs laisses par des contemporains, on 
decouvre par exemple un dentiste de Petersbourg du nom de 
Flakke : appartement de dix pieces, valet de pied, servante, 
cuisinier - les Juifs aises n'etaient pas rares et, en pleine guerre, 
alors qu'il y avait penurie de logements a Petrograd, ils ouvraient 
des possibilites d'accueil pour les Juifs venus d'ailleurs. Nombreux 
furent ceux qui changerent de lieu de residence au cours de ces 
annees-la : des families, des groupes de families qui n'ont pas laisse" 



57. Aronson, op. cit., p. 232. 

58. /. Troitski, op. cit., p. 484. 

59. Aronson, op. cit., p. 230. 

60. Sliosberg, op. cit, t. 3, pp. 329-331. 



544 DEUX S1ECLES ENSEMBLE 

de traces dans l'histoire, sauf parfois dans des chroniques familiales 
a caractere prive, comme ces parents de David Azbel : « Tante Ida... 
a laisse le calme et la somnolence de Tchernigov, au debut de la 
Premiere guerre mondiale, pour venir s'installer a Moscou 61 . » 
Les nouveaux arrivants etaient souvent de condition tres modeste, 
mais certains acc^daient a des postes influents, tel le petit clerc 
Poznanski qui, au sein de la commission de censure militaire de 
Petrograd, eut la haute main « sur toutes les affaires secretes 62 ». 

Pendant ce temps-la, l'etat-major deversait mecaniquement ses 
torrents de directives, tantot respectees, tantot negligees : exclure 
les Juifs sous les drapeaux de toutes activites etrangeres au service 
arme" : secretaire, boulanger, infirmier, telephoniste, telegraphiste. 
Ainsi, « en vue de prevenir la propagande antigouvernementale que 
sont supposed mener les Juifs medecins et infirmiers, il faut les 
affecter non dans les hopitaux ou les infirmeries de campagne, mais 
"dans des lieux peu propices aux activites de propagande comme, 
par exemple, les positions avancees, le transport des blesses sur le 
champ de bataille 63 " ». Dans une autre directive : chasser les Juifs 
de l'Union des zemstvos, de l'Union des villes et de la Croix Rouge 
oil ils se concentrent en grand nombre pour echapper au service 
arme (comme faisaient aussi, notons le au passage, des dizaines de 
milliers de Russes), se servent de leur position avantageuse a des 
fins de propagande (comme faisait tout liberal, radical ou socialiste 
qui se respectait) et, surtout, colportent des bruits sur « l'incompe- 
tence du haut commandement » (ce qui correspondait dans une 
large mesure a la realite 64 ). D'autres circulaires alertaient contre le 
danger qu'il y avait a gardcr les Juifs a des postes qui les mettaient 
en contact avec des informations sensibles : dans les services de 
1' Union des zemstvos du front de l'ouest, en avril 1916, « toutes 
les branches importantes de 1' administration (y compris celles qui 
relevent du secret defense) sont aux mains de Juifs », et Ton cite le 
nom de ceux qui sont charges de l'enregistrement et du classement 
des documents confidentiels, ainsi que celui du directeur du depar- 
tement de reformation qui, « de par ses fonctions, dispose du libre 



61. D. Azbel, Do, vo vremia i posle (Avant, pendant et apres), Vremia i my. New 
York, J6rusalem. Paris, 1989, n° 104, pp. 192-193. 

62. Lemke, op. cit., p. 468. 

63. PEJ, t. 7, p. 357. 

64. Archives de la revolution russe, 1928, t. XIX, pp. 274, 275. 



DANS LA GUERRE (1914-1916) 545 

acces a diff&ents services de 1'armee a l'arriere du front ou dans 
les regions 65 ». 

Toutefois, rien ne prouve que les vociferations de l'etat-major 
sur la n6cessite de chasser les Juifs de 1' administration du Zemgor 
aient eu des resultats tangibles. Toujours bien informe, Lemke 
constate que « les directives des autorites militaires sur l'exclusion 
des Juifs » du Zemgor « n'y recurent pas un bon accueil ». Une 
circulaire fut publiee, stipulant que « toutes les personnes de 
confession juive licenciees sur ordre des autorites, le sont pour deux 
mois avec maintien de leur salaire et des indemnites de depla- 
cement, et avec possibilite d'etre recrutees prioritairement dans les 
etablissements du Zemgor situ£s a rarriere du front 66 ». (Le 
Zemgor etait le chouchou de la presse russe influente. C'est ainsi 
qu'elle se refusa unanimement a reveler ses sources de finan- 
cement : en vingt-cinq mois de guerre, au l er septembre 1916, 
464 millions de roubles octroyes par le gouvernement - l'equi- 
pement et les fournitures etaient livres directement des entrepots de 
l'Etat -, contre seulement 9 millions reunis par les zemstvos, les 
villes, les collectes 67 . Si la presse refusa de publier ces chiffres, 
c'est parce qu'aurait ete videe de son sens l'opposition entre 
Taction philanthropique et caritative du Zemgor et celle d'un 
gouvernement stupide, insignifiant et nul.) 

Les circonstances economiques et les conditions gdographiques 
faisaient que, parmi les fournisseurs de 1'armee, il y avait beau- 
coup de Juifs. Une lettre de doleances exprimant la colere des 
« cercles orthodoxes-russes de Kiev..., pousses par leur devoir de 
patriotes », pointe du doigt Salomon Frankfurt qui occupait un 
poste particulierement eleve, celui de « delegue du ministere de 
PAgriculturc a 1' appro visionnement de 1'armee en lard » (il faut 
dire que des plaintes sur la disorganisation entrainee par ses 
requisitions se firent entendre jusqu'a la Douma). Toujours a Kiev, 
un obscur « agronome d'un zemstvo de la region », Zelman Kopel, 
fut immortalise par l'Histoire parce qu'ayant ordonn6 une requi- 
sition excessive juste avant la Noel 1916, il priva de sucre pendant 



65. Lemke, op. cit., p. 792. 

66. Ibidem, p. 792. 

67. S.S. Oldenbourg, Tsarstvovanie Imperatora Nikolai'a n (Lc itgne de l'empereur 
Nicolas II), t. 2, Munich, 1949, p. 192. 



546 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

les fetes tout un district rural (dans cette affaire, une plainte fut 
egalement deposce contre Fadministration locale des zemstvos 68 ). 

En novembre 1916, le depute N. Markov, stigmatisant a la Douma 
« les maraudeurs de Farriere et les detrousseurs » des biens de l'Etat 
et de la Defense nationale, designait, selon son habitude, tout parti- 
culierement les Juifs : a Kiev, encore une fois, c'etait Cheftel, 
membre du Conseil municipal, qui avait bloque dans les entrepots 
et laisse pourrir plus de 2 500 tonnes de farine, de poisson et autres 
produits que la ville gardait en reserve, tandis qu'au meme moment, 
« les amis de ces messieurs vendaient leur propre poisson a des prix 
faramineux » ; c'etait V. I. Demtchenko, elu de Kiev a la Douma, 
qui cachait « des masses de Juifs, de Juifs riches » (et il les enumere) 
« pour les faire echapper au service militaire » ; c'etait aussi, a 
Saratov, « Fingenieur L6vy » qui fournissait « par l'intcrmcdiaire du 
commissionnaire Frenkel » des marchandises au Comite militaro- 
industricl a des prix gonfles 69 . Mais il faut noter que les comites 
militaro-industriels mis en place par Goutchkov* se comportaient 
exactement de la meme maniere avec le Tresor public. Alors... 

Dans un rapport du Dcpartement de la Securite de Petrograd 
date d'octobre 1916, on peut lire : « A Petrograd, le commerce est 
exclusivement aux mains des Juifs qui connaissent parfaitement les 
gouts, les aspirations ct les opinions de 1'homme de la rue » ; mais 
ce rapport fait egalement etat de r opinion repandue a droite selon 
laquelle, dans le peuple, « la liberte dont jouissent les Juifs depuis 
le debut de la guerre » suscite de plus en plus de mecontentement ; 
« c'est vrai, il existe encore officiellement quelques firmes russes, 
mais elles sont en fait controlees par des Juifs : il est impossible 
d'acheter ou de commander quoi que se soit sans l'entremise d'un 
Juif 70 ». (Les publications bolcheviques, comme par exemple le 



68. Iz zapisnoi knijki arkhivista, Soob. M. Paozerskovo (Camels d'un archiviste, 
comm. par M. Paozerski), Krasny Arckhiv, 1926, 1. 18, pp. 211-212. 

69. Gosoudarstvennai'a Douma - Tchetverty sozyv (Quatrieme Douma d'Empire), 
compte rendu stenographique des d<5bats, 22 nov. 1916, pp. 366-368. 

70. Polititchesko'ie polojenie Rossii nakanoune FevralskoT revolouisii (La situation 
politique en Russie a la veille de la revolution de FeVrier), Krasny arkhiv, 1926, 1. 17, 
pp. 17, 23. 

* Alexandre Goutchkov (1882-1936), fondateur et leader du parti Octobriste, 
president de la troisiemc Douma (mars 1910-mars 1911), president du Comite panrusse 
des industries de guerre, deviendra ministre de la Guerre et de la Marine dans le premier 
Gouvernemcnt provisoire. Emigrera en 1918. II meurt a Paris. 



DANS LA GUERRE (1914-1916) 547 

livre de Kai'ourov 71 qui se trouvait a l'epoque a Petrograd, n'ont 
pas manque de travestir la r^alite" en alleguant qu'en mai 1915, 
pendant la mise a sac des firmes et magasins allemands a Moscou, 
la foule s'en prit aussi aux etablissements juifs, - ce qui est faux, 
et ce fut meme le contraire qui se passa : pendant l'emeute anti- 
allemande, les Juifs, a cause de la ressemblance des noms de 
famille, se prot6gerent en accrochant a la devanture de leur 
boutique la pancarte : « Ce magasin est juif » - et ils ne furent pas 
touches. A 1'arriere, le commerce juif n'eut pas a souffrir durant 
toutes les ann6es de guerre.) 

Cependant, au sommet de la monarchic - dans 1' entourage 
morbide de Raspoutine -, un petit groupe d'individus plutot louches 
jouait un role important. Ils ne soulevaient pas seulement l'indi- 
gnation des milieux de droite - ainsi, en mai 1916, l'ambassadeur 
de France a Petrograd, Maurice Paleologue, notait dans son 
journal : « Un ramassis de financiers juifs et de speculateurs 
malpropres, Rubinstein, Manus, etc., ont conclu un accord avec lui 
[Raspoutine] et le d£dommagent grassement pour services rendus. 
Sur leurs instructions, il adresse des notes aux ministres, dans des 
banques ou a differentes personnalites influentes 72 . » 

En effet, si par le passe c'etait le baron Guinzbourg qui 
intervenait ouvertement en faveur des Juifs, cette action fut 
desormais conduite en sous-main par les arrivistes qui s'6taient 
agglutines autour de Raspoutine. II y avait la le banquier 
D. L. Rubinstein (il etait directeur d'une banque d'affaires de 
Petrograd, mais se frayait avec assurance un chemin vers 
1' entourage du trone : il gerait la fortune du grand-due Andre Vladi- 
mirovitch, fit la connaissance de Raspoutine par 1' intermediate de 
A. Vyroubova*, puis fut decore de l'ordre de Saint- Vladimir, on 
lui donna le titre de conseiller d'Etat, et done du « Votre Excel- 
lence »). Mais aussi l'industriel I. P. Manus (directeur de l'usine de 



71. V Kai'ourov, Petrogradskie rabotchie v gody impcrialistitchesko'i voi'ny (Les 
ouvriers de Petrograd pendant les annees de la guerre imp6rialiste), M., 1930. 

72. Maurice Paleologue, Tsraskai'a Rossia nakanoune revolioulsii (La Russie imp6- 
riale a la veille de la revolution), M., Pd., GIZ, 1923, p. 136. 

* Anna Vyroubova (1884-1964), demoiselle d'honneur de rimperatrice dont elle fut 
longtemps la meilleure amie, admiratrice fanatique de Raspoutine, iriterm£diairc perma- 
nente entre le couple imperial et le starets. Arretee en 1917, libelee, r6arr§t6e, elle reussit 
a s'enfuir en Finlande ou elle vivra plus dc 45 ans dans un oubli complet. 



548 DEUX S1ECLES ENSEMBLE 

wagons de Petrograd, membre du directoire des usines Poutilov, du 
conseil d' administration de deux banques et de la Societe russe des 
transports, lui aussi conseiller d'Etat). 

Rubinstein attacha a Raspoutine un « secretaire » permanent, 
Aron Simanovitch, un riche joaillier, marchand de diamants, illettre 
mais fort habile et entreprenant (mais quel besoin Raspoutine avait- 
il d'un « secretaire », lui qui ne possedait rien ?...) 

Ce Simanovitch (« le meyeur dantre le juif », aurait griffonne le 
« starets » sur son portrait) publia dans 1' emigration un petit livre 
hableur sur le role qu'il avait jou6 a cette epoque. On y trouve 
toutes sortes de potins sans interet, d'affabulations (il parle des 
« centaines de milliers de Juifs executes et massacres sur ordre du 
grand-due Nicolas Nicolaievitch" ») ; mais, a travers cette ecume 
et ces envolees de vantardise, on peut entrevoir des faits r6els, 
bien concrets. 

Par exemple, l'« affaire des dentistes » - pour la plupart des 
Juifs - qui avait eclate des 1913 : « On avait monte une veritable 
usine de diplomes de dentiste » qui inonderent Moscou 74 , - leur 
detention donnait droit au sejour permanent et dispensait du service 
militaire. 11 y en eut pres de 300 (selon Simanovitch : 200). Les 
faux dentistes furent condamnes a un an de prison, mais, sur inter- 
vention de Raspoutine, on les gracia. 

« Pendant la guerre..., les Juifs cherchaient aupres de Raspoutine 
une protection contre la police ou les autoritis militaires », et 
Simanovitch confie fierement que « beaucoup de jeunes gens juifs 
imploraient son aide pour echapper a l'armee », ce qui, en temps 
de guerre, leur donnait la possibilite d'entrer a l'Universite ; « il 
n'existait souvent aucune voie legale » - mais Simanovitch pretend 
qu'il arrivait toujours a trouver une solution. Raspoutine « etait 
devenu l'ami et le bienfaiteur des Juifs, et soutenait sans reserve 
mes efforts pour amcliorer leur condition 75 ». 

En evoquant le cercle de ces nouveaux favoris, on ne peut pas 



73. A. Simanovitch, Raspoutine i ievrei. Vospominania litchnovo sekretaria Grigoria 
Raspoutina (Raspoutine et les Juifs. Souvenirs du secretaire personnel de Grigori 
Raspoutine), [Sb.] Sviato'i tchert. Tai'na Grigoria Raspoutina : Vospom., Dokoumenty, 
Materialy sledstv. Komissii. M. : Knijnaia Palata, 1991, pp. 106-107. 

74. Sliosberg, op. cit., t. 3, p. 347. 

75. Simanovitch, pp. 89, 100, 102, 108. 



DANS LA GUERRE (1914-1916) 549 

ne pas mentionner 1'aventurier hors-pair que fut Manassevitch- 
Manouflov. II avait et6 tour a tour fonctionnaire du ministere de 
l'lnterieur et agent de la police secrete russe a Paris, ce qui ne 
l'empechait pas de vendre a l'etranger des documents secrets du 
Departement de la police ; il avait mene des negotiations secretes 
avec Gapon ; quand Stiirmer* fut nomine" Premier ministre, on lui 
confia des « "missions secretes", exceptionnelles 76 ». 

Rubinstein fit irruption dans la vie publique en rachetant le 
journal Novoi'e Vremia (cf. chapitre 8), jusque la hostile aux 
Juifs. (Ironie de l'histoire : en 1876, Souvorine avait achete ce 
journal avec 1' argent du banquier de Varsovie Kroneberg, et, au 
debut, bien oriente a regard des Juifs, il leur ouvrait ses colonnes. 
Mais, a partir de la guerre entre la Russie et la Turquie, Novo'ie 
Vremia changea brutalement de cap, « passa dans le camp de la 
reaction », et, « pour ce qui etait de la question juive, ne mit plus 
de freins a la haine et a la mauvaise foi 77 ».) En 1915, le Premier 
ministre Goremikyne** et le ministre de 1'Inteneur Khvostov 
junior*** eurent beau faire obstacle au rachat du journal par 
Rubinstein 78 , celui-ci parvint un peu plus tard a ses fins, - mais on 
etait deja trop pres de la revolution, tout cela ne servit pas a grand- 
chose. (Un autre journal de droite, le Grajdanine fut lui aussi 
partiellement rachete par Manus). 

S. Melgounov a surnomme le « quintette » ce petit groupe qui 
traitait ses affaires dans l'« antichambre 79 » du tsar - par l'interme- 
diaire de Raspoutine. Compte tenu du pouvoir dont ce dernier 



76. S.P. Melgounov, Lcgenda o separatnom mire. Kanoun revolioutsii (La 16gcnde de 
la paix separee. La veille de la revolution), Paris, 1957, pp. 263, 395, 397. 

77. EJ, t. 11, pp.758, 759. 

78. Pismo minislra vnoutrennikh del A. N. Khvoslova Predscdateliou soveta ministrov 
I. L. Goremykinou ot 16 dck. 1915 (Leltre du ministre de l'lnterieur A. N. Khvostov au 
president du Conseil des ministres I. L. Gordmykine, datee du 16 decembre 1915), Delo 
naroda, 1917, 21 mars, p. 2. 

79. Melgounov, op. cit., p. 289. 

* Protege" de Raspoutine, devient president du Conseil des ministres (2 fevrier- 
23 novembre 1916), cumulant ses fonctions avec celles de ministre de l'lnterieur 
(16 mars-17 juillet) puis des Affaires etrangeres (20 juillet-23 novembre). Apres Fevrier, 
il est arrete et incarccre a la forteresse Pierre-et-Paul oil il meurt le 2 septembre 1917. 

** Ivan Goremikyne (1839-1917), une premiere fois Premier ministre en avril-juillet 
1906, puis de Janvier 1914 a Janvier 1916. 

*** Alexis Khvostov junior (1872-1918), leader des droites a la quatrieme Douma, 
ministre de l'lnterieur en 1915-1916. Fusilie par les bolcheviks. 



550 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

disposait, ce n'etait plus une mince affaire : des personnages 
douteux se trouvaient a proximite" immediate du trone et pouvaient 
exercer une dangereuse influence sur les affaires de la Russie 
entiere. L'ambassadeur de Grande-Bretagne, Buchanan, estimait 
que Rubinstein etait lie aux services de renseignement allemands 80 . 
On ne peut exclure cette possibilite. 

La rapide penetration de l'espionnage allemand en Russie et ses 
liens avec les speculateurs de 1'arriere contraignirent le general 
Alcxei'ev* a solliciter de l'empereur, au cours de l'ete 1916, l'auto- 
risation d'effectuer des investigations au-dela de la zone de compe- 
tence de l'etat-major, - et c'est ainsi que fut constitute la 
« Commission d'enquete du general Batiouchine ». Sa premiere 
cible fut le banquier Rubinstein, soupconne d'« operations specula- 
tives avec des capitaux allemands », de manipulations financieres 
au profit de l'ennemi, de depreciation du rouble, de surpaiement 
des agents Strangers pour les commandes passees par l'lntendance 
generate, et d'operations spcculatives sur le ble dans la region de 
la Volga. Sur decision du ministre de la Justice, Rubinstein fut 
arrete le 10 juillet 1916 et accuse de haute trahison 81 . 

C'est de l'imperatrice en personne que Rubinstein recut le soutien 
le plus ferme. Deux mois apres son arrestation, elle demanda a 
l'Empereur « de l'envoyer discretement en Sib6rie, de ne pas le 
garder ici, pour ne pas enerver les Juifs » - « parle de Rubinstein » 
avec Protopopov**. Deux semaines plus tard, Raspoutine envoie a 
son tour un telegramme a l'empereur disant que Protopopov 
« implore que personne ne vienne le deranger », y compris le 
contre-espionnage... ; « il m'a parle du detenu avec douceur, en vrai 
chretien ». - Encore trois semaines plus tard, l'imperatrice : « A 
propos de Rubinstein, il se meurt. Envoie immediatement un 



80. Ibidem, p. 402. 

81. V.N. Semennikov, Politika Romanovykh nakanoune revolioulsii. Ot Antanty - 
k Guermanii (La politique des Romanov a la veille de la revolution. De 1' Entente vers 
rAllemagne), M., L., G1Z. 1926. pp. 117, 1 18, 125. 

* Michel Alexei'ev (1857-1918), alors chef d'etat-major du Commandant supreme. 
Conseillera au tsar d'abdiquer. Commandant supreme jusqu'au 3 juin 1917. Apres 
Octobre, organisateur de la premiere armee Blanche, dans le Don. 

** Dernier ministre tsariste de l'lnleiieur. Accuse d' intelligence avec l'Allemagne 
(perpdtree en Suede durant l'ete 1916 a 1' occasion d'un voyage en Angleterre d'une 
delegation de la Douma). Emprisonne par le Gouvernement provisoire. Fusill6 par les 
boleheviks. 



DANS LA GUERRE (1914-1916) 551 

telegramme [au Front nord-ouest]... pour qu'on le transfere de 
Pskov sous l'autorite du ministre de l'Interieur» - c'est-a-dire de 
ce bon et doux Chretien de Protopopov ! Et, le jour suivant : 
« J'espere que tu as envoye le telegramme pour Rubinstein, il est 
mourant. » Et le lendemain encore : « As-tu pris les dispositions 
pour que Rubinstein soit remis au ministre de l'lnterieur ? S'il reste 
a Pskov, il va mourir, - s'il te plait, mon doux ami 82 ! » 

Le 6 decembre, Rubinstein fut libere - soit dix jours avant 
l'assassinat de Raspoutine qui eut ainsi juste le temps de lui rendre 
un ultime service. Aussitot apres, le ministre Makarov*, que l'im- 
peratrice detestait, fut destitue. (Un peu plus tard, il sera fusillc par 
les bolcheviks.) - 11 est vrai qu'avec la liberation de Rubinstein, 
1' instruction de son cas ne fut pas close ; il fut de nouveau arrete, 
mais, pendant la salvatrice revolution de Fevrier, avec d'autres 
detenus qui se morfondaicnt dans les geoles tsaristes, il fut libere 
par la foule de la prison de Petrograd et quitta l'ingrate Russie, 
comme eurent aussi le temps de le faire Manassevitch, Manus et 
Simanovitch. (Ce Rubinstein, nous aurons encore F occasion de le 
retrouver.) 

Pour nous qui vivons dans les annees 90 du xx e siecle**, cette 
orgie de pillage des biens de l'Etat apparait comme un modele 
experimental a toute petite echelle... Mais ce que Ton retrouve dans 
un cas comme dans F autre, e'est un gouvernement a la fois pr6ten- 
tieux et nul qui laisse la Russie abandonnee a son destin. 

# 

Instruit par l'affaire Rubinstein, 1'etat-major fit procedcr a la 
verification des comptes de plusieurs banques. Au meme moment, 
une instruction fut ouverte contre les sucriers de Kiev - Hepner, 
Tsekhanovski, Babouchkine et Dobry. Ceux-ci avaient obtenu 



82. Pisma imperatritsy Aleksandry Fedorovny k Imperatorou Nikolai'ou II / Per. s 
angl. V. D. Nabokova (Lettres de l'imperatrice Alexandra Fedorovna a l'empereur 
Nicolas II / trad, de l'anglais par V. D. Nabokov), Berlin : Slovo, 1922, pp. 202, 204, 
211,223,225,227. 

* Ministre de la Justice du 20 juillet 1916 au 2 Janvier 1917. Fusill6 par la Tchika en 
septembre 1918. 

** fipoque ou fut parachevde la redaction du present volume, et allusion a Petal de la 
Russie eltsinienne. 



552 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

l'autorisation d'exporter du sucre vers la Perse ; ils en avaient fait 
des envois massifs, mais bien peu de marchandise avait etc signalee 
par les douanes et etait parvenue sur le marche persan ; le reste du 
sucre avait « disparu », mais, selon certaines informations, il avait 
transite par la Turquie - alliee de 1'Allemagne - et avait ete vendu 
sur place. Dans le meme temps, le prix du sucre s'etait brusquement 
envole dans les regions du Sud-Ouest, la ou etait concentree l'in- 
dustrie sucriere de la Russie. L' affaire des sucriers s'engagea dans 
un climat de rigueur et d'intransigeance, mais la commission 
Batiouchine ne mena pas son enquete a terme, transmit le dossier 
a un juge d' instruction de Kiev, lequel commenca par elargir les 
prevenus, puis on leur trouva des appuis aupres du trone. 

Pour ce qui est de la commission Batiouchine elle-meme, sa 
composition laissait fort a desirer. Son manque d'efficacite dans 
1' instruction de 1' affaire Rubinstein fut mis en evidence par le 
senateur Zavadski 83 . Dans ses memoires, le general Loukomski, 
membre de l'&at-major, raconte que Tun des principaux juristes 
de la commission, le colonel Rezanov, homme incontestablement 
competent, se trouva etre aussi grand amateur de cartes, de bons 
restaurants, de diners bien arroses ; un autre, Orlov, se revelera etre 
un renegat qui travaillera dans la police secrete apres 1917, puis 
passera chez les Blancs et, dans Immigration, se signalera par sa 
conduite provocatrice. II y avait sans doute au sein de cette 
commission d'autres personnages louches qui ne refusaicnt pas les 
pots-de-vin et avaient monnaye la liberation des detenus. Par toute 
une serie d'actes inconsideres, la commission attira sur elle 
l'attention de la Justice militaire a Petrograd et de hauts fonction- 
naires du ministere de la Justice. 

Cependant, il n'y avait pas que l'etat-major pour s'occuper du 
probleme des speculateurs, et ce, en relation avec les activites « des 
Juifs en general ». Le 9 Janvier 1916, le directeur par interim du 
Departement de la police, Kafafov, signa une directive classee 
secret defense, laquelle fut adressee a tous les gouverneurs de 
provinces et de villes ainsi qu'a tous les commandements de la 
gendarmerie. Mais le « service de renseignement » de l'opinion eut 
tot fait de percer le secret, et, un mois plus tard, le 10 fevrier, toutes 



83. S. V. Zavadski, Na velikom Izlome (La grandc fracture). Archives de la revolution 
russe, 1923, t. 8, pp. 19-22. 



DANS LA GUERRE (1914-1916) 553 

affaires cessantes, Tchkheidze* donna lecture de ce document du 
haut de la tribune de la Douma. Et ce qu'on pouvait y lire, ce 
n'etait pas seulement que « les Juifs font de la propagande revolu- 
tionnaire », mais qu'« en sus de leur activite criminelle de propa- 
gande... ils se sont fixe deux objectifs importants : faire monter 
artificiellement le prix des denrees de premiere necessite et retirer 
de la circulation la monnaie courante » - ils cherchent ainsi « a 
faire en sorte que la population perde confiance en la monnaie 
russe », a repandre la rumeur que « le gouvernement russe est en 
faillite, qu'il n'y a plus assez de metal pour fabriquer des pieces ». 
Le but de tout cela, selon la circulaire, etait « d'obtenir la 
suppression de la Zone de residence, parce que les Juifs pensent 
que la p^riode actuelle est la plus favorable pour parvenir a leurs 
fins en cntretenant le trouble dans le pays. » Le Departcment n'ac- 
compagnait ces considerations d'aucunc mesure concrete : c'etait 
simplement « pour information 1 * 4 ». 

Voici quelle fut la reaction de Milioukov : « On utilise avec les 
Juifs la methode de Rostoptchine** - on les pr^sente devant une 
foule surexcitee en disant : ce sont eux les coupables, ils sont a 
vous, faites-en ce que vous voulez 85 . » 

Au cours des memes journees, la police encercla la Bourse de 
Moscou, proceda a des verifications d'identite parmi les operateurs 
et decouvrit soixante-dix Juifs en situation illcgale ; une rafle du 
meme type eut lieu a Odessa. Et cela aussi penetra dans Themicycle 
de la Douma, y provoquant un veritable cataclysme - ce que le 
Conseil des ministres redoutait tant il y avait encore un an etait 
en train d'arriver : « Dans la periode actuelle, on ne peut tolerer 
l'instauration au sein de la Douma d'un debat sur la question juive, 
debat qui pourrait prendre une forme dangereuse et servir de 
pretexte a une aggravation des conflits entre nationalites 86 . » Mais 
le debat s'instaura bel et bien et dura plusieurs mois. 



84. Archives de la revolution russe, 1928, t. 19, pp. 267-268. 

85. Compte rendu stenographiquc des d£bats de la quatrieme Douma, 10 fevrier 
1916, p. 1312. 

86. Archives de la revolution russe, 1926, t. 18, p. 49. 

* Leader mcnch6vique, depute" aux troisieme et quatrieme Doumas ; en fevrier 1917, 
president du Soviet de Petrograd. Emigrera en 1921, se suicidera en 1926. 

** Gouverneur de Moscou au ddbut du xix c siecle. On a longtemps cm qu'il avait fait 
incendier la ville quand les Francois y arriverent en 1812. Pere de la comtesse de Segur. 



554 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

La reaction la plus vive et la plus passionnce a la circulaire du 
Departement fut celle de Chingariov* - il n'avait pas son pareil 
pour communiquer a ses auditeurs toute l'indignation qui soulevait 
son cceur : « II n'est pas une ignominie, pas une turpitude dont 
l'Etat ne se soit rendu coupable envers le Juif, lui qui est un Etat 
chretien... repandre sur tout un peuple des calomnies sans le 
moindre fondement... La socicte russe ne pourra gueiir de ses maux 
que lorsque vous retirerez cette epine, ce mal qui gangrene la vie 
du pays - la persecution des nationality... Oui, on a mal pour notre 
gouvernement, on a honte de notre Etat ! » L'armee russe s'est 
retrouvee sans munitions en Galicie - « et ce sont les Juifs qui en 
seraient responsablcs ? » « Quant a la flambee des prix, ses raisons 
sont nombreuses et complexes... Pourquoi, dans ce cas, la circulaire 
ne mentionne-t-elle que les Juifs, pourquoi ne parle-t-elle pas des 
Russes et d'autres encore ? » En effet, les prix s'etaient envoles 
partout en Russie. Et de meme pour la disparition des pieces de 
monnaie. « Et c'est dans une circulaire du Departement de la police 
qu'on peut lire tout cela 87 ! » 

Rien a objecter. 

Facile de rediger une circulaire au fond d'un bureau, mais fort 
desagreable d'en repondre devant un Parlement en furie. C'est 
pourtant ce a quoi dut se resoudre son auteur, Kafafov. II se 
defendit : la circulaire ne comportait aucune directive, elle n'etait 
pas adress6e a la population, mais aux autorites locales, pour infor- 
mation et non pour suite a donner ; elle n'a souleve les passions 
qu'apres avoir ete vendue par des fonctionnaires «timor6s» et 
rendue publique du haut de cette tribune. Comme c'est etrange, 
poursuivit Kafafov : on ne parle pas ici d'autres circulates confi- 
dentielles qui ont sans doute, elles aussi, fait l'objet de fuites ; ainsi, 
des mai 1915, il en avait lui-meme paraphe une de cet ordre : « On 
observe une mont6e de haine envers les Juifs dans certaines cate- 
gories de la population de l'Empire », et le Departement « demande 



87. Compte rendu stenographique des ddbats de la quatrieme Douraa, 8 mars 1916, 
pp. 3037-3040. 

* Andre" Chingariov (1869-1918), metiecin de zemstvo, leader du parti Cadet, sera 
ministre de 1' Agriculture dans le premier Gouvernement Provisoire, et des Finances dans 
le second. Massacre sur son lit d'hopital le 18 Janvier 1918. 



DANS LA GUERRE (1914-1916) 555 

que soient prises les mesures les plus energiques en vue d'empecher 
toute demonstration allant dans ce sens », tout acte de violence de 
la population dirige contre les Juifs, « de prendre les mesures les 
plus energiques pour etouffer dans l'ccuf la propagande qui 
commence a se developper en certains endroits, pour empecher 
qu'elle n'aboutisse a des flambees de pogroms ». Ou bien encore, 
un mois auparavant, ddbut fevrier, cette directive envoyee a 
Poltava : renforcer la surveillance afin d'« etre en mesure d'em- 
pecher a temps toute tentative de pogrom contre les Juifs 88 ». 

Et de se plaindre : comment se fait-il que les circulaires comme 
celles-ci n'interessent pas 1'opinion, qu'on les laisse, elles, passer 
dans le plus grand silence ? 

Dans son intervention enflammee, Chingariov avait tout de suite 
mis en garde la Douma contre le danger « d'engager des debats sur 
l'ocean sans limite de la question juive ». Mais c'est pourtant ce 
qui se passa du fait de la publicite reservee a cette circulaire. Du 
reste, Chingariov lui-meme poussa maladroitement dans cette 
direction en abandonnant le terrain dc la defense des Juifs pour 
declarer que les veritables traitres, c'&aient les Russes : 
Soukhomlinov*, Miassoi'edov et le general Grigoriev qui avait 
honteusement capitule a Kovno 89 . 

Ces propos provoquerent une reaction. Markov** lui objecta qu'il 
n'avait pas le droit de parler de Soukhomlinov, celui-ci n'etant pour 
l'instant qu'inculpe. (Le Bloc Progressiste se tailla de jolis succes 
avec l'affaire Soukhomlinov, mais, des la fin du Gouvernement 
Provisoire, lui-meme dut reconnaitre qu'on avait perdu son temps, 
qu'il n'y avait eu la aucune trahison.) Miassoi'edov avait deja ete 
condamne et execute" (mais certains faits pcuvent laisser penser que 
c'etait aussi une affaire montee de toutes pieces) ; Markov se borna 
a ajouter qu'« il avait 6te pendu en compagnie de six espions juifs » 



88. Ibidem, pp. 3137-3141. 

89. Ibidem, pp. 3036-3037. 

* Ministre de la Guerre inefficace dc 1909 a 1915, arrete" le 3 mai 1916, libe>e" en 
novembre par l'entremise dc Raspouline. 

** Nicolas Markov (1876-1945), dit a la Douma « Markov-II » pour le distinguerd'ho- 
monymes. Leader de l'extreme droite. En novembre 1918, passera en Finlande, puis a 
Berlin et Paris ou il dirigera une revue monarchists L'Aigle a deux teles. Se transporte 
en 1936 en Allemagne ou il dirige une publication antisdmite en langue russe. Mort 
a Wiesbaden. 



556 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

(ce que j'ignorais : Miassoi'cdov avait 6te juge" seul) et que, voila : 
un a six, tel etait le rapport 90 . 

Parmi certaines propositions figurant dans le programme que le 
Bloc Progressiste avait reussi a ficeler en aout 1915, « F autonomic 
de la Pologne » semblait quelque peu fantasmatique dans la mesure 
ou celle-ci &ait tout entiere aux mains des Allemands ; « l'egalite 
des droits pour les paysans » n'avait pas a etre exigee du gouver- 
nement, car Stolypine l'avait fait passer dans les faits et c'etait preci- 
sement la Douma qui ne l'avait pas enterinee, posant justement 
comme condition l'egalite" simultanee des Juifs ; tant et si bien que 
« la mise en place progressive d'un processus de reduction des 
limitations de droits imposees aux Juifs » - alors meme que le 
caractere evasif de cette formulation sautait aux yeux - n'en devenait 
pas moins la principale proposition du programme du Bloc. Celui- 
ci comprenait des deputes juifs 91 et la presse en yiddish clama : « La 
communaute juive souhaite bon vent au Bloc Progressiste ! » 

Et voici que maintenant, apres bientot deux annees d'une guerre 
extenuante, de lourdes pertes sur le front et une agitation fievreuse a 
l'arriere, l'extreme droite lan^ait ses admonestations : « Vous avez 
compris qu'il faut vous expliquer devant le peuple sur votre silence 
a propos de la superiorite militaire des Allemands, sur votre silence 
a propos de la lutte contre la flambee des prix et votre zele excessif 
a vouloir accorder l'egalite" des droits aux Juifs ! » Voila done ce 
que vous exigez « du gouvernement, a l'heure qu'il est, en pleine 
guerre, - et s'il ne satisfait pas a ces exigences, vous l'envoyez 
promener et ne reconnaissez qu'un seul gouvernement, celui qui 
donnera l'egalite aux Juifs ! » Mais « on ne va tout de meme pas 
donner l'egalite maintenant, justement maintenant que tout le 
monde est chauffe a blanc contre les Juifs ; en agissant ainsi, vous 
ne faites que monter l'opinion contre ces malheureux 92 ». 

Le depute" Friedman refute 1' affirmation selon laquelle le peuple 
est au comble de 1' exasperation : « Dans le contexte tragique de 
l'oppression des Juifs, on voit poindre cependant unc lueur d'espoir 
et je ne veux pas la passer sous silence : e'est l'attitude des popula- 
tions russes des provinces de l'interieur a l'egard des refugies juifs 



90. Ibidem, p. 5064. 

91. PEJ, t. 7, p. 359. 

92. Compte rendu stenographique des d6bats de la quatrifemc Douma, Kvrier 1916, 
p. 1456 et 28-29 fcvrier 1916, p. 2471. 



DANS LA GUERRE (1914-1916) 557 

qui arrivent la-bas. » Ces rdfugies juifs « re^oivent aide et hospi- 
talite ». C'est « le gage de notre avenir, de notre fusion avec Ie 
peup'.e russe ». Mais il souligne avec insistance que la respon- 
sabilite de tous les malheurs des Juifs incombe au gouvernement, 
et il porte ses accusations au plus haut niveau : « II n'y avait 
jamais de pogrom quand le gouvernement ne le voulait pas. » Par 
l'intermediaire des membres de la Douma, «je m'adresse aux 
170 millions d'habitants de la Russie... : on veut se servir de vos 
mains pour lever le couteau sur le peuple juif de Russie 93 ! ». 

A cela on lui repondit : les deputes de la Douma savent-ils 
seulement ce que Ton pense dans le pays ? « Le pays n'ecrit pas 
dans les journaux juifs, le pays souffre, travaille... s'enlise dans les 
tranchees, c'est la qu'il est, le pays, et non dans les journaux juifs 
ou travaillent des quidams ob&ssant a des directives myst<§- 
rieuses. » On alia meme jusqu'a dire : « Que la presse soit controlee 
par le gouvernement est un mal, mais il existe un mal encore plus 
grand : que la presse soit controlee par les ennemis de l'Etat 
russe 94 ! » 

Comme l'avait pressenti Chingariov, la majority liberate de la 
Douma n'avait plus interet, desormais, a prolonger le debat sur la 
question juive. Mais le processus etait enclenche" et rien ne pouvait 
plus l'arreter. Et ce fut une suite sans fin d' interventions qui 
venaient faire irruption au milieu des autres affaires a traiter, quatre 
mois durant, jusqu'a la fin de la session d'automne. 

La droite accusait le Bloc Progressiste : non, la Douma n'allait 
pas s'attaquer au probleme de la mont£e des prix ! « Vous n'allez 
pas vous battre avec les banques, les syndicats, contre les greves 
dans l'industrie, car cela reviendrait a vous battre contre les Juifs. » 
Pendant ce temps, la municipality rgformiste de Petrograd «a 
donne a ferme l'approvisionnement de la ville a deux Israelites, 
Levenson et Lesman : au premier le ravitaillement en viande, au 
second les magasins d'alimentation - alors qu'il a vendu illega- 
lement de la farine a la Finlande ». D' autres exemples de fournis- 
seurs gonflant artificiellement les prix sont donn6s 95 . (Nul parmi les 
deputes ne prit sur lui d'assurer la defense de ces sp6culateurs.) 



93. Ibidem, pp. 1413-1414, 1421, 1422. 

94. Ibidem, pp. 1453-1454 ; 2477. 

95. Ibidem, p. 45 18. 



558 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

Apres cela, impossible que ne vienne pas sur le tapis la question, 
si d'actualite pendant ces annees de guerre, du numerus clausus ! 
Comme nous l'avons vu, il avait ete retabli apres la revolution de 
1905, mais progressivement attenue par la pratique commune de 
1'externat dans les lycees et l'autorisation donnee aux Juifs qui 
avaient acheve' leurs Etudes de medecine a 1' Stranger de passer le 
diplome d'Etat en Russie ; d'autres mesures furent prises en ce sens 
- mais pas 1' abrogation pure et simple - en 1915, au moment oil 
fut supprimee la Zone de residence. P. N. Ignatiev, ministre de 
1' Instruction publique en 1915-1916, reduisit egalement le numerus 
clausus dans les etablissements d'enseignement superieur. 

Et voila qu'au printemps 1916, les murs de la Douma resonnent 
longuement du debat sur cette question. On examine les statistiques 
du ministere de l'lnstruction publique et le professeur Levachev, 
depute d' Odessa, fait savoir que les dispositions du Conseil des 
ministres (autorisant 1' admission derogatoire dans les etablisse- 
ments d'enseignement des enfants des Juifs appeles sous les 
drapeaux) ont ete arbitrairement etendues par le ministere de 
l'lnstruction publique aux enfants des employes du Zemgor, des 
organismes charges de 1' evacuation, des hopitaux, mais aussi des 
personnes se declarant [de fa9on mensongere] a la charge d'un 
parent sous les drapeaux. Et c'est ainsi que sur les 586 etudiants 
admis en 1915 en premiere annee de medecine a l'universite 
d'Odessa, « 391 sont Juifs », soit les deux tiers, et qu'il « ne reste 
qu'un tiers pour les autres nationality ». A l'universite de Rostov- 
sur-le-Don : 81 % d'etudiants juifs a la faculte de Droit, 56 % a la 
faculte de Medecine, 54 % a la faculte des Sciences 96 . 

Gourevitch replique a Levachev : voila bien la preuve que le 
numerus clausus ne sert a rien ! « Quelle est l'utilite du numerus 
clausus, alors que meme cette annee, quand les Juifs ont benSficie' 
d'un regime superieur a la norme, il y a eu assez de place pour 
accueillir tous les Chretiens qui voulaient entrer a 1' University ? » 
Qu'est-ce que vous voulez - des salles de cours vides ? La petite 
Allemagne compte un grand nombre de professeurs juifs, et 
pourtant elle n'en meurt pas 97 ! 

Objection de Markov : « Les universites sont vides [parce que] 



96. Ibidem, pp. 3360-3363. 

97. Ibidem, p. 3392. 



DANS LA GUERRE (1914-1916) 559 

les etudiants russes sont a la guerre, et on y envoie [dans les univer- 
sites] des masses de Juifs. » « Echappant au service militaire », les 
Juifs « ont submerge l'universite de Pctrograd et, grace a cela, vont 
grossir les rangs de 1' intelligentsia russe... Ce phenomene... est 
nefaste pour le peuple russe, destructeur, meme », car tout peuple 
« est soumis au pouvoir de son intelligentsia ». « Les Russes 
doivent proteger leurs elites, leur intelligentsia, leurs fonction- 
naires, leur gouvernement ; celui-ci doit etre russe 98 . » 

Six mois plus tard, a l'automne 1916, Friedman reviendra encore 
a la charge en posant a la Douma la question suivante : « II vaudrait 
done mieux que nos universites restent vides..., il vaudrait mieux 
que la Russie se retrouve sans elite intellectuelle plutot que d'y 
admettre les Juifs en trop grand nombre" ? » 

D'un cote, Gourevitch avait evidemment raison : pourquoi les 
salles de cours auraient-elles du rester vides ? Que chacun fasse ce 
qu'il a a faire. Mais, en posant la question en ces termes, ne 
confortait-il pas les soupcons et l'amertume de la droite : done, 
nous n'ceuvrons pas ensemble ? Aux uns de faire la guerre, aux 
autres de faire des etudes ? 

(Mon pere, par exemple - il a interrompu ses etudes a 1' uni- 
versity de Moscou et s'est engage dans l'armee comme volontaire. 
II semblait a l'epoque qu'il n'y avait pas d'alternative : ne pas 
aller au front cut ete deshonorant. Qui, parmi ces jeunes volontaires 
russes, et meme parmi les professeurs restes dans les universites, 
comprenait que l'avenir du pays ne se jouait pas seulement sur les 
champs de bataille ? Vers ou s'en allait l'epoque - cela, personne 
ne le comprenait ni en Russie, ni en Europe.) 

Au printemps 1916, le debat sur la question juive fut suspendu 
au motif qu'il provoquait une agitation indesirable dans l'opinion. 
Mais le probleme des nationality fut remis a l'ordre du jour par 
un amendement a la loi sur les zemstvos de canton. La creation de 
cette nouvelle structure administrative fut discutee au cours de 
l'hiver 1916-17, pendant les derniers mois d'existence de la 
Douma. Et voila qu'un beau jour, alors que les principaux orateurs 
dtaient alles se restaurer ou avaient regagne leurs penates, et qu'il 
ne restait plus guere en seance qu'une moide" de deputes bien sages, 



98. Ibidem, pp. 1456, 3421, 5065. 

99. Ibidem, p. 90. 



560 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

un paysan de Viatka, du nom de Tarassov, parvient a se faufilcr 
a la tribune. Timidement, il prend la parole, s'efforcant de faire 
comprendre aux deputes le probleme pose par ramendement : 
celui-ci prevoit en effet qu'« on admet tout le monde, et les Juifs, 
c'est-a-dire, et les Allemands, tous ceux qui viendront dans notre 
canton. Et eux, quels seront leurs droits ? Ces gens qui vont etre 
enregistres [dans notre canton]... mais ils vont prendre les places, 
et les paysans, personne s'en occupe... Si c'est un Juif qui dirige 
1' administration cantonale et sa femme qui fait secretaire, alors les 
paysans, eux, quels vont etre leurs droits ?... Qu'est-ce qui va se 
passer, ou seront les paysans ?... Et quand nos vaillants guerriers 
vont revenir, a quoi ils auront droit ? A rester a l'arriere ; mais, 
pendant la guerre, c'est en premiere ligne qu'ils ont ete, les 
paysans... Ne faites pas d'amendemcnts qui entrent en contradiction 
avec la realite pratique de la vie paysanne, ne donnez pas le droit 
aux Juifs et aux Allemands de participer aux elections des zemstvos 
de canton, car ce sont des pcuplcs qui ne vont rien apporter d' utile ; 
au contraire, ils vont beaucoup nuire et il y aura des desordres a 
travers le pays. Nous autrcs paysans, nous n'allons pas nous 
soumettre a ces nationalites 100 . » 

Mais, pendant ce temps-la, la campagne en faveur de l'egalite 
des droits pour les Juifs battait son plein. Elle beneficiait desormais 
du soutien d' organisations qui, jusque-la, ne s'etaient pas senties 
concernees par la question, comme, par excmple, le Groupe ouvrier 
central de Gvozdev*, qui representait les interets du proletariat 
russe. Au printemps 1916, le Groupe ouvrier affirma etre informe 
de ce que « la reaction [sous-entendu : le gouvemement et 1' admi- 
nistration du ministere de l'lnterieur] prepare ouvertement un 
pogrom contre les Juifs dans toute la Russie ». Et Kozma Gvozdev 
de repeter ces aneries au congres des comites militaro-industriels. 
- En mars 1916, dans une lettre adressee a Rodzianko**, le Groupe 
ouvrier proteste contre la suspension du debat sur la question juive 



100. Ibidem, pp. 1069-1071. 

* Dit aussi Kouzma Gvozdiov (ne en 1883), ouvrier, leader menchcvique, deTensiste, 
president du Groupe ouvrier central ; apres Fevrier, membre du comite central executif 
du Soviet de Petrograd, ministre du Travail du quatrieme Gouvemement Provisoire. En 
camp ou en prison h partir de 1 930. 

** President de la Douma de 1911 a 1917. 



DANS LA GUERRE (1914-1916) 561 

a la Douma ; et lc meme Groupe d' accuser la Douma elle-meme 
de complaisance envers les antisemites : « L' attitude de la majorite 
lors de la seance du 10 mars revient de facto a apporter son soutien 
direct et a venir en renfort a la politique de pogroms antijuifs 
conduite par le pouvoir... Par son soutien a I'antisemitisme militant 
des cercles dirtgeants, la majorite a la Douma porte un coup serieux 
a 1'ceuvre de defense nationale 101 . » (lis ne s'etaient pas concerted, 
ils n'avaient pas compris qu'a la Douma, c'etait justement la 
gauche qui avait besoin de mettre fin au debat.) - Les ouvriers 
bencficiaient egalement du soutien de « groupes juifs » qui, selon 
un rapport du Departement de la Securite d'octobre 1916, « ont 
submerge la capitale et, sans appartenir a aucun parti, menent une 
politique violemment hostile au pouvoir 102 ». 

Et le pouvoir dans tout cela ? Sans disposer de prcuves directes, 
on peut penscr qu'au sein des equipes ministcrielles qui se succe- 
derent en 1916, la decision de proclamer l'egalite - des droits pour 
les Juifs tut serieusement examinee. Cela avait cte evoque a plus 
d'une reprise par Protopopov qui avait deja reussi, semble-t-il, a 
faire pencher Nicolas II dans cette direction. (Protopopov avait 
aussi interet a aller vite pour couper court a la campagne que la 
gauche avait declenchee a son encontre.) - Et le general 
Globatchev, qui fut le dernier a diriger le Departement de la 
Securite avant la revolution, ecrit dans ses memoires, en rapportant 
les propos de Dobrovolski qui fut aussi le dernier ministre de la 
Justice de la monarchic : « Le projet de loi sur l'egalite des droits 
pour les Juifs etait deja pret [dans les mois qui precederent la revo- 
lution] et, selon toute vraisemblance, la loi aurait dte - promulguce 
pour les fetes de Paques 1917 l03 . » 

Mais, en 1917, les fetes pascalcs allaient se derouler sous un tout 
autre regime. Les ardentes aspirations de nos radicaux et de nos 
liberaux se seraient alors realisees. 



101. K isiorii gvosdevchtchiny (Contribution a I'histoire du mouvemcnt de Gvozdev), 
Krasny arkhiv, 1934, t. 67, p. 52. 

102. Polititcheskoi'c polojcnie Rossii nakanoune Fevralskoi revolioutsii (La situation 
politique en Russie a la veille de la revolution de Fevrier), Krasny arkhiv, 1926, t 17 
p. 14. 

103. K.I. Globatchev, Pravda o rousskoi' revolioutsii : Vospominania byvchevo 
Natchalnika Petrogradskovo Okhrannovo Otdelenia. Dekabr 1922 (La vcritd sur la Evo- 
lution russe : memoires de I'ancien chef du departement de la Securite de Petrograd ; 
d6ccmbre 1922), Khianenie Koloumbiiskovo ouniversiteta. machinopis, p. 41. 



562 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

« Tout pour la victoire ! » - oui, mais « pas avec ce pouvoir- 
la ! » L' opinion publique, aussi bien chez les Russes que chez les 
Juifs, comme la presse, tous etaient entierement tourne\s vers la 
Victoire, etaient les premiers a la reclamer, - seulement, pas avec 
ce gouvernement ! pas avec ce tsar I Tous etaient toujours 
persuades de la justesse du raisonnement simple et genial qu'ils 
avaient tenu au debut de la guerre : avant que celle-ci ne se termine 
(parce qu'apres, ce sera plus difficile) et en remportant victoire sur 
victoire sur les Allemands, jeter a bas le tsar et changer le regime 
politique. 

Et e'est a ce moment-la que viendrait l'dgalite des droits pour 
les Juifs. 



Nous avons examine" sous de multiples aspects les circonstances 
dans lesquelles se sont deroulees cent vingt annees de vie commune 
des Russes et des Juifs au sein d'un meme Etat. Parmi les diffi- 
cultes, certaines ont trouve une solution au fil du temps, d'autres 
sont apparues et se sont amplifiers au cours des annees qui ont 
precede le printemps 1917. Mais le caractere evolutif des processus 
en marche prenait visiblcmcnt le dessus et promettait un avenir 
constructif. 

Et e'est a ce moment-la qu'une deflagration mit en pieces le 
systeme politique et social de la Russie - et done les fruits de 
revolution, mais aussi la resistance militaire a l'ennemi, payee par 
tant de sang, et enfin les perspectives d'un avenir d'epanouis- 
sement : ce fut la revolution de Fevrier. 



TABLE 



Entree en matiere 7 

Du perimetre de cette etude 11 

Mentions abre'gees des principales sources cities en notes 

par I'auteur 13 

1. En englobant le xviii c siecle 15 

2. Sous Alexandre I er 67 

3. Sous Nicolas I er 107 

4. A l'epoque des reformes 149 

5. Apres l'assassinat d'Alcxandre II 203 

6. Au sein du mouvement rdvolutionnaire russe 235 

7. Naissance du sionisme 281 

8. A la charniere des xix 6 et xx c siecles 299 

9. Dans la revolution de 1905 373 

10. Le temps de la Douma 459 

11. Juifs et Russes avant la Premiere Guerre mondialc : 

la prise de conscience 499 

12. Dans la guerre (1914-1916) 525 



Composition el mise en pages realises 

par £tianne Composition 

a NeuillV'Sur-Seine 



Impression realisee sur CAMERON par 

BRODARD ET TAVPIN 

La Fleche 

pour le compte des Editions Fayard 
en fevrier 2002 



Imprime en France 

Depot legal : mars 2002 

N° d'edilion : 20555 - N° d'impression : 1 1786 

ISBN: 2-213-61158-0 

35-57-1358-7/01 



Dans mon travail d'un demi-siecle sur l'histoire de la revo- 
lution russe, je me suis heurte plus d'une fois au probleme des 
relations entre Russes et Juifs. Son dard s'enfongait a tout bout 
de champ dans les evenements, la psychologie des hommes, et 
suscitait des passions chauffees a blanc. 

Je ne perdais pas espoir qu'un auteur me devancerait et 
saurait eclairer, avec l'amplitude et Pequilibre necessaires, cet 
epieu incandescent. Mais nous avons plus souvent affaire a des 
reproches unilateraux : soit les Russes sont coupables face aux 
Juifs, pire, le peuple russe est perverti depuis toujours, cela nous 
le trouvons a profusion ; soit, a l'autre pole, les Russes qui ont 
traite de ce probleme relationnel l'ont fait pour la plupart avec 
hargne, exces, sans vouloir meme imputer le moindre merite a 
la partie adverse [...]. 

J'aurais aime ne pas eprouver mes forces sur un sujet aussi 
epineux. Mais je considere que cette histoire - a tout le moins 
l'effort pour y penetrer - ne doit pas rester « interdite ». 

Ehistoire du « probleme juif » en Russie (en Russie seulement ?) 
est avant tout d'une exceptionnelle richesse. En parler signifie 
entendre soi-meme des voix nouvelles et les donner a entendre 
au lecteur. (Dans ce livre, les voix juives vont retentir bien plus 
souvent que les voix russes.) 

Mais les tourbillons du climat social font que Ton se trouve 
communement sur le fil du rasoir. On sent peser sur soi, des 
deux cotes, toutes sortes de griefs et d'accusations, plausibles 
aussi bien qu'invraisemblables, qui vont en s'amplifiant. 

Le propos qui me guide au fil de cet ouvrage sur la vie 
commune des peuples russe et juif consiste a chercher tous les 
points d'une comprehension mutuelle, toutes les voies possibles 
qui, debarrassees de l'amertume du passe, puissent nous conduire 
vers l'avenir. 

A.S. 

Voici le premier des trois tomes de Deux siecles ensemble qui 
couvre la periode allant de la fin du xvnr siecle a la veille de la 
revolution de 1917. 




782213"611587 



35-1358-7 III-2002 

27€/ 177,10 FRF 
prix TTC France 



Odessa a la fin xix" siecle S 

doc Phototheque Hachelte g 

Photogravure MCP * 



Alexandre 
Soljenitsyne 

Deux siecles ensemble 



1917-1972 
II 



Juifs et Busses 
pendant la periode sovietique 



'•v 








vFayard 



DU MEME AUTEUR 



Unejourneed'Ivan Denissovitch, Julliard, 1963. 

La Maison de Matriona, 

suivi de 1'Inconnu of. Kretchetovka 

et de Pour le bikn de la cause, Julliard, 1966. 

Le Pavillon des Cancereux, Julliard, 1968. 

Le Premier Cercle, Laffont, 1968. 

Les Droits de l'ecrivain, Seuil, 1969. 

Zacharie i.'Escarcei.i.e et autres recits, Julliard, 1970. 

La Filled' Amour etl'Innocent, theatre, Laffont, 1971. 

Aoutquatorze (premiere version), Seuil, 1972. 

Lettre aux dirigeants de l'Union sovietique, Seuil, 1974. 

L'Archipel du Goulag, I et II, Seuil, 1974 ; III, Seuil, 1976. 

Le Chene et le Veau, Seuil, 1975. 

LenineA Zurich, Seuil, 1975. 

Flamme au vent, Seuil, 1977. 

Le Declin du Courage, Seuil, 1978. 

Message dexil, Seuil, 1979. 

L'Erreur de l'Occident, Grasset, 1980. 

Les Tanks connaissent la verite, Fayard, 1982. 

Les Pluralistes, Fayard, 1983. 

Les Invisibles, Fayard, 1992. 

Le « probleme russe» a la fin du xx c siecle, Fayard, 1994. 

Ego suivi de Sur LE fil, Fayard, 1995. 

Nosjeunes, recits en deux parties, Fayard, 1997. 

La Russie sous les decombres, Fayard, 1998. 

Le Grain tombe entre les meules, Fayard, 1998. 

Deux Recits de guerre, Fayard, 2000. 

Deux SiiXcles ensemble (1795-1995) 

Tome I - Juifs et Russes avant la Revolution, 2002. 

Dans la serie des (Euvres en version definitive 
publiees aux Editions Fayard : 

Tome 1. Le Premier Cercle, 1982. 

Tome 2. Le Pavillon des Cancereux et autres recits, 1983. 

Tome 3. (Euvres dramatiques, 1986. 

Tome 4. L'Archipel du Goulag, I, 1991. 

La Roue rouge, Premier n<xud< AoOt quatorze, 1984. 

La Roue rouge, Deuxieme noeud, Novembre seize, 1985. 

La Roue rouge, Troisieme nceud. Mars dix-sept. 

Tome 1, Chapitres 1-170, 1992. 

Tome 2. Chapitres 171-353, 1993. 

Tome 3, Chapitres 354-531, 1998. 

Tome 4, Chapitres 532-656, 2001. 



Alexandre Soljenitsyne 



DEUX SIECLES 
ENSEMBLE 

(1917-1972) 

tome II 

Juifs et Russes 
pendant la periode sovietique 

traduit du russe par 

Anne Kichilov, Georges Philippenko 

et Nikita Struve 



Fayard 



L' introduction et les chapitres 13, 16, 17, 25, 26, 27 

ont ete traduits par Nikita Struve, 

les chapitres 15, 19, 20, 21, 24 par Anne Kichilov, 

les chapitres 14, 18, 22, 23 par Georges Philippenko. 



© Alexandre Solj6nitsyne, 2002, pour la langue russc. 

£> Librairie Artheme Fayard, 2003, pour le monde enticr 

a l'exception de la langue russe. 



MENTIONS ABREGEES DES PRINCIPALES SOURCES 
CITEES EN NOTES PAR L'AUTEUR 



ARR : Archives de la Revolution russe, editc par J. Guessen, Berlin, 
eU Slovo, 1922-1937. 

EJ : Encyclopedic juive en 16 volumes, Saint-Petersbourg, Societe 
pour la promotion dcs editions juives scientifiques et ed. Brokhaus et 
Efron, 1906-1913. 

EJR ; Rossiskaia Evreiskaia Entsiklopedia [Encyclopedic juive 
russe], M. 1994, 2 e edition en cours de publication, corrigee et 
augmentee. 

Izvestia : Nouvelles du Soviet des deputes ouvriers et soldats de 
Petrograd. 

LMJR-I : Kriga o rousskom evrc'istve : ot 1860 godov do Revo- 
lioutsii 1917 g. [Livre sur le Monde juif de Russie : des annees 1860 
a la revolution de 1917], New York, ed. de 1'Union des Juifs russes, 
1960. 

LMJR-2 : Kriza o rousskom evrei'stve, 1917-1967 [Le Livre sur le 
Monde juif de Russie, 1917-1967], New York, ed. de 1'Union des Juifs 
russes, 1968. 

MJ : Evrei'skii mir [Le Monde juif], Paris, Union des intellectuels 
russo-juifs. 

PEJ : Petite encyclopedic juive, Jerusalem, 1976, ed. de la Societe 
pour 1'etude des communautes juives. 

RHR : Istoriko-revolutsionnyi sbornik [Recueil historique revolu- 
tionnaire], sous la direction de V. I. Nevski, en 3 vol., M. L., GIZ, 
1924-1926. 

RiE : Rossia i evrei [La Russie et les Juifs], Paris, YMCA Press, 
1978 (ed. originale, Berlin, 1924). 

VM : Vremia i my [Le Temps et Nous], revue internationale de 
litterature et des problemes de societe, Tel-Aviv. 

« 22 » : revue sociale, politique et litteraire de l'intelligentsia juive 
issue d'URSS en Israel, Tel-Aviv. 



Les notes bibliographiques appelees par un chiffre sont dc l'auteur. 

Parmi celles-ci, cellcs marquees d'un asterisque renvoient a unc reference 

de seconde main. 

Les notes explicatives appelees par un asterisque sont des traducteurs. 



TENTATIVE DE CLARIFICATION 



Tout examen du role important des Juifs dans la vie d'un pays 
ou d'un peuple ou ils sont diss6min6s, ainsi que s'y emploie notre 
livre, bute inevitablement sur la question : « qui est juif ? », « qui 
doit-on considerer comme juif ? ». Tant que les Juifs vivaient au 
milieu d'autres peuples en enclaves isolees, la question ne se posait 
pas. Mais, au fur et a mesure qu'ils s'assimilaient, ou simplement 
participaient a la vie ambiante, la question se fit jour et fut inten- 
sement debattue, en premier lieu par les Juifs eux-memes. Naturel- 
lement, dans la Russie post-revolutionnaire, jusqu'a ce que les Juifs 
regoivent la possibilite d'emigrer, les reponses changerent cons- 
tamment, aussi n'est-il pas inutile d'essayer de les passer en revue. 
Et la, pour etonnant que cela paraisse, des les premiers pas, nous 
sommes confronted a des opinions si contradictoires et si contro- 
versies qu'on est frappe par leur diversite. 

\2 Encyclopedic juive parue avant la Revolution ne donne, dans 
1' article « Juif », aucune definition ; elle se contente de noter que 
« le terme juif, pour designer un Israelite par opposition a un 
Egyptien, se trouve deja dans les parties les plus anciennes du 
Pentateuque », et cite les diverses hypotheses concurrentes sur 
r&ymologie du mot 1 . U Encyclopedic juive contemporaine se 
limite a la definition suivante : « Une personne appartenant au 
peuple juif 2 . » 

Mais, bien evidemment, peu nombreux sont ceux qui se 



1. EJ, t. 7, pp. 434-436. 

2. PEJ, p. 405. 



10 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

contentent d'une telle definition. « Qui considerer comrae juif ? Qui 
est juif ? », ou encore « Qu'est-ce que la judaite" ? », voila une 
question qui, pour les Juifs cux-memes, est loin d'etre simple. Des 
ecrivains juifs et russo-israeliens nous disent a propos du concept 
« juif » : « Ni en Israel ni a l'etranger il n'existe, parmi les Juifs 
eux-memes, d' accord quant au contenu de ce concept. Quand quel- 
qu*un d'inexperimente approche ce concept de pres, il devient pour 
lui insaisissablel » « Soixante-quatorze ans apres la revolution 
russe et quarante-trois ans apres la renaissance de 1'Etat d'lsrael, 
essayer de definir le Juif tient du casse-tete 4 . » 

Cependant, ce ne fut jamais un probleme pour les Juifs religieux. 
Definition des rabbins orthodoxes : « Le Juif est celui qui est ne 
d'une mere juive ou a ete converti au juda'i'sme conformement a la 
Galachie 5 . » (La Galachie est la reglementation religicuse de la vie 
des Juifs, « 1' ensemble des lois qui se trouvent dans la Tora, le 
Talmud et la litterature rabbinique posterieure 6 ».) 

« Qu'est-ce qui nous donnait et nous donne encore la force de 
vivre, et quelle est la signification de cette vie ? L'un et 1' autre 
relevent du domaine de la religion 7 . » Arthur Koestler aussi 
ecrivait : « Le signe distinctif du Juif [...] n'est pas son apparte- 
nance a une culture ou a une langue, mais la religion x . » Aujour- 
d'hui encore on peut lire dans une revue israelienne : « La plenitude 
nationale juive n'est possible que dans le mode de vie religieux 9 . » 

Mais, des l'Antiquite, certains s'etaient deja ecartes de cette 
facon de voir. S. la. Lourie donne l'exemple des esseniens, une 
secte juive qui voyait le salut non dans l'epanouissement national, 
mais dans celui de l'individu. Les esseniens etaient les « serviteurs 
du monde », et les autorites locales, par respect pour leurs convic- 
tions, ne les astreignaient pas au service militaire. « Neanmoins, 



3. Alexandre Voronel, Legkoe porkhanie vokrug tiajclykh problem [Survol rapide de 
problemes diflicilcs] - « 22 », Rcvuc sociale. politique et liltcraire de I'intelligentsia juive 
issue d'URSS en Israel. Tel-Aviv. 1992. n"82. p. 125. 

4. Edward Norden, Perestchityvaia evreev [En comptabilisant les Juifs] - « 22 », 
1991, n" 79, p. 118 

5. Ibidem. 

6. PEJ, t. 2 p. 7. 

7. /. M. Biekerman, Le Juif tel qu'il se ressent : ce que nous avons etd, ce que nous 
sommes devenus. ce que nous devons ctrc, Paris, 1 939, p. 1 2. 

8. A. Koesder, Judas a la croisee des chemins - V.M., 1978, n° 33, p. 99. 

9. Alexandre Koutcherski, Evrciskai'a paradigma [Le paradigme juif] - « 22 », 1993, 
BP 88, p. 142. 



TENTATIVE DE CLARIFICATION 1 1 

quand le danger menaca le centre meme du monde juif, en depit de 
leur attitude sceptique a 1'egard de la saintete du Temple et des 
sacrifices, en depit de leur antimilitarisme pur et dur, ils se porterent 
volontaires pour rejoindre les rangs des combattants juifs ; le 
ferment national et patriotique etait en eux si fort qu'il prevalut sur 
les convictions qui constituaient leur raison de vivrc l0 . » 

Des le xix e siecle on trouve l'opinion que « les Juifs sont ante- 
rieurs au judai'sme » ; que nous devons constamment elargir notre 
comprehension de la judai'te, « nous debarrasser des limitations du 
judai'sme galachique pour acceder a un monde plus vaste" ». 

Pour ce qui est du xx e siecle secularise, le point de vue religieux 
n'a pas manque d'etre ebranle et de s'etioler. Dans les reflexions 
posterieures a la revolution de G. Sliosberg, le motif religieux se 
trouve relegue" au second plan : « En quoi consiste le critere de 
la nationalitc juive ? C'est bien dans la judai'te que, pendant des 
millenaires, residait 1'essence nationale ; elle est dans la chatne 
continue du particularisme de la culture juive, dans une seule et 
meme essence de tous les Juifs dans tous les pays 12 . » 

Au milieu du meme xx c siecle, Hannah Arendt lancait cet aver- 
tissement : « Le judai'sme s'est degrade en judai'te, une vision du 
monde en un ensemble de traits psychologiques l3 . » L'ecrivain 
israelien Amos Oz va dans le meme sens : « Ce qui a joue, c'est 
un penchant tragique a substituer au judai'sme un certain etat 
psychologique communement appele yiddishkeit... ce n'est qu'un 
rejeton du judai'sme, un rameau, une de ses pousses 14 . » 

Dans la seconde moitie du xx e siecle, Tun des intellectuels 
juifs les plus autorises declarait : « Je respecte les convictions reli- 
gieuses... mais... je souligne que la judai'te n'est pas ndcessai- 
rement liee a la religion, qu'en parlant de la judai'te nous avons 
en vue quelque chose de tres different. Des valeurs communes ? 



10. S. la. Lourie, Antisemitism v drevnem mire [L'antisemitisme dans le monde 
antique], Tel-Aviv, 1976 [reprise de l'article paru in Byloe, Petrograd 1922], p. 171. 

1 1 . Guillel Galkine, Chto lakoe « evrei'skost » ? [Qu'est-ce que la « judai'te » ?] 
-«22», 1989, n° 66, pp. 94-95. 

12. G. B. Sliosberg, Dela minouvchikh dnei : zapiski rousskogo evreia [Fails du lemps 
passd : carnets d"un Juif russe], en 3 vol. Paris, 1933-34. t. 1, p. 7. 

13. Hannah Arendt. Antisemitism [L*Antisemitisme] - Syntaxis, Paris. 1989, n & 26, 
p. 147. [Trad, f* : Sur I'antisdmitisme. coll. Points, Seuil, 1998]. 

14. Amos Oz, O vremeni i o sebe [Du temps et de moi-meme] - Konlinent, revue 
litterairc, politique et sociale, M., 1991, rt>(£, p. 240. 



12 DF.UX SIECLF.S F.NSEMBI.R 

Assurement. Une histoire commune ? Assurement. Des traits 
communs de la personnalite ? Assurement 13 . » 

En 1958, la Cour supreme d'Israel, chargee d'examiner une 
affaire precise, a pris, en se referant a la litterature rabbinique, la 
decision suivante : « Pour la Galachie, un Juif qui s'est converti a 
une autre foi n'en reste pas moins un Juif... Un Juif ne cesse pas 
d'etre un Juif quand bien meme il enfreint la Loi juive"'. » Pour un 
Juif, « se convertir... a une autre foi est par definition impossible 17 ». 

Solomon Schwarz, important menchevik plus d'une fois 
mentionne dans ce livre, a dit de lui-meme (1966) qu'il etait «un 
Juif seculier, non religieux », mais : « Je sens profondement mon 
appartenance a la judaite, et personne n'est en mesure de me la 
ravir. Plus important encore : les Juifs seculiers, non religieux, se 
comptent par centaines de milliers, voire par millions... lis sont 
nombreux meme parmi ceux qu'on appelle les Americains de 
confession juive, pour la plupart desquels l'appartenance a la 
religion juive se reduit a un simple ritualisme 18 . » 

Aussi les jugements laics de nos jours gagnent-ils en assurance : 
« On ne peut..., de facon aussi categorique et sans nuance, lier le 
role et les intentions du monde juif actuel, qui n'a ni conception 
universelle de la foi... ni culture seculiere unique, ni ideologic 
commune, avec la legende de la conquete de la Terre Promise par 
les ancetres, ni avec leur morale vieille de trois mille ans ". » 

Et c'est vrai, on en est fort loin ! Aujourd"hui, « les Juifs ortho- 
doxes ne constituent qu'une faible partie du monde juif 20 ». 

II arrive aujourd'hui que Ton dise, comme si cela allait de soi : 
« La solution du problcme juif, c'est-a-dire de la conservation des 
Juifs en tant que communaute ethnique 21 » (italiques miens - A.S.). 

Or le concept de communaute ethnique a tendance a prendre la 



1 5. Dan Uvine. Na kraiou soblazna [Au bord de la tentation], interview par 
R. Nudelman - « 22 », 1978, n» 1. p. 56. 

16. Galkine - « 22 », 1989, n» 66, pp. 88-89. 

17. PEJ, t. 6, p. 230. 

1 8. S. Schwarz, Evrei v Sovetskom Soiouze s natchala Vloroi mirovoi voiny [Les Juifs 
en URSS a partir de la Secondc Guerre mondiale, 1939-1965], New York, 1966, p. 8. 

19. D. Shturman, O natsionalnykh fobiakh |Les phobies nalionales] - « 22 », 1995, 
n-68, p. 148. 

20. /. Libler, Izrail - diaspora. Krizis indcntificatsii [Israel et la diaspora : une crise 
d'ideniitd] - « 22 », 1995, n"95, pp. 153-154. 

21. Aron Kaizenelenboigen. Antisemitism i evreiskoc gosoudarstvo [L'antise'mitisme 
et TEtat juif] - « 22 ... 1989, n° 64, p. 173. 



TENTATIVE DE CLARIFICATION 13 

signification plus grossiere de communaute de sang. Dans Le Livre 
des Juifs de Russie, on ecrit tout de go : « Nicolas Medtner* (dans 
les veines duquel coulait du sang juif) 22 — » La Petite Encyclopedic 
juive, en selectionnant ses entrees, inclut sans barguigner les Juifs 
convertis au christianisme ; ou, en mentionnant Ilya Metchnikov**, 
fils d'un officier de la Garde et proprietaire terrien, precise « qu'il 
n'a appris que fort tard les origines juives de sa mere 2 ' », argument 
suffisant pour l'integrer a V Encyclopedic On y inclut egalement 
ceux qui, durant toute leur vie, n'avaient guere de conscience juive, 
autrement dit on definit la le Juif d'apres le sang ct non d'apres 
1' esprit. 

Iouri Karabtchievski s'indigna a juste titre de « trouver dans les 
listes, etablies a l'etranger, de differents Juifs illustres ou honores, 
le nom de Boris Pasternak. Quel Juif fait-il ?... Lui-meme ne s'est 
jamais considere comme juif et plus d'une fois refusa d'etre associe 
a la communaute juive qui visiblement 1'irritait 24 ». II en etait bien 
ainsi. Et ses poemes evangeliques, par leur authenticite, ne laissent 
planer aucun doute sur les orientations de son esprit. 

A partir de 1994, en Russie aussi on commenca la publication 
d'une Encyclopedic juive russe. Elle debuta par les volumes 
biographiques, e'est-a-dire par une selection de personnes. Or, des 
1' introduction, on vous expliquait : « Nous considerons comme 
juives les personnes dont les parents ou l'un des deux parents 
etaient d'origine juive, et ce, independamment de leur propre 
confession religieuse 23 . » 

Et voici que, dans la « makkabiade*** » sportive d'Israel, « ne 
peuvent participer que des Juifs 2 '' » : il faut croire que, la aussi, le 
critere e'est le sang ? Mais alors, pourquoi stigmatiser avec tant de 
passion et de menaces tous ceux qui « denombrent [les Juifs} selon 



22. Gershon Svet, Evrci v rousskoi mouzykc [Les Juifs dans la musique russe] 
-LMJR-l,p.465. 

23. PEJ, v. 5. p. 323-324. 

24. Iouri Karabtchievski, Borba s evreem [La lutte avec le Juif] - Strana i mir : revue 
politique, economique, culturelle et philosophique, Munich. 1989, n" 5, pp. 11-112. 

25. EIR, vol. 1, p. 5. 

26. PEJ, t. 5, p. 49. 

* Compositeur et pianiste russe (1879-Londres, 1951). 

** Biologiste (1845-1916) ; a partir de 1888 a la tete du laboratoire bactenologique de 
I'Ecole normale, a Paris, sous la direction de Pasteur. Prix Nobel de m^decine en 1908. 
*** Olympiade juive. 



14 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

le sang » ? II serait bon d' avoir une vision plus lucide de son 
propre nationalisme. 

Ainsi Louis Brandeis, l'un des leaders du sionisme en Amcrique 
et membre de la Cour supreme des Etats-Unis depuis 1916, 
affirmait : quelles qu'en soient les raisons, « si ce sont des per- 
sonnes de sang juif qui souffrent, notre compassion et notre aide se 
portent naturellement vers ellcs sans que nous leur demandions 
quelles sont les nuances de leur foi ou de leur incroyance 27 ». Amos 
Oz insiste : « Etre juif, c'est sentir que quand on persecute et qu'on 
martyrise un Juif ou que ce soit, c'est toi qui es martyrise et 
persecute 21 *. » (Et c'est precisement ce sentiment qui a permis aux 
Juifs de surmonter leurs nombreux malheurs ! Ah, si cela pouvait 
etre aussi notre cas...) Ce lien interne entre les Juifs, l'entraide 
mutuelle et la solidarite qui s'y rencontrent si frequemment, ont 
etonne plus d'un auteur en differents pays et a differentes epoques. 
Entre autres, bien sur, des auteurs russes. S. Boulgakov ecrivit : 
« Les Juifs connaissent une solidarite organique qui, a ce degre, 
n'est propre a aucun autre peuple » ; « l'esprit national et la soli- 
darite des Juifs ne se laissent corrompre ni entamer par aucune 
force rivale ou antagoniste emanant d' autres pcuples 29 ». 

Cependant, les Juifs ne seraient pas des Juifs si leurs idees et 
arguments se reduisaient a une telle simplicite. Non, les considera- 
tions, ici, ont de nombreuses ramifications. 

Revenons a Amos Oz : « Que signifie etre juif en ce dernier tiers 
du xx e siecle dans notre civilisation sdcularisee ? » Si ce n'est pas 
« la synagogue... qu'est-ce done ? Et si ce n'est pas que la syna- 
gogue, qu'est-ce done alors' ? » - « Dans mon vocabulaire, le Juif 
est celui qui se sent juif ou qui est voue a l'etre. Le Juif est celui 
qui consent a etre juif. S'il y consent de facon declaree, il est juif 
par choix. S'il ne se l'avoue qu'a lui-meme, il est juif par contrainte 
ou sous la pression des circonstances. S'il ne se reconnait aucun 
lien avec le monde juif, ce n'est pas un Juif, meme si les regies 



27. Great Jewish speeches throughout history / coll.. ed. Steve Israel, Seth Forman. 
Northwale (New Jersey) ; London Jason Aronson Inc., 1994, p. 70. 

28. Amos Oz, Ponialie otetchestva [La notion de patrie] - « 22 », 1978, n° 1, p. 30. 

29. P. Serge Boulgakov, Racism i khristianstvo [Le racisme et le christian isme] 
- Khristianstvo i evreiskii vopros, Paris, YMCA Press, 1991, pp. 66, 93-94. 

30. Amos Oz, vremeni i o sebe [Sur 1'epoque et sur moi-meme] - (Continent, 1991, 
n° 1, pp. 29-30. 



TENTATIVE DE CLARIFICATION 15 

religieuses le definissent comme tel... Etre juif signifie participer au 
present juif... aux actes et aux ceuvres des Juifs en tant que Juifs ; 
et partager la responsabilite pour les injustices commises par les 
Juifs en tant que Juifs (la responsabilite - mais non la faute I) 31 . » 

Cette facon de voir me parait la plus juste : c'est l'esprit et la 
conscience qui determinent l'appartenance a un peuple. Telle est 
egalement ma conviction. 

I. M. Biekerman se refuse plus globalement a donner une defi- 
nition de la judaite : « Aucun peuple et d'autant moins un peuple 
civilise ne saurait etre reduit a une seule formule 32 . » 

N. Berdiaev est du meme avis : « En verite, aucune nation ne 
peut faire l'objet de definitions rationnelles... La vie d'une nation 
ne peut se definir de facon exhaustive ni par la race, ni par la 
langue, ni par la religion, ni par le territoire, ni par la souverainete 
de l'Etat, bien que toutes ces caracteristiques fasscnt plus ou moins 
partie de 1'essence de la vie nationale. Ceux qui definissent la 
nation comme 1' unite de destin historique ont sans doute davantage 
raison... Mais 1' unite de destin historique est precisement un 
mystere irrationnel... Le peuple juif ressent profondement cette 
unite mysterieuse du destin historique ". » C'est ce qui avait frappe 
egalement M. Guerschenson : « La continuite de l'histoire juive est 
etonnante. On dirait qu'une volonte personnelle realise ici un projet 
de longue haleine dont la finalitc nous echappe' 4 . » 

Mais cela reste quelque peu diffus. On est bien force de chercher 
une definition pratique, et elle se cherche : « Dans la diaspora oil 
les Juifs sont dissemines, mobiles, changeants..., il n'est qu'un 
moyen » : considerer comme juifs ceux « qui se considerent eux- 
memes comme juifs 35 ». - II nous semble plus juste de considerer 
comme juifs ceux-la seuls «qui non seulement etaient juifs par leurs 
origines, mais considered comme tels dans leur propre milieu 36 ». 



31. Idem - « 22 >., 1978, n° I, pp. 29-30. 

32. /. M. Biekerman, K samopoznaniou evrcia. p. 101. 

33. Nicolas Berdiaev, Filosofia neravenstva [La philosophic de l'in6galile], Paris. 
YMCA Press, 1970, p. 74. 

34. M. Guerschenson, Soudby cvreiskogo naroda [Les dcstinecs du peuple juifj 
-«22», 1981, n" 19, p. 106. 

35. Ed. Norden, Pereschityvaia evrecb [En complabilisanl les Juifs] - « 22 », 1991, 
n»79, p. 119. 

36. Jean-Paul Sartre, Reflexions sur la question juive - irad. russe in Neva, 1 99 1 , 
n"7, p. 151. 



16 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

- « Le Juif est celui que les autres considerent comme juif, cette 
simple verite doit servir de point de depart". » - Non, decidement, 
cette verite n'est pas si simple ! Les peuples « autochtones » avaient 
« une perception globale des Juifs bien souvent empreinte d'un 
sentiment d'extraneite. Quiconque est conscient de cette perception 
en conclut non sans amertume : « Le Juif n'est pas une nationality 
mais un role social. Le role d'un Etranger. De quelqu'un qui n'est 
pas comme les autres 18 . » 

Mais vivre au milieu d' autres peuples signifie aussi vivre en 
d'autres Etats. - « C'est en cela que consiste le probleme juif », 
soulignait Biekerman en caracteres gras \ « Comment pouvons- 
nous cesser d'etre des ctrangers dans les Etats oil nous habitons et 
allons continuer d'habiter dans l'avenir ? Non que la population 
environnante cesse de nous considerer comme des etrangers, mais 
pour que nous ne nous sentions plus tels nous-memes... Le 
"probleme juif interpelle non les autres, mais nous-memes 39 . » 

- Gregoire Landau : « Oui, nous dependons des peuples qui nous 
entourent », mais, « dans une certaine mesure, nous creons nous- 
memes notre destin, et, par nos actes et par notre situation, nous 
predeterminons l'attitude du milieu environnant a notre endroit... 
Tache incontournable pour nous autres : mieux nous connaitre, 
connaitre nos forces et nos faiblesses, nos erreurs et nos fautes, nos 
malheurs et nos tares. Tel est... notre devoir vis-a-vis de notre 
peuple et de son avenir 40 ». 

Leur contemporain Jabotinski, publiciste eminent et ven6re\ 
etait d'un avis diametralcment oppose : « Pour les gens de mon 
camp, le fond de l'affaire n'est absolument pas dans l'attitude 
qu'adoptent a l'egard des Juifs les autres peuples. Si on nous 
aimait, nous reverait, nous invitait aux embrassades, nous insiste- 
rions avec tout autant de fermete sur le "departage". » Le meme : 
« Nous sommes cc que nous sommes, suffisamment bien pour 



37. Jerry Miiller, Dialcktika tragedii : antisemitism i kommunism v tsentralnoi i 
vostotchnoi Evropy [Dialectique de la tragedie : l'antisemitisme et le communisme en 
Europe ceniralc ct oricntale] - « 22 », 1990, n° 73, p. 96. 

38. Alexandre Melikhov, Ispovcd evreia [Confession d'un Juif], Saint-Petersbourg, 
1994, p. 14. 

39. /. M. Biekerman, op. cit.. p. 64. 

40. G. A. Landau, Revoliutsionnye idei v evreiskoi obschcstvcnnosti [Les idees r6vo- 
lutionnaires dans la societe juive] - RiE, p. 103. 



TENTATIVE DE CLARIFICATION 17 

nous-memes, mais nous ne serons pas et ne voulons pas etre 
differents 41 . » 

D'apres le temoignage d'un memorialiste, Ben Gourion aurait 
fait un jour savoir au reste du monde que « 1' important est ce que 
font les Juifs, non ce que les goyim en disent 42 ». 

De ce sentiment, Berdiaev donnait l'explication suivante : « La 
perte par une nation de son Etat, de son independance et de sa 
souverainete est un immense malheur, une dure maladie qui trau- 
matise Tame de cette nation. Le fait que le peuple juif... s'est trouve 
totalement prive d'un Etat et a vecu en errant de par le monde a 
brise et mutile l'ame du peuple juif. Ce dernier a nourri des senti- 
ments malveillants a l'egard des autres peuples qui vivaient dans 
leurs Etats propres, et sa tendance a rinternationalisme n'est que 
le revers de son nationalisme pathologique 43 . » 

Ecoutons Vladimir Soloviev : « Le nationalisme, porte a une 
intensite extreme, entraine la perte du peuple qui y succombe en 
en faisant un ennemi de l'humanite, qui, elle, se nfvele toujours 
plus puissante qu'un peuple separ6. » II a dit cela en guise diver- 
tissement aux nationalistes russes, mais, quoiqu'au plus profond de 
son ame bien dispose" a l'egard des Juifs, il fait a cette occasion cet 
aveu : « Affirmer le caractere exceptionnel de sa mission, absolu- 
tiser sa specificite nationale, c'est le point de vue des Juifs depuis 
les temps les plus anciens 44 . » 

Et voici les reflexions d'un rabbin jerusalemite d'aujourd'hui. 
Pour lui, les Juifs se trouvent constamment sous Taction de deux 
forces determinantes ; la premiere « est notre etonnante capacite de 
changement, d'adaptation, de nous fondre parmi ceux au milieu 
desquels nous vivons... Notre aptitude... a nous impregner de la 
culture environnante... [Mais] cette adaptation est transformation 
interieure. L'apprentissage de la langue du peuple autochtone nous 
apporte une connaissance profonde de son etat d'esprit, de ses 



41. VI. Jabotinski, Na lojnom pouti [Sur une fausse route] - in feuillelons, Saint- 
Pdtersbourg, 1913, p. 249 ; Vmesto apologii [En guise d"apologie) -, ibidem, p. 205. 

42. A. Eterman, Istina s blizkogo rasstoiania (La vcrite - vue de pres| - « 22 », 1988, 
n° 61, p. 98 ; cf. 6galement A. Voronel - « 22 », 1978, n° 2, p. 193 ; V. Meniker - « 22 », 
1978, n° 3, p. 181. 

43. Berdiaev, op. cit., pp. 82-83. 

44. V! S. Soloviev, Natsionalnyi vopros i vselenskii 1883-1888 [Le probleme national 
et le probleme univcrsel], (Euvres completes en 10 vol., reproduction anastatique, t. 5, 
Bruxelles, 1966, pp. 13-16. 



18 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

attentes, de ses modes de vie et de pensee. Nous ne nous bornons 
pas a le singer, nous devenons partie integrante de ce peuple » - et 
d'ajouter non sans exageration : « Nous nous trouvons en mesure 
de comprendre ce peuple mieux qu'il ne le fait lui-meme. » D'ou 
« natt chez les autres habitants le sentiment que les Juifs non 
seulement prennent leur argent, mais subtilisent leur ame et 
deviennent ainsi leurs poetes, leurs dramaturges, leurs artistes 
nationaux, et, avec le temps, les porte-parole et le cerveau meme 
de leur peuple 45 ». 

Oui, en combinant remarquablement en eux-memes la fidelite a 
leur peuple et l'universalisme, les Juifs adoptent avec talent la 
culture des peuples qui les entourent. Mais, en depit de cette faculte 
d'adaptation eminente, quand les intellectuels juifs d'aujourd'hui 
s'identifient aussi bien avec la culture universelle qu'avec leur 
patrie spirituelle, il ne faut pas perdre de vuc qu'une telle capacite 
d'adaptation generate rencontre souvent les plus grandes difficultes 
a plonger au plus profond des traditions et jusqu'aux racines histo- 
riques de la vie populaire. Le talent hors de pair des Juifs est indu- 
bitable. Mais voici une reflexion importante (elle appartient a 
Norman Podgorets*, mais est transmise par M. Wartburg) : « Dans 
les cultures qui leur sont etrangeres, "les Juifs se juchent toujours 
sur les epaules" des peuples de souche, liberant par la leur intellect 
des soucis economiques, militaires, politiques et autres qui sont le 
lot commun de toute nation ordinaire et qui detournent une part 
importante de son genie collectif 46 . » 

Steinsalz poursuit sa reflexion sur les deux « forces determi- 
nantes ». La premiere fait des Juifs « des individus qui possedent 
une exceptionnelle capacite de survie dans les circonstances les 
plus diverses ». Cependant, 1'autre force ne cesse pas pour autant 
d'etre active : « Un appel imperieux retentit constamment dans 
notre ame », qui s'oppose a l'adaptation ; « nous possedons un 
noyau » inalterable, et voila pourquoi les Juifs ne se dissolvent 



45. Rabbi A. Steinsalz, Kto my : tragitcheskic aktcry ili samobytnaia natsia ? [Qui 
sommes-nous ? Des acteurs Iragiques ou une nation sui generis ?] - VM, 1986, n° 1, 
pp. 139, 140. 

46. M. Wartburg - « 22 », 1986, n u 47, p. 220. 

* Redactcur en chef durant de longues annfes de la revue amiSricaine juive Commen- 
tary. 



TENTATIVE DE CLARIFICATION 19 

jamais tout a fait dans les peuples environnants. Les Juifs sont un 
peuple « qu'on peut dechirer en morceaux, mais ces morceaux 
resteront vivants et repousseront ». Les Juifs sont « plus souples, 
plus malleables que quiconque ici-bas. Et, en meme temps, nous 
sommes plus fermes que l'acier ». « Ces traits caracteristiques sont 
si profondement ancres en nous que nous ne pouvons les rejeter 
d'emblee par un simple effort de notre volonte 47 . » 

« C'cst que la naissance elle-meme du peuple juif a eu lieu au 
desert du Sinai' en pleine errance. En son for, il se savait sans feu 
ni lieu... Cette absence d'attaches lui est innee » ; « toute l'histoire 
de la dispersion juive revele une etrange antinomie : plus le peuple 
juif se morcelle physiquement, plus il se soude interieurement 48 ». 

En fin de compte, les Juifs ont survecu non dans leur pays, mais 
dans la diaspora. C'est bien dans la dispersion qu'ils « ont cree une 
vie sociale, religieuse, culturelle specifique, que nous appelons la 
civilisation juive 49 ». - « De nombreuses societes ont peri et 
perissent quand elles perdent leur seul statut d'Etat », or « le monde 
juif en tant que systeme social a fourni un exemple eclatant d'une 
remarquable survie et d'une capacite a renaitre apres des catas- 
trophes devastatrices... Le monde juif a cree une base radicalement 
nouvelle pour la vie communautaire : ... une unite spirituelle 50 . » 

Oui, il en est indubitablement ainsi. 

Et voici une appreciation intuitive de 1' esprit communautaire 
juif. G. Sliosberg relate les impressions du fondateur de l'ecole 
philosophique de Marburg, le professeur German Kogan, sur les 
rencontres qu'il eut en 1914 avec les Juifs de Petersbourg : « Une 
telle reunion, empreinte d'un esprit juif authentique, n'aurait pu se 
tenir nulle part ailleurs au monde oil se trouvent des Juifs, si ce 
n'est en Russie, et plus precisement a Saint-Petersbourg. » II est 
vrai que, plus tard, dans la « Jerusalem lithuanienne », il lui fut 
egalement difficile de s'arracher a « 1' atmosphere si purement juive 
qu'il avait trouvee a Vilnius 51 ». 

Cette impression convainc par sa justesse, on peut la comprendre 
et la partager. Mais qu'en est-il exactement ? Un demi-siecle plus 



47. Rabbi A. Steinsalz, op. cil., pp. 141, 142. 

48. M. Guerschenson, op. cit., pp. 106, 107, 108. 

49. Sh. Ettinger - « 22 », 1987, n° 55, p. 208. 

50. Naum Vaiman. Krisis iseli [Crise de la finalite] - « 22 », 1979, n°7, p. 150. 

51. Sliosberg, l. 3, pp. 309-310. 



20 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

tard, Amos Oz ecrit : « II suffit d'un rapide coup d'oeil pour se 
convaincre que tous ces gens sont des Juifs. Ne me demandez pas 
ce qu'est un Juif. On s'apercoit d'emblee qu'on se trouve au milieu 
de Juifs... C'est un envoutement. Un defi, un grand miracle 52 . » 

Ce « defi », ce « miracle », M. Guerschenson les avait egalement 
ressentis, lui qui avait ecrit des les annees de la revolution russe : 
« Le peuple juif aura beau se disseminer completement de par le 
monde... l'esprit juif ne peut que s'en trouver renforce. » Et « qui 
est juif? celui en qui agit la volonte" nationale de la judai'te. 
Comment le reconnattre ? On ne peut le reconnaitre... Le royaume 
juif n'est pas de ce monde" ». 

Dostoi'evski avait lui aussi une vision mystique du probleme : 
« Les temps et echeances ne sont pas encore tous venus, malgre les 
quarante siecles ecoules, et le mot de la fin prononce par l'humanite 
sur ce grand peuple reste a venir 54 . » 

On ne saurait dire que tout ce que nous venons de passer en 
revue ait vraiment eclaire notre lanteme, mais, quelles que soient 
les definitions qui nous ont ete donnees, nous nous en tiendrons la. 

Une remarque s* impose aussitot : c'est sur le caractere national 
des Juifs, auxquels est consacre ce livre, qu'il est le plus malaise 
de porter des jugements d'ordre general. Apparemment, il n'est pas 
sur terre de nation plus differenciee, plus diverse dans ses carac- 
teres et ses types. Oui, il est rare qu'un peuple offre un spectre 
aussi riche de types et de caracteres, d'opinions, depuis les esprits 
les plus eclaires de l'humanite jusqu'aux affairistes les plus 
sinistres. De ce fait, quelque regie que nous attribuerons aux Juifs, 
quelque formulation sommaire que nous nous efforcerons de leur 
appliquer, on nous opposera sur-le-champ des exceptions aussi 
criantes que convaincantes. 



L'ide"e de 1' election divine du peuple juif est si universellement 
connue depuis l'Ancien Testament qu'elle n'a nul besoin d'etre 
exposee une nouvelle fois. De nombreux savants juifs orthodoxes, 



52. Amos Oz, article cite" - Kontinent. 1991, n°66, pp. 242-243. 

53. M. Guerschenson, op. cit., pp. 114-116. 

54. F. Dosto'ievski, Dnevnik pisatclia [Le Journal d'un ecrivain]. mars 1877, chap. 3. 



TENTATIVE DE CLARIFICATION 21 

de meme que de simples croyants sont aujourd'hui encore guides 
par cette idee. 

Sans un tel fondcmcnt rcligieux, serait-il possible d'interpreter 
1' incomparable fermete des Juifs dans la dispersion ? 

II est vrai que, la aussi, les opinions divergent. A en croire Perets 
Smolenskine, qui avait ete a la source du mouvement palestinophile 
en Russie, « ce n'est pas grace a la religion que le peuple juif a 
survccu - elle-meme n'est que le produit de cette tendance a 1' auto- 
conservation 55 ». Un savant israelien contemporain se demande 
comment comprendre cette election : « Qui a cre£ qui : la Tora 
a-t-elle cree les Juifs, ou les Juifs, la Tora ? » ; « la Tora a certes 
prdserve les Juifs. Mais un autre peuple ne I'aurait pas gardee, avec 
ses 613 preccptes et son rituel si complexe 56 ». 

Et voici ce qu'ecrivait A. V. Kartachev, theologien orthodoxe et 
historien de l'Eglise : « Les Juifs sont l'une des plus grandes 
nations au monde. Pour affirmer cela, aux yeux du theologien et de 
1' historien, suffit le fait que les Juifs ont donne au monde la Bible 
et les trois religions monotheistes. Une nation qui joue dans 1' eco- 
nomic, la politique, la culture mondiales un role immense, sans 
commune mesure avec son statut de minorite statistique, une nation 
qui a depasse toutes les autres par 1' affirmation de son existence 
nationale, en depit d'une dispersion millenaire... Non pas objet 
d'une compassion pour philanthropes, mais sujet a egalite dans la 
rivalite univcrselle des grandes nations 57 . » 

Berdiaev : « Le probleme juif... e'est 1'axe autour duquel se meut 
l'histoire religieuse. Mystcrieuse destinee historique des Juifs... 
Aucun peuple au monde n'aurait pu survivre a une si longue 
dispersion, mais il aurait surement perdu sa personnalite et se serait 
dissous au milieu d'autres peuples. Mais, selon les mysterieux 
desseins de Dieu, ce peuple doit subsister jusqu'a la fin des temps. 
L interpretation materialiste de l'histoire est celle qui est la moins 
capable d'expliquer le destin historique du peuple juif 58 . » 



55. EJ, (. 14. p. 405. 

56. E. Mendjeritski, I Tora i geny [Et la Torah et les genes] - « 22 », 1992, n°80, 
pp. 152, 164. 

57. Introduction reside manuscrite au livre de V. L. Bourtsev, Les Protocoles des sages 
de Sion - un faux mere, Paris, 1938. 

58. N. Berdiaev, Khristianstvo i antisemitism [Le chrislianisme et l'antislmitisme], 
Paris, 1938, pp. 4-5. 



22 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

« L' indissolubility des Juifs... est pour Boulgakov le signe que 
1' election de Dieu repose sur le monde juif, meme sur ceux qui 
n'ont pas accepte le Christ 59 . » Boulgakov, quant a lui, ecrivait 
qu'« aux dcstinees spirituelles d' Israel sont necessairement et 
mysterieusement liees les destinees du monde Chretien 60 ». 

Que Dieu ait choisi pour son incarnation humaine, ou a tout le 
moins pour sa predication initiale cette nation-la precisement, et 
que, de ce fait, elle soit une nation elue -, cela, un Chretien ne 
saurait le nier. « Crucifie-le, crucifie-le ! » cxprimait 1'acharnement 
habituel et inevitable de toute foule tenebreuse et fanatique a l'en- 
contre de son prophete de lumiere, mais nous ne pouvons oublier 
le fait que, pour une raison mysterieuse, le Christ est venu chez les 
Juifs, alors que, tout pres, se trouvaient les Grecs a Intelligence 
lumineuse et, un peu plus loin, les Romains tout-puissants. 

Ce mystere de P election religicusc, comment done ne pas le 
reconnaitre ? 

Mais, dans une de ses envolees, l'apotre Paul s'exclame : « Je 
voudrais moi-meme etre anatheme et separe du Christ, pour mes 
freres, mes parents selon la chair, qui sont Israelites » - cependant, 
« tous ceux qui descendent d'Israel ne sont pas Israel » ; « ce ne 
sont pas les enfants de la chair qui sont enfants de Dieu, mais les 
enfants de la Promesse » (Rom., 9 : 3, 4, 6, 8). 

La conscience de leur destin particulier, de leur election, a permis 
aux Juifs de survivre a une dispersion dtonnamment longue ; mais 
ce sentiment de leur election les a mis en conflit avec les peuples 
environnants. L'attente multiseculaire du Messie, et, avec lui, d'un 
triomphe universel a bicn sur nourri chez les Juifs un sentiment de 
fierte, mais aussi celui d'une extraneite par rapport aux autres 
peuples. « Sous ce rapport, le role determinant revenait au sen- 
timent d'une primaute spirituelle que ressentaient les Juifs, quels 
que fussent les pays ou ils residaient et les coutumes qu'il adop- 
taient 61 . » 

II eut ete tellement plus humble de considerer que tous les 



59. Nikila Struve, Introduction de Teditcur a l'ouvrage de S. Boulgakov, Khristianstvo 
i evreiskii vopros [Le christianisme et le probleme juif] (recueil d'articles), Paris, YMCA 
Press, 1991, p. 6. 

60. S. Boulgakov. Sion, ibidem, pp. 7-8. 

61. Pinhas Samorodnitski, Strannyi narodets (Un ctrange petit peuple] - « 22 », 1980, 
n° 15, p. 137. 



TENTATIVE DE CLARIFICATION 23 

peuples sont enfants de Dieu, et qu'apparemment tout pcuple est 
necessaire a quelque chose ! 

Un theologien et historien israelien d'envergure, specialiste de la 
mystique juive, Gersom Sholem, a ecrit en guise d'avertissement : 
les Juifs « ne peuvent se permettre de se seculariser » ; « si les Juifs 
tentaient de se trouver une explication a eux-memes a partir de 
l'Histoire seule, ils seraient amenes a une autoliquidation, a une 
faillite totale, car, dans cette eventualite, ils perdraient toute 
impulsion a exister en tant que nation 62 ». 

Mais, comme il arrive dans les processus geologiques quand une 
strate se trouve balayee pour etre remplacee par une autre, tout en 
gardant une grande similitude de forme par rapport a la precedente 
(pseudomorphose), de meme, aux epoques de secularisation, chez 
les Juifs eux-memes l'idee de l'election divine devait inevita- 
blement ceder la place a l'idee, combien plus simple, de l'unicit6 
de leur destin historique et humain. 

La non plus, il n'y a rien a redire. 

Le caractere unique du peuple juif est indubitable, tous s'en 
rendent compte. Mais il y a que les Juifs eux-memes le 
comprennent et le ressentent diversement. 

On va jusqu'a invoqucr « une defense psychologique par rapport 
a la terreur qu' inspire ce caractere unique 63 ». « Aucun autre peuple 
n'est passe par une telle ecole de souffrance..., aucun autre peuple 
n'a connu dans le malheur une telle tension de 1'ame, une telle 
terreur a l'idee d'une fin ineluctable 64 . » « Les Juifs ne constituent 
une exception qu'en un seul sens : ils ont etc elus par le monde 
pour etre objet de discrimination 65 . » « Une fraction [des Juifs]... 
voudraient bien se debarasser de leur caractere exceptionnel 66 . » 

Mais, dans la conscience juive globale, ce sentiment de leur 
exclusivite est per?u non comme un malheur, mais comme une 
fierte. « Etre juif est, comme toujours, plus un honneur qu'une 



62. S. Tsyroulnikov, Filosofia cvrciskoi anomalie [Philosophic de l'anomalie juive] 
-VM, 1984, n° 77, p. 144. 

63. A. Voronel, Ounikalnost Israilia [Le caractere unique d'Israel] - «22», 1981, 
n» 20, p. 123. 

64. P. Samorodnitski, article cite\ p. 145. 

65. Rut Visse, « Svet dlia narodov ? » [Lumiere des nations ?] - « 22 », 1991, n°77, 
p. 111. 

66. A. Voronel, Nakanoune XXI veka [A la veille du xxi e si6cle] - « 22 », n° 74, 
p. 141. 



24 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

malediction 67 . » « Les gens ne veulent pas renoncer a ce 
sentiment... d'etre a part, ne voudraient T'echanger" pour rien au 
monde... ; renoncer a sa particularite signifierait perdre quelque 
chose d' important et de serieux" 8 . » « Notre anomalie en tant 
qu'Etat, peuple, mouvement..., faut-il renoncer a la grandeur et aux 
souffrances liees a cette anomalie, ou, au contraire, connaissant son 
prix, chercher par tous les moyens a la renforcer ? » ; « nous avons 
affaire a une essence d'un genre tres particulier que non seulement 
aucune hache ne saurait abattre, mais que ne peut non plus 
expliquer aucune theorie philosophique ou historique 69 ». « Que 
nous le voulions ou non, nos succes et nos defaites, ainsi que nos 
fautes et nos merites, revetent un caractere et une signification 
universels... ; la luttc pour 1'avenir des Juifs est egalement une lutte 
pour tel ou tel aspect du monde en general 70 . » « Un particularisme 
qui n'a pas son pareil dans l'histoire du monde tient au fait que les 
Juifs ont reussi a concilier les principes national et universaliste, 
que ce peuple est "national au plus haut point et en meme temps 
cosmopolite" ; 1' unite antinomique de ces deux principes (affir- 
mation de soi et assimilation) constitue la loi supreme de la vie 
juive 71 . » « Notre conscience de soi a ete globalement cosmopolite 
et elitiste 72 . » 

A considerer 1'avenir qui s'annonce pour l'humanite, 1'union en 
soi du national et de l'universel serait sans doute la qualite la plus 
necessaire (et la plus feconde) pour les siecles nouveaux. On ne 
peut que la souhaiter a nous autres Russes, comme a tous les 
peuples. 

Mais le sentiment d'un destin unique peut aussi induire la 
conscience a adopter un comportement irreflechi. 

L' aspiration de tout peuple a un ideal supreme, sa volonte de 



67. Dan Segrd, Sionism do i posle natsionalnogo vozrojdenia [(Le sionisme avant et 
apres la renaissance nationale] - « 22 », 1978, n° 3, p. 142. 

68. Dan Levine, article cite". 

69. Israel Eldad, Evreiskai'a anomalia v trekh izmcreniakh [Les trois dimensions de 
I' anomalie juive] - VM, 1984, n°76. pp. 140, 147. 

70. A. Voronel, Nakanoune XXI bekc [A la veille du xxi e siecle] - « 22 », 1990, n° 74, 
pp. 146-147. 

71. S. Tsyroulnikov, Filosofia evreiskoi anomalii - VM, 1984, n" 77, pp. 149, 152, 
154-155. 

72. V.A. Koulcherski, Evreiskai'a paradigma [Le Paradigme juif] - « 22 », 1993, 
n°88, p. 136. 



TENTATIVE DE CLARIFICATION 25 

discerner un but superieur a sa propre existence physique ne 
sauraient etre blamees : pareil desir eleve ce peuple sur le plan de 
l'esprit. Pas necessairement un messianisme emanant directement 
de Dieu, plutot la recherche et le sentiment d'une mission particu- 
liere. Toutefois, qu'y deceler au juste ? 

Ce pourrait etre ce que pensent certains Israeliens (Nathan 
Chtcharanski) : l'clection « n'est acceptable que si Ton s'en tient a 
une responsabilite morale accrue 73 ». Ou, soixante ans avant lui : 
« L'irresponsabilite\.. ne peut servir de fondement a notre vie de 
Juifs, a la vie de ce petit peuple disperse a travers le monde... Que 
ce soit facile ou non, nous devons redoubler d' efforts pour nous 
comprendre nous-memes et comprendre les autres 74 . » 

En 1939, au seuil de la Seconde Guerre mondiale, la redaction du 
recueil juif (en yiddish) A la croisee des chemins posa a quelques 
intellectuels juifs d'Europe la question suivante : « Convient-il aux 
Juifs de prendre une part active a la vie publique commune, ne 
devraient-ils pas se limiter a la seule politique juive 75 ? » 

A cette question, 1'illustre 6crivain Stefan Zweig, Juif autrichien 
assimile et cosmopolite, repondit en substance : comme tous les 
autres, nous ne pouvons pas ne pas participer a la vie publique. La 
question doit done etre corrigee : « Devons-nous tendre a occuper 
un role dirigeant dans la vie politique et sociale ? » Desormais, 
nous ne pouvons plus en aucune facon rejeter « notre position inter- 
national, supranationale, envers les problemes qui concernent l'hu- 
manite entiere ». Toutefois, «je considere comme non moins 
dangereux... que les Juifs s'affirment comme leaders dans les 
mouvements politiques et sociaux... » Si les Juifs possedent 
l'egalite de droits avec les autres, leur responsabilite n'est pas 
egale, elle est « cent mille fois » superieurc. « Servir, je veux bien, 
mais que cela soit au second, au cinquieme, au dixieme rang, en 
tout cas que cela ne soit pas au premier ni a une place eminente ! 
[Le Juif] se doit de sacrifier son amour-propre au profit du peuple 
juif tout entier. » (Nous trouvons la une lecon instructive sur le lien 
moral qui lie chaque Juif aux destinees de son peuple.) « Notre plus 



73. A. Chtcharanski [Interview] - « 22 », 1986, n° 49, p. 1 12. 

74. /. M. Biekerman, article cite\ p. 13. 

75. VM, 1976. n" 11, p. 92. 



26 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

grand devoir reside dans 1'autolimitation, non seulement dans la vie 
politique, mais egalement dans tous les autres domaines... Le seul 
bien, la seule signification que Ton peut tirer de la tragique epreuve 
echue au peuple juif resident dans son education interieure... Les 
souffrances inoui'es qui ont echu au peuple juif trouveront un sens 
si et seulement si elles auront incite le Juif a accomplir des actes 
non pour la frime, mais pour leur portee reelle 76 . » 

Paroles d'or, paroles remarquables, d'une grande elevation, 
valables pour les Juifs comme pour les non-Juifs - pour tous les 
hommes. Se limiter est une panacee ! Mais qui donne du fil a 
retordre : 1'autolimitation est precisement ce qui est le plus difficile 
a tout un chacun. 

Max Brod, sioniste convaincu et, semblerait-il, contradicteur 
systematique de Zweig, a pourtant repondu pour sa part presque a 
l'identique : « II est tres dangereux, pour un Juif, de s'immiscer 
dans la vie politique des autres peuples... Une telle participation 
fera immanquablement que nous serons ecrases et lamines. » Le 
Juif « doit se limiter, se retenir... Se retenir, mais non pas se tenir 
de cote ! Se retenir signifie ne pas chercher la domination ou les 
recompenses en politique, mais agir en ayant conscience de sa 
responsabilite, a decouvert, de facon dcclaree et non pas cache dans 
les coulisses 77 ». 

Ce dernier ajout est lui aussi excellent. (Mais, derechef, disons- 
le honnetement : difficile pour tous, et non pas seulement pour les 
Juifs, de suivre ce conseil !) 

Et dans l'Etat d'Israel d'aujourd'hui, les Juifs qui reflechissent 
declarent sans ambages : « Notre intrusion dans les affaires d'autres 
peuples tournait au detriment et de ces peuples et du peuple juif 78 . » 
« Plusieurs fois au cours de l'Histoire contemporaine..., nous avons 
decouvert 1' injustice dans les fondements des societ.es existantes, 
mais notre irresponsabilite, en tant que minorite, a contribue" a creer 
des injustices nouvclles bien pires » ; nous nous etions faits « pour- 
voyeurs de conseils de pere en fils 79 ». 



76. Stefan Zweig, Ne vnechniaia michoura, no vnoutrennee vospilanie [Non pas un 
exterieur clinquant, mais une Education interieure] - VM. 1976, n" 11. pp. 193-195. 

77. Max Brod, Lioubov na rastoianie [Un amour a distance] - Ibidem, pp. 200-202. 

78. R. Nudelman lentretien avec L. Pliouchtch] - « 22 », 1978, n° 3, p. 192. 

79. A. Voronel, Iakov ostalsia odin [Jacob est reste seull - « 22 », 1985, n°40, p. 126. 



TENTATIVE DE CLARIFICATION 27 

Jetant aujourd'hui un regard severe sur les dccennies sovietiques, 
un auteur juif de la diaspora ecrit : « Assuremcnt, cette histoire [des 
Juifs] a ete, comme celle des autres peuples, celle non seulement 
de gens pieux, mais aussi de gens qui n'avaient aucune conscience, 
non seulement celle d'etres qui sans defense ctaient conduits a la 
mort, mais aussi celle de gens armes qui ont porte la mort. II y a, 
dans cette histoire, des pages que Ton ne peut ouvrir sans fremir. 
Et ce sont precisement ces pages qui ont ete sciemment et systema- 
tiquement occultees dans la conscience des Juifs 80 . » 

Ernest Renan conclut que le lot du peuple israelite a ete des 
1'origine de devenir le ferment du monde. Cette pensee est souvent 
reprise par nos contemporains soit pour etre appuyee, soit pour etre 
contredite : « Nous sommes devenus 1'element fermentatif des non- 
Juifs au milieu desquels nous avons vecu M . » - « On peut dire que 
1' election du peuple juif a precisement consiste a vivre continument 
dans la dispersion... Nous sommes le levain... notre tache est de 
faire lever la pate d'autrui 82 . » 

Nombre d'exemples historiques, mais aussi le sentiment 
spontane permettent de dire : voila qui est tres bicn vu. D'un terme 
plus moderne, nous dirions : un catalyseur. Dans une reaction- 
chimique, le catalyseur ne doit pas se trouver en grande quantite, 
mais il agit sur toute la masse de la matiere. 

Ajoutons a cela non seulement une indubitable agilite de 1' intelli- 
gence, « la confiance accordee par les Juifs a la raison, leur 
sentiment que par des efforts constructifs on peut resoudre tous les 
problemes 81 », mais aussi une sensibilite affinee aux differents flux 
du temps. A mon avis, dans toute l'histoire de l'humanite, il ne 
s'est pas trouve, a cet egard, peuple plus sensible que les Juifs. A 
peine une organisation etatique ou sociale laisse-t-elle echapper les 
premieres molecules de sa decomposition que les Juifs aussitot s'en 
detournent ; meme s'ils lui sont attaches, ils la repudient. Et sitot 
qu'apparait la premiere pousse d'un tronc destine a etre puissant, 
les Juifs le remarquent, le loucnt, prophetisent et organisent sa 



80. Sonya Margol'ma, Das Elide der Liigcn : Russland und die Juden im 
20 Jahrhundert, Berlin, Siedler Verlag, 1992, p. 151. 

81. /. Eldad-VM, 1984, n°76, p. 147. 

82. Nina Voronel [Table ronde] - « 22 », 1982, n° 24, p. 1 18. 

83. A. Voronel, Trepel ioudeiskikh zabot [Le frdmissement des soucis juifs], 2 6d., 
Moscou-Jerusalem, 1981, p. 63. 



28 DEUX S1ECLES ENSEMBLE 

defense. «Ce trait du temperament qui permet aux Juifs de se 
trouver toujours du cote des idees les plus avancees... est vraiment 
pour nous, Juifs, particulierement caracteristique 84 . » 



Cette revue de differentes opinions nous offre dans une certaine 
mesure un sentiment de portee generate qui va nous permettre 
d'aborder les pages suivantes. 



84. Ibidem. Agasferitcheskoe soznanie i sionism [La conscience agasfenque et le 
sionisme) - « 22 », 1992, n» 80, p. 204. 



Chapitre 13 

DANS LA REVOLUTION 
DE FEVRIER 



Les cent vingt-cinq ans d'histoire de la communaute des Juifs de 
Russie hors toute egalite de droits s'achevent avec la revolution 
de Fevrier. 

H n'est pas inutile de porter notre regard sur 1' atmosphere de ces 
journees de Fevrier : dans quel etat se trouvait la societe quand 
sonna l'heure de l'emancipation ? 

Dans la premiere semaine des evencments revolutionnaires de 
Saint-Petersbourg, il n'y eut pas de journaux. Puis ils parurent, tels 
des coups de clairon, sans s'interroger le moins du monde, sans 
chercher les voies qui permettraient de gouverner, mais en se hatant 
de denigrer a qui mieux mieux tout le passe. Avec une hardiesse 
jamais vue, le journal des KD*, Retch (La Parole), appelait 
« desormais a rebatir toute la vie russe depuis ses fondements ' ». 
Une vie millcnaire ! pourquoi y aller tout de go depuis ses fonde- 
ments ? « Sans pitie pour les mauvaises herbes, sans se laisser inti- 
mider a l'idee qu'il puisse y avoir parmi elles des plantes utiles, il 
faut sarcler proprement, et tant pis pour les inevitables victimes 2 . » 
(Sommes-nous en mars 1917 ou bien en mars 1937 ?) Le nouveau 
ministre des Affaires etrangeres, Milioukov, faisait des ronds de 
jambe : « Jusqu'a present, notre gouvernement nous couvrait de 



1. Retch, 1917.7 mars. p. 2. 

2. Birjevye vedomosti, 1917, 8 mars (ici et plus loin, il s'agit du tirage du matin), p. 5. 

* Parti des Constitutionnalistes ddmocrates (centre gauche), dits aussi Cadets. 



30 DEUX SlECLES ENSEMBLE 

hontc face a nos allies. La Russie etait un poids mort dans Taction 
commune des Allies 3 . » 

H est rare d'entendre en ces journees des propos senses sur ce 
qu'i] faudrait desormais faire en Russie. Lcs rues de Petrograd sont 
en plein chaos, des centaines de policiers sont sous les verrous, la 
ville rctcntit d'une fusillade desordonnee, incontrolee, mais tout est 
submerge par une vague de jubilation, meme si n'importe quel 
probleme concret suscite des divergences dans les pensees et les 
opinions, et une totale discordance dans les ecrits. Toute la presse et 
la societe ne s'entendent, semble-t-il, que sur un point : la necessite 
d'instaurer sur-le-champ l'egalite des droits pour les Juifs. Fedor 
Sologoub* ecrivit avec eloquence dans les Nouvelles boursieres : 
« Le premier pas le plus important de la liberte civile, sans lequel 
notre terre ne peut etre sainte, notre peuple ne peut etre juste, la 
geste de tout un peuple ne peut etre sacree, est la suppression de 
toute discrimination religieuse ou raciale. » 

L'egalite des droits pour les Juifs avanca a grands pas. Le 
l cr mars, vingt-quatre heures avant l'abdication du tsar, a quclques 
heures du famcux « Decret n° 1 » qui allait entrainer la dcbandade 
de l'armee, les commissaires de la Douma B. Maklakov et 
M. Adjemov, envoyes au ministerc de la Justice, firent promulguer 
la decision d'inscrire tous les auxiliaires juifs des avocats au 
barreau. 

« Des le 3 mars..., le president de la Douma, M. Rodzianko, et le 
ministre president du Gouvernement provisoire, le prince G. Lvov, 
signerent une declaration ou il etait dtt que l'un des objectifs les 
plus importants du nouveau pouvoir etait d'"abolir toute discrimi- 
nation sociale, confessionnelle et nationale" 4 . » Puis, le 4 mars, le 
ministre de la Guerre, Goutchkov, proposa que les Juifs recoivent le 
droit d'acceder au corps des officiers, et le ministre de l'lnstruction, 
Manouilov, que soit supprime le numerus clausus dans les univer- 
sites. Les deux propositions furent adoptees sans encombre. Le 
6 mars, le ministre du Commerce et de l'lndustrie, Konovalov, 
entreprit d'abroger « les discriminations nationales dans la legis- 
lation sur l'actionnariat », autrement dit l'interdiction d'achat de 



3. Ibidem, 10 mars, p. 6. 

4. PEJ, p. 377. 

* Poete el romancier de l'epoque symboliste (1863-1927). 



DANS LA REVOLUTION DE FEVRIER 31 

terres par des compagnies a la tete desquelles se trouvaient des 
Juifs. 

Ces mesures ne tarderent pas a entrer dans les faits. Le 8 mars, 
a Moscou, 1 10 avoues juifs etaient inscrits au barreau ; le 9 mars, 
il y en eut 124 a Petrograd 5 ; le 8 mars, 60 a Odessa 6 . Le 9 mars 
encore, le Conseil municipal de Kiev, par une disposition excep- 
tionnelle, sans attendre les prochaines elections, coopta en son sein 
5 membres juifs avec droit de vote 7 . 

Et voila que, « le 20 mars, le Gouvernement provisoire adopte 
la resolution preparce par le ministre de la Justice, A. Kerenski, 
avec la collaboration des membres du bureau delegues aupres des 
deputes juifs de la 4 e Douma... Par cet acte legislatif se trouvait 
abrogee « pour les citoyens russes toute discrimination dans les 
droits pour appartenance a une confession, une doctrine religieuse 
ou un groupe national ». C'etait, en fait, le premier acte legislatif 
important du Gouvernement provisoire. « A la demande du bureau 
[delegues aupres des deputed juifs], les Juifs ne furent pas 
mentionnes dans la resolution 8 . » 

Toutefois, « pour supprimer toutes les limitations concernant les 
Juifs dans l'ensemble de notre legislation, pour extirper... comple- 
tement l'inegalite des droits visant les Juifs », ainsi que le rappelle 
G. B. Sliosberg, « il fallait etablir une liste complete de toutes ces 
limitations... L' elaboration de la liste des mesures restrictives 
frappant les Juifs exigeait de 1' experience et une grande prudence » 
(a cette tache s'attelerent Sliosberg lui-meme et L. Bramson) 9 . U En- 
cyclopedic juive precise : dans l'Acte « figure le releve de tous les 
articles de lois russes qui ont perdu leur validite apres le vote de la 
resolution ; presque tous ces articles (cent cinquante) contenaient 
des dispositions restrictives antijuives. Devaient etre abolies toutes 
les interdictions qui tenaient a la « zone de residence* » ; « de ce 
fait, la liquidation de ladite zone, qui avait eu lieu concretement en 



5. Retch, 1917, p. 4 ; 10 mars, p. 5, etc. 

6. Nouvelles boursieres, 1917, 9 mars, p. 2. 

7. Ibidem, 10 mars. p. 2. 

8. PEJ, t. 7, p. 377. 

9. G. B. Sliosberg, Dela davno minouvchikh dnei : zapiski rousskogo evreia [Affaires 
du temps passe' : les carnets d'un Juif russe), en trois vol., Paris, 1933-34, t. 3, p. 360. 

* Cf. tome 1 du present ouvrage. Vaste zone dans les provinces occidentales ou les 
Juifs 6taient en principe confines. 



32 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

1915, recut une legitimation juridique l0 ». Les limitations etaient 
supprimees par pans entiers : deplacement, residence, etablissements 
scolaires, participation au gouvernement local, droits d'acquerir des 
biens dans toute la Russie, participation a des entreprises publiques, 
aux societes par actions, droit d' employer des domestiques, des 
commis et des ouvriers d'autres confessions, d'occuper des fonc- 
tions dans le service civil aussi bien que militaire, d'avoir des 
responsabilites dans le tutorat et les patronages. Compte tenu de ce 
qui s'etait passe lors de la rupture de l'accord avec les Etats-Unis, 
on etendit la levee des restrictions « aux citoyens etrangers des pays 
qui n'etaient pas en guerre avec la Russie », c'est-a-dire essentiel- 
lement aux Juifs americains qui se rendaient dans le pays. 

La publication de l'Acte suscita un grand nombre de declarations 
enflammees. N. Friedman, depute a la Douma d'Etat : « Ces trente- 
cinq dernieres annees, les Juifs de Russie ont subi des persecutions 
et des humiliations que n'avaient jamais ouies ni connues notre 
peuple si souffrant... Tout... avait ete sacrifi6 sur l'autel de l'anti- 
semitisme d'Etat". » L'avocat O. O. Grousenberg : « Si l'Etat russe 
avait ete avant la Revolution une prison monstrueuse par ses dimen- 
sions..., la cellule la plus puante, la plus cruelle, le pire cachot nous 
avait ete reserve a nous, peuple juif de six millions d'ames... Et le 
terme usurier de "taux d'interet", l'enfant juif l'apprenait pour la 
premiere fois... de l'ecole officielle... Comme des for9ats sur la 
route, tous les Juifs etaient enchaines ensemble par les communs 
maillons de Pisolement et du mepris... Des gouttes de sang de nos 
peres et meres, des gouttes de sang de nos freres et sceurs se sont 
deposees dans nos ames, allumant et attisant en elles la flamme 
inextinguible de la Revolution 12 . » 

L' Spouse de Maxime Vinaver, Rosa Georguievna, raconte dans 
ses Souvenirs : « Cet evenement coi'ncida avec la Paque juive. On 
aurait dit un second exode d'Egypte. Quel long chemin de 
souffrances et de luttes avait ete parcouru, et comme rapidement 
tout s'etait accompli ! Un grand meeting juif fut reuni, au cours 
duquel Milioukov declara : "Enfin, elle est effacee, la tache 
honteuse qui defigurait la Russie ! Desormais, celle-ci pourra 



10. PEJ, t. 7, p. 377. 

11. Retch, 1917, 25 mars, p. 6. 

12. Ibidem. 



DANS LA REVOLUTION DE FEVRIER 33 

rejoindre hardiment les rangs des nations civilis6es !" » Vinaver, 
lui, « proposa a l'assemblee d'edifier a Petrograd, a la memoire de 
cet evenement, une grande maison populairc juive qu'on appellerait 
la Maison de la Liberte l3 ». 

Trois membres juifs de la Douma d'Etat, M. Bomach, J. Goure- 
vitch et N. Friedman, rendirent publique leur adresse « Au peuple 
juif » : desormais, « nos defaites sur le front constitueraient un irre- 
parable malheur pour la Russie libre mais encore fragile... Les 
libres combattants juifs... puiseront de nouvelles forces pour une 
lutte opiniatre et vont poursuivre leurs exploits guerriers avec une 
6nergie decuplee ». En vertu d'un plan qui allait de soi : « Le 
peuple juif va s'atteler sur-le-champ a l'organisation de ses propres 
forces. Les formes de notre vie communautaire, depuis longtemps 
desuetes, doivent etre renov^es... sur des fondements libres et 
democratiques l4 . » 

Ecrivain et journaliste, David Ai'zman lanca a l'occasion de 
l'Acte d'emancipation l'appel suivant : « Notre pays natal ! Notre 
patrie ! lis sont eux aussi dans le malheur. Avec tout notre cceur..., 
prenons la defense de notre terre... Depuis les temps anciens ou 
nous nous levames pour la defense du Temple, il n'y pas eu 
d' occasion plus sacree ! » 

Mais Sliosberg se souvient : « Le bonheur d'avoir vecu jusqu'a 
l'annonce de F emancipation des Juifs en Russie, delivres de cette 
situation de non-droit contre laquelle j'avais lutte dans toute la 
mesure de mes forces pendant trente annees, ne m'a pas empli 
d'unc joie qui eut ete naturelle » - car la debandade a commence 
presque aussitot 15 . 

Soixante-dix ans plus tard, un auteur juif s'interroge : « L'Acte, 
formellement legal, a-t-il change la situation reelle dans le pays 
alors que toutes les normes juridiques perdaient a toute allure leur 
validite 16 ? » 

Nous lui retorquerons : on ne peut ainsi, d'aussi loin, minimiser 
les acquis. A cette epoque, FActe avait nettement change et 
arneliore sur une large echelle la situation des Juifs. Mais que 



13. R. G. Vinaver, Vospominaniia (New York, 1944), manuscrit deposd a l'lnstitut 
Hoover, Stanford, Californie, p. 92. 

14. Rousskaia volia, 1917, 29 mars, p. 5. 

1 5. Sliosberg, t. 3, p. 360. 

1 6. B. Orlov, Rossia bez evreev [La Russie sans les Juifs] - « 22 », 1988, n° 60, p. 157. 



34 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

P ensemble du pays, avec tous les peuples qui le composent, aille 
se ruer dans l'abime, c'est le souffle general de 1'Histoire qui en 
est cause. 

Le changement le plus rapide et le plus net s'opera dans les 
tribunaux. Si, auparavant, la commission Batiouchine, chargee des 
affaires de concussion, avait instruit une action judiciaire a l'en- 
contre de D. Rubinstein, escroc avere\ maintenant c'etait tout le 
contraire : 1' affaire Rubinstein etait abandonnee, et le voila, au 
palais d'Hiver, l'hote de la Commission extraordinaire (la Tcheka) 
a laquelle il demande avec succes d'entamer une action contre 
ladite commission Batiouchine ! De fait, en mars, on arrete le 
general Batiouchine, le colonel Rezanov et divers autres juges 
d'instruction ; en avril, ils sont inculpes : il appert qu'ils avaient 
precede a d'importantes extorsions de pots-de-vin aupres de 
banquiers et de sucriers. On ote les scelles apposes par Batiouchine 
sur les coffres-forts des banques Volga-Kama, Siberienne, de 
Junker, et toutes les actions deposees leur sont rendues. (Les 
affaires Simanovitch et Manus s'arrangent moins bien. Simanovitch 
a ete arrete en tant que secretaire de Raspoutine, il propose a ses 
convoyeurs 15 000 roubles a condition qu'ils lui permettent 
d*etablir une communication telephonique, « mais ceux-ci refusent 
bien sur d'acceder a sa requete l7 ». Quant a Manus, soupconne 
d' avoir conclu des marches avec Kolychko, un agent allemand, il 
est amene a tirer a travers la porte sur les agents du contre- 
espionnage. - D'abord arrete, il reussira a s'eclipser a l'etranger.) 

L'atmosphere qui regnait au sein de la Commission extraordi- 
naire du Gouvernemcnt provisoire apparait nettement a la lecture 
des comptcs rendus des interrogatoires datant des dcrniers jours de 
mars. On demande a Protopopov dans quelles conditions il a ete 
nomme ministre de PInterieur; en reponse, il rappelle la lettre 
circulaire par laquelle « il a considerablement etendu le droit de 
residence pour les Juifs » a Moscou. Quels etaient plus genera- 
lement ses principaux objectifs ? « Premierement, le ravitail- 
lement ; aussitot apres, le mouvement progressiste, la question 
juive... » Le directeur du departcmcnt de la Police, A. T. Vassiliev, 
ne manqua pas de preciser qu'il avait contribue a la defense des 
sucriers (juifs) : ainsi « Grousenberg m'a telephone un matin a mon 



17. Retch, 1917. 17 mars, p. 5. 



DANS LA REVOLUTION DE FEVRIER 35 

domicile et m'a remercie pour mon intervention en sa faveur 18 ». 
Ceux que Ton interrogeait cherchaient de la sorte a attenuer leurs 
condamnations. 

Ces semaines de mars furent marquees par les mesures ener- 
giques prises contre les antisemites declares ou reputes tels. Le 
premier a etre arrete, le 27 fevrier, fut le ministre de la Justice, 
Tcheglovitov, accuse d' avoir personnellement donne des instruc- 
tions pour que 1' affaire Beyliss* fut menee de facon partiale. Les 
jours suivants, on proceda a l'arrestation du procureur Vipper et 
du senateur Tchaplinski, charges de l'accusation dans ce proces. 
(Cependant, on n'avanca contre eux aucune charge precise, et en 
mai 1917 Vipper fut simplement demis de ses fonctions de 
procureur general pres la chambre criminelle de cassation du 
Senat ; la repression l'attendait plus tard, sous les bolcheviks). 
Le juge d' instruction Machkevitch fut somme de donner sa 
demission pour avoir admis a 1'epoque, en sus de l'expertise qui 
niait l'existence de meurtres rituels, une autre qui les admettait. 
Tous les documents conccrnant 1' affaire Beyliss furent requis par 
le ministre de la Justice, Kerenski, au tribunal regional de Kiev 19 
en vue d'une revision retentissante du proces, laquelle ne put nean- 
moins avoir lieu en raison des evencments tumultueux de 1917. On 
arreta egalement le docteur Doubrovine, president de l'Union du 
peuple russe**, et ses archives furent confisquees. De meme furent 
arretes les editeurs de journaux d'extreme droite Glinka-Iantchevski 
et Polouboiarinov ; et les librairies de l'Union monarchique furent 
tout bonnement incendiees. Pendant deux semaines, on chercha 
a mettre la main sur N. Markov*** et Zamyslovski**** 
- Zamyslovski pour avoir activement participe au proces de 
Beyliss, Markov sans doute pour ses discours de depute a la 



18. Padenie Tsarskogo rejima [La chute du regime Isariste], comptes rendus steno- 
graphiques des interrogatoires et des t^moignages delivres en 1917 a la Commission 
destruction extraordinaire du Gouverncment provisoire, Leningrad, 1924, t. 1, pp. 119- 
121,429. 

19. La Liberie" russe, 1917, 21 avril, p. 4. 

* Voir tome 1, p. 489 sq. 

** Organisation d'extreme droite. 

*** 1876-1943, depute aux 3' et 4 C Doumas, leader de l'extreme-droite, un des chefs 
de l'Union du Peuple russe. Emigre apres la revolution. (Dit « Markov II » a la Douma 
oil les homonymes etaient numerates par anciennete d'age). 

**** 1872-? - depute d'extreme droite aux 3 e et ¥ Doumas. 



36 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

Douma - mais ils reussirent a se cacher. Au cours de ces journees- 
la, on ficha la paix a Pourichkevitch * a cause de ses discours revo- 
lutionnaires a la Douma en novembre et de sa participation au 
meurtre de Raspoutine. Une lache rumeur ayant en revanche 
pr6tendu que Stolypine** avait pris part a 1'assassinat de Iollos, a 
Krementchoug on dcbaptisa precisement la rue Stolypine pour lui 
donner le nom de Iollos. 

Partout en Russie on arretait des gens desormais par centaines 
parce qu'ils avaient occupe des postes de responsabilite ou pour 
leur etat d' esprit. 

II faut souligner que la proclamation de 1'egalite des droits pour 
les Juifs ne suscita aucun pogrom. II faut le souligner non seu- 
lement par comparaison avec l'annee 1905, mais aussi parce que, 
pendant tous les mois de mars et d'avril, differents journaux ne 
cesserent d'annoncer, panni les nouvelles importantes, que se 
preparaient des pogroms antijuifs, qu'ils auraient meme commence 
ca ou la, voire qu'ils avaient deja eu lieu. 

Le 5 mars, des bruits coururent selon lesquels, dans la province 
de Kiev ou dans celle de Poltava, un pogrom menacait, et qu'a 
Petrograd on aurait placarde un tract manuscrit antijuif. En reponse, 
le Comite executif du Soviet des deputes ouvriers et soldats (IK 
SRSD) crea une commission speciale « pour etablir des liaisons 
locales dans diverses autres villes : ... Raphes, Aleksandrovitch, 
Soukhanov ». Leur objectif : « envoyer des commissaires en dif- 
ferentes villes, en particulier dans les districts ou les Cent- 
noirs***, serviteurs de l'Ancien Regime, tentent de semer la 
discorde ethnique :o ». Les Nouvelles du SRSD publicrent un article 
intitule « Incitations aux pogroms » : « Ce serait une erreur enorme, 
voire un crime que de fenner les yeux sur les nouvelles tentatives 
de la dynastic dechue, c'est elle qui manigance tout... Dans les 
regions de Kiev et de Poltava, on menc au milieu d'une population 



20. Izvestia, 1917. 6 mars, p. 4. 

* 1870-1920, un des fondateurs de I'Union du Peuple russe, puis de l'Union de Saint- 
Michel Archange. leader de l'extreme droile dans les 3 C et 4 C Doumas. Coassassisn de 
Raspoutine. 

** Homme politique de premier plan, gouverneur de la province de Saratov, puis 
Premier ministre. Assassine" par un riSvolutionnairc juif en 1911. Voir La Roue rouge, 
premier nceud, Aoiti quatone. 

*** Groupement d"extreme droite. 



DANS LA REVOLUTION DE FEVRIER 37 

arrieree, peu developpee, une agitation dirigee contre les Juifs... 
On impute aux Juifs les defaites de notre armee, le mouvement 
revolutionnaire en Russie, la chute de l'absolutisme... Le vieux stra- 
tagems... est d'autant plus dangereux qu'on l'utilise precisement 
aujourd'hui... II est indispensable de prendre sur-le-champ des 
mesures radicales contre ceux qui incitent aux pogroms 21 . » A la 
suite de quoi le commandant de la circonscription militaire de Kiev, 
general Khodorovitch, donna ordre a 1' ensemble des unites mili- 
taires de prendre toutes mesures pour prevenir d'eventuels 
desordres antisemites. 

Ensuite, longtemps encore, jusqu'en avril, dans differents jour- 
naux parurent a deux ou trois jours d'intervalle de nouvelles 
rumeurs sur la preparation de pogroms antijuifs 32 , ou du moins sur 
le transport par voie de fer d'importantes quantites de « proclama- 
tions appelant aux pogroms ». Plus insistantes encore ctaient les 
rumeurs concernant un eventuel pogrom a Kichinev pour la fin 
mars, juste entre les Paques juive et orthodoxe, par analogie avec 
1903*. 

II y eut aussi de nombreuses autres nouvelles alarmantes (on 
allait jusqu'a dire qu'a Mohilev, pres du Quartier general du tsar, 
ce sont les policiers eux-memes qui fomentaient un pogrom), mais 
aucune ne recut confirmation. 

II suffit de se familiariser tant soit peu avec les £v6nements de 
ces mois, de s'impregner de l'« atmosphere de Fevrier » - deroute 
totale de la droite, jubilation a gauche, les gens simples abasourdis 
et desorientes - pour affirmer avec assurance qu'a cette epoque les 
pogroms antijuifs etaient tout ce qu'il y avait de plus invraisem- 
blable. Mais comment un simple habitant juif de Kiev ou d' Odessa 
aurait-il pu oublier les journees terribles qu'il avait vecues douze 
ans auparavant ? On peut comprendre que sa douloureuse vigilance 
se soit de"fiee par avance de tout ce qui remuait dans cette 
direction-la. 

Mais les journaux bien informes - c'est autre chose ! Les 
craintes, le branle-bas de combat exprimes par ces journaux, par 



2 1 . Ibidem, p. 2. 

22. Par exemple : Les Nouvelles boursieres, 1917, 8 et 12 avril ; La Liberty russe, 
1917. 9 avril ; Izvestia. 1917. 15 et 28 avril, entre autres. 

* Cf. tome 1, p. 355 sq. 



38 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

les dirigeants eclaires du camp liberal et par les semi-intellectuels 
du camp socialiste, on ne peut les comprendre que comme une 
provocation politique. Une provocation qui, fort heureusement, n'a 
pas marche. 

Le seul episode concret eut lieu au marche de Bessarabic, a Kiev, 
le 28 avril : une fillette deroba un morceau de ruban dans une 
boutique juive ; le commis la rattrapa et la rossa. La foule se 
precipita pour regler son compte au commis et a la proprietaire, 
mais la milice s'interposa. 

Dans le district de Rogatchev, en rcponse a la cherte de la vie, 
toutes les boutiques furent saccagees, or nombre d'entre elles 
etaient tenues par des Juifs. 

S'il y eut des regions ou les gens accepterent mal la liberte 
accordee aux Juifs, ce furent notre Finlande, avec sa reputation 
legendaire de pays revolutionnaire, et notre puissante alliee, la 
Roumanie. 

En Finlande (comme nous l'avons deja vu, chap. 10, chez Jabo- 
tinski*), par le passe, les Juifs etaient interdits de sejour, et depuis 
1858 cette interdiction n'avait ete levee que pour « les descendants 
des soldats juifs qui avaient servi ici », c'est-a-dire en Finlande, lors 
de la campagne de Crimee. « Le regime des passeports de 1862... a 
confirme 1' interdiction faite aux Juifs d'entrer en Finlande », 
« n'etait autorise qu'un sejour temporaire a la discretion du 
gouverncur » ; les Juifs ne pouvaient devenir citoyens finlandais ; 
pour contracter mariage, ils devaient se rendre en Russie ; leur droit 
de temoigncr devant les tribunaux finlandais etait limite. Plusieurs 
tentatives visant a attenuer ces mesures ou a instaurer 1'egalite des 
droits n'avaient pas abouti 2 '. Et maintenant que 1'egalite des droits 
avait ete promulguee pour les Juifs en Russie, la Finlande, qui 
n'avait pas encore proclame son independance totale, ne proposait 
toujours pas a son parlement de projet de loi instituant cette meme 
egalite. Pire : elle expulsait les Juifs qui avaient penetre sans autori- 
sation sur son territoire, et non pas sous 24 heures, mais dans 
l'hcure, a bord du premier train en partance. (Tel fut l'episode du 
16 mars qui suscita un enorme tolle dans la presse russe.) Mais 



23. EJ, t. 15. pp. 281-284. 
* C/iome l.p.477. 



DANS LA REVOLUTION DE FEVRIER 39 

on avait pris 1'habitudc dc loucr la Finlande pour son aide aux 
revolutionnaires, et les cercles revolutionnaires et liberaux hesi- 
terent a reagir. Seul le Bund, dans un telegramme envoye" aux socia- 
listes finlandais, reprocha qu'on n'eut pas encore aboli des 
reglementations « heritees en Finlande du Moyen Age » : le Bund, 
« parti des proletaires de Russie, exprime sa ferme conviction que 
vous effacerez cette tache honteuse de la Finlande libre 24 ». Mais 
cette conviction du Bund se revela fallacieuse. 

La presse de l'apres-Fevrier reagit avec Amotion aux persecu- 
tions des Juifs en Roumanie, allant jusqu'a ecrire qu'a Iassi on avait 
interdit dans les reunions publiques d'utiliser le yiddish. Le 
Congres des etudiants sionistes de toute la Russie, le « Guehover », 
decida « de protester energiquement contre l'inegalite civique des 
Juifs en Finlande et dans la Roumanie alliee, fait outrageant pour 
les Juifs du monde entier et humiliant pour la democratic univer- 
selle 25 ». En raison de ses cuisantes defaites militaires, la Roumanie 
ne se trouvait pas en position de force. Le Premier ministre, 
Bratianu, se disculpa a Petrograd, en avril, arguant que « la majorite 
des Juifs de Roumanie s'etaient transplanted » de Russie, ce qui 
avait incite le gouvernement roumain a restreindre leurs droits 
civiques, mais il promit d'instaurer l'egalite des droits 26 . En mai, 
pourtant, nous lisons dans les journaux qu'« en fait, rien ne se fait 
dans cette direction 27 ». (En mai, Rakovski, un communiste local, 
declare : « La situation des Juifs en Roumanie est... intolerable » ; 
on leur impute la defaite du pays, la collaboration avec les Alle- 
mands dans la partie occupee de la Roumanie. « Si les autoritds 
roumaines ne tenaient pas compte de [l'opinion des Allies], on 
pourrait craindre pour la vie des Juifs 28 . ») 

A l'echelle mondiale, parmi les Allies, la revolution de Fevrier 
fut accueillie avec une profonde satisfaction, chez beaucoup meme 
avec enthousiasme, mais cette reaction etait de surcroit sous-tendue 
par un calcul a courte vue : la Russie serait desormais invincible. 
En Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, on releve des meetings 
de masse r6unis pour soutenir la revolution et les droits des 



24. Izvestia, 1917, 10 mai, p. 2. 

25. La Liberty russe, 1917, 15 avril, p. 4. 

26. Les Nouvelles boursieres, 1917, 23 avril, p. 3. 

27. Ibidem, 19 mai, p. I. 

28. Den [le Jour], 1917, 10 mai. 



40 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

Juifs russes. (Je mentionne quelques-unes de ces reactions, dans 
Mars dix-sept*, aux chapitres 510 et 621.) Dcs Etats-Unis, on 
s'empressa de proposer l'envoi en Russie d'une copie de la statue 
de la Liberte. (Mais les affaires russes ayant suivi un cours 
tortueux, il n'en fut plus question). Le 9 mars, en Angleterre, le 
ministre des Affaires etrangeres fut interroge aux Communes sur 
la situation des Juifs en Russie : a-t-il l'intention de consulter le 
gouvcrncment russe a propos des garanties qui seraient accordees 
aux Juifs russes pour l'avcnir et des compensations qu'ils pour- 
raient recevoir pour le passe ? La reponse exprimait 1'entiere 
confiance que le gouvernement anglais nourrissait a l'egard de son 
homologue russe 2 ''. Le president de l'AUiance israelite universelle 
envoya de Paris ses felicitations au Premier ministre, le prince 
Lvov, lequel lui repondit : « Desormais, la libre Russie saura res- 
pecter les croyances et coutumes de tous ses peuples, a jamais unis 
dans la religion de l'amour de la patrie ». Les Nouvelles boursieres. 
Retch, de nombreux journaux encore firent etat de la sympathie 
exprimee par Jacob Schiff, « dirigeant bien connu des milieux nord- 
americains hostiles a la Russie » : « J'ai toujours ete l'ennemi de 
l'autocratie russe, qui persecutait sans merci mes coreligionnaires. 
Permettez-moi maintenant de saluer... le peuple russe par cette 
remarquable action qu'il a si merveilleusement accomplie 30 . » Et 
d'inviter « la nouvelle Russie a souscrire de vastes operations de 
credit en Amerique" ». Et, de fait, « il enlreprit alors de soutenir 
lc gouvcrncment Kcrcnski par une substantiellc ligne de credit 32 ». 
Plus tard, dans la presse russe des emigres de droite, parurent des 
etudes tentant de prouver que Schiff avait en fait activement finance 
la revolution elle-mcme. On ne saurait exclure que Schiff ait 
partage les espoirs a courte vue des milieux occidentaux qui pen- 
saient que la revolution liberate russe installerait la Russie dans la 
guerre. Au demeurant, les demarches de Schiff, publiques et bien 
connues, invariablement hostiles a l'autocratie russe, avaient plus 
de poids qu'une £ventuelle aide occulte a la revolution. 



29. Les Nouvelles boursieres. 1917, 11 mars, p. 2. 

30. Ibidem, 10 mars, p. 6. 

31. Retch, 1917, 10 mars, p. 3. 

32. Encyclopedia Judaica, Jerusalem, Ketcr Publishing House, 1971, vol. 14, p. 961. 

* Edition franchise : La Roue rouge, troisieme nceud, Mars dix-sept, tome 3 pour le 
chap. 510" et tome 4 pour le chap. 621". 



DANS LA REVOLUTION DE FEVRIER 41 

La revolution de Fevrier elle-meme avait en connaissance de 
cause et a plusieurs reprises appele a l'aide des Juifs en tant que 
nation entierement asservie. Les temoignages sont quasi unanimes 
pour dire que partout en Russie les Juifs accueillirent la revolution 
avec enthousiasme. 

Quelques temoignages vont neanmoins dans un sens contraire, 
comme celui du socialiste Gregoire Aronson qui fonda et dirigea 
le Soviet des deputes ouvriers de Vitebsk (auquel adherera plus tard 
le futur historien E. Tarle). Le jour ou la nouvelle de la revolution 
parvint a Vitebsk se tenait a la Douma municipale une reunion du 
Comite de securite nouvellcment cree ; de la, Aronson fut invite a 
se rendre a la reunion des representants de la communaute juive (il 
va de soi qu'il ne s'agissait pas de representants ordinaires, mais 
de ceux qui faisaient autorite). « Apparemment, ils voulaient s'en- 
tendre avec moi, en tant que representant des temps a venir, pour 
savoir ce qu'il convenait de faire, comment agir... Mais je me suis 
senti etranger a ces gens, a leurs centres d'interet, a l'atmosphere 
tendue, dirais-je, qui regnait dans cette reunion... J'avais V im- 
pression que cette communaute" dans sa majority appartenait a 
1'ancien monde, a un monde qui s'enfoncait dans le pass6 3 \ » 
« Nous n'avons pas reussi a dissiper le froid reciproque, venu d'on 
ne sait ou, qui s'etait installe entre nous. Les visages de ces gens 
avec lesquels j'avais des liens de travail et des relations person- 
nelles n'cxprimaicnt aucun transport, aucune foi. Par moments, il 
me scmblait meme que ces militants desinteresses se sentaient en 
quelque sorte appartenir a 1'Ancien Regime 34 . » 

Voila un t6moignage depourvu d'ambigui'te. Perplexite, 
prudence, indecision dominaient dans les milieux juifs conserva- 
teurs, et pas seulement a Vitebsk. Les Juifs raisonnables de 1'ancien 
temps, nantis d'une experience multiseculaire faite de lourdes 
epreuves, etaient apparemment abasourdis par la chute brutale de 
la monarchic, et nourrissaient de sombres pressentiments. 

Mais, dans l'esprit de tout le xx e siecle, la masse dynamique de 



33. G. J. Aronson, interview il Radio-Liberte - Vospominania o rousskoi revolioutsii 
1917 goda [Souvenirs sur la resolution russe de 1917], Int. n°66, Munich, 1966, 
pp. 13-14. 

34. C.J. Aronson, Revolioutsionnaia iounost : Vospominania, 1903-1917 [Ma 
jeunesse revolution naire : souvenirs], Interuniversity project on the history of the 
menshevik movement, paper n"6. New York, august 1961. p. 133. 



42 DEUX S1ECLES ENSEMBLE 

tout peuple, y compris done du peuple juif, deja secularised, n'etait 
plus liee par les traditions et aspirait irresistiblement a edifier « un 
nouveau monde de bonheur ». 

L' Encyclopedic juive note « une nette recrudescence de l'activite 
politique des Juifs, que Ton remarque meme sur l'arriere-plan de 
la tumultueuse ardeur sociale qui s'est emparee de la Russie apres 
fevrier 1917 ,5 ». 

Moi-meme qui, pendant de nombreuses annees, ai travaille sur 
la presse de Fevrier et les souvenirs des contemporains, j'ai inevita- 
blement remarque « cette nette recrudescence », ce souffle puissant. 
Dans ces documents qui emanent des temoins et acteurs des evene- 
ments les plus divers, les noms juifs sont tres nombreux, le theme 
juif se fait plus insistant et eloquent. D'apres les souvenirs de 
Rodzianko*, du gouverneur Balk**, du general Globatchev et 
de nombreux autres auteurs, des les premiers jours de la revolution, 
derriere les murs du palais de Tauride, on etait frappe par le nombre 
des Juifs parmi les membres de la Commandanture et des commis- 
sions d'interrogatoire, parmi les vendeurs de brochures. Favorable 
aux Juifs, V. D. Nabokovep*** ecrivit neanmoins : le 2 mars, a 
l'entree du jardin de Tauride, devant le batiment de la Douma, « il 
y avait une cohue invraisemblable, on entendait des cris ; pres des 
portes d'entree, des jeunes gens de type juif procedaient a l'interro- 
gatoire des passants % ». Balk 6crit que la foule qui s'attaqua a 
l'hotel Astoria dans la nuit du 28 au 29 fevrier etait composee « de 
soldats..., de matelots et de Juifs armes" ». Je concede qu'il y a 
pcut-etre la 1' irritation a posteriori propre aux emigres : soi-disant, 
« ce sont les Juifs qui ont tout manigance ». Mais un observateur 
impartial, le pasteur methodiste Simons, un Americain qui avait 



35. PEJ, t. 7, p. 378. 

36. V. Nabokov, Vremennoe pravitelstvo [Le Gouvcmemcnt provisoire] - ARR, t. 1 , 
1922. p. 15. 

37. A. Balk, Poslednic dni isarskogo Petrograda (23-28 fevrier 1917). Dnevnik 
poslednego Petrogradskogo gradonatchalnika [Les derniers jours de la Petrograd Isariste. 
Souvenirs du dernier gouverneur de Petrograd] - Manuscrit conserve" a l'lnstitut 
Hoover, p. 16. 

* 1859-1923, leader octobristc, president de la Douma de 191 1 a 1917, emigre en 
1920. 

** Dernier gouverneur de Petrograd. 

*** 1869-1922. juriste, cofondateur du parti Cadet, secretaire general du Gouver- 
nement provisoire. Assassin^ dans Temigration par un membre dc rextreme droite. 



DANS LA REVOLUTION DE FEVR1ER 43 

vecu dix ans a Petersbourg et connaissait bien la ville, repondit en 
1919 a la commission d'enquete du Senat de son pays : « Peu de 
temps apres la revolution de mars 1917, partout [a Petrograd] on 
voyait des groupes de Juifs debout sur des bancs ou sur des caisses 
a savon, etc., qui haranguaient les foules... II y avait pour les Juifs 
des limitations au droit de residence a Petrograd ; mais, apres la 
revolution, ils s'abattirent sur la ville par volees entieres, et la 
plupart des agitatcurs se trouverent etre des Juifs. [C'etaient] des 
Juifs qui avaient renie leur foi 18 . » Un etudiant du nom de Ianokh 
est arrive a Cronstadt quelques jours avant la repression sanglante 
qui s'abattit sur soixante officiers (les listes en avaient ete etablies 
a l'avance) et devint l'initiateur et le president du « Comite du 
mouvement revolutionnaire ». (Ordre de ce Comite" : arreter tous 
les officiers jusqu'au dernier, et les faire passer en jugement.) « Une 
information mensongere, colportee par des inconnus, avait suscite 
des reglements de compte a Cronstadt, puis a Svcaborg ; la situation 
etant totalcment confuse, tout mensonge pouvait apparaitre comme 
un fait averd 39 . » Le relais sanglant de Cronstadt fut ensuite repris 
par un certain « doctcur Rochal », un neurologue qui n'avait pas 
termine ses etudes. Apres le coup d'Etat d'Octobre, S. G. Rochal 
devint le commandant de Gatchina, en novembre il fut nomme 
commissaire de tout le front roumain, mais y fut tue peu apres son 
arrivee "'. Une milice revolutionnaire fut constitute dans le quartier 
de Pile Saint-Basile et eut pour portc-parole Solomon et Kaploun 
(futur homme de main sanguinaire de Zinoviev). Le barreau de 
Saint-Petersbourg crea « une commission speciale chargee de 
verifier si les personnes arretees pendant la revolution (des milliers 
a Petrograd) Pavaient ete a bon escient, autremcnt dit de decider 
de leur sort comme du sort dc tous les ex-gendarmes et policiers, 
sans les faire passer en jugement ; cette commission avait pour 
president Pavocat Goldstein. Quant a Pinimitable recit du sous- 
offlcier Timothee Kirpitchnikov, qui avait declenche P insurrection 



38. Oktiabrskaia revolioutsia pcred soudom senatorov : ofilsialnyi otchel «over- 
menskoi komissii » Senata, [La revolution d'Octobre face au jugement des secateurs 
am6ricains : compte rendu ofliciel de la commission « Overman » du Senat] M.. L., 
1927. p. 5. 

39. D. O. Zaslavski, VI. A. Kantorovilch, Khronika fevralskoi revolioutsii [Chronique 
de la revolution de Fevrier] - Byloe, 1924, t. 1, pp. 63, 65. 

40. EJR, 1994, t. 2, M., 1995, p. 502. 



44 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

dans la rue, il a ete consigne des le mois de mars, et ainsi conserve 
pour nous, par Jacob Markovitch Fischman, homme qui fit montre 
en T occurrence d'une grande passion pour l'histoire. (Dans 
La Roue rouge, je me suis appuye" avec reconnaissance sur ce 

texte.) 

Et 1' Encyclopedic juive de conclure : « Pour la premiere fois 
dans l'histoire de la Russie, les Juifs ont occupe de hauts postes 
dans 1' administration centrale et locale 41 . » 

Au sommet, au sein du Comite executif du Soviet des deputes 
ouvriers et soldats qui gouverna le pays en sous-main au cours de 
ces mois, se distinguaient deux de ses dirigeants, Nakhamkis- 
Svetlov et Guimmer-Soukhanov : dans la nuit du l er au 2 mars, ils 
dicterent au Gouvernement provisoire, aveugle par sa suffisance, 
un programme qui annihilait par avance son autorite pour toute la 
duree de son existence. 

Dans sa pertinente analyse, G. A. Landau explique l'adhesion 
des Juifs a la revolution par une loi qui embrasse en fait toute 
l'epoque : « Le malheur de la Russie - tout comme celui des Juifs 
russes - vient de ce que les resultats de la premiere revolution 
n'avaient pas encore ete digeres, ne s'etaient pas decantes dans 
l'edification d'un nouveau regime ; de ce qu'une nouvelle gene- 
ration n'avait pas eu le temps de se former alors qu'etait survenue 
la Grande Guerre qui outrepassait nos forces. Et quand arriva 
l'heure de la debandade, celle-ci surprit une generation qui consti- 
tuait, en un certain sens, une vapeur toute prete, chauffee par la 
revolution precedents spirituellement inerte, sans lien organique 
avec le present, rivee au contraire par sa passivite spirituelle a la 
periode vecue dix ans auparavant. Et 1' esprit revolutionnaire orga- 
nique du debut du XX* siecle devint mecaniquement l"'esprit revo- 
lutionnaire permanent du temps de guerre" 42 ». 

Les nombreuses annees de mon meticuleux travail sur cette 
epoque m'ont permis de penetrer le sens intime de la revolution de 
Fevrier, et, par la, le role joue par les Juifs. J'ai retenu pour moi, 
et je puis le repeter aujourd'hui : non, la revolution de Fevrier n'a 
pas ete faite par les Juifs pour les Russes, elle a ete indubitablement 



41. PEJ, t. 7, p. 381. 

42 C A Landau. Revolioutsionnye idei v evreiskoi obtchestvennosti [Les idees revo- 
lutionnaires dans la socie^ juive] - RiE, Paris. Ymca Press, 1978 (reprise de Tedition 
de Berlin, 1924), p. 116. 



DANS LA REVOLUTION DE FEVRIER 45 

accomplie par les Russes eux-memes, et je crois l'avoir suffi- 
samment montre dans La Roue rouge. Nous avons ete nous-memes 
les auteurs de ce naufrage : notre tsar, 1'oint du Seigneur, les 
milieux de la Cour, les generaux de haut grade denues de talent, 
les administrateurs empotes ; et, avec eux, leurs ennemis : l'tilite 
intellectuelle, les octobristes, les responsables du Zemstvo, les KD, 
les democrates-revolutionnaires, les socialistes et les rtSvolution- 
naires ; et, encore avec eux, de conserve, les elements devoy6s des 
reservistes honteusement parques dans les casernes de Petrograd. 
C'est cela qui nous a conduits a la mine. Au sein de 1' intelligentsia, 
il y avait bien sur beaucoup de Juifs, mais cela ne permet aucu- 
nement de dire que la revolution fut juive. 

Les revolutions peuvent etre differemment classees selon leurs 
principales forces agissantes ; selon ce critere, la revolution de 
Fevrier doit etre reconnue comme le fait de toute la nation russe, 
ou plus strictement comme etant russe. Si on la juge - comme cela 
est de mise chez les sociologues materialistes - selon le critere de 
qui en a le plus, le plus vitc et le plus durablement profite, alors 
on peut certes l'appeler autrement (juive ? mais aussi allemande : 
Guillaume II, dans un premier temps, en a assurement tire profit !). 
Pourtant, meme si tout le reste de la population russe, presque des 
le debut, n'en a recu que prejudice et ruine, cela ne fait pas encore 
que la revolution « n'ait pas ete russe ». De la revolution de Fevrier 
la communautc juive de Russie a recu integralement tout ce pour 
quoi elle avait lutte, et le coup d'Etat d'Octobre ne lui etait 
vraiment pas necessaire, si ce n'est a la bande d'apaches composant 
la jeunesse juive secularisee qui, avec ses frdres russes internationa- 
listes, avait empile une bonne dose de haine envers le regime poli- 
tique russe et chercha a « approfondir » la revolution. 

Ayant compris cela, comment devais-je tenir la route a travers 
Mars dix-sept, puis a travers Avril ? J'ai decrit la revolution littera- 
lement heure par heurc et n'ai cesse de rencontrer, dans les sources, 
de multiples episodes et des entretiens sur le theme juif. Aurais-je 
eu raison de laisser tout cela faire irruption dans les pages de 
Mars ? Ce n'aurait pas ete la premiere fois dans 1'Histoire qu'un 
livre et ses lecteurs eussent succombe a cette tentation facile et 
corsee : tout rejeter sur les Juifs, leurs actions, leurs idees, se 
permettre de voir en eux la cause principale des evenements, et, 
par la, detourner la recherche des principales causes r6elles. 



46 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

Pour eviter que les Russes ne tombent dans ce trompe-l'ceil, 
methodiquement, a travers tout le recit, j'ai mis une sourdine, dans 
La Roue rouge, au theme juif proprement dit, du moins par compa- 
raison avec la facon dont ce theme avait a Pepoque resonne alors 
dans la presse et flotte dans l'air. 

La revolution de Fevrier a ete faite par les mains russes a cause 
du manque de discernement russe. Mais, parallelement, dans son 
id6ologie, un role significatif, determinant, a 6te joue" par une 
intransigeance absolue a Pegard du pouvoir historique russe, que 
les Russes, a la difference des Juifs, n'&aient pas en droit 
d'eprouver. (J' en ai deja parle" au chapitre 11*.) Cette intransi- 
geance s'etait nettement accentuee apres le proces Beyliss, puis 
plus tard, apres l'expulsion massive des Juifs, en 1915. Et Pintran- 
sigeance eut ainsi raison de la moderation. 

Toutefois, le Comite executif du Soviet des deputes ouvriers et 
soldats, constitue dans les premieres heures de la revolution, 
propose un autre angle de vue. Ce Comite executif etait un gouver- 
nement de Pombre des plus durs, c'est lui qui priva le Gouver- 
nement provisoire de tout pouvoir r6el tout en se gardant, de facon 
criminelle, d'assumer directement et ouvertement le pouvoir. Par 
son « D6cret n° 1 », ce Comite ex6cutif arracha le pouvoir au corps 
des officiers et s'appuya sur la garnison demoralisee de Petrograd. 
C'est tres precisement ce Comite executif, et non pas les avocats, 
ni les exploitants forestiers, ni les banquiers, qui mena le pays par 
la voie la plus courte a la mine. Durant Pete 1917, un des membres 
de ce Comite executif, Joseph Goldenberg, expliqua au diplomate 
francais Claude Anet : « Le prikaz [decret] ne fut pas une erreur, 
c'etait une necessity.. Des le jour oil nous avons fait la Revolution, 
nous avons compris que si nous ne minions pas Parmee ancienne, 
elle ecraserait la Revolution. Nous avions a choisir entre Parmee et 
la Revolution. Nous n' avons pas hesite : nous avons pris parti pour 
cette derniere et nous avons employe, j'oserai dire par un coup de 
genie, les moyens necessaires 43 . » 

Est-il licite de poser la question : qui etaient done ces person- 
nages si fatalement efficaces qui composaient le CE ? Qui, des lors 



43. Claude Anet, La Revolution russe, juin-novembre 1917, Paris, Payot, 1918, p. 61. 
* Cf. tome \, p. 459 sq. 



DANS LA REVOLUTION DE FF.VRIF.R 47 

que les actes de tels dirigeants modifient brutalement le cours de 
1'Histoire. II faut le dire, la composition du Comite executif preoc- 
cupait beaucoup et le public et les journaux, en 1917, quand 
nombre de membres de ce CE se cachaient sous des pseudonymes 
et, pendant deux mois, se garderent de paraitre en public : la Russie 
etait gouvernee par on ne savait trop qui. II apparut plus tard qu'il 
y avait dans le CE une dizaine de soldats abetis, pour la montre, et 
qu'on tenait a l'ecart. Des autres trois dizaines de membres 
vraiment actifs, plus de la moitie etaient des socialistes juifs. II y 
avait des Russes, des Caucasiens, des Lettons et des Polonais, mais 
les Russes constituaient moins d'un quart. 

V. B. Stankevitch, un socialiste modere, nota que « le trait 
frappant, dans la composition du Comite, etait le nombre d' ele- 
ments allogenes... sans aucunc commune mesure avec leurs 
effectifs a Petrograd ou dans le pays », et il se demanda : « Etait- 
ce l'ecume malsaine de la vie sociale russe... ? Ou une consequence 
des peches de I'Ancien Regime qui contraignait les elements allo- 
genes a rallier les partis de gauche ? Ou bien ctait-ce simplement 
le resultat d'une libre concurrence... ? » Dans ce cas, « la question 
reste ouverte : qui en fut responsable, les allogenes qui s'y trou- 
vaient, ou les Russes qui ne s'y trouvaient pas bien qu'ils eussent 
pu s'y trouver 44 ? » Pour un socialiste, il s'agit peut-etre la en effet 
d'une faute. Mais, pour etre franc, il eut mieux valu que personne 
ne se plongeat dans ce torrent boueux - ni nous, ni vous, ni eux ! 



44. B. V. Stantevitch, Vospominania : 1914-1919 [Souvenirs], Berlin. 1920. p. 86. 



Chapitre 14 
EN L'AN 1917 



Au debut du mois d'avril 1917, le Gouvernement provisoire 
constata, a son plus grand etonnement, qu'un mois seulement apres 
la revolution, la situation financiere de la Russie - deja guere bril- 
lante auparavant - etait catastrophique ; il decida alors de lancer, a 
grand renfort de publicite et dans 1'espoir de reveiller Tenthou- 
siasme patriotique, un « Emprunt pour la Liberie ». 

Des rumeurs a ce sujet avaient deja commence a circuler des le 
mois de mars et le ministre des Finances, Terechtchenko, avait fait 
cette declaration a la presse : d'ores et deja, « des engagements a 
hauteur de dizaines de millions ont ete pris pour couvrir» cet 
emprunt - qui n'etait encore qu'a Fctat de projet - par des 
banquiers « juifs pour la plupart, ce que Ton ne peut manquer de 
mettre en relation avec 1' abrogation des mesures limitant les droits 
confessionnels et nationaux 1 ». Et, de fait, a peine l'emprunt avait- 
il ete ouvert que la presse fut inondcc de communiques faisant etat 
d'importantes souscriptions dmanant de Juifs, avec des titres en 
premiere page en forme d'appels, du genre : « Citoyens juifs ! 
Souscrivez a 1' Emprunt pour la Liberte ! », «Tout Juif doit pos- 
seder des obligations de F Emprunt pour la Liberte 2 . » 22 millions 
de roubles furent ainsi collected en une seule fois a la synagogue 
de Moscou. Au cours des deux premiers jours, les Juifs de Tiflis 
souscrivirent pour un montant d'un million et demi de roubles, ceux 



1. Dclo naroda [La Cause du peuple], 1917, 25 mars, p. 3. 

2. Rousskaia Volia ILa Volontd russe], 14 avril, p. 1 ; 20 avril, p. 1 ; Retch, 1917, 
16 avril, p. 1 ; 20 avril, p. 1. 



50 DEUX S1ECLES ENSEMBLE 

de Minsk reunirent un demi-million en une semaine, la commu- 
naute juive de Saratov, huit cent mille. A Kiev, les heritiers de 
Brodski souscrivirent pour un million, tout comme Clara 
Guinsbourg. A l'Ouest, les Juifs ne firent pas non plus la sourde 
oreille : Jacob Schiff preta un million, le Rothschild de Londres 
- un million lui aussi ; a Paris, « a l'incitation du baron 
Guinzbourg..., les Juifs russes deciderent de prendre une part active 
a cette operation..., plusieurs millions ont deja ete collected 3 ». Un 
Comite juif pour le succes de l'"Emprunt pour la Liberte" fut cree, 
qui s'employa avec energie a battre le rappel des bonnes volonteV. 

Pourtant, un mois plus tard, force fut de constater que la 
souscription etait loin d' avoir comble les attentes du Gouvernement 
provisoire. Et, des le debut de mai, puis debut juin et encore a la 
fin juillet, on publia dans la presse des listes de ceux qui avaient 
souscrit chacun pour plus de 25 000 roubles (en ajoutant : 
« Honte ! » aux riches qui s'etaient derobes) 5 . En parcourant ces 
listes, on est moins frappe par le grand nombre de noms de famille 
juifs (suivis du reste par ceux d'Allemands russifies dont la 
situation etait plutot inconfortable pendant la guerre) que par l'ab- 
sence de la haute bourgeoisie russe, mis a part quelques grands 
negotiants moscovites. 

Pendant ce temps, on assistait sur la scene politique « a une 
rapide montee en puissance des partis de gauche et du centre, et 
beaucoup de Juifs s'engageaient dans la vie politique du pays 6 ». 
Des les premiers jours suivant les evenements de Fevrier, la presse 
centrale publia de nombreux communiques annoncant la tenue de 
meetings prives, de reunions, d'assemblees organises par les partis 
juifs : les plus nombreux emanaient du Bund, puis venaient le 
Poalei-Tsion, ensuite les sionistes, les sionistes-socialistes, les 
sionistes-territorialistes, enfin le POSJ (Parti ouvrier socialiste juif). 
Le 7 mars, deja, la presse annonca la reunion imminente d'un 
Congres des Juifs de toute la Russie. Cette idee, lancet par 
Doubnov « bien avant la revolution », recueillait desormais « une 
large approbation ». Mais, a cause des « profonds disaccords entre 



3. Rousskaia volia, 1917, 23 avril, p. 4. 

4. Birjevye vedomosti [Les Nouvclles boursieres], 1917, 24 mai, p. 2. 

5. Par exemple : Rousskaia volia, 1917, 10 mai, p. 5 ; Birjevye vedomosli, 1917, 
9 mai. p. 5 ; 1" juin, p. 6 ; Retch, 1917, 29 juillet, p. 6. 

6. PEJ, t. 7, p. 399. 



EN L'AN 1917 51 

les sionistes et lc Bund », le congres ne put se tenir en 1917 (pas 
plus qu'en 1918 :« a cause de la guerre civile et de l'opposition du 
pouvoir bolchevique 7 »). « A Petrograd fut reconstitue le Groupe 
populaire juif avec a sa tete M. Vinaver 8 » - pas des socialistes, 
mais des liberaux. Au debut, ils caresserent neanmoins l'espoir de 
s'allier aux socialistes juifs : Vinaver declara que « le Bund a cons- 
titue l'avant-garde du mouvement revolutionnaire et nous saluons 
ce Parti 1 ' ». Mais les socialistes ne voulurent rien savoir. 

Le vif regain d'activite" des partis juifs a Petrograd prouve indi- 
rectement qu'au moment de la revolution la capitale comptait une 
population juive suffisamment nombreuse et dynamique. En 
revanche, il n'y avait pour ainsi dire pas de « proletariat juif », ce 
qui ne rend que plus etonnant le succes remporte par le Bund. 
Celui-ci devancait tout le monde par ses initiatives : reunion de son 
organisation locale au Club des avocats (a Moscou, c'est rien moins 
qu'au Theatre Bolchoi qu'elle eut lieu), une autre, le l er avril, a 
l'ecole Tenichev, puis un meeting suivi d'un concert au theatre 
Mikhailovski, enfin, « du 14 au 19 avril, c'est a Petrograd que se 
reunit la conference pan-russe du Bund qui exigea derechef l'auto- 
nomie nationale et culturelle pour les Juifs de Russie l0 ». (Et 
« lorsque les orateurs eurent fini de parler, tous les participants a la 
conference entonnerent l'hymne du Bund, Di Shvoue, V Interna- 
tionale et la Marseillaise" ».) II est vrai que, comme auparavant, 
le Bund devait tenir la balance egale entre ses prises de position 
nationales et son engagement revolutionnaire. En 1903, il avait 
defendu (surtout contre Lenine) son independance nationale par 
rapport au Parti social-democrate ouvrier de Russie, ce qui ne 
1'avait pas empeche' de foncer, en 1905, dans I'unique et indivisible 
revolution de toute la Russie, et de meme, en 1917, les membres 
du Bund occuperent des postes de responsabilite au sein du Comite 
executif du Soviet des deputes ouvriers et soldats, puis chez les 
sociaux-democrates de Kiev. « A la fin de l'annee 1917, il y avait 



7. Ibidem, pp. 380-381. 

8. Ibidem, p. 379. 

9. G. Aronson. Ievreiskaia obchtchestvennosi' v Rossii v 1917-1918 gg. [Les Juifs en 
Russie en 1917-1918] - LJR-2, p. 6. 

10. PEJ. t. 7. p. 378. 

11. Izvestia, 1917, 9 avril, p. 4. 



52 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

pres de 400 sections du Bund en activite dans le pays, qui regrou- 
paient pres de 40 000 personnes 12 ». 

On reste egalement perplexe devant 1' attitude des Poalei-Tsion. 
Toujours au mois d'avril, ils se reunissent en conference nationale 
a Moscou. Parmi les resolutions adoptees, on trouve d'un cote : 
reunir un Congrcs dcs Juifs de toute la Russie, examiner la question 
de 1' Emigration en Palestine. Mais, d'un autre cote, dans les 
semaines qui suivent, les Poalei-Tsion adoptent une position de 
classe intransigeante dans le programme de leur conference 
d'Odessa : « Grace aux efforts de la democratic revolutionnaire 
juive, malgre l'opposition de la bourgeoisie a droite et du Bund a 
gauche..., le sort du pcuplc juif a etc arrache aux mains sales des 
Juifs "opulents et installes"... Empechez les partis bourgeois de 
charrier les ordures de l'ordre ancien... Ne donnez pas vos voix 
aux hypocrites qui ne se sont pas battus mais se sont contentes de 
quemander des droits pour le peuple dans les antichambres de 
ministres antisemites..., [et] qui n'ont pas cru en Paction revolution- 
naire des masses. » En avril 1917, le Parti des Poalei-Tsion eclata : 
les « radicaux-socialistes » rejoignirent les sionistes ; quant aux 
« sociaux-democrates », majoritaires 13 , ils devaient par la suite 
integrer la 3 C Internationale 14 . 

Le Parti ouvrier socialiste juif organisa egalement une grande 
conference pan-russe au cours de laquelle il fusionna avec les 
sionistes-socialistes pour former un seul « Parti ouvrier socialiste 
juif unifie (POSJF ou Fareinikte) ; il renonca & ses aspirations terri- 
toriales en faveur d'une « nation juive "extraterritoriale" dotcc 
d'une diete et de 1' autonomic "nationale et personnelle" ». « Le 
POSJF demanda au Gouvernement provisoire de proclamer offi- 
cicllement l'egalite des langues et de creer un Conseil des Affaires 
nationales » dont la mission devait consister en fait a « financer 
les ecoles et les organisations juives ». Dans le meme temps, il 
« collaborait etroitement » avec les SR 15 *. 



12. PEJ, t. 7, pp. 378-379. 

13. PEJ, t. 7, p. 378. 

14. Izvcstia, 1917, 15 scptcmbre, p. 2. 

15. PEJ, l. 6, p. 85 ; t. 7, p. 379. 

* Socialistes-reVolutionnaires, h6ritiers dcs populistes. Ce parti, n6 en 1901, adepte de 
la terreur, est victime de scissions apres la defaite de la rdvolution de 1905, mais Teste 
puissamment implantd dans les campagnes. 



EN L'AN 1917 53 

Cependant, « c'est le mouvement sioniste qui etait devenu la 
force politique la plus influente dans les milieux juifs"' ». Des les 
premiers jours de mars, une resolution de l'union sioniste de 
Petrograd dit ceci : « Nous appelons la communaute juive de Russie 
a soutenir de toutes ses forces le Gouvernement provisoire, ainsi 
qu'a agir, a s'unir et a s'organiser dans l'int6ret de l'epanouis- 
sement du peuple juif de Russie et de la renaissance nationale et 
politique de la nation juive en Palestine. » Et quelle coincidence, 
comme si le cours de l'Histoire les avait inspir6s : c'est preci- 
sement en mars 1917 que les troupes britanniques arrivent aux 
portes de Jerusalem ! Et des le 19 mars, on peut lire dans une 
proclamation des sionistes d'Odessa : « Nous sommes entres dans 
l'epoque ou les Etats se remodelent sur des bases nationales. [En 
Russie, c'6tait justement le contraire qui se deroulait... - A.S.] 
Malheur a nous si nous laissons passer cette occasion historique ! » 
En avril, la position des sionistes est encore confortee par Jacob 
Schiff qui declare publiquement son adhision au sionisme, « expli- 
quant sa decision par le fait qu'il craint l'assimilation des Juifs, 
consequence possible de l'obtention de 1'egalite des droits en 
Russie. II considere que seule la Palestine est le centre a partir 
duquel la culture juive pourra propager ses ideaux 17 ». Debut mai, 
un grand meeting sioniste est organise a la Bourse de Petrograd, 
l'hymne sioniste y retentit a plusieurs reprises. A la fin de ce meme 
mois de mai, c'est le Conservatoire qui accueille les participants a 
la 7 e Conference sioniste panrusse. Ceux-ci formulent leur pro- 
gramme d' action en ces termes : « renaissance culturelle du peuple 
juif » ; « revolution sociale dans les structures cconomiques au 
sens ou boutiquiers et artisans doivent se reconvertir en paysans 
et ouvriers » ; amplifier le mouvement d'emigration vers la 
Palestine et « mobiliser le capital juif pour financer l'installation de 
colons ». On discute egalement le projet de Jabotinski de former 
une legion juive au sein de l'Armee britannique, et le plan de 
I. Trumpeldor de « creer une armee juive en Russie qui ferait 
route par le Caucase pour Iiberer la Terre d'Israel de la domi- 
nation turque ». Ces deux dernieres propositions sont rejetees : 



16. PEJ, t. 7, p. 378. 

17. Birjevye vedomosti, 1917, 12 avril, p. 4. 



54 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

l'Organisation sioniste internationale adopte une position de 
ncutralite dans la Guerre mondiale l8 . 

C'est au cours de cette meme conference qu'il fut decide de 
ne voter aux elections a venir (municipales, puis a l'Assemblee 
constituante) que pour les partis « qui ne sont pas a droite des socia- 
listes-populaires », et meme de ne point soutenir des K.D. du genre 
de D. S. Pasmanik, lequel devait s'en plaindre plus tard : « C'etait 
complctement insense : comme si toute la communaute juive, y 
compris les grands et petits bourgeois, etait devenue socialiste l9 ! » 
Sa perplexite etait plus que justifiee... 

Rien d'etonnant a ce qu'au debut d'avril se reuntt a Petrograd le 
congres de 1' organisation etudiante juive Gekhover ; vingt-cinq 
villes et toutes les universites de Russie y envoyerent leurs 
delegues. Voici la conclusion de leurs travaux : ce n'est pas pour 
obtenir l'egalite des droits en Russie que les Juifs ont souffert, mais 
pour que renaisse le peuple juif dans sa patrie palestinienne. Et ils 
decident de creer sur-lc-champ en Russie des legions pour la 
conquete de la Palestine. 

Au cours de 1'ete et de l'automne 1917, le mouvement sioniste 
continue de monter en puissance en Russie : en septembre, il 
compte 300 000 adherents 20 . 

Ce que Ton sait moins, c'est qu'en 1917 « les organisations 
juives orthodoxes beneficiaient d'une grandc popularite, ne cedant 
du terrain qu'aux sionistes et devancant les partis socialistes » 
(comme, par exemple, « aux elections des instances dirigeantes des 
communautes juives reorganises 2I »). 

Des meetings (« Dans la haine comme dans l'amour, les Juifs ne 
font plus qu'un avec le peuple democratique de Russie ! »). Des 
conferences (« La question juive et la revolution russe »). A 
Petrograd (comme en d'autres villes), reunion de « l'assemblee des 
Juifs eleves des etablissements d'enseignement secondaire » (en sus 
de toutes les autres assemblies reunissant les eleves des lycees). 
Toujours a Petrograd est cree l'Organe central des etudiants juifs 
(toute fois, ni le Bund ni les autres organisations juives de gauche 



1 8. PEJ, t. 6. pp. 463, 464. 

19. D.S. Pasmanik, Tchevo je my dobivaemsia ? [Que voulons-nous obtenir?] 
-RiJ, p. 211. 

20. PEJ, (. 7, p. 378. 

21. PEJ, I. 7, p. 379. 



EN UAN 1917 55 

ne le reconnaissent). En province, de nombreux comites d'« aide 
aux victimes de la guerre » (refugies et deportes juifs) ont disparu : 
« Les elements democratiques considerent qu'il est desormais plus 
utile de se consacrer a des activites politiqucs et sociales plus 
larges. » Un Comite central pour 1'aide aux Juifs sera neanmoins 
cree en avril. Le debut de mai voit la fondation de l'Union juive 
populairc qui se donne pour mission d'unir toutes les forces juives 
et de preparer la constitution d'unc Union des Juifs de toute la 
Russie, ainsi que les elections a TAssemblee constituante. Une 
autre initiative a la fin de ce mois : le Comite d' organisation de 
1' Union juive democratique reunit une conference de tous les 
groupes democratiques juifs de Russie. reorganisation d'un 
Congres juif pan-russe fait 1'objet de debats tres animes (la encore, 
le Bund se prononce contre : cela ne cadre pas avec son 
programme ; quant aux sionistes, ils veulent mettre a l'ordre du 
jour du congres la question de la Palestine, et la, c'est eux que Ton 
ecarte). En juillet, une Conference panrusse pour la preparation du 
Congres juif se reunit a Petrograd 22 ; les circonstances politiqucs et 
]' exaltation generate permettent a Vinaver d'y declarer que le 
concept d'une seule et unique nation juive disseminee en divers 
pays est desormais venu a maturite et que le sort des Juifs de 
Roumanie ou de Pologne ne peut laisser les Juifs russcs indiffe- 
rents. Le congres est annonce pour decembre. 

Quel debordement d'energie, quelle vigueur mise au service de 
sa nationalite ! Malgre le tourbillon dans lequel nous a entraincs 
cette annee 1917, on est frappe - par la diversity la determination 
mais aussi le caracterc methodiquc de Taction mence par les Juifs 
sur le terrain social et politique. 

On retrouve tout cela dans le domaine de la culture et de Taction 
sanitaire qui connurcnt « un veritable epanouissement entre fevrier 
et novembre 1917 ». Des publications sont transferees a Petrograd, 
comme Les Juifs de Russie et La Semaine juive, d'autres sont 
creees, comme le Petrograd-Togblat en yiddish ; d'autres publica- 
tions du meme type apparaissent dans les grandes villes du pays. 
L' association Tarbut et la Ligue pour la Culture ouvrent « des 
dizaines de jardins d'enfants, d'ecoles primaires et secondaires, 
d'ecoles d'instituteurs » ou Tenseignement est bien sur delivre en 



22. Ibidem, pp. 380-381. 



56 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

hebreu et en yiddish. Un lycee de garcons juif est cree a Kiev. En 
avril se deroule a Moscou le l er Congres juif panrusse consacre aux 
problemes de la culture et de l'enseignement ; on y lance un appel 
a ce que les ecoles juives soient entretenues sur fonds publics. - Un 
autre congres se reunit, celui de la Societe des Amis de la langue et 
de la culture juives. A Moscou, le theatre Gabima ouvre ses portes : 
c'est « la premiere fois au monde qu'un theatre professionnel donne 
ses representations en hebreu 23 ». En avril, on presente une expo- 
sition de peintres juifs. Au cours de ce meme mois a lieu la confe- 
rence de l'Association prophylactique juive. 

Quel contraste avec la confusion qui, cette annee-la, regne en 
Russie dans tous les domaines : l'Etat, l'economie, la culture ! 

Autre evenement de grande importance pour les Juifs au cours 
de cette pcriode : la possibilite d'acceder au grade d'officier dans 
l'armee russe. Ce fut un mouvement de grande ampleur : en avril, 
l'etat-major de la region rnilitaire de Petrograd donna instruction 
aux chefs d'unites de diriger immediatement tous les etudiants de 
confession juive sur un bataillon de formation rnilitaire a Nijni- 
Novgorod en vue d'une affectation ulterieure dans des ecoles 
d'officiers 24 , - ce qui revenait a assurer une promotion massive de 
jeunes gens juifs au grade d'officier. « A l'ecole rnilitaire de Kiev, 
131 Juifs furent promus officiers apres une formation acceleree des 
le debut de juin 1917 ; 160 eleves-officiers juifs furent promus au 
cours de l'ete" 1917 a Odessa 25 . » En juin, sur 1'ensemble de la 
Russie, on compte 2 600 Juifs ayant accede au premier grade 
d'officier. 

Selon certains temoignages, les jeunes recrues de confession 
juive etaient parfois mal accueillies par les autres eleves-officiers 
- ainsi a l'ecole rnilitaire Alexandrovski (ou furent affectes plus de 
trois cents Juifs). Et a l'ecole Mikha'fiovski, un groupe d'eleves- 
officiers redigea ce projet de resolution : « Nous n'avons rien contre 
les Juifs en general, mais nous considerons qu'il est impensable de 
les admettrc au sein du commandement de l'armee russe. » Les 
officiers n'approuverent pas cette resolution ; pour sa part, un 
groupe d'eleves-officiers socialistes, au nombre de 141, la 



23. PEJ, t. 7, p. 379. 

24. Retch, 1917, 27 avril, p. 3. 

25. PEJ, t. 7, p. 378. 



EN L'AN 1917 57 

condamna, « considerant que ces declarations antijuives jettent 
l'opprobre sur l'armee revolutionnaire 26 » - et la resolution fut 
rejetee. Lorsque les jeunes sous-lieutenants juifs arrivaient dans les 
unites, les hommes de troupe les eonsideraient souvent avec incre- 
dulite, voire avec malveillance : ils representaient quelque chose 
d'inhabituel, d'anormal. (Mais, des lors que tel ou tel parmi eux se 
posait en revolutionnaire, il etait vite adopte.) 

D'un autre cote, on ne peut qu'etre ctonnc par le comportement 
des eleves-officiers juifs de 1'ecole militaire d' Odessa, laquelle en 
avait accueilli 240 a la fin de mars. En effet, trois semaines plus 
tard, soit le 1 8 avril (selon le calendrier julien), lors de la parade 
du l cr Mai, ils se firent remarquer en defilant avec des chants tradi- 
tionnels juifs. Comprenaient-ils que ce n'etait pas ainsi qu'ils 
allaient mener les soldats russes au combat ? Et sinon - qui done 
avaient-ils 1'intention de commander ? A la rigueur, des bataillons 
consumes exclusivement de Juifs. Cependant, comme le note le 
general Denikine en 1917, alors meme que la formation de regi- 
ments nationaux (polonais, ukrainiens, caucasiens - des regiments 
lettons existaient deja auparavant) connaissait un grand succes, 
« seule la nationalite juive ne reclamait pas l'autodetermination au 
sens militaire (pour servir dans l'armee). Et chaque fois qu'en 
rcponse a des plaintes [portant sur le mauvais accueil reserve aux 
officiers juifs] on proposait de constituer des regiments composes 
exclusivement de Juifs, cela soulevait unc tempetc de protestations 
parmi la communaute juive et dans les milieux de gauche qui eonsi- 
deraient cette initiative comme une abominable provocation 27 ». 
(Selon les journaux de l'epoque, on envisagea de faire de meme en 
Allemagne, mais la-bas aussi le projet fut abandonne.) On a 
cependant des raisons de penser que les tout nouveaux officiers 
juifs ressentaient le besoin d'un regroupement national, mais sous 
une autre forme. Le 18 juin, des officiers juifs reunis a Odessa 
deciderent de creer un groupe de liaison inter-fronts « pour faire la 
lumiere sur la situation des combattants juifs dans les unites 28 ». 
(Mais certains journalistes, alors meme que l'armee etait desormais 
« revolutionnaire », laissaient par inertie se perpetuer leur haine 



26. Rousskaia volia, 1917, 25 avril. p. 5. 

27. A. I. Denikine, Olcherki rousskoi smouty, Paris, 1922, t. 1, pp. 129-130. 

28. PEJ, t. 7, p. 379. 



58 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

envers les officiers quels qu'ils fussent, envers les galons en tant 
que tels, et c'est ainsi que A. Alperovitch, le 5 mai encore, dans 
Les Nouvelles boursieres, precha la croisade and officiers 29 .) 

Selon plusieurs sources, les Juifs, quand il s'agissait de servir en 
qualite" de simples soldats, rechignerent a repondre a l'appel 
lors de la campagne de recrutement de 1917 ; il est probable que 
des substitutions de personnes furent constatees a l'occasion des 
examens mcdicaux, - en effet, certaines commissions de recru- 
tement exigerent des Juifs qu'ils presentassent une piece d'identite 
pourvue d'une photo au moment de passer devant la commission 
mddicale (ce qui n'etait pas la coutume - les mceurs etaient plus 
simples). De violentes protestations s'eleverent aussitot : cette 
mesure n'allait-elle pas a l'encontre des dispositions abrogeant les 
limitations des droits des nationalites, - et le ministere de l'lnterieur 
donna instruction de ne plus exiger de photo d'identite. 

Debut avril, le Gouvernement provisoire ordonna par tele- 
gramme de lever immediatement, sans examen prealable des 
dossiers individuels, toutes les peines de deportation prononcees a 
l'encontre des Juifs soupconn6s d'espionnage. Certains d'entre eux 
etaient originaires de territoires occupes par l'ennemi, d'autres non, 
mais beaucoup demanderent l'autorisation de s' installer dans des 
villes de Russie d'Europe. On note ainsi un important afflux de 
Juifs a Petrograd ou leur nombre s'elevait en 1917 a « pres de 
cinquante mille' ». De meme « la population juive augmenta 
considerablement a Moscou en 1917 (soixante mille)" ». 

Moins nombreux mais tres puissant fut le renfort que la commu- 
naute juive de Russie obtint de l'etranger. Ne parlons meme pas des 
deux famcux trains qui traverserent 1'Allemagne - celui de Lenine 
(30 personnes) et celui de Natanson-Martov (160) - ; les Juifs s'y 
trouvaient en majorite ecrasante et presque tous leurs partis etaient 
representes (la liste des passagers des « wagons extra-territoriaux » 
fut publiee pour la premiere fois par V. Bourtsev 12 ). Rares furent 
ceux, parmi ces deux cents, qui n'etaient pas promis a jouer un role 
significatif dans la vie politique russe. 

Bien plus nombreux furent les Juifs qui debarquaient maintenant 



29. Birjevye vedomosli, 1917, 5 mai, p. 2. 

30. PEJ, I. 4, p. 775. 

31. PEJ, t. 5, p. 475. 

32. Obchteie delo [La Cause commune], 1917, 14 octobrc ; 16 octobre. 



EN L'AN 1917 59 

par centaines en provenance des Etats-Unis - emigres de la 
premiere heure, revolutionnaires ou deserteurs ayant fui le service 
militaire - ; on les appelait desormais « combattants revolution- 
naires » ou « victimes du tsarisme », et, sur ordre de Kerenski, 
l'ambassade de Russie aux USA leur delivrait sans difficulte un 
passeport russe des lors qu'ils se presentaient en compagnie de 
deux temoins - parfois sollicites dans la rue. (Les militants 
regroupes autour de Trotski se retrouverent dans une situation parti- 
culiere : comme il y avait de serieuses raisons de les soupconner 
d' intelligence avec l'Allemagne, ils furent retenus un temps au 
Canada. Quant a Trotski lui-meme, il disposait non d'un minable 
petit document russe, mais d'un solide passeport americain qui lui 
avait ete delivre\ on ne sait trop pourquoi, pendant son bref scjour 
aux Etats-Unis - ainsi que d'une importante somme d' argent dont 
la provenance ne fut jamais etablie 33 .) Au cours du « meeting russe 
de New York » qui se deroula le 26 juin dans une atmosphere 
exaltee (sous la presidence de P. Routenberg, celui-la meme qui 
avait d'abord manipule puis assassine Gapone), le redacteur en chef 
du journal juif Forwards, Abraham Kagan, s'adressa en ces termes 
a l'ambassadeur de Russie, Bakhmetiev, « au nom des deux 
millions de Juifs qui vivent dans les Etats-Unis d'Amerique du 
Nord » : « Nous avons toujours aime" notre patrie ; nous nous 
sommes toujours sends lies par des liens de fraternite avec 1' en- 
semble de la population de Russie... Nos cceurs sont pleins de 
devouement envers le drapeau rouge et le drapeau national tricolore 
de la Russie libre. » II ajouta encore que le sacrifice des militants 
de « La Volonte du Peuple » « a ete la consequence directe de 
l'aggravation des persecutions a rencontre des Juifs » et que « des 
gens comme Zoundelovitch, Deutsch, Gerchouny, Lieber et Abra- 
movitch sont a compter parmi les plus braves 34 ». 

Et ils se mirent a affluer, les revenants, et pas seulement de New 
York, sans doute, puisqu'au mois d'aout le Gouvernement provi- 
soire decida d'accorder des billets de faveur, sur la ligne de chemin 
de fer de Vladivostok, aux « emigres politiques » en provenance 
d'Amerique. A Londres, au mois de juin (mais combien etaient 



33. E. Sutton, Wall Street et la revolution bolchevique (trad, russe, Moscou. 1998. 
pp. 14-36). 

34. Retch. 1917. 27 juin. p. 3 ; 28 juin, pp. 2-3. 



60 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

deja retournes en Russie ?), au cours d'un meeting a White Chapel, 
«il fut etabli que dans la seule capitale britannique 10 000 Juifs 
avaient manifeste leur d6sir de revenir en Russie », et la resolution 
suivante fut adoptee : nous nous rejouissons que « les Juifs 
reviennent afin de participcr au combat pour une nouvelle Russie 
sociale et democratique 3S ». 

Parmi tous ces gens brulant du desir de rentrer au pays et de 
faire la revolution, certains connurent un destin exceptionnel et 
marquerent le cours de l'Histoire russe. Chacun se souvient de 
V. Volodarski, de M. Ouritski, de Y. Larine - ce dernier allait 
bientot inventer l'« economie du communisme de guerre ». On sait 
moins qu'il y avait la aussi le frere de Sverdlov, Benjamin (il est 
vrai qu'il ne monta pas plus haut qu' adjoint au Commissaire du 
Peuple aux transports et membre du Presidium du VSNKh 36 , mais, 
tout compte fait, ce n'est pas rien non plus). Compagnon d'emi- 
gration de Lenine, revenu dans le meme train que lui, Moi'se Khari- 
tonov se rendit tristement celebre, des le mois d'avril 1917, par le 
soutien qu'il apporta aux anarchistes lors de leur fameux coup de 
main ; il fut par la suite secretaire regional du Parti communiste a 
Perm, Saratov, Sverdlovsk, et secretaire du Bureau de l'Oural du 
Comite central. II revint a Simon Dimanstein, ancien membre du 
groupe bolcheviquc de Paris, de diriger le Commissariat juif pres 
le Commissariat du Peuple aux nationality, puis la Section juive du 
Comite central executif de Russie, bref, de prendre sous sa tutelle 
l'ensemble des questions juives. (Ajoutons a cela qu'a l'age de dix- 
huit ans, il avait, au cours de la meme annee, « passe l'examen du 
rabbinat » et rejoint les rangs du Parti social democrate ouvrier de 
Russie' 7 .) - On trouve egalement le groupe des compagnons new- 
yorkais de Trotski, appeles a excrcer de hautes fonctions : le 
joaillier G. Melnitchanski, le comptable Friman, le typographe 
A. Minkine-Menson (ils allaient bientot prendre la tete, respecti- 
vement, des syndicats sovietiques, de la Pravda, de Pexpedition 
des assignats et des titres bancaires), le peintre en batiment 
Gomberg-Zorine (futur president du Tribunal revolutionnaire de 
Petrograd). 



35. Retch. 1917 ; 2 aoQt, p. 3. 

36. Soviet supreme de Russie pour I' Economie. 

37. EJR, t. 1, p. 240 ; t. 2, p. 124 ; t. 3. pp. 29. 179. 280. 



EN L'AN 1917 61 

Parmi ces emigres revenus au pays au moment de la revolution 
de Fevrier, certains sont tombes dans l'oubli et c'est bien dommage, 
car ils ont parfois infiue puissamment sur le cours des evenements. 
Ainsi Ivan Zalkind, docteur en biologie, participa activement a la 
revolution d'Octobre et assura la gestion effective du Commissariat 
du peuple aux Affaires etrangeres pendant la periode oil Trotski fut 
a sa tete. Semion Kogan-Semkov, « commissaire politique aux 
usines d'armement et aux acieries d'Ijevsk» en novembre 1918, 
dirigea la repression des ouvriers d'ljevsk qui s'etaient massi- 
vement souleves en octobre de la meme annee' 8 (on denombra 
plusieurs milliers de victimes - rien que sur la place de la Cathd- 
drale, 400 ouvriers furent fusilleV 9 ). Tobinson-Krasnochtchekov fut 
appele a exercer les plus hautes responsabilites dans toute la region 
de 1' Extreme-Orient sovietique (secretaire du Comite central, 
chef du gouvernement). Girshfeld-Stachevski, alias Verkhovski, 
commanda un detachement de prisonniers de guerre et de 
transfuges allemands, jetant ainsi les fondements des regiments 
bolcheviques internationaux ; on le retrouve plus tard a la tete de 
l'agence de renseignement du Front de l'ouest (1920), et plus tard 
encore, lorsque la « paix » fut revenue, « il fut charge par la Tcheka 
d'organiser un reseau de renseignement dans les pays d'Europe 



10 



». 



occidentale » et re?ut le titre honorifique de « tchekiste emerite 

Parmi ceux qui se rang&rent aux cotes des bolcheviks, certains 
ne l'etaient pas du tout - ou pas encore -, mais le Parti de Lenine- 
Trotski les accueillit le cceur en bandouliere ! - Membre du Comite 
de Guerre revolutionnaire en octobre 1917, Iakov Fischman faillit 
se fourvoyer, en juillet 1918, dans la revoke des socialistes-revolu- 
tionnaires de gauche ; malgre cela, il entra au Comite revolution- 
naire du Parti bolchevique et fut employe pendant des annees a la 
Direction du renseignement de l'Armee rouge. Malgre son apparte- 
nance a l'anarcho-syndicalisme, Efim Iartchouk fut envoye au 
Soviet de Cronstadt par celui de Petrograd ; il en revint en octobre 
a la tete d'un detachement de marins pour prendre le palais d'Hiver. 



38. EJR, t. 1, p. 473 ; t. 3, p. 41. 

39. Narodnoi'e soprotivlenic kommunizmu v Rossii : Ural i Prikamie. Noi'abr 1917 
- ianvar 1919 [La resistance populaire au communisme en Russie : 1'Oural el la region 
de la Kama, novembre 1917-janvier 1919], sous la direction de M. Bernstam, Paris, 
YMCA Press, 1982, p. 356. 

40. EJR, t. 2, p. 85 ; t. 3, p. 106. 



62 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

Vsevolod Voline-Eichenbaum (le litre du theoricien de la litterature 
Boris Eichenbaum), revenu en 1917, fit preuve d'une inebranlable 
fidelite a ses convictions anarchistes ; il devint 1' ideologue du mou- 
vement de Makhno, presida le Soviet de guerre revolutionnaire cree 
par celui-ci, - mais chacun sait que Makhno fit davantage le jeu 
des bolcheviks qu'il ne leur causa de prejudices -, et fut, avec une 
dizaine d'autres anarchistes, gentiment expulse hors de Russie 41 . 

Tous ces gens avaient de bonnes raisons de revenir et pendant ces 
quelques mois, le role joue par nombre de Juifs ne fit que grandir. 
« Desormais, il n'y a plus de question juive en Russie 42 ». 
(Cependant, D. Ai'zman citait dans l'un de ses articles les propos 
desabuses de Soura Alperovitch, la femme d'un commercant qui 
avait quitte Minsk pour s'etablir a Petrograd : « Nous ne sommes 
plus des esclaves, la belle affaire !... Et ce que nous a inflige le ci- 
devant Nicolas a Kichinev », qu'est-ce qu'on en fait 43 ?) Quant a 
David A'isman lui-meme, il tient le raisonnement suivant : « Les 
Juifs doivent consolider a tout prix les conquetes de la Revolution... 
aucune hesitation a ce sujet ! Quels que soient les sacrifices exiges 
par cette cause, il faut les accepter... Tout est la : [autrement], c'est 
la fin... Meme les Juifs les plus incultes sont capables de 
comprendre ca. » Ce qu'il adviendrait des Juifs au cas « ou la 
contre-revolution l'cmporterait (...) ne fait pas l'ombre d'un 
doute ». Selon lui : des executions massives. C'est pourquoi « cette 
ignoble engeance doit etre tuee dans l'oeuf. Et sa semence doit 
egalement etre detruite... Les Juifs sauront defendre leur liberie 44 ». 

Tuee dans l'oeuf... meme la semence doit etre detruite... C'est 
deja la tout le programme des bolcheviks, mais formule en termes 
bibliques. Mais, au fait, de quelle engeance s'agit-il la ? de quelle 
semence ? Les monarchistes ? - ils ne bougeaient plus et il y aurait 
eu trop des doigts d'une seule main pour denombrer ceux d'entre 
eux qui restaient actifs. II ne pouvait done s'agir que de ceux qui 
s'opposaient au dechatnement de tous ces Soviets, de tous ces 
comit6s, de la populace en folie ; de ceux qui voulaient mettre fin 
au chaos - les gens de bon sens, mais aussi les ex-fonctionnaires 
et, avant tout, les officiers et, parmi eux, bientot, le general-soldat 



41. EJR. t. 3, pp. 224, 505 ;t.l,p. 239. 

42. Retch, 1917, 28 juin, p. 2. 

43. RousskaVa volia, 1917, 13 avril, p. 3. 

44. Ibidem, 9 avril, p. 3. 



EN L'AN 1917 63 

Kornilov. Parmi ces contre-revolutionnaires, il y avait aussi des 
Juifs, mais cet element-la s'accordait sur beaucoup de points avec 
l'element national russe. 

Laissons de cote le theme national et le theme juif pour 
nous tourner vers la presse. En 1917, celle-ci connut un regain 
d'influence, des publications plus nombreuses et un afflux d'em- 
ployes. Avant la revolution, seul un petit nombre parmi ces derniers 
avaicnt bencficie du sursis militaire, et cette mesure ne concernait 
que les journaux (et les imprimeries) existant deja avant guerre, 
(lis etaient considered comme « des entreprises participant a 1' effort 
de guerre »... alors meme qu'ils s'acharnaient contre le gouver- 
nement et la censure militaire.) Des le mois d'avril, a la demande 
pressante des editeurs de presse, ces avantages furent elargis : il y 
eut davantage de dispenses de service militaire et cette mesure 
s'etendit a tous les journaux politiques nouvellement crees (dans 
des conditions parfois plus que douteuses : il suffisait de tirer a 
trente mille exemplaires ne serait-ce que pendant deux semaines) ; 
des mesures de faveur furent accordees aux jeunes ainsi qu'aux 
« emigres politiques » et aux « anciens deportes », - toutes les 
conditions etaient reunies pour que bon nombre d' ex-emigres trou- 
vassent du travail dans des publications de gauche. C'est ainsi, par 
exemple, que la redaction du journal Rousskaia Volia se trouva 
etoff£e de nouveaux collaborateurs : Iarochevski, Tsekhanovski, 
Savski, Sevski, Soukhodolski. Pendant ce temps, des journaux de 
droite etaient interdits de publication - la Malenkaia Gazeta et la 
Narodnaia Gazeta - parce qu'ils avaient accuse les bolcheviks de 
collusion avec l'Allemagne. Et lorsque, au mois de mai, plusieurs 
journaux publierent des telegrammes faussement attribues a Timpe- 
ratrice (c'etaient des faux, bien sur, mais il ne s'agissait que d'une 
« gentille farce imaginee par une employee du telegraphe », 
laquelle, cela va de soi, ne fut jamais inquietee) et qu'il fallut tout 
de meme dementir, Les Nouvelles boursieres consentirent a 
reconnaitre que « ni dans les archives speciales de la Direction 
centrale de la Poste et du Telegraphe ou sont conserves les tele- 
grammes envoyes par les hautcs personnalites, ni dans les archives 
de la Censure militaire, ni dans celles du Telegraphe central on 
n'a trouv6 trace de cette correspondance 4 - ». Autrement dit : ces 



45. Birjcvyc vedomosti, 1917, 7 mai, p. 3. 



64 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

telegrammes ont peut-etre bel et bien existe, mais leur trace a ete 
habilement effacee. Merveilleuse liberte de la presse ! 

IK 

Vinaver etait un homme raisonnable et, des le debut du mois de 
mars, il avait mis en garde les participants a une reunion du Club 
juif de Petrograd : « II ne suffit pas d' aimer la liberte, il faut aussi 
rester maitre de soi... Ne vous hatez pas de mettre en ceuvre 
l'obtention de vos droits 46 . » D'apres nos sources, Vinaver (mais 
aussi Dan, Liber et Bramson) « avaient ete sollicites pour occuper 
des fonctions ministerielles, mais tous avaient decline cette propo- 
sition, arguant que les Juifs ne devaient pas sieger au Gouver- 
nement russe. Mais ce qu'en sa qualite de juriste Vinaver ne pouvait 
bien sur refuser, c'etait de devenir membre du Senat - cette nomi- 
nation fit sensation -, et c'est ainsi qu'il fut Tun des quatre Juifs 
(avec G. Blumenfeld, 0. Gruzenberg et I. Gourevitch) a faire partie 
de cette institution 47 . Stricto sensu, il n'y eut done pas un seul Juif 
ministre, mais quatre Juifs eurent en charge des secretariats d'Etat 
influents - V. Gourevitch aupres du ministre de l'Interieur 
Avskentiev, S. Louri£ au ministere du Commerce et de l'lndustrie, 
S. Schwarz et A. Guinzburg-Naoumov au ministere du Travail ; on 
peut egalement y ajouter P. Routenberg. Citons encore le secretaire 
general du Gouvernement provisoire, A. Halpern (qui succeda a 
V. Nabokov au mois de juillet 48 ), le directeur du premier depar- 
tement du ministere des Affaires etrangeres, A. N. Mandelstam. En 
mai, I.D. Iouzefovitch devient general, charge de l'approvision- 
nement a l'Etat-major general des Armees ; en juillet, le sous-lieu- 
tenant Scher est nomme adjoint au chef de la Region militaire de 
Moscou ; a partir du mois de mai, A. Mikhelson prend la tete de la 
Direction des approvisionnements en provenance de l'etranger a 
l'Etat-major general. Naoum Glasberg est commissaire du Gouver- 
nement provisoire a la direction du Genie militaire ; Tchemov fait 
entrer plusieurs Juifs au Comite territorial superieur qui a la haute 
main sur la distribution des terres aux paysans. Bien sur, dans la 



46. G. Aronson, LTR-2. p. 7. 

47. PEJ, t. 7, p. 381. 

48. Ibidem. 



EN L'AN 1917 65 

plupart des cas, il ne s'agit pas de postes cles et ils ne pesent pas 
lourd par comparaison avec le Comite" executif dont l'influence sur 
tout le cours des evenements est determinante durant cette periode ; 
l'appartenance nationale des membres de celui-ci va d'ailleurs 
provoquer bientot un vif emoi dans l'opinion publique. 

Lorsque, au mois d'aout, fut convoquee une Conference d'Etat 
chargee de se pencher sur la situation alarmante du pays, outre les 
participants designes par les Soviets, les partis, les corporations, 
furent egalement admis les representants des nationalites ; il y en 
eut huit pour la nationality juive - parmi eux, G. Sliozberg, 
M. Liber, N. Friedman, G. Landau, O. Gruzenberg. 

« Approfondir la revolution » - tel etait le slogan a la mode en 
1917. C'est a cela que s'employaient tous les partis socialistes. 
Voici ce qu'ecrivait I. O. Levine : « II est hors de doute que le 
nombre des Juifs au sein du Parti bolchevique, mais aussi dans tous 
les autres partis qui ont tant oeuvre a "approfondir la revolution" 
- les mencheviks, les socialistes-revolutionnaires, etc. -, ne corres- 
pondait en rien, ni du point de vue quantitatif, ni du point de vue 
des responsabilitds exercees, a leur pourcentage reel dans la popu- 
lation de Russie. C'est un fait indiscutable qu'il convient d'ex- 
pliquer, mais qu'il serait absurde et vain de nier » ; et si Ton est en 
droit de « mettre en avant la situation juridique des Juifs avant la 



49 



». 



revolution dc Fevrier, cela ne suffit pas a epuiser la question 
On connait bien la composition des Comites centraux des different^ 
partis socialistes. II faut d'ailleurs noter que, pendant cette annee 
1917, les Juifs etaient proportionncllcment bien plus nombreux 
dans les instances dirigeantes des mencheviks, des S.-R. de droite, 
des S.-R. de gauche et des anarchistes, que chez les bolcheviks. 
« Au Congres des socialistes-revolutionnaires reuni fin mai-debut 
juin 1917, on denombrait 39 Juifs sur les 318 delegues ; sur les 
20 membres du Comite central elu lors de ce congres, il y avait 
7 Juifs. Parmi les leaders de 1'aile droite du Parti, on trouve 
A. Gotz ; parmi ceux de l'aile gauche, M. Natanson 50 . » Mais 
quelle triste fin connut ce dernier, fondateur du populisme russe, 
celui qu'on avait surnomme « Marc-le-Sage » : refugie a l'etranger 
pendant la Premiere Guerre mondiale, il accepta le soutien financier 



49. /. O. Levin, Les Juifs et la revolution, RiE, p. 124. 

50. PEJ, t. 7, p. 399. 



66 DEUX S1ECLES ENSEMBLE 

des Allemands, traversa l'Allemagne en mai 1917 ; de retour en 
Russie, il se rangea immediatement aux cotes de Lenine, couvrant 
de son autorite la decision de dissoudre l'Assemblee constituante 
- c'est meme lui qui, avant tout le monde, en formula l'idee, mais 
on peut ctrc sur que Lenine y avait deja songe...) 

Pendant 1'ete 1917 eurent lieu les elections municipales. Elles 
furent remportees par les differents partis socialistes, et « les Juifs 
prirent un part active aux affaires locales, y compris dans des villes 
situees hors de la Zone de residence ». Ainsi « O. Minor, membre 
du Parti S.-R..., prit la tete de la Douma municipale de Moscou ; 
cette fonction fut occupee a Minsk par A. Weinstein (Rakhmiel), 
membre du Comite central du Bund ; a Iekaterinoslav par le 
menchevik I. Polonski ; a Saratov par D. Tchertkov, un membre du 
Bund ». G. Schreider devint « maire de Petrograd ; A. Ginzburg- 
Naoumov, adjoint au maire de Kiev 51 ». 

Cependant, ces hommes politiques furent pour la plupart balayes 
par le putsch d'Octobre et n'agirent pas sur le cours des evenements 
ulterieurs ; ce role revint a d'autres qui avaient occupe des 
postes nettement moins eleves, mais qui etaient plus nombreux et 
repartis sur tout le territoire, en particulier au sein des Soviets ; ce 
fut le cas de L. Khintchouk qui se trouvait a la tete du Soviet des 
ouvriers de Moscou, ou de Nassimovitch et M. Trillisser, membres 
du Soviet d'Irkoutsk (ce dernier entra au Comite central des Soviets 
de Siberie apres 1917, puis y devint haut responsable de la 
Tcheka) 52 . 

En province, « les differents partis socialistes juifs etaient 
largement representcs dans les Soviets des ouvriers et des 
paysans" ». Tout comme au Congres democratique de septembre 
qui agaca Lenine a tel point qu'il ordonna rencerclcment du 
Theatre Alexandre et fit arreter tous les participants. (Le camaradc 
Nachatyr, responsable politique du theatre, faillit subir les foudres 
de Lenine, mais Trotski s'interposa.) Et, meme apres Octobre 17, 
le Soviet des deputes des soldats de Moscou comptait dans 
ses rangs, ainsi qu'en fit etat Boukharine, « des dentistes, des 



51. Aronson. op.cit.. p. 10 ; PEJ. t. 7, p. 381. 

52. EJR. t. 3, pp. 162, 293. 

53. Aronson, op. cil., p. 7. 



EN L'AN 1917 67 

pharmaciens, etc., - autrement dit des gens qui etaient aussi proches 
des soldats que de l'empereur de Chine 54 » ! 

Mais qui gouverna vraiment la Russie du printemps a l'automne 
1917? Non pas le Gouvernement provisoire - qui n'avait ni 
pouvoir ni volonte - mais le Comite executif du Soviet de 
Petrograd, puissant et impenetrable, remplace apres juin par le 
Comite central executif. Ce sont ceux-la qui tinrent les renes du 
pouvoir, unis en apparence, mais dechires de l'interieur par des 
conflits ideologiques et partisans. Ainsi, comme on l'a vu, le 
Comite de Petrograd commenca par approuver d'une seule voix le 
« Decret n° 1 », puis il se mit a hesiter serieusement sur 1' attitude 
a adopter vis-a-vis de la guerre : fallait-il demanteler l'armee ou au 
contraire la renforcer ? (Ensuite, faisant preuve d'une determination 
plutot inattenduc, il apporta son soutien a l'« Emprunt pour la 
Liberte », ce qui provoqua 1 'exasperation des bolcheviks, mais 
s'accordait avcc 1'opinion publique, favorable a cette initiative, et 
avec celle de certains Juifs liberaux.) 

Le Bureau du premier Comite central executif des Soviets des 
deputes ouvriers et soldats de toute la Russie (c'etait la premiere 
fois que la Russie etait gouvernee par des Soviets) comptait 
9 membres. On y trouvait notamment le « S.-R. » A. Gotz, le 
menchevik F. Dan, le bundiste M. Liber, le « S.-R. » M. Man- 
delstam. (En mars, Gendelman et Svetlov exigerent au cours d'une 
reunion des Soviets le durcisscmcnt des conditions de detention de 
la famille imperiale et l'arrestation de tous les grands-ducs - c'est 
dire qu'ils se sentaient solidement installed au pouvoir.) Au sein de 
ce meme Bureau siegeait egalement un bolchevik de premier plan, 
L. Kamenev. Mais aussi le Georgien Tchkheidze, l'Armenten 
Saakian, Krouchinski, qui etait vraisemblablement polonais, et 
Nicolski - russe : tels etaient ceux qui dirigcaient la Russie dans 
une periode si critique de son histoire. 

A cote du CCE des Soviets des deputes ouvriers et soldats, on 
proceda, fin mai, a 1' election du Comit6 executif du Soviet des 
deputes des pay sans. Parmi ses trente membres, il y avait en tout 
trois paysans - c'est ainsi que ce pouvoir, avant meme les bolche- 
viks, concevait la representativite ! Par ailleurs, selon D. S. Pas- 
manik, cette instance comptait 7 Juifs : « C'etait ties regrettable, 



54. Izvestia. 1917, 8 novembre, p. 5. 



68 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

justement du point de vue des interets juifs (...), les gens en avaient 
assez de les voir partout 55 ». Et ce Soviet paysan presente ses 
candidats a l'Assemblee constituante toute proche : une veritable 
liste de mariage, a commencer par Kerenski, avec le bouillant Ilya 
Roubanovitch, tout juste rentre de son exil parisien, le terroriste 
Abraham Gotz, l'obscur Gourevitch 56 ... (Le meme article de journal 
mentionne rarrestation pour desertion du sous-lieutenant 
M. Golman, president du Soviet paysan de la region de Moghui- 
lev 57 !) 

II va de soi que ce n'est pas 1'appartenance nationale des 
membres de ces Comites executifs qui explique leurs decisions 
- loin de la ! (Nombre d'entre eux s'etaient eloignes de leur 
communaute et n'y mettaient plus les pieds depuis belle lurette.) 
Chacun 6tait persuade que son talent et son instinct revolutionnaire 
lui permettraient de regler au mieux les problemes des ouvriers et 
des paysans, qu'il serait bien plus efficace que ces braves gens 
un peu lourdauds, ne serait-ce que par son niveau destruction et 
son intelligence. 

Tandis que la majorite des Russes - de l'homme du peuple au 
general - etait litteralement abasourdie par 1' apparition aussi 
soudaine que spectaculaire de ces nouveaux visages parmi les 
orateurs des meetings, les organisateurs de manifestations, les diri- 
geants politiques. 

En voici un exemple, cite par le socialiste V. Stankevitch, le seul 
membre du Comite executif a etre officier : « Ce fait [le grand 
nombre de Juifs au sein du CE] eut des consequences considerables 
sur l'opinion publique, sur l'orientation des sympathies... Un detail, 
a ce propos : au cours de sa premiere visite au Comite, Kornilov 
se retrouva par hasard entoure uniquement de Juifs avec, en face 
de lui, deux personnages peu influents et meme inconnus dont je 
ne garde souvenir que parce qu'ils arboraient un type juif marque" 
jusqu'a la caricature. On peut se demander si cet episode n'influa 
pas sur l'attitude de Kornilov envers la revolution 58 . » 



55. D. S. Pasmanik, Rousskai'a revolutsia i ieveri'stvo [La revolution russe et les Juifs : 
le bolchevisme et le juda'isme], Paris, 1923, pp. 153-154. 

56. Retch, 1917, 28 juillet, p. 3. 

57. Ibidem, 28 juillet, p. 3. ; G. Lelevitch, Oktiabr v stavke [FEtat-major general en 
octobre], Gomel, 1922, pp. 13. 66-67. 

58. V. B. Stankevitch, Memoires, 1914-1919, Berlin, 1920, pp. 86-87. 



EN L'AN 1917 69 

Mais 1' attitude du nouveau pouvoir a 1'egard de tout ce qui est 
russe, quelle est-elle ? La fin du mois d'aout, ce sont les « jours de 
Kornilov ». La Russie est en train de sombrer, c'est clair : elle perd 
la guerre, l'armce est en pleine decomposition sur le front comme 
a l'arriere. Le general Kornilov, dont Kerenski vicnt d'exploiter 
habilement la naivete, lance un appel de detresse, un veritable cri 
de douleur : « 6 peuple de Russie ! Notre grande Patrie est en train 
de perir. Proche est Pheure de sa fin... Vous tous en qui bat un cceur 
russe, en qui habite la foi, allez dans les eglises et priez Dieu pour 
qu'Il accomplisse le plus grand des miracles, qu'II sauve la terre 
qui nous a fait naitre 59 ! » Ces propos font ricaner Guimmer- 
Soukhanov, ideologue de la revolution de Fevrier et membre 
influent du Comite executif : « C'est maladroit et vide, c'est de la 
mauvaise politique et de la mauvaise litterature... une miserable 
contrefacon de la "bonne vieille Russie d' autrefois'' 60 ! » 

Oui, c'est vrai : Kornilov est maladroit, emphatique, et sa 
position politique n'est pas claire - il faut dire que la politique n'est 
pas son fort. Mais son cceur est brise par la souffrance. Et 
Soukhanov, lui, est-il capable de souffrir ? II n'a cure de preserver 
une culture vivante, un pays - il est au service d'une ideologic de 
F Internationale, et nc voit dans les propos de Kornilov que vacuite 
de 1' esprit. Oui, il sait manier le sarcasme. Mais on peut lui 
reprocher de parler de « contrefacon » et, plus generalement, de 
tourner en derision la « Russie d'autrefois », c'est-a-dire son 
histoire, sa spirituality son art. Et c'est avec ce mepris pour tout 
ce que des sieclcs d' histoire russe ont accumule que Soukhanov et 
ses amis - cette ecume internationale - fixent les orientations de la 
revolution de Fevrier. 

Dans cette affaire, ce n'est pas l'origine nationale de Soukhanov 
et des autres qui est en cause, mais leur attitude a-nationale, anti- 
russe et anti-conservatrice. Ainsi, on aurait pu penser que le 
Gouvernement provisoire - qui devait resoudre des problemes 
concernant l'Etat russe dans son ensemble et qui etait compose de 
Russes - allait manifester ne ffit-ce qu'une fois son attachement a 
la Russie - non, rien du tout ! II n'a fait preuve de perseverance 



59. A. I. Denikine, Otcherki rousskoi smuty, t. 1 : Kruchcnic vlasti i armii [Recits sur 
le lemps des troubles en Russie. t. I : L'effondremenl du pouvoir el de I'arm6e], p. 216. 

60. Nik. Soukhanov. Zapiski o revolutsii [Notes sur la revolution], Berlin, 1923, 
vol. 5, p. 287. 



70 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

« patriotique » que dans un seul domaine : conduire une Russie en 
train de se decomposer (d'ores et deja, la « Republique de 
Cronstadt », et pas seulement elle, s'etait « separee de la Russie ») 
vers la victoire militaire ! La victoire a tout prix ! La fidelite a ses 
allies. (Du reste, ceux-ci ne se privaient pas de pousser a la roue, 
aussi bien au niveau des gouvernements qu'a celui des opinions 
publiques et des puissances financieres. En mai, par exemple, les 
journaux citent un article du Morning Post : « L'Amerique a fait 
comprendre a la Russie » qu'en cas de paix separee, les Etats-Unis 
« denonceraient tous leurs accords financiers avec la Russie 61 . » Et 
le prince Lvov de rencherir : « Le pays doit s'exprimer avec toute 
sa force et envoyer son armee au combat 62 . ») Quant aux conse- 
quences que la poursuite de la guerre entrainera pour la Russie, nul 
n'en a cure. Et chaque reunion - ou presque - du Gouvernement 
provisoire, chaque question debattue par lui portent la marque 
de cette derive, de cette atrophie de 1' instinct de conservation 
nationale. 

Et cela jusqu'au ridicule. Mors qu'il depense des millions a 
droite et a gauche, pretant toujours la plus grande attention 
aux « besoins culturels des minorites nationales », le Gouver- 
nement provisoire, reuni le 6 avril (pendant la semaine sainte), 
refuse d'accorder sa subvention a l'« Orchestre grand-russe de 
V. V. Andrei'ev », une formation ancienne qui tirait ses ressources 
« des credits de l'ex-Chancellerie personnelle de Sa Majeste » 
(credits, soit dit en passant, que ce meme Gouvernement provisoire 
avait confisques). La somme demandee - 30 000 roubles par an - 
ne representait pourtant que le salaire de trois secretaires d'Etat. 
« Refuse ! » (et au diable l'« Orchestre grand-russe » ! Non mais, 
vous avez vu ce nom : « grand-russe » !) Pensant qu'il s'agissait 
d'un malentcndu, AndreTev reitera sa demande. Mais, surmontant 
sa mollesse, le Gouvernement provisoire fit preuve d'une fermete 
inhabituelle et refusa derechef 63 . 

Au cours de cette annee, on ne decele pas le moindre soupgon 
de sentiment national russe chez le ministre et historien Milioukov. 
Pas plus que chez l'« homme fort de la revolution », Kerenski. 



61. Rousskai'a volia, 1917. 7 mai, p. 4. 

62. Ibidem, p. 6. 

63. Comptes rendus des reunions du Gouvernemenl provisoire, Petrograd, 1917, t. 1 : 
mars-mai. Reunion du 6 avril (c-r. 44, p. 5) et du 27 avril (c-r.64, p. 4). 



EN L'AN 1917 71 

A aucun moment. En revanche, une suspicion viscerale et perma- 
nente a 1'egard des milieux conservateurs et, au premier chef, de 
ceux qui defendaient la cause nationale russe. Et le 24 octobre, 
dans son dernier discours au Pre-parlement, alors que les troupes 
de Trotski prennent d'assaut Petrograd, maison apres maison, et 
que le palais Marie est deja en flammes, Kerenski s'emploie a 
demontrer que les journaux qu'il vient d'interdire - le Rabotchy 
Pout (la « Pravda ») des bolcheviks et la Nova'ia Rous de droite - 
ont la meme orientation... 

* 

Bien entendu, le « maudit incognito » du Comit6 executif ne 
passa pas inaper9u. Le mystere des pseudonymes tarabusta les 
milieux cultives de Petrograd et suscita des questions dans la 
presse. En mai, aprds deux mois de silence, il fallut se resoudre a 
reveler publiquement 1' identity veritable de tous les membres du 
CE (a l'exception, pour un temps, de Svetlov-Nakhamkis et de 1'in- 
fatigable animateur du Soviet, Boris Ossipovitch Bogdanov - alias 
Bogdanov-Malinovski, qui allait rester dans 1'Histoire sous ce 
nom). Cette dissimulation provoquait de l'agacement, y compris 
dans les milieux populaires. Ainsi, lorsqu'au Plenum du Soviet, en 
mai, furent avances les candidatures de Zinoviev et Kamenev, des 
cris fuserent de la salle : « Donnez-nous leurs vrais noms ! » 

Pour les gens de ce temps-la, seuls les volcurs dissimulaient leur 
identite ou changeaient de nom. Alors, pourquoi Boris Katz avait- 
il honte de s'appeler ainsi ct sc presentait-il sous le patronyme de 
« Kamkov » ? Pourquoi Lourie se dissimulait-il sous le pseu- 
donyme de « Larine », et Mandelstam sous celui de « Liadov » ? 
- II est vrai que beaucoup trainaicnt leur pseudonyme depuis 
l'epoque de la clandestinite, quand il fallait se cacher ; mais 
pourquoi le social-democrate Schotman prit-il en 1917 le nom de 
Danilov - et ce n'est pas le seul exemple -, oui, pourquoi ? 

Une chose est certaine : si un revolutionnaire se dissimule sous 
un pseudonyme, c'est qu'il veut tromper quelqu'un, et peut-etre pas 
seulement la police ou le gouvernement... Alors, comment savoir, 
s'interroge 1'homme de la rue, qui sont vraiment nos nouveaux 
dirigeants ? 



72 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

Grises par 1' atmosphere de liberte des premiers mois de la revo- 
lution de Fevrier, beaucoup, parmi les orateurs juifs, ne surent pas 
comprendre que leurs frequentes apparitions sur les tribunes et dans 
les meetings commensaient a susciter l'etonnement et le soupcon. 
Au moment ou sc declencha la revolution de Fevrier, il n'existait 
pas en Russie d'« antisemitisme populaire », si ce n'est dans la 
Zone de residence. (Ebragem Kagan ne declarait-il pas en 1917 : 
« Nous aimions la Russie malgre toutes les persecutions que nous 
dumes subir sous l'Ancien Regime, parce que nous savions que la 
responsabilite n'en incombait pas au peuple russe », mais au seul 
tsarisme 64 .) Or, au cours des premiers mois qui suivirent la revo- 
lution de Fevrier, ce sont justement les milieux populaires qui mani- 
festerent de l'agacement envers les Juifs, et ce sentiment, au fil des 
mois, ne fit que s'etendre et prendre de l'ampleur. Meme les 
journaux favorables a la revolution s'en font l'echo, notamment a 
propos de la colere qui grondait dans les files d'attente devant les 
magasins. « Un seul instant, et c'est comme si toute une eternite 
separait la Russie d'autrefois de celle d'aujourd'hui : rien n'est plus 
pareil. Mais ce qui a le plus change, ce sont les "queues". Et comme 
c'est etrange : alors que tout a "vire a gauche", les queues ont 
bascule a droite. Si vous avez envie de propagande reactionnaire..., 
allez passer un moment dans une file d'attente », vous pourrez y 
entendre des propos du genre : « Les Juifs, y en a pas dans les 
queues, ils ont pas besoin, ils planquent du pain chcz eux ! » Et la 
legende sur « les Juifs qui cachent le pain » fait le tour de la file ; 
« les files d'attente sont les foyers contre-revolutionnaires les plus 
dangercux 65 ». Voici encore le temoignage de l'ecrivain Ivan 
Najivine : Moscou, automne 17 : le terrain le plus favorable a la 
propagande antisemite, ce sont les gens affames qui font queue 
devant les magasins : « Bande de salauds !... Ils sont partout... Ils 
font les fiers avec leurs bagnoles... Tu verras jamais un Juif dans 
une queue... Attendez un peu, les gars, on vous aura 66 !... » 

Les revolutions revelent au grand jour ce qu'il peut y avoir 
de bassesse, d'envie et de haine dans un peuple. C'est ce qui se 
passa egalement en Russie ou la foi chretienne declinait depuis 



64. Retch, 1917, 28 juin, p. 2. 

65. Ibidem, 3 mai, p. 6. 

66. Iv. Najivine, Zapiski o revolutsii [Notes sur la revolution], Vienne, 1921, p. 28. 



EN L'AN 1917 73 

longtemps. Une vague d' exasperation populaire deferla sur ces 
Juifs arrives, occupant des fonctions oil on ne les avait jamais vus, 
ne cachant pas leur enthousiasme r£volutionnaire - mais absents 
des files d'attente affamees. 

Les journaux de 1917 en citent de nombreux exemples : a 
Petrograd, sur la place aux Foins et le marche Apraxine, on 
decouvre des stocks de denrees chez des marchands juifs, aussitot 
«des cris fusent dans la foule : "Saccagez les magasins des 
youtres !", "C'est la faute aux youtres !..." Ce mot "youtre" est sur 
toutes les levres'' 7 ». On decouvre des reserves de farine et de lard 
chez un marchand de Poltava (probablement un Juif) ; le magasin 
est mis a sac, on appelle a casser du Juif. Des membre du Soviet 
des ouvriers se rendent sur les lieux pour tenter de calmer la foule ; 
parmi eux, un certain Drobnis qui est pass6 a (abac 68 . A Iekateri- 
noslav, en septembre, des soldats detruisent des magasins aux cris 
de « Mort aux bourgeois ! Mort aux Juifs ! » Sur un marche de 
Kiev, un jeune garcon frappe a la tete une femme qui essaie de 
resquiller dans une file d'attente. Des cris s'elevent tout de suite : 
« Les Juifs frappent des Russes ! », et c'est la bagarre. (Et cela se 
passe a Kiev ou flcurissent deja des slogans comme « Vive 
1' Ukraine fibre sans Juifs ni Polonais ! »). Meme a Petrograd, la 
moindre altercation dans la rue s'accompagne, sans raison appa- 
rente, d'appels a la violence contre les Juifs. Dans un tramway, 
deux femmes « appelaient a la dissolution du Soviet des ouvriers 
et soldats oil ne siegeaient, selon elles, que des "Allemands et des 
Juifs". Elles sont arretees et poursuivies en justice 69 ». 

Voici ce qu'on peut lire dans le journal Rousskaia Volia : « L'an- 
tisemitisme est train de renaitre et de se repandre sous nos yeux... 
sous sa forme la plus primitive... II suffit d'ecouter ce qui se dit 
dans le tramway [a Petrograd], dans les "queues" devant les 
magasins et les echoppes, dans les meetings volants qui se forment 
a tous les coins de rue... On accuse les Juifs d' avoir monopolise la 
vie politique, les partis, les Soviets, et c'est tout juste si on ne les 
rend pas rcsponsables de la disorganisation de l'armee... On dit 
qu'ils volent et dissimulent les denrees alimentaires 70 . » 



67. Rousskaia volia, 1917, 17 juin, p. 4. 

68. Retch, 1917. 9 seplembre, p. 3. 

69. Ibidem, 8 aoQt, p. 5. 

70. Rousskaia volia, 1917, 17 juin, p. 4. 



74 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

Sur le front, les socialistes juifs qui faisaient de la propagande 
politique avaient connu le plus vif succes au printemps 17, quand 
on pouvait appeler a la « paix democratique » et a 1' arret des 
combats. Nul ne leur avait alors reproche d'etre juifs. Mais lorsque, 
au mois de juin, le Comite executif changea de ligne et decida de 
soutenir l'offensive - de l'inspirer, meme -, I'antisemitisme refit 
surface et les agitateurs politiques juifs eurent frequemment a subir 
un dechaincment de violences des soldats. 

Quant au Comite executif lui-meme, on disait a Petrograd qu'il 
etait « entre les mains des youpins ». Des le debut de juin, cette 
opinion avait pris racine chez les soldats de la garnison de 
Petrograd et les ouvriers des usines - d'ou l'accueil qu'ils reser- 
verent a l'emissaire du Comite executif, Voitinski, venu pour les 
dissuader de participer a la manifestation que les bolcheviks proje- 
taient pour le 1 0. 

Un hommc aussi peu soupconne d'antisemitismc que 
V. D. Nabokov notait avec humour que la reunion des chefs de 
groupes du Pr6-parlement (octobre 1917) « pouvait sans hesitation 
etre qualifiee de sanhedrin » : « Les Juifs y etaient en majorite 
ecrasante. Les seuls Russes etaient Avksentiev, moi-meme, 
Pechekhonov, Tchai'kovski... » C'est Mark Vichniak, present a cette 
reunion, qui le lui fit remarquer 71 . 

L'activite des Juifs dans les spheres du pouvoir frappait de plus 
en plus les esprits, au point que le pourtant tres modere Roussko'ie 
Slovo, dans son supplement illustre date du 29 octobre, publia 
- chose impensable auparavant ! - une caricature ouvertement anti- 
semite au moment meme ou des combats de rue se deroulaient 
dans Moscou... 

Le Comite executif combattit Tanlisemitisme avec la plus grande 
energie. (J'admcts qu'en refusant de faire entrer Plekhanov au sein 
de ce Comite, on sanctionna son article dirige contre le Bund, « La 
Tribu des vermines », que Lenine a rendu fameux 72 . Peut-on au 
reste concevoir une autre explication ?) - Le 21 juin, le l er Congres 
des Soviets rendit public un appel a la lutte contre 1'antisemitisme 
(« ce fut pratiquement la seule decision qui fut prise a l'unanimite, 



71. V Nabokov, Lc Gouverncment provisoire. ARR, 1922, I. 1, p. 80. 

72. V. I. Unine, (Euvres en 45 volumes (en russe), Moscou, 1941-1967, t. 4, p. 31 1. 



EN L'AN 1917 75 

sans objections ni debats" »). Et lorsque, a la fin du mois de juin 
(les 28 et 29), se reunit le bureau du Comite executif nouvellement 
elu, on y donna lecture d'un expose sur « la montee de la propa- 
gande antisemite... surtout dans les regions du Nord et du Sud- 
Ouest » ; apres quoi le Bureau prit seance tenante la decision d'y 
depecher 15 membres du Comite central 74 investis de pouvoirs 
speciaux et places sous la tutelle de la « Section chargee de 
combattre la contre-revolution ». 

De leur cote, les bolcheviks, tout en continuant de clamer « A 
bas les ministres-capitalistes ! », se gardaient bien de freiner ce 
mouvement, bien au contraire (tout comme les anarchistes pourtant 
dirig^s par Bleichman) : si le Comite executif fait preuve d'une 
excessive moderation a l'cgard du gouvernement, e'est uniquement 
parce tout le pouvoir est tombe entre les mains des capitalistes et 
des Juifs. (C'etait deja la methode employee par La Volonte du 
Peuple* en 1881...) 

Et lorsque eut lieu 1' insurrection bolchevique, les 3 et 4 juillet, 
celle-ci n'eut plus pour cible un Gouvernement provisoire a bout 
de souffle, mais le seul concurrent veritable, le Comite executif -, 
et les bolcheviks attiserent en sous-main la haine des soldats contre 
les Juifs : n'etait-ce pas la qu'ils etaient embusqu^s ? ! 

Apres l'echec de 1' insurrection, le Comite executif nomma une 
commission d'enquete qui comptait bon nombre de Juifs, membres 
du Bureau du CE. Mais leur « conscience socialiste » les empecha 
de conduire jusqu'au bout leurs investigations et de mettre au jour 
les intentions criminelles des bolcheviks ; la commission fut rapi- 
dement dissoute sans etre arrivee a la moindre conclusion. 

Et quand sonna l'heure de l'assaut decisif des bolcheviks, le CE 
organisa un Conseil des garnisons, le 19 octobre, au cours duquel 
«l'un des representants du 176 e regiment d'infanterie, un Juif», 
lanca l'avertissement suivant : « La-bas, dans la rue, on crie que 
tout est de la faute des Juifs 75 ». Gendelman raconte que le 



73. Izvestia, 1917, 20 octobre, p. 5. 

74. Ibidem, 30 juin, p. 10. 

75. Retch, 1917, 20 octobre, p. 3. 

* Organisation secrete rdvolutionnaire dont le triomphe fut marque" par l'assassinat du 
tsar Alexandre II. D6mantel6e par la police, son « flambeau » fut repris par les S.-R. 
(socialistes-reVolutionnaires). 



76 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

25 octobre, alors qu'il tentait de dissuader la garnison de la forte- 
resse Pierre-et-Paul de participer a V insurrection, il fut interrompu 
par des vociferations : « Tu t'appelles Gendelman, done tu es juif, 
et de droite 76 ! » Le 27 octobre, Gotz, a la tete d'une delegation qui 
voulait se rendre aupres de Kerenski a Gatchina, fut arrete a la gare 
de la Baltique par des marins prets a le tuer au motif que « les 
Soviets sont tombes aux mains des youpins 77 ». Et au cours des 
destructions qui eurent lieu a Pctrograd juste apres la glorieuse 
victoire des bolcheviks, on put egalement entendre : « Mort aux 
youtres ! » 

Malgre cela, il n'y eut pas un seul pogrom antijuif pendant toute 
l'annee 1917. Ceux de Kaloucha et de Ternopol eurent pour cause 
un dechatnement de violences de soldats avines et incontrolables 

- pendant la retraite des troupes russes - qui detruisirent tout ce 
qui leur tomba sous la main, tous les magasins, tous les commerces 
les uns apres les autres ; mais, dans ces villes, la plupart des 
commerces appartenaient a des Juifs, et on parla done de « pogroms 
antijuifs ». En revanche, le pogrom qui eclata au cours de la meme 
periode a Stanislavov, ou les Juifs etaient nettement moins 
nombreux, ne fut pas designe par ce terme. 

Des le milieu de l'annee 1917 (a la difference de ce que Ton 
avait pu observer en mars et avril), la populace en fureur et les 
soldats ivres commencement a representer un veritable danger, mais 
bien plus dangcreuse pour les Juifs 6tait la menace que constituait 
l'effondrement du pays. Que leur opinion publique et leur presse 
n'eussent pas pris conscience de ce peril ne laisse pas d'etonner 

- comme s'ils ne comprenaient rien a la terrible lecon de l'annee 
17, ne cherchaient pas a en tirer les enseignements, mais se conten- 
taient de relever des cas isoles de « faits ressortissant au pogrom » 
sans voir d'ou venait vraiment la menace. Le pouvoir executif 
adopta la meme attitude. Devant la percee des Allemands pres de 
Ternopol, on reunit en catastrophe le Comite central executif du 
PRSD. II fallut reconnaitre que la revolution (d'abord), le pays 
(ensuite) etaient en grave peril ; le Gouvernement provisoire fut 
declare « Gouvernement du Salut de la Revolution », et un appel 
lance au peuple : « Des forces obscures se preparent de nouveau a 



76. Izvestia, 1917, 26 octobre, p. 2. 

77. Delo naroda, 1917, 29 octobre, p. 1. 



EN L'AN 1917 77 

dechirer notre infortunee Patrie. Elles excitent la haine de la 
populace envers les Juifs 78 . » 

Le 18 juillet, au cours d'une reunion privee de membres de la 
Douma (il s'agissait d'un tres petit cercle depourvu de toute 
influence), un certain Maslennikov, depute fraichement elu, s'en 
prit au Comite executif et cita ses membres sous leur vrai nom ; le 
soir meme, ce fut un veritable branle-bas : ne s'agissait-il pas en 
effet d'un acte contre-revolutionnaire tombant sous le coup du 
decret qui venait d'etre pris par le ministre de l'lntericur, Tsere- 
telli ? (En fait, ledit decret visait les bolchcviks, apres 1' insur- 
rection, mais ne leur fut pas applique.) Des le lendemain, 
Maslennikov dut se justifier dans les colonnes du journal Retch : 
c'est vrai, il avait appele Svetlov, Kamenev et Trotski par leurs 
vrais noms, mais en aucune fagon il ne visait le peuple juif 
dans son ensemble, et « en tout etat de cause il n'avait jamais 
eu l'intention de rendre le peuple juif responsable de leurs agis- 
sements 79 ». 

Au milieu du mois de septembre, l'6difice erige par la revolution 
de Fevrier s'ecroule definitivement ; a la veille du putsch bolche- 
vique, desormais ineluctable, I. Kantorovitch lance ce cri d'alarme : 
« Les forces obscures, les mauvais genies qui habitent la Russie 
vont surgir de tous les trous ou ils s'etaient terres et s'unir joyeu- 
sement pour celebrer leurs messes noires... » - Oui, c'est pour 
bientot. Et que va-t-on celebrer au juste au cours de ces messes ? 
- « Le patriotisme zoologique, la nation russe "authentique" et ses 
pogroms 80 ». En octobre, Trumpeldor organise a Petrograd des 
groupes juifs d'autodefense ; l'occasion d'y faire appel ne se 
presentera pourtant pas. 

Les Russes avaient perdu la raison, c'est vrai, mais les Juifs 
tout autant. 

Quelques annees apres la revolution, G. Landau ecrivit ces lignes 
empreintes de tristesse : « La participation des Juifs aux troubles 
qui 6claterent en Russie frappe par son caractere suicidaire ; je ne 
parle pas du bolchevisme en particulier, mais de 1'ensemble du 
processus revolutionnaire. II ne s'agit pas seulement du nombre 



78. Retch, 1917. 1 1 juillet, p. 3. 

79. Ibidem, 21 juillet, p. 4. 

80. Ibidem, 16 septembre, p. 3. 



78 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

considerable de ceux qui ont pris une part active aux evenements 
au sein des partis socialistes et revolutionnaires ; il s'agit du 
puissant courant de sympathie qui accueillit la revolution... Certes, 
le pessimisme etait tres largement repandu, notamment la crainte 
des pogroms, mais ccla n'empechait pas 1' adhesion a ce chambar- 
dement porteur de calamity et de pogroms. lis etaient comme des 
papillons irrcsistiblement attires par la flamme qui allait les bruler... 
Certes, les Juifs avaient de serieux motifs d'aller dans cette 
direction, mais ces motifs etaient egalemcnt suicidaires... II est vrai 
qu'en cela les Juifs ne se distinguaient en rien de 1' intelligentsia 
russe ni de la societe russe dans son ensemble... Mais nous, vieux 
peuple de citadins, de commercants, d' artisans, d'intellectuels, nous 
avions le devoir d'etre differents du peuple de la terre et du pouvoir, 
des paysans, des seigneurs et des fonctionnaires 81 . » 

Mais on ne doit pas oublier ceux qui surent marquer leur diffe- 
rence. II ne faut jamais oublier que la communaute juive a toujours 
ete tres diverse et qu'elle a couvert tout 1'cventail des opinions et 
des engagements. C'est ainsi qu'en 1917 subsistaient des milieux 
oil prevalaient des vues raisonnables - en province, bien sur, mais 
dans la capitale 6galement -, et, au fur et a mesure qu'on s'ap- 
prochait d'Octobre, lis ne firent que s'elargir. 

Significative a cet egard est la position de ces Juifs sur la 
question de 1'unite de la Russie au moment meme ou celle-ci etait 
decoupee en morceaux non seulement par des nations etrangeres, 
mais par les Siberiens eux-memes. « Tout au long de la revolution, 
ce furent les Juifs, au meme titre que les Grands-Russiens, qui se 
montrerent les plus ardents defenseurs de 1' Empire russe 82 ». Main- 
tenant que les Juifs avaient obtenu l'egalite des droits, qu'est-ce 
done qui pouvait les unir aux populations de la peripheric de 
1' Empire ? Demembrer le pays aurait conduit a morceler la commu- 
naute juive elle-meme. Lors du 9 e Congres des K.D., Vinaver et 
Nolde se declarerent ouvertement contre la demarcation territoriale 
des nationalite's et pour 1'unite de la Russie 83 . De meme, en 
septembre, au cours d'une reunion de la section nationale de la 
Conference democratique, des socialistes juifs se prononcerent 



81. G. A. Landau, Revolutsionnye idei v ievrei'skoi obchlchestvennosti [Les id£es 
revolutionnaires au sein de la communaute juive] - RiE, pp. 105-106. 

82. D. S. Pasmanik, op. cit., p. 245. 

83. Retch, 1917. 26 juillet, p. 3. 



EN L'AN 1917 79 

contre une organisation federative de la Russie, et pour le centra- 
lisme. Voici ce qu'on peut lire dans un periodique israelien d'au- 
jourd'hui : les detachements juifs de Trumpelrod « se sont meme 
ranges aux cotes du Gouvernement provisoire pour mater la 
rebellion de Kornilov 84 ». Possible ; mais, pour avoir beaucoup 
etudie l'annee 1917, je dois dire que je n'ai jamais eu connaissance 
de ce fait. En revanche, au tout debut de mai 17, qui fut l'orateur 
le plus ecoute - appelant a defendre la Russie - de la fameuse 
« Delegation de la mer Noire » aux positions contre-revolution- 
naires ? Un marin juif - Batkine. He oui ! 

D. S. Pasmanik a publie les lettres que le richissime armateur 
Shoulim Bespalov adressa des septembre 1915 au ministre du 
Commerce et de 1' Industrie, V. Chakhovskoi : « Les profits 
excessifs des industriels et des commercants conduisent notre patrie 
a sa perte » ; il propose de limiter leur taux a 15 % et, dans la 
foulee, fait don a l'Etat d'un demi-million de roubles. Mais son 
initiative ne rencontre pas d'echo : les milieux progressistes 
assoiffes de liberte - les Konovalov et autres Riabouchinski - ne 
dedaignent pas, en pleine guerre, de faire du 100 % de profit. Mais 
voila que Konovalov devient a son tour ministre du Commerce et 
de 1' Industrie, et Shoulim Bespalov reprend la plume, le 5 juillet 
1917 : «Les profits excessifs realises actuellement par les 
industriels conduisent notre patrie a sa perte, il est desormais indis- 
pensable de prelever 50 % sur la valeur de tous les biens et de 
toutes les fortunes », et il se dit pret a donner l'exemple. La encore, 
Konovalov fait la sourde oreille 85 . 

Au cours de la Conference d'Etat qui s'est tenue a Moscou au 
mois d'aout, O. O. Grusenberg (appele dans un avenir proche a 
devenir membre de 1' Assembles constituante) declara : « En ces 
jours, le peuple juif... n'eprouve pour seul sentiment que le 
devouement envers la patrie, pour seul souci que la defense de son 
unite et des conquetes de la democratic », et il est pret a mettre a 
la disposition de la defense nationale « toutes ses ressources mate- 
rielles et intellectuelles, tout ce qu'il a de plus cher, toute sa fine 
fleur, toute sa jeuncsse*' ». 



84. /. Eldad, Tak kto je nasledniki Jabotinskovo ? [Mais qui sont done les heYiliers de 
Jabotinski ?], interview - « 22 », 1980, n° 16, p. 120. 

85. D. S. Pasmanik, op. eft, pp. 179-181. 

86. Retch, 1917, 16aout, p. 3. 



80 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

Ces propos refletaient 1'idee selon laquelle le regime de Fevrier 
etait le plus favorable a la communaute juive, que, grace a lui, 
celle-ci connaitrait la prosperite economique et l'epanouissement 
politique et cultural. Et cette idee etait juste. 

Et plus on approchait du putsch d'Octobre, plus la communaute 
juive prenait conscience de la menace bolchevique, et plus elle 
marquait son opposition au bolchevisme. Cet etat d' esprit avait deja 
gagne les differents partis socialistes et, lorsque eclata la revolution 
d'Octobre, beaucoup de socialistes juifs exprimerent ouvertement 
leur hostilite a son encontre, mais sans aucun effet : paralyses par 
leur conscience politique de socialistes, ils se contenterent de 
vagues pourparlers et d' articles dans des journaux que les 
bolcheviks ne tarderent pas a interdire. 

II faut le dire tres nettement : le putsch d'Octobre ne fut pas 
conduit par les Juifs (exception faite du glorieux Trotski et du jeune 
et dynamique Grigori Tchoudnovski qui prit une part active a 
l'arrestation des membres du Gouvernement provisoire et a la 
repression des defenseurs du palais d'Hiver). Ils n'ont pas tort, ceux 
qui nous objectent qu'il etait impossible qu'un pays de 170 millions 
d'habitants put etre enfonce dans le bolchevisme par une petite 
minorite de Juifs. C'est vrai : en 1917, c'est nous-memes qui avons 
scelle notrc dcstin, c'est notre stupidite - depuis le debut, en fevrier, 
jusqu'a octobre-decembre. 

La revolution d'Octobre a ete une catastrophe pour la Russie. 
Mais la situation anterieure ne laissait deja rien presager de bon. 
Nous avions deja perdu le sens de l'Etat et cela se verifia abon- 
damment tout au long de 1'annee 1917. Ce qui attendait la Russie, 
c'etait - au mieux - une pseudo-democratie confuse, malingre et 
inefficace, privee du soutien d'une societe civile politiquement et 
economiqucment developpee. 

Apres les combats d'Octobre a Moscou, des representants du 
Bund et des Poalei-Tsion participerent aux pourparlers d' armistice, 
formant un groupe a part, distinct des junkers et des bolcheviks. II 
faut d'aillcurs rappeler qu'il y avait beaucoup de Juifs parmi les 
junkers - eleves ingenieurs militaires - qui defendirent le palais 
d'Hiver, ainsi qu'en temoignent les memoires de l'un d'entre eux, 
Sincgoub ; j'ai eu moi-meme l'occasion d'en connaitre un en 
prison. Des le mois de novembre, le bloc juif affronta les 



EN L'AN 1917 81 

bolcheviks lors du renouvellement de la Douma d' Odessa et 
emporta les elections, quoique de peu. 

Aux elections a l'Assemblee constituante, « plus de 80 % de la 
population juive de Russie vota » pour les partis sionistes 87 . Lenine 
ecrit : 550 000 voix pour les nationalistes juifs 88 . « La plupart des 
partis juifs formerent une liste unique sur laquelle furent elus sept 
deputes - six sionistes » et Grusenberg. « Le succes remporte par 
les sionistes » s'explique egalement par la publication (peu avant 
les elections) de la declaration du ministre des Affaires etrangeres 
de Grande-Bretagne (sur la creation d'un « foyer national » juif en 
Palestine) « qui fut accueillie avec enthousiasme par la majorite des 
Juifs de Russie (a Moscou, a Petrograd, a Odessa, a Kiev ainsi 
qu'en bien d'autres villcs, on assista a des manifestations publiques 
de joie, a des meetings et a des actions de grace m ». 

Le bolchevisme n'etait guere populaire parmi les Juifs avant le 
putsch d'Octobre. Mais, juste avant qu'il ne survienne, Natanson, 
Kamkov et Steinberg conclurent, au nom des S.R. de gauche, une 
alliance avec les bolcheviks Trotski et Kamcnev yl> . Et certains Juifs 
se retrouverent dans le bolchevisme, s'y illustrerent meme des 
les premieres victoires que celui-ci remporta. Ainsi Semion 
Nakhimson, commissaire du fameux regiment letton de la 
12 e Armee qui joua un role decisif au moment du putsch. « Au sein 
de 1'armee, les Juifs s' illustrerent dans la preparation et la mise 
en ceuvrc du soulevement d'Octobre 1917, a Petrograd comme en 
d'autres villes de Russie, et ils participerent egalement a la 
r6pression de la resistance armee contre le nouveau pouvoir g| ». 

On sait que, dans la nuit du 27 octobre, au cours d'une reunion 
qualifiee d' « historique », le Congres des Soviets promulgua son 
« decret sur la paix » et son « decret sur la terre ». Ce que Ton sait 
moins, c'est qu'apres le premier decret - mais avant le second -, 
une resolution fut adoptee, stipulant que « les Soviets locaux 



87. V. Bogouslavski, V zachtchitu Kunai'eva [Plaidover pour Kouna'iev] - « 22 », 1980, 
n° 16, p. 169. 

88. Lenine, t. 30, p. 231. 

89. PEJ, I. 7, p. 381. 

90. Kh. M. Astrakhan, Bolcheviki i ikh polititcheskie protivniki v 1917 godu [Les 
bolcheviks et leurs adversaires politiques en 1917]. Leningrad, 1973, p. 407. 

91 . Aran Abramovitch, V rechaiuchtchei voine : Utchastie i rol'ievrei'ev SSSR v vo'i'ne 
proliv tsarizma [Une guerre decisive : la participation et le rfile des Juifs d'URSS dans 
la guerre contre le tsarisme], Tel-Aviv, 1982, t. 1, pp. 45-46. 



82 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

doivent mettre un point d'honneur a empecher les forces obscures 
de perpetrer des pogroms contre les Juifs ou d'autres categories 
de la population 92 ». (L'idee que des pogroms pussent etre organises 
par les lumineuses forces rouges n'etait pas meme envisagee.) 

Cette fois encore - au cours d'un Congres des deputes ouvriers 
et paysans -, la question juive etait passee avant la question 
paysanne. 



92. L Trolski, Histoire de la revolution russe (en russe), Berlin, 1933, t. 2, p. 361. 
(Trad, francaise : coll. Points, Seuil, 1995.) 



Chapitre 15 
AUX COTES DES BOLCHEVIKS 



Ce theme-la - Ies Juifs aux cotes des bolchcviks - n'est pas neuf, 
tant s'en faut. Que de pages deja ecrites sur le sujet ! Celui qui veut 
demontrer que la revolution etait « tout sauf russe », « dtrangere par 
nature », celui-la invoque des patronymes et pseudonymes juifs, 
pretendant ainsi exonerer les Russes de toute part de responsabilite 
dans la revolution de dix-sept. Quant aux auteurs juifs, ceux qui 
ont me - la part prise par les Juifs dans la revolution comrae ceux qui 
l'ont toujours reconnue, tous s'accordent pour dire que ces Juifs-la 
n'etaient pas des Juifs par I'esprit, que e'etaient des renegats. 

Nous sommes d'accord la-dessus, nous aussi. II faut juger les 
gens pour leur esprit. Oui, e'etaient des renegats. 

Mais les leaders russes du Parti bolchevique n'etaient pas, eux 
non plus, des Russes par I'esprit ; ils etaient tres exactement anti- 
russes, et assurement anti-orthodoxes. Chez eux, la grande culture 
russe, reduite a une doctrine et a des calculs politiques, etait dena- 
tured . 

II conviendrait de poser la question autrcment, a savoir : combien 
faut-il rassembler de renegats epars pour former un courant poli- 
tique homogene ? Quelle proportion de nationaux ? Pour ce qui 
concerne les renegats russes, la reponse est connue : aux cotes des 
bolcheviks, il y en eut un nombre enorme, un nombre impardon- 
nable. Mais les renegats juifs, quelle fut, par les effectifs et par 
l'energie deployee, leur part dans la mise en place du pouvoir 
bolchevique ? 

Une autre question porte sur l'attitude de la nation a l'egard de 



84 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

ses propres renegats. Or, celle-ci a ete contrasted, allant de 1' abomi- 
nation a l'admiration, de la mefiance a I'adhesion. Elle s'est mani- 
fested dans les reactions memes de la masse populaire, qu'elle soit 
russe, juive ou lithuanienne, dans la vie elle-meme beaucoup plus 
que dans les exposes des historiens. 

Et enfin : les nations peuvent-elles rcnier leur renegats ? Y a-t-il 
un sens a ce reniement ? Une nation doit-elle se souvenir ou ne pas 
se souvenir d'eux ? Peut-elle oublier le monstre qu'ils ont 
engendre ? A cette question, la reponse ne fait pas de doute : il faut 
se souvenir. Chaque peuple doit se souvenir de ses propres renegats, 
s'en souvenir comme etant les siens - a cela, point d'echappatoire. 

Et puis, au fond, y a-t-il un exemple de renegat plus frappant que 
Lenine lui-mcrne ? Or, Lenine etait russe, rien ne sert de le nier. 
Oui, il abominait, il detestait tout ce qui touche la Russie ancienne, 
toute Thistoire russe et a fortiori l'Orthodoxie. De la littcrature 
russe il n'avait rctenu que Tchernychevski et Saltykov-Chtchedrine ; 
Tourgueniev, avec son esprit liberal, l'amusait, et Tolstoi l'accu- 
sateur, aussi. II n'a jamais manifeste le moindre sentiment d'af- 
fection pour quoi que ce soit, pas meme pour le fleuve sur les bords 
duquel s'etait dcroulce son enfance, la Volga (et n'intenta-t-il pas 
un proces a ses paysans pour des degats commis sur ses terres ?). 
Bien plus : c'est lui qui livra sans pitie" toute la region a l'effroyable 
famine de 1921. Oui, tout cela est vrai. Mais c'est bien nous, nous 
les Russes, qui avons cree ce climat dans lequel Lenine a grandi et 
qui l'a empli de haine. C'est en nous que la foi orthodoxe a perdu 
sa vigueur, cette foi dans laquclle il aurait pu grandir au lieu de lui 
declarer une guerre sans merci. Comment ne pas voir en lui un 
renegat ? Et pourtant, il est russe, et nous autres Russes, nous 
rcpondons de lui. On invoque parfois ses origines ethniques. Lenine 
etait un metis issu de races differentes : son grand-pere paternel, 
Nikolai' Vassilievitch, etait de sang kalmouk et tchouvache, sa 
grand-mere, Anna Alekseievna Smirnova, etait une Kalmouke, son 
autre grand-p6re, Israel (Alexandre de son nom de bapteme) Davi- 
dovitch Blank, etait juif, son autre grand-mere, Anna Iohannovna 
(Ivanovna) Groschopf, 6tait la fille d'un Allemand et d'une 
Suedoise, Anna Beata Estedt. Mais cela ne change rien a l'affaire. 
Car rien de cela ne permet de l'exclure du peuple russe : il faut 
reconnattre en lui d'une part un phenomene russien, car toutes ces 
ethnies qui lui ont donne le jour ont ete" impliquees dans l'histoire 



AUX COTES des bolcheviks 85 

de 1' Empire russe, et, d' autre part, un phenomene russe, le fruit du 
pays que nous avons construit, nous autres Russes, et de son climat 
social - meme s'il nous apparait, du fait de son esprit toujours indif- 
ferent a la Russie, voire souvent carrement fl«//-russe, comme un 
phenomene parfaitement etranger a nous. Nous ne pouvons, malgre 
tout, aucunement lc renier. 

Que dire maintenant des renegats juifs ? Nous l'avons vu, au 
cours de 1'annee 1917, aucune attirance particuliere pour les 
bolcheviks ne s'est manifested chez les Juifs. Mais leur activisme 
a cependant joue son role dans les bouleversements revolution- 
naires. Au dernier Congres du RSDRP (Parti ouvrier social-demo- 
crate russe) (Londres, 1907) qui fut, il est vrai, commun avec les 
mencheviks, sur 302-305 delegues, 160 etaient juifs, soit plus de la 
moitie - e'etait prometteur. Puis, a Tissue de la Conference d'avril 
1917, juste apres 1'annonce des explosives Theses d'avril de 
Lenine, parmi les 9 membres du nouveau Comite central figuraient 
G. Zinoviev, L. Kamenev, la. Sverdlov. Lors du VI e Congres d'ete 
du RKP(b) (le Parti communiste russe des bolcheviks, nouvelle 
appellation du RSDRP), onze membres furent elus au Comite 
central, au nombre desquels Zinoviev, Sverdlov, Trotski, Ouritski 1 . 
Puis, lors de la « seance historique » rue Karpovka, dans l'appar- 
tement de Himmer et Flaksermann, le 10 octobre 1917, quand fut 
prise la decision de lancer le coup d'Etat bolchevique, parmi les 
douze participants figurerent Trotski, Zinoviev, Kamenev, Sverdlov, 
Ouritski, Sokolnikov. C'est la que fut elu le premier « Politburo » 
qui allait connaitre un si brillant avenir, et, parmi ses sept membres, 
toujours les memes : Trotski, Zinoviev, Kamenev, Sokolnikov. Ce 
qui fait deja beaucoup. D. S. Pasmanik l'ecrit clairement : « II n'y 
a pas de doute, les renegats juifs ont depasse en nombre le pour- 
centage normal... ; ils ont occupe une trop grande place parmi les 
commissaires bolcheviques 2 . » 

Bien sur, tout cela se passait dans les spheres dirigeantes du 
bolchevisme et ne laissait nullement presager un mouvement de 
masse juif. En outre, les Juifs membres du Politburo n'agissaient 
pas en un groupe constitue. Ainsi Kamenev et Zinoviev etaient 



1. PEJ. t. 7, p. 399. 

2. D. S. Pasmanik, Rousskaia rcvolioutsiia i evreistvo (Bohhevism i ioudaism) [La 
Revolution russe el les Juifs (Bolchevisme et judaisme)], Paris, 1923, p. 155. 



86 DEUX S1ECLES ENSEMBLE 

contre un coup d'Etat precipite. L'unique maitre d'ceuvre, le genie 
du coup de force d'Octobre fut en verite" Trotski : il n'a pas exagere 
son role dans ses Lecons d'Octobre. Ce froussard de Lenine qui, 
lui, s'etait planque, n'apporta aucune contribution substantielle au 
putsch. 

Au fond, du fait de son internationalisme et a la suite de sa 
dispute avec le Bund en 1903, Lenine s'en tenait a l'opinion que 
de « nationality juive » il n'y a point et ne saurait y avoir ; que c'est 
la une menee reactionnaire qui desunit les forces revolutionnaires. 
(D' accord avec lui, Staline tenait les Juifs pour une « nation de 
papier », et estimait leur assimilation ineluctable.) En consequence, 
Lenine voyait dans l'antiscmitisme une manoeuvre du capitalisme, 
une arme facile entre les mains de la contre-re volution, quelque 
chose qui n'etait pas naturel. II comprenait fort bien, cependant, 
quelle force mobilisatrice la question juive representait dans la lutte 
ideologique en general. Et exploiter, pour le bien de la revolution, 
le sentiment d'amertume tout particulier repandu chez les Juifs, 
Lenine y etait toujours pret. 

Or, des les premiers jours de la revolution, ce recours se revela 
6 combien necessaire ! Lenine s'y raccrocha fortement. Lui qui 
n'avait pas tout prevu sur le plan etatique, n'avait pas non plus 
percu a quel point la couche cultivee de la nation juive, et plus 
encore sa couche semi-cultivee, celle qui, du fait de la guerre, 
s'etait trouvee dispersee a travers la Russie tout entiere, allait lui 
sauver la mise au cours des mois et des annees decisives. Pour 
commencer, elle allait prendre la place des fonctionnaires russes 
massivement decides a boycotter le pouvoir bolchevique. Cette 
population etait composee des frontaliers qui avaient ete chasses de 
leurs villages et qui n'y etaient pas revenus apres la fin de la guerre. 
(Par exemple, les Juifs expulses de Lithuanie pendant la guerre n'y 
etaient pas tous rentres apres la revolution : n' etaient revenus que 
les petites gens des campagnes, tandis que le « contingent urbain » 
des Juifs de Lithuanie et « les jeunes etaient restes vivre dans les 
grandes villes de Russie' ».) 

Et ce fut justement « apres la suppression de la Zone de residence, 

3. S. Gringaouz. Evreiskai'a natsionalnaia avlonomiia v Litve i drougikh stranakh 
Pribaltiki [L'autonomie nationale juive en Lithuanie et dans les autres pays Baltes] 
- LMJR-2, p. 46. 



AUX COTES DES B0LCHEV1KS 87 

en 1917, que s'ensuivit le grand exode des Juifs hors de ses fron- 
tieres, vers 1'interieur du pays 4 ». Cet exode n'est plus celui de 
refugies ou d'expulses, mais bel et bien de nouveaux colons. Des 
informations de source sovietique pour l'annce 1920 temoignent : 
« Dans la seule ville de Samara, au cours de ces dernieres annees, 
se sont implantes plusieurs dizaines de milliers de refugies et 
expulses juifs » ; a Irkoutsk, « la population juive a augmente, attei- 
gnant quinze mille personnes... ; d'importantes colonies juives se 
sont constitutes et en Russie centrale et sur les bords de la Volga 
et dans l'Oural ». Pourtant, « la majeure partie continue a vivre des 
subsides de 1'Aide socialc et autres organisations philantropiques ». 
Et voila les lzvestia qui lancent un appel pour que « les organisa- 
tions du Parti, les sections juives et les departements du Commis- 
sariat aux Nationalites organisent une vaste campagne pour le non- 
retour vers les "tombes des ancetres" et pour la participation au 
travail de production en Russie sovietique s ». 

Mais mettez-vous a la place des bolcheviks : ils n'6taicnt qu'une 
petite poignee qui s'etait emparee du pouvoir, un pouvoir 6 
combien fragile : en qui, grands dieux, pouvait-on avoir confiance ? 
qui pouvait-on appeler a la rescousse ? Semion (Shimon) Diman- 
stein, un bolchcvik de la premiere heure et qui, depuis Janvier 1918, 
etait a la tete d'un Comite europeen specialcment cree au sein du 
Commissariat aux Nationalites, nous livre la pensee de Lenine a ce 
sujet : « Le fait qu'une grande partie de la moyenne intelligentsia 
juive sc soit fixce dans les villes russes a rendu un fier service a la 
revolution. Ils ont fait echouer la vaste entreprise de sabotage que 
nous avons affrontee apres la revolution d'Octobre et qui repre- 
scntait un grand danger pour nous. Ils furent nombreux - pas tous, 
bien sur, loin de la - a saboter ce sabotage, et ce sont eux qui, 
a cette heure fatidique, sauvercnt la revolution. » Lenine estimait 
« inopportun de souligner cet episode dans la presse... », mais il fit 
remarquer que « si nous r£uss?mes a nous emparer de l'appareil 
dTEtat et a le restructurer, ce fut exclusivement grace a ce vivier 
de nouveaux fonctionnaires - lucides, instruits et raisonnablement 
competents 6 ». 



4. PEJ, t.2, p. 312 

5. lzvestia, 12 ocl. 1920, p. 1. 

6. V. Lenine. O evreiskom voprose v Rossii [Sur la question juive en Russie], preTace 
de S. Dimanstein, M., Proletarii, 1924. pp. 17-18. 



88 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

Les bolcheviks ont ainsi fait appel aux Juifs des les premieres 
heures de leur prise de pouvoir, offrant aux uns des postes de 
direction, aux autres des taches d'execution au sein de l'appareil 
d'Etat sovietique. Et un grand nombre, un tres grand nombre repon- 
dirent a 1' appel et s'engagerent aussitot. Le nouveau pouvoir avait 
cruellement besoin d'executants qui fussent d'une fidelite a toute 
epreuve - et il s'en trouva un grand nombre parmi les jeunes Juifs 
laicises qui se melerent ainsi a leurs confreres, slaves et autres. 
Ceux-la n'etaient pas forcement des « renegats » : il y avait parmi 
eux des sans-parti, des personnes exterieures a la revolution, restees 
jusque-la indifferentes a la politique. Chez certains, cette demarche 
n'avait ricn d'ideologique ; elle pouvait n'etre dictee que par l'in- 
teret personnel. Ce fut un phcnomene de masse. Et de ce moment 
la les Juifs ne chercherent plus a s'installer dans les campagnes 
jadis interdites, ils s'efforcerent de gagner les capitales : « Des 
milliers de Juifs rejoignirent en foule les bolcheviks, voyant en eux 
les defenseurs les plus acharnes de la revolution et les internationa- 
listes les plus fiables... Les Juifs abonderent dans les basses couches 
de l'appareil du Parti 7 . » 

« Le Juif, qui ne pouvait evidemment pas etre issu de la noblesse, 
du clerge ou de la fonction publique, se retrouvait dans les rangs 
des personnalites d'avenir du nouveau clan 1 *. » Et voici que, pour 
favoriser l'engagement des Juifs dans le bolchevisme, « des la fin 
de l'annee 1917, tandis que les bolcheviks ebauchaient encore leurs 
institutions, un departement juif au sein du Commissariat aux 
Nationality se mit a fonctionner' 1 ». Ce departement fut, des 1918, 
transforme en un Commissariat europeen a part. Et en mars 1919, 
lors du Vm e Congres du RKP (b), allait etre proclamee l'Union 
europeenne communiste de la Russie sovietique comme partie inte- 
grante mais autonome du RKP (b). (L'intention etait d'integrer cette 
Union dans le Komintern et de saper ainsi definitivement le Bund). 
Une section europeenne speciale au sein de l'Agence telegraphique 
russe fut egalement creee (ROSTA). 



7. Leonard Schapiro. The role of the Jews in the Russian Revolutionary Movement, 
in The Slavonic and East European Review, vol.40, London, Athlone Press, 1961-62, 
p. 164. 

8. M. Kheifets, Nashi obschiie" ouroki [Nos communes lecons] - « 22 », n° 14, p. 162. 

9. Tribune juive, hebdomadaire. numdro consacri aux intdrets des Juifs russes, Paris, 
1923, 7 septembre, p. 1. 



AUX COTES DES BOLCHEVIKS 89 

D. Schub justifie ces initiatives en disant que «d'importants 
contingents de la jeunesse juive ont rejoint le Parti communiste » a 
la suite des pogroms survenus dans les territoires occupes par les 
Blancs 1 " (c'est-a-dire a partir de 1919). Mais cette explication ne 
tient pas la route. Car 1 'entree massive des Juifs dans l'appareil 
sovietique s'est produite vers la fin de l'annee 1917 et au cours de 
l'annee 1918. II ne fait pas de doute que les evenements de 1919 
(cf, infra, chapitre 16) ont renforce le lien des elites juives avec les 
bolcheviks, mais ils ne l'ont nullement suscite. 

Un autre auteur, un communiste, explique « le role particulie- 
rement important du revolutionnaire juif dans notre mouvement 
ouvrier» par le fait que Ton observe chez les ouvriers juifs, 
« fortement developpes, les traits de caractere qu'exige tout role de 
meneur », traits qui sont encore a l'etat d'ebauche chez les ouvriers 
russes : une exceptionnelle energie, le sens de la solidarite, l'esprit 
de systeme". 

Peu d'auteurs nient le role d'organisateurs qui fut celui des Juifs 
dans le bolchevisme. D. S. Pasmanik le souligne : « L' apparition 
du bolchevisme est liee aux particularites de l'histoire russe... mais 
son excellente organisation, le bolchevisme la doit en partie a 
Taction des commissaires juifs 12 . » Ce role actif des Juifs dans le 
bolchevisme n'a pas echappe aux observateurs, notamment en 
Amerique : « La revolution russe est passee rapidement de la phase 
destructrice a la phase constructive, et cela est visiblement impu- 
table au genie edificateur inherent a Finsatisfaction juive". » En 
pleine euphorie d'Octobre, combien ne furent-ils pas, les Juifs qui 
revendiquerent eux-memes, la tete haute, leur action au sein du 
bolchevisme ! 

Rappelons-nous : tout comme, avant la revolution, les revolution- 
naires et les radicaux liberaux s'etaient empresses d'exploiter a des 
fins politiques - et nullement par charite" - les restrictions imposees 
aux Juifs, de meme, dans les mois et les annees qui suivirent 



10. D. Schub, Evrei' v rousskoi' revolioutsii [Les Juifs dans la revolution russe] 

- LMJR-2, p. 142. 

1 1. lou. Larine, Evrei i anlisemitizn v SSSR [Les Juifs et I'antis^mitisme en URSS], 
M.. L., Giz, 1929, pp. 260-262. 

12. D. S. Pasmanik, Tchevo my dobyvaemsia '.' [Qu'cst-ce que nous recherchons ?] 

- RiE. p. 212. 

13. American Hebrew. 10 sept. 1920, p. 507. 



90 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

Octobre, les bolcheviks, avec la plus grande complaisance, se 
servirent des Juifs au sein de l'appareil d'Etat et du Parti - la aussi, 
non par sympathie, mais parce qu'ils trouvaient leur interet dans la 
competence, 1' intelligence et le particularisme des Juifs face a la 
population russe. Sur place ils utiliserent les Lettons, les Hongrois, 
les Chinois : ceux-la n'allaient pas faire de sentiment... 

La population juive dans sa masse montra vis-a-vis des 
bolcheviks une attitude mefiante, voire hostile. Mais lorsque, du fait 
de la revolution, elle eut acquis une liberte complete qui favorise un 
veritable essor de I'activite" juive dans les domaines politique, 
social, culturel - activity fort bien organisee de surcroit -, elle ne 
fit rien pour empecher les Juifs bolcheviques d'occuper les posi- 
tions clis, et ceux-ci firent un usage demesurement cruel de ce 
nouveau pouvoir tombe entre leurs mains. 

A dater des annees 40 du xx e siecle, apres que le pouvoir 
communiste eut rompu avec le judai'sme mondial, Juifs et commu- 
nistes furent pris de gene et de crainte, et ils preTererent taire et 
dissimuler la forte participation des Juifs a la revolution commu- 
niste, cependant que les velleites de se souvenir et de nommer le 
phenomene etaient qualifiees par les Juifs eux-memes d' intentions 
carrement antisemites. 

Dans les annees 1970-1980, sous la pression de nouvelles revela- 
tions, la vision des annees revolutionnaires s'ajusta. Des voix en 
nombre assez considerable se firent entendre publiquement. Ainsi 
le poete Naoum Korjavine ecrivit : « Si Ton fait de la participation 
des Juifs a la revolution un sujet tabou, Ton ne pourra plus du tout 
parler de la revolution. II fut un temps ou Ton tirait meme orgueil 
de cette participation... Les Juifs ont pris part a la revolution, 
et dans des proportions anormalement elevees 14 . » M. Agourski 
ecrivit de son cote : « La participation des Juifs a la revolution et 
a la guerre civile ne s'est pas limitee a un engagement extremement 
actif dans l'appareil d'Etat ; elle a ete infiniment plus large 15 . » De 
meme le socialiste israelien S. Tsyroulnikov affirme : « Au debut de 
la revolution, les Juifs... ont servi d'assise au nouveau regime 16 . » 



14. Literatournyi kourier [Le Courrier littcraire], trimestriel, USA. 1985, n° II, p. 67. 

15. M. Agourski, Ideologuia natsional-bolchevisma [L'iddologie du nalional-bolche- 
visme], Paris, YMCA Press, 1980, p. 264. 

16. S. Tsyroulnikov. SSSR, evrei" i Israil [L'URSS, les Juifs et Israel] - TN, n° 96, 
p. 155. 



AUX COTES DES BOLCHEVIKS 91 

Mais il est egalement de nombreux auteurs juifs qui, jusqu'a ce 
jour, soit nient l'apport des Juifs au bolchevisme, ou meme en 
rejettent rageusement l'idee, soit - c'est le plus frequent - ne l'envi- 
sagent qu'a leur corps defendant. 

La chose est pourtant averee : ces renewals juifs ont quelques 
annees durant ete des leaders au sein du Parti bolchevique, a la tete 
de rArmee rouge (Trotski), du VTsIK (Sverdlov), des deux capi- 
tales (Zinoviev et Kamenev), du Komintern (Zinoviev), du 
Profintern (Dridzo-Lozovski) et du Komsomol (Oscar Ryvkine, 
puis, apres lui, Lazare Chatskine, lequel dirigea aussi lTnterna- 
tionale communiste de la Jeunesse). 

« C'est vrai qu'au sein du premier Sovnarkom ne siegeait qu'un 
seul Juif, mais celui-ci dtait Trotski, le numero deux, derriere 
Lenine, dont l'autorite depassait celle de tous les autres 17 . » Et de 
novembre 1917 a Pete 1918, l'organe reel du gouvernement etait 
non pas le Sovnarkom, mais ce que Ton appelait le « Petit 
Sovnarkom » : Lenine, Trotski, Staline, Kareline, Prochian. Apres 
Octobre, le Presidium du VTsIK revetit une importance egale a 
celle du Sovnarkom, et parmi ses six membres figuraient Sverdlov, 
Kamenev, Volodarski, Svetlov-Nakhamkis. 

M. Agourski le fait remarquer fort justement : pour un pays ou 
Ton n'avait pas coutume de voir des Juifs au pouvoir, quel 
contraste ! « Un Juif a la presidence du pays... un Juif au ministere 
de la Guerre... Tl y avait la quelque chose a laquelle la population 
de souche en Russie pouvait difficilement s'accoutumer 18 . » Oui, 
quel contraste ! Surtout quand on sait de quel president, de quel 
ministre il s'agissait ! 

* 

La premiere action d'envergure des bolcheviks fut, en signant la 
paix separee de Brest-Litovsk, de ceder a l'Allemagne une 6norme 
portion du territoire russe, afin d'asseoir leur pouvoir sur la partie 
restante. Le chef de la delegation signataire etait Ioffe ; le chef de 
la politique etrangere, Trotski. Son secretaire et fonde de pouvoir, 
I. Zalkine, avait occupe le cabinet du camarade Neratov au 



17. L Schapiro, op. cil., pp. 164-165. 

18. M. Agourski, p. 264. 



92 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

ministere et opere" une purge au sein de l'ancicn appareil pour creer 
un nouvel organisme, le Commissariat aux Affaires etrangeres. 

Au cours des auditions effectuees en 1919 au Senat americain et 
ci-dcssus citees, le docteur A. Simons, qui de 1907 a 1918 avait 
ete le doyen de l'Eglise episcopalienne methodiste de Petrograd, 
formula une remarque interessante : « Alors qu'ils ne machaient 
pas leurs mots pour critiquer les Allies, Lenine, Trotski et leurs 
affides n'ont jamais exprimc - du moins n'en ai-je jamais entendu - 
le moindre blame a l'cndroit de 1'Allcmagne. » Et dans le meme 
temps, en m'entretenant « avec des representants officiels du 
gouvernement sovietique, j'ai decouvert qu'ils nourrissaient le desir 
de conserver dans la mesure du possible des relations amicales 
avec l'Amcrique. Ce desir 6tait interpret^ par les chancelleries 
alliees comme une tentative visant a detacher l'Amerique de ses 
partenaires. En outre, au cas ou le regime sovietique s'effondrerait, 
ils escomptaient que notre pays [les Etats-Unis] servirait de 
refuge aux demons bolcheviques qui pourraient ainsi sauver leur 
peau'^w. 

Le calcul est plausible. N'est-il pas meme... certain ? On peut 
supposer que Trotski en personne, fort de sa recente experience en 
Amerique, confortait ses comparses dans cette esperance. 

Mais la ou le calcul des leaders bolcheviques etait plus ambitieux 
et tout a fait fonde, c'est quand il portait sur le recours aux grands 
financiers americains. 

Trotski lui-meme etait un internationaliste incontestable, et on 
peut le croire lorsqu'il declare avec emphase qu'il rcjette pour lui- 
meme toute appartcnance a la judeite. Mais si Ton en juge par les 
choix qu'il fit dans ses nominations, on voit que les Juifs renegats 
lui etaient plus proches que les Russes renegats. (Ses deux assistants 
les plus proches etaient Glazman et Sermuks ; le chef de sa garde 
personnelle, Dreitser 2 ".) Ainsi, quand il fallut trouver un suppleant 
autoritaire et impitoyable pour occuper ce poste au Commissariat a 
la Guerre - jugez du peu ! -, Trotski nomma sans broncher Ephrai'm 
Sklianski, un m6decin qui n'avait rien ni d'un militaire ni d'un 



19. Oktiabrskaia revolioutsiia percd soudom amcrikanskikh senalorov [La revolution 
d"Octobre devanl le tribunal des secateurs americains). compte rendu ofticiel de la 
Commission Overmen du Senat. M. ; L.. GIZ, 1927. p. 7. 

20. Robert Conquest, Bolchoi terror [La Grande Terreur], trad, de 1' anglais « The 
Great Terror », Londres, 1968 ; trad, francaise, Paris, 1968. 



AUX COTES des bolcheviks 93 

commissaire. Et ce Sklianski, en tant que vice-president du Conseil 
revolutionnaire de guerre, va apposer sa signature au-dessus de 
celle du Commandant supreme, le general S.S. Kamenev ! 

Trotski n'a pas songe une seule seconde a 1' impression que 
feraient sur les militaires du rang la nomination d'un medecin ou 
l'extraordinaire promotion d'un Sklianski : il n'en avait que faire. 
Et pourtant e'est lui qui declara un jour : « La Russie n'a pas atteint 
la maturite necessaire pour tolerer un Juif a sa tete » ; cette phrase 
fameuse montre que la question le preoccupait tout de meme lors- 
qu'elle etait formulee a son sujet... 

II y eut aussi cette scene bien connue : la seance inaugurale de 
l'Assemblee constituante est ouverte le 5 Janvier 1918 par le doyen 
des deputes, S. P. Chevtsov, mais Sverdlov, avec la derniere impu- 
dence, lui arrache la clochette, le chasse de la tribune et reprend 
la seance. Cette Assemblee constituante si longtemps attendue, si 
ardemment desiree, ce soleil sacre qui allait deverser le bonheur 
sur la Russie - il suffit de quelques heures a Sverdlov et au matelot 
Jelezniakov pour lui tordre le cou ! 

La Commission panrusse pour les elections a l'Assemblee 
constituante avait ete precedemment dissoute, et son organisation 
avait €t€ confiee a une personne privee, le jcune Brodski. Quant a 
l'Assemblee - si ardemment desiree - sa gestion revenait a 
Ouritski, lequel etait aide de Drabkine, charge de constituer pour 
sa part une nouvelle chancellerie. C'est ainsi, par ce genre d'opera- 
tions, que le nouveau type - juif - de gouvernement fut esquisse. 
Autres actions preliminaires : des membrcs eminents de l'As- 
semblee constituante, des personnalites connues de la Russie 
entiere, comme, par exemple, la comtesse Panine, une immense 
bienfaitrice, furent arretes par un obscur personnage, un certain 
Gordon. (D'apres le journal Den [Le Jour], Gordon etait l'auteur 
de quelques mechants articles patriotiques parus dans Petrogradski 
Kourier [Le Courrier de Petrograd], puis il s'etait lance dans le 
commerce du chou et des engrais chimiques - avant de devenir 
enfin bolchevik 21 .) 

Autre chose encore a ne pas oublier : les nouveaux mattres du 
pays ne negligeaient pas leur interet personnel. En clair : ils 
pillaient les honnetes gens. « L'argent derobe est en regie generale 



21. Den, 1917, 5 ddcembre, p. 2 



94 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

converti en diamants... A Moscou, Sklianski passe pour etre "le 
premier acheteur de diamants" » ; il s'etait fait prendre en 
Lithuanie, lors de la verification des bagages de la femme de 
Zinoviev, Zlata Bernstein-Lilina - « des bijoux ont ete trouves, 
d'une valeur de plusieurs dizaines de millions de roubles 22 ». (Et 
dire que nous avons cru a la legende selon laquelle les premiers 
chefs re\olutionnaires etaient des idealistes desinteresses !) A la 
Tcheka, nous dit un temoin digne de foi, lui-meme passe entre ses 
griffes en 1920, les chefs des prisons etaient habituellement des 
Polonais ou des Lettons, tandis que « la section chargee de la lutte 
contre les trafiquants, done la moins dangereuse et la plus lucrative, 
etait aux mains de Juifs 23 ». 

Outre les postes du devant de la scene, il existait dans la structure 
du pouvoir leninien, comme dans toute conspiration, des figures 
muettes et invisibles destinees a ne jamais inscrire leurs noms dans 
une quelconque chronique : depuis Ganetski, cet aventurier qu'af- 
fectionnait Lenine, jusqu'a toutes les troubles figures gravitant dans 
l'orbite de Parvus. (Cette Evgueniia Sumenson, notamment, qui fit 
surface pour un court laps de temps durant l'ete 1917, qui fut meme 
arretee pour une manigance financiere avec 1' Allemagne et qui resta 
en liaison avec les tetes de file bolcheviques, bien qu'clle ne figurat 
pas sur les listes des dirigeants de l'appareil.) Apres les « journees 
de juillet », la Rousskaia Volia publia des documents bruts sur 
l'activite clandestine de Parvus et de son plus proche collaborateur, 
Zourabov, lequel « occupe aujourd'hui, dans les cercles sociaux- 
democrates de Petrograd, une position en vue » ; « se trouvaient 
egalement a Petrograd messieurs Binstock, Levine, Perazitch et 
quelqucs autres 24 ». 

Ou encore : Samuel Zaks, le beau-frere de Zinoviev (le mari de 
sa saur), patron de la filiate de l'officine de Parvus a Petrograd et 
fils d'un riche fabricant de la ville, lequel avait fait cadeau aux 
bolcheviks, en 1917, de toute une imprimerie. 

Ou bien, appartenant a Tequipe de Par\'us lui-meme, Samuel 



22. S. S. Maslov, Rossiia posle tchctyriokh let revolioutsii [La Russie apres quatre 
annccs de revolution], Paris, Rousskaia petchat, 1922, Livre 2, p. 190. 

23. S. E. Troubetskoi, Minouvchee |Le Passe], Paris. YMCA Press, 1989, pp. 195-196, 
coll. La Bibliotheque des Memoires russes (BMR) ; serie : Notre passe recent, fasc. 10. 

24. Rousskaia Uolia [La Volonte russc], 1917, 8 juillet, livraison du soir, p. 4. 



AUX CdltS DBS BOLCHF.VIKS 95 

Pikker (Alexandre Martynov 25 , avec lequel avait jadis polcmique 
Lenine sur des questions theoriques - mais voila que l'heure 6tait 
venue de servir le Parti et Martynov etait entre en clandestine). 

Citons quclques autres figures marquantes. L'illustrissime (pour 
les massacres en Crimee) Rosalia Zalkind-Zemliatchka, veritable 
furie de la terreur : elle etait en 1917-1920, bien avant Kaganovitch, 
secretaire du Comite des bolchcviks de Moscou aux cotes de 
V. Zagorski, I. Zelenski, I. Piatnitski 26 . Quand on sait que les Juifs 
constituaient plus du tiers de la population d'Odessa, on ne s'etonne 
nullcmcnt d'apprendre que « dans les institutions revolutionnaires 
d'Odessa, il y avait un grand nombre de Juifs ». Le president du 
Conseil revolutionnaire de guerre, puis du Sovnarkom d'Odessa, 
etait V. Ioudovski ; le president du Comite de province du Parti, 
la. Gamarnik 27 . Ce dernier montera bientot a Kiev pour y etre le 
president des Comites de province - Comite revolutionnaire, 
Comite executif du Parti, ensuite president des Comitds de region, 
enfin secretaire du Comite central' de Bielorussie, membre du 
Conseil revolutionnaire de guerre de la region militaire de Bielo- 
russie 28 . Et que dire de I'etoile montante, Lazare Kaganovitch, le 
president du Comite de province du Parti de Nijni-Novgorod en 
1918? En aout-septembre, les proces-verbaux relatant les opera- 
tions de terreur massive dans la province debutent tous par cette 
mention : « En presence de Kaganovitch », « Kaganovitch etant 
present 29 » - et avec quelle vigilance !... II existe une photo, qui a 
ete publiee par inadvertance et qui porte cette legende : « Photo- 
graphic du presidium d'une des reunions du Comite de Leningrad, 
e'est-a-dire du Soviet de Petrograd apres la revolution d'Octobre. 
La majorite absolue a la table du presidium est constitute par des 
Juifs 30 . » 



25. Bolcheviki : Dokoumenty po istorii bolchevizma s 1903 po 1916 god byvch. 
Moskovskogo Okhrannogo Otdeleniia [Les boleheviks : Materiaux pour l'histoire du 
bolchevisme de 1903 a 1916 de l'ancienne Okhrana de Moscou], presented par 
M. A. Tsiavlovski. completes par A. M. Serebriannikov. New York, Telex, 1990, p. 318. 

26. PEJ, t. 5, p. 476. 

27. PEJ, t. 6, p. 124. 

28. EJR (2 e edition revue et completee), t. 1, p. 267. 

29. Nijegorodski Partarkhiv [Archives du Parti de Nijni-Novgorod], f. 1, op. 1, 
dossier 66, fcuillcts 3, 12, etc. 

30. Larine. p. 258. 



96 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

Passer en revue tous les noms de ceux qui ont occupe des postes impor- 
tartts, voire souvent des postes-cles, n*est a la portee de personne. Nous 
citerons a litre d' illustrations quelques noms en essayant de les assortir 
de quelques details. - Voici Arkadi Rosengoltz au nombre des acteurs du 
coup d'Etat d'Octobre a Moscou ; il fut ensuite membre des Conseils 
revolutionnaires de guerre de plusieurs corps d'armee, puis de la Repu- 
blique ; il fut « le plus proche assistant » de Trotski ; il occupa ensuite 
toute une serie de postes importants : le Commissariat aux Finances, 
1' inspection des Ouvriers et Paysans (un organe d'inquisition), enfin le 
Commissariat au Commerce exterieur pendant sept ans. - Semion 
Nakhimson qui, a la veille d'Octobre, etait commissaire des tristement 
celebres tirailleurs lettons, fut le feroce commissaire de la region militaire 
de Iaroslav (il fut tue au cours d'une insurrection dans la ville). - Samuel 
Zwilling qui, apres sa victoire sur rataman d'Orenbourg, Doutov, prit la 
tete du Comite executif de la region d'Orenbourg (il fut tue peu apres). 

- Zorakh Grindberg, commissaire a l'lnstruction et aux Beaux-Arts de la 
Commune du Nord, qui prit position contre l'enseignement de l'hebreu, 
« bras droit » de Lounatcharski. - Voici Evgueniia Kogan, l'^pouse de 
Kouibychev : elle etait deja en 1917 secretaire du Comite du Parti de la 
region de Samara ; en 1918-19, elle devint membre du Tribunal revolu- 
tionnaire militaire de la Volga ; en 1920, elle se retrouve au Comite de 
ville de Tachkent, puis en 1921 *a Moscou ou elle devient secretaire du 
Comite de ville puis secretaire du Comite national dans les annees 30. 

- Et voici le secretaire de Kouibychev, Semion Joukovski : il va de 
sections politiques en sections politiques des armces ; on le retrouve tantot 
au departemcnt de la propagande du Comite central du Turkestan, tantot 
responsable politique de la Flotte de la Baltique (pour les bolcheviks tout 
est a portee de main...), tantot, enfin, au Comite central. - Ou bien ce sont 
les freres Bielienki : Abram, a la tete de la garde personnelle de Linine 
pendant les cinq dernieres annees de sa vie ; Grigori, qui passa du Comite 
d'arrondissement de la Krasnai'a Presnia au poste de responsable de 1' agit- 
prop au Komintern ; Efim : on le trouve au Conseil superieur de l'Eco- 
nomie nationale, a l'lnspection ouvriere et paysanne (RKI), au Commis- 
sariat aux Finances. - Dimanstein, apres etre passe par le Commissariat 
europeen et la Section europeenne, est au Comite central de Lithuanie- 
Bieiorussie, au Commissariat a l'lnstruction du Turkestan, puis chef de la 
Propagande politique d' Ukraine. - Ou bien Samuel Filler, un apprenti 
apothicaire de la province de Kherson, qui se hissa jusqu'au presidium de 
la Tcheka de Moscou, puis de la RKI. - Ou encore Anatoli (Isaac) Koltun 
(« a deserte et emigre aussitot apres », puis est rentre en 1917) : on le 
trouve et a un poste dirigeant a la Commission centrale de controle du 



AUX c6tes des bolcheviks 97 

VKP (b) et comme responsable du Parti au Kazakhstan, puis a laroslav, a 
Ivanovo, puis de nouveau a la Commission de controle, ensuite au 
Tribunal de Moscou - et le voila soudain a la Recherche scientifique 31 ! 

Le role des Juifs est particulierement visible dans les organes de la 
RSFSR charges de ce qui constitue le probleme crucial de ces annees-la, 
annees du communisme de guerre : le ravitailkment. Ne regardons que 
les postes cles. - Moi'sei Froumkine : de 1918a 1922, membre du college 
du Commissariat au Ravitaillement de la RSFSR, et a partir de 1921 - en 
pleine famine - Commissaire suppleant ; il est aussi president du Conseil 
d'administration du Fonds alimentaire (Glavprodoukt) et il a pour 
assistant I. Rafa'ilov. - Iakov Brandenbourgski-Goldzinski, revenu de Paris 
en 1917 et devenu aussitot membre du Comite au Ravitaillement de 
Petrograd et a partir de 1918 membre du Commissariat ; pendant la guerre 
civile, charge" de pouvoirs extraordinaires au VTsIK pour les operations 
de requisitions dans plusieurs provinces. - Isaac Zelenski : en 1918-20 a 
la section du ravitaillement du Soviet de Moscou, puis membre du college 
du Commissariat au Ravitaillement de la RSFSR ; on le retrouve plus tard 
au secretariat du Comite central et secretaire pour l'Asie centrale. 
- Semion Voskov (arrive d'Amerique en 1917, acteur du coup d'Etat 
d'Octobre a Petrograd) : en 1918, commissaire au Ravitaillement pour 
l'immense region du Nord. - Miron Vladimirov-Cheinfinkel : depuis 
octobre 1917 a la tete du service de Ravitaillement pour la ville de 
Petrograd, puis membre du college du Commissariat au Ravitaillement de 
la RSFSR ; en 1921 : commissaire au Ravitaillement pour l'Ukraine, puis 
a l'Agriculture. - Grigori Zousmanovitch, commissaire en 1918 au Ravi- 
taillement de l'armee en Ukraine. - Moi'sei Kalmanovitch : fin 1917, 
commissaire au Ravitaillement du Front de l'Ouest ; en 1919-1920, 
commissaire au Ravitaillement de la RSS de Bielorussie, puis de la RSS 
de Lithuanie-Bielorussie, et president d'une commission speciale au Ravi- 
taillement du Front de l'Ouest (au faite de sa carriere : president du 
Conseil d'administration de la Banque centrale d'tlRSS) 32 . 

Des documents r&emment publies nous instruisent sur la facon dont 
6clata la grande revoke paysanne de 1921 en Siberie occidentale, l'insur- 
rection d'Ichim. Apres les feroces requisitions de 1920, alors que la region 
avait, au l er Janvier 1921, rempli a 102 % le plan de requisition exige, le 
commissaire au Ravitaillement de la province de Tioumen, Indenbaum, 
institua une semaine supplemental pour « parachever » celui-ci, du 



31 . (rec) Bolchcviki [Les bolcheviks]. 1903-1916. p. 340 ; EJR. t. 1, pp. 100-101. 376, 
427, 465-466 ; t. 2, pp. 51, p. 61, 321, 482 ; t. 3. p. 306. 

32. EJR, t. 1, pp. 160, 250, 234, 483, 502. 533 ; t. 3, p. 260. 



98 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

l er au 7 Janvier, soil la semainc precedant Noel*. Le commissaire aux 
requisitions d'Ichim recut, tout comme les autres, la directive officielle : 
« Les requisitions doivent etre executees sans tenir compte des conse- 
quences, en confisquant, si bcsoin est, tout le grain dans les villages 
(souligne par moi - A. S.) et en ne laissant au producteur qu'une ration 
de famine ». Dans un telegramme signe de sa main, Indenbaum exigeait 
« la plus impitoyable repression et la confiscation systematique du ble" qui 
pourrait encore se trouver la ». Pour former les brigades de requisition, 
on enrolait, non sans l'assentiment d'lngenbaum, des malfrats, des sous- 
proletaires qui n'avaient aucun scrupule a matraquer les paysans. Le 
Letton Matve'i Lauris, membre du Commissariat de province au Ravitail- 
lement, usa de son pouvoir pour son enrichissement et son plaisir per- 
sonnels : ayant pris ses quartiers dans un village, il se fit amener trente et 
une femmes pour lui-meme et son escouade. Au X e Congres du RKP (b), 
la delegation de Tioumen rapporta que « les paysans qui refusaient de 
donner leur ble etaient places debout dans des fosses, arroses d'eau, et ils 
mouraient geleV ». 

On a appris l'existence de certains individus sculemenl quelques annees 
plus tard grace a des notices necrologiques parues dans les Izvestia. Ainsi : 
« Le camarade Isaac Samoilovitch Kizelstein est mort de tuberculose » ; 
il avait etc mandataire du college de la Tcheka, puis membre du Conseil 
revolutionnaire de guerre de la 5 C et de la 14 e armees, « toujours devoue 
au Parti et a la classe ouvriere- ,4 ». Et combien en compte-t-on, de ces 
« obscurs travailleurs » de toutes national ites, parmi les etrangleurs de 
la Russie ! 

Les Juifs bolcheviques portaient souvent, outre leur surnom de revolu- 
tionnaire clandestin, des pseudonymes ou des patronymes modifies. 
Exemple : dans une notice necrologique de 1928, deces d'un bolchevik 
de la premiere heure, Lev Mikhailovitch Mikhai'lov, qui etait connu au 
Parti comme Politikus, autrement dit par un surnom ; son vrai nom, 
Elinson, il I'a emporte dans la tombe-* 5 . Qu'est-ce qui poussa un Aron 
Roufelevitch a prendre le patronyme ukrainien de Taratut ? Iossif Arono- 
vitch Tarchis avait-il honte de son nom ou bien voulait-il se donner plus 
de poids en prenant le nom de Piatnitski 7 Et que dire des Gontcharov, 



33. Zemlia sibirskaia. dalnievostotchnaia [Terre siberienne, extreme-orientale], Omsk. 
1993, n« 5-6 (mai-juin). pp. 35-37. 

34. Izvestia. 1931, 7 avril, p. 2. 

35. Izvestia, 1928, 6 mars, p. 5 ; EJR, t. 2, pp. 295-296. 

* Selon le calendrier julien reste" en vigucur dans l'Eglise orthodoxe, Noel se fete 
le 7 Janvier. 



AUX COTES DES BOLCHEVIKS 99 

Vassilenko et autres... ? Les considerait-on dans leurs propres families 
comme des traitres ou simplement comme des poltrons ? 

Des observations prises sur le vif nous sont restees. I. F. Najivine 
consigne les impressions qu'il a recues tout au debut du pouvoir 
sovietique : au Kremlin, a l'administration du Sovnarkom « regnent 
le desordre et le chaos. On ne voit que des Lettons et encore des 
Lettons, des Juifs ct encore des Juifs. Je n'ai jamais ete antisemite, 
mais la, il y en avait tant que cela vous sautait aux yeux, et tous 
plus jeunes les uns que les autres 36 ». 

Korolenko lui-meme, tout liberal et architolerant qu'il fut, lui qui 
eprouvait une vive sympathie pour les Juifs victimes des pogroms, 
note dans ses Carnets, au printemps 1919 : « Parmi les bolcheviks, 
il y a un grand nombre de Juifs et de Juives. Leur manque de tact, 
leur assurance sont frappants et irritants », « le bolchevisme s'est 
deja epuise en Ukraine, la "Commune" ne rencontre que haine sur 
son chemin. On voit surgir sans cesse au milieu des bolcheviks - et 
surtout a la Tcheka - des physionomies juives, et cela exacerbe les 
sentiments traditionnels, encore tres virulents, de judeophobie" ». 

Des les premieres annees du pouvoir sovietique, les Juifs sont 
en surnombre non seulement dans les hautes spheres du Parti, mais 
aussi, de facon plus remarquable encore et plus sensible pour la 
population, dans les administrations locales, les provinces et les 
cantons, aux spheres inferieures, la ou s'etait implantee la masse 
anonyme des Streitbrecher accourue au secours du nouveau 
pouvoir encore fragile ct qui 1' avait consolide, sauve. L'auteur du 
Livre des Juifs de Russie ecrit : « L'on ne peut pas ne pas evoquer 
Taction des nombreux bolcheviks juifs qui ont travaille dans les 
localites en qualite d'agents subaltemes de la dictature et qui ont 
cause d'innombrables maux a la population du pays » - et il ajoute : 
« y compris a la population juive 38 ». 

L' omnipresence des Juifs aux cotes des bolcheviks eut, au 
cours de ces journees et de ces mois terribles, les plus atroces 



36. /v. Najivine, Zapiski o revolioutsii [Notes sur la revolution], Vienne. 1921, p. 93. 

37. P. I. Negretov, V. G. Korolenko ; Letopis jizni i tvortchestva [V. G. Korolenko : 
Chronique de la vie et de I'ceuvre, 1917-1921] sous la red. de A. V. Khrabrovitski, 
Moskva : Kniga, 1990, pp. 97, 106. 

38. G. Aronson, Evreiskaia obschestvennost v Rossii v 1917-1918 gg. [L' Opinion 
publique juive en Russie en 1917-1918J, PEJ-2, 1968, p. 16. 



100 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

consequences. Parmi elles, l'assassinat de la famille imperiale, 
dont, de nos jours, tout le monde parle et ou la part des Juifs est 
aujourd'hui exageree par les Russes, qui trouvent dans cette pensee 
dechirante une jouissance mauvaise. Comme il se doit, les Juifs les 
plus dynamiques (et ils sont nombreux) se trouvaient au plus fort 
des dvenements et souvent aux postes de commande. Ainsi pour 
l'assassinat de la famille du tsar : les gardiens (les assassins) 
etaient des Lettons, des Russes et des Magyars, mais deux person- 
nages jouerent un role decisif : Philippe Golochtchokine et lakov 
Iourovski (lequel avait re$u le bapteme). 

La decision finale appartenait a Lenine. S'il osa trancher en 
faveur de l'assassinat (alors que son pouvoir etait encore fragile), 
c'est parce qu'il avait bien prevu et la totale indifference des Allies 
(le roi d'Angleterre, cousin du tsar, n'avait-il pas deja, au printemps 
1918, refuse l'asile a Nicolas II?) et la funeste faiblesse des 
couches conservatrices du pcuple russe. 

Golochtchokine, qui avait etc exile dans la province de Tobolsk 
en 1912 pour quatre ans et qui, en 1917, se trouvait dans l'Oural, 
s'entendait a merveille avec Sverdlov : leurs conversations telepho- 
niques, entre Iekaterinbourg et Moscou, revelent qu'en 1918 ils se 
tutoyaient. Des 1912 (a l'instar, la aussi, de Sverdlov), 
Goloschiokine etait membre du Comite central du Parti bolche- 
vique ; apres le coup d'Etat d'Octobre, il devint secretaire du 
Comite de province de Perm et de Iekaterinbourg, puis du Comite" 
de region de l'Oural, autrement dit il etait devenu le maitre absolu 
de la region 39 . 

Le projet d'assassinat de la famille imperiale murissait dans les 
cerveaux de Lenine et de ses acolytes - tandis que, de leur cote, 
les deux patrons de l'Oural, Golochtchokine et Bieloborodov 
(president du Soviet de l'Oural) mijotaient leurs propres machi- 
nations. On sait maintcnant qu'au debut de juillet 1918 Golos- 
chiokine s'etait rendu a Moscou dans le but de convaincre Lenine 
que laisser « s'enfuir » le tsar et sa famille etait une mauvaise 
solution, qu'il fallait carrement ouvertcment les executer, puis 
annoncer la chose publiquement. Convaincre Lenine qu'il fallait 
supprimer le tsar et sa famille n'etait pas necessaire, lui-meme n'en 
doutait pas un seul instant. Ce qu'il craignait, e'etait la reaction du 



39. (Rec.) Bolcheviki, 1903-1916, p. 13. pp. 283-284. 



AUX COTES DES BOLCHEVIKS 101 

peuple russe et de l'Occident. II y avait neanmoins deja des indices 
que la chose passerait sans faire de vagues. (La decision dependrait 
aussi, evidemment, de Trotski, de Kamenev, de Zinoviev, de 
Boukharine - mais ils etaient pour l'hcure absents dc Moscou, et 
puis leur mentalite, a l'exception de celle, peut-etre, de Kamenev, 
permettait de supposer qu'aucun d'eux n'aurait rien a y redire. 
Trotski, on le sait, approuvait sans etats d'ame. Dans son journal 
de 1935, il raconte qu'a son arrivee a Moscou il eut une conver- 
sation avec Sverdlov. « Je demandai incidemment : "Au fait, ou est 
le tsar?" - "C'est chose faite, repondit-il. Fusille." - "Et la 
famille ?" - "La famille aussi, avec lui." - "Tous ?" demandai-je 
avec une pointe d'etonnement. - "Tous ! repondit Sverdlov... et 
alors ?" II attendait une reaction de ma part. Je ne repondis rien. 
"Et qui l'a decide ?" demandai-je. - "Nous tous, ici" - Je ne posai 
plus de questions, je mis une croix sur le sujct. Au fond, cette 
decision etait plus que raisonnable, elle etait necessaire - non pas 
simplement dans le but de faire peur, d'epouvanter Fennemi, de lui 
faire perdre tout espoir, mais dans le but d'electriser nos propres 
rangs, de faire comprendre qu'il n'y avait pas de retour en arriere, 
que nous n'avions devant nous qu'une victoire sans partage ou une 
mort certaine 40 . » 

M. Heifets a recherche qui a pu assister a cet ultime conseil 
preside par Lenine ; sans aucun doute : Sverdlov, Dzerjinski ; 
probablement : Petrovski et Vladimirski (de la Tcheka), Stoutchka 
(du Commissariat a la Justice) ; peut-etre : V. Schmidt. Tel fut le 
tribunal qui condamna le tsar. Quant a Golochtchokine, il etait 
rentre le 12 juillet a Iekaterinbourg dans Pattente du dernier signal 
envoye de Moscou. Ce fut Sverdlov qui transmit l'ultime 
instruction de Lenine. Et Iakov Iourovski, un horloger, fils d'un 
criminel qui avait ete deporte en Siberie - ou etait ne le rejeton -, 
avait ete mis en juillet 1918 a la tete de la maison Ipatiev. Ce 
Iourovski manigancait l'operation et reflechissait aux moyens 
concrets de la mener a bien (avec l'aide de Magyars et de Russes, 
dont Pavel Medvedev, Piotr Ermakov), ainsi qu'a la meilleure facon 
de faire disparaitre les corps 41 . (Signalons ici le concours apporte 



40. Lev Trotski, Dnevniki i pisma [Journaux et lettres], Ermitage, 1986, p. 101. 

41. Mikhail Heifets, Tsareoubiistvo v 1918 godou [L'assassinat du tsar en 1918], 
Moscou-JeYusalem, 1991, pp. 246-247. 258. 268-271. 



102 DEUX S1ECLES ENSEMBLE 

par P. L. VoYkov, commissaire a l'Approvisionnement de la region, 
qui fournit des barils d'essence et d'acide sulfurique pour detruire 
les cadavres.) 

Comment se succederent les salves meurtrieres dans le sous-sol 
de la maison Ipatiev, lesquels de ces coups de feu furent mortels, 
qui etaient les tireurs, personne, plus tard, ne put le preciser, pas 
meme les executants. Par la suite, « Iourovski se vantait avec 
aplomb d'avoir ete le meilleur : "C'est la balle de mon colt qui a 
tue raide Nicolas" ». Mais cet honneur-la echut aussi a Ermakov et 
a son « camarade Mauser 42 ». 

Goloschiokine ne recherchait pas la gloire, et c'est ce nigaud de 
Bieloborodov qui la lui ravit. Dans les annees 20, tout le monde 
savait que c'etait lui, l'assassin numero un du tsar. En 1936, lors 
d'une tournee a Rostov-sur-le-Don, au cours d'une Conference du 
Parti, il s'en vantait encore du haut de la tribune - tout juste un an 
avant d'etre lui-meme fusille. En 1941, ce fut le tour de 
Goloschiokine d'etre execute. Quant a Iourovski, apres l'assassinat 
du tsar, il rejoignit Moscou, y « travail la » une annee aux cotes de 
Dzerjinski (done, a faire couler le sang) et mourut de mort natu- 
relle 43 . 

En fait, la question de l'origine ethnique des acteurs a cons- 
tamment jete son ombre sur la revolution dans son ensemble et sur 
chacune de ses peripeties. Toutes les participations et complicites, 
depuis l'assassinat de Stolypine, ont forcement heurte les senti- 
ments des Russes. Oui, mais que dire alors de l'assassinat du frere 
du tsar, le grand-due Mikhail Alexandrovitch ? Qui furent ses 
assassins ? Andrei Markov, Gavriil Miasnikov, Nikolai Joujkov, 
Ivan Kolpaschikov - manifestement, tous des Russes. 

Ici, chacun doit - 6 combien ! - se poser la question : ai-je 
eclaire mon pcuple d'un petit rayon de bien, ou l'ai-je obscurci de 
toute la noirceur du mal ? 

Voila done ce qu'il en est des bourreaux de la revolution. Et 
qu'en est-il des victimes ? Otages et prisonniers par fournees 
entieres - fusilles, noyes sur des barges bondees : les officiers - 
des Russes ; les nobles - en majorite des Russes ; les pretres - des 



42. Ibidem, p. 355. 

43. Ibidem, pp. 246. 378-380. 



AUX cot£s des bolcheviks 103 

Russes ; les membres des zemstvos - des Russes ; et les paysans 
fuyant l'enrolement dans 1'Armee rouge, repris dans les forets - 
tous des Russes. Et cette intelligentsia russe d'une haute valeur 
morale, antiantisemite - pour elle aussi, ce fut la male mort et les 
sous-sols sanglants. Si Ton pouvait aujourd'hui retrouver les noms 
et dresser les listes, a compter de septembre 1918, de tous les 
fusilles et noyes au cours des premieres annees du pouvoir sovie- 
tique, si Ton pouvait etablir des statistiques, on serait surpris de 
constater que la revolution n'a nullement manifeste en roccurrencc 
son caractere internationaliste, mais bel et bien son caractere 
antislave (en conformite, d'ailleurs, avec les reves de Marx et 
Engels.) 

Et c'est cela qui a imprime cette marque profonde et cruelle sur 
la face de la revolution, c'est cela qui la definit le mieux : qui 
a-t-elle extermine, emportant ses morts a jamais, sans retour, loin 
et de cette sordide revolution et de cet infortune pays, du corps de 
ce pauvre peuple egare ? 



Pendant tous ces mois-la, Lenine dtait fort preoccupe du climat 
de tension qui s'etait instaure autour de la question juive. Des avril 
1918, le Conseil des commissaires du peuple de la ville de Moscou 
et de la region de Moscou avait publie dans les Izvestia 44 (done 
pour une plus large audience que la seule region de Moscou) une 
circulaire adressee aux Soviets « sur la question de la propagandc 
antisemite des fauteurs de pogroms », qui evoquait des « faits 
s'etant produits dans la region de Moscou et qui rappelaient les 
pogroms antijuifs » (aucune ville n'etait nommee) ; on y soulignait 
la necessite d'organiser « des seances speciales au sein des Soviets 
sur la question juive et la lutte contre l'antisemitisme », ainsi que 
« des meetings et des conferences », bref, toute une campagne de 
propagande. Mais qui, au fait, etait le coupable numero un, a qui 
fallait-il briser les os ? Mais aux pretres orthodoxes, bien sur ! Le 
premier point prescrivait : « Porter la plus extreme attention a la 
propagande antisemite menee par le clerge ; prendre les mesures 
les plus radicales pour enrayer la contre-revolution et la propagande 



44. Izvestia, 1918. 28 avril, p. 4. 



104 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

des pretres » (nous ne nous demandons pas pour l'instant de quelles 
mesures il s'agissait... mais, en realite, qui les connait mieux que 
nous ?) Puis le point numero 2 recommandait de « reconnaitre 
comme necessaire de ne pas creer une organisation de combat juive 
a part » (on avait alors songe a constituer une garde juive). Le point 
numero 4 confiait au Commissariat aux Affaires juives ainsi qu'au 
Commissariat a la Guerre la mission de prendre « des mesures 
preventives pour lutter contre les pogroms antijuifs ». 

Au plus fort de cette meme annee 1918, Linine enregistra sur 
gramophone un « discours special sur l'antisemitisme et les Juifs ». 
n y denonce « la maudite autocratie tsariste qui a toujours lance 
contre les Juifs les ouvriers et les paysans incultes. La police 
tsariste, aidee des proprietaires terriens et des capitalistes, a perpetre 
des pogroms antijuifs. L'hostilite envers les Juifs n'est vivace que 
la oil la cabale capitaliste a d^finitivement obscurci l'esprit des 
ouvriers et des paysans... II y a parmi les Juifs des ouvriers, des 
hommes de labeur, ils sont la majorite. lis sont nos freres, opprimes 
comme nous par le capitalisme, ils sont nos camarades qui luttent 
avec nous pour le socialisme... Honni soit le maudit tsarisme !... 
Honte a ceux qui sement l'hostilite envers les Juifs ! » - « Des enre- 
gistrements de ce discours furent achemines jusque sur le front, 
transported a travers villes et villages a bord de trains speciaux de 
propagande qui sillonnaient le pays. Des gramophones diffusaient 
ce discours dans les clubs, les meetings, les assemblies. Soldats, 
ouvriers et paysans ecoutaicnt la harangue de leur chef et commen- 
tjaient a comprendre de quoi il retournait 45 . » Mais ce discours, a 
l'epoque, ne fut pas publie (... par omission intentionnelle ?) ; il ne 
le fut qu'en 1926 (dans le livre d'Agourski pere). 

Le 27 juillet 1918 (juste apres l'execution de la famille impe- 
riale), le Sovnarkom promulgua une loi speciale sur l'antisemi- 
tisme : « Le Soviet des commissaires du peuple declare que tout 
mouvement antisemite est un danger pour la cause de la Revolution 
des ouvriers et des paysans. » En conclusion (de la main de Lenine 
lui-meme, nous dit Lounatcharski) : « Le Sovnarkom enjoint toutes 
les deputations sovictiques a prendre des mesures radicales pour 



45. lou. iMrine, Evrc'i i antiscmilism v SSSR* [Les Juifs e! l'antisemitisme en URSS], 
pp, 7-8 (avec une reference a : S. Agourski, Evreiskii rabotchii v kommounistiicheskom 
dvijenii LL'ouvricr juif dans le mouvement communiste], Minsk : G1Z, 1926, p. 155. 



AUX CdTES DES B0LCHEV1KS 105 

eradiquer l'antisemitisme. Les fauteurs de pogroms, ceux qui les 
propagent seront declares hors la loi. » Signe : VI. Oulianov 
(Lenine) 46 . 

Si le sens des mots « hors la loi » a pu echapper sur le moment 
a certains, dans les mois de la Terreur rouge il apparaitra clai- 
rement, dix ans plus tard, dans une phrase d'un militant commu- 
niste - Larine - qui fut lui-meme, un temps, commissaire du peuple 
et meme promoteur du « communismc de guerre » : « mettre "hors 



47 



». 



la loi" les antisemites actifs, c'etait les fusilier 

Et puis il y a la fameuse reponse de Lenine a Dimanstein en 
1919. Dimanstein « voulait obtenir de Lenine qu'on retint la 
diffusion du tract de Gorki contenant de telles louanges a 1'adresse 
des Juifs que cela pouvait creer Timpression que la revolution ne 
reposait que sur les Juifs et surtout sur les individus issus de la 
couche moyenne" ». Lenine repliqua - nous l'avons deja dit - 
que, sitot apres Octobre, c'etaient les Juifs qui avaient sauve la 
revolution en faisant echouer la resistance des fonctionnaires, et 



48 



». 



par consequent « l'opinion de Gorki dtait parfaitement juste 
U Encyclopedic juive n'en doute pas elle non plus : « Lenine refusa 
de mettre sous le boisseau la proclamation extremement pros6mite 
de M. Gorki, et celle-ci fut diffusee a grand tirage pendant la guerre 
civile, en depit du fait qu'elle risquait de devenir un atout entre les 
mains des antisemites ennemis de la revolution 4 ''. » 

Et elle le devint, bien sur, pour les Blancs qui voyaient deux 
images se confondre, celle du judaisme et celle du bolchevisme. 

La surprcnante indifference (a courte vue !) des leaders bolche- 
viques au sentiment populaire et a 1' irritation croissante de la popu- 
lation est flagrante quand on voit quelle part les Juifs prirent k la 
repression dirigee contre le clerge orthodoxe : c'est a l'ete 1918 
que fut declenche l'assaut contre les ^glises orthodoxes de Russie 
centrale et surtout de la region de Moscou (qui incluait plusieurs 
provinces), assaut qui ne cessa que grace a la vague de rebellions 
des paroisses. 

En Janvier 1918, les ouvricrs qui construisaient la forteresse de 



46. Izvestia, 1918, 27 juillet, p. 4. 

47. lou. iMrine, p. 259. 

48. V I. Lenine, O evreiskom voprose v Rossii [Sur la question juive en Russie], 
preTace dc S. Dimanstein, M, Proletarii, 1924, 3 juillet. 

49. PEJ, t. 4, p. 766. 



106 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

Cronstadt s'insurgdrent et protesterent : le comite executif du Parti, 
compose « exclusivement d'allogenes », avait d£signe pour les 
tours de garde, en guise de miliciens, des... pretres orthodoxes, alors 
que « pas un rabbin juif, pas un mollah musulman, pas un cure 
catholique, pas un pasteur protestant n'etait mis a contribution 50 . » 
(Notons au passage que jusque sur cette petite lie fortifiee de la 
« prison des peuples » il existait des lieux de culte pour toutes les 
confessions...) 

Un texte intitule par derision « Sus aux Juifs ! » parut raerae 
jusque dans la Pravda, un appel des ouvriers d'Arkangelsk « aux 
ouvriers et paysans russes conscients de leur sort », dans lequel on 
lisait : « sont profan^es, souillees, pillees » - « exclusivement les 
eglises orthodoxes, jamais les synagogues... La mort par la faim et 
la maladie emporte des centaines de milliers de vies innocentes 
parmi les Russes », tandis que « les Juifs ne meurent ni de faim ni 
de maladie 51 » (il y eut egalement, au cours de Fete 1918, « une 
affaire criminelle d'antisemitisme a l'eglise de Basile le Bien- 
heureux, a Moscou... »). 

Quelle folie de la part des militants juifs de s'etre meles a cette 
feroce repression exercee par les bolcheviks contre l'orthodoxie, 
plus feroce encore que contre les autres confessions, a cette perse- 
cution des pretres, a ce dechainement dans la presse de sarcasmes 
visant le Christ ! Les plumes russes elles aussi firent assaut de zele : 
Demian Bednyi (Efim Pridvorov), par exemple, et il ne fut pas le 
seul. Oui, les Juifs auraient du se tenir a l'ecart. 

Le 9 aoflt 1919, le patriarche Tikhon ecrivit au president du 
VTsIK Kalinine (avec copie au president du Sovnarkom, Oulianov- 
Lenine) pour demander la mise a pied du magistrat instructeur 
Chpitsberg, charge des « affaires » de FEglise : « un homme qui 
outrage publiquement la croyance religieuse des gens, qui raille 
ouvertement les gestes rituels, qui, dans la preface au livre La Peste 
religieuse (1919), donne a Jesus-Christ des noms abominables et 
qui heurte done profondement mon sentiment religieux 52 ». Le texte 



50. Tserkovnye Vedomosti [Nouvelles de 1'Eglise], 1918, n" 1 (cite d'apres 
M. Agourski. p. 10) 

51. Pravda, 1919, 3 juillel. 

52. Slcdstvennoe delo Patriarkha Tikhona [U instruction du patriarche Tikhon], rec. 
de documents d'apres les matcriaux des Archives centrales, M., 2000, doc. n°58, 
pp. 600-604. 



AUX COTES DES BOLCHEVIKS 107 

fut transmis au Petit Sovnarkom d'ou vint, le 3 septembre, la 
reponse : « classer la plainte du citoyen Belavine (le patriarche 
Tikhon) sans suite 53 ». Mais Kalinine se ravisa, adressa une missive 
secrete au commissaire a la Justice, Krasikov, pour lui dire qu'a son 
avis il faudrait, « pour des considerations pratiques et politiques... 
remplacer Chpitsberg par quelqu'un d'autre », etant donnc que 
« 1'auditoire au tribunal est vraisemblablement dans sa majorite" 
orthodoxe » et qu'il faut done « priver les milieux religieux... de 
leur principal motif de revanche ethnique 54 ». 

Et que dire de la profanation des reliques ? Comment la masse 
populaire pouvait-elle comprendre un outrage aussi patent, aussi 
provocant ? « "Les Russes, les orthodoxes auraient-ils pu faire des 
choses pareilles ?" se disait-on a travers la Russie. "Tout 9a, e'est 
les Juifs qui 1'ont manigance. Ca leur fait ni chaud ni froid, a eux 
qui ont crucifie le Christ" 55 . » - Et qui est le responsable de cet etat 
d'esprit, si ce n'est le pouvoir bolchevique, en offrant au peuple 
des spectacles d'une telle sauvagerie ? 

S. Boulgakov, qui suivait avec attention ce qu'il advenait de 
l'orthodoxie sous les bolcheviks, ecrivit en 1941 : en URSS, la 
persecution des Chretiens « a depasse en violence et en amplitude 
toutes les precedentes persecutions connues a travers l'Histoire. 
Certes, il ne faut pas tout imputer aux Juifs, mais il ne faut pas non 
plus minimiser leur influence 56 ». - « Se sont manifestoes au sein 
du bolchevisme, par-dessus tout, la force de volonte et I'energie du 
judai'sme. » - « La part prise par les Juifs au bolchevisme est, helas, 
demesurement grande. Et elle est avant toute chose le peche du 
judai'sme contre le Bene-Israel... Et ce n'est pas "l'lsrael sacre", 
mais la forte volonte du judai'sme qui, au pouvoir, s'est manifested 
dans le bolchevisme et l'ecrasement du peuple russe. » - « Bien 
qu'elle decoulat du programme ideologique et pratique du bolche- 
visme, sans distinction de nationalites, la persecution des Chretiens 
trouvait ses acteurs les plus zeles parmi les "commissaires" juifs a 
l'atheisme militant », et avoir mis un Goubelman-Iaroslavski a la 



53. GARF, F. 1 30, op. 4, ed. khr. 94, L. 1 . Proces-vcrbal de la reunion du Peiit Conseil 
du 2 sept. 1920, n° 546. 

54. GARF, F. 1235, op. 56, d. 26, I. 43. 

55. S. S. Masiov, p. 43. 

56. Arch. Sergui Boulgakov Khristianstvo i evreiskii vopros [Le Chrislianisme et la 
question.' ive]. Rec, Paris, YMCA Press, 1991, p. 76. 



108 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

tete de l'Union des Sans-dieu, c'etait commettre « a la face de tout 
le peuple russe orthodoxe un acte... d'effronterie religieuse" ». 

Autre effronterie bien ostensible : cette fa^on de rebaptiser villes 
et lieux. Coutume, en fait, moins juive que typiquement sovietique. 
Mais peut-on affirmer que, pour les habitants de Gatchina, le 
nouveau nom de leur cite - Trotsk - n'avait pas une resonnance 
etrangere? De meme pour Pavlosk, devenu Sloutsk... Ouritski 
donne son nom a la place du Palais, Vorovski a la place Saint- 
Isaac, Volodarski a la Perspective des Fondeurs, Nakhimson a la 
Perspective Saint Vladimir, Rochal au quai de FAmiraute, et le 
peintre de seconde zone Isaac Brodski donne son nom a la si belle 
rue Saint-Michel... 

lis ne se sentaient plus, la tete leur tournait. A travers Fim- 
mensite russe, ca defile : Elisabethgrad devient Zinovievsk... et on 
y va hardiment ! La ville ou le tsar a ete assassine prend le nom de 
Fassassin : Sverdlovsk. 

II est evident qu'etait presente dans la conscience nationale russe, 
des 1920, Fidee d'une revanche nationale de la part de Juifs bolche- 
viques, puisqu'elle figurait meme dans les papiers du gouvernement 
sovietique (elle servit d' argument a Kalinine). 

Bien sur, la refutation de Pasmanik visait juste : « Pour les 
personnes mechantes et bornees, tout s'explique on ne peut plus 
simplement - le kahal* juif a decide de s'emparer de la Russie ; 
ou bien : e'est le judaisme revanchard qui regie ses comptes a la 
Russie pour les humiliations subies par le passe 38 . » Bien sur, on 
ne saurait expliquer ainsi la victoire et le maintien au pouvoir des 
bolcheviks. - Mais : si le program de 1905 brule dans la memoire 
de ta famille et si, en 1915, on a chasse des territoires de FOuest, 
a coups de cravache, tes freres par le sang, tu peux fort bien, trois 
ou quatre ans plus tard, vouloir te venger a ton tour par un coup de 
cravache ou une balle de revolver. Nous n'allons pas chercher a 
savoir si les Juifs communistes voulaient consciemment se venger 
de la Russie en aneantissant, en brisant le patrimoine russe, mais 
nier totalement cet esprit de vengeance serait nier toute relation 



57. Ibidem, pp. 98, 121, 124. 

58. D. S. Pasmanik, Rousskaia revolioutsiia i evreistvo [La Revolution russe et les 
Juifs], p. 156. 



i 



Ancien organe de direction de la Communaute juive. 



AUX cotes des bolcheviks 109 

entre 1'inegalite en droits sous le tsar et la participation des Juifs 
au bolchevisme, relation qui est constamment evoquee. 

Et voici comment I. M. Biekerman, confronte « a ce fait de la 
participation demesuree des Juifs a l'oeuvre de destruction bar- 
bare », a ceux qui reconnaissent aux Juifs lc droit de se venger des 
persecutions passees repond en refutant ce droit : « La responsa- 
bilite pour le zele destructeur de nos coreligionnaires est rejetee sur 
1'Etat, lequel, par ses vexations et ses persecutions, aurait pousse 
les Juifs dans la revolution » ; eh bien non, dit-il, car « c'est a la 
facon dont un individu reagit au mal subi qu'on le distingue de tel 
autre, et il en va de meme pour une collectivite d'hommes 59 ». 

Plus tard, en 1939, embrassant du regard les destinees du 
judai'sme sous le noir nuage de l'ere nouvelle qui s'annon9ait, le 
meme Biekerman ecrivit : « La grande difference entre les Juifs et 
le monde qui les entourait etait qu'ils ne pouvaient etre que 
l'enclume, et jamais le marteau 60 . » 

Je ne pretends pas creuser ici, dans cet ouvrage limite, les 
grandes destinees historiques, mais j'emets sur ce point une reserve 
categorique : peut-etre bien en fut-il ainsi depuis que le monde est 
monde, mais, a partir de l'annee 1918, en Russie, et pendant encore 
une quinzaine d'annees, les Juifs qui ont adhere a la revolution ont 
servi egalement de marteau - du moins une grande partie d'entre 
eux. 

Intervient ici, dans notre recension, la voix de Boris Pasternak. 
Dans son Docteur Jivago, ecrit, c'est vrai, apres la Deuxieme 
Guerre mondiale, done apres le Cataclysme qui s'est abattu, 
ecrasant et sinistre, sur les Juifs d'Europe et qui a bouleverse toute 
notre vision du monde - mais, dans le roman lui-meme, il est 
question des annees de la revolution -, il parle de « cette facon 
pudique, sacrificielle, de se tenir a 1'ecart, qui n'engendre que le 
malheur », de « leur [i.e. des Juifs] fragilite et de leur incapacite a 
rendre les coups ». 

Pourtant, n'avions-nous pas Fun et 1' autre devant les yeux le 
meme pays - a des ages differents, certes, mais nous y avons vecu 



59. /. M. Biekerman, Rossiia i rousskoic evreistvo [La Russie el les Juifs russes], 
RiE, p. 25. 

60. Id, K samosoznaniou evreia : ichem my byli. Ichem my doljny. byl [Pour la 
conscience de soi du Juif : qui avons-nous ele, qui devons-nous devenir], Paris, 1930, 
p. 42. 



110 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

les memes annees 20 et 30 ? Le contemporain de ces annees-la en 
reste muet d'etonnement : Pasternak n'aurait done pas vu (je le crois) 
ce qui se passait ? - Ses parents, son pere peintre, sa mere pianiste 
appartenaient a un milieu juif hautement cultive, vivant en parfaite 
harmonie avec Fintelligentsia russe ; lui-meme a grandi dans une 
tradition fort riche deja, tradition qui conduisit les freres Rubinstein, 
l'emouvant Levitan, le subtil Guerchenson, les philosophes Frank et 
Chestov a se donner a la Russie et a la culture russe... LI est probable 
que ce choix sans ambigui'te, ce parfait equilibre entre vie et service, 
qui furent les leurs, apparaissaient a Pasternak comme la norme, 
tandis que les ecarts monstrueux, effrayants par rapport a cette 
norme, n'atteignaient point la retine de son ceil. 

En revanche, ces ecarts ont penetre le champ de vision de 
milliers d'autres. Ainsi, temoin de ces annees, Biekcrman ecrit : 
« La participation trop visible des Juifs aux saturnales bolcheviqucs 
attire sur nous le regard des Russes et ceux du monde entier 61 . » 

Non, les Juifs n'ont pas ete la grande force motrice du coup 
d'Etat d'Octobre. Celui-ci, au demeurant, ne leur apportait rien, 
puisque la revolution de Fevrier leur avait deja accorde une pleine 
et totale liberte. Mais, apres que le coup de force eut lieu, e'est alors 
que la jeune generation la'icisee changea prestement de monture et 
se lan§a avec une assurance non moindre dans le galop infernal 
du bolchevisme. 

Bien evidemment, ce ne sont pas les melamedes* qui ont produit 
cela. Mais la partic raisonnable du peuple juif s'est laisse 
submerger par les tetes brulees. Et e'est ainsi qu'est devenue 
renegate une generation presque entiere. Et la course etait lancee. 

G. Landau a recherche les motifs qui amenerent la jeune gene- 
ration a rejoindre le camp des nouveaux vainqueurs. II ecrit : « Ici 
entraient en ligne de compte et la rancune a l'egard du vieux 
monde, et l'exclusion de la vie politique et de la vie russe en 
general, ainsi qu'un certain rationalisme propre au peuple juif », et 
« une force de volonte qui, chez les etres mediocres, pcut prendre 
la forme de l'insolence et de l'arrivisme 62 ». 



61. /. M. Biekerman, RiE. pp. 14-15. 

62. G. A. Landau. Revolioulsionnyc idei v evreiskoi obschestvennosti [Les Id6cs revo- 
lulionnaircs dans l'opinion pubiique juivc], RiE, p. 117. 

* Ceux qui cnseignenl la loi juivc a litre privc. 



AUX COTES DES BOLCHEVIKS 1 1 1 

D'aucuns cherchcnt des excuses en guise d'explications : « Les 
conditions de vie materielles apres le coup d'Etat d'Octobre 
creerent un climat tel que les Juifs furent contraints de rejoindre les 
bolcheviks 63 . » Cette explication est largement repanduc : « 42 % 
de la population juive de Russie exercaient une activite commer- 
ciale » ; ils l'ont perdue ; ils se sont retrouves dans une situation 
sans issue - ou aller ? « Pour ne pas mourir de faim, ils ont ete 
contraints de prendre du service aupres du gouvcrnement, sans trop 
regarder au genre de travail qu'on lcur demandait. » II fallut bien 
entrer dans l'appareil sovietique ou « le nombre de fonctionnaires 
juifs, des le debut de la revolution d'Octobre, fut fort eleve 64 ». 

Ils n'avaient pas d' issue ? Mais les dizaines de milliers de fonc- 
tionnaires russes qui ont refuse de servir le bolchevisme avaient-ils 
ou aller ? - Mourir de faim ? Mais comment vivaient les autres ? 
D'autant plus qu'ils recevaient, eux, de 1'aide alimentaire d'orga- 
nismes comme le Joint, TORT*, finances par des Juifs fortunes 
d'Occident. S'enroler dans la Tcheka n'a jamais constitue la seule 
issue. II en etait a tout le moins une autre : ne pas le faire, resister. 

Le resultat, conclut Pasmanik, est que « le bolchevisme devint, 
pour les Juifs affames des villes, un metier a l'egal des metiers 



65 



». 



precedents - tailleur, courtier ou apothicaire 

Mais, s'il en est ainsi, peut-on encore dire, soixante-dix ans 
apres, en toute bonne conscience : pour ceux « qui ne voulaient pas 
emigrer aux Etats-Unis et devenir americains, qui ne voulaient pas 
cmigrer en Palestine pour rcster juifs, pour ceux-la, la seule issue 
etait le communisme 66 » ? Encore une fois - la seule issue ! ? 

C'est justement cela qui s'appelle renier sa responsabilite histo- 
rique ! 

D'autres arguments ont plus de substance et de poids : «Un 
peuple qui a subi de telles persecutions » - et ce, tout au long de 



63. D. S. Pasmanik, Rousskaia revolioutsiia i evreistvo [La Revolution russe et les 
Juifs], p. 156. 

64. D. S. Pasmanik, p. 157. 

65. D. Choub, Evrei v rousskoi revolioutsii [Les Juifs dans la revolution russe], 
LMJR-2, p. 143. 

66. Chlomo Avineri, Vozvraschenie v istoriiou [Retour a l'histoire] - « 22 », 1990, 
n°73, p. 112. 

* Obchtchestvo Pemeslennogo Trouda soude evreiev : Association pour le travail 
artisanal parmi les Juifs. 



112 DEUX S1ECLES ENSEMBLE 

son histoire - « ne pouvait pas, dans sa grande majorite, ne pas 
devenir porteur de la doctrine revolutionnaire et international iste du 
socialisme », car celle-ci « donnait a ses adeptes juifs l'espoir de 
ne plus jamais etre des parias » sur cette terre meme, et non plus 
« dans la chimerique Palestine des grands ancetres ». Plus loin : 
« Pendant la guerre civile deja et tout de suite apres, ils se sont 
montres plus forts dans la concurrence avec les nouveaux parvenus 
issus de la population de souche, et ils ont comble un grand nombre 
des vides que la revolution avait crees dans la socidte... Ce faisant, 
ils ont pour la plupart rompu avec leur tradition nationale et spiri- 
tuelle », apres quoi « tous ceux qui voulaient s'assimiler, surtout 
la premiere generation et a l'epoque de leur apparition massive, 
s'enracinerent dans les couches relativement superficielles d'une 
culture nouvelle pour eux 67 ». 

On se demande cependant comment il est possible que « les 
traditions seculaires de cette antique culture se soient revelees 
impuissantes a contrecarrer l'engouement pour les slogans barbares 
des revolutionnaires bolcheviques 68 ». Lorsque « a fondu sur la 
Russie le socialisme, compagnon de la revolution, non seulement 
ces Juifs-la ont ete portes, nombreux et dynamiques, sur la crete de 
la vague ravageuse, mais le reste du peuple juif s'est trouve prive 
de toute idee de resistance et invite a regarder ce qui se passait 
avec une sympathie perplexe, en se demandant, impuissant, ce qui 
allait en resulter' 1 '' ». Comment se fait-il que, « dans tous les milieux 
de la societe juive, on ait accueilli la revolution avec enthousiasme, 
un enthousiasme inexplicable quand on sait de quels desenchante- 
ments est faite l'histoire de cc peuple » ? Comment « le peuple 
juif, rationaliste et lucide, a-t-il pu se laisser aller a l'ivresse de la 
phraseologie revolutionnaire™ » ? 

D. S. Pasmanik evoque en 1924 « ces Juifs qui proclamaient haut 
et fort le lien genetique entre le bolchevisme et le judai'sme, qui se 
vantaient ouvertement des sentiments de sympathie que la masse 



67. D. Chiurmann, O nalsionalnykh fobiiakh [Sur les phobies nationales], - « 22 », 
1989, n»68, n°68, pp. 149-150. 

68. /. 0. Levine. Evrei v revolioutsii [Les Juifs dans la Revolution], RiE, p. 127. 

69. Landau, RiE, p. 109. 

70. D. O. Linski, O natsionalnom samosoznanii rousskogo evreia [La Conscience 
nationale du Juif russe], RiE, pp. 145, 146. 



AUX c6tes des bolcheviks 113 

du peuple juif nourrissait envers le pouvoir des commissaires 71 ». 
En meme temps, Pasmanik lui-meme relevait « les points qui 
peuvent au premier abord fonder un rapprochement entre bolche- 
visme et judai'sme... Ce sont : le souci du bonheur sur terre et celui 
de la justice sociale... Le judai'sme a ete le premier a mettre en 
avant ces deux grands principes 72 ». 

Nous lisons dans un numero du journal londonien Jewish 
Chronicle de 1919 (quand la revolution n'etait pas encore refroidie) 
un debat interessant sur la question. Le correspondant permanent 
de ce journal, un certain Mentor, ecrit qu'il ne sied pas aux Juifs 
de pretendre qu'ils n'ont aucun lien avec les bolcheviks. Ainsi, en 
Amerique, le rabbin et docteur Juda Magnes a soutenu les bol- 
cheviks, ce qui signifie qu'il ne considerait pas le bolchevisme 
comme incompatible avec le judai'sme". II ecrit encore la semaine 
suivante : le bolchevisme est en soi un tres grand mal, mais, para- 
doxalement, il represente aussi l'espoir de I'humanite. La revo- 
lution franchise ne fut-elle pas sanglante, elle aussi, et pourtant elle 
a ete justifiee par l'Histoire. Le Juif est idealiste par nature et il 
n'est pas etonnant, il est meme logique qu'il ait cm aux promesses 
du bolchevisme. « II y a grandement matiere a reflexion dans le 
fait meme du bolchevisme, dans 1' adhesion de nombreux Juifs au 
bolchevisme, dans le fait que les ideaux du bolchevisme, sur bien 
des points, rejoignent ccux du judai'sme - dont un grand nombre 
ont ete repris par le fondateur du christianisme. Les Juifs qui 
reflechissent doivent examiner tout cela soigneusement. II faut 
etre insense pour ne voir dans le bolchevisme que ses aspects 
rebutants 74 ... » 

Tout de meme, le judai'sme n'est-il pas avant tout reconnaissance 
du Dieu unique ? Or, cela en soi suffit a le rendre incompatible 
avec le bolchevisme, negateur de Dieu ! 

Toujours a la recherche des motifs qui permirent une si large 
participation des Juifs a 1'aventure bolchevique, I. Biekerman ecrit : 
« On pourrait, devant les faits, desesperer de l'avenir de notre 
peuple - si nous ne savions que, de toutes les contagions, la pire 



71. D.S. Pasmanik, RiE. p. 225. 

72. D. S. Pasmanik, Rousskaia revolioutsiia i evreistvo [La Revolution russe et le 
judai'sme], p. 129. 

73. Jewish Chronicle, 28 mars 1919, p. 10. 

74. Ibidem, 4 avril 1919, p. 7. 



114 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

est celle des mots. Pourquoi la conscience juive s'est-elle revelee 
si receptive a cette infection, la question serait trop longue a cteve- 
lopper ici. » Les causes resident « non seulement dans les circons- 
tances d'hier », mais 6galement « dans les idees h^ritees des temps 
anciens, qui predisposent les Juifs a se laisser contaminer par 
l'ideologie, fut-elle nulle et subversive 75 ». 

S. Boulgakov ecrit lui aussi : « Le visage que montre le judai'sme 
dans le bolchevisme russe n'est en aucune facon le vrai visage 
d'Israel... II temoigne, au sein meme d'Israel, d'un etat de terrible 
crise spirituelle, pouvant conduire a la bestialite 76 . » 

Quant a 1' argument selon lcquel les Juifs de Russie se sont jetes 
dans les bras des bolcheviks a cause des vexations subies par le 
passe, il faut le confronter aux deux autres coups de force commu- 
nistes survenus au meme moment que celui de Lenine, en Baviere 
et en Hongrie. Nous lisons dans I. Levine : « Le nombre de Juifs 
qui servent le regime bolchevique est, dans ces deux pays, tres 
eleve. En Baviere, nous trouvons parmi les commissaires les Juifs 
E. Levine, M. Irvine, Axelrod, 1' ideologue anarchiste Landauer, 
Ernst Toller. » « La proportion de Juifs qui ont pris la tete du 
mouvemcnt bolchevique en Hongrie est de 95 %... Or, la situation 
des Juifs sur le plan des droits civiques etait excellente en Hongrie 
ou il n'existait aucune limitation depuis longtemps deja ; dans le 
domaine culturel et economique, les Juifs occupaient une position 
telle que les antisemites pouvaient meme parler d'une emprise des 
Juifs 77 . » On pourrait ajouter ici la remarque d'un eminent publi- 
ciste juif d'Ameriquc ; il ecrit que les Juifs d'AUcmagne « ont 
prospere et accede a une position elevee dans la societe 78 ». N'ou- 
blions pas a ce propos que le ferment de rebellion qui fut a l'origine 
des coups de force - dont nous reparlerons au chapitre 16 - avait 
ete introduit par les bolcheviks par 1' intermediate des « prisonniers 
rapatries » farcis de propagande. 

Ce qui a reuni tous ces rebelles - et, plus tard, plus loin, par-dela 
les mers -, c'est une bouffee d'internationalisme revolutionnaire 



75. Biekerman, RiE, p. 34, 

76. Arch. Sergui Boulgakov. Khristianstvo i evreiskii vopros [Le Christianisme et la 
question juive], pp. 124-125. 

77. Levine, RiE, pp. 125, 126. 

78. Norman Podgoreis. Evrei v sovremennom mire [Les Juifs dans le monde 

moderne] (Int.) BM, n" 86, p. 113. 



AUX COTES DES BOLCHEVIKS 115 

debride, un clan vers la revolution, la revolution mondiale et 
«permanente ». Les rapides succes des Juifs dans 1' administration 
bolchevique n'ont pu etre ignores en Europe et aux Etats-Unis. Pis 
meme : ils y furent admires ! Au moment du passage de Fevrier a 
Octobre, l'opinion publique juive d'Ameriquc ne mit pas de 
sourdine a ses sympathies pour la revolution russe. 

* 

Entre-temps, les bolcheviks menaient diligemment leurs opera- 
tions financieres a l'etranger, principalement via Stockholm. Depuis 
le retour de Lenine en Russic, des subsides secrets leur parvenaient, 
de provenance allemande, a travers la Nia Banken d'Olof Aschberg. 
Cela n'excluait pas le souticn financier de certains banquiers russes, 
ceux qui, fuyant la revolution, avaient trouve refuge a l'etranger 
mais s'y etaient mues en soutiens benevoles des bolcheviks. Un 
chercheur americain, Anthony Sutton, a retrouve (avec un demi- 
siecle de retard) des documents d'archives ; il nous apprend que, si 
Ton en croit un rapport envoye en 1918 au Departement d'Etat par 
l'ambassadeur des Etats-Unis a Stockholm, « parmi ces "banquiers 
bolcheviques" on trouve lc tristement celebre Dmitri Rubinstein 
que la revolution de Fevrier avait fait sortir de prison, qui avait 
gagne Stockholm et s'y etait fait l'agent financier des bolcheviks » ; 
« on trouve cgalement Abram Jivotovski, un parent de Trostki et 
de Lev Kamenev ». Au nombre des syndicataires il y avait 
« Denissov, de I'ex-Banque de Siberie, Kamenka, de la Banque 
Azov-Don, et Davidov, de la Banque pour le Commerce exterieur. 
Autres "banquiers bolcheviques" : Grigori Lessine, Shtifter, Iakov 
Berline et leur agent Isidore Kohn 79 ». 

Ceux-la avaient quitte la Russie. D'autres, en sens inverse, 
quittaient l'Amerique pour rentrer. C'etaient les revenants, tous des 
« revolutionnaires » (les uns depuis longtemps, les autres de fraiche 
date) qui revaient de construire enfin et de consolider le Monde 
Nouveau du Bonheur universel. Nous en avons parte au chapitre 14. 
Ils affluaient, traversant les oceans, partant du port de New York 
pour aller a l'Est ou du port de San Francisco en direction de 



79. A. Sutton, Ouol strit i bolchevitska'i'a revolioutsiia, [Wall Street and the Bolchevik 
Revolution], trad. Ue Tanglais, M., 1998. pp. 141-142. 



116 DEUX SlfiCLES ENSEMBLE 

l'Ouest, les uns anciens sujets de l'Empire russe, les autres 
purement et simplement citoyens americains, des enthousiastes 
ignorant meme la langue russe. 

En 1919, A. V. Tyrkova-Williams ecrivit dans un ouvrage publie 
alors en Angleterre : « II y a peu de Russes parmi les meneurs 
bolcheviques, peu d'hommes impregnes de culture russe et 
concerned par les interets du peuple russe... Outre des citoyens 
etrangcrs, ic bolchevisme a recrute des emigres ayant passe de 
longues annees hors des frontieres. Certains n'etaicnt jamais alles 
en Russie auparavant. lis comptaient parmi eux beaucoup de Juifs. 
Ceux-ci parlaient mal le russe. La nation dont ils s'etaient rendus 
maitres leur etait etrangere et, de plus, ils se comportaient comme 
des envahisseurs en pays conquis. » Et si, dans la Russie tsariste, 
« les Juifs etaient exclus de tous les postes officiels, si les ecoles et 
le service de PEtat leur etaient fermes, en revanche, dans la Repu- 
blique sovietique, tous les comitis et les commissariats etaient 
emplis de Juifs. Souvent, ils troquaient leur nom juif contre un nom 
russe... mais cette mascarade ne trompait personne 80 ». 

Cette meme annee 1919, au cours des Auditions au Senat de 
la Commission Overmen, un professeur d'universite de l'lllinois, 
P. B. Dennis, arrive en Russie en 1917, declara qu'a son avis - « un 
avis qui rejoint celui d' autres Americains, d' Anglais, de 
Francais... -, ces gens-la deployerent en Russie une cruaute, une 
ferocite extremes dans leur repression contre la bourgeoisie » (le 
mot est ici employe sans nuance pejorative, dans son sens premier : 
les habitants des bourgs). Ou encore : « Parmi ceux qui menerent 
"une propagande assassine" dans les tranchees et a 1'arriere, il y en 
avait qui, un ou deux ans auparavant [c'est-a-dire en 1917-1918], 
vivaient encore a New York* 1 . » 

En fevrier 1920, Winston Churchill s'exprimait dans les pages 
du Sunday Herald. Dans un article intitule « Sionisme contre 
bolchevisme : combat pour l'ame du peuple juif », il ecrivit : 
« Nous voyons aujourd'hui cette compagnie de personnalites 
insignes, surgies de la clandestine, des sous-sols des grandes cites 
d' Europe et d'Amerique, qui a agrippe par les cheveux et saisi a la 



80. Ariadna Tyrkova-Williams, From Liberty to Bresl-Litovsk London, Macmillan 
and Co., 1919, pp. 297-299. 

81. Overmen, pp. 22-23, 26-27. 



AUX COTES DES BOLCHEVIKS 117 

gorge le peuple russe, et s'est imposee en mattresse incontestee de 
rimmense Empire russe s2 . » 

On trouve beaucoup de noms connus parmi ces gens revenus 
d'au-dela de 1' Ocean. Voici M. M. Gruzenberg : il avait sejourne 
precedemment en Angleterre (ou il avait fait la connaissance de 
Sun-Yat-sen), puis il avait vecu longtemps aux Etats-Unis, a 
Chicago ou il avait « organise une ecole pour les emigres », et on 
le retrouve en 1919 consul general de la RSFSR au Mexique (pays 
sur lequel les revolutionnaires fondaient de grands espoirs : Trotski 
y debarquera...), puis, la meme annee, il siege dans les organes 
centraux du Komintern. II prend du service en Scandinavie, en 
Suede ; il se fait arreter en Ecosse. II refait surface en Chine en 
1923 sous le nom de Borodine* avec toute une escouade d'espions : 
il est le « conseiller politique principal du Comite" executif du 
Kuomintang », role qui lui permet de favoriser la carriere de 
Mao-Tse-toung et de Chou-Enlai'. Cependant, ayant soupconne 
Borodine-Gruzenberg de se livrer a un travail subversif, Tchang- 
Kai-shek le chasse de Chine en 1927. Revenu en URSS, il traverse 
indemne 1' annee 1937 ; pendant la guerre avec l'Allemagne, on le 
retrouve redacteur en chef du Bureau d' information sovietique aux 
cotes de Dridzo-Lozoski. II sera fusille en 195 1 8 \ (A propos des Juifs 
bolcheviques fusilles dans les annees 30, voir infra, chapitre 19.) 

Parmi eux egalement, Samuel Agourski, qui devint l'un des 
chefs de la Bielorussie ; arrete en 1938, il purgea une peine de 
deportation. (II est le pere du regrette M. Agourski, prematur6ment 
disparu, qui n'a pas suivi le meme chemin que son genitcur, loin de 
la** !) 84 - Citons aussi Salomon Slepak, membre influent du 
Komintern, qui retourne en Russie par Vladivostok ou il prend 
part a des assassinats ; il se rend ensuite en Chine pour tenter 
d'attirer Sun-Yat-sen dans une alliance avec le communisme ; 
son fils Vladimir devra s'arracher, non sans fracas, au piege dans 
lequel etait tombe son pere dans sa quete de l'avenir radieux du 



82. Jerry Muller, Dialektika traguedii : antisemitizm i kommounizm v Tsentralnoi i 
Vostolchnoi' Evrope. Evreiskaia Tribouna* (La Tribune juive), 1920, n° 10, p. 3. 

83. EJR, t. 1, p. 154. 

84. Ibidem, p. 22. 

* II s'agil du personnage de Im Condition humaine d'Andre MaSraux. 
** Collaborateur du recucil Des voix sous les decombres, public par Alexandre Solj6- 
nitsyne en 1974. 



118 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

communisme 85 . Des histoires comme celle-la, et dc plus para- 
doxals encore, on en compte des centaines. 

Ont rapplique egalement les demolisseurs de la culture juive 
« bourgeoise ». Parmi eux, les collaborateurs de S. Dimanstein au 
sein du Commissariat europ6en : le SR Dobkovski, Agourski (deja 
cite), et aussi « Kantor, Shapiro, Kaplan, anciens anarchistes 
emigres revenus de Londres et de New York ». L'objectif du 
Commissariat etait de creer un « Centre du mouvement communiste 
juif ». En aout 1918, le nouveau journal communiste en yiddish 
Ernes (la Verite) annonca : « La revolution proletarienne a com- 
mence rue des Juifs » ; aussitot demarra une campagne contre les 
heders, les "Talmud-Torah"... En juin 1919, contresignee par 
S. Agourski et Staline, fut proclamee la dissolution du Bureau 
central des communautes juives 8 ' 1 , lesquelles representaient la 
fraction conservatrice du judai'sme, celle qui ne s' etait pas rangee 
aux cotes des bolcheviks. 

■Mi- 
ll n'en reste pas moins vrai que les Juifs socialistes n'etaient pas 
attires principalement par les bolcheviks. Seulement voila : ou 
etaicnt les autres partis, qu'etaient-ils devenus ? Ce qui permit au 
Parti bolchevik d'occuper une position exclusive, ce fut la disinte- 
gration des vieux partis politiques juifs. Le Bund, les sionistes- 
socialistes et les sionistes du Poalei s'etaient divis^s et leurs leaders 
avaient rejoint le camp des vainqueurs en reniant les ideaux du 
socialisme ddmocratique - ainsi de gens comme M. Rafes, 
M. Froumkina-Ester, A. Weinstein, M. Litvanov 87 . 

Est-ce possible ? Meme le Bund, cette organisation archi-belli- 
queuse a qui meme les positions de Lenine ne convenaient pas, qui 
se montrait si intransigeante sur le principe de l'autonomie cultu- 
relle et nationale des Juifs ? Eh bien oui, meme le Bund ! « Apres 
l'instauration du pouvoir sovietique, la direction du Bund en Russie 
s'est scindee en deux groupes (1920) : la droite qui, dans sa 



85. Chaim Potok, The Gates of November. Chronicles of the Slepak Family. New 
York. Alfred A. Knopf. 1996. pp. 37, 44-45. 

86. G. Aronson, Evreiski vopros v epokhou Stalina [La Question juive a l'cpoquc de 
Staline], LMJR, pp. 133-134. 

87. Ibidem, pp. 135-136. 



aux cotes des bolcheviks 119 

majorite, emigra, et la gauche qui proceda a la liquidation du Bund 
(1921) et adhera pour une bonne part au Parti des bolcheviks 88 . » 
Parmi les anciens membres du Bund, citons l'inamovible David 
Zaslavski, celui qui mcttra des decennies durant sa plume au 
service de Staline (il sera charge de stigmatiser Mandelstam et 
Pasternak). Egalement : les freres Leplevski, Israel et Grigori (l'un, 
d'entree de jeu, se fera agent de la Tcheka et y restera jusqu'a la 
fin de ses jours, 1' autre occupera des 1920 un poste eleve au 
NKVD, puis sera vice-commissaire du peuple, president du Petit 
Sovnarkom de la RSFSR, puis vice-procureur general de l'URSS 
(1934-39) ; il sera victime de la repression en 1939. Salomon 
Kotliar, aussitot promu Premier secretaire du comite de province 
d'Orenbourg, de Vologda, de Tver, du Comit6 regional d'Orel. Ou 
encore Abram Heifets : il retourne en Russie apres Fevrier 1917, 
entre au presidium du Comite principal du Bund en Ukraine, est 
membre du Comite central du Bund ; en Octobre 1917, il est deja 
pour les bolcheviks et, en 1919, il figure dans le peloton de tete 
du Komintern 89 . 

Aux gauchistes du Bund vint se joindre la gauche des sionistes- 
socialistes et du SERP* ; ceux-la entrerent des 1919 au Parti 
communiste. L'aile gauche du Poalei-Tsion fit de meme en 192 1 90 . 
En 1926, d' apres un recensement interne, on comptait au Parti 
jusqu'a deux mille cinq cents anciens membres du Bund. II va sans 
dire que beaucoup, par la suite, tomberent sous le couperet : « Sous 
Staline, la majorite d'entre eux furent victimes de feroces perse- 
cutions 91 . » 

Biekerman s'ecrie : « Le Bund, qui s'etait donne" le role de repre- 
sentant "des masses ouvrieres juives", a rejoint les bolcheviks dans 
sa partie la plus importante et la plus active 92 . » 

Dans ses memoires, David Azbel tente d'expliquer les raisons 
de cette adhesion en reflechissant sur l'exemple de son oncle, Aron 



88. PEJ, t. l.p. 560. 

89. EJR, t. 1, p.478 ; t. 2, pp.78, 163 ; t.3, p.286. 

90. 5. Dimanstein, Revolioulsionnic dvijcnic sredi evrcev [Lc mouvcment rdvolution- 
naire parmi les Juifs] in Les Rdvolutionnaires a travcrs plusieurs essais, sous la dir. de 
M. N. Pokrovski, t. 3, liv. 1, M-L, GIZ, p. 215. 

91. PEJ, t. 1, p.560. 

92. /. M. Biekerman, RiE, p. 44 

* Sotsial-evreiskdia rabotchdia partia : Parti ouvrier social juif. 



120 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

Isaakievitch Weinstein, mcmbre influent du Bund que nous avons 
evoque plus haut : « II avait compris avant tous les autres que son 
Parti, ainsi que les autres partis socialistes, etaient condamnes... II 
avail compris autre chose encore : survivre et continuer a defendre 
les inteYets des Juifs ne serait possible qu'en rejoignant les bol- 
cheviks 93 . » 

Pour combien d'entre eux les motifs 1) survivre, 2) continuer a 
defendre les interets des Juifs, furent-ils decisifs ? Provisoirement, 
Tun et l'autre objectifs etaient atteints. 

On notera aussi qu'apres Octobre les autres partis socialistes, les 
S.-R. et les mencheviks qui, nous le savons, comptaient nombre de 
Juifs dans leurs rangs et a leur tete, eux non plus n'ont pas fait 
front contre le bolchevisme. A peine sensibles au fait que les 
bolcheviks avaient renvoye cette Assemblee constituante qu'ils 
avaient appelee de leurs vceux, ils se sont effaces, ils ont hesite, ils 
se sont a leur tour divises, proclamant tantot leur neutralite dans la 
guerre civile, tantot leur intention de temporiser. Quant aux S.-R., 
ils ont carrement ouvert aux bolcheviks une portion du front de 
l'Est et se sont employes a demoraliser les arrieres des Blancs. 

Mais Ton trouve aussi des Juifs parmi les chefs de la resistance 
aux bolcheviks en 1918 : sur les vingt-six signatures de la « Lettre 
ouverte des prisonniers sur l'affaire du Congres ouvrier » redigee a 
la prison de la Taganka, pas moins d'un quart sont juives 94 . Or les 
bolcheviks etaient impitoyables a l'egard des mencheviks de cette 
espece. L'ete 1918, R. Abramovitch, important leader menchevik, 
n'a evite l'execution capitale que grace a une lettre adressee a 
Lenine, d'une prison autrichienne, par Friedrich Adler, celui qui 
avait abattu en 1916 le Premier ministre autrichien et qui avait ete 
gracie. D'autres aussi se montrerent stoi'ques : Grigori Binshtok, 
Semion Weinstein ; arretes a plusieurs reprises, ils finirent par etre 
expulses hors du pays 95 . 

En fevrier 1921, a Petrograd, les mencheviks ont certes soutenu 
les ouvriers trompes et affames, ils les ont pousses a protester et a 



93. D. Azbel, Do, vo vremia i posle [Avant, pendant et apres], VM, 1989, n° 104, 
p. 231. 

94. Nezavisimoie rabotcheie dvijeniie v 1918 godou : Dokumenty i materialy [Le 
mouvement ouvrier ind6pendant], <Stabli par M. Bemstam, Paris, YMCA Press, 1981, 
pp. 291-293, in Recherches sur l'Histoire russe contemporaine. 

95. EJR.U.pp. 135-136, 199-200. 



AUX COTES des BOLCHEVIKS 121 

faire greve - mais sans veritable conviction. Et ils ont manque 
d'audace pour prendre la tete de l'insurrection de Cronstadt. Or, 
cela nc les a nullement mis a l'abri de la repression. 

Nous connaissons aussi pas mal de mencheviks passes aux 
bolcheviks, qui troquerent une etiquette de parti pour une autre. Ce 
sont : Boris Maguidov (il devint chef de la section politique dans 
la 10° armee, puis de tout le Donbass, secretaire des comites de 
province de Poltava, Samara, instructeur au Comite central) ; 
Abram Deborine, veritable transfuge (il a rapidemcnt grimpe les 
echelons d'une carriere de « professeur rouge », nous farcissant la 
tete avec le Materialisme dialectique et le Materialisme histo- 
rique...) ; Alexandre Goi'khbarg (membre du Comite revolutionnaire 
de Siberie, accusateur public au proces des ministres de Koltchak, 
membre du college du Commissariat a la Justice, puis president du 
Petit Sovnarkom). D'aucuns ont tenu bon un certain temps, jusqu'a 
leur arrestation, comme I. Liakhovetski-Mai'ski'"' ; les autres, en fort 
grand nombre, ont 6te reduits tres tot au silence, des le proces de 
rimaginaire « Bureau unifie des mencheviks » de 1931 (ou Ton 
retrouve Guimmer-Soukhanov qui avait ete le concepteur de la 
tactique du Comite executif en mars 1917). Une immense rafle fut 
organisee a travers toute 1'Union pour les apprehender. 

D y eut des transfuges chez les S.-R. : lakov Lifchitz, par exemple 
(vice-president de la Tcheka de Tchernigov en 1919, puis de 
Kharkov, puis president de la Tcheka de Kiev et, au fatte d'une 
carriere rapide, vice-president du Guepeou d'Ukraine). II y en eut 
chez les communistes anarchistes, le plus celebrc etant Lazare 
Kogan (Section specialc des armees, assistant du chef des armees 
de la VeTcheka en 1930 - haut responsable du Goulag et, en 1931, 
chef du chantier de la mer Blanche du NKVD). On rencontre des 
biographies extremement sinueuses : Ilya Kit-Viitenko, lieutenant 
dans Tarmee d'Autriche, fait prisonnier par les Russes et, a partir 
du moment ou les bolcheviks sont au pouvoir, prend ses grades a la 
Tcheka-Guepeou, puis dans 1'armce et, dans les annees 30, est Tun 
des reformateurs de l'Armee rouge. Et au trou pendant vingt ans 97 ! 

Et qu'en fut-il des sionistes ? Rappelons-nous : en 1906, ils 
avaient pose et proclame qu'ils ne pouvaient rester a l'ecart du 



96. EJR, 1. 1. pp. 331, 419 ; I. 2. pp. 221-222, 230. 

97. EJR, t, 2. pp. 36, 51-52, 176. 



122 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

combat des Russes contre le joug de l'Autocratie, et ils s'etaient 
engages activement dans ledit combat. Ce qui ne les empecha point, 
en mai 1918 (alors que le joug pesait toujours autant), de declarer 
que, dans les questions de politique interieure russe, ils seraient 
dorenavant neutres, « tres evidemment dans l'espoir d'eviter le 
risque » que les bolchcviks « ne les accusent d'etre contre-revolu- 
tionnaires'- 18 ». Et dans un premier temps - 9a a marche. Tout au 
long de l'annee 1918 et durant les six premiers mois de 1919, les 
bolcheviks les ont laisses tranquilles : ils ont encore pu, a Fete 
1918, tenir a Moscou le Congres panrusse des communautes juives, 
et des centaines de ces communautes ont eu leur « Semaine palesti- 
nienne » ; leurs journaux paraissaient librement et un club de 
jeunes, le « Heralouts'' 9 », fut cree\ - Mais, au printemps 1919, les 
autorites locales entreprirent ici et la d'intcrdire la presse sioniste, 
et a Fautomne 1919 on mit aux arrets quelques personnalites 
marquantes, accusees de faire « de Fespionnage au profit de l'An- 
gleterre ». Au printemps 1920, les sionistes organiserent a Moscou 
une Conference panrusse. Resultat : tous les participants (90 per- 
sonnes) furent internes a la prison des Boutyrki ; certains furent 
condamnes, mais la peine ne fut pas appliquee, suite a l'inter- 
vention d'une delegation de syndicats juifs arrivee d'Amerique. 
« Le presidium de la VeTcheka a declare que 1'organisation sioniste 
etait contre-revolutionnaire, et son activite est desormais interdite 
en Russie sovietique... De ce moment a commence pour les 
sionistes l'crc de la clandestinite l0 °. » 

M. Heifets, qui est un homme reflechi, nous rappclle fort a 
propos ceci : le coup de force d'Octobre n'a-t-il pas coincide exac- 
tement, pour ce qui est des dates, avec la declaration Balfour qui 
jetait les bases d'un Etat juif independant ? Eh bien, qu'advint-il ? : 
« Une partie de la nouvelle generation juive emprunta la voie de 
Herzl et de Jabotinski, tandis que l'autre [precisons : la plus grande] 
a cede a la tentation et est venue grossir les rangs de la bande a 
Lenine-Trotski-Staline. » (Exactement ce que craignait Churchill.) 
« La voie de Herzl apparaissait alors lointaine, irreelle, tandis que 



98. /. B. Shekhiman. Sovetskaia Rossiia, sionizm i Izrail [Russie sovietique, sionisme 
et Israel], LMJR-2, p. 31. 

99. Ibidem, p. 3\ 5. 

100. S. Hepshtein, Rousskie sionisty v borbe za Palestinou [Les Sionistes russes dans 
le combat pour la Palestine], LMJR-2, pp. 390-392. 



AUX COTES DBS BOLCHEVIKS 123 

celle de Trotski et Bagristski permettait aux Juifs de gagner une 
stature immediate et de devenir immediatement, en Russie, une 
nation egale en droits et meme privilegiee 101 . » 

Transfuge egalement, bien sur, et non des moindres, Lev 
Mekhlis, du Poalei-Tsion. Sa carriere est bien connue : au secre- 
tariat de Staline, au comite de redaction de la Pravda, a la tete du 
secteur politique de l'Armee rouge, au Commissariat a la Defense 
et commissaire au Controle d'Etat. C'est lui qui fit echouer notre 
debarquement en Crimee de 1942. Au faite de sa carriere : a 
l'Orgburo du Comite central. Ses cendres sont scellees dans le mur 
du Kremlin 102 . 

Bien sur, il y eut une part importante des Juifs de Russie a ne 
pas adherer au bolchevisme : ni les rabbins, ni les charges de cours, 
ni les grands medecins, ni toute une masse de braves gens ne 
tomberent dans les bras des bolcheviks. Tyrkova ecrit dans le meme 
passage de son livre, quelques lignes plus loin : « Cette predomi- 
nance des Juifs au milieu des leaders sovietiques mettait au 
desespoir ceux des Juifs russes qui, en depit des cruelles iniquites 
subies sous le regime tsariste, regardaient la Russie comme la mere- 
patrie et menaient l'existence commune a toute 1' intelligentsia 
russe, refusant, en communion avec elle, toute collaboration avec 
les bolcheviks 1113 . » - Mais ils n'avaient a l'epoque aucune possi- 
bility de se faire entendre publiquement, et les presentes pages sont 
naturellement emplies non de leurs noms, mais de ceux des vain- 
queurs, de ceux qui ont bride le cours des evenements. 

Deux illustres actes terroristes perpetres par des bras juifs contre 
les bolcheviks en 1918 occupent une place a part : l'assassinat d'Ou- 
ritski par Leonid Kannegiesser, et 1'attentat contre Lenine de Fanny 
Kaplan. La aussi, quoique avec un signe inverse, s'exprima la 
vocation du peuple juif a 6tre toujours parmi les premiers. Peut-etre 
les coups tires sur limine releverent-ils plutot d' intentions esseres*. 
Mais, pour ce qui est de Kannegiesser (issu de la noblesse h6redi- 
taire par son grand-pere, il etait entre a l'Ecole des eleves-officiers 
en 1917 ; soit dit en passant, il fut en relations d'amitie avec Serge 



101. Heifets, « 22 », 1980. n° 14. p. 162. 

102. EJR. t. 2. pp. 276-277. 

103. Ariadna Tyrkova-Williams, op. cit„ p. 299. 

* Socialistes-r^volutionnaires (S.-R). 



124 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

Essenine), j'admets fort bien l'explication de Mark Aldanov : a la 
face du peuple russe et de l'Histoire, il etait mu par le desir d'op- 
pccsr aux noms d'Ouritski et de Zinoviev un autre nom juif. C'est 
Is sentiment qu'il exprime dans un billet transmis a sa soeur, a la 
veille de Fatten tat, dans lequel il dit vouloir se venger de la paix de 
Brest-Litovsk, qu'il a honte de voir les Juifs contribuer a installer 
au pouvoir les bolcheviks, et qu'il venge aussi 1 'execution a la 
Tcheka de Petrograd de son camarade de l'Ecole d'artillerie. 

II faut toutefois preciser que des etudes recentes ont revele que 
ces deux attentats avaient ete perpetres dans des circonstances 
suspectes 104 . II y a de fortes presomptions que Fanny Kaplan n'a 
nullement tire sur Lenine, mais qu'elle a ete apprehendee « pour 
clore l'enquete » : une coupable commode, de hasard. II y aurait 
aussi une hypothese selon laquelle les autorites bolchcviques 
auraient elles-memes cree les conditions necessaires pour que 
Kannegiesser puisse tirer son coup de feu. De cela je doute fort : 
pour quelle provocation les bolcheviks auraient-ils sacrifie leur 
enfant cheri, president de la Tcheka ? Une chose, toutefois, est trou- 
blante : comment se fait-il que plus tard, en pleine Terreur rouge, 
alors qu'on passait par les armes, a travers tout le pays, des milliers 
d'otages innocents, totalement etrangers a l'affaire, toute la famille 
Kannegiesser fut liberee de prison et autorisee a emigrer ?... On nc 
reconnait pas la la griffe bolchevique ! Ou bien serait-ce 1' inter- 
vention d'un bras tres long aupres des instances sovietiques les plus 
haut placees ? - Une publication toute recente nous apprend que 
les parents et amis de L. Kannegiesser avaient meme elabore un 
plan d'attaque armee contre la Tcheka de Petrograd pour liberer 
leur prisonnier, et que tous, a peine arretes, furent liberes et res- 
terent vivre a Petrograd sans etre inquietes. Une telle clemence de 
la part des autorites bolcheviques s'explique peut-etre par leur souci 
de ne pas se facher avec les milieux juifs influents de Petrograd. 
La famille Kannegiesser avait garde sa foi juda'ique et la mere de 
Leonid, Rosalia Edouardovna, declara lors d'un interrogatoire que 
son his avait tire sur Ouritski parce que celui-ci « s'etait detourne 
du judai'sme m ». 



104. B. Orlov. Mif o Fanni Kaplan [Le mylhe dc Fanny Kaplan], ME, 1975, n°2 ; 
G. Nilov. Ouritski. Voldarski el autres, Slrana i Mir, Munich, 1989, n° 6. 

105. Nikolai Koniaev, On oubival, slovno pisal stikhotvorcnic [II tuait commc il aurait 
6crit des vers], Don, pp. 241, 250-252. 



AUX COTES DES B0LCHEV1KS 125 

Mais voici un nom juif qui n'a pas jusqu'a present obtenu la 
celebrite meritee : Alexandre Abramovitch Vilenkine, heros de la 
lutte clandestine contre les bolcheviks. Engage volontaire dans les 
hussards a dix-sept ans, en 1914, il a ete decore a quatre reprises 
de la Croix de Saint-Georges, promu officier, puis, a la veille de la 
revolution, il devient capitaine de cavalerie ; en 1918, il adhere a 
l'organisation clandestine Union pour la defense de la Patrie et de 
la Liberte ; il est apprehcnde par la Tcheka au moment ou, l'organi- 
sation ayant ete decouverte, il s'attardait a detruirc des documents 
compromettants. Concentre, intelligent, energique, intransigeant a 
l'egard des bolcheviks, il sut insuffler aux autres Tesprit de resis- 
tance. FusiHe* par les bolcheviks - cela va sans dire. (Les informa- 
tions sur lui nous viennent de son compagnon d'armes dans la 
clandestinite en 1918, et aussi de son compagnon de cellule en 
1919, Vassili Fiodorovitch Klementiev, capitaine dans l'armee 
russe l06 .) 

Ces combattants contre le bolchevisme, quelles que fussent leurs 
motivations, nous venerons leur memoire en tant que Juifs. Nous 
deplorons qu'ils aient ete si peu nombreux, comme furent trop peu 
nombreuses les forces unies blanches pendant la guerre civile. 



Un ph£nomene tres prosai'que et tout a fait nouveau vint 
renforcer la victoire des bolcheviks. Ceux-ci occupaient des postes 
importants d'oil dccoulaient de nombreux avantages, notamment la 
jouissance, dans les deux capitales, d'appartements « vides » liberes 
par leurs proprietaries, « ci-devant » maintenant en fuite. Dans ces 
appartements pouvait venir vivre toute une parentele affluant de 
l'ancienne Zone de residence. Ce fut la un veritable « exode » ! 
G. A. Landau ecrit : « Les Juifs ont gravi les marches du pouvoir 
et ont occupe quelques "sommets"... De la, il est normal qu'ils aient 
fait venir (comme cela se produit partout, dans tout milieu) leurs 
parents, amis, compagnons de jeunesse... Un processus parfai- 
tement naturel : l'octroi de fonctions a des gens que Ton connatt, 
en qui Ton a confiance, que Ton protege, ou qui tout simplement 



106. V. F. Klementiev, V bolchevitskoi Moskve : 19i8-1920 [Dans la Moscou des 
bolcheviks], M., Rousski Pout (Memoires russes. serie : Notre passe proche, liv. 3). 



126 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

quemandent vos faveurs. Ce processus a multiplie le nombre de 
Juifs dans l'appareil d'Etat sovi&ique 107 . » Nous ne dirons pas 
combien l'epouse de Zinoviev, Lilina, fit ainsi venir de parents et 
de proches, ni combien Zinoviev distribua de postes aux « siens ». 
Eux sont le point de mire, mais 1' afflux, pour ne pas avoir ete 
remarque sur l'instant, fut enorme et concerne des dizaines de 
milliers de personnes. Les gens transmigrerent en masse d'Odessa 
a Moscou. (Sait-on que Trotski lui-meme gratifia son pere, qu'il 
aimait moderement, d'un sovkhoze dans la banlieue de Moscou ?) 
On peut suivre ces migrations au fil des biographies. Ainsi celle 
de David (ne pas confondre avec Mark) Azbel. En 1919, encore 
gamin, il quitte Tchernigov ou il est ne pour venir a Moscou oil 
habitent deja ses deux tantes. II vit d'abord chez 1'une, Ida, « riche 
marchande de la Premiere Guilde », dont le mari etait rentre" 
d'Amerique, puis chez 1' autre, Liolia, logee dans la Premiere 
Maison des Soviets (le National) avec tout le gratin sovietique. 
Leur voisin Ulrich, qui s'illustrera plus tard, disait en plaisantant : 
« Pourquoi n'ouvre-t-on pas une synagogue au National ou ne 
vivent que des Juifs ? » Toute une elite sovietique quitte alors Saint- 
Petersbourg pour s' installer dans la Deuxieme Maison des Soviets 
(le Metropole), dans la Troisieme (le Seminaire, rue Bojedomski), 
dans la Quatricme (rue Mokhovai'a/Vozdvijenka) et dans la 
Cinquicmc (rue Cheremelievski). Ces locataires re9oivent d'un 
centre de distribution special d'abondants colis : « caviar, fromages, 
bcurre, csturgeon fume ne faisaient jamais defaut sur leur table » 
(nous sommes en 1920). « Tout etait special, concu specialement 
pour la nouvelle elite : jardins d'enfants, ecoles, clubs, biblio- 
theques. » (En 1921-22, annee de la famine meurtriere sur la Volga 
et de l'aide de l'ARA*, dans leur « ccole modele, la cantine s'ali- 
mentait a la fondation ARA et servait des petits dejeuners ameri- 
cains : riz au lait, chocolat chaud, pain blanc et ceufs sur le plat ».) 
Et « personne ne se souvenait que, la veille encore, on vociferait 
dans les salles de classe qu'il fallait pendre haut et court les bour- 
geois a la lanterne ». « Les gosses des maisons voisines hai'ssaient 



107. Landau, RiE, p. 110. 



* American Relief Adminislration (1919-1923) : la commission Hoover porta secours 
aux victimes de la famine de 1922 en Russie. 



AUX COTES DES BOLCHEVIKS 127 

ceux des "Maisons sovietiques" et, a la premiere occasion, leur 
tombaient dessus. » 

Survint la NEP. Les locataires du National emmenagerent alors 
dans des appartcments cossus ou des pavilions ayant auparavant 
appartenu a des aristocrates ou a des bourgeois. En 1921 : « passer 
1'ete" a Moscou, ou Ton 6touffe ? », non, on vous invite dans une 
ancienne demeure de mattre, aujourd'hui confisquee, dans les 
environs de Moscou. La, « tout est en l'etat, comme du temps des 
anciens proprietaires »... a cette difference pres qu'on edge de 
hautes clotures autour de ces maisons, qu'on poste des gardes a 
1' entree... Les epouses des commissaires se mettent a frequenter les 
meilleures villes d'eaux d'Occident. On voit se developper, a la 
faveur de la penurie ambiante, de la misere et du recel des denrees, 
un commerce de seconde main et tout un trafic de marchandises. 
« Ayant achete pour une bouchee de pain tout un lot de denrees a 
des marchands qui emigraient, tante Ida et oncle Micha les reven- 
dirent sous le manteau » et dcvinrent ainsi « probablement les gens 
les plus riches de tout Moscou ». - Toutefois, en 1926, ils ecoperent 
de cinq ans de prison « pour contre-revolution economique », 
auxquels s'ajouterent, a la fin de la NEP, dix annees de camp 108 . 

Citons encore : « Lorsque les bolcheviks sont devenus "le 
gouvcrnemcnf", toutes sortes d'individus issus du sous-proletariat 
juif les rejoignirent, desirant recevoir leur part du gateau l09 . » - Et 
comme etaient interdits le commerce libre et Pentreprise privee, 
beaucoup de families juives virent leur quotidien grandement 
modifie : « Les personnes d'age mur dechurent pour la plupart, 
tandis que les plus jeunes, debarrasses de tout "lest" spirituel et 
social, en faisant carriere purent entretenir leurs aines... D'ou le 
nombre excessif de Juifs dans l'appareil d'Etat sovietique. » 
Remarquons : l'auteur ne justifie pas ce processus en le qualifiant 
d'« unique issue », il constate avec affliction l'aspect qui compte : 
« Ce processus destructeur ne rencontra pas la resistance qu'il eut 
fallu dans le milieu juif », au contraire, il y trouva « des executants 
volontaires et un climat de sympathie" u ». 



108. D. Azbel, ME. 1989. n° 104, pp. 192-196, 199, 203, 209, 223, 225-226. 

109. V. S. Mandel, RiE., p. 200, 

110. Landau, RiE, pp. 111-112. 



128 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

C'est ainsi que nombre de Juifs firent leur entree dans la classe 
dirigeante sovictique. 

Or, ce processus, tout occulte qu'il fut, pouvait-il passer inapercu 
des couches sociales russes defavorisees ? 

Et comment pouvait reagir 1'homme de la rue ? Soit par des 
quolibets : « Rosa du Sovnarkhoz », « le mari de Khaika de la 
Tcheka ». Ou par des histoires droles, de celles qui ont inonde la 
Russie des 1918 : « Le the Vyssotski, le sucre Brodski, la Russie 
Trotski. » Et, en Ukraine, cela donnait : « Hop ! ouvriers de la 
moisson / Tous les Juifs sont des patrons ! » 

Et Ton se mit a chuchoter un nouveau slogan : « Les Soviets 
sans les Juifs ! » 

Les co-auteurs du recueil La Russie et les Juifs s'alarmerent en 
1924 : il est clair que « tous les Juifs ne sont pas bolcheviques et 
tous les bolcheviks ne sont pas juifs, mais point n'est besoin 
aujourd'hui de prouver la part enorme, la participation zelee des 
Juifs au martyre impose a une Russie exsangue par les bolcheviks. 
Ce qu'il faut au contraire essayer d'elucider posement, c'est 
comment cette ceuvre de destruction s'est refractee dans la 
conscience du peuple russe. Les Russes n'avaient jusqu'alors 
jamais vu de Juifs aux commandes 1 " ». 

lis en voyaient aujourd'hui a chaque pas. Investis d'un pouvoir 
feroce et illimite. 

« Pour repondre a la question de la responsabilite que porte le 
judai'sme dans 1' apparition des Juifs bolcheviques, nous devons 
d'abord considerer la psychologie des non-Juifs, celle de tous ces 
Russes qui patirent directement des atrocites commises... Les 
acteurs juifs de la vie publique qui desirent prevenir toute nouvelle 
sanglante tragedie, sauver les Juifs de Russie de nouveaux 
pogroms, doivent tenir compte de ce fait" 2 . » II faut « comprendre 
la psychologie des Russes qui se retrouverent soudain soumis a 
l'autorite d'une engeance mauvaise, arrogante, fruste, sure d'elle- 
meme et impudente" 3 ». 

Ce n'est pas aux fins de regler des comptes qu'il faut se souvenir 
de l'Histoire. Ni pour ressasser des accusations mutuellcs. Mais 



111. I.M. Biekermcm,RiE,p.22. 

112. D. S. Pasmanik, RiE. p. 212. 

113. D. S. Pasmanik, Rousskaia revoliouisia i evreistvo [La Revolution russe et le 
judai'sme], p. 200. 



AUX COTES DES B0LCHEV1KS 129 

pour comprendre comment, par exemple, il a pu se faire que des 
couches importantes d'une societe juive parfaitement correcte aient 
tolere une enorme participation de Juifs a la montee en puissance 
(1918) d'un Etat qui n'etait pas seulement insensible au peuple 
russe, etranger a l'histoire russe, mais qui, de surcroit, infligeait a 
la population tous les debordements de la terreur. 

La presence de Juifs aux cotes des bolchcviks pose question non 
pas parce qu'elle induirait une origine etrangere de ce pouvoir. 
Quand nous evoquons 1'abondance de noms juifs dans la Russie 
revolutionnaire, nous brossons un tableau qui n'a rien d'inedit : 
combien, en effet, de noms germaniques et baltes ont figure, 
pendant un siecle et demi a deux siecles, dans 1' administration 
tsariste ? La vraie question est : dans quelle direction ce pouvoir 
oeuvrait-il ? 

D. S. Pasmanik nous livre cependant cette reflexion : « Que tous 
les Russes capables de reflcchir s'interrogent : le bolchevisme, 
meme avec Lenine a sa tete, aurait-il triomph6 s'il y avait eu en 
Russie une paysannerie rassasiee, instruite et possedant des terres ? 
Tous les "Sages de Sion" reunis auraicnt-ils pu, meme avec un 
Trotski a leur tete, faire advenir le grand chaos en Russie" 4 ? » II 
a raison : ils ne l'auraient jamais pu. 

Mais les premiers a se poser la question devraient etre les Juifs 
plus que les Russes. Cet episode de l'Histoire devrait les interpeller 
aujourd'hui encore. C'est dans un esprit d'analyse clairvoyante de 
l'Histoire qu'il conviendrait d'elucider la question que pose la 
participation massive des Juifs a l'administration bolchevique et 
aux atrocites commises par celle-ci. II n'cst pas rccevable d'eluder 
la question en disant : c'etait la racaille, des renegats du judai'sme, 
nous n'avons pas a repondre pour eux. 

D. S. Chturmann a raison de me rappclcr mes propres propos sur 
les leaders communistes de n'importe quelle nation : « ils se sont 
tous dctournes de leur peuple pour verser dans 1'inhumain 115 ». Je 
le crois. Mais Pasmanik avait raison d'ecrire dans les annees 20 : 
« Nous ne pouvons nous borner a dire que le peuple juif ne repond 
pas des actes commis par I'un ou l'autre de scs membres. Nous 



114. Ibidem, p. 157. 

115. Dora Chturmann, Gorodou i mirou [Urbi et orbi], Paris-New York, Troisieme 
vague, 1988, p. 357. 



130 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

repondons pour Trotski tant que nous ne nous sommes pas desoli- 
darises de lui" 6 . » Or, se desolidariser ne signifie pas se detourner, 
au contraire, cela signifie rejeter les actes, jusqu'au bout, et en tirer 
la lecon. 

Je me suis longuement penche sur la biographie de Trotski et je 
me range a l'idee qu'il n'avait pas de grands attachements specifi- 
quement juifs, c'etait au contraire un internationaliste fanatique. 
Est-ce a dire qu'un compatriote comme lui est plus facile a incri- 
miner que les autres ? Mais, des que son etoile monte, a l'automne 
1917, Trotski devient, pour beaucoup trop de gens, un sujet de 
fierte, et, pour la gauche radicale des Juifs d'Amerique, une veri- 
table idole. 

Que dis-je, d'Amerique ? Mais de partout ailleurs aussi ! II y 
avait dans le camp ou j'etais interne, dans les annees 50, un jeune 
homme, Vladimir Guershouni, socialiste fervent, internationaliste, 
qui avait garde" la pleine conscience de sa judeite ; je 1'ai revu dans 
les annees 60, apres notre liberation, et il m'a confie ses notes. J'y 
ai lu que Trotski 6tait le Promethee d'Octobre pour la seule et 
unique raison qu'il etait juif : « II a ete un Promethee non point 
parce qu'il etait ne tel, mais parce qu'il etait un enfant du peuple- 
Promethee, ce peuple qui, s'il n' etait attache au rocher de la 
mechancete obtuse par les chaines d'une hostilite patente et latente, 
aurait fait beaucoup plus encore qu'il n'a fait pour le bien de 
l'humanitc. » 

« Tous les historiens qui reprouvent la participation des Juifs a 
la revolution ont tendance a ne pas reconnaitre en ces Juifs-la leur 
caractere national. Ceux, au contraire, et notamment les historiens 
israeliens, qui voient dans l'hegemonie juive une victoire de l'esprit 
judai'que, ceux-la exaltent leur appartenance a la judeite 117 . » 

C'est des les annees 20, des la fin de la guerre civile, que se 
firent entendre des arguments tendant a disculper les Juifs. 
I. O. Levine les passe en revue dans le recueil La Russie et les Juifs 
(les Juifs bolcheviques n'ont pas ete si nombreux que cela..., il n'y 
a pas de raison que tout un peuple reponde des actes de quelques- 
uns..., les Juifs £taient persecutes dans la Russie tsariste..., pendant 



116. D.S. Pasmanik, Rousskaia revolioutsia i evreistvo [La Revolution russe et le 
judaisme]. p. 1 1. 

117. Sonja Margolina, Das Ende der Liigen : Russland und die Juden im 20 Jahr- 
hundert. Berlin. Siedler Verlag. 1992. pp. 99-100. 



AUX cotes des bolcheviks 131 

la guerre civile les Juifs durent fuir les pogroms en cherchant refuge 
aupres des bolcheviks, etc.), et il les recuse en faisant valoir qu'il 
ne s'agit pas la d'une responsabilite" criminelle, laquelle est toujours 
individuelle, mais d'une responsabilite morale 1 '*. 

Pasmanik jugeait impossible d'etre lave d'une responsabilite 
morale, mais il se consolait en disant : « Pourquoi la masse du 
peuple juif devrait-elle repondre des turpitudes de certains commis- 
saires ? C'est profondement injuste. Cependant, admettre qu'il y a 
pour les Juifs une responsabilite collective, c'est reconnaitre l'exis- 
tence d'une nation juive a part. Des l'instant ou les Juifs cesseront 
d'etre une nation, du jour ou ils seront des Russes, des Allemands, 
des Anglais de confession judai'que, c'est alors qu'ils s'affran- 
chiront du carcan de la responsabilite collective 119 . » 

Or, le xx e siecle nous a justement appris a reconnaitre la nation 
hebrai'que en tant que telle, avec son ancrage en Israel. Et la respon- 
sabilite collective d'un peuple (du peuple russe aussi, bien sur) est 
indissociable de sa capacite a se construire une vie moralement 
digne. 

Oui, ils foisonnent, les arguments qui expliquent pourquoi les 
Juifs se sont ranges aux cotes des bolcheviks (et nous en exami- 
nerons d'autres, tres solides, quand nous parlerons de la guerre 
civile). Neanmoins, si les Juifs de Russie ne gardent memoire de 
cette periode que pour se justifier, cela voudra dire que le niveau 
de leur conscience nationale a baisse, que cette conscience se sera 
perdue. 

Les Allemands pourraient eux aussi recuser leur responsabilite 
pour la periode hitlerienne en disant : ce n'etaient pas de vrais 
Allemands, c'etait la lie de la societe, ils ne nous ont pas demande 
notre avis... Mais tout peuple rcpond de son passe jusque dans ses 
periodes ignominieuses. Comment repondre ? En s'efforgant de le 
conscientiser, de le comprendre : comment une telle chose a-t-elle 
pu se produire ? ou reside notre faute ? y a-t-il un danger que cela 
se renouvelle ? 

C'est dans cet esprit que le peuple juif doit repondre et de ses 
revolutionnaires assassins et des colonnes d'individus bien disposes 
qui se mirent a leur service. 11 ne s'agit pas ici de repondre devant 



118. 1.0. Levine, RiE. p. 123. 

119. D.S. Pasmanik. p. 198. 



132 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

les autres peuples, mais devant soi-meme, devant sa conscience et 
devant Dieu. Tout comme nous autres, Russes, devons repondre et 
des pogroms, et de nos paysans incendiaires, insensibles a toute 
pitie, et de nos soldats rouges tombes dans la demence, et de nos 
matelots transformes en betes fauves. (J'ai parle d'eux avec assez 
de relief, me semble-t-il, dans La Roue rouge, et j'ajouterai ici un 
exemple : le garde rouge A. R. Bassov, charge d'escorter Chin- 
gariov* - cet homme epris de justice, intercesseur populaire -, 
commence par rafler de 1' argent a la sceur du prisonnier - comme 
pourboire et pour financer son transfert de la forteresse Pierre et 
Paul a l'hopital Mariinski -, puis, quelques heures apres, dans la 
meme nuit, il conduit a l'hopital des matelots qui abattent froi- 
dcment Chingariov et Kokochkine 120 **. Chez cet individu - que de 
traits bien de chez nous !!) 

Repondre, oui, comme on repond pour un membre de sa famille. 

Car si Ton nous decharge de toute responsabilite pour les actcs 
de nos compatriotes, c'est la notion mcme de nation qui perd alors 
toute veritable signification. 



120. A. I. Chingariova, postface a Dnevnik A. I. Chingariova, Kak eto bylo : Petro- 
pavloskaia kreposl [Journal de la forteresse Pierre et Paul, 27 nov. 1917-5 janv. 1918], 
2 C 6d., M., 1918, pp. 66-68. 

* 1869-1918 ; publiciste, medecin, l'un des leaders des Cadets (K.D.), depute" a la 
Douma en 1917, abattu par les terroristes. 

** 1871-1918, juriste, leader du parti Cadet, depute a la Douma en 1917, abattu lui 
aussi par les terroristes. 



Chapitre 16 
DANS LA GUERRE CIVILE 



Tiotski s'etait flatte un jour que, « jusque » dans son wagon revo- 
lutionnaire, « il trouvait le temps », en pleine guerre civile, de se 
familiariser avec les nouveautes de la litterature francaise. 

II ne se rendait pas bien compte de ce qu'il disait. Ce n'est pas 
le temps qu'il trouvait, mais de la place dans son coeur : il lui 
restait dans son cceur un tel espace entre les appels « aux marins 
revolutionnaires » ou aux detachements de l'Armee rouge recrute's 
de force, et l'ordre qu'il avait donne de fusilier un soldat sur dix 
dans les detachements susceptibles de flancher, sans qu'il prit la 
peine d'assister a V execution de cet ordrc. 

A travers les vastes plaines de la Russie, il menait une guerre 
sanglante sans etre le moins du monde emu ni par les souffranccs 
inoui'es des habitants de ce pays, ni par leurs malheurs, mais, porte 
par les ailes de 1'ivresse internationaliste, il etait bien au-dessus, 
bien au-dessus de tout cela. 

La revolution de Fevrier avait ete une revolution russe : a l'em- 
porte-piece, erronee, fatale, elle n'avait pas eu l'intention de 
detruire tout ce qui precedait, de reduire a neant la Russie entiere 
et son histoire. Sitot apres Octobre, la revolution s'est mude en 
revolution Internationale, essentiellement destructrice, - elle se 
nourrissait en phagocytant, en annihilant tout ce qui, de l'Ancien 
Regime, se trouvait a portee : jeter a bas tout ce qui avait ete 
construit ; rcquisitionner tout ce qu'on avait fait pousser ; fusilier 
tout ce qui resistait. Les Rouges n'avaient qu'une idee : experi- 
menter le grand projet de societc prevu pour etre repris, etendu, 
realise a l'echellc mondiale. 



134 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

Le coup d'Etat d'Octobre, si aise a ses imp&ueux debuts, s'est 
alors mue en une terrible guerre civile qui, trois annees durant, a 
apporte" a tous les habitants de Russie des malheurs aussi 
sanglants qu'innombrables. 

L'ideologie et la politique inhumaines des Rouges sont venues 
se superposer a la structure multinational de l'ancien Empire et a 
l'abandon irreflechi de la Grande Guerre. Dans la premiere revo- 
lution francaise, sur un territoire uninational, exception faite de la 
breve incursion des armees ennemies, aucun etranger ne s'etait 
trouve implique. Cette revolution, avec toutes ses horreurs, fut d'un 
bout a 1' autre nationale. Notre revolution a nous a rccu de surcroft 
le sceau terrible de la fureur multinational : la participation 
massive des Lettons rouges (citoyens russes), des anciens prison- 
niers de guerre allemands et autrichiens, regroupes comme les 
Hongrois par rdgiments entiers, auxquels s'ajouta un nombre non 
negligeable de Chinois. Bien sur, la grande masse des combattants 
rouges etait constitute par les Russes, les uns mobilises de force 
sous peine d'etre fusilles, les autres pousses par la croyance 
demente qu'ils partaient a la conquete d'un avenir radieux. Et, dans 
cette bigarrure, les Juifs - citoyens russes - ne furent pas non plus 
tout a fait absents. 

Les Juifs russes politiquement actifs, ceux qui avaient soutenu le 
pouvoir civil des bolcheviks a la fin de 1917, se ruaient a present 
dans les structures militaires bolcheviques. Au cours des premieres 
annees suivant Octobre, dans l'enivrement de l'internationalisme, 
le pouvoir dans cet immense pays tomba de lui-meme entre les 
mains de ceux qui avaient adhere au bolchevismc - les abasour- 
dissant par son caractere illimite : et ces derniers (au nom d'un 
ideal eleve, bien sur, mais chez tels autres au nom d'ideaux moins 
respectables : « chez les uns un fanatisme exarcerbe, chez les 
autres une aptitude au conformisme 1 » se sont mis a user de ce 
pouvoir sans vergogne ni crainte d'etre controles. Que la guerre 
civile allait susciter des 1919 dans tout le Sud des pogroms inoui's 
par leur cruaute et le nombre des victimes, nul n'aurait pu alors 
l'imaginer. 

Ce que signifia cette guerre multinational, nous pouvons en 



1. G. A. Landau, Rcvolioutsionnye idei v evreiskoi obtchestvennosti [Les idces r6vo- 
lutionnaires dans les milieux politiques juifs] in RiE, p. 117. 



DANS LA GUERRE CIVILE 135 

juger par le pogrom rouge qui suivit l'ecrasemcnt de la revoke de 
Cronstadt, en mars 1921. Ecoutons ce qu'en dit un fameux socio- 
logue, membre du parti des socialistes-revolutionnaires : « Pendant 
trois jours, la racaille lettonne, bachkire, hongroise, tatare, russe, 
juive et autres, libre de tout frein, devenue folle dans sa soif de 
sang et d'alcool, s'est mise a tuer et a violer 2 . » 

Ou des temoins anonymes. Le jour de 1'Epiphanie 1918, a Toula, 
une procession orthodoxe sort des portes du kremlin ; « un 
detachement internationaliste » la mitraillc a bout portant. 

Mais la garde rouge, avec ses implacables detachements multina- 
tionaux, ne suffisait plus. Le pouvoir bolchevique avait besoin 
d'une armee reguliere. En 1918, « Leon Trotski, avec 1'aide de 
Sklianski et de Jacob Sverdlov, crea 1' Armee rouge ». Dans ses 
rangs, les combattants juifs etaient nombreux. « Plusieurs unites de 
1' Armee rouge etaient composees entitlement de Juifs, comme, par 
exemple, la brigade commandee par Joseph Fourman'. » Dans le 
commandement de 1' Armee rouge, la part des Juifs crut en nombre 
et en importance jusqu'a de nombreuses annees aprds la guerre 
civile. Cette participation des Juifs a fait Pobjet d'etudes de maints 
auteurs juifs, et est mentionnee dans plusieurs encyclopedies juives. 

Dans les annees 80, le chercheur israclien Aron Abramovitch, en 
utilisant de nombreuses publications sovietiques - Cinquante Ans 
des forces annees de I'URSS, L 'Encyclopedic historique soviet ique, 
les recueils sur Le Haut-Commandement des fronts de V Armee 
rouge, d'autres encore -, a 6tabli des listes detaillees des Juifs qui 
avaient occupe des postcs de commandement dans 1' Armee rouge 
depuis la guerre civile jusqu'a la Seconde Guerre mondiale 
comprise, en precisant les dates auxqucllcs tel poste fut occupe par 
tel ou tel officier. 

Feuilletons les pages consacrees par A. Abramovitch a la guerre civile 4 . 
Ce sont de vastes listes, a commencer par les membres du Conseil mili- 
taire revolutionnairc de la Republique (a part Trotski et E. Sklianski, en 
faisaient partie A. Rosenholz, J. Drabkine-Goussev). Sur ordre de Trotski 



2. Pitirim Sorokin, Leaves from a Russian diary, New York, 1925, p. 267. 

3. PEJ, Jerusalem, 1976, t. 1, p. 686. 

4. Aron Abramovitch, V rechaiouschei voine : outchastie i rol evreev v voine protiv 
natsizma [Dans la guerre decisive : participation et role des Juifs d'URSS dans la guerre 
contre le nazisme], Tel-Aviv, 1982, 2 C 6d., t. 1, pp. 45-61. 



136 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

« furent formes des corps d'armee avec etat-major, de nouvelles armies, 
et dans tous les conseils militaires rdvolutionnaires de ces corps d'armee 
comme de ces armees se trouvaient des Juifs » (il enumere les plus 
connus : D. Vaiman, E. Piatnitski, L. Glezarov, L. Petcherski, 1. Slavine, 
M. Lisovski, G. Bitker, Bela Kun, Brilliant-Sokolnikov, I. Khodorovski). 
Tout au debut de la guerre civile, « l'etat-major extraordinaire de la region 
militaire de Petrograd avait ete confix a Ouritski, et le Comite de defense 
r6volutionnaire dc Petrograd comprenait Sverdlov (president), Volodarski, 
Drabkine-Goussev, J. Fischman (ce dernier, un S.-R. de gauche), 
G. Tchoudnovski. En mai 1918, au nombre des 11 commissaires des 
regions militaires se trouvaient deux Juifs : E. Iaroslavski-Gubelman a 
Moscou, S. Nakhimson a laroslavl. II y eut aussi des Juifs, tout au long 
de la guerre, a la tete des armees : M. Lachevitch a la tete de la 3 e , 
puis de la 7 C armee du front est, V. Lazarevitch (3 e armee, front ouest), 
G. Sokolnikov (8 e , front sud), N. Sorkine (9 C ), I. Iakir (14 e ). Parmi les 
chefs d'etat-major, « dans les conseils revolutionnaires des armees », un 
a deux sur trois etaient juifs (dans 1'enumeration figurent les 20 armees). 
Au nombre des « chefs de division » se trouvaient les Juifs suivants... (suit 
une longue enumeration) ; pour ce qui est des « commissaires militaires au 
sein des divisions », en charge des directives ideologiques, la liste est 
encore trois fois plus longue ; pour ce qui est des chefs d'etat-major de 
division, la liste est consequente. « Chefs de brigade, commissaires de 
brigade... », « chefs de regiment et de compagnie... » : la liste est breve. 
Puis « Chefs des sections politiques... » ; « presidents des tribunaux revo- 
lutionnaires... » ; « la proportion de Juifs aux postes d'adjoints politiques 
etait particulierement elevee a tous les echelons de 1' Armee rouge... » 
« Les Juifs ont joue un role important dans l'approvisionnement des corps 
d'armee, des armees et des divisions. Citons certains d'entre eux... » « Les 
Juifs ont occupe de hautes fonctions dans la medecine militaire, a la tete 
de 1' administration sanitaire des groupes d'armee et des armees, en tant 
que medecins-chefs des unites et des corps de troupes... » Quant aux 
« Juifs... qui sont devenus commandants d'unite et de corps de troupes, 
de section, ils se sont distingues par leur courage, leur heroisme et leur 
maitrise strategique » ; « cependant, le caractere general de ce chapitre ne 
permet pas de fournir une description detaillee des faits d'armes 
accomplis par les Juifs du rang, commandants ou adjoints politiques de 
1' Armee rouge ». (Dans la liste des commandants d'armee, l'historien a 
omis le nom de Tikhon Khvesine, qui commanda successivement la 
4 e armee du front est, la 8 e armee du front sud, le groupe d' armees du 
Don, enfin la l re armee du front du Turkestan 5 .) 



5. EJR, 2 e ed. revue et augmenttie, Moscou, 1997. t. 3. p. 285. 



DANS LA GUERRE CIVILE 137 

L' Encyciopedie juive russe ajoute des details ou £clairages relatifs a la 
carriere de certains commandants. (A propos, deux mots sur elle : 
commencee en 1994 sous l'ere nouvelle ou les interdits sont tombes, elle 
a fait un choix honnete : ecrire sans rien celer, y compris ce qui aujour- 
d'hui ne nourrit pas la fiertd). 

Des 1921, Drabkine-Goussev est devenu le chef du departement poli- 
tique et de toute I'Armee rouge, il s'est ensuite trouve a la tete du depar- 
tement historique du Parti, a ete un membre eminent du Komintern, 
son corps a ete place dans le mur du Kremlin. Michel Gaskovitch-Lache- 
vitch, apres de nombreuses annees passees dans les Soviets r£volu- 
tionnaires, a commande la region militaire de Siberie, a ete le premier 
vice-president du Comite revolutionnaire militaire d'URSS (mais il n'a 
eu droit a une sepulture qu'au Champ-de-Mars). Israel Razgon a ete suc- 
cessivement commissaire militaire a 1'etat-major de la region de Pctrograd 
(il participa a la repression de la revoke de Cronstadt), commandant de 
I'Armee rouge de Boukhara (repression de la revoke d'Asie centale), 
puis a l'&at-major de la flotte de la mer Noire. Boris Goldberg, successi- 
vement commissaire militaire de la region de Tomsk, de Perm, de la cir- 
conscription militaire du bassin de la Volga, commandant de 1'armee de 
reserve de la Republique, pour finir comme « l'un des fondateurs de 
l'aviation civile sovietique ». Modeste Rubinstein, vice-president du 
comite militaro-revolutionnaire de I'Armee speciale, chef de section poli- 
tique de corps d'armee. Boris Ippo, chef de la section politique de la flotte 
de la mer Noire (plus tard, mute" a la section politique de la flotte de la 
Baltique, dans le corps d'armee du Turkestan, chef de 1' administration 
politique de la region d'Asie centrale, puis de I'armee du Caucase). 
Michel Landa, chef du departement politique de I'Armee, puis .suppleant 
du chef de l'administration politique du RKKA* (ensuite chef de la 
section politique de la region militaire de Bielorussie, puis de celle de la 
Siberie). Leon Berline, commissaire de la flottille militaire de la Volga 
(puis dans l'administration politique de I'armee de Crimee, enfin dans la 
flotte de la Baltique) 6 . 

Combien de personnalites marquantes se trouvaient aux Echelons infe- 
rieurs des etats-majors ? Recemment encore modeste apprenti dans 
l'atelier d'horlogerie de Sverdlov-pere, Boris Skoundine reussit a devenir, 
pendant la guerre civile, commissaire militaire de division, commissaire 
d'etat-major d'armee, inspectcur politique de front, enfin suppleant du 
chef de la section politique de la l re armee de cavalerie. Ou Avenir 



6. ERJ, t. 1, pp. 122, 340, 404, 515 ; t. 2, pp. 120, 126, 434, 511. 

* Abreviation de « Rabotchai'a Kreslianskai'a krasna'i'a armia » [Arm^e rouge des 
ouvriers el des paysans], nom porte par I'Armee de I'URSS jusqu'en 1945. 



138 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

Khanoukaev : chef d'un delachement dc partisans, traduit en 1919 devant 
un tribunal revolutionnaire pour banditisme lors de la prise d'Achkhabad, 
acquitte, et en cette meme annee 1919 delegue politique de la commission 
turque du Comite" executif central a l'echelle de 1'Union pour la region 
de Kachgarie, de Boukhara et de Khiva. Moi'se Vinnitski (dit « Michka le 
Jap' ») : en 1905, tantot dans un detachement d'autodefense juive, tantot 
a la tete d'une bande de pillards, libere du bagne par la revolution de 
Fevrier, prit la tete d'une unite juive de combat a Odessa, mais aussi de 
tout le « milieu » criminel de cette ville ; en 1919, dans l'Armee rouge, 
commandant d'un bataillon special et commandant d'un regiment de fusi- 
liers « forme d'anarchistes et de droit-commun » ; il est vrai, a ete fusille 
(par les siens). Figure egalement le commissaire militaire Isai'e Tsalko- 
vitch : en 1921, lors de la repression de la revoke de Cronstadt, com- 
mandait une compagnie de marche des eleves-officiers 7 . 

Nous voyons aussi des femmes remarquables a des postes de comman- 
dement : Nadejda Ostrovskai'a, presidente du comite dc parti pour la pro- 
vince de Vladimir, devint chef de la section politique de la 10 e armee. Ou 
Rebecca Plastinina, du comite revolutionnaire, puis du comite de parti 
d'Arkhanguelsk - j'en parlerai un peu plus loin. Mentionnerai-je Cecile 
Zelikson-Bobrovskaia (dans sa jeunesse, couturiere a Varsovie ; au 
moment de la guerre civile, chef du departement militaire du comite" 
moscovite du parti communistc russe s ?) Ou encore Eugenie Main-Bosh, 
une furie ? Et sa sceur Hilene Maisch-Rozmirovitch ? 

Nous autres Sovietiques sommes habitues a entendre parler du « Corps 
des Cosaques vermeils » : non pas des Cosaques qui auraient adhere en 
leur ame et conscience a 1' ideologic rouge, mais un groupe de bandits (il 
leur arrivait, par ruse, de revetir runiforme des Blancs) forme des nations 
les plus diverses, des Roumains jusqu'aux Chinois, avec un regiment de 
cavalerie entierement letton) ; leur commandant etait un Russe, Vital 
Primakov, la section politique avait a sa tete J. J. Mints (dans la seconde 
division, Isaac Grinberg), leur chef d'etat-major etait S. Tourovski, la 
section operationnelle etait dirigee par A. Schilman, le redacteur du 
journal de la division etait S. Davidson, et a la tete du departement admi- 
nistratif de l'etat-major se trouvait J. Roubinov 1 '. 

Mais, puisque nous sommes dans les enumerations, passons en 
revue les sommites de FArmee rouge - des noms imperissables : 



7. ERJ, t. 3, pp. 61, 278, 305, 503. 

8. ERJ, (. 1, p. 144 ; t. 2, pp. 354, 388-389. 

9. Tchcrvonnoc kazatcheslvo : vospominania veleranov [Les Cosaques vermeils : 
souvenirs de veterans], Moscou, Voenizdat, 1969. 



DANS LA GUERRE CIVILE 139 

Vladimir Antonov-Ovscenko, Basile Bliicher, Semen Boudienny, 
Klim Vorochilov, Boris Doumenko, Paul Doubenko, Oleko Doun- 
ditch, Dimitri Jloba, Basile Kikvidse, Epiphane Kovtioukh, 
Gregoire Kotovski, Philippe Mironov, Mikhail Mouraviev, Vitali 
Primakov deja nomme, Ivan Sorokine, Semion Timochenko, 
Mikhail Toukhatchevski, Jerome Ouborevitch, Mikhail Frounze, 
Vassili Tchapaiev, Efim Schadenko, Nicolas Schors. Tiens, a croire 
qu'ils auraient pu, la, se passer des Juifs ? 

Des centaines, voire des milliers de generaux et d'officiers 
russes, issus de 1'Armee imperiale et qui, une fois dans PArmee 
rouge, ont rendu service aux bolcheviks, non pas sans doute dans 
les sections politiques (on ne les y conviait guere), mais neanmoins 
a des postes importants (avec, il est vrai, un commissaire dans leur 
dos), beaucoup par crainte que la repression ne s'abatte sur leur 
famille (surtout dans Teventualite d'echecs militaires) : tous ont 
apporte aux Rouges une aide inestimable, voire decisive dans leur 
victoire. Du reste, « une bonne moitie des officiers d'etat-major 
sont restes avec les bolcheviks 10 ». 

N'omettons pas non plus de mentionner la receptivite initiale, 
fatale pour eux, des paysans russes (pas tous, bien sur) a la propa- 
gande bolchevique. Choulguine a note sans ambages : « Si "Mort 
aux bourgeois !" a si bien marche en Russie, c'est que 1'odeur du 
sang, helas, grise de trop nombreux Russes ; et les voila endiables 
comme des betes feroccs". » 

Mais ne nous laissons pas entrainer non plus sans retenue vers 
l'autre extremite, du genre : « Les fusiliers les plus zeles dans les 
tchekas... n'etaient pas du tout des Juifs soi-disant ritualistes, mais 
des generaux et des officiers, naguere fideles servitcurs du trone 12 . » 
Qui aurait supporte ceux-ci dans la Tcheka ? Quand on les y 
invitait, c'etait pour les fusilier ! Mais pourquoi un tel empor- 
tement ? Les Juifs qui servaient dans la Tcheka n'etaient assu- 
rement pas « des soi-disant ritualistes », mais de jeunes idealistes 
a la tete farcie de fatras revolutionnaire. Et surement, pour la 



10. V. V. Choulguine, « Chto nam v nikh nc nravitsa » : Ob antiscmitisme v Rossii 
[« Ce qui en eux nous deplail » : de 1'anlisemiiisme en Russie], Paris, 1929, p. 145. 

11. Ibidem, p. 157. 

12. B. Mirski, Tchernaia sotnia [La Centurie noire], Tribune juive, hebdomadaire 
consacre a la defense des interels des Juifs russes, Paris, 1924, I" fevrier, p. 3. 



140 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

plupart, y servaient-ils non comme fusiliers, mais comme juges 
d'instruction. 

Cr6ee a la fin de 1917, en un clin d'odl la Tcheka se gorgea de 
force et, des le debut de 1918, inspira a toute la population une 
frayeur mortelle. C'est bien cette Commission extraordinaire, la 
Tcherzvytchaika, qui institua la Terreur rouge bien avant que cette 
derniere ne soit officicllement proclamee, le 5 septembre 1918 ; elle 
l'a institute des sa creation, en decembre 1917, et l'a poursuivie 
bien apres la fin de la guerre civile. Des Janvier 1918 fonctionnait 
« la peine de mort sur place, sans jugement ni instruction ». Puis 
vint la rafle de centaines et bientot de milliers d'otages parfaitement 
innocents que Ton fusillait de nuit ou que Ton noyait dans les 
fleuves par barges entieres. L'historien S. Melgounov, qui connut 
lui-meme les geoles et les menaces de la Tcheka, a decrit de fa?on 
inoubliable l'epopee de la Terreur rouge dans son fameux livre : 
« II n'y avait pas une ville, pas un district ou nc faisaient leur appa- 
rition des sections de la toute-puissante Commission extraordinaire 
panrusse qui devint desormais le nerf principal de la direction de 
l'Etat et absorba tout ce qui restait encore de droit » ; « il n'y avait 
pas un seul cndroit [dans toute la RSFSR] ou Ton ne procedait pas 
a des executions par fusillade » ; « un seul ordre oral d'un seul 
homme [Dzerjinski] suffisait a vouer a une mort immediate des 
milliers et des milliers de personnes ». Et, s'il y avait debat, il etait 
ouvertement prescrit (M. Latsis dans le bulletin La Terreur rouge 
du l cr novembre et dans la Pravda du 25 decembre 1918) de ne 
pas « chercher, au cours de 1' instruction, des faits et des preuves 
selon lesquels 1' accuse aurait agi en actes ou en paroles contre le 
pouvoir sovietique. La premiere question que vous devez lui poser 
est de savoir a quelle classe il appartient, de quelle origine il est, 
quelle education il a recue, quelle est sa formation ou sa pro- 
fession ; ce sont ces questions qui doivent decider du sort de 
l'accuse ». Melgounov souligne : « En cela Latsis ne faisait preuve 
d'aucune originalite, il se contentait de reprendre les paroles de 
Robespierre a la Convention... sur la terreur de masse : "Pour 
executer les ennemis de la patrie, il suffit d'etablir leur identite. II 
ne s'agit pas de les punir, mais de les aneantir". » Les dispositions 
du Centre sont repercutees par les « hebdomadaires de la 
Vetcheka » dans l'ensemble de la Russie. Melgounov les cite abon- 
damment : « A Kiev parait Le Glaive rouge... ; dans Tarticle de son 



DANS LA GUERRE CIVILE 141 

redacteur en chef Leon Krai'ni, nous pouvons lire : "Pour nous, il 
ne saurait etre question de s'embarrasser des vieux principes de 
la morale et de rhumanisme, inventes par la bourgeoisie"... 
Un certain Schwarz lui fait echo : "La Terreur rouge qui a 
ete proclamde doit etre menee a la proletaricnnc... Si, pour instituer 
la dictature du proletariat dans le monde entier, il faut an6antir 
tous les serviteurs du tsarisme et du capital, nous n'hesiterons pas 
a le faire 13 ". » II s'agit d'une terreur de plusieurs annees, concue a 
l'avance dans un but bien determind. Melgounov avance des 
chiffres presumes de victimes (a l'epoque, les chiffres exacts 
n'etaient pratiquement pas disponibles), ccux d'«une vague 
d'assassinats sans precedent ». Mais « vraisemblablement ces 
horreurs..., pour ce qui est du nombre des victimes, palissent-elles 
par comparaison avec ce qui s'est passe dans le Sud apres la fin de 
la guerre civile. Le pouvoir de Denikine s'effondrait. Le nouveau 
pouvoir s'installait, s'accompagnant d'une sanglante periode de 
terreur revancharde, uniquement faite de vengeance. II n'etait plus 
question de guerre civile, mais de l'aneantissement de celui qui 
avait ete l'ennemi ». Par vagues successives, rafles, perquisitions, 
nouvelles rafles et arrestations. « On prend les prisonniers par 
cellules entieres pour les fusilier tous... A coups de mitrailleuses, 
les victimes etant trop nombreuses pour qu'on les fusille une a une ; 
on met a mort des enfants de 15-16 ans et des vieil lards de 60 ans 
et plus. » Voici une annonce de la Vetcheka parue en octobre 1920 
au Kouban : « Les villages des Cosaques et les bourgs qui donnent 
refuge aux Blancs et aux Verts seront detruits, toute la population 
adulte fusillee, tous les biens confisques. » Apres le depart du 
general Wrangel, « la Crimee fut surnommee le "cimetiere pan- 
russe" » (on estime a 120-150 000 le nombre de fusilles). «A 
Sebastopol, on ne se contentait pas de passer par les armes, on 
pendait, et non par dizaines, mais par centaines » ; « la perspective 
Nakhimov regorgeait de pendus... qui avaient ete arretes en pleine 
rue et executes sans jugement ». La terreur en Crimee se poursuivit 
toutau longde 1921 l4 . 

Mais on aura beau scruter l'histoire de la Tcheka, celle des 



13. S. P. Melgounov, "Krasnyi terror" v Rossii. 1918-1923 [La Terreur rouge en 
Russie], 2' 6d. augm., Berlin, 1924, pp. 43, 48, 57. 70-71, 72-73. 

14. Ibidem, pp. 50, 99, 100, 105, 109, 113. 



142 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

sections speciales, des Tenon*, trop d'agissements et de noms 
resteront a jamais inconnus, recouverts par la poussiere des temoi- 
gnages. Mais ceux qui se sont conserves sont plus que suffi- 
samment eloquents ; ainsi, dans les archives de Trotski a Columbia 
University, la copie secrete d'un extrait du proces-verbal de la 
seance du Politburo du Comite central du Parti communiste de 
Russie en date du 18 avril 1919 : 

« Etaient presents les camarades Lenine, Krestinski, Staline, Trotski. 

Entendent : 3 - la declaration de Trotski selon lequel un tres important 
pourcentage de gens travaillant dans les Tcheka aupres des fronts, dans 
les comites executifs aupres des fronts, et a l'arriere, ainsi que dans les 
administrations sovietiques centrales, sont composes de Lettons et de 
Juifs ; aussi une forte agitation chauvine se fait-elle jour parmi les soldats 
de 1'Armee rouge et y rencontre-t-elle un certain echo ; de 1'avis de 
Trotski, il est indispensable de proceder a une nouvelle repartition des 
effectifs du Parti pour qu'il y ait une repartition plus equitable des nationa- 
lity entre le front et l'arriere. 

Decident : proposer aux camarades Trotski et Smilga d'etablir en 
consequence un rapport devant servir de directive du CC aux commissions 
qui repartissent les effectifs entre les organisations centrales, locales et 
celles du front 15 . » 

Mais on a peine a croire que cettc reunion ait donne un quel- 
conque resultat. Un chercheur contemporain - le premier a 
examiner « le probleme du role et de la place des Juifs (ainsi que 
des representants d'autres nationalitcs) dans l'appareil sovictique - 
conclut, au vu des documents d'archives devenus disponibles, que 
« dans la phase initiale de l'activite des organes de repression, a 
l'epoque de la Terreur rouge, les minorites nationales composaient 
pres dc 50 % de l'appareil central de la Vetcheka, et pres de 70 % 
des postes de responsables au sein de l'appareil l6 ». L'auteur cite 
des donnees statistiques au 25 septembre 1918 : parmi les mino- 
rites nationales, en sus d'un grand nombre de Lettons et d'un 



15. Columbia University. New York, Trotsky's Archives. bMs Russ 13 T-160. 

16. L lou. Kritchevski, Evrei v apparate VNTchcKa-Oguepdou v 20-e gody [Les Juifs 
dans l'appareil de la Vetcheka-Oguepeou dans les anndes 20], recueil « Les Juifs et la 
revolution russe », ed. par O. Doudnitski, Moscou-Jerusalem, 1999, pp. 321, 344. 

* Abreviation pour « Tchosti osobogo nuznatchenia » [Sections a destination 
specials], unites nipressives. 



DANS LA GUERRE CIVILE 143 

nombre non negligeable de Polonais, les Juifs font egalement bonne 
figure, en particulier « parmi les collaborateurs actifs et respon- 
sables de la Vetcheka », des commissaires et des juges d' ins- 
truction. Par exemple, parmi « les juges d'instruction charges de la 
lutte avec la contre-revolution - de loin la section la plus impor- 
tante dans les structures de la Vetcheka -, la moitie etait composee 



Voici, d'apres les donnees de V Encyclopedic juive russe, quelques tche- 
kistes des toutcs premieres promotions, avec leurs etats de services'" : 

Benjamin Guerson, qui n'a pas fait beaucoup parler de lui, membre de 
la Tcheka depuis 1918, a partir de 1920 secretaire particulier de Dzer- 
jinski. Israel Leplevski, deja mentionne, membre du Bund, adhere aux 
bolcheviksen 1917, en 1918 dans laTchrika, chef de la section provinciale 
du GPU de Podolsk, puis de la section speciale d'Odessa (il s'est hisse 
ensuite jusqu'a etre chef du GPU de l'URSS, avant de devenir ministre 
de l'lnteVieur de la Bielorussie et de 1'Ukraine !). Zinovi Katznelson : sitot 
apres Octobre dans la Tcheka ; chef des sections speciales de differentes 
armees, puis de 1'ensemble du front sud, ensuite parmi les plus hauts 
dignitaires de la Vetcheka, puis successivement president des Tchekas des 
regions d' Arkhangelsk, de Transcaucasie, du GPU du Caucase du Nord, 
de Kharkov, enfin vice-ministre de l'lnterieur en Ukraine, premier adjoint 
du chef du Goulag. Solomon Moguilevski : des 1917 president du tribunal 
d' Ivanovo- Voznesensk, en 1918 il dirige la Tcheka de Saratov ; puis de 
nouveau president d'un tribunal, cette fois militaire ; puis dans la section 
d'enqucte de la Tcheka de Moscou, chef du departement etranger de la 
Tcheka de Moscou, chef du departement etranger de la Vetcheka, 
president de la Tcheka de Trancaucasie. 

Avait-t-il tant soit peu pense a rimportance de ce qu'il faisait, Ignace 
Vizner, en instruisant l'affaire Nicolas Goumilev*? En avait-il eu le 
temps ? Collaborates de la section speciale de la Vetcheka aupres du 
presidium de cette derniere, il avait cree la Tcheka de Briansk avant d'etre 
juge charge de 1' instruction dans les affaires de la revoke de Cronstadt et 
responsable du presidium de la Vetcheka et du GPU pour les affaires 
particulierement sensibles. Ou bien Lev Levine-Belski, membre il y a peu 



17. Ibidem, pp. 327-329. 

18. EJR, 1. 1, pp. 106, 124. 223. 288 ; t. 2, pp. 22, 176, 302, 350, 393 ; t. 3. pp. 374. 
473. 

* Celebre podte russe, fondateur de l'ecole aemdiste (nc en 1 866, fusilte sans jugement 
le25aoul 1921). 



144 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

du Bund : en 1918-19, il est president de la Tcheka regionale de Simbirsk, 
puis chef de la section speciale de la 8 e armee, puis president de la Tcheka 
regionale d' Astrakhan, a partir de 1921 representant plenipotentiaire de 
la Vetcheka en Extreme-Orient, en 1923 representant plenipotentiaire de 
l'OGPU en Asie centrale, a partir des annees 30 dans 1' administration 
moscovite de l'OGPU (et, pour finir, vice-ministre de l'lnterieur de 
l'URSS.) 

Ou encore Naoum (Lionide) Etingon : dans la Tcheka des 1919, 
president de la Tcheka regionale de Smolensk (plus tard dans le GPU de 
Bachkirie, plus tard encore Tun des organisateurs de l'assassinat de 
Trotski). Isaak (Simon) Schwarz, en 1918-19 premier president de la 
Tcheka de toute l'Ukraine ; il est remplace dans ces fonctions par Jacob 
Livchits qui a ete successivement, en 1919, chef de la section secrete 
operationnelle de la Tcheka regionale de Kiev, puis son vice-president, 
vice-president de la Tcheka regionale de Tchernigov, puis de celle de 
Kharkov ; chef de 1'Etat-major operational de la Tcheka de toute 
l'Ukraine ; en 1921-22, president de la Tcheka regionale de Kiev. 

Le fameux Malhieu Berman : il fait ses debuts dans la Tcheka d'un 
district de l'Oural du nord ; en 1919, il est adjoint au chef de la Tcheka 
regionale de Iekaterinenbourg, en 1920 il preside celle de Tomsk, en 1923 
celle de la Bouriatie-Mongolie, en 1924 le voila chef de l'OGPU de toute 
l'Asie centrale, en 1928 chef de l'OGPU de Vladivostok, en 1932 chef 
de l'ensemble du Goulag, en 1936 vice-ministre du NKVD. Son frcre 
Boris entre dans la police secrete en 1920, en 1936 il est le premier adjoint 
du chef du contre-espionnage du NKVD. 

A notamment contribue a ce que soit confondue l'image du Juif et celle 
du tchekiste, un certain Boris Posern, « chef de file des soldats » en 1917, 
commissaire de la commune de Petrograd - qui, avec Zinoviev et Dzer- 
jinski, consigna le 2 septembre 1918 l'appel a la Terreur rouge. (L'£«cy- 
clopedie a omis de mentionner Alexandre Iosselevitch, secretaire de la 
Tcheka de Petrograd, lequel, en septembre 1918, a paraphe a la suite de 
Gleb Bokii les listes de fusilles dans le cadre de la Terreur rouge.) 

On connait mieux Jacob Agranov, tchekiste qui a brillamment reussi 
dans la repression, inventeur de toutes pieces du « complot de Tagantsev » 
(de ce fait, il fut l'assassin de Goumilev), ordonnateur des « cruels interro- 
gatoires de ceux qui avaient participc a la revoke de Cronstadt ». De 
meme est largement connu Jacob Blioumkine pour sa participation a l'as- 
sassinat de 1'ambassadeur d'allemagne en 1918 ; arreti, il est amnistie", 
puis fait partie du secretariat de Trotski ; on le retrouve ensuite en 
Mongolie, en Transcaucasie, au Moyen-Orient ; fusille en 1929. 



DANS LA GUERRE CIVILE 145 

Chaque organisateur du travail de la Tcheka entratnait a sa suite 
un nombre considerable de collaborates auxqucls eurent affaire 
lors des interrogatoires dans les caves, puis lors des executions, des 
centaines, des milliers d'innocents. 

Au nombre desquels nous trouvons egalement des Juifs... Vu 
que le coup de massue communiste s'abattait sur la bourgeoisie, il 
s'agissait principalement de commercants : « Un commergant (pre- 
nomme Iouchkevitch), dans le district de Maloarkhanguelsk, pour 
n' avoir pas paye ses impots a ete place par un detachement commu- 
niste sur la plaque chauffee a blanc d'un poele. » Dans la meme 
region, des paysans qui n'avaient pas satisfait aux requisitions 
forcees furent soumis a des immersions prolongees dans des puits 
ou on les descendait au bout d'une corde, voire encore, pour non- 
paiement de l'impot revolutionnaire, on transformait les gens en 
statues de glace (c'etait a qui se montrerait le plus inventif dans la 
repression |y ). Korolenko* rapporte le cas des meuniers Aronov et 
Mirkine, fusilles sans jugement pour n'avoir pas tenu compte de 
l'inepte prix fixe par les communistes pour le grain 20 . Encore un 
exemple : l'ancicn gouverneur de Kiev, Soukovnine, etait intervenu 
en 1913 en faveur de Bcyliss ; a l'arrivee des Rouges, il est arrete" ; 
des milliers de Juifs de Kiev signent une petition en sa faveur, mais 
la Tcheka le fusille. 

Comment alors expliquer que la population russe dans son 
ensemble ait juge que la Terreur etait « une terreur juive » ? 
Combien de Juifs qui n'y etaient pour rien se sont ainsi trouv^s 
accuses ? Pourquoi, dans les rangs des Rouges comme dans ceux 
des Blancs, s'est accreditee l'impression que tchekistes et Juifs, 
c'etait pratiquement tout un ? Et qui porte la responsabilite de cette 
vision ? Les responsables sont nombreux, entre autres l'Armee 
blanche (voir infra). Mais les plus responsables sont assurement 
ceux qui, par leur travail zele au plus haut niveau de la Tcheka, 
favoriserent cette identification. 

On entend aujourd'hui d'aigres reproches : les Juifs ne furent 



19. 5. 5. Maslov, Rossia posle tcheiyrekh let revolioutsii [La Russie apres quatre ans 
dc revolution], Paris, 1922, t. 2, p. 193. 

20. P. I. Ntgritov., V. G. Korolenko : Letopis jizni i tvortcheslva (1917-1921) [Koro- 
lenko : chronique de sa vie et son oeuvre], Moscou. 1990, pp. 151-154, 232-236. 

* Ecrivain russe (1853-1921). 



146 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

pas les seuls a adherer au pouvoir, pourquoi attendre de ces Juifs 
tchekistes une attitude plus humaine que chez d'autres ? Juste 
remarquc. Mais ces objections n'alterent pas l'amere v^rite" : ces 
Juifs tchekistes, a cette epoque aux postes et aux grades les plus 
eleves, represented les Juifs russes (aussi terrible que cela puisse 
paraitre) et recoivent en partage un pouvoir quasi illimite\ qu'ils 
n'auraient jamais pu imaginer auparavant. Et ces representants (qui 
n'avaient pas ete elus par leur pcuple) n'ont pas su trouver en eux- 
memes un frein, une source dc lucidite, de controle - n'ont pas su 
se reprendre, s'arreter, se mettre a l'ecart. Selon le proverbe : Ah, 
ne t'empresse pas d'cmpoigner, souffle d'abord sur tes doigts ! 
Mais la population juive, quand bien meme elle n'eut pas a elire 
ces tchekistes, cette importante et active communaute juive des 
villes (il y avait en son sein surement quelqucs sages vieillards ?!) 
ne sut pas non plus les arreter : n'oubliez pas, nous ne sommes 
qu'une petite minorite dans ce pays (mais, a 1'epoque, on n'ecoutait 
plus beaucoup les vieux !). 

G. Landau ecrit : « La destructuration sociale qui a mis sens 
dessus-dessous les differentes couches organiques de la population 
juive a reduit a neant toutes les forces internes de resistance, voire 
de stabilite, les jetant sous le char du bolchevisme triomphant. » II 
trouve qu'en sus des idees de socialisme, de nationalisme separa- 
tiste, de revolution permanente, « nous avons ete rattrapes par ce 
qu'on s'attendait a trouver le moins en milieu juif - par la cruaute, 
le sadisme, la violence qui semblaient etre etrangers a un peuple 
eloigne de toute vie guerri6re ; ceux qui, hier, ne savaient pas 
encore manier le fusil, se sont alors trouves au nombre des coupe- 
jarrets et des bourreaux 21 ». 

Un mot de plus sur Rebecca Plastinina-Ma'i'zel, membre du 
comite revolutionnaire de la province d'Arkhanguelsk, mentionnee 
plus haut : « Fameuse par sa cruaute dans le nord de la Russie »..., 
c'est dcliberemcnt qu'elle « trouait les nuques » et les fronts... ; 
« de sa propre main elle a fusille plus de cent personnes ». Ou 
encore ce « Bak qui, pour sa jeunesse et sa cruaute, etait surnomme 
le "gar9on bouchcr" », d'abord a Tomsk, puis president de la 



2] . G. A. Landau, Rcvolioutsionnye idci v evreiskoi obchestvennosti [Les idecs revo- 
lutionnaircs dans la socicte juive], RiE, pp. 117-118. 



DANS LA GUERRE CIVILE 147 

Tcheka regionale dTrkoutsk 22 . (Quant a Plastinina, elle fit carriere 
jusqu'a devenir membre dans les annees 40 de la Cour supreme de 
la RSFSR 23 !) Certains se souviennent du detachement punitif de 
Mandelbaum, dans la region d'Arkhanguelsk ; d'autres, de celui de 
« Michka le Jap' », en Ukraine. 

Et qu'attendre des paysans de Tambov si, dans le sinistre repaire 
du comite regional de Tambov, en pleine repression du grand soule- 
vement paysan dans cette province de la Russie centrale, les inspi- 
rateurs de la requisition forcee, les secretaires du comite regional 
s'appelaient R Rai'vid et Pinson, et le responsable a la propagande, 
Eidman ? (S'y trouvait egalement A. Schlikhter - nous nous sou- 
venons de lui a Kiev en 1905 -, a present president du comite 
executif regional.) Le commissaire regional qui, par ses requisitions 
exorbitantes de ble, avait provoque le soulevement, portait le nom 
de J. Goldine, et le fameux chef du detachement des requisitions 
qui fouettait les paysans recalcitrants, celui de N. Margoline (il 
procedait aussi aux executions). Kakourine, chef de 1'etat-major de 
Toukhatchevski, affirme que le representant plenipotentiaire de la 
Vetcheka dans la province de Tambov durant ces mois etait un 
certain Levine. 

Bien sur, il n'y avait pas que des Juifs ! Mais, a partir de fevrier, 
quand Moscou s'est chargee elle-meme de mater la revolte de 1921, 
« la commission interministerielle de lutte contre le banditisme » 
avait a sa tete Efrai'm Sklianski : le paysan de Tambov l'apprenait 
en lisant les proclamations et en tirait les conclusions. 

Que dire alors de l'hecatombe du Don qui engloutit des cen- 
taines et des milliers de Cosaques du Don dans la fleur de l'age ? 
avec une telle histoire, tant de reglements de comptes entre le 
Juif (revolutionnaire) et le Cosaque, qu'attendre de la memoire 
cosaque ? 

En aout 1919, l'Armee des volontaires, en entrant dans Kiev, 
decouvrit plusieurs « tchekas », des cadavres recents de fusilles ; 
les listes nominatives, etablies d'apres les annonces mortuaires dans 
le journal Kievlianine dont la parution avait repris, sont citees par 
Choulguine 24 - et presque tous les noms sont slaves : Ton fusillait 



22. S. S. Maslov, p. 196. 

23. EJR, t. 2, pp. 388-389. 

24. V. V. Choulguine, Prilojenia [Annexes], pp. 313-318. 



148 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

en premier lieu l'« elite russe ». Sur la Tcheka de Kiev et ses chefs, 
nous possedons les documents de la « commission speciale 
d'instruction du sud de la Russie » (temoignages du juge d'ins- 
truction de la Tchela arret6 a Kiev)" : « Le nombre des collabora- 
teurs de la Tcheka oscillait entre 150 et 300... ; la proportion des 
Juifs par rapport a l'ensemble des collaborateurs etait de un sur 
quatre, mais les postes cles se trouvaient tous presque exclusi- 
vement entre lcurs mains ». Sur les 20 membres de la commission, 
soit ceux qui decidaient du sort des gens, 14 eteient juifs. « Toutes 
les personnes arretees etaient detenues a la Tcheka ou a la prison 
Loukianov... Pour les executions, on avait amenage un hangar pres 
de la maison dans la rue de lTnstitut, au n°40, a Tangle de la rue 
Levachev, ou avait 6te transferee de la rue Catherine la Tcheka 
regionale. Dans ce petit hangar, le bourreau (parfois c'etait un 
« amateur » de la Tch6ka) faisait entrer sa victime complement 
nue et lui ordonnait de se mettre a plat ventre, puis, d'un coup de 
feu dans la nuque, l'executait. Les executions se faisaient a coups 
de revolver (le plus souvent des colts). Mais, comme le tir etait 
habituellement tres rapproche\ la boite cranienne de la victime 
volait en eclats... La victime suivante etait pareillement amenee et 
s'allongeait a cote... Quand le nombre des victimes depassait... les 
capacites du hangar, les nouvelles victimes etaient placees par- 
dessus les corps de ceux qu'on avait tues precedemment, ou bien 
etaient executees a 1' entree du hangar... Toutes les victimes allaient 
a 1' execution sans opposer de resistance. » 

C'est de cela que « fremissait la rumeur populaire ». Et voici 
une scene a Pctersbourg relatee par Remizov* (avec son passe de 
democrate-revolutionnaire, on ne peut aucunement le suspecter 
d'antisemitisme) : « Recemment, pres de 1' Academic on procedait 
a des exercices ; un soldat de l'Armee rouge s'exclame : "Cama- 
rades, n'allons pas au front, car c'est pour les youpins que nous 
allons nous battre !" Un quidam qui porte une serviette lui 
demande : "Tu es de quel regiment ?" U autre persiste : "Cama- 
rades, n'allons pas au front, c'est pour les youpins que nous y 



25. Tchekist o Tcheka IUn Ichdkiste temoigne de la Tcheka] in Na tchoujoi storone, 
recueils d'histoire el de li((6rature, ddite par S. Melgounov, Prague, 1925, t.9, pp. 111- 
141. 

* Alexis Remizov (1877-1957). 6crivain russe ; emigra en 1921. 



DANS LA GUERRE CIVILE 149 

allons !" Et l'homme a la serviette de donner l'ordre : "Feu sur 
lui !" Deux soldats de 1'Armee rouge s'avancent, l'autre deguerpit, 
il n'a pas le temps d'atteindre le tournant qu'ils le rejoignent et 
font feu - sa cervelle eclate, et vlan ! une mare de sang 26 . » 

La revolte de Cronstadt recdlait deja un caractere antijuif (ce qui 
la vouait davantage encore a l'echec) : on detruisit les portraits de 
Trotski et de Zinoviev, non ceux de Lenine. Et Zinoviev n'eut pas 
le courage de venir s'expliquer devant les revokes : il craignait 
d'etre lynche. On envoya a sa place Kalinine. 

En fevrier 1921, il y eut a Moscou des greves ouvrieres avec 
pour mot d'ordre : « A bas les communistes et les Juifs ! » 

Nous avons deja souligne que la majorite dcs socialistes russes 
- parmi eux, les Juifs etaient tres nombreux - avaient pris parti, 
durant la guerre civile, pour Lenine et non pour Koltchak ; 
beaucoup d'entre eux combattirent personnellement pour les 
bolcheviks. (Un excmple : Solomon Schwarz, membre du Bund : 
sous le Gouvernement provisoire, directeur de departement dans 
l'un des ministeres ; durant la guerre civile, volontaire dans 
1'Armee rouge, sans qu'il precise a quel grade ; ensuite il emigre 
et publie a l'etranger un premier, puis un second livre sur la 
situation des Juifs en URSS - nous aurons encore l'occasion de 
citer ses jugements.) 

L'impression se repandait que non seulement les Juifs bolche- 
viques, mais l'cnsemble des Juifs avaient choisi leur camp dans la 
guerre civile : celui des Rouges. Dire que rien ne les avait pousses 
a faire ce choix, nous ne le pouvons pas. Dire qu'il n'y avait pas 
d'autre solution, nous ne le pouvons pas non plus. 

A Kiev toujours, Choulguine decrit un immense e x o d e qui 
eut lieu le l er octobre 1919, jour de l'lntercession - la ville allait 
etre occupec par les bolcheviks -, un exodc qui ne concernait que 
les Russes, avec leurs besaces, traversant a pied les ponts du 
Dniepr ; il estime qu'ils etaient environ soixante mille. « Mais de 
Juifs il n'y en eut pas dans cet exode ; on n'en voyait pas parmi 
ces milliers de Russes (hommes, femmes, enfants), leurs baluchons 
a la main, qui se faufilaient par le magnirique pont des Chaines sous 
un triste ciel pluvieux. » Or, a cette epoque, continue Choulguine, il 



26. Alexis Remizov, Vzvikhrcnnaia rus [La Russie sens dessus-dessous], Londres, 
1979, pp. 376-377. 



150 DEUX S1ECLES ENSEMBLE 

y avait a Kiev plus de 100 000 Juifs, et, panni eux, nombre de gens 
riches, voire tres riches, mais nul d'entre eux ne partit, tous sont 
restes a attendre les bolcheviks. « lis n'ont pas voulu partager notre 
destin, creusant par la entre eux et nous une nouvelle cesure, sans 
doute la plus profonde 27 . » 

D en alia de meme en d'autres villes. Ecoutons le temoignage du 
S.-R. Maslov : « C'est un fait que, dans les villes de la Russie du 
Sud, en particulier dans celles de F Ukraine de la rive droite, qui 
passerent plus d'une fois de mains en mains, Favenement du pouvoir 
sovietique suscitait une sympathie ostentatoire et la joie la plus 
grande dans les quartiers juifs, et souvent nulle part ailleurs 28 . » 

Un historien americain contemporain (Bruce Lincoln, auteur 
d'une importante etude sur notre guerre civile) a affirme « que la 
Tcheka ukrainienne etait composee a pres de 80 % de Juifs », ce 
qui « s'explique par le fait qu'avant la venue des Rouges, les 
pogroms les plus cruels et les plus sanglants depuis Bogdan Khmel- 
nitski* n'y avaient pas cesse- 9 ». Nous allons en parler, des 
pogroms, mais il est evident qu'on inverse la la chronologie : ces 
80 % faisaient partie de la Tcheka des 1918, ou tout au debut de 
1919 - or les pogroms des forces de Petlioura se dechatnerent 
posteYieurement, tout au long de 1919 (les pogroms suscites par les 
Blancs ne commencent qu'a partir de Fautomne de cette meme 
annee). 

Cependant, on ne peut trouver de reponse a la sempiternclle 
question : qui est responsable d'avoir amene a pareil desastre ? 
Expliquer les agissements de la Tcheka de Kiev uniquement par le 
fait que les trois quarts de ses collaborateurs etaient juifs est, bien 
sur, insuffisant. Mais il y a egalement la, pour la memoire juive, un 
probleme et un sujet de reflexion. 

Or il s'est trouve" en ces annees-la des Juifs pour s'adresser a leurs 
freres par le sang et tenter de parvenir a une comprehension supe- 
rieure de la tragedie qui s'etait abattue sur la Russie et, pareillement, 



27. V. V. Choulguine, pp. 95-96. 

28. S. S. Maslov, p. 44. 

29. Izlojcnic besedy c B. Linkolnom [Compie rendu d"un entretien avec B. Lincoln] 
in V. Lioubarski, Chto delat, a ne kto vinoval [Que f'aire, et non pas qui est responsable ?], 
V.M., 1990, n" 109, p. 134. 

* Un des grands chefs cosaques qui, pour se ddbarrasser de l'h6g6monie polonaise, 
decide en 1654 de nfunir l'Ukraine a la Grande-Russie. 



DANS LA GUERRE CIVILE 151 

sur les Juifs de Russie. Dans 1'appel « Aux Juifs de tous les 
pays ! », ce groupe d'auteurs ecrivit en 1923 : « Le zele outrancier 
dans la participation des Juifs bolcheviques a l'asservissement et a 
la destruction de la Russie... nous est impute... Le pouvoir sovie- 
tique est assimile a un pouvoir juif, et la haine terrible envers les 
bolcheviks se retourne en une haine non moins terrible envers les 
Juifs... Nous avons la ferine conviction que, pour les Juifs comme 
pour tous les peuples qui vivent en Russie, les bolcheviks repre- 
sentent le pire mal qui puisse exister, que lutter de toutes nos forces 
contre la domination en Russie d'un tel ramassis de gens venus de 
tous bords est notrc devoir sacre envers l'humanite, la culture, notre 
Patrie et le peuple juif" 1 . » Mais, dans la societe juive, « cet appel 
fut accueilli avec la plus grande indignation" ». (Nous en parlerons 
au chapitre suivant.) 

* 

La guerre civile a dans une certaine mesure deborde les fron- 
tieres de la Russie. Quelques mots a ce sujet (bien que les evene- 
ments survenus en Europe n'entrent pas dans cet ouvrage). 

Les bolcheviks sont entires en Pologne en 1920. La, ils se sont 
souvenus et se sont habilcment servis « de l'ardcur et de l'enthou- 
siasme national » auxquels etait consacre 1'cditorial de Nakhamkis- 
Svctlov dans les Izvestia n . Et en Pologne, semble-t-il, la population 
juive accucillit chaleureusement 1'Armec rouge. Selon des sources 
sovietiques, des bataillons entiers d'ouvriers juifs prirent part aux 
combats contre les Polonais aux abords de Minsk' 3 . Et Y Encyclo- 
pedic juive nous dit : « Les Polonais ont plus d'une fois accuse les 
Juifs d'avoir soutenu leurs ennemis, d'avoir adopte des attitudes 
"antipolonaises", probolcheviques, voire pro-ukrainiennes. » Au 
cours de la guerre polono-sovietique, de nombreux Juifs, accuses 
d'espionnage au profit de 1'Armee rouge, « ont ete abattus [par 



30. ReJ, pp. 6. 7. 

31. G. Landau, p. 100. 

32. Iou. Svitlov, Narodnaia oborona - natsionalnaia oborona (Ddfense populaire = 
defense nationale], in Izveslia, 1920, 18 mai, p. 1. 

33. Iou. iMririe, Evrei i antisemitizm v SSSR [Juifs ct aniisemitisme en URSS]. M., 
L.. 1929, p. 31. 



152 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

l'armee polonaise] 14 ». II est vrai, souvenons-nous des accusations 
d'espionnage portees contre les Juifs par le commandement russe 
durant la guerre, en 1915, - la aussi, des exagerations ont sans 
doute eu leur place. 

Pour la Pologne, les Soviets ont forme a la hate un « gouver- 
nement polonais revolutionnaire » et place a sa tete F. Dzerjinski. 
S'y trouvaient aussi Iou. Markhlevski et F. Kon. lis 6taient bien sur 
entoures par des specialistes en « affaires de sang » et par d'impe- 
tueux propagandistes. (Entre autres, par l'ex-pharmacien de 
Mohilev, A. I. Rotenberg. Apres le coup d'Etat avorte en Pologne, 
il s'en fut, avec Bela Kun et Zalkind-Zemliatchka, « epurer » a mort 
la Crimee. Et il s'attela en 1921 a une nouvelle tache glorieuse : 
« epurer » la Georgie, derechef avec Dzerjinski au-dessus de lui. 
Des annees 20 aux annees 30, Rotenberg a ete chef du NKVD 
de Moscou.) 

Oui, la Revolution rouge s'est etendue non seulement a la 
Pologne, mais aussi a la Hongrie et a l'Allemagne. Un chercheur 
americain ecrit : « Aussi bien a Test qu'au centre dc 1' Europe, l'in- 
tensite et la permanence des prejuges antisemites se sont trouve" 
renforcees par la part prise par les Juifs au mouvement revolution- 
naire. » « Au debut de 1919, les Soviets, diriges essentiellement par 
des Juifs, provoquerent des revokes a Berlin et a Munich », et 
« dans le parti communiste allemand de ce temps-la..., la part des 
activistes juifs... etait tout a fait disproportionnee », alors que « la 
communaute juive dans son ensemble n'accordait a ce parti qu'un 
soutien insignifiant ». « Des onze membres du CC, quatre etaient 
des Juifs nantis d'une instruction superieure », entre autres Rosa 
Luxemburg, laquelle ecrivit en decembre 1918 : « Au nom des buts 
supremes de Thumanite, notre devise a Fencontre de nos ennemis 
doit etre : le doigt - en plein dans l'ceil ; le genou - sur la 
poitrine ! » Le soulevement a Munich eut pour chef un Juif « a 
l'allure boheme », le critique theatral Kurt Eisner. II fut tue, mais 
dans la tres catholique et conservatrice Baviere, le pouvoir fut pris 
par « un nouveau gouvernemcnt d'intellcctuels juifs de gauche qui 
proclamerent la "Republique sovietique de Baviere" » (G. Lan- 
dauer, E. Toller, T. Muzam, O. Neirat). Une semaine plus tard, cette 
republique fut renversee « par un groupe encore plus radical » qui 



34. PEJ, 1.6, p.646;t. l.p.326. 



DANS LA GUERRE CIVILE 153 

proclama la « Seconde Republique sovietique de Baviere », avec a 
sa tete Eugene Levin6 35 . L' Encyclopedic donne sur ce dernier les 
precisions suivantes : ne" k Saint-Petersbourg dans une famille de 
marchands juifs, socialiste-revolutionnaire, il parttcipe a la revo- 
lution de 1905, puis acquiert la nationality allemande, adhere au 
mouvement Spartakus de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht pour 
prendre la tete du gouvernement communiste de Baviere dont font 
egalement partie T. Muzam, E. Toller et M. Levine qui, lui, est 
originaire de Russie 36 . En mai 1919, la revoke est ecrasee. « Que 
les dirigeants des revoltes communistes ecrasees aient ete des Juifs, 
voila une des causes principales du regain de l'antisemitisme poli- 
tique dans l'Allemagne postrevolutionnaire ". » 

« Mais si, en Russie et en Allemagne, le role des Juifs dans la 
revolution a ete "tres net", en Hongrie il a ete decisif... Sur les 
49 commissaires populaires, 31 etaient juifs », en premier lieu Bela 
Kun lui-meme, « ministre des Affaires etrangeres (de facto chef du 
gouvernement) », qui, comme nous le savons, un an et demi plus 
tard va noyer la Crimce dans le sang. On y trouve Mattias Rakosi, 
Tibor Samueli, Djerd Lukas. « II est vrai que le Premier ministre, 
Shandor Garbai, n'etait pas juif, mais Rakosi eut plus tard ce trait 
d'esprit : si Garbai a ete elu chef du gouvernement, c'est pour qu'il 
en reste un qui puisse signer des arrets de mort le samedi. » « Les 
statues des rois et des heros nationaux hongrois ont ete debou- 
lonnees, l'hymne national interdit, porter les couleurs nationales est 
devcnu un dclit. » « Le tragique de la situation se trouvait renforce 
du fait que les Juifs de Hongrie vivaient de facon bien plus riche 
que leurs freres d' Europe orientale et avaient connu une reussite 
sociale nettement plus marquee' 8 . » 

Le lien direct entre la Republique sovietique de Hongrie et notre 
guerre civile apparait dans le fait que des unites de 1'Armee rouge 
s'appretaient a voler a son secours, mais ne surent pas boucler leurs 
preparatifs avant sa chute (en aout 1919). 



35. John Miiller, Dialektika Iragedii : anlisemitizm i kommunism v tsentralnoi i 
vostotchnoi Evrope [Dialectique de la tragtSdie : I'aniisemitisme et le communisme dans 
la Russie cenirale el orientale] in « 22 », 1990, n° 73, pp. 96, 99-100. 

36. PEJ, t. 4, pp. 733-734. 

37. J. Muller, p. 99. 

38. Ibidem, pp. 100-101. 



154 DEUX SIECLES ENSEMBLE 



L'effondrement du si hai'ssable Empire russe a coute cher a tous 
- Juifs y compris. Comme 1'ecrit G. Landau ; « La revolution est en 
general et toujours quclque chose d'effrayant, de risque, de 
dangcreux. En particulier, elle est terrible et dangereuse pour une 
minorite qui, sous de nombreux rapports, est £trangere a la masse 
preponderante de la population... Une telle minorite doit s'appuyer 
de toutes ses forces, pour assurer sa survie, sur la loi, sur 1' intangible 
continuite de l'ordre, sur l'inertie juridique. La desagregation sociale 
et le "tout est permis" de la revolution s'abattent immanquablement, 
avec une force particuliere, precisement sur une telle minorite 39 . » 

Mais cela n'allait survenir que plus tard, passe les premieres 
decennies prometteuses. Dans l'immediat, durant la guerre civile, 
avec son absence absolue de loi, la population juive fut soumise a 
des pillages et a des pogroms comme elle n'en avait jamais connu, 
et de loin, sous les tsars. Et ces pogroms ne furent pas le fait des 
Blancs. La densite de la minorite y etait telle que dans les destinees 
des Juifs devait necessairement intervenir, en sus des Rouges et des 
Blancs, une troisieme force : le separatisme ukrainien. 

En avril 1917, quand fut cree le parlement ukrainien, les Juifs ne 
croyaient pas encore a la victoire du separatisme, laquelle se mani- 
festa dans les elections d'ete aux doumas municipales : les Juifs 
n'avaient alors « aucune raison de voter pour les separatistes ukrai- 
niens 40 ». Mais, a partir de juin, quand parut s'edifier un pouvoir 
ukrainien veritable sous lequel tous seraient apparemment appeles a 
vivre, des representants juifs firent leur entree a la Malaia Rada*, un 
vice-secretariat aux Affaires de la minorite nationale juive vit le jour 
(un « ministere juif »), charge d'elaborer un projet que la societe 
juive ambitionnait depuis longtemps, octroyant « une autonomic 
nationale specifique » (chaque nation, y compris la juive, constitue 
une entite nationale, laquelle peut promulguer des lois selon les 
besoins et interets de ladite nation et recevoir des subsides du 
Tresor ; quant au representant de cette entite, il peut faire partie du 



39. G. A. Landau, p. 115. 

AQ.J.B. Schekhtman, Evreiskaia obschestvcnnost na Oukraine (1917-1919) [La 
socidte juive en Ukraine] in LMJR-2*. p. 22. 

* LitteYalement : « petite assembled nationale ». 



DANS LA GUERRK CIVILE 155 

gouvernement). Le gouvemement ukrainien nouvellement cree 
adopta au debut une attitude generalement bienveillante a l'egard 
des Juifs, mais, a la fin de 1917, la situation evolua : le projet de loi 
fut accucilli au Parlement par des quolibets et des marques de 
mepris, pour etre finalement adopte non sans mal en Janvier 1918. 
De leur cote, non sans reticence, les Juifs accepterent « le 3 e Uni- 
verscl* » (9 novembre 1917 : debut de la separation de 1' Ukraine 
d'avec la Russie), craignant desormais l'anarchie, dangereuse pour la 
population juive, et le morcellement du rnonde juif russe en plusieurs 
cntites. Les bourgeois juifs se moquaient de la langue ukrainienne, 
des enseignes en cette langue, ils redoutaient Tukiainisation, 
faisaient plutot confiance a l'Etat et a la culture russes 41 . Lenine 
ecrivit : les Juifs, tout autant que les Grands-Russiens, « ignorent 
1'importance du problcme national en Ukraine 42 ». 

Mais on avancait vers la secession et les deputes juifs, a 1 'ex- 
ception du Bund, n'oserent pas voter contre le « 4 e Universel » 
(11 Janvier 1918 : secession definitive de 1'Ukraine). Sitot apres 
commenca l'offcnsive bolchevique en Ukraine. Dans leur premier 
C[omite] C[entral] du P[arti] C[ommuniste] bfolchevique] 
d'U[kraine], concocte a Moscou puis transfere a Kharkov, sous la 
direction de Georges Piatakov, figuraient entrc autres Simon 
Schwarz et Seraphin Gopner. Une fois etabli a Kiev, a la fin de 
Janvier 1918, y furent nommes commissaires : de la ville de Kiev, 
Gregoire Tchoudnovski ; aux finances, Krcizberg ; a la presse, 
D. Raichman ; aux armccs, Schapiro. « Les noms juifs ne man- 
quaient pas non plus au plus haut sommet des autorites bolche- 
viques... dans des centres comme Odessa et Iekaterinoslav. C'etait 
suffisant pour alimentcr les conversations sur les « bolcheviks 
juifs » et les « Juifs bolcheviques » au sein des unites de l'armee 
fideles au Parlement. « Les plaisanteries sur les "traitres juifs" 
devinrent monnaie courante » ; « en pleins combats de rue [pour la 
prise de Kiev], la fraction sioniste interpella l'Assemblee sur les 
exces antijuifs », avec pour resultat « une joute entre les deputes 
ukrainiens et les representants des minorites nationales 43 ». 



41. Ibidem, pp. 29, 30, 35. 

42. V. Unine, (Euvres en 45 volumes, M. 1941-1967, t. 30, p. 246. 

43. J. Shekhlman, pp. 35-37. 

* Designc des lois organiques adopt6es par le Parlement ukrainien. 



156 DEUX S1ECLES ENSEMBLE 

C'est ainsi qu'entre les Juifs et les separatistes ukrainiens 
commenca par se creuser un fosse d'inimitie. 

« Le gouvernement ukrainien et les dirigeants des partis ukrai- 
niens se replierent sur Jitomir; les representants juifs ne les y 
suivirent pas », et resterent sous les bolcheviks. A Kiev, de surcroft, 
les bolcheviks « trouverent le soutien d'un groupe important de 
travailleurs juifs rentres d'Angleterre apres la revolution [de 
FeVrier] », desormais « entierement du cote du regime sovietique... 
Us ont occupe les postes de commissaires et... de personnalitds 
responsables » ; ils ont egalement « cree un detachement juif de la 
garde rouge 44 ». 

Peu apres, au debut de fevrier 1918, apres la conclusion de la 
paix avec l'Allemagne a Brest-Litovsk, le gouvernement de 
rUkraine independante s'en revint a Kiev, protege par les baion- 
nettes austro-allemandes, ce qui permit aux « gaidamaks* » et aux 
« Cosaques libres » d'intercepter les « commissaires juifs frais 
emoulus » qu'ils reussissaient a debusquer, et de les fusilier. Ce 
n'etaient pas encore des pogroms antijuifs, du reste le gouver- 
nement de Petlioura dut ceder la place pour sept mois a celui de 
l'hetman Skoropadski. « Le commandement des unites de l'armee 
allemande qui avaient occupe Kiev au printemps 1918 montrait une 
attitude comprehensive a l'egard des besoins de la population 
juive » (or cette derniere etait importante : en 1919, les Juifs a Kiev 
representaient 21 % de la population de cette ville 45 .) Au sein du 
gouvernement de l'hetman, Serge Goutnik, un Juif du parti cadet, 
devint ministre du Commerce et de l'lndustrie 46 . Sous ce gouver- 
nement, les sionistes n'etaient pas entraves dans leurs activity, une 
Assembled nationale provisoire juive et un Secretariat national juif 
furent elus. 

Mais, une fois l'hetman chasse en decembre 1918, vint s'installer 
de Vinnitsa a Kiev le Directoire de Petlioura- Vinnitchenko. De par 



44. Ibidem. 

45. PEJ, t. 4, p. 256. 

46. EJR. t. l,p.407. 

* Au xviu e sifecle, nom donn^ aux rdvollds ukrainiens qui luttaient conlre les autorit6s 
polonaises. Avec l'annexion de la Pelite Russie occidentale a l'Empire russe, le 
mouvement disparait. Mais le tcrme r^apparut apres la Revolution pour designer des 
emeutiers onpos^s au pouvoir bolchevique. 



DANS LA GUERRE CIVILE 157 

leurs affinites socialistes, le Bund et Poalei-Tsion lui preterent 
leur concours dans l'espoir d'obtenir I'egalite des droits avec les 
Ukrainiens. Le Secretariat juif se voulut egalcment conciliant. 
Cependant, l'organe officiel de Petlioura, La Renaissance, ecrivait : 
« L'instauration d'un gouvernement ukrainicn a ete pour les Juifs 
un evenement inattendu. Les Juifs ne l'avaient pas prevu, en depit 
de leur exceptionnelle habilete a flairer tout ce qui est nouveau. 
lis... insistent sur leur connaissance de la langue russe, ignorent le 
fait de 1'Etat ukrainien... Les Juifs se sont de nouveau joints au 
camp de nos ennemis 47 . » 

On imputa aux Juifs toutes les victoircs des bolcheviks en 
Ukraine. Les Cosaques zaporogues pillerent les appartements des 
gens fortunes qui avaient fui Kiev. Ces pillages essaimerent avec 
d'autant plus d' insolence dans les localites secondaires, perpetres 
par des unites militaires ou par des chefs cosaques qui n'en 
faisaient qu'a leur tete. Et le regiment qui portait le nom 
de Petlioura inaugura par un pogrom, a Sarnach, l'annee des 
pogroms generalises. 

Un depute juif a l'Assemblee nationale restreinte a vainement 
tente d'arreter cette vague montante d'incitations aux pogroms : 
« Nous devons prevenir les Ukrainiens qu'ils n'arriveront pas a 
fonder leur gouvernement sur l'antisemitisme. Que ces messieurs 
du Directoire sachent qu'ils ont affaire a un peuple universel qui a 
survecu a ses nombreux ennemis. » II menaca meme de declencher 
la lutte contre un pareil gouvernement 48 . Et les partis juifs de se 
mettre rapidement a virer a gauche, autrement dit de se tourncr 
avec de plus en plus de sympathie vers les bolcheviks. 

Comme le declara Arnold Margoline, a cette epoque ministre des 
Affaires etrangeres du Directoire, « la situation en Ukraine rappelle 
les pires annees de Khmelnitski et de Gonta 49 * ». 

D. S. Pasmanik note non sans amertume que sionistes et nationa- 
listes juifs « ont longtemps soutenu le gouvernement desordonne 



47. I.M. Trotski, Evreiskie pogromy na Oukraine i v Bclorousii 1918-1920 [Les 
pogroms antijuifs en Ukraine et en Bielorussie], in LMJR-2*, p. 59. 

48. Ibidem, p. 62. 

49. Ibidem. 

* L"un des principaux dirigeants du soulevement des Gai'damaks, en 1768, contre le 
pouvoir polonais. Trahi par les Russes, il fut livrd aux Polonais qui le mirenl a mort. 



158 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

de P&lioura-Vinnitchenko, meme lorsqu'en Ukraine eurent lieu 
de feroces pogroms antijuifs 50 ». I. M. Biekerman se demande : 
comment les socialistes juifs, « qui se sont assis a la meme table 
que Petlioura et autres heros de la revolution ukrainienne pour 
reconstruire le monde avec eux, ont-ils pu oublier les heroi'ques 
pogroms de leurs freres en ideologic ?... Tout ce sang juif que firent 
couler les descendants et disciples de Bogdan Khlmelnitski, de 
Gonta et de Jelezniak*, ne s'empressent-ils pas de Toublier a cause 
de leurs sympathies socialistes 51 ?» « De decembre 1918 a aout 
1919, les partisans de Petlioura ont organise des dizaines de 
pogroms qui ont fait, selon les donnees de la commission de la 
Croix-Rouge internationale, pres de 50 000 victimes. Le pogrom le 
plus important a eu lieu le 15 fevrier 1919 a Proskourov... apres la 
tentative avortee d'un coup d'Etat bolchevique 52 . » « Les pogroms 
antijuifs, qui avaient debute presque en meme temps que l'instau- 
ration du pouvoir ukrainien, se deroulaient sans discontinuer ; ils 
sont devenus particulierement cruels a l'epoque de ce qu'on a 
appele le Directoire, et n'ont pas cesse tant que se maintint par la 
force des armes un pouvoir ukrainien". » 

Pretons attention a ce qu'ecrit S. Maslov : « On avait egalement 
me" des Juifs lors des pogroms au temps des tsars, mais jamais 
on n'en avait tue autant, et tue avec un tel sang-froid, une quasi- 
indifference, comme cela se passe aujourd'hui : au cours des 
pogroms que perpetrent les detachements rebelles de paysans, dans 
les bourgades dont ils s'emparent, ces derniers massacrent la popu- 
lation juive jusqu'au dernier. Ils n'epargnent ni enfants, ni femmes, 
ni vieillards 54 . » A cette epoque, les villes abritaient des marchan- 
dises impossibles a ecouler et les paysans des villages voisins s'y 
rendaient en chariots pour, dans la foulee du pogrom, prendre leur 



50. D. S. Pasmanik, Tchego je my dobivaemsia ? [Que cherchons-nous a obtenir ?], 
in RtE, p. 21 1. 

51. /. M. Biekerman, Rossia i rousskoc cvrcislvo [La Russie et le monde juif russc], 
in RiE, pp. 66-67. 

52. PEJ. t. 6, p. 570. 

53. /. M. Biekerman, p. 65. 

54. S. S. Maslov, pp. 25, 26. 

* Maxime Jelezniak. chef cosaque qui s'est distingue" par sa cruaute dans rextermi- 
nation des Polonais et des Juifs. Fut arretd par les Russes et relegue en Siberie. Mort 
vers 1770. 



DANS LA GUERRE CIVILE 159 

part du pillage"... » « Dans toute 1' Ukraine, quand les insurges 
s'attaquent aux trains, dans les wagons retentit maintes fois l'ordre : 
"Communistes et Juifs, descendez !" Ceux qui obeissent a cet ordrc 
sont fusilles sur-le-champ au bas du wagon » ; sinon, « on verifie 
les papiers ou bien on force a prononcer le mot koukourouza*, ct 
si on decele un defaut de prononciation, le presume Juif est 
emmene et tu6 56 ». 

Un cherchcur americain considere que « rextermination massive 
des Juifs en Bielorussie et en Ukraine au cours de la guerre civile 
a ete, en fait, moins le resultat d'une politique determinee qu'une 
reaction populaire et paysanne 57 . » 

Particulierement irresponsables et, partant, d'une extreme sauva- 
gerie, se sont montrees en Ukraine les bandes incontrolees : celles 
de Grigoriev, Sokolov, Zeleny, Struk, Angel, Tioutiounik, Iatseik, 
Volynets, Kozyr-Zyrka. Dans cette kyrielle, Makhno occupe 
cependant unc place a part. 

Makhno - melange parfait du revolutionnaire et du droit- 
commun - s'est cpanoui comme un diable dans le dechainement 
sauvage dc la guerre civile. Relever ses sorties pathologiques et 
criminelles n'entre pas dans notre propos. Makhno, personnel- 
lement, etait etranger a tout antisemitisme, et les anarcho- 
monarchistes sous ses ordres signerent des resolutions pronant « une 
lutte implacable contre toutes les formes de 1' antisemitisme ». A une 
certaine epoque, il placa a la tctc de son etat-major Aron Baron, du 
Contre-espionnage, Leon Zadov-Zinkovski, du dcpartement de la 
Propagande, Eichenbaum-Voline, deja cite ; il eut pour proche 
conseiller Archinov, et un certain Kogan etait president du Soviet 
de Gouliaipole. II existe aussi un bataillon juif distinct qui comptait 
quelque 300 soldats commandes par Taranovski, mais celui-ci fit 
faux bond a Makhno ; par la suite, Taranovski fut pardonne et a 
nouveau distingue jusqu'a devenir chef d'etat-major. On a ecrit que 
« les Juifs pauvres s'enrolaient massivement dans Tarmee de 



55. lou. iMrine, Evrei i antisemitizm v CCCR [Les juifs el rantis«5mitisme en URSS], 
pp. 40, 41. 

56. S. S. Maslov, p. 40. 

57. J. Muller, p. 97. 

* Ce moi. qui signifie « mais ». par ses sonoritds rdpdtitivcs permettait de deceler les 
panicularites de la prononciation juive. 



160 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

Makhno », et que ce dernier aurait meme capture traitreusement le 
chef cosaque Grigoriev et 1' aurait fait fusilier pour antisemitisme. 
En mai 1919, Makhno mit a mort des paysans du village d'Ouspe- 
novki qui s'etaient livres a un pogrom dans la colonie agricole juive 
de Gorkoe. Mais, bien que « Makhno eut d'incontestables merites 
aux yeux des Juifs (et plus tard, a Paris, jusqu'a sa mort, il a cons- 
tamment evolue dans un milieu juif »), son armee, ingouvernable, 
s'est livr6e pour sa part a plusieurs pogroms, entre autres en 
decembrc 1918 non loin de Ickaterinoslav 58 , et durant l'ete 1919 a 
Alexandrovsk. Toutefois, V Encyclopedic reconnait : « Makhno et 
les autres chefs de son mouvement ont energiquement combattu les 
pogroms et fusille leurs auteurs 59 . » 

Nous avons sous les yeux un livre-album, Les Pogroms anti- 
juifs : 19] 8- 1921. II a 6l6 confectionne" en 1923 a la demande du 
Comite social juif d'aide aux victimcs des pogroms, mais n'a paru 
qu"cn 1926''". (L'annec de sa parution pcrmet de comprendre 
pourquoi ce livre ne parle pas du tout des pogroms fomentes par 
les Rouges ; il est cnticremcnt consacrc au « role joue par 1' armee 
de Petlioura et les armees blanches et polonaises dans la bacchanale 
des pogroms de cette periode.) 

Les detachements militaires prenaient part aux pogroms dans les 
villes importantes et les nccuds ferroviaircs situcs sur lcur itineraire, 
mais les bandes des « petits caids (...) agissaient jusque dans les 
villages les plus recules » ; ainsi, pour les Juifs, il n'y avait plus de 
lieux parfaitement surs. 

Parmi les pogroms perpetres par les armees de Petlioura et qui 
se distinguerent par une cruaute dclibcree et une extermination 
methodique, parfois sans pillage, re tenons en 1919 ceux de Pros- 
kourov (en fevrier), non loin de la ceux de Felchtinsk et de Jitomir 
(fevrier), ceux d'Ovroutch (mars), de Trostinets (mai), d'Ouman 
(mai), de Novomirgorod (mai). Des pogroms fomentes par les 
bandes : ceux de Smelsk (mars 1919), Elizabethgrad (mai), Rado- 
mysl' (mai), Vapniar (mai), Slovetchen et, Doubov (juin) ; par les 
armies de Denikine : ceux de Fastov (septembre 1919), de Kiev 
(octobre). En Bielorussie, des pogroms ont ete fomentes par les 



58. VC Litvinov, Makhno i cvrei [Makhno et les Juifs] in « 22 », 1983, n° 28, pp. 191- 
206. 

59. PEJ. t. 6, p. 574. 

60. Evreiskie pogromy, 1918-1921, sous la direction de Z.S. Ostrovski, M, 1926. 



DANS LA GUERRE CIVILE 161 

Polonais - a Borissov et dans le district de Bobrouisk - et par des 
detachements de Boulak-Balakhovitch soutenus par les Polonais 
(en 1919 et 1920, puis jusqu'a l'ete 1921 a Mozyr, Tourov, 
Petrakov, Kopotkevitch, Kovtchits, Gorodiatitch). 

Les Juifs d'Ukraine furent terrorises par ces vagues destructrices. 
De la ou les pogroms avaient eu lieu et de la ou en planait encore 
la menace, dans les phases d'accalmie, la population juive fuyait 
en masse, bourgades et hameaux se viderent completement au profit 
des grandes villes les plus proches ; certains fuirent vers la frontiere 
roumaine (dans le vain espoir d'y etre secourus), d'autres, 
« paniques, sans direction ni but precis », comme ceux de Tetiev 
ou de Radomysl'. « Les bourgades et hameaux les plus florissants 
avaient l'air de cimetieres abandonnes : les maisons 6taient brulees 
ou detruites, les rues desertes, comme mortes... Toute une serie de 
lieux peuples par les Juifs, comme par exemple Volodarka, 
Bogouslav, Bortchagov, Znamenka, Fastov, Tefiopol, Koutouzovka, 
d'autres encore, avaient ete entierement incendies et n'offraient 
plus a la vue qu'un monceau de decombres 61 . » 



Tournons-nous a present vers le camp des Blancs. On aurait pu 
penser que dans la guerre civile, ce serait non sous 1' oppression 
rouge, mais bien chez les Blancs qu'auraient pu subsister dans une 
certaine mesure des potentialites democratiques : chez Denikine, 
chez Wrangel, il n'y avait pas que des monarchistes ni que des 
nationalistes de differentes nationalites, mais aussi de nombreux 
reliquats de groupes liberaux de toutes tendances, voire des socia- 
lises de diverses nuances - tous ceux qui se montraient intransi- 
geants envers le bolchevisme. II en allait de meme sur le front 
oriental avant que Koltchak ne prenne le pouvoir. Mais, s'il en etait 
ainsi, pourquoi les Juifs qui partageaient les memes orientations et 
les meme sympathies n'y auraient pas trouve leur place ? 

C'est qu'en raison de la tournure fatale et irremediable prise 
- par la faute de l'un et 1' autre camp - par les evenements ulte- 
rieurs, l'acces des Juifs a l'Armee blanche se trouva barre. 

U Encyclopedic juive nous apprend que, tout au debut, « de 



61. Evreiskie pogromy, 1918-1921, pp. 73-74. 



162 DEUX S1ECLES ENSEMBLE 

nombreux Juifs de Rostov soutenaient le mouvement des Blancs ; 
le 13 decembre 1917, A. Alperine, negotiant important, versa a 
I 'ataman du Don A. Kaledine 800 000 roubles reunis par les Juifs 
de Rostov pour 1' organisation des armees cosaques qui combat- 
taient le pouvoir sovietique 62 . Mais voici un autre son de cloche, 
toujours de Rostov : quand le general Alexeiev cherchait a reunir 
son tout premier detachement (c'etait egalement en decembre 
1917), il eut besoin d'argent et en demanda, sans vouloir proceder 
a des requisitions, a la bourgeoisie de Rostov et de Nakhitchevan, 
en majorite composee de Juifs et d'Armeniens. Les richards de 
Rostov ayant refuse, on ne put reunir qu'une somme derisoire, aussi 
Alexeiev fut-il contraint de mener la « Campagne des glaces », en 
plein hiver, avec un detachement qui n'etait pas du tout equipe. Et, 
plus tard : « A tous les appels de l'Armee des Volontaircs, la popu- 
lation a repondu en donnant des clopinettes, mais quand survenaient 
en ces memes endroits les bolcheviks, a la premiere injonction elle 
apportait des millions de roubles sonnants et trebuchants et des 
magasins entiers de marchandises ,,, . » (Et quand, a la fin de 1918, 
l'ex-Premier ministre G. Lvov, maintenant reduit a quemander de 
l'aide, se rend it a Washington et a New York et y rencontra une 
delegation de Juifs americains, il n'en recut aucune promesse d'as- 
sistance 64 .) 

II est vrai, Pasmanik cite une lettre selon laquelle, a la fin de 
1918, « plus de trois millions et demi de roubles... ont ete reunis 
uniquement dans un cercle ferine de Juifs », moyennant « pro- 
messes et assurances du commandement blanc de faire montre 
d'une attitude bienveillante a l'egard des Juifs ». Nonobstant, on 
edicta un arrete interdisant aux Juifs d'acheter des terres dans la 
region de la mer Noire (en raison de « la speculation effrenee de 
plusieurs individus appartenant a la nation juive ») - mais cette 
mesure fut bientot abrogee 65 . 

Toujours a Rostov, par cette aube blanche, alors que le timide 
mouvement des Blancs, a peine visible dans la penombre, semblait 



62. PEJ, t. 7, p. 403. 

63. D. S. Pastnanik, Rousskaia revolionutsia i evreistvo : Bolchevizm i ioudaizm 
[La Revolution rasse et le monde juif : Bolchevisme et judaisme], Paris, 1923, p. 169. 

64. T. I. Polner, Jiznennyi pout kniazia G. Lvova [L'itineraire biographique du prince 
G. Lvov], Paris, 1932, p. 274. 

65. PEJ, t. 7, p. 403. 



DANS LA GUERRE CIVILE 163 

presque sans espoir, je connais moi-meme le cas de notre ami. 
A. Arkhangorodski, un Juif age, ingenieur tres actif dans l'in- 
dustrie, qui se considerait sincerement comme un patriote russe : 
par cette nuit de fevrier ou la jeunesse partait pour la « Campagne 
des glaces », il voulut forcer son fils etudiant, qui s'y refusait, a 
emboiter le pas aux volontaires (sa fille ne s'en opposa pas moins 
au depart de son frere). - L' Encyclopede juive precise : « Les Juifs 
de Rostov s'enrolaient dans les detachements des partisans 
cosaques, dans le bataillon etudiant de l'Armee des volontaires de 
L. Kornilov 66 ». 

En 1975, a Paris, le dernier commandant du regiment de 
Kornilov, M. N. Levitov, me declara que d'assez nombreux 
enseignes juifs, promus au temps de KeYenski, resterent fideles a 
Kornilov lors des journees historiques d'aout 1917*. Et, dans 
l'armee des Blancs, il mettait en avant le nom de Katzman, de la 
premiere division de Koutepov**, qui avait ete dccore de 1'ordre de 
Saint-Georges***. 

Mais Ton sait que de nombreux Blancs n'encourageaient guere 
les Juifs neutres ni meme ceux qui sympathisaient avec eux : en 
raison de la participation de trop nombreux autres Juifs aux cotes 
des Rouges, les Blancs se defiaient de plus en plus des Juifs, voire 
pestaient contre eux. Une recente etude a caractere scientifique 
nous apprend que, « dans sa premiere annee d'existence, le 
mouvement des Blancs £tait pratiquement exempt de tout antisemi- 
tisme (du moins de ses manifestations de masse) et que des Juifs 
figuraient dans les rangs de l'Armee des volontaires ! Mais, en 1919 
(...), les choses changercnt radicalement. En premier lieu, apres la 
victoire de 1'Ententc sur l'Allemagne, le sentiment partage par la 
plupart des Blancs, que les Allemands favorisaient le bolchevisme, 
laissa la place au mythe selon lequel c'etaient les Juifs qui consti- 
tuaient le principal soutien du bolchevisme. En second lieu, ayant 
occupe FUkraine, les Blancs avaient subi 1' influence du furieux 



66. Ibidem. 



* Pour prdvenir un coup d'Elat bolchevique. le general Kornilov, commandant en chef 
de l'armee russe, fit mouvement sur Petrograd. mais fut arrete par Kerenski et empri- 
sonn6. 

** Promu general en 1918, il 6migra a l'Ouest apres la defaite des Blancs, mais fut 
enleve" en 1930 en plein Paris par le Guepeou. 

*** Distinction militaire. 



164 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

antisdmitisme local, ce qui entraina leur participation a des debor- 
dements antijuifs 67 . » 

L' armee blanche fut « hypnotisee par Trotski et Nakhamkis, ce 
qui l'amena a identifier le bolchevisme dans son ensemble avec les 
Juifs, avec pour consequence les pogroms 68 ». Les Blancs s'etaient 
forge l'idee que la Russie qu'ils partaient liberer etait aux mains 
de commissaires juifs. Et, compte tenu du fait que cette armee a 
peine formee, a peine unifiee, dispersee sur de vastes etendues, 
etait mal controlee, mal dirigee, du fait que partout, dans cette 
guerre, 1' insubordination triomphait, on pouvait passer facilement 
de l'idee a des flambees spontances, et, helas, a des pogroms 
fomentes par les Blancs. « A. Denikine..., ainsi que plusieurs 
autres dirigeants de 1' Armee du Sud (V. MaT-Maevski), adheraient 
aux positions des cadets et des S.-R. et cherchaient a mettre fin 
aux execs de leurs hommes. Mais ces tentatives n'etaient guere 
suivies d'effet 69 . » 

II etait naturel que de nombreux Juifs fussent mus par l'instinct 
de conservation. En depit des premiers espoirs dans un compor- 
tement humain de 1' Armee des volontaires, apres les pogroms des 
partisans de Denikine, pratiquement 1 'ensemble des Juifs aban- 
donna toute velleite de se rallier aux Blancs. 

Voici un exemple parlant que rapporte Pasmanik. Aleksandrovsk 
est repris aux bolcheviks. Les Volontaires sont entres, suscitant la 
joie generate et sincere de toute la population... Des la premiere 
nuit, la moitie de la ville est pillee. Elle s'emplit aussitot de cris et 
de gemissements des Juifs martyrises... On viole des femmes, on 
tabasse et on massacre des hommes, les appartements juifs sont 
pratiquement vides de leur contenu. Le pogrom dure trois nuits et 
trois jours. Le commandant de la ville, le sous-lieutenant Sliva, en 
reponse aux doleances de I'Administration, repond : « Chez nous, 
il en va toujours ainsi : la ville est prise, et pour trois jours elle 
nous appartient 70 . » Ces pillages et ces exactions perpetres par des 



67. G. Kostyrtchenko, Tainai'a polilka Stalina : vlast i antisemitism [La Politique 
secrete de Staline : le pouvoir et 1'antisdmitisme], Moscou, 2001, pp. 56-57. 

68. D. S. Pasmanik, Tchevo my dobivaemsia ? [Que cherchons-nous a obtenir ?], 
RiE, p. 216. 

69. G. Kostyrtchenko, p. 56. 

70. D. S. Pasmanik, Rousskai'a revolioutsia i evreistvo [La Revolution russe et le 
mondejuii], p. 185. 



DANS LA GUERRE CIVILE 165 

soldats de 1' Armee des volontaires ne sauraient s'expliquer par le 
role des commisaires juifs. 

L'un des plus elevcs en grade parmi les generaux blancs, A. von 
Lampe, affirme avec insistance que les bruits courant sur les 
pogroms antijuifs perpetres par les Blancs « sont sciemment 
exageres » ; que, dans une armee privee d'intendance et d'un ravi- 
taillement irregulier a partir de l'arriere, il s'agissait d'inevitables 
« pillages-requisitions qui ne frappaient pas de preference les Juifs, 
mais tous les habitants de la ville conquise, parmi lesquels les Juifs 
etaient souvent » plus nombreux et plus riches, aussi « souffraient- 
ils plus que les autres ». « Je declare sans ambages, ecrit von 
Lampe\ que dans les districts ou agissaient les Blancs, il n'y eut pas 
de pogroms antijuifs, c'est-a-dire d'agissements organises visant a 
tuer ou piller des Juifs... II y eut des pillages et meme des assas- 
sinats... qui ont ete ensuite amplifies par une presse bien particu- 
liere, et qualifies de pogroms antijuifs... Pour ces faits, la seconde 
brigade du Kouban a ete dissoute, de meme que le regiment de 
Cavalerie ossete. Les victimes, dans ces regions gagnees par les 
troubles, ont ete aussi bien juives que chretiennes 71 . » II y eut aussi 
des executions (sur denonciation des habitants) de commissaires et 
de tchekistcs qui n'avaient pas eu lc temps de s'enfuir, avec parmi 
cux de nombreux Juifs. 

Les evenements de Fastov, en septembre 1919, sont presented 
sous un autre cclairage par V Encyclopedic juive : li>, « les Cosaques 
se sont livres a des exactions... en tuant, violant, pillant, et en se 
gaussant des sentiments religieux des Juifs (en faisant irruption 
dans la synagogue le jour de Yom Kippour, les Cosaques tabas- 
serent les fideles, violerent les femmes, lacererent les rouleaux de 
la Torah). Prds d'un millier de personnes perirent 72 ». 

« Un pogrom plutot doux » - telle a ete la reputation du pillage 
systematique des Juifs, quartier apres quartier, lors du bref retour 
des Blancs a Kiev a la fin d'octobre 1919. Ecoutons Choulguine : 
« Les autorites avaient fermement interdit "la mise a sac". Mais... 
premierement, "les Juifs" ont vraiment fait du mal ; deuxiemement, 
les "heros n'avaient rien a manger... les Volontaires dans les 



71. G"' von Lampe, Pritchiny neoudalchi vooroujem t vystouplenia belykh [Les 
causes de l'cchec de I 'intervention armee des Blancs], Po. v. 1981. n" 3. pp. 38-39. 

72. PEJ. t. 6, p. 572. 



166 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

grandes villes criaient famine", il y eut plusicurs nuits de pillage, 
mais sans tueries ni violences. Cela s'est passe au crepuscule de la 
Denikiniade [ou epopee de Denikine]..., au debut de 1'agonie de 
l'Armee des volontaires 7 '. » 

« Sur le chemin de son offensive, mais surtout de sa retraite », 
lors de son ultimo et cruel recul de novembre-decembre 1919, 
1'Armee blanche a perpetre" « une longue suite de pogroms anti- 
juifs » (reconnus par Denikine), non sculement pour piller, semble- 
t-il, mais aussi pour se venger. Cependant, note Biekerman, 
« meurtres, pillages et viols n'accompagnaient pas n^cessairement 
l'Armee blanche, comme l'affirment, en noircissant a leurs propres 
fins une situation deja suffisamment terrible, nos ressortissants 
socialistes [juifs] 74 ». 

Choulguine abonde dans le meme sens : « Pour ce qui est de 
l'etat d'esprit veritable des Blancs, la repression sauvage a l'en- 
contre d'une population desarmee - avec meurtre de femmes et 
d'enfants, pillage des biens -, etait tout simplcment inconccvable. » 
Aussi « les Blancs authentiques sont-ils responsables, dans le cas 
present, d'avoir laisse" faire. lis ne furent pas suffisamment fermes 
pour maitriser la racaille qui s'etait infiltree dans le camp des 
Blancs 75 ». 

Pasmanik, de meme : bien sur, « tous admettent que le general 
Denikine ne voulait pas les pogroms, mais, quand j'ai ete a Novo- 
rossiisk et a Iekaterinodar en avril et mai 1919, e'est-a-dire avant 
le debut de 1' offensive vers le Nord, j'ai senti une atmosphere 
lourde d'un antisemitismc qui suintait de partout 76 ». C'est sur 
ce terrain fait de vengeance ou de laisser-aller qu'eclaterent les 
pogroms « blancs » de 1919. 

Avec cela, « d'apres 1' opinion commune de ceux qui eurent le 
malheur d'endurer les pogroms des uns et des autres [des partisans de 
Petlioura et des Blancs], les partisans de Petlioura plus que les autres 
en voulaient a la vie meme des Juifs : de preference ils tuaient 77 ». 

« Ce n'est pas l'Armee blanche qui a declenche les pogroms 
dans la Russie nouvelle. Ils ont debute dans la Pologne "renovee", 



73. V. Choulguine, pp. 97-98. 

74. /. M. Biekerman, p. 64. 

75. V. Choulguine, p. 86. 

76. D. S. Pasmanik, pp. 186-187. 

77. /. M. Biekerman, pp. 65-66. 



DANS LA GUERRE CIVILE 167 

sitot apres qu'elle eut recouvre" la liberte et fut redevenue un Etat 
independant. En Russie mcme, ce sont les armees ukrainiennes du 
democrate Petlioura et du socialiste Vinnitchenko qui les ont 
amorces... Les Ukrainiens ont transforme les pogroms en phe- 
nomene courant 78 . » 

Ce n'est pas l'Arm6e des volontaires qui a commence les 
pogroms, mais elle les a poursuivis, persuadee a tort que tous les 
Juifs avaient pris parti pour les bolcheviks. 

« Le nom de Trotski suscitait chez les gardes blancs comme chez 
les partisans de Petlioura une haine particuliere : chaque pogrom 
ou presque etait accompagne du slogan "Vous payez pour Trotski !" 
Meme les Cadets qui condamnaient naguere toute forme d'antise- 
mitisme et d'autant plus les pogroms..., lors de leur conference de 
Kharkov, en novembre 1919..., exigerent que les Juifs "declarassent 
une guerre sans merci aux elements du monde juif participant 
activement au mouvcment des bolcheviks". La-dessus, "ils affir- 
maient... que les autorites des Blancs faisaient tout pour contre- 
carrer les pogroms". Ils entendaient par la qu'a partir d'octobre 
1919, "le commandement de cette armee avait pris envers les 
fauteurs de pogroms differentes mesures de chatiment, jusqu'a la 
peine capitale", et "que les pogroms avaient pour un temps cesse". 
Toutefois, "de decembre 1919 jusqu'en mars 1920, avec la retraite 
de 1' Armee des volontaires, les pogroms revetirent en Ukraine un 
caractere particulierement feroce" ; les Juifs etaicnt accuses "de 
profiter de la retraite des Volontaires pour leur tirer dans le dos. (II 
est bon de souligner en parallele que "dans les territoires de Siberie 
oil evoluaient les troupes d'A. Koltchak..., il n'y eut pas de 
pogroms... Koltchak n'admettait pas les pogroms") 7 ''. » 

D. Linski, qui servit dans 1' Armee blanche, ecrit avec une grande 
force d'ame : « Les Juifs avaient une possibilite unique de se battre 
pour la terre russe, de sorte qu'une fois pour toutes les calomnia- 
teurs cessent de pretendre que la Russie n'est pour les Juifs qu'un 
espace geographique, et n'est pas pour eux leur patrie. » En fait, 
« il n'y avait et ne pouvait y avoir d'autre choix : la victoire... des 
forces opposees au bolchevisme devait mener, a travers les souf- 
frances, a la renaissance de tout le pays, et, entre autres, a celle du 



78. D. S. Pasmanik. pp. 173-174. 

79. PEJ, i. 6, p. 572-574. 



168 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

peuple juif... Les Juifs devaient s'impliquer entierement dans la 
cause russe, lui faire don de leurs vies et de leurs moyens. Sous les 
taches noires de sa tunique blanche, il fallait percevoir l'ame pure 
du mouvement blanc... Dans les rangs de cette armee oil Ton 
comptait beaucoup de jcunes Juifs, au sein de cette armee qui se 
serait appuyee sur un vaste soutien financier des Juifs, l'antisemi- 
tisme aurait perdu son souffle et le mouvement des pogroms aurait 
rencontre des forces internes qui s'y seraient opposees. Oui, les 
Juifs auraient du soutenir 1' armee russe lancee dans une action 
heroi'que et immortelle pour la terre russe... Les Juifs ont certes ete 
ecartes de la participation a cette action heroi'que en faveur de la 
cause russe, mais les Juifs avaicnt le devoir d'ecarter ceux qui les 
ecartaient ! » Tout cela, il Fecrit « en se fondant sur la penible expe- 
rience de sa participation au mouvement des Blancs. Quels 
qu'eussent ete les aspects difficiles et sombres de ce mouvement, 
nous inclinons avec piete et admiration nos tetes decouvertes 
devant le fait unique et digne de respect que representait la lutte 
contre cette hontc de 1'histoire russe qu'on a appele par commo- 
dite... revolution russe ». II s'agissait d'« un grand mouvement pour 
la defense des valeurs imperissables de l'humanit6 80 ». 

Cependant, 1' Armee blanche n'aidait guere les Juifs qui la rejoi- 
gnaient. Que d'humiliations durent subir des hommes comme le 
medecin Pasmanik en adherant a 1' Armee blanche (provoquant l'in- 
dignation de nombreux Juifs aux yeux desquels il etait cense avoir 
rallie « les rangs des fauteurs de pogroms ») ! Systematiquement, 
1' Armee des volontaires refusait d'accueillir dans ses rangs les 
enseignes et les eleves-officiers juifs, y compris ceux qui, en 
octobre 1917, avaient vaillamment combattu les bolcheviks. « Ce 
fut un severe coup moral portc aux Juifs. » 

« Je n'oublierai jamais la scene, ecrit-il, quand onze enseignes 
juifs vinrcnt me voir a Simferopol pour se plaindre qu'on les 
avait exclus du service arme et relcgues a l'arriere en qualite de 
cuistots 81 . » 

Choulguine ecrit de son cote : « S'il y avait eu dans les rangs du 
mouvement des Blancs autant de Juifs que dans la "Revolution 



80. D. Linski, natsionalnom soznanii rousskogo evreia [Du sentiment national du 
Juif russe], in RiE, pp. 149-151. 

81. D.S. Pasmanik, p. 183. 



DANS LA GUE-RRK CIVILE 169 

democratique" ou, en son temps, dans la "democratic constitution- 
nelle" !... Un groupe infime de Juifs a rallie les Blancs... quelques 
Juifs isoles dont on ne saurait assez estimer l'esprit de sacrifice, 
alors que l'antisemitisme etait deja nettement prononce. Or, dans le 
camp des Rouges, les Juifs pullulaient et..., de surcroft, ils occu- 
paient, plus grave encore, "de hauts postes de commandement". En 
revanche, "ne connaissons-nous pas l'amere tragedie de ces Juifs 
isoles qui s'enrolaient dans l'Armee des volontaires ? La vie de ces 
Juifs volontaires etait tout autant menacee par une balle venue de 
l'ennemi que du cote "des heros de l'arriere" qui, a leur maniere, 
tranchaient la question juive 82 . » 

Mais, lesdits « heros de rarriere » n'expliquent pas tout. Issus 
des families de l'intelligentsia, les tout jeunes officiers blancs, 
desormais et en depit de la tradition de l'intelligentsia dans laquelle 
ils avaient ete eduques, n'&aient pas, eux non plus, etrangers aux 
sentiments antijuifs. 

Ce qui condamnait de plus en plus l'Armee blanche a l'isolement 
et a sa perte. 

Linski nous apprend que, sous l'autorite de l'Armee des volon- 
taires, les Juifs n'etaient pas admis a occuper des fonctions admi- 
nistratives, ni acceptes au departement de propagande de l'Armee. 
Mais il dement que les publications de ce Departement aient 
contenu de la propagande antisemite, et que les nervis ne fussent 
jamais punis. Non, « le commandement ne voulait pas qu'il y eut 
de pogroms, mais... il ne pouvait s'opposer aux sentiments antijuifs 
de la masse des combattants... Psychologiquement, il ne pouvait 
guere faire preuve de fermete... L'Armee n'etait plus ce qu'elle 
avait ete, on ne pouvait lui appliquer les regies coutumieres de 
l'ancienne armee russe par temps de paix ou de guerre », le moral 
des combattants etant mine par la guerre civile 83 . « On ne voulait 
certes pas les pogroms, mais le gouvernement de Denikine ne se 
resolvait pas a s'elever d'une voix forte contre la propagande anti- 
semite », bien que les pogroms eussent deja fait un tort immense a 
son armee. L'Armee des volontaires « dans son ensemble a adopte 
une position hostile au monde juif russe 84 », conclut Pasmanik. 



82. V. Choulguine. p. 55. 81. 82. 

83. D. Linski. pp. 157. 160-161. 

84. D. S. Pasmanik, pp. 181. 1187. 



170 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

L6vine conteste : « On attribue a tout le mouvement les vues 
d'une seule de ses composantes - les fauteurs deliberes de 
pogroms », alors que « le mouvement des Blancs etait complexe, il 
reunissait des tendances... souvent diametralement opposees 85 . » Et 
« compter sur les bolcheviks, se cacher derriere leur dos par crainte 
de ces memes pogroms..., est une folie manifeste... Le Juif dit : ou 
bien les bolcheviks, ou bien les pogroms, alors qu'il devrait dire : 
plus longtemps les bolcheviks resteront au pouvoir, plus pres nous 
serons de notre perte 86 ». N'empeche que l'invective «judeo- 
communistes » affleurait aux levres des propagandistes blancs. 

A tout cela Wrangel mit fin en Crimee ; il n'y eut rien de tel la- 
bas. (Et meme a l'archipretre Vostokov Wrangel interdit personnel- 
lement de prononcer ses sermons antisemites.) 

Wrangel, en Crimee, re?oit en juillet 1920 une nouvelle lettre du 
millionnaire juif Schoulim Bespalov, dont nous avons deja parle. 
Ce dernier lui ecrit : « II faut sauver la patrie. Elle sera sauvee par 
les paysans et les industriels. II faut faire don des trois quarts de 
notre fortune jusqu'au retablissement de la valeur du rouble et 
d'une vie normale 87 . » 

Mais il 6tait deja trop tard... 

Et une partie de la population juive de Crimee fut evacu6e avec 
l'armee de Wrangel 88 . 

Oui, le mouvement des Blancs avait un pressant, un indispensable 
besoin d'etre soutenu par 1' opinion publique de l'Occident, laquelle 
etait pour une large part conditionnee par le dcstin des Juifs russes. 
II en avait grand besoin, mais, comme nous l'avons vu, il se laissa 
aller fatalcment et sans retour a une attitude d'inimitie envers les 
Juifs et, par la suite, il ne sut pas prevenir les pogroms. Winston 
Churchill, alors ministre de la Guerre, « etait le plus chaud partisan 
de l'intervention occidentale en Russie, et d'une aide militaire a 
l'Armee blanche ». En raison des pogroms, Churchill s'adressa 
directement a Denikine : « Ma tache, qui consiste a recevoir le 
soutien du Parlement pour aider le mouvement national russe, sera 
rendue terriblement difficile » si les pogroms ne cessent pas. 
« Churchill craignait egalement les reactions des cercles juifs 



85. Isaac IJvine, Evrei i revolioulsia [Les Juifs el la revolution], in RiE, p. 136. 

86. /. M. Biekerman, pp. 81-82. 

87. D.S. Pasmanik,p. 181. 

88. PEJ, t. 4, p. 598. 



DANS LA GUERRE CIVILE 171 

influents au sein de l'elite britannique 89 ». En Amerique, P opinion 
des milieux juifs etait similaire. 

Et, cependant, les pogroms ne cessercnt pas, ce qui explique dans 
une large mesure la faiblesse de Paide que l'Occident reticent 
accorda aux armees blanches. - D'autant que les calculs de Wall 
Street conduisaient naturellement a soutenir les bolcheviks, sans 
doute les futurs maitres des richesses russes. Du reste, la tendance 
aux Etats-Unis et en Europe allait toute dans le sens d'une sym- 
pathie envers les batisseurs du « Monde nouveau », leur projet 
grandiose et leur chantier social immense. 

Neanmoins, tout au long de la guerre civile, 1' attitude des recents 
allies de la Russie etonne par son sens du profit et son indifference 
aveugle au mouvement des Blancs, heritier de la Russie imperiale. 
On pressa le camp des Blancs d'envoyer une delegation a 
Versailles, de conserve avec les bolcheviks, pour ensuite se 
reconcilier stupidement avec ces derniers a Prinkipo. L'Entente, qui 
n'avait reconnu aucun des gouvernements blancs, s'empressa de 
reconnaitre tous les gouvernements nationaux qui se formaient a la 
peripheric de la Russie. Les Anglais s'empresserent d'occuper les 
puits de petrole de Bakou ; les Japonais, 1' Extreme-Orient et le 
Kamtchatka. Les Americains ne firent que gener les Blancs en 
Siberie et contribucrent a 1' occupation du littoral par les bolcheviks. 
Pour toute aide aux armees blanches, les Allies se faisaient payer 
cher, en or par Koltchak, dans le sud de la Russie en bateaux de la 
mer Noire, ou par des concessions. (Parfois, toute hontc bue : les 
Anglais, en quittant Arkhanguclsk, sur le front nord, emmenerent 
une partie des equipements militaires du temps des tsars, en 
livrerent une autre aux Rouges, et le reste, ils l'expedierent par le 
fond pour que les Blancs ne puissent en profiter.) Au printemps 
1920, 1'Entente exigea imperativement de Denikine-Wrangel qu'ils 
cessent leur combat contre les bolcheviks. (A Pete 1920, la France 
apporta une aide chiche en ravitaillement a Wrangel pour qu'il 
libere la Pologne. Mais, six mois plus tard, elle se faisait payer la 
nourriture accordee aux combattants russes refugies a Gallipoli). 

Ce qu'avaient apporte les maigres forces d'occupation de 1'En- 
tente, un diplomate aussi serieux que le prince G. Troubetskoi a pu 
l'observer sur le tas en 1919, a Odessa oil venait de debarquer 



89. Michael J. Cohen, Churchill and ihe Jews, London, 1985, pp. 56, 57. 



172 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

l'armee fran9ai.se : « La politique des Francais dans le sud de la 
Russie et leur attitude a l'egard des problemes de l'Etat russe frap- 
paient par leur confusion et par une mauvaise comprehension de ce 
qui se passait alentour 90 . » 



La serie noire des pogroms en Ukraine s'6tendit sur toute l'annee 
1919 jusqu'au debut de 1920. Par leur etendue, leurs dimensions, 
leur cruaute, ces pogroms depassent sans commune mesure tout ce 
que nous avons vu dans cet ouvrage sur les annees 1 881-1882, 1903 
et 1 905. Un haut fonctionnaire sovietique, Iou. Larine, a ecrit dans les 
annees 20 qu'«en Ukraine, durant la guerre civile, la serie des 
pogroms massifs contre la population juive a depasse de loin tout 
ce qu'on avait dcja vu, et par le nombre des victimes et par celui 
des participants ». Vinnitchenko aurait declare : « Les pogroms ne 
cesseront que lorsque les Juifs cesseront d'etre communistes 91 , » 

Personne n'a fait le decompte exact de toutes ces victimes. A 
l'evidence, etant donne les circonstances, que ce soit pendant les 
evenements ou aussitot apres, on ne pouvait etablir de statistiques 
fiables. L ouvrage Les Pogroms antijuifs affirme : « Le nombre de 
tues en Ukraine et en Bielorussie, de 1917 a 1927 inclus, oscille 
entre 180 000 et 200 000... Le nombre des orphelins qui, a lui seul, 
depasse les 300 000, montre l'ampleur colossale de cette cata- 
strophe 1 ' 2 . » La premiere Encyclopedic sovietique avance les 
memes chiffres 93 . L' Encyclopedic juive recente : « Selon diverses 
estimations, de 70 000 a 180 000-200 000 ont peri 94 . » Colligeant 
les donnees fournies par des sources juives, un historien actuel 
estime le nombre de pogroms de masse a 900, parmi lesquels 40 % 
furent commis par les forces de Petlioura et du Directoire, 25 % 



90. Pr. Gr. Troubetskoi, Otcherk vzaimootnochcnii vooroujcnnyx sil Iouga Rossii i 
predstavitclei franisouzkogo komandovania [Essai sur les rapports entrc les forces armees 
du sud de la Russie el les repr£sentants du commandement francais], Iekaterinodar, 1919, 
in G. Troubetskoi, Gody smouty i nadejd [Annees de troubles et d'espoirs], Montreal, 
1981, p. 202. 

91. Iou. Larine, Evrei i antisemitizm v CCCR [Les Juifs et l'antisemitisme en 
URSS], p. 38. 

92. Evreiskie pogromy. 1918-1921, p. 74. 

93. Moscou, 1932, t. 24, p. 148. 

94. PEJ, t. 6, p. 569. 



DANS LA GUERRE CIVILE 173 

par des detachements cornmandes par des caids ukrainiens, 1 7 % 
par les armees de Denikine et 8,5 % par la premiere armee de Cava- 
lerie de Boudienny et d'autres forces rouges 95 . » 

Que de destinies disloquecs derriere ces chiffres ! 

Des la guerre civile, les partis nationaux et socialistes juifs 
commencent a fusionner avec les Rouges. Fareinikte se mue en 
Komfareinikte, « adopte le programme communiste et, de conserve 
avec la fraction communiste du Bund, forme le Kombund 
(panrusse) en juin 1920 ; en Ukraine, ceux qui viennent du Farei- 
nikte formcnt avec le Kombund le Komfarbund - 1' Alliance 
communiste juive -, laquelle se fond a son tour dans le Parti 
communiste russe des bolcheviks'' 6 ». A Kiev, en 1919, la presse 
officielle sovietique publie ses articles en trois langues : russe, 
ukrainienne, yiddish. 

« Les bolcheviks ont tire un enorme profit de ces pogroms [en 
Ukraine], ils les ont fort ingenieusement exploites pour agir sur 
1'opinion publique non seulement en Russie, mais aussi a 
l'etranger..., dans de nombrcux milieux qui n'etaient pas tous juifs, 
en Europe aussi bien qu'en Amerique'". » 

Pourtant, les Rouges avaient eux aussi trempe dans les pogroms 
antijuifs, et nettement bien avant les autres ! « Au printemps 1918, 
des pogroms ayant pour slogan "A bas les Juifs et les bourgeois !" 
etaient fomentes par les detachements de 1' Armee rouge qui 
refluaient d'Ukraine » ; « particulierement cruels furent les 
pogroms perpetres par la l rc armee de Cavalcric a la fin aout 1920, 
alors qu'elle se rctirait de Pologne 98 ». Cependant, les pogroms 
fomentes par 1' Armee rouge resterent quasi occultes dans l'histoire. 
A quelques voix pres, comme celle dc Bickcnnan : 

« Durant le premier hiver de la domination bolchevique, les 
forces rouges arborant le drapeau rouge organiserent une serie 
de sanglants pogroms ; entre autres, ceux de Gloukhov et de 
Novgorod-Seversk se distinguerent par le nombre des victimes, les 
cruautes deliberees, les avanies subies par ceux que Ton marty- 
risait, laissant loin derriere cux les crimes commis a Kalouch. 



95. C. Kostyrlchenko, p. 56. 

96. J. Shekhtman, Sovetskai'a Rossia, sionizm i Izrail [La Russie sovidtique, le 
sionisme et Israel], in LMJR, p. 321 ; PEJ, t. 6, p. 85 ; t. 1, p. 560. 

97. /. Uvine, p. 134. 

98. PEJ. t. 6, pp. 570, 574. 



174 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

Reculant sous la pression des Allemands, les troupes rouges mirent 
a sac les hameaux juifs qu'ils rencontraient sur leur passage yy . » 

S. Maslov n'est pas moins net : « Quand du front polonais elle 
fut dirigee vers le front de Crimee, la Cavalerie de Boudienny laissa 
sur son passage des milliers de Juifs tues, de femmes violees, des 
dizaines de villages juifs pilles de fond en comble... A Jitomir, 
chaque nouveau pouvoir, en s'installant, commen9ait par des 
pogroms. Ces pogroms, qu'ils fussent perpetres par des Polonais, 
des Sovietiques ou des partisans de Petlioura, se distinguaient par 
le nombre important des tues l0 °. » Les regiments de Bogoun et de 
Taraschan sevirent particulierement ; il est vrai, ils avaient rallie 
Boudienny apres avoir servi sous le Directoire. A la suite de ces 
pogroms, ils auraient ete dissous et les fauteurs fusilles. 

Le socialiste Schwarz, deja cite, conclut avec le recul (en 1952) : 
« Au temps de la revolution, en particulier durant la guerre civile, 
Tantiscmitisme s'est considerablement amplifie en gagnant, surtout 
dans le sud, de tres larges couches de la population urbaine et 



Illl 



» 



campagnarde 

Helas, la resistance des Russes au bolchevisme (sans laquelle 
nous n'aurions plus le droit de nous appeler un « peuple ») a 
trebuche, deviant de sa route a maints egards, notamment sur la 
question juive. Quant au pouvoir bolchevique, il cherchait a seduire 
les Juifs, et ces derniers y adheraient volontiers. Tout au long de la 
guerre civile, le fosse n'a ainsi cesse de s'elargir. Si, dans l'en- 
semble, la revolution a exonere les Juifs de tout soupcon d'attitude 
contre-revolutionnaire, presque toute la contre-revolution a 
suspecte le monde juif de s'etre montre favorable a la revolution. 
Aussi « la guerre civile a-t-elle ete pour les Juifs une rude epreuve 
et les a-t-elle confortes dans leurs positions revolutionnaires falla- 
cieuses : ils n'ont pas su discerner la mission veritablement salva- 
uice des armees blanches l02 . » 

Ne perdons pas de vue non plus le climat general de la guerre 
civile : « C'etait le temps des Troubles au sens propre du terme 
- une anarchie totale. Tout un chacun tuait, pillait ; qui le voulait 
et le pouvait s'attaquait a qui il voulait... La populace dechainee 



99. /. M. Biekerman, p. 63. 

100. 5. Maslov. p. 26. 

101. 5. Schwarz. p. 14. 

102. D. Linski. pp. 147, 148. 149. 



DANS LA GUF.RRK CIVILK 175 

lynchait des centaines, des milliers d'officiers de l'armde russe. Les 
families dc proprictaires terriens etaient exterminees..., les pro- 
prietes livrees aux flammes, les objets de valeur pi lies ou detruits. 
Les jugements sommaires faisaient rage dans les rues des villes. 
Les proprictaires dc fabriques et d'usines etaient chasses de leurs 
entreprises. Des dizaines de milliers d'etres humains furent passes 
par les armcs, pour la plus grande gloire dc la revolution proleta- 
rienne, sur toutc l'etcndue dc la Russie..., d'autres milliers croupis- 
saient en otages dans la puanteur fetide des prisons. Ce n'etait ni 
un delit ni un acte quclconquc qui faisait tomber la hache sur la 
nuque, mais l'appartenance a une classe, a une couche sociale 
determinee. Dans ces conditions, quand des groupes entiers d'etres 
humains etaient voues a la mort, il eut etc etonnant qu'on ne s'en 
prit pas aussi au groupe des "Juifs". La malediction de ce temps 
venait de ce qu'on pouvait declarer nuisible une classe, une cate- 
goric sociale, une nationality. Condamncr toute une classe sociale 
a l'extermination, e'est une revolution ; tuer ou piller des Juifs, 
e'est un pogrom. Le pogrom des Juifs perpetre dans le sud de la 
Russie fut une composante du pogrom subi par la Russie tout 
entiere m . » 

Tel fut le lot malheureux dc tous les peuples de Russie, y compris 
des Juifs russes apres que ces derniers eurent la chance d'obtenir 
l'egalite des droits a la suite d'une revolution nee dans l'azur d'un 
mois de mars. Autant la sympathie de larges couches dc Juifs russes 
a l'egard du camp bolchcviquc que l'attitude de l'Armee blanche 
envers les Juifs hypothequerent puis effacerent le bicn qu'aurait pu 
apportcr une cventuclle victoire des Blancs : une evolution raison- 
nable de 1'Etat russe. 



103. /. M. Biekerman, pp. 58-60. 



Chapitre 17 

DANS L'EMIGRATION 
ENTRE LES DEUX GUERRES 



A la suite du coup d'Octobre et de la guerre civile, des centaines 
et des centaines de milliers de citoyens russes emigrerent, les uns 
reculant devant l'ennemi, d'autres fuyant le pays. On trouvait parmi 
eux tous les rescapes de l'Armee blanche et une partie des 
Cosaques. La noblesse de souche, qui ne s'etait guere manifested 
dans les annees decisives de la Revolution, se refugia egalement a 
l'etranger ; sa richesse, elle l'avait possedee dans ses terres, ses 
domaines - et les anciens exploitants agricoles qui arrivaient en 
Europe se firent (du moins ceux qui n'avaient pu emporter d'objets 
precieux) chauffeurs de taxi ou serveurs de restaurant. On trouvait 
aussi des industriels, des financiers dont beaucoup avaient de 
1' argent a l'etranger. Et de simples citadins, souvent depourvus 
d'instruction, mais qui, en leur amc et conscience, ne pouvaient 
rester sous les bolcheviks. 

Dans la composition de Immigration, on relevait un nombre 
important de Juifs. « Sur les 2 millions et plus d'emigres venus 
des republiques sovietiques en 1918-22, on comptait plus de 
200 000 Juifs. La plupart d'entre eux avaient franchi les frontieres 
polonaise et roumaine pour emigrer plus tard aux Etats-Unis, au 
Canada, dans les pays d'Amerique latine et en Europe occidentale. 
Nombre d'entre eux gagnerent la Palestine 1 . » La Pologne nouvel- 
lement formee constituait desormais un cas a part, elle abritait une 
importantc population juive autochtone et tous ceux qui avaient ete 



1. PEJ, t. 8, p. 294. 



178 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

deplac6s durant la guerre regagnaient a present leur pays. « Les 
Polonais estiment qu'apres la revolution bolchevique, 200 000 a 
300 000 Juifs sont venus de Russie en Pologne 2 . (Cette estimation 
serait a imputer moins a Immigration qu'au nouveau trace frontager 
entre la Russie et la Pologne). Cependant, « la plus grande partie des 
Juifs qui avaient quitte la Russie apres la Revolution s'installerent 
en Europe occidentale. Ainsi, en Allemagne, a Tissue de la Premiere 
Guerre mondiale, on comptait pres de 100 000 Juifs russes* ». 

« Des le debut, Paris est devenu le centre politique de la Russie 
hors-frontieres, sa capitale de fait, mais, a la fin de I'annee 1920 et 
jusqu'au debut de 1924, sa seconde capitale, plus exactement sa 
capitale litteraire a ete Berlin (dans les annees 20, la Prague russe 
vivait elle aussi d'une vie culturelle intense, etant devenue (...) la 
ville universitaire la plus importante des Russes emigres 4 .) » A 
Berlin « on avait generalement plus de facilites pour s'installer en 
raison de 1' inflation ». Dans les rues de Berlin, on pouvait croiser 
« des representants de la grande industrie et du commerce, 
banquiers et entrepreneurs 5 », et beaucoup d'entre eux y posse- 
daient des capitaux. Par comparaison avec les autres emigres de 
Russie, les emigres juifs eprouvaient moins de difficultes a s'accli- 
mater dans la diaspora, ils se sentaient plus a l'aise. L'emigration 
juive s'est montree plus dynamique que les Russes, les Juifs 
emigres echappant en regie generate aux emplois humiliants. 
Mikhail Levitov, ce commandant du regiment Kornilov passe par 
tous les travaux penibles, m'a confie : « Chez qui pouvions-nous 
recevoir un salaire decent ? Chez les Juifs. Les millionnaires russes 
etaient pingres a l'egard de leurs compatriotes. » 

A Berlin et Paris, « 1' intelligentsia juive etait deja largement 
representee : avocats, editeurs, savants, ecrivains et journalistes 6 », 
nombre d'entre eux assimiles de longue date ; les emigres russes 



2. James Parks, Evrei sredi narodov : obsor prilchin antisemitisma [Les Juifs parmi 
les peuples : aper?u sur les causes de l'antisemilisnie], Paris. Ymca-Press, 1932, p. 44. 

3. D. Kharouv, Evreiskaia emigratsia iz Rossiiskoi imperii i Sovetskogo soiouza : 
statistitcheskii aspect [L'emigration juive venue de l'Empire russe et de 1'Union sovid- 
tique : aspect statistique], Jerusalem. 1998. t. 1 (6), p. 352. 

4. Gleb Struve, Rousskaia literatoura v izgnanii [La litterature russe dans Immi- 
gration], 2' eU, Paris, Ymca-Press. 1984. p. 24. 

5. A. Sedykh, Rousskie evrei v emigrantskoi literatoure [Les Juifs russes dans la lite- 
rature de Immigration], LMJR-2, pp. 426-427. 

6. Ibidem, p. 426. 



DANS IMMIGRATION F.NTRE LES DEUX GUERRES 179 

originates de Saint-Petersbourg appartenaient pour la plupart a la 
tendance liberate, - ce qui suscitait une amine" reciproque (inexis- 
tante avec les emigres de tendance monarchiste). Dans la vie cultu- 
relle de l'emigration entre les deux guerres mondiales, 1' influence 
et la participation 'ss Juifs russes sont plus que nettement per- 
ceptibles. (Comment ne pas mentionner a ce propos la publication 
en Israel - a partir des annees 90 et toujours en cours - de recueils 
remarquablement interessants, consacres aux « Juifs dans la culture 
de la Russie hors-frontieres 7 » ?) Certaines families juives qui 
avaient conserve leur aisance animaient des salons destines aux 
milieux artistiques russes, montrant par la leur gout pour la culture 
russe dans laquelle ils avaient ete immerges. La genereuse maison 
de Michel et Marie Tsdtline, a Paris, connue de tous, J. Hessen a 
Berlin, Ilya Fondaminski-Bounakov, infatigable « dans son souci 
permanent et desinteresse en faveur de la culture russe au sein 
l'emigration 8 », Sophie Pregel, Sonia Delaunay, Alexandre et 
Salome Halperine - tous etaient constamment preoccupes d'aider 
les ecrivains et artistes dans le besoin : considerable etait leur 
soutien non seulement aux ecrivains de renom - Bounine, Remizov, 
Balmont, Teffi -, mais aussi aux jeunes poetes et peintres peu 
connus. (Cette aide ne concernait pas les milieux « blancs » et 
monarchistes de Immigration russe : la, la mefiance etait reci- 
proque). De facon generate, les Juifs russes se sont montres dans 
l'emigration incomparablement plus actifs que tous les autres pour 
ce qui est de la vie culturelle et sociale. C'etait si frappant que 
Michel Ossorguine a pu publier dans le journal des sionistes russes 
Rassvet [« L'Aube »], repris par Jabotinski, un article sur ce theme, 
intitule « La solitude russe ». 

Voici ce qu'il ecrivait : « En Russie, ni dans le mouvement social 
ni dans le mouvement revolutionnaire (j'entends en profondeur, non 
en surface) la solitude russe ne se faisait sentir, le ton et la colo- 
ration etaient donnes par les Russes - les Slaves ». Ce n'est plus le 
cas dans Immigration : « La, alors que le niveau culturel est plus 
eleve, la pensee et l'effort createur plus approfondis, l'element 
humain de plus de poids, le Russe eprouve un sentiment de solitude 



7. Jerusalem, 1992-1998 et a suivre, sous la direction de M. Parkhomovski. 

8. Roman Goul, la ounes Rossiou [J'ai emport<< la Russie avec moi], New York, 1984, 
t. 2 ; Rossia vo Frantsii [La Russie en France], p. 99. 



180 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

nationale ; la, alors que ceux qui lui sont proches par le sang sont 
aussi plus nombreux, pour lui domine 1'isolement culture!. Cette 
tragedie, je l'ai nommee dans le titre de mon article : La solitude 
russe... Je ne suis nullement antisemite, mais je suis primordia- 
lement un Russe, un Slave... Les Russes me sont beaucoup plus 
proches spirituellement, par la purete de leur langue et de leur 
prononciation, par leurs qualites et leurs defauts nationaux speci- 
fiques. Les avoir pour compagnons d'idees et d'action m'est plus 
precieux, tout simplement plus confortable et plus agreable. Dans 
la Russie multinationale, non russe, je sais respecter et le Juif et le 
Tatare et le Polonais, et je reconnais pour eux tous le meme droit 
qu'a moi-meme sur la Russie, notre mere commune : mais moi- 
meme, je suis i.ssu du groupe russe, ce groupe dont 1' influence spiri- 
tuelle a donne son armature de clef a la culture russe ». Mais voila 
que, maintenant, « le Russe a 1'etranger s'est etiole, s'est demis, 
cedant dans la societe les postes de choix a l'energie d'une autre 
nationalite... Le Juif s'acclimate plus facilement... c'est son 
bonheur ! Je n'eprouve pas d'envie, je suis pret a m'en rejouir pour 
lui. Je suis tout aussi dispose a lui ceder l'honneur et la place dans 
les differentes initiatives et organisations sociales de Immigration... 
Mais il y a un domaine dans lequel la "predominance juive" me 
fait vraiment mal au cceur : celui de Taction caritative. Je ne sais 
qui possede le plus d'argent et le plus de diamants : les Juifs riches 
ou les Russes riches. Mais je sais parfaitcment que toutes les 
grandes organisations caritatives, a Paris comme a Berlin, ne sont 
en mesure d' aider les emigres russes dans le besoin que parce 
qu'elles collectent les sommes necessaires aupres des Juifs compa- 
tissants... « L organisation des soirees, des concerts, des recitals 
poetiques a suffisamment montre que s'adresser aux Russes 
fortunes n'est que vaine et humiliante perte de temps... Ne serait- 
ce que pour attenuer la tonalite qu'on jugera "antisemite" du 
present article, j'ajoutcrai que, selon moi, un Juif sensible dans son 
sentiment national croit souvent voir une nuance antisemite la ou, 
en realite, ne s'exprime que la sensibilite nationale du Slave 9 . » 
L'article d'Ossorguine etait accompagne dans le meme numero 



9. M. Ossorguine, Rassvet, Paris. 1925. 15 fevrier, n°7. repris dans « Evrei v koul- 
toure Rousskogo Zaroubejia » [Les Juifs dans la culture de Immigration russe], t. 1, 
pp. 15-17. 



DANS L'EMIGRATION ENTRE LES DEUX GUERRES 181 

d'un commentaire du redacteur (la pensee et le style permettent de 
l'attribuer au redacteur en chef, Jabotinski) : M. Ossorguine « craint 
a tort que les lecteurs du Rassvet voicnt [dans son article] des 
tendances antisemites. II est vrai, il fut un temps ou une g6ne>ation 
s'effarouchait instinctivement en entendant le mot "juif" dans la 
bouche d'un non-Juif. Un dcs coryphees de cette generation, etabli 
a 1' Stranger, a pu dire : "Le meilleur service que puisse nous rendre 
la presse d'avant-garde, c'est de ne pas parler de nous". II a ete 
obei, et pendant une longue periode, dans les milieux progressistes 
comme il faut, en Russie comme en Europe, il etait d'usage de 
considerer le mot "juif comme une syllabe a ne pas proferer. Grace 
a Dieu, cette periode est revolue. Nous pouvons assurer Ossorguine 
de notre comprehension et de notre sympathie... II est vrai que, sur 
un point, nous sommes en disaccord. II accorde trop d'importance 
au role des Juifs dans Taction caritative au sein de Immigration. 
Pour commencer, ce role predominant n'a rien que de naturel. L'en- 
traide est 1'une des attitudes fondamcntales dans la diaspora. Nous 
nous sommes inities aux tactiques et usages propres a la diaspora 
pendant de longues annees ; les Russes, jamais... Mais la question 
recele un aspect plus profond... Nous avons re?u de la culture russe 
tant de richesses, y compris pour favoriser notre creativite nationale 
propre... [que] nous, Juifs russes, sommes debiteurs vis-a-vis de la 
culture russe - et cette dette, aucun argent ne pourra la rembourser. 
Ceux d'entre nous qui font ce qu'ils peuvent pour l'aider a traverser 
ces temps difficiles font bien et, esperons-le, agiront de meme 
dans ravenir 10 ». 

Mais revenons aux premieres annees postrevolutionnaires. 
« Dans Immigration russe, les passions politiques bouillonnaient 
encore, on sentait le besoin de bien comprendre ce qui s'etait 
passe ; d'ou l'emergcnce de journaux, de revues, de maisons 
d'edition" ». Et dans les rangs des publicistes, des directeurs de 
revues et de journaux, des editeurs, les Juifs etaient nombreux. 
(Une enumeration detaillee de leur apport aux publications et a 
l'edition est consignee dans Le Livre des Juifs de Russie, et, depuis, 
dans les volumes de la serie Les Juifs dans la culture de V emi- 
gration russe). 



10. Ibidem, pp. 18-19. 

1 1 . A. Sedykh, p. 427. 



182 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

En tout premier lieu, il faut signaler Les Archives de la Revo- 
lution russe, de J. Hessen, contribution historique d' importance 
(22 volumes). Hessen lui-meme, avec le concours d'A. Kaminka 
et de V. D. Nabokov (puis, apr^s sa mort tragiquc, avec celui de 
G. Landau), publiait a Berlin le grand quotidien Roul (« Le 
Gouvernail ») ; ce dernier « passait pour etre l'heritier dans 
Immigration du quotidien Retch (« La Parole »), mais, a la diffe- 
rence de Milioukov, Joseph Hessen avait adopte une position 
patriotique consequente. Ses collaborateurs etaient G. Landau et 
Isaac Levine que nous citons souvent, mais aussi le critique litte- 
raire J. Aichenwald. Par rapport au Roul, le spectre politique 
des journaux berlinois etait oriente vers la gauche socialiste. 
A. Kerenski publiait Dni (« Les Jours ») auxquels collaboraient 
entre autres A. Koulikher-Iounius, auteur « d'une serie de travaux 
scientifiques en sociologie, un sioniste proche de Jabotinski ; 
S. Soloveitchouk ; O. Mintslov, connu pour son passe de socialiste- 
revolutionnaire (il collaborait aussi a la revue Volia Rossii 
[« La Liberte de la Russie »] de Prague), et l'ancien secretaire de 
l'Assemblee constituante M. Vichniak. - A Berlin, en 1921, Iou. 
Martov et R. Abramovitch ont cree le Sotsialistitcheskii vestnik 
(« Le Messager socialiste »), transfere par la suite a Paris, puis a 
New York ; il avait pour collaborateurs F. Dan, D. Daline, P. Garvi, 
G. Aronson, entre autres. 

Apres trois ann6es passees a Jerusalem, V. Jabotinski arrive a 
Berlin en meme temps que la premiere vague de Immigration ; 
d'abord a Berlin, puis a Paris, il reprend la publication du Rassvet ; 
il y publie aussi ses romans. Par ailleurs, nombre de journalistes 
russo-juifs habiterent Berlin entre 1920 et 1923, et collaborerent a 
la presse russe locale et a celle de l'etranger. Parmi eux, I. Trotski, 
de l'ancien quotidien Rousskoe slovo (« La Parole russe »), 
N. Volkovysski, P. Zvesditch (victimc des nazis durant la Seconde 
Guerre mondiale), le menchevik S. Portougueis (nom de plume : 
St. Ivanovitch), de l'ancien quotidien petersbourgeois Den (« Le 
Jour »). Citons aussi les pieces d'Ossip Dymov-Perelman, les 
romans et les nouvelles de V. Iretski n . 

Berlin est egalement devenu la capitale des maisons d'edition 
russes : « En 1922, toutes ces maisons ont publie plus de livres et 



12. Ibidem, pp. 429. 430. 



DANS L'EMIGRATION ENTRE LES DEUX GUERRES 183 

de publications russes que les editeurs de langue allcmande dans 
l'Allemagne entiere. La plupart des editeurs et des libraires etaient 
juifs". » Parmi les plus importants : « I. Ladyjnikov », qui appar- 
tenait des la Premiere Guerre mondiale a B. Rubinstein (litterature 
classique, contemporaine, de vulgarisation scientifique) ; « Slovo », 
cree des 1919 et dirige par J. Hessen et A. Kaminka (ceuvres des 
ecrivains classiques russes, ecrivains et philosophes de l'emi- 
gration, souvenirs et ouvrages historiques de grande valeur) ; 
« Z. Grjebine » (qui avait des liens avec les Soviets et dont les 
nombreux ouvrages se vendaient alors en URSS) ; les fascicules 
de haute qualite artistique Jar-Ptitsa (« LOiseau de feu ») 
(A. E. Kogan), ainsi que Grani (« Les Bornes »), dirigees par 

A. Tsatskis ; le « Helicon » d'A. Vichniak, Skijy (« Les Scythes ») 
d'l. Schtciberg. C'est egalement a Berlin que fut publiee L'Histoire 
universelle du peuple juif de S. Doubnov en dix volumes, en 
allemand, puis en russe dans les annees 30 a Riga. 

Riga et d'autres villes des libres pays Baltes (avec une popu- 
lation juive importante) furent des centres tres vivants de l'emi- 
gration juive. De surcroit, « la seule langue commune aux Lettons, 
Estoniens et Lithuaniens s'cst trouvee etre le russe », ce pourquoi 
le quotidien russe de Riga, Segodnia (« Aujourd'hui »), edite par 
J. Brams et B. Poliak, y «a exerce beaucoup d'infiuence ». Ses 
collaborateurs etaient en majorite des journalistes russo-juifs : son 
redacteur en chef, M. Ganfman, puis, apres sa mort, M. Milrud ; 
Segodnia vetcherom (« L' Aujourd'hui soir ») avait pour redacteur 

B. Khariton (les deux demiers cites furent arretes par le NKVD en 
1940 et ont peri dans les camps sovietiques). A Segodnia collabo- 
raient l'economiste V. Ziv, M. Aizenstadt (sous les noms de plume 
de Jeleznov, puis d' Argus), a Berlin, Guershon Svet ; le corres- 
pondant parisien etait Andre Sedykh (J. Tsvibak), le correspondant 
berlinois, Volkovysski, et celui de Geneve, L. Nemanov 14 . 

A la fin des annees 20, en raison de 1'instabilite economique et 
de la rapide montee du nazisme, Berlin perdit son role de centre 
culturel de l'emigration. Roul dut cesser sa partition en 1931. 
L'emigration alors se dispersa, mais le flux le plus important se 



13. /. Leviiane, Rousskie izdatelslva v 20-kh godakh v Berline [Les maisons d'edition 
russes a Berlin dans les annees 20], in LMJR-2, p. 448. 

14. A. Sedykh, pp.431, 432. 



184 DEUX SJECLES ENSEMBLE 

dirigea vers la France, en particulier vers Paris, deja Tun de ses 
principaux centres. 

A Paiis, le quotidien central au plus fort tirage etait Poslednie 
novosti (« Les Dernieres Nouvelles »), fondees au debut de 1920 
par l'avocat petersbourgeois M. Goldstein. M. Zalchoupine se 
chargea de financer le journal ; six mois plus tard, cclui-ci « echut 
a P. Milioukov... Tant que I'existence du journal demeura precaire, 
un solide soutien financier lui fut accorde par M. Vinaver ». « Le 
bras droit de Milioukov » 6ta.it A. Poliakov. « Les editoriaux et 
articles politiques etaient rediges par Koulikher-Iounius (arrete en 
France en 1942, il peril dans un camp d'extermination allemand). 
La rubrique etrangere eteit assuree par M. Berkhine-Benediktov, 
lequel etait en relation etroite avec Jabotinski. Parmi les collabora- 
teurs figuraient S. Poliakov-Litovtsev, un journaliste pointu (qui 
« n'avait maitrise le russe parld et ecrit qu'a Page de 15 ans »), 
B. Mirkine-Guetsevitch (nom de plume : Boris Mirski), un eminent 
journaliste du parti K.-D., Pierre Ryss, entre autres. Dans Les 
Dernieres Nouvelles paraissaient les feuilletons d'Isaac Dioneo- 
Chklovski, les articles de vulgarisation scientifique de J. Delevski 
(J. Ioudelevski). Parmi les humoristes les plus fameux figuraient 
VI. Azov (V. Achkenazi), Sacha Tcherny (A. Gliksberg), « le roi 
des humoristes » Don-Aminado (Schpolianski). « Les Dernieres 
Nouvelles etaient, de tous les journaux de Immigration, le plus hi 15 , 
Choulguine l'a appele « la citadelle du monde politique juif et des 
Russes judaisants K '». Sedykh considere que ce jugement est 
« manifestement exagere ». La tension politique qui s'cst mani- 
festee autour du quotidien venait de ce que, sitot apres la guerre 
civile, il chercha a demasquer, voire, dans certains articles, a vili- 
pender l'Armee des volontaires. Sedykh le note bien : a Paris, la 
ligne dc partage etait aussi bien politique que nationale », « l'equipe 
de redacteurs du quotidien de Milioukov comptait de tres nombreux 
journalistes russo-juifs », alors que « dans les colonnes du quotidien 
de droite Vozrojdenie ("La Renaissance"), & l'exclusion de 
I. M. Biekerman les noms juifs etaient generalement absents 17 ». 
(Au reste, « La Renaissance », creee apres tous les autres journaux, 



15. Ibidem, pp. 431, 432-434. 

16. H Choulguine, « Tchlo nam v nikh ne nravitsa... » : Ob antisemitisme v Rossii 
[Ce qui en eux nous deplait : de I'antisemitisme en Russie], Paris, 1929, p. 210. 

17. A. Sedykh, pp. 432, 434. 



DANS IMMIGRATION ENTRE LES DEUX GUERRES 185 

d6via en 1927, quand le richissime Goukassov en Ecarta le 
rEdacteur en chef, Pierre Struve). 

A Paris, de 1920 a 1940, paraissait la revue politique et litteraire 
la plus influente, Sovremennye zapiski (« Annales contempo- 
raines »), fondee et dirigee par des socialistes-revolutionnaires : 
N. Avksentiev, I. Fondaminski-Bounakov, V. Roudnev, M. Vichniak 
et A. Goukovski ; « sur les cinq redacteurs, note Sedykh, trois 
6taient juifs. Dans les 70 numcros des Annales contemporaines, 
nous trouvons des textes litteraires, des articles sur les sujets les 
plus divers et des souvenirs d'auteurs juifs ». lllioustrirovannaia 
Rossia (« La Russie illustree »), qui a « donne a ses lecteurs, en 
guise de supplements, 52 volumes d'auteurs russes classiques ou 
de 1' Emigration », avait ete fondee par M. Mironov, un journaliste 
de Saint-Petersbourg, puis, a partir de 1922, fut dirigee par 
B. Gordon (naguere proprietaire de la Banque La Region 
d'Azov 18 ). (Dans le milieu litteraire de l'emigration figuraient des 
noms russo-juifs importants : Marc Aldanov, Semen Iouchkevitch 
et Jabotinski, J- Aichenwald, M. Tsetline (Amari) deja cites, mais 
la vie litteraire n'entre pas dans le propos de cet ouvrage : c'est en 
soi un vaste theme a part.) 

II y a lieu d'attirer ici l'attention sur la personnalite et le destin 
d'llya Fondaminski (ne en 1880). Originaire d'une famille aisee 
de negotiants, marie jeune a la petite- fi lie d'un marchand de the 
millionnaire (V. Vysotski), Fondaminski, en adherant au parti tout 
recemment cree des socialistes-revolutionnaires, « fait don d'une 
grande part de son propre argent et de la dot de sa femme a la 
cause de la revolution 19 » en vue d'un achat d'armes. En 1905, il 
donne 1'impulsion initiale a la greve generate en Russie et participe 
a l'Etat-major S.-R. qui dirige la rebellion. En 1906, il emigre a 
Paris ou il devient l'intime de D. Merejkovski et de Zenaide 
Hippius, et montre de l'interet pour le christianisme. II rentre a 
Petrograd en avril 1917. En ete 1917, il est commissaire de la flotte 
de la mer Noire, puis depute a l'Assemblee constituante ; apres la 
dissolution de celle-ci, il entre en clandestinite. En 1919, le voici 
de nouveau emigre en France - ou il va resider durant les annees 
qui font l'objet de ce chapitre. II met dans la redaction des Annales 



18. A. Sedykh, pp. 435-436. 

19. PEJ, t. 9, p. 253. 



186 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

contemporaines beaucoup dc son ame, et y publie une serie d'essais 
intitulee Les Votes de la Russie. II joue un role important dans la 
vie culturelle de Immigration, soutient par tous les moyens les ecri- 
vains et poetes russes. II rdussit meme a creer a Paris un Theatre 
russe. « Pour ce qui est de l'energie, de l'eclectisme, de la tenacite 
et de la generosite... il n'avait pas son pared parmi les emigres 20 . » 
II s'eloigne des positions socialistes-revolutionnaires pour devenir 
democrate-chretien. Avec G. Fedotov et F. Stepoun dont les idees 
lui sont proches, il publie la revue democrate-chretienne La 
Nouvelle Cite. « II tend de plus en plus, dans ces anndes-la, vers 
rOrthodoxie 21 . » «En juin 1940, il fuit Paris devant les troupes 
allemandes, mais y revient pour etre arrete en juillet 1942 et envoye 
au camp de Compiegne », prcs de Paris, « ou il recoit le bapteme... 
Courant 1942, il est deporte a Auschwitz ou il va perir 22 ». 

Pour ce qui est des problemes proprement juifs, l'organe le plus 
important, entre 1920 et 1924, a 6te l'hebdomadaire Evreiskaia 
tribouna (« Tribune juive »), publie a Paris en langues franchise et 
russe avec la participation active de M. Vinaver et S. Pozner. Y 
collaboraient aussi d'autres journalistes mentionnes plus haut. 

De l'autre cote de 1' Ocean se faisait entendre le quotidien Novoe 
rousskoe slovo (« La Nouvelle Parole russe »), fonde aux Etats- 
Unis en 1910, publie a partir de 1920 par V. Schimkine avec, a 
partir de 1922, pour redacteur en chef M. Weinbaum. Ce dernier 
note dans ses souvenirs : « Le journal faisait l'objet de frequentes 
critiques, non sans raison ; on s'en moquait, et non sans fondement. 
Mais il a pris racine et conquis son public" ». (Aujourd'hui, il porte 
la mention « le plus ancien journal russe au monde », et si Ton s'en 
tient aux dates, il est en effet de deux ans l'atne de la Pravda. Tous 
les autres journaux nes en differents endroits, a differents moments, 
pour differentes raisons ont periclite.) 

Des publications de tendance droitiere et nationale ont vu le jour 
a Sofia, a Prague : Novoe vremia (« Temps nouveau ») de Souvorine 
a meme refait surface a Belgrade sous le titre Vetchernee vremia 
(« Soir-Tcmps »), mais tous ont fini par retomber et rapidement 



20. Roman Com/, t. 2. p. 100. 

21. GlebStruve, p. 230. 

22. PEJ, t. 9, p. 255. 

23. A. Sedykh. p. 443. 



DANS (."EMIGRATION ENTRE LES DEUX GUERRES 187 

sombrer sans laisser de traces. (L'editeur de Rossia [« La Russie »] 
a Sofia fut merae assassine). Quant a La Renaissance, publiee a 
Paris sous la direction de J. Semenov (mais non pas au temps ou 
son r6dacteur etait Pierre Struve), elle «ne dedaignait pas de 
publier des invectives antisemites 24 ». 

* 

Ceux qui etaient partis peu apres Parrivee au pouvoir des 
bolcheviks ne pouvaient imaginer la bacchanale diabolique qui se 
dechatnait en Russie. II semblait impossible d'ajouter foi aux bruits 
qui en parvenaient. Mais les publicistes d^mocrates russes 
(A. Tyrkova-Williams, membre du parti K.D. ; la socialiste 
E. Kouskova, exilce en 1922 ; le S.-R. Maslov, qui avait fui la 
Russie), Tun apres P autre s'attachdrcnt a faire savoir par voie de 
presse - a la stupeur des emigres - qu'en Russie sovi6tique Pantise- 
mitisme populaire faisait de rapides progres : « La judeophobie est 
l'un des traits dominants du visage de la Russie actuelle. C'en est 
peut-etre meme le trait le plus accuse. La judeophobie est partout : 
au nord, au sud, a Test, a l'ouest. Rien n'en previent : ni le niveau 
de developpement cultural, ni l'appartenance au parti, ni la natio- 
nality, ni Page... Meme l'appartenance au monde juif ne constitue 
pas une garantie 25 . » 

Les affirmations de ce genre ont d'abord etc recucs par les 
emigres juifs, partis plus tot, avec defiance : pourquoi en aurait-il 
ete ainsi ? Tribune juive, en ces premieres annees, retorquait : « Les 
Juifs russes dans leur ensemble ont sans doute plus souffert du 
bolchevisme que tous les autres groupes nationaux en Russie » ; 
pour ce qui concerne « le fait banal d'assimiler les Juifs aux 
commissaires », c'est un bruit que repandent « les Cent-noirs ». 
Auparavant, on voulait croire que le peuple n'etait pas responsable 
de Pantisemitisme, sa source principale etant le tsarisme ; main- 
tenant, on laissait entendre que le peuple russe en etait par defi- 
nition le porteur. Partant, Pecrasement des tendances reactionnaircs 
etait a mettre au nombre des merites bolcheviques. (Certains 



24. Ibidem, p. 432. 

25. S. Maslov, Rossia posle Ichetyrekh let rcvolioutsii |La Russie apres quatre annees 
de revolution], Paris, 1922, livre 2, p. 37. 



188 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

allerent jusqu'a leur pardonner le traite capitulard de Brest-Litovsk. 
(En 1924, Tribune juive exhibe un argument ecule : « La revolution 
russe de 1917, qui en est arrivee tragiquement a la paix de Brest- 
Litovsk, a empeche une trahison encore plus grave et fatidique qui 
allait venir de Tsarskoe Selo 26 *. ») 

Mais ccs informations se confirmaient tandis que se faisaient 
nettement jour les tendances antijuives d'une notable fraction de 
Immigration. L' Alliance pour le salut de la Russie (qui tenait en 
haute estime le grand-prince Nicolas Nicolaievitch) proclamait, 
dans ses tracts destines a l'URSS : « A l'Armee rouge : Voila sept 
ans que les Juifs regnent sur la Grande Russie... » « Aux ouvriers 
russes : On vous a assure que vous seriez les maitres de votre pays, 
que serait instauree la "dictature du proletariat". Ou done est-elle ? 
Qui se trouve au pouvoir aujourd'hui dans toutes les villes de la 
Republique ?... » Ces tracts, bien sur, ne parvenaient pas jusqu'en 
URSS, mais faisaient peur a P emigration juive et Poffensaient. 

S. Litotvsev a ecrit : « Au debut des annees 20, Pantisemitisme 
des Emigres revetait un caractere quasi pathologique, e'etait une 
maniere de delirium tremens 21 . » De facon plus generate : dans les 
premieres annees qui suivent la victoire des bolcheviks, nombreux 
furent ceux qui, en Europe, en tirerent des conclusions hostiles ou 
malveillantes envers les Juifs ; « 1' assimilation du bolchevisme au 
juda'i'sme est devenue, dans la pensee europcenne de cette epoque, 
une mode suivie par tous. Et il serait ridicule d'affirmer que seuls 
les antisemites professent cette heresie sociale et politique 28 ». En 
1922, le docteur Pasmanik etait peut-ctre trop presse de tirer des 
conclusions, il n'en ecrivit pas moins alors : « Dans l'ensemble du 
monde civilise, dans toutes les nations et parmi les membres de 
toutes les classes sociales et de tous les partis politiques, on est 
fermement convaincu que les Juifs jouent un role decisif dans 
l'emergence et dans toutes les manifestations du bolchevisme. Notre 



26. B. Mirski, Tchernaia sotnia [Les Cent-noirs], in Evreiskaia tribouna, Paris, 1924. 
l cr fevrier, p. 3. 

27. S. Litovtsev, Dispout ob antisemitisme [Dcbat sur I'antiscmilisme] in Poslednie 
novosli [Les Derniercs Nouvelles] 1928. 29 mai. p. 2. 

28. D. S. Pasmanik, Rousskaia rcvoliouisia i cvreistvo (Bolchevism i ioudaism) [La 
revolution russe et les Juifs. Bolchevisme et judai'sme], Paris. 1923, p. 9. 

* Allusion aux timides tentatives faites en 1917 par le tsar Nicolas II pour conclure 
une paix separee avec I'Allemagne. 



DANS ^EMIGRATION ENTRE LES DEUX GUERRES 189 

experience personnelle nous a demontre que cette opinion n'est pas 
seulement l'apanage d'antisemites patentes, mais que... les represen- 
tants democratiques de la societe... se referent a ce sujet a des faits, 
c'est-a-dire au role des Juifs dans le mouvement bolchevique, non 
seulement en Russie, mais aussi en Hongrie, en Allemagne, partout 
oil ce mouvement est apparu. A ceci pres que les antisemites 
declares ne tiennent pas vraiment comptc de la verite ; pour eux, 
tous les bolcheviks sont juifs, et tous les Juifs - des bolcheviks 29 . » 

Un an plus tard, Biekerman ecrivit dans le meme sens : « Les 
vagues de la judeophobie deferlent aujourd'hui sur les pays et les 
peuples, et la proximite d' un reflux ne se fait pas encore sentir » ; 
« non pas seulement en Baviere ou en Hongrie..., ni seulement dans 
les pays qui se sont constitutes a partir des decombres de 1' ex- 
Grande Russie..., mais aussi dans les pays epargnes par les troubles 
et separes de la Russie par des continents et des oceans... Des 
savants japonais sont venus en Allemagne etudier la litterature anti- 
semite : jusque dans des Ties eloignees d'ou les Juifs sont prati- 
quement absents, on montre de 1'interet pour nous... Telle est 
precisement la judeophobie : la peur des Juifs en tant que force 
destructrice. Et la preuve materielle qui effraie et durcit les posi- 
tions reside dans le triste destin de la Russie' ». 

Dans une declaration commune « Aux Juifs de tous les pays » 
(1923), un groupe d'auteurs ecrivit non sans angoisse : « Jamais 
encore tant de nuees menagantes ne se sont accumulees au-dessus 
du peuple juif". » 

Dire que ces auteurs par trop vulnerables sont tombes dans l'exa- 
geration ? qu'ils ont majorc des menaces qui n'existaient pas ? 
Mais, pour nous qui en avons eu connaissance apres coup, la 
mention ici d'une « litterature antisemite en Allemagne » sonne 
deja comme un grave avertissement. 

« L' opinion que le bolchevisme a ete cree par les Juifs » etait deja 
si largement repandue en Europe (e'etait « l'opinion commune dans 
la petite et la moyenne bourgeoisie aussi bien en France qu'en 
Angleterre », note Pasmanik), qu'elle fut meme soutenue par le 
gendre de Plekhanov, Georges Batault : ce dernier affirma dans son 



29. Ibidem. 

30. /. M. Biekerman, Rossia i rousskoe evreistvo [La Russie el les Juifs russes], RiE, 
pp. 11-12. 

11. RiE, p. 6. 



190 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

livre" que les Juifs sont tous, par nature, des revolutionnaires : 
« dans la mesure ou le judai'sme professe 1' ideal de justice sociale 
sur terre..., il est amene a defendre la revolution ». Pasmanik cite 
Batault : « Au cours des siecles..., les Juifs se sont toujours opposed 
a l'ordre etabli... Cela ne signifie pas que les Juifs ont fait toutes les 
revolutions ou qu'ils en ont cte les seuls ou les principaux acteurs ; 
ils aident aux revolutions et y participent » ; « on est en droit 
d'affirmer, comme le font de nombreux patriotes russes, y compris 
les plus avances d'entre eux, qu'aujourd'hui la Russie agonise sous 
la dictature et la terreur juives » ; « une analyse impartiale de la 
situation mondiale permet de constater que le regain general de Tan- 
dsemitisme est moins dirige contre les Juifs en tant qu'individus 
que contre les manifestations de l'esprit juif " ». Un Anglais, Hilaire 
Belloc M , parle lui aussi « du caractere juif de la revolution bolche- 
vique », voire, tout de go, « de la revolution juive en Russie ». Et 
« qui a vecu ces derniers temps en Angleterre », ajoute Pasmanik, 
« sait que l'opinion de Belloc ne constitue pas une exception ». Les 
ouvrages de 1 un comme de 1' autre « jouisscnt d'une grande popu- 
larite aupres du public » ; « les publicistes etrangers montrent que 
toutes les idees destructrices du siecle ecoule ont ete repandues par 
les Juifs, grace precisement au judai'sme 15 ». 

« Nous sommes amenes a nous defendre », ecrit encore Pas- 
manik, « parce que nous ne pouvons nier des fautes qui crevent les 
yeux... Nous ne pouvons nous contenter de dire que le peuple juif 
ne repond pas pour tel et tel agissement de ses membres... Notre 
but... n'est pas seulement de contrer Fantisemitisme, mais de nous 
empoigner avec le bolchevisme... pas seulement de parer les coups, 
mais d'en porter a ceux qui ont proclame le regne de Cham... La 
lutte avec Cham doit etre menee par Japhet et Sim, par les Hellenes 
comme par les Juifs ». Ou faut-il en effet chercher les racines du 
bolchevisme ? « Le bolchevisme est avant tout un phenomene anti- 
culturel... C'est un probleme a la fois russe et universel, non le 
resultat des mefaits des pretendus "Sages de Sion' ,:i6 . » 

« La necessite de se defendre » fut egalement ressentie avec 



32. Georges Batault, Le Probleme juif, 5 e edition. Paris, 1921. 

33. D. S. Pasmanik, pp. 15-16. 95. 

34. Hilaire Belloc, The Jews., London, 1922. 

35. D. S. Pasmanik, pp. 16-17. 

36. Ibidem, pp. 11-13. 



DANS [.'EMIGRATION ENTRR LRS DEUX GUERRES 191 

acuite par les Juifs, l'F.urope et l'Amerique ayanl etc inondees des 
avant la guerre par les enormes tirages de ces Protocoles des sages 
de Sion qui, de facon inattendue, se diffuserent en un clin d'ceil : 
cinq editions en Angleterre, plusieurs en Allemagne et en France, 
un demi-million d'exemplaires aux Etat-Unis, imprimes par Henry 
Ford. « Le succes inoui des Protocoles, traduits en plusieurs 
langues, montrait combien nombreux etaicnt les gens persuades que 
la revolution bolchevique etait une revolution juive". » L'historien 
anglais Norman Cohn constate : « Dans les annees qui ont suivi 
immediatement la Premiere Guerre mondiale, quand les Protocoles 
ont emerge du brouillard et retenti dans le monde entier, de 
nombreuses personnes parfaitement sensees les ont pris tout a fait 
au s&ieux 38 . » Leur authenticite fut reconnue par le Times et le 
Morning Post, mais, des aotit 1921, le Times publiait une serie 
d' articles de son correspondant a Istanbul, Philip Greyvs, qui firent 
sensation en revelant que dans les Protocoles, de larges emprunts 
avaient ete faits au pamphlet politique de Maurice Joly qui avait 
pris pour cible Napoleon III (Dialogue en enfer entre Machiavel et 
Montesquieu, ou la politique machiavel iste au xtx e siecle, 1864). A 
l'epoque, tous les exemplaires de ce pamphlet avaient ete saisis et 
confisques par la police francaisc. 

Ces Protocoles passerent en Occident en provenance de Russie 
alors que celle-ci etait en proie a la guerre civile. 

Ce faux fabrique au debut du siecle (en 1900 ou 1901) avait ete 
publie pour la premiere fois en 1903 a Petersbourg. Le commandi- 
taire en aurait ete P. Ratchkovski qui se trouva de 1884 a 1902 a la 
tete du Service de renseignement extericur du departement de 
Police ; son principal artisan, Matthieu Golovinski (il est vrai, de 
nouvelles hypotheses ont continue de voir le jour jusqu'a aujour- 
d'hui). Bien que les Protocoles aient ete reedites en 1905, 1906 et 
1911, ils ne recurent pratiquement aucune diffusion dans la Russie 
d' avant la Revolution et « ne trouverent aucun credit dans la societe 
russe... Ses propagateurs n'obtirent pas non plus le soutien de la 



37. M. Agourski, Idcologia natsional-bolchevisma [L'ideologie du national-bolche- 
visme], Paris, Ymca-Press. 1980, p. 195. 

38. Norman Cohn, Blagoslovenie na genotsid. Mif o vsemimom zagovore evreev i 
"Protokoly sionskikh moudrctsov", traduit de I'anglais, Moscou, 1990, p. 24. Trad. fr. : 
« Hisloire d'un mythe : la conspiration juive et les Protocoles des Sages de Sion », 
Paris, 1982. 



192 DEUX S1ECLES ENSEMBLE 

COUT 39 ». Apres plusieurs tentatives infructueuses, les Protocoles 
furent finalement presentes a Nicolas II en 1906 et produisirent sur 
lui une forte impression. Quelques-unes de ses notes dans les 
marges : « Quelle anticipation ! », « Quelle exactitude dans l'exe- 
cution ! », « Notre annce 1905 a ete dirigee par eux, e'est stir ! », 
« On ne peut douter de leur authenticite ». Mais quand les hommes 
politiques de droite proposerent d'utiliser abondamment les Proto- 
coles pour la defense de la monarchie, le Premier ministre 
Stolypine ordonna une verification secrete de leur origine. L'en- 
quete conclut a une indubitable falsification. Le souverain fut 
ebranle par le rapport Stolypine et ordonna avec fermete : « Les 
Protocoles doivent etre confisques. On ne peut defendre une cause 
propre par des moyens sales 40 . » A la suite de quoi, « l'attitude 
negative des autorites russes envers les Protocoles des sages de 
Sion n'a fait que se renforcer : aucune allusion aux Protocoles... 
ne fut toleree, meme lors de la preparation du proces de 
M. Beyliss 41 ». 

Mais «l'annee 1918 a ete une annee charniere dans 1'histoire 
des Protocoles 42 ». Apres la prise de pouvoir des bolcheviks, apres 
l'assassinat de la famille imperiale, et dans le deferlement de la 
guerre civile, l'interet pour les Protocoles s'est brusquement 
reveille jusqu'a devenir un phenomene de masse. Les departements 
de l'Osvag* les ont publies et republics a Novotcherkassk, 
Kharkov, Rostov-sur-le-Don, Omsk, Khabarovsk, Vladivostok. lis 
ont recu une large diffusion et dans la population et dans l'Armee 
des volontaires (plus tard dans certains milieux de Immigration, en 
particulier a Sofia et a Belgrade). 

« Apres la victoire des bolcheviks, la diffusion des Protocoles 
en Russie a ete interdite sous peine de poursuite, mais, en Europe, 
apportes par les emigres blancs, ils ont joue un role malefique dans 
la formation de l'ideologie des mouvements de droite, en particulier 
du national-socialisme en Allemagne 43 . » 



39. PEJ. I. 6. p. 846. 

40. Ces informations ont eti recueillies par V. Bourtsev en 1934 de la bouche du 
general K. Globatchev. 

41. PEJ, t. 6. p. 847. 

42. Ibidem. 

43. PEJ. t. 8, p. 848. 

* Abreviation pour Osvedomitelnoe agenstvo. service de renseignement. 



DANS L'EMIGRATION ENTRE LES DEUX GUERRES 193 

Ddnoncer dans les Protocoles une falsification, de facon plus 
gendrale s'opposer a ce qu'on identifie bolchevisme et juda'i'sme : 
tel fut Tun des themes dominants des articles publies au sein de 
Immigration liberate dans les annees 20 et 30. Parmi les auteurs 
russes, citons les plus significatifs : Milioukov, Roditchev, 
Bourtsev, Kartachev. Historien de l'Eglise et theologien orthodoxe, 
A. Kartachev avait parle du caractere inacceptable de l'antisemi- 
tisme pour tout Chretien dans le recueil Schit (« Le Boucher w) 44 
paru des avant la revolution et d£ja citd par nous a plusic 
reprises. En 1923, dans Immigration, il a redige la preface a l*c - 
vrage de Iou. Delevski consacre aux Protocoles 45 . Plus tard, 
Bourtsev lui a demande egalement de prefacer son livre. Kartachev 
ecrivit dans cette preface : « Un homme sense, de bonne volonte et 
d'une discipline scientifique normale ne peut discuter sdrieusement 
du probleme de 1' authenticity de ce faux d'origine policiere, 
fabrique au demeurant non sans talent, et contagieux pour les 
ignares. » Toutefois, « en lavant les yeux des ignorants de la pous- 
siere des Protocoles, il serait inadmissible, ce faisant, de les 
obscurcir a nouveau en faisant croire qu'on eVacue par la le 
probleme juif 46 ». 

En effet, le « probleme juif » ne pouvait etre re\solu par des 
articles ou des livres. Car quelle etait la nouvelle situation concrete 
des Juifs, au cours des annees 20, en Pologne et dans les pays 
Baltes ? Bien que, dans ceux-ci, les Juifs aient reussi pendant 
plusieurs annees a sauvegarder des positions influentes dans le 
commerce et 1'industrie 47 , ils n'en etaient pas moins soumis a la 
pression de la societe. « Une bonne moitie des Juifs russes s'est 



44. A. V. Kartachev, Izbrannye i pomilovanye [Elus et gracids], in Schit* [Le 
Bouclier], recueil litteraire sous la redaction de L. Andreev, M. Gorki et Th. Sologoub, 
3<6d., 1916, pp. 110-115. 

45. Iou. Delevski, Protokoly sionskikh moudretsov : Istoria odnogo podloga [Les 
Protocoles des sages de Sion : histoire d'une falsification]. Berlin, 1923. 

46. Kartachev a bien ecrit la preface, mais, pour des raisons qui nous dchappcnt, clle 
n'a pas <§te" publiee par Bourtsev dans son ouvrage paru en 1938 ; toutefois, elle s'est 
conserved dans les papiers de V. Bourtsev (GARF, f. 5802, dos. 1, doc. 31). Nous avons 
puise" ces renseignements dans Particle d'Oleg Boudnitski, « Evreiskii vopros v 
emigrantskoi poublitsistike' [Le probleme juif dans la publicistique de Immigration] in 
Evrei i rousskaia revolioutsia : materialy i issledovania [Les Juifs et la revolution russe : 
documents et guides], Moscou-Jerusalem, 1999. 

47. /. Gar, Evrei v Pribaltiiskikh stranakh pod ncmetskoi okoupatsii [Les Juifs dans 
les feats baltes sous l'occupation altemande], LMJR-2. p. 95. 



194 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

retrouvee dans les nouveaux Etats separes de la Russie... Ces 
nouveaux Etats cultivent avec d'autant plus de zele le nationalisme 
qu'il sont moins assures de leur stabilite 48 ». La, « les Juifs se 
sentent entoures par un monde hostile et d'une activite inlassable. 
Tantot Ton exige que dans les ecoles superieures il n'y ait propor- 
tionnellement pas plus de Juifs que dans l'armee..., tantot c'est dans 
la vie quotidienne que l'atmosphere s'alourdit a tel point que le 
Juif etouffe... Chez ces peuples devenus indepcndants, c'est la 
societe elle-meme qui fait la guerre aux Juifs : etudiants, militaires, 
partis politiques - et la rue ». Et Biekerman de conclure : « Le Juif 
qui s'etait decarcasse pour le droit des peuples a disposer d'eux- 
memes s'est fabrique des contraintes : une plus grande dependance 
vis-a-vis de la vie d'autrui 49 . » « La situation des Juifs en Lettonie, 
en Estonie et en Lithuanie est proprement tragique. Les opprimes 
d'hier ont eu vite fait de jouer le role d'oppresseurs, et des oppres- 
seurs plebeiens a I'extreme, qui n'ont nullement honte de leur 
grassier manque de culture 50 . » 

11 s'est ainsi trouve « que la mine de la Russie a signifie 
egalemcnt la mine des Juifs msses » ; paradoxalement, l'histoire a 
montre que 1' Empire msse unifie, y compris meme avec ses 
contraintes, etait davantage favorable aux Juifs. Et voila que dans 
ces pays limitrophes qui ont fait secession, « les Juifs sont les 
gardiens fideles de la langue msse, de la culture msse, attendant 
impaticmment la restauration de la Grande Russie. Les ecoles ou 
Ton delivre encore un enseignement en langue msse se remplissent 
d'enfants juifs », et on ne tient guere a apprendre la langue du 
nouvel Etat. « Dans ces Etats-cagibis, le Juif msse qui avait connu 
la vie dans les vastes espaces du grand Empire se sent a l'etroit, 
comprime, diminue dans sa citoyennete, nonobstant tous les droits 
et toutes les autonomies... En verite, les destinees de notre peuple 
sont etroitement liees aux destinees de la Grande Russie 51 . » 

Mais la position internationale des Juifs impliques dans les nego- 
ciations du traite dc Versailles, a Paris en particulier, 6tait par 
ailleurs solide, notamment pour ce qui etait du sionisme. « En 



48. Aux Juifs de tous les pays, in RiE. 

49. /. M. Biekerman, pp. 87-89. 

50. D. S. Pasmanik, Tchego my dobivaemsia ? [Que voulons-nous obtenir ?], in RiE, 
p. 219. 

51. I.M. Biekerman, pp. 84, 89. 



DANS IMMIGRATION ENTRE LES DEUX GUERRES 195 

juillet 1922, la Soci&e des Nations a reconnu l'Organisation 
sioniste mondiale sous le nom d'Agence juive », censee representer 
en premier lieu les interets des sionistes, mais aussi bien des non- 
sionistes, et qui, de surcroit, confortait la situation des Juifs dans 
les pays d'Europe 52 . 

Biekerman reprochait aux sionistes de considerer « que, pour la 
Russie, le demembrement ... serait la solution ideale. Aussi 1' orga- 
nisation des sionistes russes se dit-elle non pas russe, mais russo- 
ukrainicnne. C'est pourquoi les sionistes et les groupcments juifs 
qui leur etaient proches fraterniserent avec tant de zele avec les 
independantistes ukrainiens 5 - 1 ». 



La Russie sovietique s'cst enfoncee apres la guerre civile dans 
un mutisme profond. De la et pour des decennies - toutes les voix 
independantes ayant ete etouffces - on n'entendit plus que la clai- 
ronnante voix officielle. L'emigration bouillonnait avec d'autant 
plus de passion. Tout son dventail, depuis les anarchistes jusqu'aux 
monarchistes, etait eclaire par des lueurs de souffrance et d'intenses 
discussions : qui done est responsable, et dans quelle mesure, de 
tout ce qui est advenu ? 

De telles discussions ont eclate jusqu'entre les Juifs de Immi- 
gration. 

En 1923, Biekerman ecrit : « Le Juif repond a tout par un geste 
et des propos rituels : on le sait bien, nous sommes toujours 
coupables de tout, ou qu'tl y ait un malheur on cherche et trouve 
le Juif. Les neuf dixiemes de ce qui s'ecrit dans la presse juive 
sur les Juifs et la Russie n'est que la repetition de ces formules 
stereotypees. Etre toujours et en tout coupable est bien sur chose 
impossible, mais le Juif en tire la conclusion - tres flatteuse pour 
nous et, a premiere vue, fort commode dans la vie quotidienne - 
que nous avons toujours et en tout raison 54 . » 

Reflechissons un peu : « La societe" juive avait alors [avant la 
revolution] passionnement defendu le dogme du caractere salutaire 



52. PEJ, 1. 1, p. 890. 

53. Ibidem, p. 12. 

54. II km. 



1% DEUX S1ECLES ENSEMBLE 

de la revolution pour les Juifs ; elle y tient encore fievreusement 
aujourd'hui. » Meme les organisations juives qui collectent de 
l'aide pour leurs coreligionnaires souffrant en URSS, quand elles 
recueillent ces fonds dans les pays occidentaux, denigrent tout ce 
et tous ceux qui rcpresentaient en Russie, avant les bolcheviks et 
avant la revolution, une force a la fois conservatrice et novatrice » ; 
aujourd'hui, « la Russie bolchevique se transforme aisement pour 
eux en "Terre promise" » ou regnent l'egalite et le socialisme. De 
nombreux Juifs issus de Russie se sont fixes aux Etats-Unis et, 
« parmi eux, les idees probolcheviques n'ont aucun mal a proli- 
ferer" ». Les Juifs croient communement : mieux vaut le bolche- 
visme que la restauration du tsarisme. Beaucoup pensent que « la 
chute du bolchevisme en Russie menacerait les Juifs d'une nouvelle 
vague de pogroms et d'une extermination massive..., ce qui sert 
de fondement a la preference accordee au bolchevisme considere 
comme un moindre mal 56 ». 

La-dessus arrive la NEP - les bolcheviks changent done en 
mieux. lis ne sont nullement fichus ! Plus les etaux economiques 
se desserrent, plus les bolcheviks deviennent acceptables. « La 
NEP puis il va y avoir des concessions, et on s'arrangera 57 . » 

Dire de Immigration juive qu'elle etait probolchevique, cela on 
ne le peut pas. Mais le regime bolchevique n'etait pas pour elle 
l'ennemi principal, et nombreux etaient ceux qui avaient conserve 
a son egard une attitude bienveillante. 

Toutefois, le cas de l'ecrivain Gorianski, un Juif emigre depeint 
dans le feuilleton humoristique d'un journal sovietique avec force 
moqueries, retient l'attention 58 . En 1928, Babel, a cette epoque deja 
passablement glorifie (et non moins loue pour ses accointances avec 
la Tcheka), « sejournait provisoirement a Paris » en quete d' inspi- 
ration litteraire : il fait un tour au cafe La Rotonde et, apercevant 
un vieil ami (qu'il avait sans doute connu a Odessa), lui tend gene- 
reusement la main : « Salut, Gorianski ! » Gorianski se leve et se 
detourne avec mepris de la main tendue. 



55. Ibidem, pp. 47. 48, 72. 

56. J. Dtlevski, Menchcc li zlo bolchcviki ? [Les bolcheviks sont-ils un moindre 
mal '?] in Evrciskaia tribouna, 1922, 19 sepl., p. 2. 

57. D.S. Pasmanik, p. 221. 

58. G. Rykline, Sloutchai s Babelem [Un Episode avec Babel], Izvestia, 1928, 
16 mars, p. 5. 



DANS [.'EMIGRATION ENTRE LES DEUX GUERRES 197 

Avec la montee de Phitlerisme en Allemagne, la preference 
donnee au bolchevisme ne fait naturellement que se renforcer dans 
1' opinion publique juive mondiale, et pour longtcmps. 

M. Vichniak rcproche l'attitude a regard du bolchevisme telle 
qu'elle a ete exprimee sans fard par Nahum Goldman au I er Congres 
juif mondial a Geneve en aout 1936 : « Si toutes sortes d'organi- 
sations et de gouvernements epris de liberie acceptent les bol- 
cheviks » et meme s'aplatissent devant eux, « pourquoi les 
partisans enthousiastes de P unite nationale et culturelle juive ne 
leur emboiteraient-ils pas le pas ?... Seule Pimplication directe de 
Moscou dans les exces antijuifs en Palestine a remonte de quelques 
degres P emotion indignee des dirigeants du Congres envers le 
pouvoir sovietique. Mais ce n'etait... que pour se scandaliser de 
Pinterdiction de la langue juive ancienne..., de Pinterdiction faite 
aux Juifs d'emigrer en Palestine, enfin des souffrances que conti- 
nuaient d'endurer les sionistes dans les prisons et les camps. La, 
N. Goldman a trouve" les mots qu'il fallait et les accents qui s'impo- 
saient 59 ». En 1939, a la veille de la Seconde Guerre mondiale, on 
disait : Impossible de nier que, dans les milieux juifs de P emi- 
gration, domine le sentiment qu'il faut « faire confiance au 
caractere irrefragable de la litterature sovietique », pourvu qu'il n'y 
ait pas de pogroms 60 . 

Quelle attitude avoir alors cnvcrs les Juifs bolcheviques ? Pour 
I. M. Biekerman : « Rien ne vaut poulain s'il ne rompt son lien 
-e'est ainsi qu'on peut definir Pattitudc dc Popinion publique juive 
a 1'egard des bolcheviks issus de notre milieu et vis-a-vis de leur 
deviance diabolique. Ou, pour parler un langage plus moderne : les 
Juifs ont bien le droit d'avoir leurs bolcheviks » ; « cette revendi- 
cation, je Pai entendue mille fois » ; lors des reunions a Berlin de 
Juifs emigres, « a la tribune montaient Pun apres P autre un hono- 
rable K.-D., un simple democrate, un sioniste, tous pour affirmer 
ce droit des Juifs a avoir leurs bolcheviks », en somme « une decla- 
ration de leur droit a pared le monstruosite 61 ». 

« Or les consequences d'un tel discours sont les suivantes : 
Popinion publique des Juifs du monde entier s'est detournee de 



59. Poslednie Novosii, 1936, 13 aout, p. 2. 

60. St, Ivanovitch, Evrei i sovelskaia litcratoura [Les Juifs cl la litterature sovietique], 
MJ, Paris, 1939. p. 53. 

61. I.M. Biekerman, p. 23-24. 



198 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

la Russie pour se tourner vers les bolchcviks » ; « quand une per- 
sonnalite publique juive et agee, petrie de merites, que nous 
connaissons bien - une sorte de merle blanc -, proposa, dans une 
des capitales europeennes, a un haut dignitaire religieux juif d'orga- 
niser une reunion de protestation contre les executions de pretres 
orthodoxes en Russie [en URSS], ce dernier, apres avoir r6fi6chi, 
lui repondit que cela reviendrait a combattre les bolcheviks, ce qu'il 
estimait impossible de faire, car la chute du bolchevisme amenerait 
la reprise des pogroms 62 ». 

Mais si Ton peut s'accommoder des bolcheviks, que dire alors 
du mouvement des Blancs ? Quand, en novembre 1922, a Berlin, 
I. M. Biekerman prit la parole au cours d'une reunion consacree au 
5 e anniversaire de la creation de l'Armee blanche, les milieux juifs 
dans leur ensemble, indignes, intcrprcterent son intervention 
comme une offense au judai'sme. 

Entre-temps, le docteur Pasmanik (jusqu'en fevrier 1917 dans 
l'armee face aux Allemands, ensuite dans l'Armee blanche 
jusqu'au mois de mai 1919, date a laquelle il quitta la Russie) 
acheva et publia en 1923 a Paris son livre La Revolution russe et 
les Juifs (bolchevisme et judai'sme), que nous avons deja cite\ II 
y conteste avec ardeur 1' interpretation, repandue un peu partout, 
consistant a expliquer le bolchevisme par la foi juive : « Identifier 
judai'sme et bolchevisme represente un immense danger pour le 
monde entier. » En 1923, avec I. M. Biekerman, G. Landau, 
I. Lcvine, D. Linski (ce dernier ancicn membre de l'Armee 
blanche) et V. Mandel, il organise l'Union patriotique des Juifs 
russes a l'etranger. Durant la meme annee, ce groupe rend publique 
la proclamation « Aux Juifs de tous les pays ! » et publie peu apres 
a Berlin le recueil La Russie et les Juifs. 

L'objectif qu'ils s'assignent et leur etat d'esprit sont decrits par 
eux dans les termes suivants. Pasmanik : « L'inexprimable douleur 
du Juif et la lancinante tristesse du citoyen russe » ont dicte ce 
travail. « II n'a pas etc facile d'elaborer une attitude equilibrce vis- 
a-vis des problemes russes et juifs en relation avec les sinistres 
evenements des dernieres annees. Nous... avons essaye de concilier 
les interets de la Russie renaissante et du monde juif russe qui 



62. Ibidem, pp. 54-55. 



DANS [.'EMIGRATION ENTRE LES DEUX GUERRES 199 

souffre''\ » Linski : « lis sont infiniment malheureux », ceux qui, 
« tout en reconnaissant leur appartcnance au peuple juif, se consi- 
derent avec non moins d'intensite comme russes ». Elle est 
tellement plus facile, la situation de ceux chez lesquels « Tun des 
flux de la conscience s'est tari, de telle facon qu'ils se sentent soit 
exclusivement juifs, soit exclusivement russes : sur le champ 
tragique de l'experience russe, leur position s'en trouve simplifiee... 
Les viles annees de la revolution ont etouffe... les pousses apparues 
avant la guerre et qui permettaient d'esperer un rapprochement 
des mondes juif ct russe » ; aujourd'hui, « ces deux mondes se 
repoussent vigoureusement M ». Levine : « II nous appartient de dis- 
cerner de facon consciencieuse et objective les causes et les limites 
de la participation des Juifs a la revolution... Ce... qui pourrait avoir 
une certaine influence sur les rapports a venir entre Russes et 
Juifs 65 . » Les auteurs du recueil recommandaient a juste titre aux 
Russes de ne pas confondre le sens de la revolution de Fevrier avec 
la part prise a celle-ci par les Juifs. Biekerman avait meme tendance 
a minimiser cette participation (du reste, la plupart des contempo- 
rains n'avaient pas une idee bien precise des roles respectifs du 
Comite executif du Parti social-democrate russe et du Gouver- 
nement provisoire). Toutefois, estimait-il, apres Octobre « le droit 
d'avoir ses bolcheviks ne pouvait qu'entrainer F obligation d'avoir 
sa droite et son extreme droite, diametralement opposees auxdits 
bolcheviks 66 ». Pasmanik : « Le communisme bolchevique sous 
tous ses aspects et toutes ses formes... est un ennemi acharne ct 
constant du juda'i'sme, car il est par-dessus tout Fennemi de la 
personne en general et de l'homme cultive en particulier 67 . » « Lies 
par des liens eltroits et particuliers a notre patrie, a son regime, a 
son economic a sa culture - nous ne pouvons filer des jours 



68 



. » 



heureux quand, autour de nous, tout s'ecroule 

On voit par la que ce groupe d' auteurs comprenait avec une 
acuite exceptionnelle toute la signification du desastre subi par la 



63. D. S. Pasmanik, pp. 7, 14. 

64. D. Linski, O natsionalnom samosoznanii rousskogo evreia [De la conscience 
nationalc d'un Juif russe], in RiE, pp. 141. 144-145. 

65. /. Uvine, Evrei i revolioutsia [Les Juifs et la revolution] in RiE, p. 124. 

66. /. M. Biekerman, p. 24. 

67. D. S. Pasmanik, p. 215. 

68. Aux Juifs de tous les pays, in RiE. p. 5. 



200 DEUX S1ECLES ENSEMBLE 

Russie. Dans la description de cette periode, si nous en appelons si 
souvent a ces auteurs, c'est que nous esperons que leurs reflexions 
d£sabusees, mais jamais empreintes de « haine de soi », seront enfin 
comprises et etudiees en profondeur. 

Dans leur Appel de 1923, nous lisons : « L'alliance patriotique 
des Juifs russes a pour fondement la ferme conviction que, pour 
les Juifs comme pour toutes Ies nations qui peuplent la Russie, le 
bolchevisme est le pirc de tous les maux possibles... II est temps 
pour les Juifs de ne plus se demander avec crainte s'ils ne pechent 
pas contre la revolution... II s'agit de ne point pecher contre le pays 
natal [la Russie] et notre chcr peuple Ijuif] 69 . » 

Mais, d'apres les auteurs du recueil, ce n'etait pas du tout 1' at- 
titude des Juifs au debut des ann6es 20. « Dans presque toutes les 
couches et tous les milieux de la population russe..., on en est venu 
a 1'autocritique et au retour sur le passe... Legitimes ou non, ces 
accusations et ces repentirs montrent le travail de la pensee, l'eveil 
de la conscience, la souffrance de Tame... II n'est pas exagere de 
dire que c'est dans Pintelligentsia juive qu'un tel travail est le 
moins perceptible... ce qui traduit bien son etat pathologique... Un 
observateur exterieur pourrait croire que, du point de vue d'un 
intellectuel juif moyen..., tout est en ordre 70 . » Pour ce dernier, « ne 
sont coupables que ceux de l'exterieur - le gouvernement, les 
g£neraux, les paysans. Nous, nous n'y sommes pour rien... En 
aucune mesure nous n'avons etc les artisans de notre destinee et de 
celle des gens qui nous entouraient ; nous sommes ce passant fortuit 
qui recoit une poutre sur la tete » ; « nous avons contribue a la 
destruction [de l'ordre etabli] ; une fois celui-ci detruit, nous ne 
nous sommes guere aperc,us que nous y ayons concouru 71 ». 

Ce sont les Juifs bolcheviques qui font souffrir le plus les auteurs 
de ce recueil. « Ce peche porte en soi son propre chatiment, car il 
ne peut y avoir de plus grand malheur pour un peuple que de voir 
ses fils ddvoyes 72 . » « Ce n'est pas si grave que se soient trouvees 
telles ou telles personnes pour favoriser les troubles, ni que ces 
personnes aient dte issues du milieu juif ; ce qui est gravissime, c'est 



69. Ibidem, pp. 7-8. 

70. G. Landau, Revolioulsionnye idci v cvreiskoi obtchestvennosti [Les idees r6volu- 
tionnaires dans la soci£t£ juive], in Rie, p. 100. 

71. Ibidem, p. 104. 

72. Aux Juifs de tous les pays, in RiE. p. 6. 



DANS ^EMIGRATION ENTRE LES DEUX GUERRES 201 

qu'elles n'aient pas trouve dans leur propre milieu suffisamment de 
resistance et d' opposition 73 . » « Notre devoir est d'assumer toute la 
lutte contre precisement les bolcheviks juifs, contre les differentes 
sections juives, et notamment contre les commissaires juifs 74 . » 

Notons que ces auteurs n'ont pas ete les seuls a expliquer 
pourquoi les Juifs russes (et desormais les emigres) doivent lutter 
contre le bolchevisme. Void ce qu'on ecrivait dans Tribune juive : 
« Au cas ou le bolchevisme serait balaye en RussL par une tempete 
d'indignation populaire, les Juifs pourraient aux yeux des masses 
etre consideres comme responsables d'avoir prolonge l'existence 
du bolchevisme... Seule une participation active des Juifs a la lutte 
pour la liquidation du bolchevisme garantirait le bonheur du monde 
juif dans Foeuvre commune visant au salut de la Russie 75 . » 

Biekerman avertissait de son cote : si nous soutenons les bol- 
cheviks « au nom du principe "Seul me chaut ma propre chemise", 
alors n'oublions pas que nous devons reconnaitre au Russe le droit 
de prendre soin de sa propre chemise, et le slogan "Mort aux 
youpins, sauvons la Russie !", recoit sa consecration 76 ». 

Mais qu'en est-il de FArmee blanche ? « L'attitude indigne des 
Juifs a Fegard des hommes qui se sont charges du terrible fardeau 
de combattre pour la Russie au nom de millions de gens soumis 
et de laches, temoigne d'une profonde decadence morale, d'une 
conscience pervertie... » Alors que « nous tous, Juifs comme non- 
Juifs, nous nous laissions passer la bride au cou et pretentions 
notre dos au baton sans renacler, des Russes courageux et fiers, 
passant au travers de toutes les barrieres, se sont rassembles a partir 
de ce qui restait d'un front en lambeaux, ont serre les rangs et ont 
leve Fetendard du combat... Le seul fait d'avoir ose lutter dans ces 
conditions place ces gens et leur cause a une hauteur que FHistoire 
ne retient que pour les actions imperissables. Or ces gens sont 
devenus la cible des injures » de tres nombreux Juifs, « le premier 
babillard les insulte » ; « au lieu d'un sens du tragique, nous 
voyons s'exprimer une frivolity generate, un langage debride, 
sans aucune retenue, une desinvolture triomphante ». Mais « la 
Russie pour laquelle les Blancs ont lutte ne nous est pas etrangfire ; 

73. G. Landau, p. 118. 

74. D. S. Pasmanik, p. 225. 

75. J. Delevski, p. 3. 

76. /. M. Biekerman, p. 78. 



202 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

elle est £galement "notre chemise" 77 » ; « les Juifs dans leur 
ensemble auraient du se battre pour la cause des Blancs dont 
dependait le salut du peuple juif, car... ce n'est que dans la restau- 
ration dans les plus brefs delais de l'Etat russe et dans sa sauve- 
garde que les Juifs trouveront leurs propres chances d'echapper au 
desastre qui n'a jamais ete si proche qu'au cours de ces dernieres 
annees 78 ». 
(Et le Desastre en effet approchait, mais pas de ce cote-la.) 
Aujourd'hui, apres les dcccnnies sovietiques, qui contesterait ces 
arguments ? Peu nombreux etaient les auteurs - juifs ou russes - a 
voir les choses d'aussi loin. Mais la societe juive emigree dans son 
ensemble a repousse cette facon de penser. Elle a trebuche sur cette 
nouvelle epreuve historique. On nous repliquera : qa n'a pas valu 
au mondc juif de dommages trop sensibles, et a fortiori rien d'equi- 
valent a la Catastrophe apportee par l'hitlerisme. Certes, mais sans 
entratner de pertes physiques tant soit peu comparables, si Ton en 
juge en embrassant tout le cours de l'Histoire, cela a cause un tres 
notable prejudice spirituel ; en particulier, le bolchevisme a rcussi 
a chasser la religion juive du pays ou elle avait jadis preserve ses 
intimes racines. En outre, le fait que les Juifs aicnt mise sur le 
bolchevisme n'a pas ete sans influenccr le cours general des evene- 
ments en Europe. 

Les auteurs du recucil de 1923 imploraient en vain : « Dans l'his- 
toire multiseculaire de la dispersion juive..., il n'y a pas encore 
eu de catastrophe qui ait si profondement menace notre existence 
nationale comme I'effondrement de l'Etat russe, car jamais encore 
les forces vives du peuple juif n'avaient ete unifiees comme dans 
l'ancienne et vivante Russie. Meme le demembrement du khalifat 
arabe ne saurait etre compare au peril qui nous atteint aujour- 
d'hui 7 ''. » « Pour I 'unite du monde juif russe, le demembrement de 
la Russie en differents Etats nationaux independants constitue un 
malheur national* . » « Si, dans les vastes espaces des terres russes, 
dans l'immensite de 1'ame russe, il ne se trouve pas de place pour 



77. Ibidem, pp. 52. 53-54. 

78. D. IJnski, p. 149. 

79. /. M. Biekerman, p. 92. 

80. V. Mandel, Konservativnye i razrouchitelnye elementy v evreistve [Les elements 
conservateurs et destructeurs dans le monde juif]. in RiE. p. 202. 



DANS ^EMIGRATION ENTRE LES DEUX GUERRES 203 

les Juifs, il ne s'en trouvera nulle part ailleurs sur cette terre... 
Malheur a nous si nous ne le comprenons pas 81 ! » 

Naturellement, a l'cxtreme fin du xx e siecle*, nous pouvons 
aisement refuter ces predictions, ne serait-ce que pour dcs raisons 
materielles : les Juifs d'origine russe ont pu bencficier sur cette 
Terre dc suffisamment d'cspace, un Etat juif s'cst constitue et s'est 
affermi, alors que la Russie, elle, git dans le chaos, impuissante et 
humiliee, tant et si bien que les avertissements des auteurs du 
recueil voulant que Ton tienne compte de la Russie, paraissent fort 
exag6res - une prophetic manquee. II nous eehoit cependant d'y 
reflechir dans cet ordre spirituel qui, de facon si inattendue, a lie 
nos deux peuples dans l'Histoire. 

« Si la Russie n'est plus pour nous une patrie, alors nous sommes 
des etrangers et sans doute n'avons-nous plus le droit de nous 
immiscer dans la vie du pays 82 . » « La Russie va vivre, et sa renais- 
sance doit etre notre cause nationale, la cause... de tous les Juifs 
russes 83 . » Enfin, en une demi-page imprimee, de desespoir, en 
italiques : « Les destinees du monde juif russe sont indissolu- 
blement liees aux destinees de la Russie : il faut sauver la Russie 
si nous voulons sauver notre monde juif... Les Juifs doivent 
combattre ceux qui perverlissent la Russie, au coude a coude avec 
tous les antibolcheviks : un combat fraternel contre un ennemi 
commun va purifier V atmosphere et affaiblir notablement la vague 
antisemite qui a deferle ; ce n 'est qu 'en sauvant la Russie que nous 
pourrons prevenir une catastrophe juive u . » 

Une Catastrophe ! Voila qui a ete dit dix ans avant que Hitler 
n' accede au pouvoir, dix-huit ans avant sa fracassante avancee sur 
le territoire de l'URSS, et bien avant son programme d'extermi- 
nation des Juifs. Or Hitler n'aurait-il pas £te empeche de precher 
avec autant de succes en Allemagne la haine « des Juifs et des 
communistes », de mettre entre eux un signe d'6galite si les Juifs 
avaient ete, a la vue de tous, des combattants acharnes contre le 
pouvoir sovictique ? Les auteurs de ce recueil, leur quete spirituelle, 



81. D. Linski, pp. 153, 154. 

82. D. S. Pasmanik, pp. 227-228. 

83. /. M. Biekerman, p. 93. 

84. D. S. Pasmanik. article cite\ pp. 217-218. 

* Pdriode de redaction du present ouvrage. 



204 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

leur prophetisme leur avaient permis de sentir intuitivement la 
Catastrophe qui fondait a grands pas sur les Juifs, mais ils se sont 
trompes geographiquement et n'ont pas su prevoir d'autres evolu- 
tions fatales. Quant au sens de leur grave avertissement, il ne fut 
pas entendu. 

* 

Dans l'histoire dcs rapports entre Juifs et Russes, je ne connais 
rien de comparable a ce recueil : La Russie et les Juifs. Pour les 
Juifs de Immigration, il a fait l'effet d'une bombe. Imaginons un 
peu combien il fut douloureux d'entendre ces paroles de la bouche 
dc Juifs, de l'interieur du monde juif. 

Quant a nous autres, Russes, nous ne devons pas prendre ce 
recueil a la legere. Bien au contraire, il doit nous servir 
d'exemplc : comment, tout en aimant son peuple, savoir parler 
de ses propres erreurs, et, la ou il le faut, en parler sans indul- 
gence. Et sans se mettre a part, sans se dissocier de son peuple. 
Le chemin lc plus sur pour acceder a la verite dans les problemes 
de societe" est de reconnaitre ses propres fautes, de quelque cote 
que Ton soit. 

Comme j'ai accorde a ces auteurs beaucoup de temps et de 
reflexion (en y impliquant aussi le lccteur), je voudrais conserver 
dans le present ouvrage de breves donnees sur leur vie : 

Iossif Menassievitch Biekerman (1867-1942). Originaire d'une 
famille modeste. A fait ses etudes dans un kheder, puis a la yeshiva ; 
des 1'age de 15 ans, gagne durement son vie ; dans ces conditions 
difficiles, continue a s'instruire en autodidacte. En 1903, termine la 
faculte des lettres de l'universite de Novorossiisk (apres en avoir 
ete exclu pendant deux ans lors des troubles etudiants). Adversaire 
de l'idee de sionisme, qu'il considere comme fallacieuse et reac- 
tionnaire. II appelle les Juifs a s'unir, sans renoncer a leur person- 
nalite spirituelle, aux forces progressistes russes pour le bien de la 
patrie commune. Fait ses debuts avec un grand article sur le 
sionisme dans la revue Roussko'ie bogatstvo (La Richesse russe) 
(1902, n° 7) qui suscite des echos jusqu'a l'etranger. En 1905, prend 
une part active au Mouvement de Liberation. Collaborateur des 



DANS ^EMIGRATION ENTRE LES DEUX GUERRES 205 

revues Syn otetchestva (« Le Fils de la Patrie »), La Richesse russe, 
Nach den (« Notre Jour »), Bodroie slovo (« La Parole active »). 
Dans l'emigration, publie des articles dans le quotidien parisien 
Vozrojdenie (« La Renaissance ») a I'epoque ou celui-ci est dirige 
par P. Struve. 

Daniel Samoilovitch Pasmanik (1869-1930). Fils d'un melamed 
(instituteur de kheder). En 1 892, termine ses etudes de medecine a 
l'universite de Zurich, puis, pendant sept ans, travaille comme 
medecin en Bulgarie. En 1899-1905, charge de cours a la faculte 
de medecine de l'universite de Geneve. En 1900, adhere au 
mouvement sioniste dont il devicnt Fun des thcoriciens et des 
porte-parole les plus marquants. En 1905, retourne en Russie ou il 
passe les examens necessaires pour exerccr la medecine. Milite 
pour les droits civiques des Juifs en Russie. Prend position contre 
le Bund, developpe les principes theoriques du mouvement Paolei- 
Tsion. En 1906-17, membre du Comite central de l'organisation 
sioniste en Russie. Membre de la redaction de la revue Evreiskaia 
jizn (« La Vie juive »), puis de Rassvet (« L'Aube »). Publie de 
nombreux articles dans Evreiskii mir (« Le Monde juif ») et dans 
L'Encyclopedie juive. Publie ses contributions medicales dans des 
publications specialises en allemand et en frangais. La guerre 
surprend Pasmanik a Geneve, d'oii il regagne non sans mal la 
Russie, s'enrole dans l'armee et sert dans les hopitaux de campagne 
jusqu'en fevrier 1917. Aprcs la revolution de Fevrier, adhere au 
parti K.D. Soutient le general Kornilov et le mouvement des 
Blancs. En 1918-19, participe au gouvernement regional de Crimee, 
est elu president de T Alliance des communautes juives de Crimee. 
En 1919, emigre en France. En 1920-1922, en collaboration avec 
V. Bourtsev, publie a Paris le journal emigre-blanc Obshee delo 
(« La Cause commune »). Parmi des centaines d' articles et des 
dizaines de livres, retenons : Israel en errance. La Psychologie des 
Juifs dans la dispersion (1910) ; Les Destinees du peuple juif. Les 
Problemes de la societe juive (1917) ; La Revolution russe et le 
monde juif (Bolchevisme et Judaisme) (1923) ; Les Annies revolu- 
tionnaires en Crimee (1926) ; Qu'est-ce que le judaisme ? (edition 
francaise, 1930). 



206 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

Isaac Ossipovitch Levine (1876-1944). Historien, journaliste. 
Avant la revolution, chroniqueur de politique etrangere dans les 
Rousskie Vedomosti (« Les Nouvelles russes ») et dans la revue de 
P. Struve, Rousskaia mysl (« La Pensee russe »). Dans 1' emigration, 
s'installe d'abord a Berlin. Membre de PInstitut scientifique russe, 
collaborateur du quotidien Roul (« Le Gouvernail »), de Rousskie 
zapiski (« Annales russes ») et de l'almanach historico-litteraire Na 
tchoujoi storone (« En pays etranger ») ; est invite a faire des confe- 
rences (entre autres sur l'antisemitisme allemand). En 1931-1932, 
s'installe a Paris. Veuf, vit dans une grande misere. Au nombre 
de ses travaux, signalons L 'Emigration au temps de la revolution 
frangaise, et un ouvrage sur la Mongolie (en francais chez Payot). 
Au temps de l'occupation, se soumet a l'enregistrement en tant 
qu'appartenant a « la race juive ». Arrete debut 1943. Apres un bref 
sejour dans un camp pres de Paris, est deporte en Allemagne dans 
un camp nazi ou il meurt en 1944. 

Gregoire (Gabriel) Adolfovitch Landau (1877-1941). Fils d'un 
eminent editeur et journaliste, A.E. Landau. En 1902, acheve ses 
etudes a la faculte de droit de l'univcrsite de Saint-Petersbourg. 
Commence a publier des 1923 dans les journaux Voskhod 
(« L'Aurore »), Nach den (« Notre jour »), Evreiskoe obozrenie 
(« Panorama juif ») et dans les revues La Parole active, le Monde 
juif, Le Message r de I' Europe, Le Contemporain, Les Annales du 
Nord ; participe a la revue annuelle Logos. Un des fondateurs du 
Groupe democratique juif (1904) et de l'Union pour 1'octroi de 
l'integralite de leurs droits aux Juifs de Russie (1905). Membre 
eminant du parti K.-D., fait partie du Comite central de ce parti. 
En aoflt 1917, membre du Comite executif de la communaute juive 
de Petrograd. En 1919, emigre en Allemagne; de 1922 a 1931, 
directeur adjoint du quotidien Roul, publie aussi des articles dans 
la revue La Pensee russe, l'hebdomadaire Rossia i slavianstvo 
(« La Russie et le monde slave »), les recueils Tchisla (« Les 
Nombres »), etc. Fait de frequentes conferences aux soirees orga- 
nisees par les emigres (en 1927, dans son expose « L'illusion eura- 
sienne », critique le mouvement eurasien comme negateur des 
valeurs de l'Histoire russe et comme debouchant sur l'ideologie 
bolcheviquc). Quitte l'Allemagne nazie pour la Lettonie ou il 
collabore au quotidien de Riga, Segodnia (« Aujourd'hui »). En 



DANS IMMIGRATION ENTRE LES DEUX GUERRES 207 

juin 1941, arrete par le NKVD ; il meurt en novembre de la meme 
annee dans 1'Ousollag (pres de Solikamsk) 85 . 

Parmi ses travaux les plus importants, signalons : Choutovskaia 
koultoura (« Une culture bouffonne »), in Nach Den, 1908 ; 1' ar- 
ticle « Le crepuscule de l'Europe », in Severnye Zapiski (« Annales 
du nord »), 1914, n° 12, qui anticipe plusieurs des themes qui ont 
fait la gloire universelle d' Oswald Spengler* 6 , puis un livre qui 
porte le meme titrc (Berlin, 1923) ; Les Relations polonojuives 
(Petrograd, 1915), « Depasser le mal », (in Troudy rousskikh 
outchenykh za granitsei, t. 2, Berlin, 1923) ; « Le Byzantin et le 
Juif », in La Pensee russe, 1923, n°l-2; « Theses contre 
Dostoievski », in Les Nombres, livre 6, Paris 1932 ; « Epigraphes » 
(Berlin, 1927). Beaucoup de ce qu'il a ecrit n'a pas retenu 1' at- 
tention de ses contemporains. A cause de son esprit conservateur, 
n'a pas obtenu les faveurs de l'intelligentsia progressiste. Penseur 
d'une grande profondeur. 

Sur D. Linski (qui, pendant la guerre civile, avait combattu dans 
l'Armee blanche) et sur V. Mandel (participant actif aux reunions 
politiques de 1907-1918 en Russie, emigre a Berlin, mort en 1931), 
nous n'avons pu trouver aucun renseignement significatif. 



On trouve dans le recueil des admonestations et reproches envers 
la conduite des Juifs emigres dans les annees 20, plus nets et 
violents que tout ce que nous avons rapporte. lis appelaient leurs 
compatriotes « a reconnaTtre leur erreur, a ne plus jugcr la Grande 
Russie dans laquelle ils ont vecu et a laquellc ils se sont faits tout 
au long d'un siecle » ; il faudrait « se souvenir qu'ils [les Russes] 
exigent une attitude d'equite a leur egard, a quel point ils sont 
ulceres quand on les condamne gratuitement en bloc pour les actes 



85. Les renseignements sur l'arrestation et la mort de G. Landau figurent dans 1' article 
de V. Hessen. Joseph Hessen : juriste, homme politique ct journaliste in Evrei V koulloure 
rousskogo zaroubejia [Les Juifs dans la culture de Immigration russe], Jerusalem, 1993, 
t. 2, p. 543. 

86. Theodore Stfyoun. Byvchee i nesbyvcheesia (Ce qui a 6t6 et ce qui n'a pas 6te], 
2« 6d., Londres, 1990, 1. 1, p. 301. 



208 DEUX SIECLES ENSEMBLE 



de quelques individus isoles 87 », il ne faut pas craindre « de faire 



,sN 



». 



porter aux Juifs une part de responsabilite dans ce qui est arrive 
« Avant tout, il faut bien definir la part de responsabilite et refiner 
par la les calomnies des antisemites..., ce qui ne signifie pas du tout 
qu'il faille s'accommoder de l'antisemitisme, comme l'ont clai- 
ronne certains demagogues juifs. L'aveu est important pour nous, 
il s'agit pour nous d'un devoir moral 89 . » « Les Juifs devraient 
suivre une voie droite correspondant a la haute sagesse de leurs 
croyances religieuses et qui deboucherait sur une reconciliation 
fraternelle avec le peuple russe... Batir Tedifice seculaire de la 
maison russe et de la demeure juive'"'. » 

« Nous semons la tempete et les ouragans, et nous voulons etre 
caresses par de doux zephirs... Des vociferations, je sais, vont 
retentir : vous approuvez les pogroms ! Je sais ce que valent ces 
gens qui se prcnncnt pour le sel de la terre, les maftres des 
destinees, a tout le moins pour les phares d'Israel... Eux qui ne 
cessent de rgpeter "les Cent-noirs", les "ultra- reac"..., sont eux- 
memes des gens sombres et obscurs, d'authentiques viri obscuri, 
qui n'ont jamais compris... ce qu'etait la grandeur des forces crea- 
trices dans l'Histoire... » « Ce qui est imperativement exige de 
nous, c'est de moins arborer notre souffrance, de ne pas pousser 
tant de cris sur nos prejudices. II est temps pour nous de 
comprendre que les pleurs et les lamentations... trop souvent [ne 
trahissent] qu'un relachement de 1'ame, que le manque de culture 
de notre esprit... Tu n'es pas seul au monde, et ta tristesse ne peut 
a elle seule emplir Tunivers... N'exhiber que son propre malheur, 
que sa propre doulcur, temoigne... d'un manque de respect pour le 
malheur et les souffrances d'autrui'". » 

Cela sonne comme si c'6tait dit d'aujourd'hui. Et adresse a 
nous tous ! 

Ces paroles-la ne doivent etre annulees ni par les millions de 
ceux qui ont perdu la vie dans les camps du Goulag, ni par les 
millions de ceux qui ont peri dans les camps nazis. 

A l'epoque, les exposes des auteurs du recueil presentes dans le 



87. V. Mandel, p. 204. 

38. D.S. Pasmanik, p. 210. 

89. Ibidem, pp.212. 213. 

90. D. Linski, p. 152. 

91. I.M. Biekerman, pp. 74-75. 



DANS IMMIGRATION ENTRE LES DEUX GUERRES 209 

cadre de 1'Union patriotique « furent accueillis avec une grande 
indignation » par les milieux juifs. « Meme ceux qui reconnais- 
saient, publiquement ou a part soi, la justesse des arguments et des 
analyses, exprimaient leur scandale ou leur stupeur face a la volonte 
deliberee de les affronter en debat ouvert. II n'est pas opportun, 
disaient-il, de parler des Juifs, de les critiquer, de dresser constat 
de leurs pcches revolutionnaires ni de leur responsabilite, alors que 
les Juifs ont deja eu et auront sans doute encore a affronter tant de 
malheurs 1 '-. » Les auteurs du recueil furent traites « d'ennemis du 
peuple [juif], de suppots de la reaction, d'allies des fauteurs de 
pogroms'" ». « Tribune juive leur repondait alors de Paris : "La 
question de la 'responsabilite des Juifs dans la revolution russe' n'a 
ete jusqu'a present posee que par les antisemites". Or voici que 
s'annonce maintenant une campagne de repentance et d'accusa- 
tions » ; « soi-disant, il faudrait non seulement accuser les autres, 
mais rcconnaitre aussi scs propres fautes » ; et rien de neuf, « si ce 
n'est une litanie de noms dont on a par-dessus la tete ». « Trop 
tard, monsieur Landau, pour aimer l'ancien ordre etatique. Les Juifs 
repentants sont devenus de vrais reactionnaires ; leurs prises de 
position publiques..., incompatibles avec la dignite du peuple juif, 
sont completement irresponsables 94 . » Particulierement odieuse est 
ici la tentative « de dissocier l'antisemitisme populaire de l'antise- 
mitisme "officiel" », de demontrer que « l'ensemble de la societe, 
du pays, de la population hait les Juifs et les considere comme les 
vrais auteurs de tous leurs malheurs nationaux » ; tout comme ceux 
qui laisserent se derouler les pogroms, on reprend la « la vieille 
theorie de la colere populaire 1 ' 5 ». Ou bien on se laisse aller a l'in- 
vective : « un groupe de journalistes et d'activistes qui avaient, 
semble-t-il, quitte l'arene publique juive..., s'est rappele a notre 
souvenir... et n'a rien trouve de mieux, pour ce faire, que de partir 
en campagne contre leurs propres freres, les Juifs russes » ; « ce 
groupe de Juifs fideles a l'Ancien Regime... est aveugle par la 
passion de vouloir a tout prix inverser le cours de l'Histoire », il 
ecrit « des choses indecentes », « dispense des conseils vides de 



92. C. Landau, pp. 100-101. 

93. D. S. Pasmanik, p. 226. 

94. A. Koulikher, Ob otvestvennosli i bezotvetslvennosti [De la responsabilite" et de 
l'irresponsabilitd], in Tribune juive, 1923. 6 avril, pp. 3-4. 

95. B. Mirski, 16 pounktov [16 points], ibidem, 1924, 7 avril, p. 2. 



210 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

sens, et se donne le role ridicule de guerisseurs des plaies du 
peuple ». Qu'ils en tirent cette lecon : « II est parfois plus decent 
de garder le silence 96 . » Un auteur d'aujourd'hui, particulierement 
raffing, ne trouve rien de mieux a dire sur ce recueil que : il s'agit 
d'une « pcnible hysterie ». La tentative de ses auteurs, estime-t-il, 
« de meme que leur destinee constituent une veritable tragedie », et 
cette trag6die, il l'explique par « le complexe de la haine de soi 97 ». 
Biekerman aurait-il ecrit avec haine, en particulier peu avant la fin 
de « sa destinee tragique » : « Le peuple juif... n'est pas une secte, 
n'est pas un ordre monastique, mais tout un peuple disperse de par 
le monde ; mais unifie en lui-meme il a leve l'etendard du travail 
pacifique et s'est rassemble autour de cet etendard, symbole d'un 
ordre agreable a Dieu 98 . » ? 

On ne peut dire non plus que les Juifs europeens ou emigres 
ailleurs n'aient pas du tout prefe l'oreille a ce genre d'inter- 
pretations ou divertissements. Quelques annees auparavant, en 
1992, une autre discussion vit le jour. Dans la revue Rassvet 
(« L'Aube »), qui venait de reprendre sa publication, le nationaliste 
G. Schekhtman confiait qu'il ne comprenait pas comment l'intel- 
ligentsia des autres nations pouvait ne pas etre nationaliste. L intel- 
ligentsia appartient necessairement a sa nation et ressent ses 
souffrances. Le Juif ne peut pas etre « un democrate russe », il 
est naturellement « un democrate juif ». Impossible d'admettre une 
double appartenance, nationale et democratique. Et si 1'intelli- 
gentsia russe « ne ressent pas son appartenance nationale » 
(Herzen), c'est uniquement parce qu'elle n'a pas encore eu « 1 'oc- 
casion ou le besoin d' avoir une perception douloureuse et aigue de 
son existence nationale, de s'en preoccuper. Mais voila que ce 
moment-la est arrive ». Desormais, 1' intelligentsia russe « doit 
rejeter ses pretentions a repr£senter 1' "ensemble de la Russie", de 
celle-ci il lui faut prendre conscience de son caractere democratique 
grand-russe" ». 

Pas facile de repondre. Mais le gant fut releve par P. Milioukov, 



96. S. Pozner, V tchcm je dclo 7 [De quoi s'agit-il ?], ibidem, pp. 1-2. 

97. S. Markish, O cvrciskoi nenavisti k Rossii [De la haine des juifs en vers la Russie] 
in « 22 .», Tel-Aviv, 1984. n° 38, p. 218. 

98. /. M. Biekerman, p. 25. 

99. P. Milioukov, Natsionalnost i natsia [Nationalile et nation), Tribune juive, 1922, 
1" septembre, pp. 1-2. 



DANS ^EMIGRATION ENTRE LES DEUX GUERRES 211 

il est vrai sans beaucoup d'assurance. Nous nous souvcnons 
(chapitre 11) qu'en 1909 il avait etc effraye par la mise au jour de 
cette question nationale aussi epineuse que derangeante : « A qui 
eel a profite ? », « notre visage national » nous place ra dans le camp 
des chauvins. Mais ce n'est pas le fond de la pensee de l'historien 
russe qui l'a conduit a reviser quelque peu sa position, plutot cette 
nouvelle situation genante : quand nombre d'intellectuels russes en 
emigration prennent soudain conscience qu'ils ont brade la Russie. 
Ce n'est pas dans ses Dernieres Nouvelles, mais dans Tribune juive, 
au tirage nettement inferieur, que Milioukov, dans une reponse 
plutot ambigue a Schekhtman, tout en insistant comme par le passe" 
sur le fait que le Juif russe peut et doit etre « un democrate russe », 
renverse prudemment les elements de la polarisation : « Quand 
cette exigence... se realise et qu'apparait le "nouveau visage 
national" de la democratic russe [grand- russe] », Schekhtman n'est- 
il pas le premier a redouter « que n'advienne un pouvoir democra- 
tique russe qui aurait pris conscience de son essence etatique 
"grand-russe" ? Mais si tel est le cas, a quoi nous serviraient ces 
fantasmagories ? Et faut-il que nos relations en souffrent ino ? » 

L' emigration vivait dans une tension qui n'etait pas que verbale. 

En 1927, a Paris, se tint un proces retentissant : un horloger, 
Samuel Schwarzbard, dont toute la famille avait peri lors de 
pogroms en Ukraine, avait abattu Petlioura de cinq balles 101 . (Le 
portrait de Schwarzbard avait ete complaisamment publie dans les 
Izvestia 1 " 2 ). Les avocats elevaient Ic debat jusqu'a legitimer l'assas- 
sinat considere comme un juste chatiment subi par Petlioura, le 
fauteur de pogroms : « Le prevenu voulait et devait poser, aux yeux 
de la conscience mondiale, le probleme de I'antisemitisme 10 *. » 
Lors du proces, de nombreux temoins de la defense affirmerent que 
Petlioura etait personnellement responsable des pogroms qui 
avaient eu lieu en Ukraine durant la guerre civile. Du cote de 
l'accusation, on pretendit que l'assassinat avait en fait et6 
commandite par la Tcheka. « Schwarzbad se leve et crie avec 
emotion : [ce temoin] ne veut pas reconnaftre que j'ai agi en tant 



100. Ibidem. 

101. Poslednie novosti. 1927. 14 octobre, p. 2 ; 19 octobre, pp. 1-2. 

102. Izvestia, 1927, 21 octobre, p. 3. 

103. Ibidem, 22 octobre, p. 1. 



212 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

que Juif, c'est pourquoi il pretend que je suis un bolchevik 104 ! » 
Schwarzbard fut acquitte par le tribunal frangais et libere. Au cours 
du proces, on avait mentionne le nom de Denikine, et l'avocat de 
Schwarzbard declara : « Si vous voulez entamer un proces contre 
Denikine, je suis pret a vous seconder : et je mettrai autant de 
passion a defendre celui qui se vengera de Denikine que j'en mets 
aujourd'hui a defendre celui qui s'est venge de Petlioura m . » Pour 
un tel vengeur, la voie etait libre : Denikine habitait Paris meme, 
sans garde du corps. Toutefois, aucun procfes ne fut intente a 
Denikine. (Un ineurtre semblable eut lieu a Moscou : la, en 1929, 
Lazare Kolenberg assassina Slatchev - ancien general blanc passe 
aux Sovietiques - pour avoir tolere les pogroms a Nikolai'ev ; et au 
cours de l'instruction, il fut declare irresponsable, puis libere 106 .) 
Quant au procureur, lors du proces Schwarzbard, il avait rappele et 
mis en parallele une autre affaire retentissante (celle de Boris 
Koverda) : « Petlioura habitait en Pologne, mais vous [dit-il en 
s'adressant a Schwarzbard], vous ne l'avez pas tue la-bas, parce 
que vous saviez qu'en Pologne on vous aurait traduit devant un 
tribunal militaire d'exception " ,7 . » En cette meme annee 1927, pour 
avoir assassine le scelerat bolchevique Voikov a Varsovie, le jeune 
Koverda, qui lui aussi avait «voulu interpeller la conscience 
mondiale », ecopa de dix ans de prison et les purgea integralement. 

Toujours a Varsovie, a la meme epoque, comme me le raconta 
le capitaine V. Klementiev, un emigre blanc qui avait appartenu au 
groupe de Savinkov, chez les Juifs on traitait les anciens officiers 
russes de « canailles gardes-blancs », a tel point qu'« on n'osait pas 
entrer dans un magasin juif ». Tel apparaissait parfois dans la vie 
quotidienne le divorce entre les deux communautes, et pas seu- 
lement a Varsovie. 

L' emigration russe dans 1' Europe entiere etait ecrasce par 1' indi- 
gence, la misere, les difficultes pratiques de l'existence, et elle 
cessa bientot de s'enflammer pour le genre de discussions sur « qui 
est le plus coupable ». Dans la seconde moitie des annecs 20, les 
tendances antisemites au sein de Immigration retomberent ou s'etei- 
gnirent. Chez Choulguine, on trouvc en ces annees-la des reflexions 



104. Ibidem, 23 octobre. p. 1. 

105. Poslednic nobvosti, 1927, 25 octobre, p. 2. 

106. EJR, t. 2, p. 59. 

107. Poslednie novosli, 1927, 23 octobre, p. 1. 



DANS [.'EMIGRATION ENTRE LES DEUX GUERRES 213 

de ce genre : « Notre calvaire pour obtenir des visas ne rappelle-il 
pas a s'y meprendre les tracasseries que connurent Ies Juifs du fait 
de la "Zone de residence" ? Les passeports Nansen, semblables aux 
papiers delivres aux bagnards elargis avec interdiction de se 
deplacer, ne rappellent-ils pas la mention "de confession juive" que 
nous apposions sur les passeports juifs, ce qui fermait bien des 
portes aux interesses ? N'etant pas capables, etant donne notre 
situation, d'acceder au service de l'Etat ou a certaines professions, 
ne nous occupons-nous pas, nous aussi, de toutes sortes de "menus 
trafics" (courtage et autres du meme ordre) ? Ne nous habituons- 
nous pas progressivement a "contourner" les lois qui nous 
derangent, exactement comme le faisaient les Juifs, ce que nous 
leur reprochions m ? » 

Mais precisement, en ces memes annees, les tendances antijuives 
se fortifiaient en URSS et se faisaient jour jusque dans la presse 
sovietique - ce qui suscita 1' inquietude de Immigration juive. En 
mai 1928 fut organise a Paris, a 1' intention des emigres, « un debat 
sur l'antisemitisme ». Un compte rendu en a cte publie dans le 
quotidien " w de Milioukov. (Le groupe de Biekerman et Pasmanik, 
qui ne s'exprimait plus beaucoup, n'y participa pas.) 

Pretexte de cet echange de vues : « En Russie, aujourd'hui, 
deferle une de ces fortes vagues de judeophobie qui se levent perio- 
diquement. » Le S.-R. N. Avksentiev presidait la seance ; dans le 
public, « il y avait plus de Russes que de Juifs ». Marc Slonim 
expliqua que « les Juifs de Russie, longtemps opprimes, unc fois 
la liberte" acquise se sont precipites pour occuper des postes qui 
jusqu'alors leur avaient ete inaccessibles », ce qui irrite les Russes. 
« En general, le passe pese de fagon fatale sur le present. » Et 
« les facheuses habitudes » (du temps des tsars) ont « entraine 
de facheuses consequences ». St. Ivanovitch ajouta : en URSS, on 
traque les Juifs parce qu'on ne peut plus traquer « les bourgeois » 
du fait de la NEP. Ce qui inquiete, c'est que les milieux de l'intelli- 
gentsia russe en URSS, neutres sur le probleme juif, se permettent 
maintenant de penser : oui, c'est bien, « on commence par l'antise- 
mitisme, puis on finira par donner la liberte aux Russes... Stupide 
et dangereuse illusion ! » 



108. V: Choulguine, p. 156. 

109. Les Dernieres Nouvelles, 1928, 29 mai. 



214 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

Ces interventions indignerent l'orateur suivant, V. Grossman : 
pourquoi ce ton d'avocat ? « Comme si les Juifs se trouvaient sur 
le banc des accuses ! » II faut poser le probleme plus en pro- 
fondeur : « II n'y a aucun fondement a distinguer Tantisemitisme 
sovietique de l'antisemitisme de l'ancienne Russie », autrement dit 
c'est toujours la noire reaction, si chere aux Russes, et nullement 
affaiblie, qui continue d'agir ; « ce n'est pas un probleme juif, mais 
un probleme russe. Un probleme propre a la culture russe ». 

(Mais si c'est un probleme avant tout russe, et russe de part 
en part, et fondamentalement russe, on ne peut alors en rien 
l'amender ? et la comprehension mutuelle ne serait done plus 
necessaire ?) 

L'auteur du compte rendu de ce debat, S. Litovtsev, lanca un 
appel : « II etait necessaire de convier a cette discussion des 
personnes honnetes qui auraient eu le courage d'avouer leur antise- 
mitisme et d'expliquer en toute sincerite les raisons de leur antisd- 
mitisme.... Qui auraient dit en toute simplicite et sans malice : voila 
ce qui nous deplait chez les Juifs... Et, en meme temps qu'eux, 
auraient du intervenir des Juifs non moins sinceres qui auraient 
repondu : voila ce qui en vous nous deplait... On peut etre abso- 
lument sur qu'un echange de ce type, probe et ouvert, avec un 
sincere desir d'arriver a une comprehension mutuelle, aurait ete 
reellement utile et aux Juifs et aux Russes - a la Russie..."" » 

Reaction de V. Choulguine : « Aujourd'hui, a ce qu'il semble, 
dans 1' emigration russe, il faut plutot avoir du courage pour se 
declarer philosdmite ». II repondit sous la forme d'un livre en 
prenant pour titre - entre guillemets - la question de Litovtsev : 
« Qu'est-ce qui en eux nous deplait 111 ? » 

Le livre de Choulguine fut declare antisdmite, et « l'echange de 
vues » propose n'eut pas lieu. Et la Catastrophe qui arrivait d'Alle- 
magne de plus en plus ostensiblement ota bientot toute possibilite 
de debat. 

A Paris vit le jour une Union de 1' intelligentsia russo-juive 
- tentative pour maintenir le lien entre les deux cultures. La, il 
apparut « que la vie en exil avait creuse un fosse » entre « les 



110. S. Litovtsev, Dispoul ob antisemitisme [Un diSbal sur l'antisemitisme], in Les 
Dernieres Nouvelles, 1928, 29 mai, p. 2. 

111. V. Choulguine, p. 11. 



DANS IMMIGRATION ENTRE LF.S DEUX GUERRES 215 

peres » et « les fils », ces dernicrs ne comprenant plus a quoi rimait 
« une intelligentsia russo-juive" 2 ». Et les peres de constater avec 
tristesse : « Les Juifs russes, qui etaient naguere a la tete du monde 
juif universel sur le plan de la creation spirituelle comme sur celui 
de 1'edification nationale, ont quitte en tant que tels 1'arene 
publique" 3 . » Avant guerre, l'Union avait reussi a publicr le recueil 
Le Monde juif- 1 . Avec la guerre, les plus chanceux sont passes de 
l'autre cote de l'Ocean et, infatigables, ont cree a New York 
l'« Union des Juifs russes » et ont publie le second volume du 
Monde juif. Dans les annees 60, l'Union a edite deux Livres sur le 
monde juif russe : celui d'avant et celui d'apres la revolution. lis 
aspiraient a jeter ainsi un regard retrospectif sur une vie revolue 
dans une Russie qui n'existait plus. 

Ces livres, je les cite avec reconnaissance et respect dans 1'ou- 
vrage que j'6cris aujourd'hui. 



112. S. Guinzburg, O rousskoi-evreiskoi intelligentsii [De 1'intclligcntsia russo-juive], 
in MJ, p. 33. 

113. Predislovie [Introduction], MJ, p. 7. 



Chapitre 18 
LES ANNEES VINGT 



L atmosphere qui regna en Union sovietique au cours dcs annees 20 
eut quelque chose d'unique, quelque chose qui forca pendant de 
longues annees 1'admiration enthousiaste de F opinion progressiste 
du monde entier, subjuguee par la grandeur de cette experience 
sociale. Aujourd'hui encore, ce sentiment n'a pas disparu partout. 
Quant a ceux qui ont eu a vivre pour de bon dans cette atmosphere 
viciee, ils ont desormais presque tous quitte cette Terre. 

Ce quelque chose d'unique, on le trouve aussi bien dans F exas- 
peration de conflits de classe que dans les promesses d'un monde 
nouveau et radicux, la transformation dcs relations humaines, le 
bouleversement de l'economic, dcs habitudes, de la famille ; les 
mutations sociales furent en effet colossales, tout comme les 
mouvements migratoires et demographiques. 

Le « Grand Exode » des populations juives vers les capitales 
- dont nous avons deja evoque les raisons - avait commence des 
les premieres annees du regime communiste. Certains autcurs juifs 
sont catcgoriques : « Des milliers de Juifs ont quitte leurs villages 
ou leurs bourgades du sud de la Russie pour sc precipiter a Moscou, 
Petrograd, Kiev, esperant y trouver la "vraie vie" 1 ». Des 1'annee 
1917, « les Juifs se sont rues en masse vers Leningrad et 
Moscou 2 ». V Encyclopedie juive cite les chiffres suivants : « Des 
ccntaines dc milliers de Juifs se sont installes a Moscou, Leningrad 



1 . M. Popovski, O nas - so vsei' iskrennosliu [A propos de nous - en toule sincerity], 
Novyi amerikanets, New York, 1981, 20-26 sept. (n° 84), p. 7. 

2. A. Lvov, Gde ty, Adam [OO es-tu Adam], Novai'a Gazeta, New York, 1981, n°82, 
p. 4. 



218 DEUX S1ECLES ENSEMBLE 

et en d'autres grandes villes 3 » ; « en 1920, pres de 28 000 Juifs 
etaient etablis a Moscou ; en 1923, environ 86 000 ; le recensement 
de 1926 en denombre 131 000 ; celui de 1933, 226 500 4 ». On plai- 
santait a Odessa : « La mode est a Moscou. » - D'apres Lourie- 
Larine, le fanatique organisateur du « communisme de guerre », 
« pas moins d'un million » de Juifs ont quitte la province au cours 
des premieres annees du nouveau regime ; en 1923, « pres de la 
moitie de la population juive d'Ukraine » residait dans les grandes 
villes ; on assistait par ailleurs a un « important flux migratoire vers 
la RSFSR » (c'est-a-dire vers les regions naguere interdites aux 
Juifs), en provenance d'Ukraine et de Bielorussie, ainsi que vers la 
Transcaucasie et l'Asie centrale ; en tout, 500 000 personnes, dont 
les quatre cinquiemes vinrent s'etablir en RSFSR et, parmi eux, un 
sur cinq choisit de venir a Moscou 5 . 

M. Agourski estime que les chiffres avances par Larine sont 
« nettement au-dessous de la realite ». Et il ajoute : ces evolutions 
demographiques ont porte atteinte aux « interets fondamentaux. de 
la population russe 6 ». 

Pendant le communisme de guerre, « avec l'interdiction du 
commerce prive et les restrictions imposees aux petits artisans », 
appliquees avec une rigueur particuliere aux « ci-devant » et selon 
le critere de l'« origine sociale », apparut une nouvelle categorie de 
population, les « dechus » (i.e. ceux qui etaient dechus de leurs 
droits civiques). Ainsi nombre de Juifs furent-ils « prives de leurs 
droits et reduits au statut de "dechus" ». Pour autant, « la migration 
des Juifs de Bielorussie vers les grands centres de 1'URSS, princi- 
palement Moscou et Leningrad », ne se ralentit pas 7 . lis y etaient 
accueillis par des parents ou d'anciens habitants du meme village 
qui n'avaient pas ete frappes par ces mesures. 

D'apres le recensement de 1926, on denombrait en URSS 
2 211 000 Juifs etablis dans les villes (83 % de la population juive), 
et 467 000 a la campagne. Par ailleurs, « 300 000... ne s'etaient pas 



3. PEJ, I. 1. p. 235. 

4. Ibidem, I. 5, pp. 477-478. 

5. /. Larine, Evrei i antisemitism v SSSR [Les Juifs et l'antis^milisme en URSS], 
M.-L., 1929, pp. 58-60. 

6. M. Agourski, Ideologia natsionale-bolchevisma [L'ideologie national-bolchevique], 
Paris, Ymca-Press, 1980, p. 265. 

7. PEJ, t. I, p. 326. 



LES ANNEES VINGT 219 

declares comme Juifs » et habitaient « presque exclusivement dans 
les villes », de sorte qu'« en URSS, cinq Juifs sur six vivent en 
milieu urbain » ; dans les villes d'Ukraine, ils represented pres de 
23 % de la population ; dans celles de Bielorussie, jusqu'a 40 % 8 . 

Pour ce qui est des capitales et des villes, c'est dans l'appareil 
d'Etat que 1' afflux des Juifs fut le plus sensible. Au XV C Congres 
du Parti communiste, en 1927, Ordjonikidze fit un rapport sur « les 
composantes nationales de notre apparcil ». Scion lui, ce dernier 
comprenait 11,8% de Juifs a Moscou, 22,6 % en Ukraine (a 
Kharkov, la capitale, 30,3 %), 30,6 % en Bielorussie (38,3 % a 
Minsk) 9 . Si Ton se fie a ces chiffres, le pourccntage des Juifs dans 
la population urbaine equivaut en fait a leur proportion au sein de 
l'appareil du Parti. - Se fondant sur les observations statistiques et 
economiques de Leon Singer, Salomon Schwarz affirme egalement 
qu'en 1925-1926, les organes du pouvoir sovietique « comptaient 
un pourcentage de Juifs pratiqucmcnt identique a leur pourcentage 
dans la population urbaine l0 ». Mais, toujours d'apres les chiffres 
fournis par Ordjonikidze, les Juifs representaient dans l'appareil 
d'Etat, en moyenne et sur tout le territoire du pays, un pourcentage 
6,5 fois superieur a leur pourcentage dans l'ensemble de la popu- 
lation (d'apres le recensement de 1926 : 1,82 %). 

Ne negligeons pas l'effet psychologique de cette poussee brutale 
a partir d'une situation ou les Juifs ne disposaient pas de droits 
civiques : « Avant, les Juifs ne pouvaient acceder au pouvoir, 
aujourd'hui ils ont plus de pouvoir que quiconque », constate 
I. M. Biekerman". Cet cffct psychologique se fit sentir, quoique a 
des degres divers, dans toutes les couches de la population. 
S. Schwarz ecrit : « A partir du milieu des annees 20, une nouvelle 
vague d'antisemitisme s'abattit sur 1' Union sovietique », et celui-ci 
ne fut « en rien un 6cho de l'antisemitisme d'antan (l'"heritage du 
passe") ». Dc meme, « il serait tres exagere" de l'imputer aux 
origines rurales » des ouvriers arrieres, dans la mesure ou « il 
n'existe pratiquement pas d' indications sur des manifestations 



8. Larine, pp. 63-64, 74. 

9. Izvestia. 1927, II d6c, p. 1. 

10. S. M. Schwarz. Anlisemitism v Sovetskom Soi'ouzc [L'antisemitisme en Union 
sovietique). New York, 1952, pp. 44-46, 48-49. 

11. I. M. Biekerman, Rossia i rousskoie ievreistvo [La Russie et la communaut^ juive 
de Russie], RiE. p. 28. 



220 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

d'antisemitisme dans les campagnes ». Non, « il s'agissait d'un 
phenomenc bcaucoup plus grave ». Cctte vague d'antisemitisme 
etait nee parmi les couches moyennes de la population des villes et 
avait pdnetre « les couches supeVieures de la classe ouvriere », dans 
« ce milieu ouvrier qui etait reste pratiquement impermeable a l'an- 
tisemitisme avant la revolution », « dans le milieu des etudiants, 
parmi les membres du Parti communiste et du Komsomol », et, 
avant cela, « dans l'appareil de l'Etat a 1' echelon local, surtout dans 
les petites villes de province » et voila que se mit a dcferler « un 
antisemitisme actif et agressif 2 ». A l'extreme fin du xx e siecle, 
Y Encyclopedic juive fait echo a ces propos : « Bien que la propa- 
gande officielle sovietique ait affirme que l'antisemitisme de la 
seconde moitie des annees 20 fut 1' "heritage du passe"..., les faits 
demontrent que celui-ci a resulte dans les grandes villes d'un 
conflit entre differentes forces sociales. » Ces dispositions etaient 
confortees par « 1 'opinion largement repandue que le pouvoir avait 
ete confisque par les Juifs et que ceux-ci formaient le noyau dur du 
bolchevisme" ». - Des le debut des annees 20 (1923), Biekerman 
exprimait toute son inquietude a ce propos : « Aujourd'hui, le Juif 
est partout, a tous les echelons du pouvoir. L'homme russe le voit a 
la tete de Moscou, la premiere capitale de toutes les Russies, a la 
tete de la capitale des bords de la Neva*, a la tete de 1'Armee rouge, 
cette incomparable machine d'autodestruction. II voit que 1'avenue 
Saint- Vladimir porte desormais le nom du glorieux Nakhimson... 
L'homme russe voit dans le Juif et le juge et le bourreau ; a chaque 
pas, il rencontre des Juifs qui ne sont pas communistcs, qui sont 
aussi indigents que lui, mais qui, malgre cela, prennent tout en main 
et ceuvrent en faveur du pouvoir sovi6tique... II ne faut pas s'etonner 
que l'homme russe, comparant l'ancien au nouveau, s'ancre dans 
l'idee que le pouvoir actuel est juif... Que ce pouvoir est fait pour 
les Juifs, qu'il sert leurs interets, - et c'est le pouvoir lui-meme qui 
le conforte dans cette certitude l4 ». 

Si la participation des Juifs a l'exercice du pouvoir etait bien 
visible, 1' irruption soudaine d'un nouvel ordre dans le domaine de 



12. Schwarz, pp. 7. 17. 25. 29. 39. 

13. PEJ. t.8, pp. 161-162. 

14. /. M. Biekerman, pp. 22-23. 

* Pctrograd. 



LES ANNEES VINGT 221 

1' Education et de la culture ne l'etait sans doute pas moins. L'instau- 
ration d'une nouvelle forme d'inegalite n'avait pas pour objectif de 
creer un clivage entre les nationalites, mais entre les capi tales et le 
reste du pays. Le lecteur russe sait de quels avantages ont joui 
pendant toute la periode sovietique les habitants des capitales. 
Parmi les plus importants : le niveau d' instruction et l'eventail des 
debouches. Ceux qui, des les premieres annees du regime sovie- 
tique, se fixerent dans Tune des capitales, assurerent a leurs enfants 
et petits-enfants un avantage decisif sur les provinciaux dans 
l'acces a l'enseignement superieur et la recherche, ce qui condi- 
tionnait a son tour l'acces direct et assure a l'elite intellectuelle. 
- Dans le meme temps, des l'annee 1918, on se mit a passer l'intel- 
ligentsia russe au « fer a repasser ». Durant les annees 20, des 
etudiants en cours de formation etaient exclus des etablissements 
d'enseignement superieur a cause de leur origine sociale, parce 
qu'ils etaient issus de la noblesse, du milieu ecclesiastique ou de 
celui des fonctionnaircs, de la bourgeoisie et meme de la petite- 
bourgeoisie ; pendant des annees on a refuse l'acces a l'Universite 
a ceux qui etaient simplement issus de parents instruits. - Ces 
mesures discriminatoires ne furent pas etendues aux Juifs parce que 
ceux-ci appartenaient a une « nation persecuted sous le regime 
tsariste » : la jeunesse juive, meme d'origine bourgeoise, £tait 
accueillie a bras ouverts dans les universites ; on pardonnait au Juif 
de ne pas etre proletaire. 

Voici ce qu'on pcut lire dans V Encyclopedic juive : « En l'ab- 
sence de toute discrimination nationale..., 15,4% des etudiants 
inscrits dans les etablissements d'enseignement superieur de 
l'URSS en 1926-1927 etaient juifs, ce qui representait une 
proportion tres superieure a celle de la population juive dans 1' en- 
semble du pays 15 . » Apres quoi, les etudiants juifs, « grace a leur 
haut niveau dc motivation », devancaient sans difficulte leurs cama- 
rades d'origine proletarienne, mal prepares aux etudes, et acce- 
daient tout droit a la carriere universitaire. C'est ce qui explique 
avant tout la place preeminente tenue pendant de longues d^cennies 
par les Juifs dans la vie intellectuelle sovietique. G. Aronson note 
que « cette facilite d'acces a Fenseignement superieur ou specialise 
eut pour consequence non seulement de former de nombreux Juifs 



15. PEJ.t.8,p.ll 



222 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

aux professions de medecin, d'enseignant et surtout d'ing6nieur et 
de technicien superieur, mais de leur ouvrir la voie de l'ensei- 
gnement et de la recherche universitaire l6 » dans les divers instituts 
de recherche scientifique qui se mirent a pullulcr par la suite. Au 
debut des annees 20, ce ne fut pas un savant qui dirigea la recherche 
scientifique, mais un respon sable bolchevique, Martin Mandelstam- 
Liadov 17 . 

Des transformations encore plus spectaculaires affecterent la vie 
economique du pays. Au debut de l'annee 1927, Boukharine 
declare au cours d'une conference du Parti que « pendant le com- 
munisme de guerre, nous avons nettoye aussi bien la grande bour- 
geoisie que la moyenne et la petite ». Des que la liberie; du 
commerce a ete instauree, « la petite et moyenne bourgeoisie juive 
a occupe les positions de la petite et moyenne bourgeoisie russe... 
On observe a peu pres la meme chose avec notre intelligentsia russe 
qui s'est rebiffee et a fait du sabotage : ici ou la, c'est l'intelli- 
gentsia juive qui a pris sa place ». De plus, « la bourgeoisie et l'in- 
telligentsia juives ont quitte les regions de l'Ouest et les villes du 
Sud pour se concentrer dans le centre du pays ». Et voila qu'« il 
n'est pas rare qu'au sein meme de notre Parti se manifestent des 
tendances antisemites, comme qui dirait une legere deviation... 
Camarades, nous devons combattre impitoyablement l'antisemi- 
tisme 18 ». 

Boukharine decrivait la le tableau que chacun avait sous les 
yeux. La bourgeoisie juive n' avait pas ete eliminee aussi systemati- 
quement que la bourgeoisie russe. Le commercant juif etait bien 
plus rarement considere comme un « ci-devant », il trouvait protec- 
tions et soutiens. II avait dans l'appareil sovietique des parents ou 
des relations qui intervenaient en sa faveur ou le prevenaient a 
l'avance en cas de confiscation des biens ou d'arrestation. S'il 
perdait quelque chose, c'etait des capitaux - pas la vie. Cette aide 
revetait alors un caractere semi-officiel, a travers le Commissariat 
juif pres le Soviet des commissaires du peuple : puisque, jusqu'a 
present, la nation juive avait ete persecute, elle devait done tout 
naturellement beneficier desormais d'une aide. Et Larine, passant 



16. C. Aranson. Evrei'skii vopros v epokhou Stalina [La question juive a l'6poque de 
Staline], LMJR-2, p. 137. 

17. EJR, t. 2, p. 218. 

18. N. Boukharine, la Pravda, 1927, 2 fev., p. 4. 



LES ANNEES V1NGT 223 

outre 1 'elimination de la « bourgeoisie » russe, se contenta de dire 
que le pouvoir s'etait donne dorenavant pour tache de « corriger 
les erreurs qui avaient cours sous le tsarisme, avant la revo- 
lution |l '». - Et de meme, quand la NEP fut liquidee, les coups 
portes aux nepmen juifs ne purent pas ne pas etre attenues par leurs 
relations au sein de 1' administration sovietique. 

Ces propos de Boukharine venaient en reponse au discours tres 
remarque que le professeur Y. V. Klioutchnikov, autrefois membre 
du parti K.-D., prononca en decembre 1926 au cours d'un 
« meeting sur la question juive » au Conservatoire de Moscou : 
« On observe chez nous des formes de hooliganisme qui sont... 
monstrueuses. Ellcs trouvent leur source dans l'offense qui est faite 
au sentiment national [des Russes]. Des la revolution de Fevrier 
[1917], l'egalite des droits avait ete accordee a tous les citoyens de 
Russie, y compris aux Juifs. La revolution d'Octobre est allee 
encore plus loin. La nation russe a fait preuve de son sens du 
sacrifice. On observe un certain desequilibre entre le nombre global 
[des Juifs] en URSS et les places occupees actuellement par les 
Juifs dans nos villes... Nous sommes chez nous, dans notre cite, et 
voila qu'on vient nous envahir. Quand les Russes voient comment 
d'autres Russes - femmes, vieillards, enfants - font la queue 
pendant dix heures dans le froid ou sous la pluie devant les 
magasins d'Etat, et qu'ils comparent cela avec les boutiques relati- 
vement bicn approvisionnees [des Juifs], ils en concoivent du 
mecontentement. Tout cela est d'un cffct desastreux... II faut en 
tenir compte. II y a la une terrible disproportion au niveau de l'ad- 
ministration aussi bien que de la vie de tous les jours et en d'autres 
domaines... Encore, s'il n'y avait pas de crise du logement a 
Moscou - mais des gens s'entassent dans des lieux ou il est impos- 
sible de vivre et, dans le meme temps, on en voit d'autres qui 
affluent de province et occupent des logements. Ces nouveaux 
venus sont des Juifs... On assiste a une montee du mecontentement 
et de l'attention portee a Tappartenance nationale, et l'inquietude 
grandit parmi les autres nationalites. II ne faut pas ignorer cela. Ce 
qu'un Russe dira a un autre Russe, il ne le dira pas a un Juif. On 
en vient a repeter parmi les masses laboricuses qu'il y a trop de 



19. Larine, p. 86. 



224 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

Juifs a Moscou. Prenez cela en compte, mais ne dites pas que c'est 
de l'antisemitisme 20 . » 

Cependant, Larine considera les propos de Klioutchnikov comme 
l'expression meme de l'antisemitisme - plus encore : « Ce discours 
peut servir d'exemple de la grande mansuetude des organes sovie- 
tiques dans leur lutte contre l'antisemitisme. Klioutchnikov a €t€ 
vertement tance par les orateurs qui l'ont suivi au cours de ce 
meeting, mais aucune mesure administrative n'a ete prise a son 
encontre 21 . » (C'est bien ce que regrette ce communiste militant.) 
- Et Agourski de commenter : Oui, « pendant toutes les annees 20 
et 30, un discours comme celui-la aurait ineluctablement entraine 
des mesures repressives », alors que Klioutchnikov ne fut pas 
inquiete" ; on pouvait done soupconner derriere tout cela la presence 
d'invisibles soutiens 22 . (Mais faut-il chercher la des raisons 
cachees ? Punir une personnalite politique de premier plan, tout 
juste rentr£e de l'etranger, aurait souleve un scandale qui aurait pu 
compromcttre le mouvement de retour des emigres, fort utile au 
pouvoir sovietique.) 

C'est ce qu'on a appele, dans les annees 20, la « conquete » par 
les Juifs des capitales et des grandes villes de Russie, la ou les 
conditions de vie et l'approvisionnement etaient meilleurs. Des 
mouvements de population analogues se produisirent a 1'interieur 
meme des villes, vers les quartiers les plus agreables. G. Fedotov 
evoque en ces termes la Moscou d'alors : la revolution « detruisit 
son ame, la mit sens dessus dessous, vidant ses hotels particuliers 
pour les remplir d'une population etrangere 21 ». Et voici une blague 
juive de l'epoque : « Meme les plus vieux quittent leur trou de 
province pour venir s' installer a Moscou : "C'est quand meme 
mieux de mourir dans une ville juive 24 ". » - Voici encore ce qu'on 
peut lire dans une lettre privee de l'academicien V. I. Vernadski, 
6c rite en 1927 : « Certains quartiers de Moscou font penser a 
Berditchev ; la force des Juifs y est effrayante et l'antisemitisme 



20. Larine*. pp. 124-125. 

21. Ibidem, p. 127. 

22. Agourski, p. 223. 

23. G. P. Fedotov, Litso Rossii [Le visage de la Russie), Paris, Ymca-Prcss, 1967, p. 57. 

24. G. Simon, Evrei tsarstvouiout v Rossii : Iz vospominaniT amerikantsa [Les Juifs 
regnent en Russie : souvenirs d'un Am^ricain], Paris, 1929, p. 50. 



LES ANNEES VINGT 225 

(y compris parmi les communistes) y croit de facon exponen- 
tielle 25 . » 

Larine : « Nous ne dissimulons pas 1' augmentation de la popu- 
lation juive a Moscou et dans d'autres grandes villes », elle « sera 
egalement inevitable a l'avenir » ; il predit alors la venue de 
600 000 Juifs supplementaires en provenance d'Ukraine et de 
Bielorussie. « II ne faut pas considerer ce phenomene comme 
quelque chose de honteux, que le Parti devrait dissimuler... II faut 
faire comprendre au monde ouvrier que quiconque se declare en 
public contre la venue de Juifs a Moscou... est, consciemment ou 
non, contre-revolutionnaire M . » 

Et chacun sait ce que merite un contre-revolutionnaire : neuf 
grammes de plomb 27 . > 



Mais que faire de cette « tendance antisemite » prdsente «jus- 
qu'au sein de notre Parti » ? Cette question suscitait l'inquietude 
des dirigeants. 

Selon les donndes officielles de la Pravda, les Juifs representaient 
5,2 % des effectifs du Parti en 1922 28 . M. Agourski : « Cependant, 
leur poids reel etait bien plus important. La meme annee, au 
XI e Congres du Parti, les Juifs representaient 14,6 % des delegues 
avec voix deliberative, et 18,3 % avec voix consultative, et 26 % des 
membres du Comite central elus lors de ce Congres- 9 . » (On tombe 
aussi parfois sur des temoignages occasionnels, tel celui de ce Mos- 
covite qui, apres avoir pris connaissance dans le journal des travaux 
du XVI C Congres, en juillet 1930, note : « Panni les 25 membres du 
Presidium du Parti communistc dont la Pravda publie les portraits, 
il y a 11 Juifs, 8 Russes, 3 Caucasiens et 3 Lettons' . ») - Dans les 



25. Lcttrc de V. I. Vemadski a 1. 1. Petrounkicvitch du 14 juin 1927, Novy Mir, 1989, 
no 12, p. 219. 

26. Larine, pp. 61-63, 86. 

27. Larine, p. 259. 

28. Natsionalny sostav kommounistitcheskoT partii v Sovetskoi Rossii [La compo- 
sition nationale du Parti communistc en Union sovidtique]. La Tribune juive, Paris, 1923, 
1" juin (n° 164). 

29. Agourski, p. 264. 

30. /. /. Schutz, Dnevnik « Velikovo percloma » (mart 1928 - avgoust 1931) [Journal 
de la « grande fracture » (mars 1928-aout 1931)], Paris, Ymca-Prcss, 1991, p. 202. 



226 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

organisations du Parti des grandes villes de i'ex-Zone de residence 
au debut des annees 20 : a Minsk : 35,8 % ; a Gomel : 21,1 % ; a 
Vitebsk : 16,6 % 31 . Larine note que « les Juifs jouent un role plus 
important parmi les cadres revolutionnaires que dans l'ensemble 
des masses revolutionnaires » ; « leurs qualites permettent aux 
ouvriers juifs de devenir plus facilement secretaires de cellules 32 ». 

La meme publication officielle dans les colonnes de la Pravda 
indique qu'avec leurs 5,2 %, les Juifs occupaient la troisieme place 
dans le Parti apres les Russes (72 %) et les Ukrainiens (5,9 %) ; a 
la quatrieme place venaient les Lettons (2,5 %), puis e'etaient les 
Georgiens, les Tatars, les Polonais, les Bielorusses. lis occupaient 
aussi un rang tres eleve pour ce qui est du nombre de membres du 
Parti par rapport a la population : chez les Russes : 3,8 commu- 
nistes pour millc habitants ; chez les Juifs, 8,1 ■". 

Agourski note justement que la majorite des communistes etaient 
bicn sur des Russes (des Slaves), mais « ce fait etait masque par le 
role preponderant des Juifs par rapport aux Russes » dans l'exercice 
du pouvoir' 4 . Celui-ci n'etait que trop visible. 

Zinoviev, par exemple, « a rassemble autour de lui un grand 
nombre de Juifs dans les instances dirigeantes de Petrograd ». 
(Agourski suppose que'e'est precisement ce que Larine avait en vue 
quand il commentait, dans son livre, la photographie du Presidium 
du Soviet de Petrograd en 1918 :« A la table du Presidium, les Juifs 
sont en majorite absolue 35 ».) En 1921, « la preponderance des Juifs 
dans l'organisation du Parti de Petrograd... etait, semble-t-il, 
de venue tellement odieuse aux yeux de 1' opinion que le Politburo, 
prenant en compte les lecons de Cronstadt et le climat antisemite qui 
regnait a Petrograd, decida d'envoyer la-bas quelques communistes 
russes a des fins, il est vrai, de stricte propagande ». C'est ainsi 
qu'Ouglanov prit la place de Zorine-Gomberg en qualite de secre- 
taire du Comite regional du Parti, Komarov, celle de Trilisser, et 
Semionov fut nomme a la Tcheka. Mais « Zinoviev dcclara la guerre 
aux nouveaux venus et demanda au Politburo de reconsiderer sa 



31. Ievrei v kommounistitcheskoT partii [Les Juifs dans le Parti communiste], la 
Tribune juive 1923, ! el juin (n° 164). 

32. Larine, pp. 257, 268. 

33. La Tribune juive. 1923,21 sept. 

34. Agourski, p. 303. 

35. Larine, p. 258. 



LES ANNEES VINGT 227 

decision » - et Ouglanov fut rappele, tandis que « se forma sponta- 
n£ment un groupe d'opposition exclusivement russe au sein de 1' or- 
ganisation du Parti de Petrograd », « lequel fut contraint de se battre 



.% 



». 



contre le reste de 1' organisation, dominee par les Juifs 

Mais il n'y avait pas qu'a Petrograd. - Au XIP Congres du Parti 
(1923), trois des six membres du Politburo etaient juifs. En 1922, 
sur les sept membres du presidium de la conference panrusse du 
Komsomol, cette « annexe du Parti », trois etaient juifs 17 . Une telle 
disproportion numerique au sommet du Parti devait paraltre insup- 
portable a certains dirigeants ; il semble qu'une offensive antijuive 
ait ete preparce pour le XI IP Congres (mai 1924) : « II existe des 
temoignages selon lesquels un groupe de membres du Comite 
central avait eu 1' intention de chasser les Juifs du Politburo pour 
les remplaccr par Noguine, Troianovski et d'autres, mais que la 
mort de Noguine fit avorter ce complot. » Quant a cette mort, sur- 
venue « pratiquemcnt a la veille de l'ouverture du XIIP Congres », 
elle fut le resultat d'une « operation ratee (et qui n'etait pas neces- 
saire) d'un ulcere a l'estomac », effectuce par le meme chirurgien 
qui, un an et demi plus tard, elimina Frounze a 1 'occasion d'une 
operation tout aussi peu necessaire...' 8 

Pour ce qui est du pouvoir reel dans le pays, la Tcheka venait a 
la deuxieme place. Le spccialiste des archives de l'epoque auquel 
nous nous sommcs dcja refcre" dans le chapitre 16, cite, sur la base 
de statistiques portant sur le personnel des organes centraux et 
regionaux de la Tcheka, des chiffres tres interessants pour les 
annees 1920, 1922, 1923, 1924 et I927- W . L'auteur tire les conclu- 
sions suivantes de 1'ctude de leur evolution : «Jusqu'au milieu 
des annees 20, la proportion des rcprcsentants des minorites 
nationales s'est progressivement reduite. Pour l'ensemble de 
l'Oguepeou, elle est tombee a 30-35 %, et dans les instances 



36. Agourski, pp. 238-239. 

37. Izvestia, 1922, 17 mai, p. 4. 

38. Bolchcviki : Dokoumenly po isiorii bolchevizma c 1903 po 1916 god byvch. 
Moskovskovo Okhrannovo Otdelenia [Les bolcheviks : documents sur l'histoire du 
bolchevisme de 1903 a 1916, d'aprCs les archives de la police secrete de Moscou], New 
York, « Telex », 1990, p. 316. 

39. L. I. Krilchevski, Ievrei v apparale VTchK-OGPOu v 20-gody [Les Juifs dans 
I'appareil de la Tcheka el du Guepdou dans les annees 20], Ievrei i rousskaia revolutsia : 
Malerialy i issledovania [Les Juifs et la revolution russe : Documents et etudes], Moscou- 
Jenisalem, Gecharim, 1999, pp. 330-336. 



228 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

dirigeantes a 40-45 % » (alors que, pendant la periode de la 
« Terreur rouge », les chiffres etaient respectivement de 50 % et 
70 %). Cependant, « on peut constater la diminution du pour- 
centage des Lettons et 1' augmentation de celui des Juifs... Les 
annees 20 ont vu un important afflux de cadres juifs dans les 
organes de l'Oguepeou ». L'auteur en donne l'explication suivante : 
« Les Juifs aspiraient a rcaliser des aptitudes qui n'avaient pu s'ex- 
primer avant la revolution. Comme le niveau de professionnalisme 
des organes de securitc ne faisait que s'elever, les Juifs repondaient 
souvent mieux que d'autres a ce que l'on attendait desormais des 
cadres de l'Oguepeou ». Ainsi, par exemple, « sur les quatre 
adjoints de Dzerjinski, lorsque celui-ci se trouva a la tete de 
l'Oguepeou, trois etaient juifs » : G. G. Iagoda, V. L. Gerson et 
M.M. Loutski 4 ". 

Au cours des annees 1920-1930, les hauts responsables de la 
Tcheka survolerent le pays comme des vautours qui viennent se 
poser sur le faite d'un escarpement pour en repartir aussitot ; d'Asie 
centrale en Bielorussie, de Siberie au Caucase, de Kharkov a Oren- 
bourg, d'Orel a Vinnitsa - un tourbillon migratoire incessant. Et les 
quelques rares survivants de cette epoque, temoins ou observateurs, 
n'ont pu conserver que des souvenirs approximatifs de ces bour- 
reaux toujours en mouvement. La Tcheka ne livrait les noms de 
ceux qui servaient dans ses rangs qu'avec la plus grande parcimonie 
- sa force etait dans le secret qui entourait son travail. Mais voici 
que sonne l'heure de celebrer le dixieme anniversaire de la 
glorieuse Tcheka ! Et nous lisons dans la presse de 1' epoque le texte 
d'un arrete signe de l'omnipresent Unschlichte (vice-president de 
la Tcheka en 1921, membre du Conseil de guerre revolutionnaire 
de l'URSS en 1923, commissaire-adjoint a la Marine dc guerre en 
1925 41 ) enumerent les noms de ceux qui ont ete decores pour 
« leurs merites exceptionnels » : Iagoda (« pour son devouement a 
combattre la contre-revolution »), M. Trilisser (« pour son 
devouement et son infatigable energie a combattre les ennemis de 
la revolution »), et encore 32 autres tchekistes... Mais pourquoi 
done leurs noms n'ont-ils pas ete reveles jusqu'a ce jour ? ! Et 
pourtant, chacun d'eux pouvait nous reduire tous en cendres d'un 



40. Ibidem, pp. 340, 344-345. 

41. EJR, t.3, p. 178. 



LES ANNEES VINGT 229 

seul petit geste dc la main ! - lis sont bien differents les uns des 
autres et, parmi eux, il y a des noms que nous connaissons deja : 
Iakov Arganov (pendant ces annees-la, il « tnontait de toutes pieces 
les accusations dans les proces politiques les plus importants » ; par 
la suite, il allait ceuvrer dans le cadre de l'affaire Zinoviev- 
Kamenev, ct d' autres encore 42 ), Zinovi Katsnelson, Marvei Berman 
(qui passa d'Asie centrale en Siberie orientale). Lev Belski (qui fit 
le chemin inverse). On decouvre des noms nouveaux : Lev Zaline, 
Lev Meyer, Leonide Voul (le « curateur » du camp des Solovki), 
Semion Guendine, Karl Pauker. Certains, deja connus de nous, 
etaient desormais presentes au peuple. Dans ce numero special des 
Izvestia 43 , nous pouvons egalement decouvrir une grande photo : 
Menjinski, un sourire narquois aux levres, Manque" de son fidele et 
taciturne Iagoda, mais aussi Trilisser - il ne pouvait pas ne pas etre 
la. - Peu de temps apres, on s'est apcrcu que certains n'avaient pas 
ete distingues selon leurs merites, et le Comite central decerna 
l'ordre du Drapeau rouge a deux dizaines de tchekistes supplemen- 
taires, parmi lesquels des Russes, des Lettons et des Juifs - dans la 
meme proportion : un tiers. 

D'autres, nombreux, n'apparaissaient jamais en public. Semion 
Schwarz dirigea la Tcheka d'Ukraine pendant la guerre civile. Son 
collegue Evsei' Schirwindt allait prendre la tete, dix ans durant, de 
la Direction generate des lieux de detention de 1'URSS. - On 
comprend que les agents de renseignement de la Tcheka soient 
restes dans l'ombre, tel Grimmeril Heifets qui rut en mission a 
l'etranger de la fin de la guerre civile a la fin de la Seconde Guerre 
mondiale, ou Sergei Spiegelglas : agent de la Tcheka des 1917, il 
en gravit les echelons jusqu'a devenir chef du d6partement exte- 
rieur du NKVD, et fut par deux fois decore de la Medaille du Tche- 
kiste emerite. D'autres, en revanche, comme Albert Stromine- 
Stro'fev, ne prirent guere du galon a sieger au sein de la commission 
d'epuration de l'Academie des sciences de Leningrad et a 
« proceder a l'interrogatoire des savants lors de l"'affaire de l'Aca- 
demie" en 1929-1931 44 ». 

David Azbel evoque dans ses Souvenirs les Nekhamkine, une 



42. EJR, t. 1, p. 21. 

43. Izvestia. 1927, 18 tec., pp. 1, 3, 4. 

44. EJR, t. 3, pp. 115-116, 286, 374, 394, 414. 



230 DEUX S1ECLES ENSEMBLE 

famille hasside de Gomel (lui-meme s'est retrouve dans un camp 
de concentration sur denonciation du cadet, Liova) : « La revolution 
a porte les Nekhamkine sur la crete de la vague. lis ne revaient que 
de vengeance : faire payer tout le monde - les aristocrates, les 
riches, les Russes -, se venger et rien d'autre ! C'etait leur facon 
de s'affirmer. Ce n'est pas un hasard si le destin lia les membres 
de cette glorieuse famille a la Tcheka, au Guepeou, au NKVD. 
Pour realiser leurs desseins, les bolcheviks avaient besoin 
d'"enrages" et ils les trouverent chez les Nekhamkine. L'un d'entre 
eux, Roguinski, parvint meme jusqu'aux "hauteurs radieuses" : il 
fut procureur de l'URSS » ; dans les annees 30, il se retrouva 
pourtant au Goulag ou il se comporta en « petit mouchard », mais, 
« apres les camps, il reprit son ascension et siegea en qualite de 
procureur au proces de Nuremberg » - destin vraimcnt rcmar- 
quable, tout un symbole ! « Les autres freres Nekhamkine n'acce- 
derent pas a unc telle notoricte. Ils prirent des noms plus familicrs 
aux oreilles russes et occuperent des postes eleves dans les organes 
de securite 45 . » 

Unschlichte, lui, ne changea pas de nom. Ce frere slave est 
devenu un veritable pere pour le peuple russe : 1' avion de combat 
qui fut construit grace aux fonds des societes paysannes d'entraide 
- c'est-a-dire avec les derniers sous extorques aux gens des cam- 
pagnes - porte son nom. Les paysans auraient ete bien incapables 
de le prononcer et pensaient certainement qu'il etait juif, alors qu'il 
etait polonais. La question juive s'en trouve releguee ici au second 
plan, et nous devons nous souvenir qu'elle ne resume pas tout, 
qu'elle n'explique pas la puissance destructrice de la revolution, 
mais ne fait qu'en accuser les traits. Et c'est bien ce qui se passait 
dans la cervelle du paysan russe quand il entendait cette foultitude 
de noms qu'il etait bien incapable de prononcer - du Polonais Dzer- 
jinski au Letton Vatsetis. Les Lettons, tiens, justement, voila un 
theme que Ton pourrait developper, et la liste en est longue : des 
tirailleurs qui disperserent 1'Assemblee constituante puis assurerent 
la protection des dirigeants du Kremlin pendant toute la guerre 
civile, de Hekker qui ecrasa le soulevement de Iaroslav, a toute une 
kyrielle de hauts responsables sovietiques - Roudzoutak, Eismont, 



45. D. Azbel. Do, vo vremia i posle [Avant, pendant et apres], VM, 1989, n° 105, 
pp. 204-205. 



LES ANNIES VINGT 231 

Eikhe, Eichmans, Karlkine, Kaktyn, Kissis, Knorine, Skoudre (qui 
participa a la repression de Tambov), les tchekistes Peters, Latsis 
(il convient de leur adjoindre un Lithuanien, le « tchekiste emerite » 
I. Ioussis) - et cette liste-Ia ne sera close qu'en 1991 (Pougo...) Et 
si Ton tient absolument a distinguer les Russes des Ukrainiens, 
comme ces derniers 1'exigent aujourd'hui, alors il faut citer des 
dizaines de noms de hauts dirigeants ukrainiens, actifs du tout debut 
du regime bolchcvique jusqu'a sa disparition. 

Non, a cettc epoque, tout le pouvoir n'etait pas entre les mains 
des Juifs. Non ! Le pouvoir etait plurinational. Et il comprenait bon 
nombre de Russes. Mais, bien que sa composition fut tres hete- 
rogene, ce pouvoir se rasscmblait autour de positions deliberement 
antirusses, autour d'une commune volonte de detruire l'Etat russe, 
les traditions russes. 

Mais alors pourquoi - malgre cette orientation antirusse du 
pouvoir, et la bigarrure plurinationale de ses bourreaux -, pourquoi, 
en Ukraine, en Asie centrale, a fortiori dans les pays Baltes, e'est 
precisement chez les Russes que le peuple voyait ses oppresseurs ? 
Parce qu'ils etaient des etrangers. Un compatriote reste un compa- 
triote, meme si e'est votre bourreau. Un etranger, lui, reste a jamais 
un etranger. Et meme si tous ces ravages ne peuvent s'expliquer 
par des racines ou des motifs nationaux, il n'en demeure pas moins 
qu'une question se pose a propos dc la Russie des annees 20, 
celle-la meme que, bien des annees plus tard, Leonard Shapiro 
formula en ces termes : pourquoi « quiconque avait le malhcur de 
tomber entre les mains de la Tchcka ctait-il presque sur de se 
trouver face a un juge d'instruction juif, ou d'etre fusille - sur son 
ordre 46 » ? 

Mais combien eloignees de toutes ces interrogations sont tant de 
plumes contemporaines -jusqu'a maintenant encore ! Des auteurs 
juifs mettent toute leur diligence a deterrer et publier de longues 
listes de dirigeants juifs de l'epoque. Cest avec une pointe de fierte 
- plutot insolite - que la revue Aleph publie, dans son article « Les 
Juifs au Kremlin 47 », la liste, pour l'annde 1925, des Juifs qui 



46. Leonard Shapiro, The role of the Jews in the Russian Revolutionary Movement, 
in The Slavonic and East European Review, vol.40, London, Athlone Press, 1961-62. 
p. 165. 

47. M. Zaroubejnyi, Ievrei v Kremle [Les Juifs au Kremlin], Aleph, Tel-Aviv, 1989, 
fev. (n° 263). pp. 24-28. 



232 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

occuperent des fonctions administratives importantes au sein du 
Soviet des commissaires du peuple : 8 sur les 12 membres du direc- 
toire de la Banque d'Etat, autant parmi les dirigeants des syndicats 
sovietiques. Et voici l'explication : «Nous n'avons pas a craindre 
les accusations. Au contraire : la participation active des Juifs a la 
vie publique au cours de cette periode explique une fois de plus 
pourquoi les choses allaient mieux qu'aujourd'hui, ou il n'y a pas 
1' ombre d'un Juif dans les hautes spheres du pouvoir. » - Ces 
lignes-la ont ete ecrites en 1 989 - on a vraiment peine a Ie croire !... 

Et voici un autre auteur israelien contemporain* 18 , nous l'avons 
deja cite, qui dresse fierement une liste interminable - est-elle 
sculemcnt complete ? - dc hauts grades de l'Armce rouge qui se 
trouvaient pendant la guerre civile dans les etats-majors et les direc- 
tions politiques. - Concernant l'armee, un autre chercheur israelien 
a publie des statistiques sur la base du recensement de 1926 : « Les 
Juifs de sexe masculin representaient a cette epoque 1,7 % de la 
population masculine de l'URSS... Parmi les officiers du front, les 
Juifs representaient 2,1 %... ; parmi les officiers d'etat-major ; 
4,4 %... ; parmi les commissaires politiques, 10,3 % ; parmi les 
medecins militaires, 18,6 % 49 . » 

Et l'Occident, que voyait-il ? Si, sur le plan interieur, les postes 
de responsabilite de l'appareil gouvernemental ont pu longtemps 
rester secrets (le Parti communiste, une fois arrive au pouvoir, avait 
garde ses methodes conspiratrices), les fonctions diplomatiques, 
elles, apparaissent aux yeux de tout le monde. Des les premieres 
conferences internationales auxquelles participa l'URSS - celle de 
Genes, celle de La Haye (1922) -, l'Europe n'a pas pu ne pas 
remarquer que les delegations sovietiques etaient majoritairement 
composees de Juifs 50 . - Lhistoire a injustement laisse dans 1' ombre 
la belle et longue carriere diplomatique de Boris Efimovitch Stein 
(son nom n'est meme pas cite" dans la Grande Encyclopedic 
sovietique de 1971). Et pourtant : il fut l'adjoint de Tchitchcrine 



48. Awn Abranwvitch, V rechaTouchtchei voi'ne : Ytchastie i rol ievrcicv SSSR v 
voi'ne protiv natsizma [Dans une guerre decisive : la participation el le role des Juifs 
d'URSS dans la guerre contre le nazisme], Tel-Aviv, 1982. t. I. 

49. /. Arad, Kholokaust : Kalastrofa ievropei'skovo ievreistva (1933-1945) [L'holo- 
causte : la catastrophe des Juifs d'Europe (1933-1945)], Jerusalem. 1990. p. 96. 

50. Cf. notamment D. S. Pasmunik, Rousskaia revolulsia i ievreistvo [La revolution 
russe et les Juifs], Paris, 1923, p. 148. 



LES ANNEES VINGT 233 

- c'est-a-dire le numero deux de la delegation sovietique - a la 
conference de Genes ; puis a celle de La Haye ; on le retrouve plus 
tard a la tete de la delegation sovietique pendant les longues annees 
de negotiation sur le desarmcmcnt ; il sera membre de la delegation 
sovietique a la Societe des Nations, ambassadcur en Italie et en 
Finlande ou il mena de difficilcs pourparlers, juste avant la guerre, 
entre celle-ci et l'Union sovietique ; enfin, il dirigea la delegation 
sovietique a l'ONU de 1946 a 1948. Par ailleurs, il enseigna de 
longues annees a l'Ecole superieure de diplomatie (il en fut exclu 
pendant la campagne contre le cosmopolitisme, puis on l'y rein- 
tegra en 1953). - Un autre proche de Tchitcherine, son secretaire 
Leon Khaikis, travailla pendant pas mal d'annees au Commissariat 
du peuple aux Affaires etrangeres. En 1937, il fut nomme ambas- 
sadeur en Espagne, en pleine guerre civile, pour orienter Taction 
du gouvernement republicain, mais il fut rapidement arrete. - Une 
autre figure interessante est celle de Fiodor Rotstein. C'est lui qui 
cree le Parti communiste de Grande-Bretagne en 1920 et, la meme 
annee, participe du cote sovietique aux pourparlers avec l'Angle- 
terre ! Deux ans apres, il represente la RSFSR a la conference de 
La Haye 51 . (II est le bras droit de Litvinov, recoit personnellement 
les ambassadeurs ; jusqu'en 1930, il fait partie du Directoire du 
Commissariat du peuple aux Affaires etrangeres ; et, pendant trente 
ans, jusqu'a sa mort, il enseignera a l'universite de Moscou.) 

Et lorsque, a l'autre bout du monde, dans le sud de la Chine - ou 
M. Gruzenberg-Borodine s' active deja depuis cinq ans -, eclate, en 
decembre 1927, rinsurrection de Canton, on apprend qu'ellc a etc 
preparee par notre vice-consul Abraham Khassis (33 ans) ; mais 
voila qu'il est tue par des soldats chinois, et les Izvestia publient 
en premiere page sa photo, une ndcrologie ainsi que plusieurs 
articles, on evoque « ses camarades de combat », Kouibychev* en 
tete, et le defunt est compare a Fourmanov et Frounze**, ce qui 
n'est pas rien 52 . 

En 1922, Gorki confiait a l'academicien Ipatiev que la mission 



51. EJR. t. 2. pp. 499-500 ; t. 3, pp. 273. 422 

52. Izvestia, 1927. 22 dec, p. 1. 

* Valerian Vladimirovitch Kouibychev (1888-1936), membre du Politburo a compter 
de 1927. president du Gosplan a compter de 1930, mort « subitemcnt » en 1935. 
** Hautes figures militaires. 



234 DEUX SlECLES ENSEMBLE 



53 



commerciale sovietique a Berlin etait composee a 98 % de Juifs 
Et Ton peut penser qu'il n'exagerait pas tant que ca. - La situation 
dcvint comparable dans les autres capitales occidentales au fur et a 
mesure que les Sovietiques y penetrerent. G. A. Solomon donne 
dans son livre 54 une description saisissante de ce en quoi consistait 
le « travail » de ces representations commerciales de la jeune Union 
sovietique - lui-meme fut le premier representant commercial 
sovietique a Tallin, premiere des capitales europeennes a recon- 
naitre le regime bolchevique. II n'est pas de mots pour qualifier le 
formidable pillage auquel on s'y livra au detriment de la Russie 
(tout en menant des actions subversives contre les gouvernements 
des pays concernes), et la decomposition, la degenerescence morale 
de tous ces gens-la. 

Peu de temps apres sa conversation avec Ipatiev, Gorki « fut 
violemment attaque dans la presse pour un article dans lequel il 
reprochait au gouvernement sovietique d' avoir confie trop de postes 
de responsabilite a des Juifs. II n'avait rien contre les Juifs en tant 
que tels, mais, revenant sur les propos qu'il avait tenus en 1918, il 
pensait que les Russes se devaient de dominer par le nombre 55 ». 
Et le journal moscovite Der Ernes (« La Vcrite ») de s'indigncr a 
son tour : « En somme, ils [Gorki et Sholom Asch, le journaliste 
qui avait recueilli ses propos] proposent que les Juifs renoncent 
completement a participer aux affaires de l'Etat. Qu'ils fichent le 
camp ! Une telle decision ne peut etre prise que par des contre- 
revolutionnaires ou des laches 5 ''. » 

Durant les annees 20, pareille decision ne fut pourtant pas prise. 
Dans l'ouvrage dcja cite, Les Juifs au Kremlin, M. Zaroubejnyi, se 
fondant sur l'« Annuaire du Commissariat du peuple aux Affaires 
etrangeres » de l'annee 1925, nous fait connaitre les noms et fonc- 
tions de plusieurs hauts responsables de ce departement. II ajoute 
par ailleurs non sans satisfaction : « Quant a la section editoriale 
du Commissariat, je n'y ai pas trouve un seul non-juif ». Puis vient 
« la liste des representations diplomatiques sovietiques a l'etranger, 
et Ton constate qu'il n'existait pas de pays ou le Kremlin n'avait 



53. Vladimir Ipatiev. The life of a Chemist, Stanford. 1946. p. 377. 

54. G. A. Solomon, Sredi krasnykh vojde'i' [Parmi les dirigeanls rouges), Paris, 1930. 

55. Vladimir Ipatiev, p. 377. 

56. La Tribune juive*, 1922, 6 juin (n n 130), p. 6. 



LES ANNEES VLNOT 235 

pas depeche un de ses fideles Juifs" ! » Et l'auteur d'en produire 
la liste complete. 

Pour cette periode des annees 20, M. Zaroubejnyi aurait pu 
egalement trouver pas mal de noms juifs au Tribunal supreme de 
la Federation de Russie 58 , a la Procurature. Celui de A. Goikhbarg, 
par exemple, que nous connaissons deja : il met au point la 
legislation de la NEP, dirige la redaction du Code civil de la 
RSFSR, prend la tete de PInstitut du droit sovietique 59 . 

II est beaucoup plus difficile de se faire une idee de la carriere 
des responsables a l'echelon local ; non seulement parce que la 
presse centrale en a peu parle, mais aussi et surtout a cause de leur 
etonnante mobilite, de la rapidite avec laquelle ils passaient d'un 
poste a un autre. Ces incessants va-et-vient sur tout le territoire du 
pays s'expliquaient, du temps de Lenine, par l'insuffisancc criante 
de cadres fiables, et, sous Staline, par la mefiance : il fallait couper 
les liens qu'ils avaient pu nouer sur place. 

Voici quelques trajectoires. - Leon Mariassine : successivement 
secretaire du Comite regional du Parti a Orlov, president du 
sovnarkhoze de Tatarie, responsable au Comite central du Parti en 
Ukraine, president du directoire de la Gosbank de l'URSS, adjoint 
du commissaire aux Finances. - Ou Maurice Belotski : chef de la 
section politique de la Premiere Armce de cavalerie (quelle force !), 
participa ensuite a 1'ecrasement de l'insurrection de Cronstadt ; on 
le retrouve plus tard au Commissariat aux Affaires etrangeres, puis 
comme premier secretaire du Comite regional d'Ossetie du Nord, 
enfin comme premier secretaire du Comite central de Kirghizie, 
e'est juste a cote. - Ou encore Grigori Kaminski : secretaire du 
Comite regional a Toula, puis secretaire du Comite central en Azer- 
baijan, puis president de la direction des Kolkhozes, puis Commis- 
saire a la Sante - un homme a tout faire. Ou bien encore Abram 
Kamenski : commissaire de la republique de Donetsk-Krivoi'-Rog, 
vice-commissaire aux Nationalites de la RSFSR, secretaire du 
Comite regional a Donetsk, responsable au Commissariat a 1' Agri- 
culture, directeur de PAcademie de 1' Industrie, responsable au sein 
du Commissariat aux Finances 60 . 



57. Zaroubenjnyi, pp. 26-27. 

58. Izvestia, 1927, 25 aoQt, p. 2. 

59. EJR. I. 1, p. 331 

60. EJR, t. I, pp. 105, 536, 538 ; t. 2, p. 256. 



236 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

Pas mal de noms aussi parmi les dirigeants du Komsomol. Voici 
par exemple Efim Tsdtline - une carriere prometteuse. A partir de 
l'automne 1918, il est le premier president de l'Union de la 
Jeunesse communiste de Russie ; revenu de la guerre civile, il 
devient secretaire des Comites central et local de cette organi- 
sation ; en 1922, on le retrouve comme membre du Comite executif 
de 1' Internationale communiste des Jeunes ; des les annees 1923- 
1924, il est envoye en Allemagne pour y exercer des «activites 
illegales » ; en 1925-1926, il est a Leningrad « au service du 
Parti » ; plus tard, il travaille au secretariat du Comite executif du 
Komintern, au journal Pravda ; puis il va diriger le secretariat de 
Boukharine, et c'est ce qui le perdra 61 . 

Etonnante, aussi, la carriere d'Isai'e Khourguine. En 1917, au sein 
de la Rada* ukrainicnne, il travaille a un projet dc loi sur 1' auto- 
nomic des Juifs en Ukraine ; en 1920, il rcjoint les rangs du Parti 
bolchevique ; en 1921, il est le representant commercial de 
l'llkraine en Pologne ; en 1923, il est le representant aux Etats-Unis 
d'une societe de transport germano-americaine, « remplissant de 
facto les fonctions de ministre plenipotentiaire » sovietique ; il fonde 
et dirige la societe Amtorg, - mais cette carriere fulgurante est bruta- 
lement interrompue : a l'age de 38 ans {en 1925), il se noie dans un 
lac aux Etats-Unis 62 . Quel parcours politique, quelle destinee ! 

Passons maintenant au domaine economique. - Le vice-president 
du Soviet panrusse de l'economie s'appelle Moi'se Roukhimovitch. 

- On trouve Rouvim Levine au Gosplan, dont il est membre du 
directoire en merae temps qu'il est president du Gosplan de la 
RSFSR (il deviendra plus tard commissaire-adjoint au Finances 
d'URSS). - Zakharii Katsenelenbaum est l'inventeur du provi- 
dentiel « Emprunt pour 1' industrialisation » de 1927 (et, par conse- 
quent, de tous les « emprunts » qui ont suivi), il est egalement l'un 
des fondateurs de la Gosbank d'URSS. - Moi'se Froumkine est, a 
partir de 1922, 1' adjoint du commissaire au Commerce exterieur ; 
et A. I. Wcinstein, deja cite, sera pendant de longues annees 
membre du directoire du Commissariat aux Finances d'URSS. 

- Nous croisons de nouveau la route de Vladimirov-Cheinfinkel : 



61. EJR, 1.3, pp. 31 1-312. 

62. EJR, t. 3, p. 302. 

* Assemblee. 



LES ANNEES VINGT 237 

il vient d'occuper le poste de commissaire a I'Approvisionnement 
d' Ukraine, puis celui de commissaire a 1' Agriculture - et le voici 
d6sormais commissaire aux Finances dc le RSFSR et commissaire- 
adjoint au Finances de l'URSS 63 . 

Construire un moulin, c'est repondre des eaux. 

En novembre 1927 a lieu une reunion solennelle du directoire 
de la Gosbank d'URSS a l'occasion du cinquieme anniversaire de 
l'introduction du « tchervonets » ; les Izvestia publient un article de 
Z. Zangwil sur l'importance de la creation de ce billet de trr.que, 
ainsi qu'une photo de groupe sur laquelle sont particuliercrr.er.t mis 
en avant « Scheinman, president du Directoire, et Katsenelenbaum, 
membre de ce Directoire 64 ». Scheinman ne s'est pas contente 
d'etre le president de la Gosbank dont la signature figurait sur 
chaque « tchervonets » ; a partir de 1924, il devient commissaire au 
Commerce interieur de l'URSS. En avril 1929 - tenez-vous bien, 
lecteurs... -, il choisit de rester a l'etranger 65 , c'est-a-dire dans 
l'antre du capitalisme ! 

Considerant la question sous un angle plus vaste, le professeur 
B. D. Broudskous s'interroge : « La revolution n'avait-elle pas 
ouvert de nouvelles perspectives aux populations juives ? » Parmi 
celles-ci - le service public. « Ce qui frappe le plus..., c'est le grand 
nombre de Juifs parmi les fonctionnaires, souvent a dcs postes tres 
(Sieves » ; de plus, « la majorite des fonctionnaires juifs est issue non 
pas des masses populaires juives, mais de 1'elite ». - Mais « les 
elites juives, contraintcs de se mettre au service du regime sovie- 
tique, y ont, bien sur, plus perdu que gagne » - en comparaison de 
ce qu'elles auraient connu au sein de leurs propres entrepriscs, « en 
travaillant pour d'autres entreprises capitalistcs ou dans le cadre de 
professions liberates ». Par aillcurs, « plonges dans cette hierarchie 
[de 1'administration sovietique], les Juifs devaient faire preuve du 
plus grand tact pour ne pas suscitcr autour d'eux jalousie ou mecon- 
tentement. L'arrivee massive de fonctionnaires juifs, indepen- 
damment de leurs qualites memcs, ne pouvait que renforcer 
Tantisemitisme parmi les autres fonctionnaires et t' intelligentsia ». 
Et il constate que « les fonctionnaires juifs sont particulierement 



63. EJR, t. 1. pp. 197-198. 234. 275-276 ; t. 2, pp. 18, 140, 518 ; t. 3, p. 260. 

64. Izvestia, 1927, 27 nov., p. 4. 

65. EJR, t. 3, p. 383. 



238 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

nombreux dans les Commissariats charges des questions econo- 
miques 66 ». 

Larine, quant a lui, s'exprimait plus simplement : « L' intelli- 
gentsia juive est. entree volontiers et massivement au service de la 
revolution triomphante », voyant la une possibility « d'acceder a la 
fonction publique, jusque-la fermee pour die'' 7 ». 

Cinquante ans plus tard, G. Pomerants justifie ainsi cette 
attitude : l'Histoire « a prccipite les Juifs dans l'appareil de 
l'Etat », « il n'y avait d'autre issue pour eux que 1' administration 
publique », y compris la Tchdca 68 - nous avons deja eu 1' oc- 
casion de nous exprimer sur ce point de vue. - D'ailleurs, les 
bolcheviks eux-memes « n'avaient d'autre issue », nous explique 
la Tribune juive de Paris : « Pourquoi trouve-t-on des Juifs dans 
1' administration sovietique ? » - « L' administration fait appel aux 
Juifs parce qu'elle a besoin d'agents instruits et qui ne boivent 
pas 69 . » 

Cependant, dans Le Monde juif, recucil public a Paris, on peut 
lire ceci : « On ne saurait nier qu'un nombre important de jeunes 
Juifs », comprenant un pourcentage significatif d'« irrecuperables 
rates », « d' dements socialement et culturellement deracines..., se 
laisserent entrainer dans le bolchevisme, les uns par appetit de 
pouvoir et desir de faire carriere, d'autres pour faire la "revolution 
proletarienne mondiale", d'autres encore par un melange de ces 
deux motivations 70 ». 

Bien sur, tous les Juifs ne se laisserent pas « entrainer dans le 
bolchevisme ». II y avait aussi la masse des braves gens que la 
revolution avait broyes. Mais ce qui se passait dans l'ex-Zone de 
residence n'etait pas etale au grand jour. Ce que les gens voyaient, 
c'est ce que decrit avec tant de vivacite" M. Kheifets : « Un peu 
mufles sur les bords, fort satisfaits d'eux-memes, les Juifs pous- 
saient la chansonnette a 1' occasion des "fetes rouges" et des 



66. B. Broutskous, Ievrei'skoi'e naselenie pod kommounistitcheskoi vlastiou [La popu- 
lation juive sous le rdgime communisle], Syntaxis, Paris, 1980, n° 6, pp. 52-53, 68. 

67. iMrine. p. 73. 

68. G. Pomerants, Son o^spravedlivom vozmezdii [Je reve d'un juste chatimcnt], 
Syntaxis, Paris, 1980, n° 6, pp. 52-53, 68. 

69. B. Mirski, Tchernai'a sotnia [Les Cent-noirs], Ievreiskaia Tribouna, 1924. l cr fev. 
(n" 58), p. 3. 

70. S. Ivanovilch, Ievrei i sovietskai'a diktatoura [Les Juifs et la dictature sovietique], 
MJ, Paris, 1939, p. 47. 



LES ANN1-ES VINGT 239 

manages : "La ou tronaient tsars et generaux, / C'est nous qui 
tronons desormais, / lis sont a notre botte !" 71 » 

Mais qui se cachait derriere ce « nous » ? Des bolcheviks 
convaincus ? Non, le pouvoir ouvrit aussi ses portes a « des 
millions de gens qui venaient des bleds pourris de province - chif- 
fonniers, cabarctiers, contrebandiers, marchands ambulants -, 
formes par la lutte pour la survie pendant le jour et par la lecture 
de la Torah ct du Talmud le soir » ; on les invita « a venir s' installer 
a Moscou, Petrograd, Kiev, et a saisir de leurs mains lestes et 
nerveuses tout ce qu'avaient du lacher les mains dedicates de l'elite 
d'antan, - tout, des finances publiques a la physique nucleaire, des 
echecs a la police secrete. lis ne purent resister au plat de lentilles, 
d'autant moins qu'en prime on leur offrait d'edifier la "Terre 
promise"..., c'est-a-dire le Communisme 72 . » 

C'est vrai, « beaucoup de Juifs ont cru en l'ldee, beaucoup ont 
ete victimes de l'illusion que c'etait la "leur" pays" ». - Tous les 
Juifs ne se sont pas jetes, loin de la, dans le tourbillon revolution- 
naire, ni ne sont entres au Parti bolchevique, mais la tendance 
generate etait a la sympathie pour les bolcheviks et a l'espoir que 
la vie, pour eux, serait desormais infiniment meilleure. - « La 
plupart des Juifs accueillirent la revolution bolchevique sans peur, 
sincerement confiants 71 . » - C'est dans ces dispositions que se trou- 
vaient les Juifs d'Ukraine et de Bielorussie « qui peserent d'un 
poids certain dans la lutte contre l'influence ukrainienne et biclo- 
russe » en faveur du centralisme de Moscou (debut des 
annees 20)". Selon un temoignage portant sur l'etat d'esprit « de 
la majorite des Juifs » en 1923, « le bolchevisme est "le moindre 
mal", que les bolcheviks partent et ce sera encore pire pour nous, 
- voila a quelles conclusions en arrivaient des esprits depourvus de 
maturite politique 76 ». N'est-il pas vrai qu'aujourd'hui « un Juif 
peut commander une armee » ? « Un tel bienfait etait suffisant pour 



71. M. Heifetz, Mesto i vremia [Le lieu et l'hcure], Paris, 1978, p. 43. 

72. Ibidem, pp. 44-45. 

73. V. Bogouslavski, V zachlchilou Kounai'eva [Plaidoyer pour Kounai'ev], « 22 ». Tel- 
Aviv, 1980, n° 16, p. 174. 

74. R. Ruiman, Solzhenitsyn and the Jewish Question -, Soviet Jewish Affairs. 1974, 
vol. 4, n° 2, p. 7. 

75. Agourski, p. 150. 

76. REJ, p. 7 



240 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

que les Juifs se rangent en masse du cote du pouvoir commu- 
niste » ; « le systeme bolchevique apparait comrae une victoire 
6clatante de l'egalite, cependant que l'aneantissement complet de 
la liberte passe inapercu 77 . » 

L'histoire des repressions qui commen^aient a s'abattre en URSS 
sur les socialistes montre qu'un tres grand nombre de socialistes 
juifs s'abstinrent d'emigrer apres la revolution, incapables qu'ils 
etaient de soupconner a quel point le nouveau regime etait sangui- 
naire. Et pourtant, l'Etat sovietique etait deja aussi inique et impi- 
toyable qu'en 1937 ou 1950, - mais, au cours des annees 20, il ne 
suscita parmi la majorite des Juifs ni rejet ni opposition : ce 
n'etaient pas eux qui etaient vises en premier. 



* 



Lorsque, devant la commission Pahlen, Leskov refuta les uns 
apres les autres les arguments avances sur les consequences 
supposees pour la population russe de l'expansion des Juifs sur 
l'ensemble de la Russie, il ne pouvait evidemment imaginer une 
situation comme celle des annees 20, avec une participation aussi 
massive de Juifs a la direction de l'Etat, de 1' administration, de 
l'economie et de la culture. 

Mais la revolution a change du tout au tout le cours des evene- 
ments et nous ne pouvons imaginer ce qui aurait pu se passer si 
elle n'avait pas eu lieu. 

Pourtant, lorsqu'en 1920 le professeur Salomon Lourie, historien 
de l'Antiquite, decouvrit que l'antisemitisme avait resurgi dans la 
Russie sovietique internationaliste et communiste, il ne s'en etonna 
pas le moins du monde, affirmant au contraire, que « le cours des 
evenements confirme de facon eclatante la justesse des conclusions 
auxquelles [il £tait] precedemment arrive », a savoir que « la cause 
de l'antisemitisme rdside chez les Juifs eux-memes », - et c'est 
pourquoi, « malgre 1' absence de toute limitation imposee aux Juifs 
de la part des autorites, 1' antisemitisme a resurgi de plus belle et 



77. /. M. Biekerman, K samopoznaniou ievreia : Tchcm my byli, tchem my stali, 
Ichem my doljny byt [Pour que le Juif se connaisse lui-mfime : qui avons-nous dtc, qui 
sommes-nous devcnus, que devons-nous devenir?], Paris, 1939, p. 70. 



LES ANNEES VINGT 241 

prend des proportions qui auraient ete inimaginables sous 
l'Ancien Regime 7 " ». 

L'antisemitisme russe (ou plus exactement petit-russien) d'au- 
trefois, celui des siecles passes et du debut du xx^ si6cle, avail 
pourtant ete bel et bien eradique du pays par la tempete d'Octobre, 
eradique completement - comme tout ce que touchait la revolution. 
Ceux qui avaient fait partie de 1' Union du peuple russe, qui s'etaient 
livres au saccage des magasins juifs, qui avaient exige l'execution 
de Bcyliss, ceux qui avaient protege le trone, tous ces petits-bour- 
geois des villes et ceux qui etaient proches d'eux, ou leur ressem- 
blaient, ou etaient soupconnes de leur ressembler, - tous ceux-la, 
ces milliers de gens avaient deja ete fusilles ou enfermes dans des 
camps. Quant aux ouvriers et aux paysans russes, il n'y avait pas 
d'antisemitisme parmi eux avant la revolution, comme l'attestent 
d'ailleurs tous les dirigeants de la revolution. Et pour ce qui est de 
V intelligentsia, elle eprouvait une profonde sympathie pour les Juifs, 
parce qu'ils etaient opprimes. Enfin, apres la revolution, les enfants 
furent eduques dans un esprit exclusivement internationaliste. 

Alors, quelle est done cette force obscure qui a fait resurgir l'an- 
tisemitisme ? II etait pourtant exsangue, discredits, definitivement 
ecrase - d'ou est-il done revenu ? 

Nous avons deja evoque I'etonnement de l'emigration russo- 
juivc lorsqu'elle apprit qu'en URSS l'antisemitisme n'etait pas 
mort, lorsqu'elle en fut informee en 1922 par des socialistes aussi 
irreprochables que E. Kouskova et S. Maslov. 

E. Kouskova public un article dans la Tribune juive ; elle y ecrit 
qu'« il ne fait aucun doute » que l'antisemitisme en URSS n'est 
pas une pure invention, qu'« actuellemcnt le bolchevisme et les 
Juifs ne font qu'un en Russie ». Elle a meme rencontre" des Juifs 
« hautement cultives » « qui sont d'authentiques antisemites... d'un 
genre nouveau, "a la sovietique" ». Un medecin juif declare que 
« les responsables juifs bolcheviques ont compromis les excellentes 
relations [qu'il] avait avec la population locale ». Une maitresse 
d'ecole : les enfants « me crient a la figure que j'enseigne dans une 
ccole juive » parce qu'« il est interdit de leur faire apprendre le 
catechisme et qu'on a chassc le pretre », qu'« il n'y a que des Juifs 



78. S. Lourie, Antisemili/.m v drevnem mire [L'antisemitisme dans le monde antique]. 
Tel-Aviv, 1976, p. 8 [premiere edition : Prague, 1922] 



242 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

au Commissariat a l'Instruction publique ». Parmi les Iyceens 
(« issus de families radicales ») on ne parle que de l'« invasion 
juive ». « Les jeunes sont d'ailleurs bien plus antisemites que leurs 
aines », lesquels « ne manquent pas unc occasion dc dire... [qu' ]"ils 
ont montre leur vrai visage, Us nous ont bien fait souffrir I" » 
« Voila ce qu'est devenue la vie en Russie. » - « A la question : 
qui sont-ils, ces antisemites, - je reponds : la majorite de la popu- 
lation. » Ce mouvement est si ample que « la direction politique a 
diffuse une proclamation dans laquelle on explique pourquoi il y a 
tant de Juifs dans T administration : "Lorsque le proletariat de 
Russie a eu besoin de cadres administratifs et techniques, il n'est 
pas etonnant que les Juifs soient alles a sa rencontre, eux qui etaient 
dans 1'opposition... La presence de Juifs a des postes administratifs 
dans la nouvelle Russie est un phenomene naturel et historiquement 
inevitable, que cette Russie ait ete dirigee par les K.D., les S.-R. 
ou le proletariat". [Et si] a la place d'lvan Petrovitch Ivanov on 
trouve maintenant Aron Moisseievitch Tankelevitch, il convient de 
"se ddbarrasser"... de tout sentiment hostile ». - Soucieuse de 
defendre l'honneur du liberalisme, Kouskova enchaine : e'est vrai 
que « si la Russie avait ete dirigee par les K.D. ou les S.-R., bien 
des postes administratifs auraient ete occupes par des Juifs », mais 
« ni les K.D. ni les S.-R... n'auraient interdit l'enseignement reli- 
gieux a Tecole ni n'auraient fait tomber des teles ». - Et elle lance 
cet appel : « Cessez de vous servir de Tankelevitch pour executer 
vos basses oeuvres..., et les microbes de l'antisemitisme disparai- 
tront d'eux-memes 79 . » 

Quant a Maslov, ses propos firent l'effet d'une douche froide sur 
l'emigration juive : e'etait un S.-R. confirmed jouissant d'une excel- 
lente reputation, et voila que ce temoin direct des quatre premieres 
annees du regime sovietique declarait : « Actuellement, en Russie, 
la judeophobie sevit partout. Elle a gagne" des regions oil les Juifs 
etaient naguere presque inconnus et ou la question juive n'effleurait 
meme pas les esprits » (a Vologda, « a Arkhanguelsk, dans les villes 
de Siberie, dans TOural - partout la meme haine envers les 
Juifs sn »). Et le paysan russe ne pouvait qu'etre abasourdi par des 



79. E. Kouskova, Kto oni i kak byi '.' [Qui sonl-ils el que t'aire ?], la Tribune juive. 
1922, 19 Oct (n" 144). pp. 1-2. 

80. S. Maslov, Rossia poslc tchetyrekh let revolutsii [La Russie apres quatre ans de 
revolution], Paris. 1922. p. 41. 



LES ANNEES VINGT 243 

sorties du genre de celle-ci : a Tioumen, le commissaire a l'Approvi- 
sionnement Indenbaum (celui-la mcme qui avait pousse a la revolte 
les paysans d'Ichim), alors qu'il ne comprenait strictement rien a 
I' agriculture, donna ordre aux paysans qui n'avaient pas fourni a 
l'Etat la quantite fixee de laine de mouton, de les tondre une 
deuxieme fois a la fin de Pautomne (juste avant l'arrivee du froid, 
tant pis pour les moutons !), au motif que « la republique a un besoin 
pressant de laine » ! Maslov ne cite pas les commissaires qui 
faisaient distribuer du millet pour les semailles, voire des graines de 
tournesol grillees, ou qui menacaient d'interdire de semer du malt, 
mais on peut dire a coup sur qu'ils ne venaient pas du peuple, et 
pas non plus des « ci-devant », des nobles, - et le paysan d'en 
conclure que le pouvoir « etait aux mains des Juifs ». Meme chose 
pour les ouvriers. Dans les resolutions adressees au Kremlin par 
les ouvriers de l'Oural en fevrier-mars 1921, il etait question de 
« 1' indignation soulevee par la mainmise des Juifs sur 1' admi- 
nistration centralc et locale ». - « Le Parti communiste lui-meme est 
pris de judeophobie. » - « Bien sur, les milieux cultives ne pensent 
pas que le pouvoir est aux mains des Juifs, mais ils constatent leur 
forte presence en son sein, - une presence tout a fait dispropor- 
tionnee » par rapport a ce qu'ils representent dans la population du 
pays. Et « si des gens [non-Juifs] discutent librement entre eux de 
politique, il suffit qu'un Juif - fut-il une connaissance - se joigne a 
eux pour que tous se mettent a changer de conversation 81 ». 

Maslov essaie de comprendre : « Pourquoi cette haine generalisce 
envers les Juifs ? » - Pour lui, la raison principale en est que « de 
nombreuses couches de la population identifient le pouvoir sovi6- 
tique a eclui des Juifs. L' expression "le pouvoir des youpins" est on 
ne peut plus repandue en Russie, surtout en Ukraine et dans l'ex- 
Zone de residence, non pas comme une forme de provocation a 
Fegard du pouvoir, mais comme une definition objective de ceux 
qui le detiennent, et de leur politique. » « II faut voir la une double 
signification : premierement - le pouvoir sovietique repond aux 
desirs et aux interets des Juifs, done ceux-ci se montrent ses plus 
ardents defenseurs ; deuxiemement - le pouvoir est effectivement 
aux mains des Juifs. » - « Parmi les raisons qui expliquent [selon lui] 
cette judeophobie », Maslov cite egalement « la tres forte solidarite 



81. Ibidem, pp. 41. 42, 43, 155, 176-177. 



244 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

nationale des Juifs, forgee au long des millenaires d'une histoire 
difficile ». « Elle se manifeste tout particulierement quand il s'agit 
du recrutement des agents de 1' administration... Si celui-ci depend 
de Juifs, on peut parier a coup sur que tous les fonctionnaires investis 
de quelque responsabilite seront des Juifs », meme si cela entraine 
« la disorganisation des equipes existantes ». Et la manifestation « de 
cette meme preference a l'egard des siens prend souvent une forme 
grossiere et humiliante pour les autres ». Chez un fonctionnaire juif, 
« le pouvoir sovietique... devoile de facon plus ostentatoire ses plus 
mauvais cotes... Le vin du pouvoir agit plus fortement sur les Juifs... 
il leur monte davantage a la tete ». - « Je ne sais ou se trouve la 
source de ce phenomene », s'interroge Maslov, « peut-etre dans le 
fait que nous avons affaire a d'anciens apothicaires, d'anciens 
vendeurs de magasins ? Ou bien est-ce 1' absence de droits dont 
etaient naguere victimes les Juifs qui est cause de tout cela 82 ? » 

L'organe des sionistes a Paris, Rassvet, ecrivait en 1922 : 
r6cemment, Gorki a declare en substance que « les bolcheviks juifs 
contribuent eux-memes a la montee de l'antis6mitisme en Russie 
sovietique par leur conduite souvent deplacee. C'est la verite 
vraie ! » Et ce ne sont pas Trotski, Kamenev ou Zinoviev qui sont 
ici en cause, « ce n'est pas d'eux que parle Gorki. On peut et on 
doit parier des Juifs communistes de base, ceux qui remplissent les 
directoires et les presidiums, ceux que Ton trouve a la tete d'orga- 
nismes sovietiques de petite et moyenne importance, ceux qui, de 
par leurs fonctions, entrent en contact quotidien et permanent avec 
la population... lis occupent des situations en vue, ce qui, aux yeux 
de la population, decuple leur nombre 83 ». 

Et D. S. Pasmanik de commenter : « Nous devons avouer que de 
nombreux Juifs provoquent, par leur attitude, des factions d'antise- 
mitisme aigu » ; « tous ces goujats qui ont grossi les rangs des com- 
munistes - ces apothicaires, ces vendeurs, ces commis-voyageurs, 
ces eOidiants sans diplome, ces intellectuels rates - causent veri- 
tablement beaucoup de tort a la Russie et a la communaute juive 84 ». 

« Jamais sans doute l'hostilite envers les Juifs n'a atteint un tel 
degre d'intensite aussi bien en Russie qu'en dehors d'elle... Cette 



82. Ibidem, pp. 42, 44-45. 

83. D. S. Pasmanik*. pp. 198-199. 

84. Ibidem, pp. 198, 200. 



LES ANNEES V1NGT 245 

hostilite est alimentee par des fait patents et indiscutables - la parti- 
cipation des Juifs aux processus destructeurs qui sont en cours en 
Europe - mais aussi par l'exageration et la rumeur 85 . » - « L'anti- 
semitisme se repand de facon alarmante, il sc nourrit exclusivement 
du bolchevisme que Ton continue a identifier aux Juifs 86 . » 

En 1927, Mikhai'1 Kozakov (fusille en 1930) parle, dans une 
lettre a son frere qui se trouve a 1'etranger, du « climat de 
judeophobie qui regnc parmi les masses (hors du Parti comme au 
sein du Parti lui-meme)... Les masses laborieuses n'aiment pas les 
Juifs - ce n'est un secret pour personne 87 ». 

Choulguine aussi, apres son voyage « secret » en URSS en 1928, 
s'exprime ainsi : personne desormais ne dit plus que « l'antisemi- 
tisme est une invention du "pouvoir imperial" et que « seule la "lie 
de 1'humanite" en est infectee... Geographiquement, il s'etend de 
jour en jour, gagnant progressivement toute la Russie. Son foyer 
principal se trouve, semble-t-il, a Moscou ». Et, « pour la Russie 
proprement dite, la Grande Russie, 1'antisemitisme est un phe- 
nomene nouveau » et d'autant plus violent (dans les regions meri- 
dionales, il est traditionnellement plus rigolard, tempere par les 
blagues juives S8 ). 

Larine lui-meme cite « un slogan antijuif » (qu'il attribue a la 
propagande des Blancs) qui circulait a Moscou : « La Siberie pour 
les Russes, la Crimee pour les Juifs 89 . » 

Les autorites s'alarmerent de la situation, bien qu'avec un temps 
de retard. Des 1923, la Tribune juive fait savoir, avec une pointe 
de scepticisme, que « le Commissariat a l'lnterieur a recemment 
mis en place une commission speciale chargee de "proteger les 
Juifs contre les forces de 1' ombre" 90 ». - En 1926, Kalinine (et 
d'autres) fut interpelle a ce sujet au cours de plusieurs meetings ou 



85. C. Landau, Revolutsionnye idei v ievrei'sko'i" obchtchestvennosti [Les idees revolu- 
tionnaires dans I'opinion publique juive), RiE, p. 101. 

86. D. S. Pasmanik, Tchevo je my dobivaemsia '.' [Que cherchons-nous au juste ?J. 
RiE, p. 217. 

87. M. Kozakov, Lettre. Bibliolheque des Russes de I'etranger, fonds 1, E-60, p. 1. 

88. V. Choulguine, « Chto nam v nikh ne nravitsia... » : Ob antisemitizme v Rossii 
[« Ce qui ne nous plait pas en eux... » : sur 1'antisemitisme en Russie], Paris, 1929, 
pp. 41-43. 

89. Urine, p. 254. 

90. C. Rimsky, Pravitelstvenny antisemitizm v Sovetskoi Rossii [L'antis6mitismc du 
gouvernemenl sovi^lique], la Tribune juive, 1923, 7 sept. (n° 170), p. 3. 



246 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

par lettres. C'est aussi a ce moment-la que Larine s'attela a la 
redaction d'une 6tude de fond sur cette question : Les Juifs et I'anti- 
semitisme en URSS. 

Larine s'etait constitue une collection personnelle avec « les 
nombreux billets qu'on lui faisait parvenir lors de reunions portant 
sur l'antisemitisme » (en particulier pendant les consultations qui 
avaient lieu « au cabinet de travail du Parti dans l'un des comites 
d'arrondissement de Moscou » - autrcment dit, ceux qui y partici- 
paient etaient des communistes ou des ouvriers « sympathisants »). 
II en cite soixantc-dix, « sans rien y changer » ; en voici quelques 
uns 91 : 

- D'ou viennent les Juifs qui s'installent a Moscou ? 

- Les Juifs ont-ils mis la main sur le pouvoir ? 

- Pourquoi ne voit-on pas de Juifs dans les files d'attente ? 

- Pourquoi les Juifs qui viennent de Berditchev ou d'autres villes 
obtiennent-ils tout de suite un logement ? 

- Pourquoi les Juifs sont-ils riches, pourquoi ont-ils leurs propres 
boulangeries, etc. ? 

- Pourquoi les Juifs cherchent-ils un travail plus facile, pourquoi 
evitent-ils le labeur physique ? 

- Pourquoi les Juifs s'entraident-ils alors que les Russes ne le font 
pas ? 

- lis ne veulent pas simplement travailler, ils veulent faire carriere. 

- Pourquoi ne travaillent-ils pas dans 1' agriculture alors qu'ils en ont 
maintenant le droit ? 

- Pourquoi leur a-t-on donne" de bonnes terres en Crimee, alors que les 
Russes, on leur donne de moins bonnes terres ? 

- Pourquoi y a-t-il de l'antisemitisme seulement contre les Juifs et non 
pas... contre les autres nationalites ? ! 

- Que doit faire un agitateur politique quand il est seul face a une foule 
d'ouvriers remontes contre les Juifs et que personne ne veut entendre 
ses explications ? 

Derriere ces questions, Larine voit « la main d'une organisation 
contre-revoluttonnaire clandestine [!] qui repand des mensonges 
parmi les masses laborieuses 92 ». Comme nous le verrons plus loin, 
les « organes » en tireront les conclusions appropriees. 



91. Larine, pp. 240-244. 

92. Larine, p. 244. 



LES ANNEES VINGT 247 

Mais il commence par analyser systematiquement ce phenomene 
inattendu et a donner une reponse scientifique a la question 
suivante : « Comment a-t-il pu se faire qu'en URSS, l'antisemi- 
tisme ait pris des proportions significativcs dans des couches de la 
population ou il etait auparavant peu perceptible (les ouvriers 
d'usine, les gtudiants) 93 ? » Et il passe method iqucment en revue 
toutes ses formes. 

L'antisemitisme des intellectuels. - C'est parmi 1' intelligentsia 
que « l'antisemitisme est plus repandu qu'ailleurs ». Cependant, il 
insiste sur le fait que « le mccontentement est du... non au pour- 
centage trop eleve de Juifs », mais a leur presence meme et a la 
concurrence qu'ils font aux intellectuels russes. « La montee de 
l'antisemitisme parmi les ouvriers et les employes des villes, 
nettement perceptible en 1928, ne peut d'aucune maniere s'ex- 
pliquer par le trop grand nombre de Juifs dans les emplois 
salaries. » - Parmi « les professions exigeant une haute qualifi- 
cation, l'antisemitisme est sensible surtout dans le milieu 
medical » ; on le constate egalement parmi les ingenieurs ; tandis 
que, dans I'armee, les cadres « recoivent une formation politique 
systematique » et Ton n'y observe pas d'antisemitisme, - alors que 
« le pourcentage des Juifs... parmi les officiers de 1'Armee rouge... 
est nettement plus eleve que la moyenne nationale 94 ». 

L'antisemitisme de la bourgeoisie des villes. - « Le foyer central 
de l'antisemitisme... reside dans toutes les couches de la bour- 
geoisie urbaine ». Mais « la lutte contre l'antisemitisme bourgeois... 
se confond... avec la question de l'eradication de la bourgeoisie 
elle-meme ». Ainsi « l'antisemitisme bourgeois disparaitra quand 
disparaitra la bourgeoisie 95 ». 

L'antisemitisme dans les campagnes. - La, « nous sommes en 
passe de liquider completement la pratique de la vente du ble par 
les paysans a des commercants prives », c'est pourquoi « l'antise- 
mitisme n'a pas pris racine dans les masses paysannes, il est meme 
en diminution par rapport a la periode d'avant-guerre », - et on ne 
1'observe que dans les regions ou Ton a installe des Juifs. Mais 9a, 
c'est la faute aux koulaks et aux ex-proprietaires terriens 96 . 



93. Larine, p. 47. 

94. Larine, pp.35, 86, 108-110, 120. 

95. Larine, pp. 121, 134, 135. 

96. Larine, pp. !44, 145, 148-149. 



248 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

L'antisemitisme en milieu ouvrier. - « L'antisemitisme n'a cesse 
de progresser parmi les ouvriers au cours de ces dernieres 
annees » ; en 1 929, « personne ne doute » de son existence. II se 
manifeste aujourd'hui de facon plus frequente et intense « qu'il y 
a quelques annees ». II est particulierement r6pandu « parmi les 
elements attardes de la classe ouvriere » - les femmes et les 
ouvriers saisonniers - ; cependant, « ces dispositions d'esprit 
peuvent malheureusement etre observees parmi des couches 
beaucoup plus larges de la population ouvriere », et pas seulement 
parmi ses « elements corrompus ». Et la, il ne saurait etre question 
de concurrence economique : d'ailleurs, les Juifs ne represented 
que 2,7 % de la population ouvriere. A cela s'ajoute le fait qu'« a 
la base, les organisations professionnelles ont tente de dissimuler 
les manifestations d'antisemitisme ». Et la difficultc vient de ce que 
ces tentatives pour « dissimuler l'antisemitisme » ont ete le fait de 
« proletaires militants » - pis encore : les manifestations d'antise- 
mitisme ont ete le fait de ces memes « proletaires militants ». « II 
y a beaucoup d'antisemites parmi les membres du Komsomol et du 
Parti. » Au cours des reunions, on parle beaucoup de la « mainmisc 
des Juifs sur le pouvoir », « on dit que le pouvoir sovietique ne 
combat que la seule religion orthodoxe ». 

Antisemite, le proletariat ? Mais c'est une veritable aberration ! 
Le proletariat est a l'avant-garde du progres et de la conscience de 
classe ! Mors, ou est la cause ? ? - Trouve : il ne reste « d'autre 
moyen aux Blancs d'agir sur les masses » que l'antisemitisme ; 
desormais, « leur plan d'attaque » repose « sur les rails de l'antise- 
mitisme 97 ». La conclusion de ce raisonnement se fait, on le voit, 
de plus en plus menacante. 

Cet etrange antisemitisme, repcre dans les annees 20 par Larine, 
fut egalement identifie, des annees plus tard, par d'autres auteurs. 

S. Schwarz donne ainsi son interpretation : c'est « Pidee vulgaire 
selon laquelle les Juifs auraient ete les principaux vecteurs de la 
NEP ». Mais lui aussi pense que « le gouvernement sovietique avait 
de bonnes raisons de considerer l'antisemitisme comme une arme 
potentielle entre les mains de la contre-re volution 98 ». 



97. Lame, pp. 238-240, 244-245, 247, 248. 

98. Schwarz, pp. 8, 39. 



LES ANNEES VINGT 249 

En 1968, V. Alexandrova rencherissait encore : « Apres la guerre 
civile, l'antisemitisme se repandit presque partout, y compris dans 
des couches dc la population qui n'avaient pas ete touchees par ce 
phenomene avant la revolution". » 

Face a cette situation, il n'etait plus question de s'adonner aux 
discussions academiques, mais d'agir vite et fort. En mai 1928 eut 
lieu une reunion de Pagit-prop au cours de laquelle on se pcncha 
avec beaucoup d'attention sur la question des « mesures a prendre 
pour lutter contre l'antisemitisme ». (Conformement a une pratique 
repandue au sein du Parti, les materiaux de cette conference ne 
furent pas publies, mais adresses sous forme de circulaires internes 
aux differentes instances). La lutte contre l'antisemitisme devait 
« figurer a l'ordre du jour des reunions du Parti », etre mentionnee 
dans les conferences publiques, la presse, la radio, le cinema et les 
manuels scolaires ; il fallait se montrer intraitable avec Pantisemi- 
tisme. Enfin : « appliquer les sanctions disciplinaires les plus 
lourdes a ceux qui se rendent coupables de pratiques antis£- 
mites l0() ». - Une violente campagne de presse s'ensuivit, ainsi 
qu'en temoigne Particle « Sus aux complices de la contre-revo- 
lution ! » public dans la Pravda par Lev Sosnovski, un homme qui 
avait ses entries dans les hautes spheres du Parti : a Kiev, tel 
responsable « est un antisemite notoire », il chasse les Juifs de I'ap- 
pareil du Parti avec le soutien du Comite regional ; « les choses 
vont mal dans les etablissements d'enseignement superieur de 
Kiev... sur les murs de I'Institut d'economie on trouve des affiches 
comme celle-ci : "Cognons sur les Juifs, sauvons les Soviets" ». Et, 
tout en appelant au « renforccment de la lutte contre Pantisemi- 
tisme », Pauteur de cet article exige que soit « accentuee la 
repression contre les "vecteurs concrets" » de l'antisemitisme, ainsi 
que contre « ceux qui les protegent », - tout le monde comprenait 
parfaitement ce que ce genre de discours signifiait dans la langue 
du Guepeou 101 . 

Inspires par les theses de Larine, les militants communistes d'un 
arrondissement de Moscou deciderent de mettre la question de l'an- 
tisemitisme au programme des ecoles, tandis que le meme Larine 



99. V. Alexandrova, levrei v sovetskoi literatoure [Les Juifs dans la literature russc], 
LMJR-2. p. 290. 

100. Schwarz, pp. 83-84. 

101. La Pravda, 1928, 17 mai. 



250 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

continuait a disserter sur Les votes et methodes de la lutte contre 
l'antisemitisme. - Jusqu'a present, « il n'y a pas eu suffisamment 
de resistance de notre part », et « l'antisemitisme s'est insinue un 
peu partout » ; « dans les organisations et les cellules du Parti, l'an- 
tisemitisme n'est pas toujours traite avec la severite qui convient ». 

- C'est a tort que la presse « craint de "mettre en avant la question 
juive" (afin de ne pas "contribuer a ce que l'antisemitisme se 
repande encore davantage") », - car cela conduit a « rendre moins 
visible le combat contre les menees contre-revolutionnaircs ». L'an- 
tisemitisme doit etre range parmi « les perversions sociales », 
comme l'alcoolisme et la debauche, - or, trop souvent, nous nous 
sommes contentes d'un simple rappel a l'ordre lorsque des commu- 
nistes s'en sont rendus coupables. « Nous excluons sans hesiter du 
Parti un homme qui va a l'eglise ou se marie religieusement, alors 
que l'antisemitisme est un mal tout aussi grave, sinon plus. » - Et 
meme si les perspectives d'avenir sont globalemcnt radieuses - au 
fur et a mesure que 1'URSS s'avancera sur la voie du socialisme, 
les racines de l'antisemitisme « sovietique » seront extirpees, tout 
comme les survivanccs dcs rapports sociaux d'avant la revolution -, 
il n'en reste pas moins qu'« il est indispensable de reprimer seve- 
rement les manifestations d'antisemitisme parmi les membres de 
l'intelligentsia, que ceux-ci soient ddja entres dans la vie active ou 
encore en formation" 12 ». 

Ah, ces inoubliables annees 20, ces annees si magnifiquement 
guerrieres - qu'en est-il reste ? Les idees sont parties en fumee, les 
paroles sont restees lettre morte. - « La propagande anti-juive en 
URSS... est de nature politique et non nationale. » - « Chez nous, 
en URSS, la propagande antijuive n'est pas sculcmcnt oricntce 
contre les Juifs, mais, indirectement, contre le pouvoir sovietique. » 
Pourquoi « indirectement » ? - l'antisemitisme est « une mobili- 
sation dissimulee contre lc pouvoir sovietique ». Et « ceux qui sont 
contre la position du pouvoir sovietique sur la question juive sont 
par consequent contre les travailleurs et pour le capitalisme ». 

- Les propos sur « "la mainmise des Juifs"... doivent etre consi- 
deres comme contre-revolutionnaires, diriges contre les fondements 
memes de la politique de la revolution proletarienne en matiere de 



102. Larine, pp. 9. 119-120, 269-270, 276-277, 280-282. 



LES ANNEES VINGT 251 

nationalites ». - II est evident que dans Ies manifestations d'antise- 
mitisme, « une partie de 1' intelligentsia joue le role de courroie 
de transmission de 1' ideologic bourgeoise (quand ce n'est pas tout 
simplement de celle des Blancs) ». II est clair qu'on a affaire a 
« une propagande systematique orchestree par des organisations 
secretes emanant de l'Armee blanche » ; « derriere la propagande 
antijuive se trouve toujours la main d'organisations clandestines 
monarchistes ». Et tout cela remonte aux « organes centraux » de 
Immigration antisovietique (« ou les banquiers juifs cotoient les 
generaux de 1'armee du tsar », tous unis) - et « a tout un systeme 
de courroies de transmission qui conduit jusqu'a nos usines », d'ou 
nous pouvons deduire que « la propagande effrenee contre les Juifs 
en URSS est une affaire de classe et non de nationalite ». - « II 
faut absolument faire comprendre aux masses que 1' agitation anti- 
juive ne vise en fait qu'a preparer la contre-revolution. II faut que 
les masses apprennent a se mefier de quiconque manifestera... des 
sympathies antisemites... II faut que les masses voient en lui ou 
bien un contre-revolutionnaire », ou bien « un intermediate... des 
organisations secretes monarchistes » (partout des complots !) ; il 
faut « que dans la conscience des masses laborieuses, le mot "anti- 
semite" devienne synonyme de "contre-revolutionnaire" m ». 

Tout est passe aux rayons X, tout est designe par son nom : 
contre-revolution, Armee blanche, monarchistes et generaux blancs, 
sans oublicr la « mcfiance envers tous ceux qui... ». 

Et, pour le cas oil quelqu'un n'aurait toujours pas bien compris, 
le tribun revolutionnairc apporte un supplement d'explication : « les 
methodes pour combattre » l'antisemitisme sont « parfaitement 
claires ». II faut d'abord organiser dans les usines des sessions 
publiques du « tribunal populaire charge des affaires liees a l'anti- 
semitisme », « informer les elements attardes, reprimer les 
elements actifs ». « II n'y a aucune raison de ne pas appliquer la 
hi de Unine IIM . » 

Or, selon cette fameuse « loi de Lenine » du 27 juillet 1918, « les 
antisemites actifs devaient etre places "hors la loi" - e'est-a-dire 
fusilles - rien que pour s'etre rendus coupables d'incitation au 



103. Urine, pp. 27, 45-46, 106, 116, 252, 254, 255, 257. 

104. Larine, pp. 138,283,288. 



252 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

pogrom », et pas seulement pour y avoir participc l0 \ La loi encou- 
rageait les Juifs a denoncer toute atteinte a leur dignite nationale. 
- Cependant, comme s'en plaint S. Schwarz, « la loi du 27 juillet » 
nc fut pas incluse ulterieurement dans le « Recucil des Lois et 
Ordonnances du gouvernement », et pas davantage dans le Code 
penal de 1922 ; et si le Code penal de 1926 consacre un article a 
« l'incitation a la haine et a la division nationale », on n'y trouve 
pas d'« articles specifiques visant les manifestations d'antisemi- 
tisme ». - Or ces reproches ne sont pas fondes. En effet, Particle 
59-7 du Code penal (« incitation a la haine et a la division nationale 
ou religieuse ») suffisait amplement a prononcer des condamnations 
qui pouvaient etre encore alourdies, en cas de desordre public, par 
la confiscation des biens et, « au cas ou les circonstances seraient 
particulierement aggravantes » (origine de classe, par exemple), par 
la peine de mort. Cet article referait aux Dispositions concernant 
les crimes contre I'Etat du 26 fevrier 1927 qui « elargissaient la 
notion d"'incitation a la haine nationale" en y incluant "la diffusion, 
la redaction ou la detention de documents ecrits" m ». 

Detention de documents ecrits ! Comme cette formulation nous 
est familiere ! On la retrouve dans notre article 58-10* cheri... 

Un grand nombre de brochures sur l'antisemitisme furent 
publiees dans les annees 1926-1930, tandis que le 19 fevrier 1929, 
« la Pravcla consacrait enfln un article en premiere page a la lutte 
contre l'antisemitisme 107 ». 

Une resolution du Comite central du Parti communiste de Bielo- 
russie indique qu'« une attention insuffisante est accordee au 
caractere contre-revolutionnaire » des manifestations d'antisemi- 
tisme, et les organes judiciaires sont invites a « renforcer encore la 
lutte contre l'antisemitisme en poursuivant non seulement ceux qui 
se sont rendus coupables d'actes concrets incitant a la haine 
nationale, mais egalement ceux qui les ont inspires 108 ». 

Toujours en 1929, le secretaire du Comite central du Komsomol, 
Rachmanov, declara que « le plus grave, dans les circonstances 



105. Larine, pp. 259, 278. 

106. Schwarz, pp. 72-73. 

107. Schwarz*, p. 32. 

108. Schwarz*. pp. 88-89. 

* Fameux article du Code p<5nal sovi6tique qui alimenta a profusion le Goulag. 



LES ANNEES VINGT 253 

actuelles, c'est l'antisemitisme cache 1 " 1 ' ». Ceux qui connaissent 
notre langue sovietique (et quel Sovietique ne la connait pas ?) 
comprendront tout de suite qu'il s'agit la de combattre des opinions 
sur la seulc base du soupcon. (Comment ne pas cvoquer ici Grigori 
Landau qui disait a propos de ses opposants juifs : Us « soup- 
connent et accusent d'antisemitisme... toutes les nationality qui 
nous entourent... Ceux qui expriment des opinions defavorables sur 
les Juifs sont considered par eux comme des antisemites declares, 
tandis que ceux qui ne le font pas - comme des antisemites 
caches ' l0 ».) 

Et, encore en 1929, un certain I. Silberman se plaignait dans les 
colonnes de L'Hebdomadaire de la Justice sovietique (n°4) que 
trop peu d'affaires liees a l'antisemitisme avaient 6te jugees au 
cours de l'annee ecoulee par les tribunaux de la region de Moscou : 
34 seulement a Moscou meme (e'est-a-dire un proces pour antise- 
mitisme tous les dix jours quelque part dans la capitale). Et n'ou- 
blions pas que ce qui s'ecrit dans 1'organe du Commissariat a la 
Justice a alors valeur d' instruction officielle. 

Le plus enrage des antisemites n'aurait pu trouver meilleur 
moyen pour que le peuplc identifie le pouvoir sovietique a celui 
des Juifs. 

On en arriva au point ou, en 1930, le Tribunal supreme de la 
RSFSR dut apporter les precisions suivantes : Particle 59-7 ne 
devait pas etre applique « en cas d'agression a l'encontre d'indi- 
vidus particuliers appartenant a des minorites nationales dans le 
contexte d'un differend personnel" 1 ». C'est dire que la machine 
judiciaire tournait deja a plein regime... 

* 

Et pendant ce temps-la, qu'advenait-il des masses de Juifs qui 
n'etaient pas « aux commandes » ? 

La Tribune juive a publie le compte rendu d'une enqucte menee 
dans les villes et bourgades du sud-ouest de la Russie : « La 
situation materielle est pratiquement desesp£r6e. Les elements les 



109. Schwarz*. pp. 90-91. 

110. G. Landau, p. 101. 

111. Schwarz*, pp. 73, 74. 



254 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

plus dynamiques et les plus adaptes sont partis ; ne sont restes que 
les families nombreuses, les personnes agees trop attachees aux 
lieux oii elles ont toujours vecu. Mais elles n'ont plus aucun 
revenu... Dans ces petits bourgs qui naguere etonnaient le visiteur 
par leurs nombreux commerces, on ne trouve plus rien. » - De quoi 
vivent leurs habitants, « sans travail, sans negoce, sans provi- 
sions ?... La plupart se nourrissent d'Amcrique... de recits sur 
rAmerique, de reves americains... Et, de fait, ils vivent pour de 
bon grace a rAmerique : grace a 1'argent et aux colis que leur 
envoient leurs parents emigres en Amerique, et les associations de 
bienfaisance amcricaines" 2 ». 

Effectivement, a Tissue de la periodc du communisme de guerre 
(1918-1920), quand etaient interdits tout commerce, tout achat 
comme toute vente, qu'etaient en vigueur requisitions et contribu- 
tions, ce furent les organisations de bienfaisance juives qui vinrent 
au secours des Juifs de Russie, a commencer par le Joint Committee 
americain, suivi par des organisations qui existaient avant la revo- 
lution et qui s'etaient repliees a Petranger, comme TORT (Asso- 
ciation pour Partisanat), 1'EKOPO (Comite juif pour PAide aux 
victimes de la guerre) ou PEKO (Association juive pour la Coloni- 
sation). En 1921-1922, des organisations caricatives juives basees 
en URSS fonctionnaient a Moscou et Petrograd. Malgre les inter- 
ventions indesirables des « sections juives » (organisations de mili- 
tants communistes juifs), « le "Joint" apporta aux Juifs un soutien 
financier et materiel important ». Pendant la premiere moitie des 
annees 20, PORT « concentra son action sur la creation en URSS 
d'entreprises artisanales et de colonies agricolcs juives dans le sud 
del'Ukraine n, ». 

Selon un recensement effectue pendant la NEP, voici quelles 
etaient les categories sociales qui constituaicnt la population juive ; 
« Les actifs representent les deux cinquiemes de l'ensemble de la 
population juive et se repartissent ainsi : employes - 28 % ; 
artisans - 21 % ; ouvriers (y compris les apprentis des artisans) 
- 19 % ; commenjants - 12 % ; paysans - 9 % ; militaires - 1 % ; 
« autres » - 10 %. Parmi les employes, « le plus fort pourcentage 
est releve dans le secteur du commerce » ; a Moscou, par exemple, 



1 12. La NEP el les Juifs. la Tribune juive, 1923, 21 sept, (n" 171), pp. 3-4. 

113. PEJ, t. 8, pp. 170, 171. 



LES ANNEES V1NGT 255 

on trouve 16 % de Juifs dans les grands trusts, 13 % dans la banque 
et le commerce de detail (la Petite Encyclopedic juive avance, elle, 
le chiffre de 30 %" 4 ), 19 % dans divers organismes sociaux, 9 % 
dans 1' administration des finances, 10 % au Soviet des deputes, 
pour ainsi dire personne dans la police. (Dans l'ex-Zone de resi- 
dence, le:» pcurcentages correspondants sont plus eleves : « jusqu'a 
62 % dans le secteur du commerce en Bielorussie, 44 % en Ukraine 
oii Ton trouve par ailleurs 71 % de Juifs parmi les professions libe- 
rates ».) Dans le meme temps, la progression du nombre de Juifs 
parmi les ouvriers de l'industrie etait beaucoup plus faible que ce 
que souhaitait le pouvoir. Pas de Juifs dans les chemins de fer ou 
les mines ; le plus souvent, on les trouve dans les metiers de l'habil- 
lement, du cuir, de rimprimerie, du bois et de 1' alimentation, ainsi 
qu'en d'autres branches de l'industrie legere. - Pour « encourager 
les ouvriers juifs a s'orienter vers l'industrie », des ecoles profes- 
sionnelles speciales furent creccs ; neanmoins, elles etaient 
financees « non par le gouverncment, mais grace au soutien 
important d' organisations juives etrangeres" 5 ». 

II ne faut pas oublier qu'on etait alors en pleine NEP, periode 
durant laquelle « les positions economiques de la population juive 
connurent un renforcement sur des bases nouvelles, sovie- 
tiques" 6 ». Moscou, 1924 : 75 % des pharmacies et des parfumeries 
sont tenues par des Juifs ; de meme 55 % des commerces de 
produits manufactures, 49 % des joailleries, 39 % des merceries, 
36 % des depots de bois de chauffage. « Arrivant dans une ville 
qu'il ne connaissait pas, le commercant juif se faisait une clientele 
en "cassant les prix" sur le marche prive" 7 . » On trouve souvent 
des Juifs parmi ceux qui se sont enrichis les premiers pendant la 
NEP. La haine qu'on leur vouait etait egalement due au fait qu'ils 
agissaient sur le terrain des institutions sovictiques, pas seulement 
sur celui du marche : de nombreuses demarches leur etaient faci- 
lities par les relations qu'ils avaient au sein de l'appareil sovie- 
tique. Parfois, ces liens parvenaient a la connaissance des autorites 
- ainsi, par exemple, lors de la celebre « affaire de la paraffine » 
(1922) dans laquelle furent impliques les dirigeants de cooperatives 



114. Ibidem, p. 186. 

115. Larine, pp. 75, 77-90, 107. 

1 16. Aronson, p. 137. 

117. Larine*. pp. 121-122. 



256 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

fictives. Comme nous l'avons vu, les annees 20 creerent des condi- 
tions tits favorablcs a l'acquisition des biens appartenant aux « ci- 
devant », en butte a toutes sortes de persecutions, notamment du 
mobilier de valeur. Ettinger note que « la majorite des nepmen ou 
nouveaux riches etait constitute de Juifs" 8 », ce qui est confirme 
par l'impressionnante liste, publi6e dans les Izvestia en 1928, de 
« ceux qui n'avaient pas paye leurs impots ou s'etaient derobes 
aux collectes" 4 ». 

Cependant, avec la fin de la NEP, les Juifs qui s'iStaient majoritai- 
rement orientes vers la finance, le commerce et l'artisanat subirent 
de plein fouct la vague des mesures anticapitalistes decrees par 
le pouvoir sovietique. Beaucoup passerent au service de l'Etat, mais 
toujours dans le domaine financier, bancaire ou commercial. De 
lourdes sanctions frappercnt le commerce prive : confiscation des 
marchandises et des biens immobiliers, privation des droits 
civiques. « Un certain nombre de commenjants juifs, cherchant a 
echapper a une imposition discriminatoire et sans cesse alourdie, 
declarerent, lors du rencensement, qu'ils n'exer?aient aucune 
activite reguliere 120 ». II n'en reste pas moins qu'au debut des 
annees 30, lors de la campagne de confiscation des valeurs en or et 
en objets prccieux, « dans les petites villes de province, presque 
tous les Juifs de sexe masculin se retrouverent dans les prisons 
du Guepeou 121 ». Jamais, meme dans leurs pires cauchemars, les 
commercants juifs n'auraient pu imaginer cela du temps des tsars. 
Beaucoup de families juives allerent s'installer dans les grandes 
villes pour eviter d'etre privees de leurs droits civiques. « En 1930, 
1' ensemble des petites villes et bourgades ne comptaient plus qu'un 
cinquieme de la population juive d'URSS 122 . » 

« Les experiences conduites par le pouvoir sovietique en matiere 
sociale et economique, les nationalisations et socialisations de 
toutes sortes ne frapperent pas seulement la bourgeoisie moyenne, 
elles priverent egalement de ressources les petits boutiquiers et les 



118. Samuel Etlinger, Russian Society and the Jews, Bulletin on Soviet and East 
European Jewish Affairs, 1970. n"5, pp. 38-39. 

119. Izvestia, 1928, 22 avril. p. 7. 

120. PEJ. t. 8, p. 187. 

121. Ibidem, p. 161. 

122. Ibidem, p. 188. 



LES ANNEES VINGT 257 

artisans m . » En province, « il n'y a rien a vendre et personne pour 
acheter » ; les commercants « ont du fermer boutique faute de fonds 
de roulement et sous la pression de l'impot » ; « les plus energiques 
ont disparu dans la nature », tandis que la masse de ceux qui sont 
restes « erre sans but dans des rues a moitie devastees, quemandant 
de l'aide, maudissant le sort, les hommes, Dicu » ; « on sent que 
les masses juives ne disposent plus d'aucune base economique 124 ». 
C'est effectivement ainsi que les choses se passerent en maints 
endroits. Au point qu'a la fin de l'annee 1929 le Soviet des 
Commissaires du peuple publia une resolution « Sur les mesures a 
prendre en faveur de la situation economique des masses juives ». 

G. Simon, un ancien emigre qui s'etait rendu en URSS a la fin 
des annees 20 en qualite de negotiant americain, avec pour mission 
de « determiner les besoins en outillage des artisans juifs », publia 
par la suite a Paris un livre au titre ironique, Les Juifs regnent en 
Russie. II y brosse un tableau de l'etat du commerce et de I'artisanat 
juifs, ecrases et demanteles par le pouvoir sovietique, tout en 
evoquant ses rencontres, ses conversations et les impressions qu'il 
en a retirees. Le sentiment general est que les choses vont au plus 
mal : « Que dire de la Russie ? Le mal, le crime sont partout, mais 
il faut se garder de la haine qui aveugle » ; « les Juifs ne sont 
proteges que par le cimetiere » ; « on parle de plus en plus d'un 
aboutissement de la revolution "a la russe", c'est-a-dire par le 
massacre des Juifs ». Un Juif bolchevique : seule la revolution nous 
sauvera des « partisans de la grandeur de la Russie payee du 
deshonneur des femmes juives et du sang des enfants juifs 
abreuvant ses sillons 125 ». 

Le celebre economiste B. Broudskous avait, des 1920, porte un 
jugement sans appel sur l'economie socialiste (il fut condamne a 
l'exil par Lenine en 1922) ; en 1928, a la fin de la NEP, il publia 
dans les Annates contempo mines un long article : « La population 
juive sous le regime communiste », dans lequel il etudiait la facon 
dont s'etait deroulee la NEP dans l'ex-Zone de residence, en 
Ukraine et en Bielorussie. 

L'importance relative de la sphere economique privee n'a fait 



123. Aronson, p. 136. 

124. La NEP et les Juifs, pp. 3-4. 

125. G. Simon, pp. 22, 159. 192, 217. 237. 



258 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

qu'y diminuer. Si lcs artisans beneficient encore de quelques droits, 
les commenjants, meme les plus modestes, sont prives de tous 
droits politiques (done de prendre part aux elections) et, par la 
meme, de leurs droits civiques. « Le combat que le pouvoir sovie- 
tique mene contre l'economie privee et ses representants se reduit 
dans une large mesure a un combat contre la population juive. » En 
effet, « a l'heure actuelle, les Juifs sont non pas seulement les seuls 
representants - ou presque - de l'economie privee dans les villes 
d' Ukraine et de Bielorussie, mais aussi de la petite elite capitaliste 
des capitales - Moscou, Petrograd, Kharkov -, au sein de laquelle... 
ils jouent un role tres significatif i:6 ». 

Broutskous subdivise la NEP en trois periodes : 1921-1923, 
1923-1925, 1925-1927. « C'est pendant les deux premieres annees 
de la NEP que l'economie privee a rencontre le moins d'obstacles 
venant du pouvoir communiste », parce que « les bolcheviks etaient 
un peu sonnes par leurs echecs sur le front economique ». - « La 
premiere reaction communiste s'est mamfestee » de la fin de 1923 
au printemps 1925. « Le commerce de gros comme celui de detail 
ont ete demanteles en 1924 sur le territoire de 1' ex-Zone de resi- 
dence ; n'y a subsiste que le petit commerce sur les marches. » 
L'artisanat « a etc frappe par les memes impots. Les requisitions 
ont prive les artisans de leurs outils de travail et de leur matiere 
premiere, celle-ci etant le plus souvent la propri6te de leurs clients 
paysans ». - « L'egalite des droits pour les Juifs n'etait plus 
desormais qu'une fiction. Plus des deux tiers d'entre eux ne dispo- 
saient pas du droit de vote. » 

De meme que « lcs partis socialistes juifs ont cultive une 
haine particuliere envers la petite-bourgeoisie juive, et consider^ 
que leur mission etait de la combattre » - de meme la Section 
juive du Parti communiste « a herite de cette mentalite ». C'est 
pourquoi, « au debut de la NEP, elle s'est sensiblement ecartee de 
la ligne politique du Parti ». La Section juive profita de la deuxieme 
periode de la NEP « pour achever l'expropriation des petits-bour- 
geois juifs, qu'elle n'avait pas eu le temps de mener a son terme » 
pendant la periode du « communisme de guerre ». Cependant, des 



126. B. Broutskous, IcvreiskoTe naselenie pod kommounistitcheskoi vlastiou [La 
population juive sous le rdgime communiste], Sovremennye sapiski, 1928, n° 36, 
pp. 511-512. 



LES ANNEES VINGT 259 

informations sur la situation pitoyable des Juifs avaient filtre dans 
la presse juive de l'etranger. Mors la Section juive « en rejeta la 
faute sur 1'Ancien Regime qui, selon elle, avait empeche les Juifs 
de se consacrer au travail productif - synonyme, pour les commu- 
nistes, de travail physique. Et, comme les Juifs persistaient encore 
a se consacrer au travail "non productif, eh bien. il ne leur restait 
plus qu'a en patir. Le regime sovi&ique n'y etait pour rien ». 

Mais, objecte Broutskous, « en realite, c'etait tout le contraire. 
Les coups portes aux petites entreprises industrielles juives, les 
difficultes toujours plus grandes rencontrees par les petits patrons 
pour entretenir des employes ou des apprentis, entratnerent la quasi- 
disparition de la classe ouvriere juive... Alors que, sous 1'Ancien 
Regime, le progres economique et le developpement des echanges 
entre la Zone de residence et le reste de la Russie avaient eu pour 
consequences la diminution du nombre des petits intermediaires 
plus ou moins inutiles et la diversification de la qualification profes- 
sionnclle des masses juives, maintenant la population juive se 
retrouvait a nouveau massivement cantonnee dans le role d'inter- 
m6diaire economique d'importance secondaire ». 

Au cours de la troisieme periode de la NEP - du printemps 1925 
h l'automne 1926 -, les artisans, les marchands ambulants « bene- 
ficierent d'avantages fiscaux significatifs », le commerce sur 
les foires fut exonere d'impots et « 1' inspection des finances invitee 
a exercer sa mission dans le cadre de la legalite » pour ce qui 
concernait les entreprises commerciales plus importantes. Au cours 
de cette periode, « le developpement rapide des echanges... profita 
a la population juive », « en premier lieu aux artisans » ; « de 
nombreux commer^ants se tournerent vers 1' achat des denrees agri- 
coles ». « On assista egalement au developpement rapide de l'in- 
dustrie legere dans les deux republiques de l'Ouest, et celle-ci se 
mit a faire concurrence a 1'industrie d'Etat pour l'achat des matieres 
premieres ». - Dans le meme temps, « en application des nouvelles 
instructions [sur les elections aux Soviets], une proportion plus 
grande de Juifs acc6da aux droits politiques et, par voie de conse- 
quence, a certains droits civiques. » 

A la fin de Tannee 1926, « la Russie etait deja entree dans la 
deuxieme phase de la reaction communiste qui se traduisit... par le 
demantelemcnt complet de la NER Ce processus debuta par 1' inter- 
diction du commerce prive des grains. Puis, cette mesure fut 



260 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

dtendue au cuir, aux oleagineux, au tabac... On ferma des moulins, 
des beurreries, des manufactures de tabac. Au cours de 1'ete 1927, 
on commenca a proceder a la fixation des prix de vente dans le 
commerce prive ». « Desormais, la plupart des artisans se retrou- 
verent sans travail, faute de matieres premieres 127 . » 

La situation des petites villes des regions occidentales dmut la 
communaute juive internationale. En 1922 (au sortir du "commu- 
nisme de guerre"), Pasmanik ecrivit non sans quelque exageration : 
« Sous le bolchevisme, les Juifs sont purement et simplement 
condamnes a disparaitre » ; le triomphe des bolcheviks a transforme 
« tous les Juifs de Russie en un troupeau de mendiants 128 ». 

Cependant, ce n'est pas cela que voulait entendre l'Occident. 
L' opinion publique - y compris les Juifs - y restait bienveillante a 
l'egard du pouvoir sovietique. Cette attitude s'explique non 
seulement par la sympathie que l'ensemble de 1' intelligentsia euro- 
peenne eprouvait envers tous les mouvements socialistes, quels 
qu'ils fussent, mais egalement, dans une tres large mesure, par le 
fait que les Juifs du monde entier, et tout particulierement ceux des 
Etats-Unis, se sentaient rassures sur le sort des Juifs de Russie, 
persuades qu'ils etaient que ceux-ci seraient bien traites par le 
pouvoir sovietique et que, desormais, nul pogrom ne les menacait. 
De son cote, la propagande sovietique s'employait habilement a 
magnifier encore et encore la prosperitd et les perspectives ouvertes 
aux Juifs. 

Ce sentiment general de sympathie permettait aux dirigeants 
sovietiques d'obtenir plus facilement l'aide financiere de l'Oc- 
cident, tout particulierement celle de l'Amerique. Sans cette aide, 
ils etaient incapables de sortir du marasme economique provoque 
par le glorieux "communisme de guerre". En mars 1921, Lenine 
prononca les paroles suivantes au Congres du Parti : « Tant qu'il 
n'y a pas de revolution dans les autres pays, on mettra des dizaines 
d'annees a s'en sortir, et c'est pourquoi il ne faut pas hesiter a 
prelever des centaines de millions, voire de milliards sur nos 
inepuisables richesses en matieres premieres, pour obtenir l'aide 
du grand capitalisme moderne l29 ». Et l'affaire fut conclue : le 



127. Ibidem, pp. 513-518. 

128. D. S. Pasmanik, pp. 194, 195. 

129. V. ttnine, (Euvres en 45 volumes [en russe], 1941-1967, t. 32. p. 201. 



LES ANNEES VINGT 261 

capitalisme moderne ne rechigna pas a grappiller un peu des 
richesses de la Russie. A l'automne 1922, la premiere banque 
sovietique internationale fut fondec - la « Roskombank », avec a 
sa tete des personnalites qui nous sont deja familieres : Olof 
Aschberg, qui avait draine vers Lenine 1'aidc internationale pendant 
toute la revolution, d'anciens banquiers du temps des tsars (Schle- 
singer, Kalachkine, Ternovski), et Marc Mei, qui aida tant les 
Soviets aux Etats-Unis ; on elabora un systeme d'echange aux 
termes duquel tous les fonds disponibles « devaient servir a l'achat 
aux Etats-Unis de biens a usage civil ». Le secretaire d'Etat 
americain eut beau protester qu'il s'agissait « d'une reconnaissance 
de facto des Soviets », on ne l'ecouta pas. De son cote, le 
professeur G. Kassel, conseiller aupres de la « Roskombank », eut 
cette formule : « II ne serait pas raisonnable d'abandonner la Russie 
a son destin, compte tenu des ressources dont elle dispose 130 . » 

Et ce fut l'arrivee en URSS des premiers concessionnaires - tant 
attendus, tant desires par les Soviets ! - avec, parmi eux, le favori 
de Lenine, Annand Hammer. Des 1921, « il est dans 1'Oural... ou 
il decide de contribuer a la renaissance de l'industrie de cette 
region » ; il obtient la concession des gisements d'amiante d'Ala- 
pai'evsk. Dans une note du 14 octobre 1921 adressee aux membres 
du Comite central, Lenine annonce que le pere de Hammer « donne 
un million de pouds* de blc aux ouvriers de 1'Oural a des condi- 
tions tres avantageuses, et se charge de revendre les productions 
precieuses de I'Oural en Amcrique 1 " ». Plus tard, en echange de 
livraisons de crayons aux Soviets, Hammer exporta sans vergogne 
les tresors des collections imperiales. (II retourna frequemment a 
Moscou, sous Staline comme sous Khrouchtchev, et continua a 
emporter par cargos entiers des icones, des tableaux, de la porce- 
laine, des pieces d'orfevrerie de Faberge.) 

Cependant, d'importantes ressources furent distributes sur le 
territoire de l'URSS par TAmerican Relief Administration au sein 
de laquelle travaillaient de nombreux Juifs. « Emus par tant de 
catastrophes... ct tout particulierement par les pogroms sanglants, 



130. E. Saltern, Wall Street ct la revolution bolcheviquc (traduit de I'anglais en russe], 
Moscou, 1998. pp. 64-66, 193. 

131. V IJnine, (Euvres completes en 55 volumes, t. 53, p. 267. 

* Unpoud= 16,38 kg. 



262 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

les Juifs americains collecterent en 1921-1922 des sommes consi- 
derables... Cet argent fut depense sous l'egide de l'ARA... pour 
venir en aide aux victimes des pogroms, pour sauver les villes du 
sud de la Russie et la paysannerie de la Volga m . » 

* 

Parmi les idees les plus en vogue dans les annees 20, il faut aussi 
mentionner la colonisation juive des terres - concept qui n'emanait 
pas tant des Juifs eux-memes que de ce que le pouvoir sovietique 
avait programme a leur intention. Voici ce qu'il recouvrait : au 
cours de leur longue errance, les Juifs ont ete prives de la possibility 
de cultiver la terre et ce n'est que par necessite et contre leur gre 
qu'ils se sont adonnes a l'usure et au commerce ; desormais, ils 
peuvent enfin prendre racine, renoncer aux mauvaises habitudes 
heritees du passe" et, grace au travail productif qu'ils auront realise 
sous le ciel sovietique, dissiper toutes les legendes malveillantes 
qui circulent a leur sujet ! 

Les autorites sovietiques echafauderent cette theorie dans le but 
d'ameliorer la productivity, mais surtout pour des raisons poli- 
tiques : il fallait creer un grand courant de sympathie du cote des 
Occidentaux, mais aussi, bien plus important, en obtenir de 
1' argent... Broutskous ecrit : « Dans sa course aux credits, le 
pouvoir sovietique cherche a s'attirer la sympathie de la bour- 
geoisie etrangere, tout particulierement de la bourgeoisie juive. » 
Cependant, les dons cessercnt d'affluer des 1924, et meme 
« 1'organe principal de la bienfaisance juive americaine [le "Joint"] 
dut mettre fin a ses activites en Europe... Pour reunir a nouveau des 
sommes importantes [comme ce fut le cas avec l'ARA en 1921], il 
fallait, comme on dit aux Etats-Unis, un boom. Et e'est a la coloni- 
sation que Ton fit remplir cet office. Le grandiose projet d'une 
colonisation des terres impliquant cent mille families juives ne 
visait, semble-t-il, que des fins de propagande '■" ». - A l'automne 
1924, un Comite gouvernemental pour l'Etablissement rural des 
Travailleurs juifs fut cree, flanque d'une Union panrusse de volon- 
taires pour l'Etablissement rural des Travailleurs juifs. (Un souvenir 



1 32. B. Broutskous, p. 525. 

133. Ibidem, pp. 524-526. 



LES ANNEES VINGT 263 

d'enfance : en 1927-1928, a 1'ecole, on nous obligeait a cotiser 

- c'est-a-dire a demander de 1' argent a nos parents - pour 1' Asso- 
ciation des Amis des enfants de... ladite Union panrusse !) Des 
associations furent creees dans de nombreux pays pour soutenir 
cette initiative. 

Les choses furent tout de suite tres claires : « Aider le pouvoir 
sovietique... a transformer [les Juifs pauvres] en paysans », voila 
« un phcnomene de portee internationale » qui permet aux ouvriers 
des autres pays de juger de « la puissance et de la solidite du 
pouvoir sovietique ». Ce projet fut activement soutenu - y compris 
sur le plan financier - par le puissant « Joint Comittee » americain. 

- Et le Jewish Chronicle de Londres ecrivit ce qui suit (16 octobre 
1925) : «On projette de remplacer la Palestine par la Crimee. A 
quoi bon envoyer les Juifs en Palestine, cette terre si peu fertile et 
qui ne justifie pas... de si grands sacrifices et un labeur si 
harassant... ? Les riches terrcs de 1' Ukraine leur sont ouvertes et les 
champs fertiles de la Crimee sourient au pauvre Juif... Moscou va 
devenir la protectrice des Juifs de Russie et peut pretendre au 
soutien moral des Juifs de tous les pays » ; de plus, « elle n'aura 
rien a dcbourser, les Juifs americains prenant sur eux toutes les 
depenses 134 . » 

La presse russe de 1' emigration comprit tout de suite la 
manoeuvre sovietique. Pierre Struve, dans la revue Vozrojdenie 
editee a Paris : « Toute cette entreprise vcut demonstrativement lier 
les Juifs - ccux de Russie comme ceux du reste du monde - au 
pouvoir communiste..., frapper definitivement les Juifs du sceau du 
communisme 1 ". » - L' editorial du Ron! de Berlin : « Le monde 
identifie suffisamment les bolcheviks aux Juifs. II faut encore les 
rendre co-responsables du sort de centaines de milliers de pauvres 
gens. On pourra alors soumettre les riches Americains a ce 
chantage : si le pouvoir sovietique s'effondre, un immense pogrom 
balaiera toutes les colonies juives qu'il aura fondees, - c'est 
pourquoi il faut soutenir le pouvoir sovietique a n'importe quel 
prix ' "'. » - Les Poslednie Novosti : « Ironie du sort - dans ce projet 
se combinent le bluff bolchevique et le punch americain » - et les 



134. Lurine*. pp. 293. 297-298. 

135. P. Struve, Proekt ievrei'skoi kolonizatsii Rossii [Le projet de colonisation juive 
de la Russie], Vozrojdenie. Paris, 1925, 25 Get (n" 145), p. 1. 

136. Rout, Berlin, 1925, 1" ocl. (n" 1469), p. I. 



264 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

Americains ont mordu a l'hame9on parce qu'ils ne comprcnnent 
rien a ce qui se passe en URSS' 37 . 

Et, de fait, l'idee d'une rehabilitation du travail de la terre par 
les Juifs souleva une vague d'esperance joyeuse dans la commu- 
nautc juive intcrnationale. En septembre 1925, « un Congres 
pangermanique... de la bourgeoisie juive, preside par le president 
dc la Reichsbank », Hjalmar Schacht, prit la decision d'apporter 
son aide au projet. En France, Leon Blum collecta des fonds pour 
envoyer des tracteurs aux nouveaux paysans juifs. A New York fut 
creee l'Association pour l'aide a 1'agriculture juive en URSS. Des 
collectes furent organisees dans de nombreux pays, y compris en 
Afrique du Sud ; tout le monde apporta sa contribution : les 
sociaux-democrates, les anarchistes, de simples ouvriers. - Et 
lorsque « le redacteur en chef du Morning Journal, Fishman, posa, 
apres bien d'autres, la question : "Est-il conforme a 1'ethique que 
les Juifs de Russie coloniscnt des terres expropriees ?" » et que le 
Jewish Chronicle eut rappele que parmi les ex-proprietaircs, « la 
plupart sont en prison, en exil ou fusilles », - c'est le president du 
« Joint » lui-meme, le grand juriste amdricain Louis Marshall, qui 
repondit, declarant que les confiscations revolutionnaires consti- 
tuaient un droit de bienfaisance m . (En fait, des les annees 1919- 
1923, « plus de 23 000 Juifs s'etablirent sur des terres expropriees 
a proximite des petites villes de l'ex-Zone de residence » ; au prin- 
temps 1923, il n'y avait plus de terres inoccupees et c'est a ce 
moment-la que « se formerent des petits groupes de Juifs desireux 
de s'installer sur les terres libres du sud de l'Ukraine" 9 ». Ce 
mouvement s'accelera a partir de 1925.) 

C'est alors qu'arriva sur le devant de la scene l'Agro-Joint inter- 
national (avec a sa tete, a cote de Marshall, le banquier germano- 
americain Paul Warburg). II passa un accord avec le Comite gou- 
vernemental pour l'Etablissement rural des Travailleurs juifs en vue 
de la livraison de tracteurs, de machines agricoles, de semences, de 
la construction de puits artesiens, de la formation aux travaux agri- 
coles de la jeunesse juive. 

En 1926, au congres de l'Association panrusse de volontaires 



137. M. Benediklov, Ievrei'skai'a kolonizatsia v SSSR [Le projet de colonisation juive 
en URSS], Poslednie novosti, 1925, 6 nov. (n u 1699), p. 2. 

138. Larine, pp. 295. 296, 300-302. 

139. PEJ, l. 8. p. 184. 



LES ANNEES VINGT 265 

pour l'Etablissement rural des Travailleurs juifs, Kalinine « s'eleva 
vigoureusement contre 1' assimilation [des Juifs sovietiques] et 
proposa un vaste programme visant a leur autonomie » (connue en 
Occident sous le nom de « Declaration de Kalinine »). « On pre- 
voyait au depart de transplanter vers le sud de 1' Ukraine et la 
Crimee environ cent mille families juives, soit pres de 20 % de la 
population juive de 1'URSS » ; on prevoyait egalement de creer 
des regions juives autonomes. (Cependant, « beaucoup de Juifs, 
quoique sans travail, refuserent de se consacrer a 1' agriculture » ; 
et « la moitie seulement des Juifs qui avaient accepte de partir se 
fixerent durablement sur leurs nouvcaux lieux d'habitation 14 " ».) 

Cependant, ce programme suscita des reactions critiques de la 
part des sionistes americains « qui voyaient dans la propagande en 
faveur de la colonisation agricole juive en Union sovietique une 
alternative au sionisme et a l'idee du retour en Israel ». L' Asso- 
ciation panrusse de volontaires pour l'Etablissement rural des 
Travailleurs juifs dut tenter de se justifier, arguant que son projet 
ne contredisait en rien la colonisation de la Palestine 141 . 

C'est en Crimee que Ton placait ie plus d'espoirs. Le projet 
prevoyait d'attribuer a la colonisation juive 455 000 hectares en 
Ukraine et en Bielorussie, et 697 000 hectares en Crimee. « Confor- 
mement au plan decennal de transfert des Juifs en Crimee », leur 
pourcentage dans la population dcvait y passer de 8 % en 1929 a 
25 % en 1939 (on supposait que les Juifs allaient devenir plus 
nombreux que les Tatars), - et « il ne saurait y avoir d'objections 
de principe » a la constitution « d'une Republique ou d'une Region 
autonome juive de Crimee du Nord dans le cadre de la Republique 
autonome sovietique de Crimee 142 ». 

L'etablissement des Juifs en Crimee provoqua des reactions 
hostiles parmi les Tatars (« Alors, on cede la Crimee aux Juifs ? ») 
et la paysannerie locale insuffisamment pourvue de terres. Et voila, 
comme l'ecrit Larine, que « toutes sortes de fables malveillantes se 
repandent dans le pays (on fait cadeau des meilleures terres aux 
Juifs, on lese les autres, le pouvoir accorde ses faveurs aux seuls 
colons juifs, etc.) ». - Au point que le president du Comite central 



140. Ibidem, pp. 185, 188. 

141. Ibidem, t. 6, pp. 139-140. 

142. Larine, pp. 74. 174, 175, 308. 



266 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

ex£cutif de la Republique de Crimee, Veli Ibraimov, publia une 
interview dans un journal de Simferopol, La Crimee rouge (26 sep- 
tembre 1926), que Larine ne cite pas mais qu'il qualifie d'« i na- 
tation au pogrom », de manifestation de « chauvinisme bourgeois 
haineux » ; Ibraimov s'etait en outre rendu coupable de divulgation 
de documents officiels qui « ne devaient pas encore etre rendus 
publics ». Larine denonga 1' affaire aux autorites superieures (ce 
dont il se vante dans son livre), a la suite de quoi Ibraimov fut 
« destitue puis fusille », et la colonisation juive reprit de plus belle. 
Detail qui eclaire sur les methodes communistes : ibraimov ne fut 
pas jug6 pour des raisons politiques, mais pour ses « relations avec 
une organisation de koulaks et de bandits », autrement dit pour pur 
et simple banditisme l4 -\ Le vice-president du Comite executif, « un 
certain Moustafa », fut egalement condamne a mort pour les memes 
chefs d'accusation et fusille en compagnie d'Ibraimov 144 . 

Les rumeurs concernant les aides substantielles dont auraient 
b6neficie les colons juifs ne cessaient pas. Les autorites s'effor- 
§aient d'y mettre fin. Ouvrons un exemplaire des Izvestia de 1927 : 
« Les colons juifs recoivent une aide importante de la part des orga- 
nisations juives » (il n'est pas dit que ces organisations se trouvent 
a l'Ouest) et non du gouvcrnement, comme on l'entend dire. Pour 
faire taire ces rumeurs, le commissaire a 1'Agriculture d'Ukraine, 
Schlichter (celui-la meme, si Ton s'en souvient, qui avait fait du 
tapage a la Douma de Kiev en 1905), dut se rendre personnellement 
dans le sud de 1' Ukraine. En effet, on y colportait des bruits selon 
lesquels « les Juifs ne travaillent pas eux-memes sur les terres 
qu'on leur a attributes, mais les afferment ou les font cultiver par 
d'autres », c'est-a-dire par des journaliers. Eh bien voila : « Nous 
n'avons pas constate de tels faits » ; cependant, a toutes fins utiles, 
il faut « interdire aux colons juifs d'affermer leurs terres ». A 
propos du recours au travail salarie, Schlikhter se borna a declarer 
que « nous n'avons pas releve de cas de recours au travail salarie ». 
Plus gcneralement, il faut mener « une vaste campagne dupli- 
cation pour combattre l'atmosphere deletere qui regne autour de la 
question de la colonisation juive l45 ». 



143. Larine, pp. 150-152, 233-234. 

144. Izvestia. 1928. l cr mai. p. 4. 

145. Izvestia, 1927, 13 juil, p. 4. 



LES ANNEES VINGT 267 

Dans cet article, on trouve egalement quelques chiffres : de la 
fin de I'annfe 1925 a juillet 1927, « 630 exploitations agricoles 
tenues par des Juifs » furent creees dans la region de Khersonese U( \ 
Pour l'ensemble de 1' Ukraine, «en 1927, il y avait 48 colonies 
agricoles juives... qui comptaient 35 000 personnes ». En Crimee, 
«4 463personnes... peuplaient les colonies agricoles juives l47 ». 
Au regard de ces chiffres, ['affirmation selon laquelle « les colonies 
agricoles juives comptaient, en 1928, 220 000 personnes l48 », 
semble plus que douteuse, tout comme les chiffres avances par 
Larine : 200 000 colons juifs en 1929. Pourquoi ces divergences ? 
D'autant que le meme Larine declarait en 1929 que « la part des 
Juifs dans la population rurale est insignifiante » : moins de 0,2 % 
(alors que les Juifs representaient 20 % des commercants et 2 % de 
la population globale de l'URSS) 149 . 

Mai'akovski voyait les choses ainsi : 

Par son travail obstine 

le Juif 

en Crimee 
cultive 

la terre pierreuse. 

Et pourtant, ce programme de conversion des Juifs a l'agriculture 
fut un echec. Rien n'incitait vraiment les colons a rester. Leur 
transfert (tout comme la construction de leurs habitations) avait ete 
decide a" en haut et finance par des organisations occidentales. De 
plus, l'Etat lui-meme eut recours au travail « salarie » pour faciliter 
1' installation des colons juifs : par exemple, « peu de gens savent » 
que les colonnes de tracteurs du sovkhoze Chevtchenko, en 
Ukraine, travaillerent les champs des « villages juifs avoisi- 
nants 150 ». Et en depit du fait qu'« a la fin des annees vingt et au 
debut des annees 30, deux a trois mille families juives partirent 
s'installer en Crimee », « au terme de cinq annees de travail », ce 
n'etaient pas les dix a quinze mille families prevues qui s'etaient 



146. Ibidem. 

147. PEJ. t. 2, p. 552 ; t. 4, p. 599. 

148. G. Aronson, p. 137. 

149. Larine, pp. 97-98, 236. 

150. Larine, p. 206. 



268 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

etablies en Crimee, mais « seulement cinq mille ». Raison : « le 
retour frequent des colons sur leurs anciens lieux de residence, ou 
leur depart pour les villes de Crimee ou d'autres regions de 
l'URSS l51 ». On peut comparer cette situation avec celle des 
colonies agricoles juives du xix e siecle, mais a cette difference pres 
que, desormais, « de nouvelles possibility [leur] etaient ouvertes 
dans 1'industrie » (ainsi que dans 1' administration, ce qui n'etait pas 
le cas au xix e siecle) 152 . 

Pour finir, la collectivisation 6tait desormais en route. Semion 
Dimanstein, un communiste a toute epreuve qui fut pendant de 
longues annees a la tete de la « Section juive », et qui accepta sans 
barguigner toutes les mesures prises par les Soviets au cours des 
annees 20, se fendit soudain, en 1930, afin d'en preserver les 
colonies juives, d'un article dans la presse pour « denoncer la 
collectivisation totale dans les regions dcvolues aux minorites 
nationales », « ce qui lui valut un avertissement 1 " ». Mais la collec- 
tivisation s'imposa « sans epargner les jeunes pousses de l'agri- 
culture juive 154 », « les kolkhozes juifs furent rcunis aux autres 155 » 
et le projet de colonisation agricole juive en Ukraine et en Crimee 
fut definitivement enterre. 

Neanmoins, F initiative la plus importante en ce domaine fut, 
comme on le sait, le Birobidjan, territoire situe entre deux affluents 
de 1' Amour, a la frontiere de la Chine, « d'une superficie presque 
egale a celle de la Suisse ». On en donna par la suite differentes 
descriptions. En 1956, Khrouchtchev, dans un entretien avec des 
communistes canadiens, vanta ses terres - parmi les plus fertiles, 
son climat - meridional, « bien arrose et cnsoleille », ses « rivieres 
poissonneuses », ses « immenses forets ». Le Sotsialistitcheskii 
Vestnik le decrit comme « une taiga partiellement marecageuse ' 56 ». 
V Encyclopaedia Britannica : « une plaine avec de vastes mare- 
cages, par endroits des forets marecageuses », mais aussi « des 
terres fertiles le long de TAmour 157 ». - Le projet naquit en 1927 



151. PEJ, t. 4. p. 600. 

152. PEJ, l. 2, p. 554. 

153. Ibidem, p. 354. 

154. G. Aronson, p. 137. 

155. PEJ, t. 2. p. 554. 

156. Khrouchtchev i mif o Birobidjane [Khrouchtchev et le mythe du Birobidjan]. 
Sotsialistitcheskii vestnik. New York, 1958, n""7-8, pp. 142-143. 

157. Encyclopaedia Britannica, 15 lh ed., 1981, Vol. X.. p. 817, clmn. 2. 



LES ANNEES VINGT 269 

au sein du Comite gouvernemental pour l'Etablissement rural des 
Travailleurs juifs. II s'agissait non seulement « de transformer une 
part importante de la population juive en une communaute 
compacte de paysans sedentaires » (Kalinine), mais de creer (pour 
faire piece au sionisme reactionnaire) un foyer national, une Repu- 
blique autonome juive avec une population s'elevant a au moins 
un demi-million de personnes 158 . (On ne saurait exclure une autre 
intention : creer une poche de fideles au regime sovietique dans 
une region peuplee par des Cosaques qui lui etaient hostiles.) 

Une expedition scientifique fut tout de suite envoyee au Biro- 
bidjan ; en 1928, il fut decide de proceder - avant Tarrivee massive 
des colons juifs - a des travaux prcparatoires, a rectification de 
villages (pour cela, on eut recours a la population locale ou a des 
equipes itinerantes d'ouvriers chinois ou coreens). Les habitants du 
pays (des Cosaques qui s'etaient installcs la dans les ann6es 1960- 
1980 du xrx c siecle et avaient surmonte bien des difficultes dans 
ces contrees difficiles) s'inquieterent de 1'arrivee de ces nouveaux 
venus : ils pratiquaient la culture en jachere, avaient besoin de 
beaucoup de terres et craignaient de se les voir retirer. - La 
commission mandatee par le Comite gouvernemental pour l'Eta- 
blissement rural des Travailleurs juifs « envisagea la possibility 
d'installer progressivement 35 000 families..., mais l'enquete sur le 
terrain montra que ces perspectives etaient trop optimistes ». - Le 
Comite central executif de l'URSS decida en mars 1928 d'affecter 
spccialement le Birobidjan a la colonisation juive, et les premiers 
convois de colons furent aussitot formes. C'etaient des citadins 
venant d' Ukraine et de Bielorussie, nullement prepares au travail 
de la terre 159 . (On leur promettait en cchange la restitution de leurs 
droits civiques). Le Komsomol se mela de l'affaire, des pionniers 
sillonnerent le pays, collectant des fonds pour la colonisation du 
Birobidjan. 

Ainsi expediees a la hate, toutes ces families juives se retrou- 
verent a leur arrivee dans des conditions epouvantables. Elles furent 
logees dans des baraquements pres de la gare de Tikhonka (la future 
ville de Birobidjan). « Parmi les habitants de ces baraquements..., 
certains reussissent a obtenir des credits et des aides a l'installation, 



158. PEJ, t. 1, pp. 445-446. 

159. Larine, pp. 183-184. 



270 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

et ils depensent cet argent sans bouger de la ou ils sont. D'autres, 
moins adroits, sont plonges dans la misere l6 °. » « Au cours de la 
premiere annee, on n'a construit que 25 isbas, on a laboure 
seulement 125 hectares dont aucun n'a etc ensemcnce. » Et 
beaucoup ne sont pas restes : mille travailleurs arrivent au prin- 
temps 1928, mais 25 % d'entre eux repartent, dccus, des la fin du 
mois de juillet ; parmi tous ceux qui sont arrives en 1928, « plus 
de la moitie ont quitte le Birobidjan des fevrier 1929 "'' ». Entre 
1928 et 1933, 18 000 colons sont venus pour s'installer au Biro- 
bidjan alors que la population juive y atteint peniblement les six 
mille personnes ; selon d'autres sources, « en 1929, seulement 14 % 
des colons juifs prevus sont restes m » ; les autres sont rentres chez 
eux ou sont partis pour Khabarovsk et Vladivostok. 

Larine, qui s'interroge avec intelligence et passion sur la meil- 
leure facon d'organiser l'etablissement agricole des Juifs, s'insurge 
pourtant : « Tapage malsain... autour du Birobidjan... L'etablis- 
sement la-bas de millions de Juifs est une utopie... C'est tout juste 
si Ton n'a pas erige ce projet en devoir national pour les Juifs 
sovietiques ; « c'est du sionisme a l'envers », « une espece de 
populisme ». Quant aux organisations juives, elles refusercnt 
d'emblee de financer le lointain Birobidjan, considerant toute cette 
entreprise commc « trop chere et risquec 163 ». Si elles ne l'approu- 
verent pas, c'est qu'elle emanait non de la volonte des Juifs, mais 
de celle du pouvoir sovietique qui s'etait mis en tete de remodeler 
le pays de fond en comble IM . 



Des la revolution d'Octobre et jusqu'a la fin des annees 20, la 
vie des Juifs ordinaires fut profondement affectee par Taction des 
membres des Sections juives. A cote" du Commissariat a la popu- 
lation juive, rattache au Commissariat du peuple aux nationalites 
(de Janvier 1918 a 1924), une organisation juive s'etait constituee 



160. Khrouchtchev i mif o Birobidjane [Khrouchtchev el le mythe du Birobidjan], 
Sotsialistitcheskii veslnik. New York, 1958, n oi 7-8, p. 144. 

161. Larine, pp. 188, 189. 

162. PEJ, 1. 1, p.448 ; t. 8. p. 188. 

163. Larine. pp. 184, 186-189. 

164. PEJ, 1.8, p. 188. 



LES ANNEES VINGT 271 

au sein du Parti communiste. Des Sections et des Comites juifs 
furent crces en province des le printemps 1918, devancant presque 
la Section juive centrale. C'etait un milieu forme de communistes 
fanatiques, plus fanatiques que les autorites sovietiques elles- 
memes, ct parfois en avance sur elles dans leurs projets. C'est ainsi 
que, « sous la pression de la Section juive, le Commissariat a la 
population juive promulgua au debut de Pannee 1919 un decrct 
denoncant Phebreu comme "une langue reactionnaire et contre- 
revolutionnaire" et prescrivant Penseignement en langue yiddish 
dans les ecoles juives 165 ». Le Bureau central des Sections juives 
etait rattache au Comite central du Parti, et celles-ci 6taient tres 
nombreuses dans l'ex-Zone de residence. « L'objectif principal des 
Sections juives etait 1' education politique et la sovietisation de la 
population juive dans sa langue maternelle, le yiddish. » De 1924 
a 1928, « toute la sphere de Pinstruction et de la culture juives fut 
soumise aux bureaux juifs des commissariats a Pinstruction 
publique [des republiques] » ; puis ils furent supprimes « pour les 
exces qu'ils commirent a vouloir imposcr par la force la pratique 
generalisee du yiddish », et « cela ne fit que renforcer le pouvoir 
des Sections juives l66 ». 

L' action des Sections juives au cours des annees 20 fut cependant 
contradictoire. « D'un cote, une intense activite de propagande 
communiste en langue yiddish, un combat impitoyable contre le 
juda'i'sme, Penseignement juif traditionnel, les organisations juives 
independantes, les partis et mouvements politiques, le sionisme, 
Phebreu. D'un autre cote, le refus de Passimilation, le soutien a la 
langue yiddish et a sa culture, Porganisation d'un systeme d'ensei- 
gnement sovietique juif, d'une recherche scicntifique juive, Paction 
en faveur de P amelioration de la situation economique des Juifs 
sovietiques » ; et, avec tout cela, « les Sections juives adoptaient 
souvent des positions plus radicales que les organes centraux du 
Parti l67 ». 

Qui formait les rangs de cette Section juive antisioniste ? 
C'etaient « en majorite des ex-membres du Bund et des socialistes- 
territorialistcs 168 ». Ccs transfuges, ou « communistes neophytes », 



165. Ibidem, p. 146. 

166. Ibidem, pp. 165-166. 

167. PEJ, t.8, p. 166. 

168. PEJ. t. 7, p. 947. 



272 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

avaient ete nombrcux a rejoindre le Parti communiste. L'objectif de 
la Section juive etait de renforcer l'influence du communisme parmi 
les Juifs de Russie, et, a plus long terme, de creer une « nation juive 
sovictique » isolee de la communaute juive mondiale - mais, dans le 
meme temps, « Taction de la Section juive aboutit paradoxalement a 
ce que de "dispositif technique" destine a enroler les Juifs dans 
"1* edification du socialisme", elle se transforme en centre de conso- 
lidation de la specificity juive en Union sovictique ». Une scission 
se produisit ainsi au sein de la Section juive : d'un cote, les 
« partisans de 1' assimilation a marche forcee » ; de 1' autre, ceux qui 
consideraient que le travail de propagande en direction de la popu- 
lation juive, sous toutes ses formes, etait « un outil necessaire pour 
la preservation du peuple juif 161 ' ». Dans Le Livre des Juifs de 
Russie, G. Aronson constate avec satisfaction que Taction de la 
Section juive « portait malgre tout, sous la sauce proletarienne, la 
marque claire de Tidentite" nationale juive ». « Ce n'est pas un 
hasard si cette action a eu un echo et a parfois suscite la sympathie 
parmi de larges couches de la population juive en Pologne et aux 
Etats-Unis » ; 1'auteur parle meme d'une « variante du nationalisme 
juif sous Tapparence du communisme l7 " ». - Mais, en 1926, le Parti 
mit un frein aux activites de la Section juive, la transformant en 
Bureau juif. Ce dernier fut ferine en 1930 au meme titre que tous 
les autres bureaux nationaux rattaches au Parti 171 . Tout se fit 
desormais sous la seule egide du communisme. « Les Juifs de 
Russie ne disposerent desormais d'aucun moyen de s'exprimer, y 
compris en tant que communistes m . » 

On peut dire que la fin de la Section juive marque la disparition 
definitive du Bund en tant que mouvement tentant de « rendre 
possible une existence nationale specifique, fut-ce en contradiction 
avec les principes de la theorie social-democrate m ». Cependant, 
meme apres sa fermeture, nombre d'agents de la Section juive, ainsi 
que bien d'autres socialistes juifs, ne recouvrerent pas leurs esprits, 
et, faisant fi de leurs compatriotes et du reste du monde, au nom 



169. PEJ, t. 2, p. 465. 

170. G. Aronson, p. 137. 

171. PEJ, t. 2, p. 465. 

172. B. Orlov, Rossia bez ievre'i'ev [La Russie sans les Juifs], « 22 », 1988, n°60, 
161. 

173. Leonard Shapiro, p. 167. 



LES ANNEES VINGT 273 

de l'« Edification du socialisme » continuerent a travailler au sein 
de l'appareil de l'Etat et du Parti. Et c'est cela que Ton retint. 

On peut se referer aux statistiques ou citer une multitude de cas 
particuliers, une chose est sure : en ces annees-la, la vague juive 
avait largement infiltre l'appareil du pouvoir sovietique. Un pouvoir 
qui etouffait la liberte d'expression, la liberie du commerce, la 
religion, la dignite humaine. 



L'6tat de la culture juive en URSS fit I'objct, en 1923, d'un 
diagnostic tres pessimiste de la part du « groupe Biekerman- 
Pasmanik » : « La culture juive a ete mise sens dessus dessous, 
foulee aux pieds 174 ; « tous les fondements de la culture nationale 
juive ont ete ebranles, toutes nos valeurs sacrees ont ete melangees 
a la boue l75 ». En 1922, S. Doubnov formulait un jugement 
semblable, parlant d'un « champ de ruines », du .spectacle « de 
puissances ttmebreuses et sauvages s'employant a detruire les 
derniers vestiges d'une culture 17 ' 1 ». 

Seule l'historiographie juive fut epargnee pendant la premiere 
decennie du regime sovietique, ainsi qu'en temoignent les publica- 
tions assez nombreuses autorisees au cours de cette periode. Les 
archives de l'Etat, y compris celles du departement de la Police, 
furent ouvertes des le debut de la revolution, ce qui rendit possibles 
les recherches et les publications aussi bien sur la participation des 
Juifs au mouvement revolutionnaire que sur les pogroms et les 
proces « rituels ». La Societe historico-ethnographique juive reprit 
ses activites en 1920 et publia les « Materiaux pour 1'histoire des 
pogroms antijuifs en Russie », en deux volumes. Par la suite, « elle 
fut l'objet d'attaques de la part de la Section juive » et « entra sur la 
voie du declin », pour etre supprimee en 1929. Des revues comme 
Evreiskii Vestnik ou Evreiskaia Letopis furent interdites en 1926- 
1928. La revue de Doubnov, Evreiskaia Starina, continua de 
paraitre (meme aprcs le depart a I'etranger de celui-ci en 1922), 



174. REJ, p. 5. 

175. D. S. Pasmanik, Que cherchons-nous au juste ?, RiE, p. 214. 

176. D. S. Pasmanik*, La involution russe et les Juifs. p. 195. 



274 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

mais fut fermee en 1930. Le Musee ethnographique juif subit le 
meme sort, la meme annee 177 . 

Le destin de la culture juive dans les annees 20, c'est le dcstin 
de deux langues qui se separent : l'hebreu et le yiddish. L'hebreu 
fut combattu et interdit parce que le pouvoir voyait en lui la langue 
de la religion et du sionisme. Avant la consolidation du regime 
sovietique (en 1917-19), « plus de 180 publications en hebreu 
- livres, brochures, revues - virent le jour en Russie » (principa- 
lement a Odessa, mais aussi a Kiev et a Moscou). L'idee que « le 
destin de l'hebreu est lie & celui de la revolution communiste triom- 
phante » parvint a se maintenir au debut des annees 20 « parmi des 
jeunes gens qui tenterent de "creer une tribune litteraire revolution- 
naire sous l'etendard de laquelle auraient pu s'unir les jeunes forces 
crcatrices de la communautc juive mondiale" l7s ». II n'cmpeche 
que « la Section juive insista pour que le Commissariat a la popu- 
lation juive » declare l'hdbreu « langue reactionnaire », et, des 
1919, le Commissariat h 1'Instruction publique « interdit son ensei- 
gnement dans tous les etablissements scolaires. Les livres en hebreu 
furent progressivement retires des bibliotheques 179 ». 

Le destin qui attendait la culture en yiddish fut bien plus mouve- 
mente. Le yiddish restait la langue parlee par les masses juives. 
Notons que, d'apres le recensement de 1926, il y avait encore 73 % 
de Juifs pour « declarer que le yiddish etait leur langue mater- 
nelle IS0 » (une autre source donne 66 % m ) - autrement dit la masse 
des Juifs etait alors encore a meme de conserver sa culture en 
langue yiddish. Le pouvoir sovietique tira profit de cette situation. 
Si, au cours des premieres annees qui suivirent la revolution, les 
bolcheviks etaient nombreux a penser que les Juifs devaient se 
detourner de leur langue et de leur nationality, par la suite, le 
Commissariat a la population juive, la Section juive centrale et les 
sections juives rattachees aux commissariats a 1'Instruction 
publique des differentes republiques entreprirent de creer une 



177. PEJ, t. 2, p. 439. EJR. t. 2. p. 432 ; Orlov, op. cit„ p. 161. 

178. /. Sloutski, Soudba ivrit v Rossii [Lc destin de l'hebreu en Russie], LMJR-1, 
pp. 241-242, 246. 

179. PEJ, t. 2, p. 422. 

180. 5. Schwarz, levrei v Sovetskom Soi'ouze s natchala Vtoroi' mirovoi voi'ny (1939- 
1965) [Les Juifs en URSS depuis le debut de la Sccondc Guerre mondiale (1939-1965)], 
New York, 1966, p. 407. 

181. Lame, p. 56. 



LES ANNEES VINGT 275 

culture sovietique en yiddish. Dans les annees 20, celui-ci fut 
reconnu comme Tune des langues officielles en Bielorussie ; a 
Odessa, dans les annees 20 et meme dans les annees 30, le yiddish 
etait « la languc principale utilisee dans de nombreux organismes 
d'Etat » ; le yiddish etait employe dans les tribunaux et disposait 
de tranches horaires a la radio 1 ". 

« A partir de 1923, on assiste au developpement rapide de l*en- 
seignement scolaire en yiddish dans l'ensemble de l'URSS » (y 
compris en Grande Russie et a Moscou). A partir de 1923 (et 
jusqu'en 1930), on commence a imposer le yiddish dans les ecoles 
juives de l'ex-Zone de residence, sans tenir compte de l'avis des 
parents. En 1923, il y avait en URSS 495 ecoles ou l'enseignement 
se faisait en yiddish, et elles accueillaient 70 000 eleves ; en 1928, 
il y en avait 900, et, en 1930, 160 000 eleves etaient scolarises en 
yiddish. (Cela s'explique egalement par le fait qu'Ukrainiens et 
Bielorusses avaient a ce moment-la accede a une pleine autonomic 
culturelle et ne voulaient pas que les enfants juifs introduisent un 
element de russification ; quant aux parents juifs, ils ne voulaient 
pas que leurs enfants apprennent en ukrainien ou en bielorusse, et 
des ecoles russes il n'y en avait plus - il ne leur restait done plus 
qu'a envoyer leurs enfants dans les ecoles yiddishophones.) 
Precisons en passant que, dans ces ecoles, l'histoire juive n'ctait 
pas enseignec, elle etait remplacee par une matiere intitulee « la lutte 
des classes chez les Juifs 183 ». (De meme que dans les ecoles russes 
on n'enseignait pas l'histoire russe, ni aucune autre, d'ailleurs, mais 
seulement la « sociologie ».) Au cours des annees 20, « les 
quelques rares elements de culture juive qui etaient enseignes dans 
les ecoles sovietiques juives furent progressivement supprimes ». 
Au debut des annees 30, « le systeme de gestion relativement 
autonome des ecoles sovietiques juives fut definitivement aboli 184 ». 

A partir de 1918, des etablissements d'enseignement superieur 
furent crees pour les Juifs : l'Universite populaire juive a Moscou 
(jusqu'en 1922), et l'Universite populaire juive de Petrograd, 
transformed en 1920 en Institut juif des Connaissances superieures 
(dont l'un des createurs fut Semion Lozinski) « qui a compte parmi 



182. PEJ. t. 1, p. 326 ; t. 2. p. 465 ; t. 6, p. 125. 

183. Y. Mark. Ievreiskai'a chkola v Sovetskom SoTouze [L'iScole juive en Union sovie- 
tique], LMJR-2, pp. 235-238. 

184. PEJ. 1.8, p. 175. 



276 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

ses membres nombre d'eminents savants et dispense son ensei- 
gnement a de nombreux etudiants juifs » ; cet Institut fonctionna 
jusqu'en 1925 grace a l'aide du « Joint ». Des departements juifs 
furent ou verts dans les facultes pedagogiques de l'universite de 
Bielorussie (a partir de 1922) et de la deuxieme universite de 
Moscou (a partir de 1926). N'oublions pas non plus l'Ecole centrale 
juive du Parti ou l'enseignement etait dispense en yiddish (a partir 
de 1921). Un reseau d'etablissements d'enseignement technique fut 
egalement mis en place (plus de 40 etablissements techniques, 
industriels et agricoles) 185 . 

La culture juive continua d'exister et beneficia meme d'une aide 
substantielle, mais aux conditions fixees par le regime sovietique. 
L'histoire du peuple juif fut completement occultee au moment 
meme ou l'ecole historique et la philosophic russes etaient deman- 
telees. 

La culture juive des annees 20 est deja une culture sovietique, 
« proletarienne », mais en languc yiddish. A ce titre, elle put obtenir 
le soutien de l'Etat pour ses journaux, ses theatres. Et c'est 
pourquoi sans doute, quarante ans plus tard, Le Livre des Juifs de 
Russie porte un jugement plutot positif sur la situation de la culture 
juive en URSS dans les premieres annees du regime sovietique. 
Jusqu'aux annees 40, une section de l'Agence tel^graphique juive 
mondiale eut son bureau a Moscou - ce fut la seule agence d'infor- 
mation a ne pas faire partie de l'agence Tass - et put envoyer ses 
depcchcs a 1'ctrangcr (sous le controle de la censure sovietique, 
naturellement). II y avait aussi des journaux en yiddish : lc principal 
d'entre eux 6tait l'organe de la Section juive, Der Ernes, qui parut 
de 1920 a 1938. (Selon Dimanstein, il y avait en 1928 trente-quatre 
maisons d'edition qui publiaient en yiddish.) 

La litterature en yiddish 6tait encouragee, mais a condition 
qu'elle adopte une orientation bien precise : nier le passe historique 
juif - « avant Octobre » n'est qu'un sombre prologue a l'ere du 
bonheur et de 1'epanouissement - ; noircir tout ce qui a trait a la 
religion et voir l'« homme nouveau » dans le Juif sovietique. Cela 
parut suffisamment attrayant aux yeux de certains ecrivains juifs en 
vue, partis de Russie apres la revolution, pour qu'ils decident de 
rentrer en URSS ; c'est ce que firent, en 1925, le poete David 



185. Ibidem, pp. 177-179 ; EJR. 1. 2, pp. 195-196. 



LES ANNEES VINGT 277 

Hofstein (bien qu'« il fut toujours soupconne de "nationalisme" ») ; 
LeTb Kvitko (« il s'adapta facilement aux conditions sovietiques et 
sa production poetique fut abondante ») ; en 1926, ce fut le tour de 
Peretz Markish (« il se soumet sans difficulte aux exigences de la 
ligne du Parti ») ; en 1928, Moi'se Koulbak et Der Nistor (Pinkhos 
Kaganovitch - il se distingua ulterieurement par son roman La 
Famille Machber, « l'oeuvre la moins sovietique et la plus libre a 
avoir jamais ete produite par la litterature juive en Union sovie- 
tique ») ; en 1929, David Bergelson, qui « dut payer un lourd tribut 
a ceux qui detenaient le pouvoir » : « la revolution a le droit d'etre 
cruelle l86 ». (Ce dont il fit l'experience, ainsi que Markish et 
Kvitko, en 1952.) 

La culture « bourgeoise » en hebreu fut 6crasee. Un groupe 
d'ecrivains, avec a leur tete Kh. N. Bialik, partit pour la Palestine 
en 1921. Un autre « groupe d'ecrivains pratiquant 1' hebreu parvint 
a se maintenir jusqu'au milieu des annees 30. Leurs ceuvres 6taient 
publiees de loin en loin » dans des revues etrangeres. « Certains de 
ces ecrivains furent bientot arretes et disparurent sans laisser de 



87 



. » 



trace ; d'autres reussirent a s'extirper de 1'Union sovietique 

Pour ce qui est de la culture juive en langue russe, la Section 
juive la considerait « comme le resultat de la politique d'assimi- 
lation conduite sous l'Ancien Regime ». Au cours de la deuxieme 
moitie des annees 20, les ecrivains s'exprimant en yiddish, 
semblables en cela a tous les autres ecrivains sovietiques, se divi- 
serent en « proletaries » et « compagnons de route ». Les ecrivains 
juifs les plus importants s'integrerent a la litterature sovietique de 
langue russe 188 . (Faute de place, cette categorie ne sera pas 
examinee dans ce livre.) 

A partir de 1921, l'Etat subventionna une troupe theatrale de 
qualite, le Theatre de chambre juif, qui donnait ses representations 
en yiddish; devenue en 1925 le Theatre d'Etat juif, cette 
compagnie fit de nombreuses tournees en Europe, contribuant a 
rehausser l'autorite du regime sovietique aux yeux des Juifs du 
monde entier. Elle s'employait a tourner en ridicule les mceurs et 
la religion des petites communautes juives d'avant la revolution. 



186. Y. Mark, Litcratoura na idich v Sovetskoi Rossii [La literature en yiddish dans 
la Russie sovietique], LMJR-2, pp. 224-229. 

187. /. Sloutski, pp. 245, 247. 

188. PEL t. 8, pp. 174, 181-182. 



278 DEUX SJECLES ENSEMBLE 

L'un de ses acteurs, Mikhoels, s'y distingua tout particulierement 
et en prit la direction en 1928 l89 . 

Plus complexe est l'histoire d'une autre compagnie theatrale qui 
existait deja avant la revolution d'Octobre et jouait en h6breu, le 
Gabima. Elle beneficia du soutien de Lounatcharski, de Gorki et de 
Stanislavski, mais fut accusee par la Section juive d'etre « un 
repaire sioniste », et il fallut une intervention de Lcnine pour 
qu'elle puisse continuer d'exister. Elle obtint le statut de theatre 
d'Etat. C'etait « le dernier Tlot d'hebreu en Union sovietique, 
mais il dtait clair que ce theatre n'avait pas d'avenir 190 ». (Le 
critique dramatique A. Kugel lui reprocha de renier les moeurs et 
1'esprit juifs 191 .) En 1926, la troupe partit en tournee a l'etranger 
pour ne plus revenir, ce qui ne l'empecha pas de disparaitre peu 
apres 1 - 12 . 

A 1' oppose, le Theatre d'Etat en yiddish « provoqua un veritable 
boom de l'art dramatique juif en URSS. Au debut des annees 30, 
on comptait dix-neuf troupes professionnelles en yiddish dans le 
pays... II y avait une ecole de theatre juive a Moscou, des theatres- 
studios a Kiev et Minsk 19 ' ». Ajoutons a cela le theatre-studio Frei- 
kunet qui fonctionna a Moscou dans les annees 20. 

II convient ici d'evoquer le destin theatral posthume du mal- 
heureux Semion Iouchkcvitch, surnomme « le Gogol juif ». II 
publia en 1926 un livre intitule Episodes qui « tournait en ridicule 
l'attitude des bourgeois juifs pendant la revolution ». Iouchkcvitch 
mourut en 1927 et, un an apres, la censure sovietique interdit la 
piece de theatre qui avait ete tiree de son livre. C'etait une ceuvre 
d'orientation antibourgeoise : que vouloir de plus ? Mais « toute 
Taction se de>oule en milieu juif », dont sont raillees « la betise, la 
lachete, la cupiditc », - et la censure decida d'interdire la piece 
« par crainte de reactions judeophobes m ». 



189. G. Svet, Ievreiskii teatr v Sovietskoi Rossii [Le theatre juif en Russie sovietique], 
UR-2, pp. 266-271. 

190. PEJ, t. 9, p. 477. 

191. PEJ, t. 4, p. 616. 

192. C. Svet, pp. 273-278. 

193. PEJ, I. 8. p. 183. 

194. V. Levitina, Stoilio li sjigat svoi khram... [Fallait-il brfller son temple...], « 22 », 
1984, n n 34, p. 204. 



LES ANNEES VINGT 279 



Et pendant ce temps, dans quel etat se trouvaient les organisa- 
tions sionistes d'URSS ? Elles etaient fondamentalement inaccep- 
tables pour le pouvoir communiste, accusees de « collaboration 
avec 1' Entente », avec l'« imperialisme mondial », - mais c'est 
justement la reconnaissance internationale dont elles beneficiaient 
qui obligeait a les traiter avec une certaine retenue. En 1921, la 
Section juive leur declara « la guerre civile sur le terrain juif ». Les 
mesures prises contre le sionisme furent encore aggravees par les 
interdits qui frappaient 1'hebreu. Cependant, « la pression antisio- 
niste ne se fit pas sentir partout ni avec une force suffisante » - 
autrement dit, « les condamnations a de lourdes peines de prison et 
de deportation furent relativement rares ». Au printemps 1920, on 
arreta quelques sionistes de droite, histoire de leur faire peur, mais 
ils furent amnisties a 1' occasion du l er mai. « L' ambivalence de la 
politique du Kremlin » se fit egalement sentir au cours des negocia- 
tions avec les representants de l'Organisation sioniste mondiale 
(fevrier 1921) : Tchitcherine ne rejeta pas toutes leurs requetes, le 
pouvoir sovietique « n'etant pas encore pret a stigmatiser definiti- 
vement le sionisme », comme l'y poussait la Section juive. 
Pourtant, avec le debut de la NEP, « le relachement general de la 
pression de 1' administration permit aux groupes sionistes de 
respirer quelque peu 1 " 5 ». (II est interessant de noter que Dzerjinski 
ecrivait en 1923 : « Le programme des sionistes n'est pas 
dangereux pour nous, c'est meme plutot le contraire, je le considcre 
comme utile pour nous » ; et, en 1924 : « Nous avons des raisons 
de fond d'etre amis avec les sionistes l% . » Lesdits sionistes 
parvinrent a maintenir entre 1920 et 1924 leur Bureau central a 
Moscou (ses membres furent arretes en mars 1924, et ce n'est que 
grace a de nombreuses interventions en URSS et a l'etranger que 
leur peine de deportation en Asie centrale fut commuee en rele- 
gation 197 ). Des « 1923, il ne restait plus en Union sovietique que 
deux organisations sionistes autoris6es » : les Poalei-Tsion et la 
fraction « legale » de 1' organisation de jeunesse Gekhalouts, qui 
s'etait fixe pour but la colonisation agricole de la Palestine et s'y 



195. /. Chekhiman, Sovietskai'a Rossia, sionizm i Izrail [La Russie sovietique. le 
sionisme et Israel], LJR. pp. 321-323. 

196. PEJ, t. 8, p. 200. 

197. Ibidem, p. 201. 



280 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

preparait dans les kolkhozes d'URSS ; elle edita sa revue entre 
1924 etl926 ws . Meme l'aile gauche du parti sioniste-socialiste 
TseireV-Tsion (« La jeunesse de Sion ») adopta un ton de plus en 
plus agressif vis-a-vis des bolcheviks ; des arrestations massives, 
quoique de courte duree, s'ensuivirent, apres quoi ce Parti choisit 
la clandestinite et ne fut definitivement liquide qu'a la fin des 
annees 20. 

On peut se faire une idee de cette forme d'activite clandestine en 
suivant la trace du Parti TseireV-Tsion qui encadrait une importante 
organisation de jeunesse (Kiev, Odessa). « lis avaient pour devise : 
"Le sang juif ne doit pas servir a lubrifier les rouages de la revo- 
lution". » En ce qui concerne le pouvoir sovietique, « ils le 
reconnurent formellement, tout en appelant a la guerre contre la 
dictature du Parti communiste ». Ils prirent la Section juive pour 
cible principale de leur propagande politique. « En particulier, ils 
militerent avec beaucoup de virulence contre le transfert des Juifs 
vers les campagnes [la Crimee] », voyant la une atteinte a « leur 
specificite nationale ». Parmi ces jeunes sionistes, certains se 
retrouverent en prison. A partir de 1926, ce Parti commenca a 
decliner, puis disparut completement 199 . 

Une vague d' arrestations s'abattit sur les milieux sionistes en 
septembre-octobre 1924. Une partie d' entre leurs membres furent 
juges a huis clos et condamnes a des peines allant de trois a dix 
ans de camp. En 1925, le Comite executif central (Smidovitch), le 
Commissariat a l'lnstruction publique (Rykov) et meme le Guepeou 
(Menjinski et Deribas) assurerent les delegu6s sionistes qu'ils 
n' avaient rien contre eux « dans la mesure ou ils ne [dressaient] 
pas la population juive contre le pouvoir sovietique 2 "" ». 

En 1924, Pasmanik declara que « les sionistes, les Juifs ortho- 
doxes et les nationalistes devraient etre au premier rang de ceux 
qui combattent le pouvoir sovietique et le bolchevisme 201 ». Mais 
son appcl resta sans suite. 

Les poursuites contre les sionistes reprirent dans la scconde 
moitie des annees 20 ; la commutation des condamnations en 



198. PEJ, t. 5, p. 476 ; t. 7, p. 948. 

199. M. Heifetz, Vospominanii' groustny'i svitok [Le triste dcheveau des souvenirs], 
Jerusalem, 1996, pp. 74-79. 

200. /. Chekhlman. pp. 324-325. 

201. D.S. Pasmanik. p. 2 1 4. 



LES ANNIES VINGT 281 

possibility d'6migrer se fit de plus en plus rare. « En 1928, les 
autorites proclamerent la dissolution des Poalei-Tsion, liquiderent 
l'organisation "legale" Gekhalouts » et « fermerent les exploitations 
agricoles qui lui appartenaient. Dans le meme temps, presque tous 
les mouvemcnts sionistes clandestins furent definittvement deman- 
telds ». Le droit de quitter l'URSS « fut systematiquement reduit » 
apres 1926. Une partie des sionistes resterent en prison ou furent 
deportes 202 . 



S'il est vrai que la jeunesse juive des villes s'engagea massi- 
vement en faveur du communisme et des Soviets, la resistance qu'y 
opposerent les Juifs plus ages, religieux, ceux de l'ex-Zone de resi- 
dence, n'en fut pas moins acharnee. Le Parti, par l'intermediaire de 
la Section juive, s'imposa brutalement et pesa de tout son poids. 
«I1 faut s'etre rendu dans l'une de ces villes traditionnellement 
juives, disons Minsk ou Vitebsk, pour constater a quel point tout 
ce qu'il y avait de digne, de respectable et de respecte au sein de 
la communaute juive est desormais rabaisse, reduit a la misere, a 
1' affliction et au desespoir, pour voir les premieres places occupees 
par des gens sans morale, sans reflexion et sans scrupules 20 - 1 ». Le 
pouvoir bolchevique a provoque « de terribles ravages, tant sur le 
plan materiel que sur le plan moral... au sein de notre communaute 
aussi 204 ». - « La proliferation des bolcheviks juifs d'un cote, celle 
des nepmen juifs de 1'autre, temoigne de fagon alarmante de la 
profonde decomposition culturelle de la communaute juive. Et si le 
peuple russe ne peut esperer se gu6rir du bolchevisme qu'en 
restaurant dans la vie publique ses principes religieux et moraux, 
la pensee juive doit elle aussi ceuvrer dans le meme sens 205 . » 

Et e'est ce qu'elle fit. Mais, sur l'efficacite et les resultats de ce 
travail, les temoignages divergent. Un auteur contemporain de ces 
evenements considere que « la societe juive s'est retrouvee soit 
completement deboussolee, soit, plongee dans le plus profond 
desarroi, elle s'est detournee de ce qui se passait autour d'elle » - a 



202. PEJ, t. 7. p. 948 ; Chekhtman, pp. 325-328. 

203. /. M. Biekerman, p. 92. 

204. Ibidem, p. 53. 

205. /. Levine, levrei V revolulsii [Les Juifs dans la revolution], RiE, p. 118. 



282 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

la difference de la societe russe qui manifesta une certaine resis- 
tance, quoique « maladroitement et sans succes 206 ». « A la fin des 
annees 20 et au debut des annees 30, les Juifs se detachent en masse 
de leurs traditions 207 . » Un temoignage plus tardif (1933) indique 
qu'« au cours des vingt dernieres annees », les Juifs de Russie « se 
sont de plus en plus eloignes de leur passe, de leur esprit, de leurs 
traditions 208 ». - Quelques annees plus tard, avant la Seconde 
Guerre mondiale : « Avec l'avenement de la dictature bolchevique, 
le conflit entre p&res et fils a pris des formes particulierement 
violentes dans le milieu juif m . » 

Un demi-siecle plus tard, M. Agourski rappelait que les malheurs 
qui ont frappe les Juifs du fait de la revolution s'expliquent en 
grande partie par le fait que la jeunesse juive s'etait detournee de 
sa religion et de sa culture nationales « sous 1' influence exclusive 
de l'ideologie communistc »... « La penetration massive des Juifs 
dans toutes les spheres de la vie publique russe » et dans les spheres 
dirigeantes sovietiques pendant les vingt annees qui suivirent la 
revolution se revela non constructive et nefaste pour eux 210 . 

Pour finir, un auteur des annees 90 : « Les Juifs constituerent 
l'elite de la revolution, ils etaient dans le camp des vainqueurs. 
C'est un aspect singulier dc cette revolution russe, a la fois plurina- 
tionale et sociale. Par ailleurs, les Juifs furent soumis a un processus 
de bolchevisation politique et de sovietisation sociale : la commu- 
naute juive comme structure ethnique, religieuse et nationale, 
disparut sans laisser de trace 2 " ». 

La jeunesse juive qui s'etait jetee a corps perdu dans le bolche- 
visme etait grisee par sa nouvelle mission, par l'influence qu'elle 
exercait sur le cours des choses. Certains mirent de l'enthousiasme 
a renier leurs origines. Mais cette conversion a l'internationalisme 
et a l'atheisme le plus intransigeant ne conduisit pas a V assimilation 
que le peuple juif avait redoutee pendant des siecles, e'est-a-dire a 
1' integration a la culture dominante. Comme tous les autres jeunes, 



206. G. Landau, p. 118. 

207. PEJ, 1.8, p. 199. 

208. G. Sliosberg. Dela minouvchikh dneT : Zapiski rousskovo ievreia [Souvenirs d'un 
Juif russe), Paris, 1934, 1. 3, p. 376. 

209. S. Ivanovitch, p. 47. 

210. Jerusalem Post, 13 avril 1973 ; 7 octobrc 1979. 

211. Sonja Margolina, Das Ende der Liigen : Russland und die Juden im 20, 
Jahrhundert. Berlin, Siedler Verlag. 1992, p. 106. 



LES ANNEES VINGT 283 

d'ailleurs, ces jeunes Juifs entreprirent en fait de creer un peuple 
nouveau, le peuple sovietique. Comme le note M. Agourski, seule 
une petite minorite - parmi laquelle des gens qui etaient alles 
jusqu'a se convertir a I'orthodoxie tout en voulant conserver les 
« formes politiques du bolchevisme », tel l'avocat A. Gourovitch 
qui defendit le mctropolite Veniamine en 1922 212 -, seule cette 
minorite aspira a se fondre dans la culture russe et justifie que Ton 
parle a son propos d'assimilation. - Aujourd'hui, a propos des Juifs 
qui travaillerent « dans l'appareil du Parti et de l'Etat, dans des 
institutions economiques, scientifiques et meme militaires », Y En- 
cyclopedic juive note que « la plupart ne cachaient pas leur origine 
juive, mais adoptcrent rapidement, eux et leur famille, la culture et 
la langue russes, et leur appartenance au monde juif perdit tout 
contenu cultural 213 ». Oui, ces gens rejeterent la culture qui les avait 
formes - on etait en train de forger Yhomo sovieticus ; mais, apres 
plusieurs decennies, l'avenir montra que quelque chose de leur 
conscience nationale juive etait tout de meme reste en eux, resistant 
a l'eradication complete. 

Meme pendant les annees 20, en pleine apotheose de 1'intematio- 
nalisme, les manages mixtes (« entre Juifs et Russes ou autres non- 
Juifs ») ne representerent en moyenne que 6,3 % sur I 'ensemble du 
pays - 16,8 % en RSFSR, mais seulement 2,8 % en Bielorussie et 
4,5 % en Ukraine 214 (selon d'autres sources, on trouve pour 1' an nee 
1926 respectivement 8,5 %, 21 %, 3,2 % et 5 % 215 ). Le processus 
d'assimilation ne faisait que dcbuter. 

* 

Et la situation de la religion juive, dans tout cela ? Hostile a toute 
forme de religion, alors qu'il frappait sans pitie PEglise orthodoxe, 
le pouvoir bolchevique manifesta dans un premier temps une 
attitude plutot tolerante a l'egard de la pratique religieuse des Juifs. 
« En mars 1922, le journal Der Ernes faisait savoir que la section 
d'agitation et dc propagande politique du Comite central n'avait 
nullement l'intention d'offenser les sentiments religieux... Au cours 



212. M. Agourski, p. 114. 

213. PEJ. t. 1, p. 235. 

214. S. Pozner, MJ. p. 271 

215. Larine*, p. 304. 



284 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

des annees 20, cette tolerance ne s'etendait pas a l'orthodoxie que 
les autorites consideraient comme Tun des ennemis les plus 
dangereux du regime sovietique 216 ». II est vrai que la campagne 
de confiscation des objets de valeur appartenant a l'Eglise 
orthodoxe toucha egalement les synagogues. E. Iaroslavski publia 
dans les hvestia un article intitule « Que peut-on prendre dans les 
synagogues ? » : « Les rabbins disent souvent qu'il n'y a pas 
d'objets precieux dans les synagogues. Le plus souvent, c'est 
effectivement le cas... Habituellement, les murs sont nus. Mais les 
chandeliers a sept branches sont souvent en argent. II faut imperati- 
vement les confisquer. » II faut dire que, trois semaines auparavant, 
« on avait confisque seize objets en argent dans une synagogue », 
et dans une autre « cinquante-sept objets en argent et deux en or ». 
Iaroslavski prevoyait egalement d'instaurer un impot progressif sur 
1' achat des "bonnes" places dans les synagogues. (Mais ce projet, 
apparemment, n'eut pas de suite 217 .) 

Cependant, « la Section juive insistait aupres des hautes 
instances pour qu'elles adoptent a l'egard du judai'sme la meme 
politique qu'a regard du christianisme 2 "' ». Des 1921, a Toccasion 
du Nouvel An juif, la Section juive organisa « un proces public de 
la religion juive » a Kiev. Le Livre des Juifs de Russie evoque 
egalement d'autres « proces exemplaires » de ce genre a Vitebsk, 
Rostov, Odessa. lis se deroulaient en yiddish, et la Section juive 
faisait en sorte que le judai'sme y fut « juge » par des bolcheviks 
juifs. 

Les ecoles religieuses furent interdites par voie administrative ; 
en 1920, la section juive du Commissariat a l'lnstruction publique 
emit une circulaire sur la liquidation des heders et des yeshivat. 
« Cependant, ceux-ci continuerent a fonctionner dans la clandes- 
tinite pendant de longues annees 219 . » « II y a un grand nombre de 
ces etablissements plus ou moins illegaux. » « Malgre 1'interdiction 
de l'instruction religieuse, les annees 20 furent dans l'ensemble les 
plus favorables a la vie religieuse juive en URSS 220 . » 



216. PEJ, t. 8. p. 194. 

217. La Tribune juive*. 1922. 21 avril (n° 120), p. 7. 

218. PEJ. t. 8, p. 196. 

219. G. Svet, Ievrei'skai'a religie v Sovetskoi Rossii [La religion juive en Russie sovi6- 
tique], LJR, pp. 205-207. 

220. PEJ, t. 8, p. 194. 



LES ANNEES VINGT 285 

Bien entendu, « a la demande des travailleurs juifs », de 
nombreuses tentatives de fermeture de synagogues eurent lieu, mais 
« elles se heurterent a la resistance farouche des fideles ». Malgre 
eel a, « au cours des annees 20, on ferma les synagogues centrales 
de Vitebsk, Minsk, Gomel, Kharkov et Bobrou'fsk 221 ». La syna- 
gogue centrale de Moscou « put etrc sauvee grace a l'intervention 
du rabbin Maze aupres de Dzerjinski et Kalinine 222 » ; en 1926, 
« on ferma a Kiev la synagogue centrale pour y installer un 
theatre juif pour enfants 223 ». Mais « la majority des synagogues 
continua de fonctionner. Ainsi, en 1927, on denombrait en Ukraine 
1 034 synagogues et maisons de priere en activite », et « les syna- 
gogues etaient meme plus nombreuses a la fin des annees 20 
qu'en 1917 224 ». 

Les autorites tenterent de concocter une « Synagogue vivante » 
(sur le modele de l'« Eglisc vivante » des orthodoxes) ou « le 
portrait de Lenine etait accroche bien en vue » ; on tenta egalement 
de susciter des « rabbins rouges », des « rabbins communisants » ; 
cependant, « cette entreprise echoua, on ne reussit pas a provoquer 
de schisme parmi les fideles de la religion juive 225 ». - « L'ecra- 
sante majorite des Juifs religieux etait farouchement opposee a la 
"Synagogue vivante", e'est pourquoi les plans elabores par le 
pouvoir sovietique... se solderent par un echec complet 226 . » 

A la fin de l'annee 1930, un groupe de rabbins fut arrete. lis 
« furent liberes au bout de quinze jours et contraints de signer une 
lettre redigee par les agents du Guepeou 227 » : 1) la religion juive 
ne fait l'objet d'aucune persecution en URSS, « contrairement a ce 
qui se passait sous le regime tsariste » ; 2) pas un seul rabbin n'a 
etc fusille depuis l'avenement du regime sovietique. 

Dans les regions de peuplement juif, « on tenta d'instaurer 
comme jour ferie le dimanche ou le lundi ; la Section juive exigea 
que les ecoles fonctionnent le samedi ct que le jour de repos soit 
le dimanche ». (Mais, bientot, a partir de 1929, tous eurent a 



221. Ibidem, p. 195. 

222. C. Svei, p. 209. 

223. PEJ, t. 4, p. 257. 

224. PEJ. t. 8, p. 195. 

225. G. Svet, p. 208. 

226. PEJ, t. 8, p. 197. 

227. Ibidem, p. 198. 



286 DEUX SIECLES LNSHMBLE 

connaitre la « semaine de cinq jours » ou la « semaine de six jours » 
avec des jours de repos fluctuants - et les Chretiens perdirent leur 
dimanchc, commc les Juifs leur samedi.) Lors des fetes religieuses, 
les membres de la Section juive se dechatnaient devant les syna- 
gogues : a Odessa, « ils firent irruption dans la synagogue Brodski... 
et mangcrent dcmonstrativcmcnt du pain devant les fideles qui 
observaient le jeune ». lis organiserent egalement des journees de 
travail d'interet general (sur le modele des subbotniki et des 
voskresniki) a l'occasion du Kippour. « Quand il y avait des fetes, 
surtout au moment de la fermeture des synagogues, on procedait 
frequemment a la requisition des rouleaux de la Torah, des livres 
de priere ». - « L' importation de pain azyme en provenance de 
I'etranger... etait tantot autorisee, tantot interdite 228 » ; de plus, « a 
partir de 1929, la fabrication de celui-ci fut frappee d'une lourde 
taxe 229 ». Larine fait 6tat de l'« autorisation ahurissante » accordee 
par les autorites a I'importation de pain azyme de Koenigsberg pour 
la Paque de 1929 2, °. 

Pendant les annees 20, des ouvrages religieux purent etre 
imprimes par des entrcpriscs privees. « A Leningrad, les Hassides 
reussirent a tircr des livres de priere a plusicurs milliers d'exem- 
plaires », tandis que le rabbin de Leningrad, D. Ketsenelson, se fit 
publier par Fimprimerie de L'Agitateur rouge. Des calendriers juifs 
furent fabriques et « diffuses a des dizaines de milliers d'exem- 
plaires 211 . » Plus encore : « La communaute juive fut la seule [a 
Moscou] a obtenir l'autorisation de construire de nouvcaux edifices 
religieux au cours des annees 20 » : une deuxieme synagogue, rue 
Vycheslavtsev, et une troisieme a Tchcrkisov ; ces trois synagogues 
purent fonctionner tout au long des annees 7>Q 2n . 

Cependant, « les jeunes ecrivains et poetes juifs... consacraient 
des pages enflammees aux synagogues vides, aux rabbins sans 
auditoire, aux petits gars de province devenus des commissaires 
rouges redoutes 2 " ». 



228. C. Svei, pp. 208-209. 

229. PEJ, t. 8, p. 199. 

230. Larine, p. 285. 

231. Slouiski, p. 246. 

232. Sorok sorokov : Albom oukazatel vsckh moskovskikh tserkvei' [Toutcs les dglises 
de Moscou]. Paris, YMCA Press, 1988, t. 1, p. 13 ; Pozner, p. 271. 

233. M. Popovski, O nas - so vsei iskrennostiou [A propos de nous - en loule 
sincdrile], Novi amerikanels, 1981, 20-26 sept. (n"84), p. 7. 



LES ANNEES VINGT 287 

Mais nous connaissons aussi la fureur destructive des 
komsomols russes a la Paque orthodoxe : ils arrachaient les bougies 
des mains des fideles, jetaient par terre les gateaux pascals benits, 
puis grimpaient au sommet des coupoles pour en arracher les croix. 
Des milliers de belles eglises rdduites a des amas de pierres, des 
milliers de pretres fusilles, des milliers d'autres jetes dans les 
camps... 

En ces annees-la, nous avons tous voulu chasscr Dieu. 

Des les premieres annees du regime sovietique, les portes de la 
science et de la culture russes s'ouvrirent largement a l'intelli- 
gentsia et a la jeunesse juives - de vastes perspectives, mais 
limitees quant au contenu par le pouvoir sovietique. (Au tout debut 
de cette periode, c'est Olga Kameneva, la sceur de Trotski, qui 
regentait l'elite culturelle.) 

Des l'annee 1919, « la jeunesse juive se rua massivement » sur 
le cinema, art prise par Lenine pour « son effet de propagande 
immediat ». « Beaucoup de Juifs se retrouverent a la tete de studios, 
de directions centrales ou locales du cinema, de centres de 
formation ou d'equipes de prises de vues ». (B. Choumiatski, l'un 
des fondateurs de la Republique de Mongolie, et S. Doukclski 
furent, a divcrses periodes, a la tete de la Direction centralc de 
I' Industrie cinematographique 2 -' 4 .) Les Juifs contribuerent indubita- 
blement aux reussites du jeune cinema sovietique. V Encyclopedic 
juive cite une longue liste d'administrateurs, de metteurs en scene, 
de realisateurs, d'acteurs, de scenaristes, de critiques de cinema. 
Parmi les realisateurs, Dziga Vertov est considcre comme l'un des 
classiques du cinema sovietique, principalcment du cin6ma docu- 
mentaire : Kino-Pravda, En avant, soviet !, Symphonic du Donbass, 
Trois Chants sur Lenine™ (on sait moins que c'est lui qui dirigea 
les prises de vues de la destruction des reliques de Saint-Serge de 
Radoneje). Dans le genre « film historique documentaire », Esphir 
Choub, « en procedant a des montages tendancieux de bandes d'ac- 
tualites, realisa plusieurs longs-metrages de propagande (La Chute 



234. PEJ. I. 4, p. 275 ; EJR, t. 3, p. 439. 

235. PEJ, t. 1, p. 653. 



288 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

de la dynastie des Romanov, 1927, etc.), et, plus tard, en utilisant 
le meme procede, des films pathetiques a la gloire du commu- 
nisme ». - Tout le monde connait G. Kozintsev et L. Trauberg 
(S.V.D., La Nouvelle Babylone), S. Ioutkevitch. F. Ermler crea un 
Atelier de cinema experimental. On peut citer egalement G. Rochal 
(Gospoda Skotininy, Son Excellence - l'attentat de Girsh Lekkert), 
Y. Rai'sman (Le Bagne, La terre a soif) et d'autres. Mais la figure 
la plus importante des debuts du cinema sovietique est incontesta- 
blement Sergue'i Eisenstein. II apporta « son souffle epique, son 
sens de la grandeur monumentale des scenes de masse, sa maitrise 
du montage - rythme et intensite emotionnelle 2 ' 6 ». Mais il mit son 
talent au service de la propagande. Le retentissant succes mondial 
du Cuirasse Potemkine fut une machine de guerre en faveur des 
Soviets, mais ce film ne fait que broder sur l'histoire russe, 
exacerber la haine envers la vieille Russie en utilisant des « acces- 
soires cinematographiques » comme la bache dont on couvre la 
foule des marins avant de les fusilier (et la Terre entiere a cm que 
les choses s'etaient reellement passees ainsi), ou le « massacre » 
sur le grand escalier d' Odessa, qui est pure invention. (Plus tard, il 
fallut rendre service a Staline sur le terrain de 1' ideologic totalitaire, 
puis sur celui du nationalisme, et Einsenstein repondit toujours 
present.) 

Bien que V Encyclopedic juive ait selectionnc les artistes qui y 
figurent selon le critcre de la nationality, il nous faut redire que ce 
n'est pas ce critere qui fut decisif a l'epoque, mais le vent d'interna- 
tionalisme qui balaya les premieres annees du regime sovietique, 
chassant toute forme d'esprit national, toute tradition. La person- 
nalite qui se detache le plus dans ce contexte est un homme de 
theatre, mais proche du pouvoir - Meyerhold. II fut l'etoile du 
theatre sovietique. II eut ses admirateurs inconditionnels, mais aussi 
ses detracteurs. A. Tyrkova-Williams raconte dans ses Memoires 
qu'il brisait les auteurs comme les acteurs « par son esprit dogma- 
tique et sa secheresse » ; l'actrice Komissarjevskai'a « sentit que ses 
innovations etaient depourvucs de simplicite creatrice aussi bien 
que de clarte ethique et esthetique », il « coupait les ailes aux 
acteurs..., considerait que le cadre est plus important que le 



236. PEJ. 1. 4, pp. 276-277. 



LES ANNEES VINGT 289 

tableau 217 » ; il fut par ailleurs un adversaire acharne de Mikhail 
Boulgakov. 

Certes, l'epoque exigeait que Ton paie le prix de sa situation. 
C'est a quoi durent se resoudre et Katchalov, et Nemirovitch- 
Dantchenko, et tous les autres... parmi lesquels le talentueux 
metteur en scene A. Tai'rov-Kornblit, une celebrite de l'epoque, qui, 
en 1930, denonca dans la presse le « complot des industriels ». 

Marc Chagall emigra en 1923. Mais la plupart des peintres des 
annees 20 durent se conformer aux imperatifs de la propagande 
sovietique et plusieurs peintres juifs s'y employerent avec succes, 
a commencer par El Lissitski : voyant dans la revolution d'Octobre 
« une nouvelle ere de l'histoire de l'humanite », il « participa acti- 
vement au travail de toutes sortes de comites et de commissions, et 
dessina le premier drapeau du Comite executif central que les 
membres du gouvernement porterent sur la place Rouge en 1918 » ; 
une de ses affiches les plus celebres orna de nombreuses exposi- 
tions sovietiques a 1'etranger, des albums de propagande (« L'URSS 
edifie le socialisme », etc.) 2 ' 8 . Mais le grand favori du pouvoir 
sovietique (nombreux portraits de Lenine, de Trotski et d'autres 
hauts dignitaires, Vorochilov, Frounze, Boudienny) fut Isaac 
Brodski qui, « apres avoir execute le portrait de Staline, devint le 
portraitiste officiel du regime sovietique » en 1928 et, a partir de 
1934, fut nomme directeur de 1'Academie des beaux-arts 239 . 

« Au cours des premieres annees qui suivirent la revolution..., la 
vie musicale des Juifs se fit encore plus animee. » Au debut du 
siecle s'etait constitute en Russie, « pour la premiere fois au 
monde, une ecole musicale juive unissant les traditions nationales 
les plus profondes a la science musicale europeenne », et main- 
tenant, durant les annees 20, « les compositeurs juifs se montraient 
particulierement productifs - de nombreuses ceuvres sur des themes 
et des sujets juifs virent le jour » : par exemple l'opera La Jeunesse 
d'Abraham, de M. Gnessine, Le Cantique des cantiques de 
A. Krein, La Rhapsodic juive de son frere G. Krein. Malgre les 
limitations imposees a cette epoque par le regime sovietique, ce 
dernier put accompagner son fils pour une mission de huit ans a 



237. A. Tyrkova- Williams, Teni minouvchevo [Les ombres du passd], VM, New York, 
1990, n° 11 i. pp. 214-215. 

238. PEJ, t. 4, pp. 860-862. 

239. PEJ, t. 1, p. 547. 



290 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

Vienne et a Paris, afin que celui-ci « approfondisse ses connais- 
sances dans les domaines de la composition et de 1' interpre- 
tation 240 ». Les Juifs avaient toujours connu Ie .succes comme 
musiciens -, ils pouvaient desormais faire pleinement la 
demonstration de leur talent dans les meilleures conditions, hors de 
toute ideologic De jeunes inconnus appeles a devenir celebres 
firent leurs premieres armes au cours de cette periode. - On releve 
egalement un certain nombre de « responsables de la vie 
musicale ». Matias Sokolski-Grinberg fut « inspecteur principal de 
la musique au Commissariat a l'lnstruction publique » et redacteur 
en chef de la tres ideologique revue Musique et revolution. Plus 
tard (pendant les annees 30), Moise Grinberg, « responsable 
important de la vie musicale », dirigea les Editions musicales 
d'Etat, fut redacteur en chef de la revue La Musique sovietique, 
puis directeur des emissions musicales a la radio d'Etat 241 . II y avait 
egalement un Conservatoire juif a Odessa 242 . 

Dans le domaine de la varied, Leonid Outiossov connaissait un 
succes triomphal, repandant dans tout le pays le folklore juif 
d'Odcssa. Nombre de ses chansons a succes avaient pour auteur 
A. d'Aktil. La marche de l'Aviation sovietique fut composee par 
P. Guerman et Y. Khait (tous ceux de ma generation l'ont 
chantee 241 ). C'etaient les debuts de la chanson sovietique de masse. 

Cependant, la culture sovietique faisait l'objet d'une surveillance 
et d'un controle toujours accrus. Le Conseil scientifique d'Etat. Les 
Editions d'Etat. (Dotees de leur « commissaire politique » - en 
1922-1923, David Tchernomordikov - elles etoufferent bon 
nombre de maisons d'edition privees 244 .) Sur le meme modele, les 
Editions musicales d'Etat. La Commission d'Etat pour l'achat des 
droits d'auteur, c'est-a-dire des moyens de subsistance des artistes. 
(La surveillance politique - comme celle dont fit l'objet le directeur 
du Conservatoire de Moscou, Glazounov - sera evoquee a part.) 

Les Juifs ne firent certes que participer a la marche triomphale 
de la culture proletarienne. Mais ce climat d'euphorie et de bonne 



240. PEJ, 1. 5. pp. 541-542 ; EJR. t. 2, pp. 86-87. 

241. EJR, t. 1, p. 377. 

242. EJR. t. 2, p. 287. 

243. EJR. t. 1, pp. 288, 409. 

244. EJR, t. 3, p. 336. 



LES ANNEES VINGT 291 

conscience empecha de voir que la culture sovietique etait en train 
d'ecraser, d'etouffer la culture russe. 



Entre 1923 et 1927, Staline et Trotski se disputerent aprement le 
pouvoir. Puis ce fut Zinoviev qui pretendit avec non moins d'achar- 
nement a la premiere place dans le Parti. En 1926, bernds par 
Staline, Zinoviev et Kamenev s'allierent a Trotski (L'« Opposition 
unifiee ») - autrement dit, trois dirigeants juifs de premier plan se 
retrouverent sur le meme front. II n'est pas etonnant que Ton trouve 
un grand nombre de Juifs parmi les jeunes trotski stes de moindre 
poids politique. (C'est ce qu'indique le temoignage de A. Tchiguili, 
cite" par Agourski, qui eut plus tard plusieurs trotskistes pour 
compagnons de cellule : « Les trotskistes etaient effectivement de 
jeunes intellectuels juifs » venant pour la plupart de l'aile gauche 
du Bund 245 .) 

« L'Opposition etait consideree comme majoritairement juive », 
ce qui inquietait sericuscment Trotski. En mars 1924, il se plaignit 
a Boukharine de ce que les ouvriers de Moscou n'hesitaient pas a 
declarer ouvertcment que « les Juifs se revoltcnt » ; il aurait meme 
« recu plusieurs ccntaines de lettres a ce sujet ». Boukharine 
considera qu'il ne s'agissait la que de cas isotes. Alors « Trotski 
tenta de faire figurer la question de rantiscmitisme a l'ordre du 
jour d'une reunion du Politburo, mais personne ne lui apporta son 
soutien ». Trotski craignait par-dessus tout que Staline n'utilisat 
contre lui la carte de l'antiscmitisme. Ce qui fut partiellement le 
cas (Ouglanov, alors secretaire du comite du Parti de Moscou). Et 
lors de la dispersion (ordonnee par le meme Ouglanov) de la mani- 
festation trotskiste organisee a Moscou le 7 novembre 1 927, « on 
entendit des propos antisemites 246 ». 

Staline avait peut-etre envisage de jouer la carte de rantisemi- 
tisme contre l'« Opposition unifiee », cela pouvait sembler avan- 
tageux a court terme, - mais son incomparable flair politique 1'en 
detourna alors meme qu'il paraissait s'orienter vers cette solution. 
II comprenait que les Juifs etaient a cette epoque fort nombreux 



245. Agourski, p. 240. 

246. Ibidem, pp. 240-242. 244. 



292 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

dans le Parti (s'ils s'unissaient contre lui, cela pouvait representer 
une veritable force), ils lui etaient egalement precieux pour obtenir 
l'aide de 1'etranger, enfin il pensait avoir encore besoin pendant 
quelque temps des cadres juifs du Parti. (II ne s'est d'ailleurs jamais 
separe de son homme de main prefere, Lion Mekhlis ; ni de son 
fidele compagnon du temps de la guerre civile, Moi'se Roukhimo- 
vitch.) - Et alors meme que l'ascension de Staline s'accompagna, 
a la fin des annees 20, d'une reduction du nombre des Juifs au sein 
de l'appareil du Parti, ce n'est pas un hasard si celui-ci envoya 
Ienoukidze se faire photographier « parmi lcs delegues juifs » au 
congres des « ouvrieres et paysannes 247 ». Et ordonna a Iaroslavski 
d'ecrire dans la Pravda que « les manifestations isolees d'antisemi- 
tisme dans la lutte contre 1' Opposition » constituaient une tentative 
« d'utiliser la moindre petite fissure, la moindre petite breche » dans 
la dictature du proletariat ; « rien n'est plus bete, plus reactionnaire 
que d'expliquer les racines de 1' Opposition par l'origine nationale 
de tel ou tel opposant 248 ». - Et c'est au cours du XV C Congres, ou 
T« Opposition unifiee » fut mise en deroute, que Staline confia a 
Ordjonikidzc le soin de trailer specialement de la question nationale 
comme pour prendre la defense des Juifs. L'appareil du Parti « est 
majoritaircment compose de Russes... c'est pourquoi les bavar- 
dages sur la pretendue mainmise des Juifs sont depourvus de tout 
fondement 241 * ». Staline lui-meme declara lors du XVI C Congres, en 
1930, que « le chauvinisme russe » represente « le principal danger 
pour la question nationale ». - C'est ainsi qu'il ne mit pas en ceuvre 
son projet de « purger » l'appareil du Parti et du gouvcrnement des 
Juifs qui s'y trouvaient, mais encouragea au contraire leur pene- 
tration dans de nombreuses instances et institutions. 

Lors du XV C Congres (decembre 1927), il fallut se resoudre a 
aborder le redoutable probleme de la paysannerie : que faire de ces 
insupportables paysans qui pretendent obtenir des biens manu- 
factures en echange du grain qu'ils produisent ? C'est Molotov qui 
fut charge de prononcer le discours principal. Mais, parmi les 
autres orateurs, on trouve Schlichter et Iakovlev-Epstein, ces deux 



247. Izveslia, 1927. 13 oct., p. 2. 

248. E. Iaroslavski, Protiv antiscmitizma [Contre l'antis^mitisme], Pravda, 1927, 
12 nov. 

249. Izveslia. 1927, 11 dec., p. 1. 



LES ANNIES VINGT 293 

inoubliables fossoyeurs de la paysannerie 230 . II fallait envisager la 
guerre totale contre les paysans, et Staline ne pouvait se permettre 
de se separer de cadres experimentes ; il devait sans doute penser 
aussi que cette campagne etant massivement dirigee contre des 
populations slaves, il serait plus sur de s'appuyer sur des Juifs que 
sur des Russes. Au sein meme du Gosplan, il conserva une solide 
majoritc juive. On retrouvc naturellement Larine dans les instances 
qui concurcnt et dirigerent la collectivisation ; Leon Kritsman 
dirigea l'lnstitut agraire a partir de 1928, fut vice-president du 
Gosplan en 1931-1933, joua un role de premier plan dans la cam- 
pagne contre Kondratiev et Tcha'i'anov *. Jacob Iakovlev-Epstein prit 
la tete du Commissariat a F Agriculture. (II avait derriere lui une 
longue carriere dans l'agit-prop, mais, des 1923, au XII e Congres, 
c'est lui qui elabore le projet de plan sur la politique agricole, et 
c'est ainsi qu'en 1929 il est propulse au Commissariat a 1' Agri- 
culture 25 '. Et c'est lui qui dirigea les operations de la collectivisation, 
de la Grande Fracture, avec ses executants zeles sur le terrain. Un 
auteur d'aujourd'hui ecrit : « A la fin des annees 20, on vit pour la 
premiere fois un nombrc appreciable de communistes juifs investis 
d'un pouvoir de vie ou de mort dans les campagnes. C'est pendant 
la collectivisation que se fixa definitivement l'image du Juif comme 
ennemi implacable du paysan - jusque dans les endroits les plus 
recules ou personne n'avait jamais vu de Juif en chair et en os 252 . » 
II serait faux, bien sur, de n'expliquer cette impitoyable entre- 
prise de destruction de la paysannerie, au nom du communisme, 
que par le role qu'y joucrent les Juifs. Si Iakovlev-Epstein ne s'ctait 
pas trouve la, un Russe aurait parfaitement pu prendre le Commis- 
sariat a 1' Agriculture, l'histoire sovietique l'a abondamment 
montre. Le sens et les consequences de la dekoulakisation et de la 
collectivisation ne pouvaient se limiter au domaine socio-econo- 
mique : ce n'etait pas une masse sans visage que Ton aneantissait, 
mais des personnes concretes avec leur culture, leurs racines, leurs 
traditions - la dekoulakisation n'a pas eu seulement une ported 



250. Ibidem, 22 <tec, pp. 2-4 ; 23 dec, pp. 4, 5. 

251. EJR, t. 2, p. 93 ; t. 3, p. 497. 

252. Sonja Margolina, p. 84. 

* Specialiste d'economie agraire, arrete" en 1929, relegue" a Alma-Ata, r£arret£, 
disparait au Goulag (1888-1939?). 



294 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

sociale, mais aussi, plus profondement, une portee nationale - et 
cela etait contenu, point n'est besoin de le demontrer, dans lc projet 
communiste lui-meme. Lenine avait oriente sa strategie contre le 
peuple russe qu'il considerait comme l'obstacle principal a la 
victoire du communisme - et cette strategic fut mise en ceuvre apres 
lui avec succes. Tout au long de ces annees, le communisme a pese 
de tout son poids de cruaute sur le peuple russe. Et Ton ne peut 
que s'etonner que des esprits senses aient pu subsister dans ces 
conditions. - Plus que toute autre action menee sous l'egide du 
communisme, la collectivisation rend caduque toute theorie sur le 
caractere pr&endument « national » de la dictature « russe » de 
Staline. Quant aux dirigeants communistes juifs qui y prirent part, 
il faut se souvenir qu'ils y firent preuve de zele et de talent. Voici, 
par exemple, le temoignage d'un emigre de la troisieme vague qui 
a grandi en Ukraine : « Je me souviens de mon pere, de ma mere, 
de mes oncles, de mes tantes - quel fut leur enthousiasme a mettre 
en ceuvre la collectivisation, a ecrire des romans a sa gloire 253 ! » 
- Et voici ce qu'on pouvait lire dans les Izvestia : « II n'y a pas 
de probleme juif chez nous. II a ete resolu depuis longtemps par 
la revolution d'Octobre. Toutes les nationalites sont egales en 
droit - voila la reponse 254 ». Mais lorsque, sur le terrain, dans les 
villages, le commissaire a la dekoulakisation etait juif, le probleme 
restait entier. 

« A la fin des annees 20, ecrit Ch. Ettinger, la vie etait difficile 
en URSS, et beaucoup de gens avaient l'impression que le seul 
peuple a avoir tire benefice de la revolution, e'etaient les Juifs : ils 
occupaient des postes importants dans le gouvernement, ils repre- 
sentaient une proportion importante des etudiants, et, selon la 
rumeur, ils avaient obtenu les meilleures terres en Crimee, ils 
avaient envahi Moscou 255 . » 

Mais voila qu'un demi-siecle plus tard, en juin 1980, l'universite 
dc Columbia organisa une conference (je l'ai entendue a la radio) 
sur la situation des Juifs en URSS. Les doctes intervenants 
dresserent un tableau des conditions difficiles dans lesquelles 
vivaient les Juifs sovietiques, insistant tout particulierement sur le 



253. M. Popovski, p. 7. 

254. Izvestia, 1927, 20 aout, p. 3. 

255. S. Ettinger, pp. 38-39. 



LES ANNEES V1NGT 295 

fait que ceux-ci devaient renoncer a leurs racines, a leur foi, a lcur 
culture, et se fondrc dans un ensemble sans identite nationale, - ou 
bien emigrer. 

Et bah ! Dans les ann£es 20, c'est precisement ce que Ton 
exigeait et obtenait par la force de tous les peuples de l'Ancienne 
Russie, a cette difference pres que personne n'avait le droit 
d'6migrer. 

Ah, ces « radieuses » annees Vingt - il serait grand temps de les 
examiner lucidement ! 

Elles furent egalement marquees par des persecutions massives 
et implacables selon des criteres de classe, et celles-ci frapperent 
des enfants innocents mais que Ton tenait pour responsables de la 
vie, qu'ils n'avaient meme pas connue, menee par leurs parents, 
- or, a cette epoque, ces enfants-la, pas plus que leurs parents, 
n'etaient des Juifs. 

Tout au long des annees Vingt, lc clerge fut annihile sans pitie. 
(Inutile de preciser qu'il representait un type national faconne 
depuis de nombreuses generations.) Cette tache fut confiee a des 
sections sp6ciales du Guepeou a la tete desquelles on ne voyait pas, 
bien stir, que des Juifs, mais ou figuraient aussi des Juifs. 

Au tournant des annees 20 et 30, on assista a une vague de 
proces contre les ingenieurs formes avant la revolution ; elle mit 
a bas une profession composee essentiellement de Russes, mais 
egalement de quelques Allemands. 

On detruisit egalement les fondements et les cadres de la science 
russe dans de nombreuses disciplines - histoire, archeologie, ethno- 
logie ; les Russes ne devaient plus avoir de passe. Nous ne 
preterons a aucun des responsables de ces decisions de motivation 
nationale personnelle. (Et s'il est vrai que, parmi les membres de 
la commission qui prepara le decret portant suppression des facultes 
des Lettres dans les universites russes, on trouve les noms de 
Goikhbarg, Larine, Radek et Rotstein, on y voit egalement ceux de 
Boukharine, M. Pokrovski, Skvortsov-Stepanov, Fritche - et c'est 
Lenine qui parapha ledit decret en mars 1921.) Quant a V esprit de 
ce decret, il residait dans I'affirmation que le peuple « grand- 
russien » n'avait plus besoin ni de son histoire ni de sa langue. Au 
cours des annees 20, la notion meme d'« histoire de la Russie » fut 
abandonnee - tout cela n'avait jamais existe ! La notion de 



296 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

« Grands-Russes » fut egalement balayee : ils n'avaient jamais 
existe ! 

Tout cela est d'autant plus douloureux que nous-memes, les 
Russes, avons marche avec enthousiasme sur cette voie suicidaire. 
Et c'est justement cette periode-la, les annees 20, que Ton 
considere habitucllement comme celle de l'« epanouissement » 
d'une culture liberee du tsarisme et du capitalisme ! Le mot 
« russe » lui-meme - dire : « je suis russe » - etait per^u comme 
provocateur et contre-revolutionnaire, j'en ai fait moi-meme l'expe- 
rience quand j'etais ecolier. 

La Pravda publiait en bonne place un poeme de V. Alexan- 
drovski (un illustre inconnu, par ailleurs) : 

« La Russie ! Pourrie ? Morte ? Crevee ? 

Eh bien ! Paix a ton ame ! 

... Elle se trainait sur ses bequilles, 

Souillait ses levres de la suie des icones, 

Volait comme un corbeau au-dessus des grandes terres, 

Plongec dans son long cauchemar seculaire. 

Ho, la vieille ! Tu es aveugle et sotte 256 !... » 

Dans les colonnes de la Vetchernaia Moskva, V. Blum pouvait 
se permettre d'exiger « que Ton balaie les "ordures historiques" des 
places de nos villes » : le monument a Minine et Pojarski sur la 
place Rouge, celui dcdie au millcnairc de la Russie a Novgorod, la 
statue de saint Vladimir a Kiev, «toutes ces tonnes... de metal 
devraient depuis longtemps se trouver a la decharge ». - Tandis que 
David Zaslavski, connu pour ses palinodies politiques et son 
absence totale de vergogne, appelait a detruire les ateliers de restau- 
ration dTgor Grabar : « Nos venerables artistes-peres... travaillent 
en sous-main a unir de nouveau l'Eglise et Part 257 ! » 

Ce renoncement a soi ne tarda pas a produire ses effets sur la 
langue russe elle-meme : ecrasee par le rouleau-compresseur du 
volapuk sovietique, elle perdit sa profondeur, sa beaute, sa force 
d' expression. 

Dans Pivresse g^nerale qui regnait a cette epoque, on ne se 



256. Pravda, 1925. 13 aoOt, p. 3. 

257. Sorok sorokov..., 1. 1*. p. 15. 



LES ANNEES VINGT 297 

preoccupait pas de ces details : lc patriotisme russe n'etait-il pas 
definitivement aboli ? Mais n'oublions pas, n'oublions jamais le 
sentiment populaire. Lorsque l'ingenieur Jevalkine, issu d'une 
famille paysanne du district de Skopine, fit sauter 1'eglise du Saint- 
Sauvcur, ce n'est pas vers lui que les regards se tournerent, mais 
vers le dynamiteur en chef Kaganovitch (qui insista pour que Ton 
rasat egalement la cathcdrale de Saint-Basile-lc-Bienheureux). 
L'Eglise orthodoxe etait alors la cible d'attaques publiques menees 
par toute une bande d'« athees militants » avec a leur tete 
Gubelman-Iaroslavski. Aujourd'hui, on souligne a juste titre que 
« le peuple etait revolte par le fait que des communistes juifs parti- 
cipassent a la destruction des eglises russes 258 ». Et c'est justement 
cette participation de representants d'autres nationalites aux perse- 
cutions perpetrees contre l'Eglise orthodoxe (et, plus tard, contre le 
monde paysan) - meme si des fils de paysans russes s'en rendirent 
egalement coupables - qui frappa les esprits comme une lourde 
humiliation et se grava dans les memoires. Tout cela allait a ren- 
contre du vieux precepte russe : Si tu penetres dans une isba, n 'en 
chasse pas Dieu vers la foret. 

Selon A. Voronel, les annees 20 « furent percues par les Juifs 
comme une periode favorable a leurs interets, alors qu'elle fut 
tragique pour le peuple russe 259 ». 

II est vrai que les intellectuels de gauche occidentaux la contem- 
plaient avec encore plus de ravissemcnt, non pour des raisons natio- 
nals, bien sur, mais parce qu'ils y voyaient le triomphe du 
socialisme. Qui se souvient de l'execution, en 1930, de quarante- 
huit cadres du secteur agro-alimentaire, accuses d'avoir « organise 
la famine » (eux, et non pas Staline), « sabote » la production de 
viande, de poisson, de conserves, de legumes ? Pas moins de dix 
Juifs parmi ces malheureux. 260 . Mais comment se resoudre a ternir 
la resplendissante image du regime sovietique ? Dora Sturman, qui 
a minutieusement enquete sur cette affaire, raconte comment 
B. Broutskous s'efforca en vain de provoquer une reaction de 
protestation parmi les intellectuels occidentaux. Et il en a trouve, 
mais qui ? - des Allemands et des « gens de droite ». Albert 



258. Sonja Margolina, p. 79. 

259. A. Voronel, Trepet ioudeiskikh zabol [Le frdmissement des soucis juifs], Moscou- 
Jerusalem, 1981, p. 120. 

260. Izvestia, 1930, 22 sept., pp. 1,3-4; 25 sept., p. 1. 



298 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

Einstein commenca par donner sa signature, mais, sans rougir, la 
retira ensuite, arguant que I'« Union sovietique a accompli d'im- 
menses progres », et « 1' Europe occidentale... va bientot vous 
envier » ; quant a cette condamnation, elle ne represente « qu'un 
cas isole » et « il ne faut pas totalement exclure l'hypothese de la 
culpabilite de ces gens ». Romain Rolland observa un mutisme 
plein de dignite. Bravant la colere des communistcs, Arnold Zweig 
ne retira pas sa signature, mais declara que « e'etaient la des 
methodes dignes de l'Ancienne Russie ». Et que pouvait-on 
attendre de l'academicien Toffe qui poussa Einstein a retirer sa 
signature alors que lui-meme vivait en URSS 261 ? 

Non, l'Occident ne s'est pas mis a nous envier. Et le resultat des 
« cas isoles de ce genre », ce fut la mort de millions d'innocents. 
N'allons pas chercher a comprendre pourquoi l'opinion publique 
mondiale a oublie ces crimes. Et pourquoi, aujourd'hui encore, Ton 
n'aime guere les evoquer. 

Un mythe est en train de se former : les Juifs auraient toujours 
ete des citoyens de seconde zone sous le regime sovietique. Les 
debuts de celui-ci sont egalement designes comme une periode « oil 
les Juifs n'eurent pas encore a subir les persecutions dont ils furcnt 
victimes par la suite 262 ». 

Et bien rares sont ceux qui acceptent de reconnaitre non 
seulement la participation de Juifs aux actes perpctrcs par ce jeune 
Etat barbare, mais la virulence dont certains firent preuve : « Ce 
melange d' ignorance et d' arrogance qui, selon Hannah Arendt, 
caracterise les Juifs parvenus, on 1' observe chez la premiere gene- 
ration de l'elite politique et culturelle socialiste. L' arrogance, la 
vehemence qui accompagnaient la mise en oeuvre des decisions 
prises par les bolcheviks, comme la confiscation des biens de 
l'Eglise ou les attaques contre les « intellectuels bourgeois », ont 
effectivement « marque le regime bolchevique des annees 20 d'un 
certain style propre aux Juifs 261 ». 

Dans les annees 90, un autre auteur juif dcclarait a propos des 
annees 20 : « Dans les salles de cours des universites, e'etaient 
souvent les Juifs qui donnaient le ton, sans se rendre compte que 



261. D. Slurman, Oni vedali [Ils savaient], « 22 », 1990. n" 73. pp. 126-144. 

262. /. Zoundelevilch, Voskhojdcnie [1' Ascension], « 22 », 1983, n"29, p. 54. 

263. Sonja Margolina, pp. 144-145. 



LES ANNEES VINGT 299 

leur festin intellectuel se deroulait sur fond de destruction du peuple 
majoritaire dans le pays ». Et encore : « Pendant des decennies, les 
Juifs ont ete tiers de ceux de leurs compatriotes qui faisaient une 
brillante carriere dans la revolution, sans trop reflechir a ce que 
cette carriere avait coflte de vraies souffrances au peuple russe. » 
Et aujourd'hui : « On est frappe par I'unanimite avec laquelle mes 
compatriotes nient toute responsabilite dans l'histoire russe du 
xx e siecle 264 ». 

Des paroles comme celles-ci seraient bien salvatrices pour nos 
deux peuples si elles n'etaient si desesperement isolees... Car e'est 
la verite : au cours des annees 20, nombreux furent les Juifs qui se 
ruerent au service du Moloch bolchcvique, sans penser a ce 
malheureux pays qui allait servir de terrain a leurs experiences, 
sans songer non plus aux consequences qui allaient en resulter pour 
eux-memes. Et nombreux furent les Juifs qui, accedant aux plus 
hautes spheres du pouvoir, en vinrent a perdre le sens de la mesure : 
jusqu'ou il ne faut pas aller trop loin. 



264. G. Chourmak, Choulgin i evo apologety [Choulguine et ses apologetes], 
Novy mir, 1994, n° 1 1, p. 244. 



Chapitre 19 
DANS LES ANNEES TRENTE 



Les annees 30 en URSS furent le thdatre d'un forcing industriel 
sans precedent qui happa et broya les masses paysannes et imposa 
a la population tout entiere des formes de vie nouvelles auxquelles 
elle fut contrainte de s'adapter. A travers des sacrifices surhumains 
et en depit des nombreuses tares du systeme organisationnel sovie- 
tique, de cette epopee cruelle finit tout de meme par emerger une 
grande puissance industrielle. 

La reussite des deux premiers Plans quinquennaux ne fut 
toutefois due ni a quelque miracle spontane, ni a la seule exploi- 
tation forcee de masses ouvrieres aux mains nues : elle necessita 
d'abondantes livraisons de materiel, un outillage de pointe et la 
collaboration d'experts. Or, tout cela afflua des pays capitalistes 
d'Occident et en premier lieu des Etats-Unis. Non point, certes, a 
titre d'assistance gratuite, de genereuse donation, car les commu- 
nistes sovietiques payaient grassement en nature, - en mineraux, 
bois, matieres premieres ; ils exportaient toutes les richesses pillees 
de l'ex-empire des tsars et promettaient d'ouvrir le marche russe 
aux produits occidentaux. Ces transactions se faisaient sous 1'egide 
des magnats de la finance internationale, de Wall Street en parti- 
culier. Elles prenaient le relais des liens commerciaux inaugures au 
sein des bourses americaines pendant la guerre civile et confirmes 
par l'envoi de navires entiers charges d'or et transportant les chefs- 
d'oeuvre de l'Ermitage. 

Mais permettez ! N'avons-nous pas lu dans Marx, qui nous 1'ex- 
plique en long et en large, que les capitalistes sont les ennemis 
jures du socialisme, que d'eux ne provient jamais aucune aide, mais 



302 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

toujours une guerre sanglante et sans merci ? Eh bien, pas du tout ! 
Officiellement, sur le plan diplomatique, c'etait la non-reconnais- 
sance, mais, publiquement, et jusque dans les pages des hvestia, 
on declarait : « Lcs negociants americains sont interesses a Fex- 
tension des liens economiques avec l'URSS 1 . » Les syndicats 
americains s'elevaient contre cette extension, car ils defendaient 
leur propre marchc contre les produits fabriqu6s a bas prix par la 
main-d'ceuvre - servile - sovietique. Quant a la Chambre de 
commerce russo-americainc cr66e en ces annees-la, elle ne voulait 
pas entendre parler d'une quelconque resistance politique au 
communisme, elle ne voulait pas « melanger la politique et les 
affaires 2 ». 

L'historien americain A. Sutton, deja mentionne dans cet 
ouvrage, a pu suivre, dans les archives diplomatiques et financieres 
recemment ouvertes, les reunions entre Wall Street et les 
bolcheviks. II a montre le caractere amoral de ces liens, depuis le 
« plan Marbourg », au debut du sieele, qui s'appuyait sur l'enorme 
capital de Carnegie et dont le but etait de renforcer le pouvoir des 
financiers internationaux grace a une « socialisation » des pays du 
globe « pour le controle... et 1'instauration forcee de la paix ». Et 
Sutton de conclure : « La grande finance prefere avoir affaire a des 
Etats centralises. La communaute des banquicrs souhaite moins que 
tout une economie libre et un pouvoir decentralise » - bien au 
contraire : « La revolution et la finance internationale ne se contre- 
disent nullcment des lors que la revolution fait advcnir un pouvoir 
centralise » qui « rend les marches aisement controlables ». Autre 
point de convergence : « Les bolcheviks et les banquicrs ont une 
plateforme commune - 1' internationalisms ■' ». 

Sur ce terrain-la, le soutien « par Morgan et Rockefeller des 
entreprises collectivistes et de 1'abolition des droits individuels » 
n'a rien d'etonnant. Des arguments pour justifier ce soutien se firent 
entendre lors des Auditions au Senat americain : « Pourquoi une 
grande puissance industrielle comme l'Amerique devrait-elle 
souhaiter la creation d'un grand rival industriel apte a lui faire 
concurrence 4 ? » Parce qu'avec un regime totalitaire qui a 



1. lzvestia, 22 janv. 1928, p. 1. 

2. Ibidem, 26 janv., p. 3. 

3. A. Sutton, Wall Street et la revolution bolchevique, op. cit., pp. 210, 212. 

4. Ibidem, pp.214, 215. 



DANS LES ANNEES TRENTE 303 

centralise son economie, devenue impuissante sur le plan de la 
concurrence, il n'est point besoin de guerroyer. Evidemment, Wall 
Street n'avait pas prevu l'aptitude du regime bolchevique a se deve- 
lopper, a mobiliser les gens, a les exploiter jusqu'a la corde et a 
creer, contre toute attente, sa propre industrie, monstrueuse mais 
puissantc. 

Au fait, quel rapport tout cela a-t-il avec notre sujet ? Mais le 
voici : les financiers americains, nous l'avons vu, ont toujours 
farouchement refuse de preter de 1' argent a la Russie d'avant la 
revolution, prenant pretexte des vexations qu'y subissaient les Juifs, 
et ce en depit des benefices juteux qu'ils auraient pu en tirer. Or, 
s'ils etaient prets, a cette dpoque, a leser leurs propres interets, il 
est clair qu'a present, au debut des annees 30, le moindre soupcon 
de persecutions contre les Juifs en URSS aurait detourne l'« empire 
Rockefeller » de toute visee sur le marche sovietique et l'aurait 
dissuade d'aider les bolcheviks. 

La justement est le probleme, car pour 1' Occident, les persecu- 
tions exercees par les Sovietiques contre la culture juive tradition- 
nelle et contre les sionistes, que nous avons deja decrites, 
disparurent derriere l'impression generalisee que les Soviets n'al- 
laient plus opprimer les Juifs et qu'ils allaient au contraire les main- 
tenir aux leviers du pouvoir. 

Les images du passe ont le don de se metamorphoser dans notre 
esprit et de revetir des formes qui le rassurent. D'ou l'idee bien 
ancree aujourd'hui que, dans les annees 30, les Juifs furent chassis 
des postes cles et qu'ils n'avaient plus part a la direction du pays. 
L'on ira meme jusqu'a affirmer, dans les annees 80, que pendant la 
periode sovietique, les Juifs en URSS avaient ete « pratiquement 
exterminds en tant que peuple, transformes en un groupe social 
install^ dans les grandes villes, "un contingent au service de la 
classe dirigeante 3 " ». 

Non, pas seulement « au service », loin de la, car beaucoup 
d'entre eux appartenaient encore bel et bien a la « classe diri- 
geante » ! Quant aux grandes villes, c'est-a-dire les capitales, elles 
etaient proprement soudoydes, ravitaillees, equipees par le pouvoir, 
tandis que 1' immense pays, ecrase sous le joug, crevait de misere. 
Au sortir de la guerre civile, du communisme de guerre, de la NEP, 



5. A.Voronel, « 22 >., Tel-Aviv, 1986, n°50, p. 160. 



304 DEUX S1ECLES ENSEMBLE 

du premier plan quinquennal et de leurs convulsions, la vie civile 
du pays se definissait de plus en plus par Taction de l'appareil 
d'Etat dans lequel le role des Juifs, tout au moins jusqu'en 1937- 
1938, etait on ne peut plus important. 

En 1936, lors du VIII e Congres des Soviets de l'URSS, Molotov 
pronon§a sur l'ordre de Staline (pour se demarquer de Hitler aux 
yeux de l'Occident ?) la tirade suivante : « Nos sentiments 
fraternels a 1'egard du peuple juif viennent de ce que ce peuple a 
donne le jour au genie qui a contju l'idee de la liberation commu- 
niste de l'humanite » - de Karl Marx -, « de ce que le peuple juif, 
a l'6gal des nations les plus developpees, a donne au monde des 
hommes eminents dans les domaines de la science, de la technique 
et des arts [ce qui est incontestable, qui s'est avere des les 
annees 30, et s'est encore confirme dans les annees d'apres guerre. 
- A.S.], des heros valeureux de la lutte revolutionnaire (...) et, dans 
notre pays, il a promu et ilpromeut toujours de nouveaux dirigeants 
et organisateurs remarquables qui exercent leurs talents dans 
toutes les branches de V edification et de la defense de la cause 
du socialisme 6 '. » 

C'est moi qui souligne. II est evident que cette tirade poursuivait 
un but de propagande. Mais elle correspondait aussi a la realite. Or, 
« la defense de la cause du socialisme », e'etait : le Guepeou, 
l'armce, la diplomatic et le front ideologique. L'activite volontaire 
de beaucoup de Juifs au sein de ces organismes a bel et bien 
perdure jusqu'en 1937-1938. 

Nous nous limiterons ici a un bref apercu des postes occupes et 
des noms les plus en vue, ceux qui apparaissent justement dans ces 
annees 30. Cet apercu, fonde" sur les journaux de Fepoque, sur des 
publications plus tardives et les encyclopedies juives recentes, 
pourra contenir des erreurs ponctuelles du fait de notre ignorance 
de l'existence - ou non -, chez les individus en question, d'un 
sentiment national, et il ne saurait bien sur etre exhaustif. 

Quand eut ete ecrasee l'« opposition trotskiste », le nombre des 
Juifs dans l'appareil du Parti baissa considerablement. Mais cette 
purge n'avait nullement une orientation antijuive. Au Politburo 
demeurait a un poste Eminent Lazare Kaganovitch, type aussi 
sinistrement impitoyable que ridiculement mediocre. (Et, a dater du 



6. Izvestia, 30 nov. 1936, p. 2. 



DANS LES ANNEES TRENTE 305 

milieu des annees 30, tout a la fois secretaire du Comite central et 
membre de 1'Orgburo du Comite central, deux fonctions que, 
jusque-la, seul Staline avait su cumuler.) II fit nommer ses freres a 
des postes importants : Mikhail se retrouve des 1931 vice-president 
du Sovnarkhoz (Soviet de 1'Economie nationale), puis, en 1937, 
Commissaire du peuple a 1' Industrie de guerre, puis, a titre cumu- 
latif, de 1' Industrie aeronautiquc. Un autre frere, Iouli, apres avoir 
occupe tour a tour des postes de premier plan dans le Parti a Nijni- 
Novgorod (oti etaient bas£s tous les freres), fut promu vice- 
commissaire du peuple au Commerce exterieur 7 . Un autre frere, 
une parfaitc nullite, etait une huile a Rostov-sur-lc-Don, ce qui ne 
manque pas de faire penser au personnagc de Saltykov-Chtche- 
drine, Vooz Oshmianski, installant son frere Lazare a un poste 
lucratif. Au debut des annees 30, deux oppositions, tout a fait russes 
sur le plan de l'appartenance nationale, cclle de Rykov-Boukharine- 
Tomski d'une part, celle de Syrtsov-Rioutine-Ouglanov de l'autre, 
furent ecrasees par Staline : il s'appuya pour cela sur les Juifs 
bolcheviques qui lui fournissaicnt une releve. Kaganovitch etait 
Tindefectible soutien de Staline au Politburo : il reclama 1' exe- 
cution de Rioutine (octobre 1932-janvier 1933), et Ton sait qu'a 
cette epoque Staline lui-meme ne parvint pas a l'imposer 8 . La purge 
des annees 1930-1933 ravagea les rangs russes du Parti. 

Au presidium de la Commission centrale de controle issue du 
XVI C Congres du Parti (1930), sur 25 membres, Ton compte 
10 Juifs, notammcnt : A. Soltz, « la conscience du Parti » (et, dans 
les annees d'executions massives - 1934-1938 -, l'assistant du 
procureur general Vychinski 9 ), Z. Belenki (qui s'ajoute aux trois 
freres deja cit6s), A. Goltzman (un transfuge qui avait rallie Trotski 
sur la question des syndicats), la vehemente Rosalia Zemliatchka, 
Mikhail Kaganovitch, le tchekiste Trilisser, le « sans-dieu militant » 
Iaroslavski, B. Roi'senman, un ex-assistant de Trotski qui avait 
survecu, A. P. Rozengolts. Si Ton compare la situation au Comite 
central du Parti dans les annees 20 et au debut des annees 30, Ton 
constate que rien n'a veritablement change : aussi bien en 1925 



7. EJR„ 2 6d., I. 1, pp. 527-528. 

8. Robert Conquest, La Grande Terrcur, op. cit. 

9. EJR, t. 3. p. 95. 



306 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

qu'apres le XVI e Congres, les Juifs constituent le sixieme des 
effectifs 10 . 

Au sommet du Parti et apres le XVII e Congres («des vain- 
queurs »), en 1934, la proportion des Juifs au sein du Comite 
central est toujours de un sixieme ; a la Commission de controle du 
Parti, elle est d'a peu pres un tiers, commc a la Commission de 
revision du Comite central (que dirigea fort longtemps M. Vladi- 
mirski, puis ce fut Lazare Kaganovitch qui fut porte i la tete de la 
Commission de controle). La meme proportion se retrouvait a 
l'epoque a la Commission de controle sovietique". Le vice- 
procureur general de l'URSS fut, tout au long des cinq brulantes 
annees 1934-1935, Grigori Leplevski 12 . 

Les postes occupes au sein du Parti n'etaient pas tous divulgues, 
meme dans les pages de la Pravda. L'on peut cependant relever a 
l'automne 1936 : secretaire du Comite central du Komsomol 

s 

- E. Fainberg n ; chef du departement de la Presse et des Eitions 
du Comite central (toute 1' ideologic) - B. Tal (qui remplace Lev 
Mekhlis, passe" a la redaction de la Pravda et, en 1937, au poste de 
vice-commissaire a la Defense et chef de la Direction politique de 
l'Armee rouge). 

Beaucoup occupent des postes de commandement dans les 
regions, tels que : le Bureau de 1'Asie centrale, le Comite de terri- 
toire de Siberie orientale, les premiers secretaires des Comites de 
region des Allemands de la Volga, de Tatarie, de Bachkirie, de 
Tomsk, de Kalinine, de Voroneje, d'autres encore. Voici Mendel 
Khatai'evitch (membre du Comite central depuis 1930) qui est tour 
a tour secretaire des Comites de region de Gomel, d'Odessa, de 
Tatarie, de Dnicpropetrovsk, secretaire des comites de territoire de 
la Moyenne Volga, deuxieme secretaire du Parti d' Ukraine. Iakov 
Tchoubine : secretaire des comites de region de Tchernigov, 
d'Akmolinsk, de la circonscription de Chakhtine, puis membre des 
Commissions (de Moscou, de Crimee, de Koursk, de Turkmenie) 
de controle du Parti, puis, a partir de 1937, premier secretaire du 
Comite central de Turkmenie 14 . Nous n'allons pas lasser le lecteur 



10. Izvestia, 1930, 14 juin, p. 1. 

11. Izvestia, 1934, 11 tev., pp. 1-2. 

12. EJR, t.2, p. 163. 

13. EJR, t. 3, p. 189. 

14. Ibidem, pp. 283. 344. 



DANS LES ANNEBS TRENTE 307 

avec une enumeration de noms, mais nous tenons a souligner ici 
l'apport tres reel de ces secretaires a Foeuvre generate des 
bokheviks, non sans remarquer Fetonnante mobilite geographique 
de ces cadres (comme dans les annees 20). lis sont encore peu 
nombreux, mais on les fait valser d'un poste a Fautre sans se 
soucier du fait que tout « nouveau » est incompetent dans chaque 
nouvelle contree ou il est affecte. 

Mais e'est entre les mains des Commissaires du pcuple que se 
concentre lc pouvoir reel des bolcheviks. En 1936, on compte 
8 Juifs parmi eux : Litvinov aux Affaires etrangeres, connu dans 
le monde entier (et que les Izvestia, dans des caricatures bien- 
veillantes, representent sous Faspect d'un chevalier de la paix 
attaquant de sa lance les Mechants de Fetranger) ; le non moins 
celebre commissaire a FInterieur Iagoda ; Fobjet de tous les 
dithyrambes, le commissaire aux Chemins de fer, Lazare Kaga- 
novitch « a la poigne de fer » ; au Commerce exterieur 
- I. la. Weitser ; aux Sovkhozes - toujours le meme M. Kalma- 
novitch (commissaire au Ravitaillement depuis la fin 1917) ; a la 
Sante - G.Kaminski (avec ses preches dans les colonnes des 
Izvestia) ; a la Commission de controle sovietique - toujours 
Z. Belenki 15 . Dans ce meme Gouvernement, Fon trouve bon 
nombre de noms juifs parmi les vice-commissaires des differents 
commissariats : des Finances, des Communications, des Transports 
ferroviaires et fluviaux, de FAgriculture, de FIndustrie du bois, de 
F Instruction, de la Justice (encore un Soltz, Isaac), et, parmi les 
plus eminents : la. Gamarnik (a la Defense), A. Gourievitch (« a 
grandement contribue a la creation de Findustrie metallurgique du 
pays' 6 »), Semion Guinzbourg (vice-commissaire a FIndustrie 
lourde, puis commissaire au Batiment, puis ministre de la 
Construction des entreprises de guerre 17 ). 

Entre la fin 1929 et le debut 1930 se produisit la fameuse 
« Grande Fracture ». Se profilait a F horizon le supplice de la collec- 
tivisation - et, en cette heure fatidique, Staline pressentit, pour la 
mener a bien, la sinistre figure de Iakovliev-Epstein dont les photos 



15. Izvestia. 1936. 18 janv., p. 1 ; 6 tev., p. 3. 

16. EJR, t. l,p. 394. 

17. Ibidem, p. 313. 



308 DEUX S1ECLES ENSEMBLE 

ou les portraits par Brodski* paraissaient en grand format dans les 
journaux 18 . Comme M. Kalmanovitch, il etait membre du Conseil 
du Travail et de la Defense ou figuraient Staline, Molotov, 
Mikoyan, Ordjonikidze, Vorochilov et bien d'autres encore 19 . En 
mars 1931, au VI C Congres des Soviets, Iakovlev fait un rapport et 
sur la creation des sovkhozes, et sur l'edification des kolkhozes 
(1' extermination de toute la vie du peuple) 20 . Sur cette glorieuse 
voie conduisant a la mine de la Russie apparaissent, parmi les colla- 
borateurs de Iakovlev : et le vice-commissaire V. G. Feiguine, et les 
membres du college du Commissariat a 1' Agriculture M. M. Wolf, 
G. G. Rochal, entre autres grands connaisseurs de la chose 
paysanne. A titre d'aide substantielle lui est affilie le Trust des 
cereales (rafler le ble pour l'Etat) dont le directeur est M. G. Guer- 
tchikov : il a son portrait dans les Izvestia, Staline en personne lui 
adresse des telcgrammes d'encouragement 21 . En 1932, on cree le 
Commissariat du peuple aux Sovkhozes, et Ton met a sa tete 
M. Kalmanovitch 22 . Quant au president du Soviet des kolkhozes 
pour toute l'Union, c'est, a partir de 1934, le meme Iakovlev 23 . Le 
president du Comite des commandes de l'Etat est I. Kleiner (decore 
de l'ordre de Linine). M. Kalganovitch fut lui aussi, au cours des 
mois menacants de la collectivisation, vice-commissaire a l'Agri- 
culture avant d'etre mute, a la fin 1930, au Commissariat aux 
Finances, puis de devenir president du Conseil d' administration de 
la Gosbank (Banque d'Etat), pour la bonne raison que les affaires 
d'argent se doivent d'etre gerees par une volonte de fer. Seront 
nommes presidents du Conseil d' administration de la Gosbank Lev 
Mariassine en 1934, puis Solomon Krouglikov en 1936 24 . 

En novembre 1930 est cree le Commissariat au Commerce exte- 
rieur avec a sa tete - il y restera sept ans - A. P. Rosengoltz. On 
compte un tiers de Juifs parmi les membres du college. L'un 



18. Voir, par ex., Izvestia, 1930, 12 juil. ; 1931, 14 et 17 mars ; 1934, 6 janv. ; 1936, 
lOjanv., 21 fe>. 

19. Izvestia, 1930, 25 dec., p. 1. 

20. Izvestia, 1931, 14 mars, pp. 3-4, 17 mars, pp. 1-2. 

21. Ibidem, 2 fev., p. 4 ; 30 mai, pp. 1-2. 

22. Izvestia, 1936, 20 feV, p. 4. 

23. EJR, t. 3, p. 497. 

24. EJR, t. 2, pp. 98, 256. 

* Brodski, Isaac Israi'levitch (1883-1939), peintrc officiel. directeur de l'Academie de 
beaux-arts dc Leningrad, 



DANS LES ANNEES TRENTE 309 

d'eux, Ch. Dvoilatski, entrera au Comite principal des concessions 
(ou Ton brasse !es devises) et il sera represcntant commercial en 
France (1934-1 936) 2 \ A la fin de l'annee 1930 est cree" le Commis- 
sariat du peuple au Ravitaillement, avec A. Mikoyan a sa tete (est 
membre du college un M. Belenki, le cinquicme a porter ce nom, 
qui deviendra bientot commissaire en remplacement de Mikoyan). 
Ces commissariats - du Commerce et du Ravitaillement - comptcnt 
en fait une proportion de Juifs plus importante que dans les 
instances superieures du Parti : entre le tiers et la moitie\ N'ou- 
blions pas ici 1' Union centrale, cet organisme bureaucratique de 
pseudo-cooperation ; elle fut dirigee (apres Lev Khintchouk dans 
les annees 20), de 1931 a 1937, par I. A. Zelenski que nous avons 
rencontre en tant que membre du college du Commissariat a 1' Ali- 
mentation 26 . 

Rappelons-le une fois de plus : ces enumerations n'ont valeur 
que d' illustration, elles ne visent nullement a faire croire que les 
autres nationalites n'etaient pas representees au sein de ces colleges 
et presidiums - bien sur, elles l'etaicnt. Et puis, les personnes cities 
n'ont occupe les postes en question qu'un temps, avant d'etre 
mutees ailleurs. 

Les Voies de communication. Les chemins de fer ont tout d'abord 
a leur tete M. Roukhinovitch (il a son portrait en grand dans les 
journaux 27 ), puis il cede la place a L. Kaganovitch pour devenir 
commissaire a l'lndustrie de guerre (M. Kaganovitch, lui, n'a 
encore qu'une fonction d'adjoint 28 ). De grandes mutations ont lieu 
au sein du trust Charbon : I. Scwartz perd son poste de directeur 
au profit de M. Deutsch 29 . L'administrateur des Petroles est 
T. Rozenoer. La Construction du combinat siderurgique gerant de 
Magnitogorsk est dirigee par Iakov Gouguel ; le directeur du 
Combinat siderurgique de Krivo'i Rog est Iakov Vesnik ; quant a la 
construction du combinat de Kouznets - un enfer ou s'epuisent 
deux cent mille ouvriers en haillons et affames -, elle est confiee a 
S. Frankfurt, puis a I. Epstein (arrete en 1938 et, par mesure de 



25. EJR. t. 1, p. 418. 

26. EJR. 1. 1, p. 483. 

27. Voir, par ex., Izvestia, 1931, 17 mai, p. 3. 

28. Izvestia, 1936, 9 d<5c., p. 1. 

29. Izvestia, 1930, 7 juin, p. 2. 



310 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

eminence speciale, envoye construire le combinat de Norilsk 30 ). Or, 
il n'existait pas, dans les annees 30, de combinats plus puissants 
que ceux-la. 

Le Conseil de 1'Economie nationale existe encore, bien que son 
importance soit deja moindre. A sa tete, apres Unschlichte, Ton 
voit A. Rozengoltz, puis Ordjonikidze ; son presidium comporte 
une majorite de Juifs 31 . 

En revanche, le Gosplan prend de la vigueur. En 1931, sous la 
pr6sidence de Kou'fbichev, son presidium compte, sur 18 membres, 
plus de la moitie de Juifs 32 . 

Sans quitter la sphere economique, transportons-nous dans la 
derniere annee « florissante » de l'ere stalinienne - avant la memo- 
rable annee 1937. En 1936, les Izvestia ont public 33 la composition 
du Soviet du Commissariat au Commerce interieur : 135 personnes 
concentrant entre leurs mains (et probablement non sans y trouver 
leur interet personnel) tout le commerce interieur de l'URSS. Dans 
la liste des noms, la proportion des Juifs approche les 40 %. On 
y trouve deux vice-commissaires, des inspecteurs et de nombreux 
administrateurs des centres regionaux pour les produits alimen- 
taires, les produits de grande consommation, des ge>ants des unions 
de consommateurs, des trusts controlant les restaurants, cantines, 
entrepots, wagons-restaurants, buffets de gare, sans oublier, bien 
sur, le Gastronome n° 1 de Moscou (le fameux magasin Elisseiev). 
Combien tout cela facilitait l'harmonie entre toutes les instances au 
long de ces annees fameliques, loqueteuses et mal chaussees ! 

On a pu lire aussi, dans les pages des Izvestia, un en-tete ainsi 
formule : « La direction de l'lndustrie du poisson s'est rendu 
coupable de graves erreurs politiques. » Cela entraina la disgrace 
de l'un des membres du college du Commissariat au Commerce, 
Moi'ssei Froumkine (nous l'avons vu, dans les annees 20, vice- 
commissaire au Commerce exterieur). Suivircnt les chatiments : un 
blame severe pour le camarade Froumkine, assort! d'une menace 
de limogeage ; la meme chose pour le camarade Kle'fkman ; quant 
au commissaire Nepriakhine, il sera exclu du Parti 34 . 



30. EJR. t. 1. pp. 222, 387 ; I. 3. pp. 237. 464. 

31. Izvestia, 1930, 14 nov., p. 2 ; 16 nov., p. 4. 

32. Izvestia, 1931, 13 Kv., p. 3. 

33. Izvestia 1936, 9 avril, p. 2. 

34. Izvestia, 1930, 5 nov., p. 2 ; 11 nov., p. 5. 



DANS LES ANNEES TRENTE 311 

v 

A quelque temps de la, les Izvestia publierent 35 une liste comple- 
mentaire des membres du Commissariat a 1' Industrie lourde : une 
liste de 215 noms. Toute personne interessee peut scruter cette 
liste ; l'auteur de ces lignes, pour sa part, y releve ceci : a l'aube 
des ann6es 30, « les enfants des ci-devant petits bourgeois ont pu... 
devenir "des chefs" regissant le quotidien des "grands chantiers". 
Et, a force de trimer seize heures sur vingt-quatre, des semaines et 
des mois durant, au fond des fosses, des marais, des deserts et de 
la taiga,... ils ont compris que c'etait "lcur pays" 36 ». Seulement, il 
y a la une confusion : c'etaient les ouvriers aux mains calleuses et 
les paysans d'hier qui trimaient au fond des fosses et des mare- 
cages ; les "chefs", eux, y faisaient par moments une tournee, mais 
ils demeuraient le reste du temps assis dans leurs bureaux ou ils 
jouissaient d'un ravitaillement special (« Les Contremaitres 
d'airain »). Une chose est vraie : c'est que, grace a leur volonte de 
fer et a leurs ordres implacables, ces chantiers furent menes a leur 
terme et sont venus renforcer le potentiel industriel de 1'URSS. 

C'est ainsi que les Juifs sovietiques recurent en partage une part 
notable de la gestion economique, industrielle, etatiquc du pays a 
tous les echelons. 



Nous reserverons une place tout a fait a part a B. Roi'senman. 
Jugez-en vous-meme : il est decore de l'ordrc de Lenine « pour ses 
exceptionnels merites », pour avoir adapts l'appareil de l'Etat « aux 
exigences d'une offensive socialiste de grande ampleur » - quel les 
mysterieuses et insondables profondeurs peut bien receler cette 
« offensive » ? - et enfin carrement : pour avoir accompli « des 
taches d'ordre special, d'une gravite particuliere, pour le bien de 
l'Etat, consistant a purger l'appareil de l'Etat au sein des represen- 
tations a l'etranger 37 ». 

Notre regard se dirige done a present tout naturellement vers la 
Diplomatic. Pour les annees 20, le sujet a 6te traite au precedent 



35. Izvestia. 1936, II juin, p, 5. 

36. V Bogouslavski, V zachtchitou Kouniaeva [Pour la defense de Kouniaev], « 22 », 
1980, n° 16, p. 174. 

37. Izvestia. 1931. 24 avril, p. 2. 



312 DEUX S1ECLES ENSEMBLE 

chapitre. Nous allons rencontrer maintenant de nouvelles et fort 
importantes personnalites. Ainsi, au printemps 1930, pouvait-on 
lire dans les Izvestia, a la une et en gros titre, cette information 
capitale : « F. A. Rotchtein, membre du college du Commissariat 
aux Affaires etrangeres, est rentre de vacances et a repris ses fonc- 
tions 38 ». (Parlait-on ainsi de qui que ce fut, hormis du camarade 
Staline ? Pas meme d'un Ordjonikidze ni d'un Mikoyan !) Mais 
Rotchtein a dQ commettre quelque faux pas, car a peine deux mois 
plus tard, il a fait son temps : en juillet 1930, lorsque Litvinov 
est nomme commissaire du peuple, Rotchtein (dont la biographie, 
rappelons-le, comportait la fondation du Parti communiste britan- 
nique), est ecarte du college. Dans les annees 30, quand Litvinov 
est a son apogee, une nouvellc generation apparatt. V Encyclo- 
pedic juive ecrit : « On parlait des "diplomates de l'ecole 
Litvinov" » et elle cite : K. Ouchanski, la. Souritz, B. Shtein 
(lequel avait deja fait carriere dans les annees 20), E. Gneditch (le 
fils de Parvus 39 ). Ehrenbourg ajoute a ces noms celui de 
E. Roubine. Tout comme dans les annees 20, la diplomatic attire 
au debut et au milieu des annees 30 les cadres issus de la popu- 
lation juive. Des 1' instant oil l'URSS fut admise au sein de la 
Societe des Nations, les noms de Litvinov, Shtein, Gneditch, ainsi 
que Brenner, Guirchfeld, Markus, Rozenberg et le Georgien 
Svanidze figurent en tete de la delegation sovietique. Ce sont eux 
qui representerent la Russie sovietique a ce forum des nations. Au 
sein des representations diplomatiques en Europe : l'inamovible 
Mai'ski en Angleterre, Ia.Souritz en Allemagne (puis en France), 
B. Shtein en Italie (il succede a Kamenev), et d'autres encore en 
Espagne, en Autriche, en Roumanie, en Grece, en Lithuanie, en 
Lettonie, en Belgique, en Norvege, ici et la en Asie, par exemple 
en Afghanistan ou, pendant la guerre civile, se trouvait deja ce 
meme Souritz, et, a partir de 1936, B. Skvirski (qui, pendant de 
longues annees, fut le representant sovietique officieux a 
Washington 4 ")- Dans les representations commerciales, au debut 
et au milieu des annees 30, de nombreuses personnalites juives 



38. Izvestia, 1930, 18 mai, p. I. 

39. PEJ, t. 4, p. 879. 

40. EJR, I. 3, p. 58. 



DANS LES ANNEES TRENTE 313 

continuent a figurer et a agir (encore un Belenki, B. S., le sixieme 
du nom, attache commercial en Italie de 1934 a 1937 41 ). 

A propos de I'Armee rouge, citons cet auteur israelien m6ti- 
culeux que nous connaissons deja et qui ecrit : dans les annees 30, 
I'Armee rouge « conservait dans ses rangs un nombre important 
d'officiers juifs. Notammcnt au sein du Conseil revolutionnaire de 
guerre et dans les administrations centrales du Commissariat a la 
Defense, au Quartier general, etc. Idem dans les regions militaires, 
les armees, les corps d'armee, les divisions, les brigades et toutes 
les unites militaires. Comme auparavant, les Juifs occupaient une 
place importante dans les organes politiques de l'armee 42 . De fait, 
apres le suicide de l'homme sur qu'etait Gamarnik, tout le Service 
politique central de I'Armee rouge etait passe entre les mains sures 
de Mekhlis... Voici quelques noms des membres de ce service : 
Mordukh Khorosh, vice-president dans les annees 30 (avant son 
arrestation), chef du Service politique de la circonscription 
d' Odessa ; Lazare Aronchtam des decembre 1929, puis, dans les 
annees 30, jusqu'en 1937, chef du Service politique de la 
circonscription de Bielorussie, de l'arm6e d' Extreme-Orient, puis 
de la circonscription de Moscou ; Isaac Grindberg est inspecteur 
de I'Armee rouge, puis vice-directeur du Service politique de la 
circonscription de Leningrad ; Boris Ippo (nous l'avons deja vu 
pendant la guerre civile ; quand est matee l'Asie centrale, il est a 
la tete du Bureau politique du front du Turkestan, puis de la region 
de Moyenne Asie), dans les annees 30, est a la tete de I'Armee 
rouge du Caucase, puis de l'Academie politique et militaire ; une 
personnalite que nous avons deja mentionnee : Mikhail Landa, 
redacteur en chef de YEtoile rouge de 1930 a 1937 ; Naoum 
Rozovski - procureur militaire pendant la guerre civile et, en 1936, 
procureur general de I'Armee rouge 41 . 

Jusqu'en 1934, tant qu'existait encore le Conseil revolutionnaire 
de guerre, le substitut du president (Vorochilov) resta Gamarnik. 
Dans les annees 30, en complement de la liste des noms cites au 
paragraphe precedent, nous rencontrons a la tete des Services 



41. EJR, t. l,p. 101. 

42. Aron Abramovitch, V rechaiouchtchei' voi'ne : Outchastie i rol evreev SSSR v 
vo'ine protiv natsizma. 2° izd. [Dans la guerre decisive : la participation et le role des 
Juifs d'URSS dans la guerre contre le nazisme], 2" ed.. Tel-Aviv. 1982, t. I. p. 61. 

43. EJR, t. 1, pp. 63, 376, 515 ; t. 2, pp. 120, 141 ; t. 3, pp. 300-301. 



314 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

g6neraux de l'Armee rouge : Abram Volpe pour 1' administration et 
la mobilisation (cite precedemment en qualite de chef du Quartier 
general de la circonscription de Moscou) ; Semion Ouritski 
(direction de l'Espionnage jusqu'en 1937), Boris Feldman, chef du 
service des effectifs (jusqu'en 1937), Leonti Kotliar, chef du 
Service general du genie militaire dans les annees precedant la 
guerre. A la tete de 1' Aviation, a partir de 1932, A. Goltzman (nous 
l'avons deja rencontre et a la Commission de controle et comme 
militant syndical ; il a peri dans un accident d' avion). A la tete des 
regions militaires, nous voyons : Iona lakir (region de Crimee, puis 
celle dc Kiev, d'une importance capitale), Lev Gordon (celle du 
Turkestan) 44 . Nous n'avons pas de donnees sur les postes subal- 
ternes, tres nombreux, mais nous ne pensons pas pouvoir etre 
contredit si nous disons qu'au sein des services politiques de 
l'Armee, du Ravitaillcment, dans 1'appareil du Parti et celui des 
Commissariats, la ou le patron etait juif, la proportion de postes 
occupes par des Juifs etait d'habitude fort importante. 

Toutefois, le service dans l'Armee n'a rien de pernicieux, il peut 
au contraire etre tout a fait positif. Que dire, en revanche, de notre 
enfant cheri, le Guepeou-NKVD ? Voici ce qu'ecrit un historien 
contemporain en s'appuyant sur les archives : « La premiere moitie 
des annees trente est marquee par un accroissement du role des 
Juifs dans 1'appareil de la Securite ». Et, pour se faire une idee, « a 
la veille des repressions les plus massives..., de la repartition par 
apparternancc nationale des organes dirigeants du NKVD », on peut 
consulter « la listc, publiee par la presse centrale, des 407 respon- 
sables de haut niveau ayant ete decores a l'occasion du 20 c anniver- 
saire des Tcheka-Oguepcou-NKVD. Sur les 407, il y a 56 Juifs 
(13,8 %) et 7 Lettons (1,7 %) 45 ». 

Mais voici que le Guepeou se metamorphose en NKVD, avec a 
sa tete Iagoda (1934), et que sont rendus publics (par deux fois ! 
- rare occasion de jcter un ceil derriere des murs aveugles 46 ) - les 



44. EJR, 1. 1. pp. 244, 350 ; t. 2, p. 78 ; (. 3, pp. 179. 206-207. 493-494 ; A. Abramo- 
vitch, t. 1, p. 62. 

45. L lou. Kritchevski. Evrei v apparate VTchK-OGPOu v 20-e gody [Les Juifs dans 
1'appareil de la VTchiika-OGudpeou dans les annees 20], Evrei i rousskai'a revolioutsiia : 
Malerialy i issledovaniia [Les Juifs et la Evolution russe : Materiaux et Etudes], Moscou ; 
Jerusalem, 1999, pp. 343-344 ; Izvestia, 1937, 20 dec., p. 2. 

46. Izvestia, 1935, 27 nov., p. 1 ; 29 nov., p. 1. 



DANS LES ANNEES TRENTE 315 

noms des Commissaires a la Securite d'Etat, le NKVD (Commis- 
sariat du peuple a l'lnterieur). Au premier echelon : la. S. Agranov 
(le premier adjoint de Iagoda), V. A. Balitski, T. D. Deribas, 
G. E. Prokofiev, S. F. Redens, L. M. Zakovski ; au 2 e echelon : 
L. N. Belski, K. V. Paouker (ceux-la ont 6t& deja decores en 1927 
pour les dix ans de la Tcheka), M. I. Gal, S. A. Goglidze, 
L. B. Zaline, Z. B. Katsnelson, I. M. Leplcvski, G. A. Moltchanov, 
L. G. Mironov, A. A. Sloutski, A. M. Chanine, R. A. Pilliar. Si tous, 
bien sur, n'etaient pas juifs, une bonne moitie d'entre eux l'etaient. 
Et ils n'ont pas ete evinces, ils n'ont pas demissionne de ce meme 
NKVD qui s'est acharnc, apres la mort de Kirov, sur le pays entier 
et, nous le vcrrons bicntot, sur ses propres membres... 

A. A. Sloutski etait a la tete du departement etranger du NKVD, 
il dirigeait done les services de l'espionnage a l'etranger. « Ses 
adjoints etaient Boris Berman et Serguei Chpiguelglas. » Sur 
Paouker, nous apprenons : il etait coiffeur a Budapest, il a eu des 
liens avec les communistes lors de sa captivite en Russie en 1916, 
il s'est retrouve tout d'abord chef de la garde du Kremlin, puis 
chef d'un service operationnel du NKVD 47 . Bien sur, ces hauts 
personnages sont trop bien a 1'abri derricre le secret de l'appareil 
pour que l'on puisse les connattre h fond. L'un d'eux, Naoum 
(Leonid) Etingon, sort cependant de 1' ombre : e'est lui, le maitre 
d'eeuvre de l'assassinat de Trotski, lui, l'organisateur du groupe des 
« cinq espions de Cambridge » et de l'espionnage nucleaire apres 
la guerre 48 . 

Et puis, il y a ceux qui occupaient des postes moins importants 
- des postes 6 combien nombreux - comme, par exemple, Lev 
Feldbine, totalement ignore du public jusqu'a sa desertion, qui fit 
grand bruit, ou bien Alexandre Orlov (pseudonyme retcntissant), 
collaborates fidele du Guepeou, qui y dirigea le « departement 
economique du service etranger », ce qui signifie qu'il exe^ait le 
controle du NKVD sur le commerce exterieur de l'URSS. II etait 
au courant des instructions les plus secretes donnees par Staline 
aux enqueteurs du NKVD, telles que « extorquer [aux victimes] de 
faux aveux ». Et beaucoup [des enqueteurs] se trouvaient sous [ses] 



47. R. Conquest, La Grande Tcrreur. op. til 

48. EJR. t. 3, p. 473. 



316 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

ordres 49 . Et il y a aussi Mikhail Koltsov-Friedland (« conseiller 
politique » du gouvernement republicain espagnol 50 ), qui n'etait 
certes pas a 1'ecart des plus grandioses entreprises concoctees par 
le Guepeou. 

Trois jours apres la nomination (le 27 septembre 1936) de 
Iejov au poste de commissaire du peuple a lTnterieur, son adjoint 
est nomine" : M. Berman, qui garde dans le meme temps son 
poste a la tete du Goulag 51 . Iejov trafne ses ombres a sa suite. 
Son fidele (depuis 1931) collaborateur au Comite central du 
PCR(b), Mikhail Litvine, devient chef du service des cadres du 
NKVD, et, en mai 1937, ses etats de service le hissent au poste 
de chef de l'inegalable et inegale Departement politique secret 
du Service central de la Securite d'Etat (GUGB) du NKVD. 
L' adjoint au chef de ce service de 1931 a 1936 est Gucnrikh- 
Liouchkov (il fut abattu par une balle japonaise, car il etait 
passe dans leur camp en 1938 ; a la fin de la guerre, les Japonais 
refuserent de Fextrader et, ne sachant qu'en faire, l'ont fusille... 
L'on pourrait ainsi ajouter quelques pages a l'histoire de chacun 
d'eux). Au sein de ce meme service, Alexandre Radzivilovski 
est « charge des missions speciales ». Et puis voici un autre 
fidele collaborateur de Iejov, Isaac Shapiro, son referent depuis 
1934, et qui est maintenant a la tete du secretariat du NKVD, 
puis du Departement special du GUGB du NKVD (e'en est un 
autre, un trcs glorieux service, lui aussi... 52 ). 

En decembre 1936, parmi les patrons de dix departements 
du GUGB du NKVD designes par des chiffres secrets, nous 
trouvons sept Juifs : departement des Gardes du corps (1) 
- K. Paouker, du Contre-espionnage (3) - L. Mironov, Departement 
special (5) - I. Leplevski, des Transports (6) - A. Chanine, de 
l'Etranger (7) - A. Sloutski, des Registres (8) - V Tscsarki, des 
Prisons (10) - la. Weinstock. II y en eut d'autres au cours de la 
boucherie de 1937 : A. Zalpeter au Departement operational (2), 
la. Agranov, puis M. Litvine au Departement politique secret (4), 



49. Alexandre Orlov, Iz predisloviia k knige « Tai'nai'a istoriia stalinskikh prcstou- 
plenii » [Preface au livre « Histoire secrete des crimes de Staline »], in VM, n° 67, p. 202. 

50. EJR. t. 2, p. 62. 

51. Izvestia, 1936, 27 sept., p. 1 ; 30 sept., p. 3 ; EJR, t. 1, p. 124. 

52. EJR, t. 2, p. 187. 218, 432 ; t. 3, p. 358. 



DANS LES ANNEES TRENTE 317 

A. Minaiev-Tsikanovski au Contre-espionnage (3), I. Shapiro, nous 
l'avons dit, au Departement special (9) 5 \ 

Le personnel dirigeant du Goulag, je l'ai nomme dans 
L'Archipel. Oui, la part des Juifs n'a pas ete mince, la non plus. 
(D'avoir reproduit les portraits des chefs de chantier du fameux 
canal Mer Blanche-Baltique trouves dans le recueil publie en 1 936 
pour celebrer cette glorieuse entreprise, provoqua 1' indignation : on 
m'accusa de n'avoir seMectionne que des Juifs. Mais je n'ai selec- 
tionne personne, j'ai reproduit les photos de tous les chefs du camp 
Mer Blanche-Baltique qui figurent dans ce livre imperissable - et 
qui a fait cette selection, a qui la faute si c'etaient des Juifs ?) Pour 
information, j'ajouterai ici quelques details sur trois personnages 
importants, details que je viens de lire et que j'ignorais auparavant : 
Lazare Kogan, avant d'etre sur le canal de la mer Blanche, avait 
ete a la tete du Goulag, et Zinovi Katsnelsohn, apres 1934, dtait le 
second dans cette hierarchie ; c'est Israel Pliner qui a ete, a partir 
de 1936, chef du Goulag, et c'est sous ses ordres que fut acheve" le 
canal Moscou- Volga 54 . 

On ne peut le nier : l'Histoire a fait entrer beaucoup de Juifs 
sovietiques dans les rangs des executeurs de la triste destinee de 
tout le peuple russe. 

De sources diverses nous parviennent des informations portant sur des 
moments differents et qui n'ont jamais ete rendues publiques jusqu'ici : 
il s'agit des fondes de pouvoir regionaux du Guepeou-NKVD dans les 
annees 30 (jusqu'a l'annee 1937). Leur fonction merilerait de s'ecrire 
avec une majuscule, car ce sont bien eux, et non point les secretaires des 
comites de region, qui etaient les maitres absolus de ces terriloires, avec 
droit de vie ou de mort sur chacun des habitants ; ils etaient sous la tutelle 
directe du NKVD central. On connatt certains par leurs noms complets, 
d'autres par leurs seuls noms de famille, d'autres encore uniquement par 
leurs initiales. lis changeaient sans cesse de lieux d'affectation, les uns 
prenant la place des autres et vice-versa. Quant aux moments de ces affec- 
tations, nous envions celui qui saurait les preciser : tout cela se faisait 
dans le plus grand secret. Or, tout au long de ces annees 30, il y avait 
encore un grand nombre de Juifs parmi ces potentats regionaux. Des 



53. A.Kokourine, N. Petrov, NKVD : slrouktoura, funktsii, kadry [Le NKVD : 
structure, fonctions et cadres], in Svobodnai'a mysl [la Penste libre], 1997, n°6, 
pp. 113-116. 

54. EJR, t. 2, pp.22, 51-52, 389. 



318 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

chiffres recemmcnt publies donnent, pour les organes locaux de la 
Securite, sans compter le GUGB, 1 776 Juifs (7,4 %) 55 . 

On peut citer les regions suivantes : la Bielorussie (Izrail Leplevski, 
frere du substilut du procureur general Grigori Leplevski, - nous l'avons 
deja vu a la VeTcheka, puis chef du Guepeou, il a fait une apparition en 
tant que commissaire de second rang, et le voila, de 1934 a 1936, commis- 
saire du peuple aux Affaires interieures de Bielorussie) ; la Region de 
l'Ouest (I. M. Blat, que Ton retrouvera plus tard a Tcheliabinsk) ; 
1' Ukraine (Z. Katsnelsohn, que nous avons vu dans la guerre civile ; il a eu 
le temps d'etre partout, depuis la mer Caspienne jusqu'a la mer Blanche, il 
vient d'etre chef en second du Goulag ; le voila maintenant vice-commis- 
saire du peuple aux Affaires interieures d' Ukraine - en 1937, il cedera la 
place au meme Leplevski) ; la region du Donets, puis celle de Vinnits 
(dans l'une et l'autre - D. M. Sokolinski) ; le Caucase septentrional 
(L. la. Fai'vilovitch, et aussi Friedberg) ; l'Azerbai'djan (M. G. Raiev- 
Kaminski, et aussi Pournis) ; la region de Stalingrad (G. Rappoport) ; 
d'Orel (P. Ch. Simanovski) ; la region de Tambov (Lichvits) ; de Gorki 
(G. la. Abrampolski) ; d'Arkhanguelsk (la, c'est A. S. Chiiron qui est 
charge de parquer les paysans dekoulakises) ; la republique des Allemands 
de la Volga (I. S. Rcssine) ; la Bachkiric (Zelikman) ; la region d'Oren- 
bourg (N. Ra'i'ski) ; de Sverdlov (G. 1. Chkliar) ; le Kazakhstan 
(L. B. Zaline) ; l'Asie centrale (Kroukovski) ; et aussi la Siberie orientale 
(Trotski), et jusqu'au Territoire du Nord (Routkovski). 

Ces postes-la sont sporadiques, intermittents ; les patrons regionaux du 
NKVD etaient mutes d'une region a l'autre non moins frequemment et 
non moins autoritairement que les secretaires des comitcs de region. Par 
exemple : Vladimir Tsesarski s'est retrouve, en tant que fonde de pouvoir 
du Guepeou-NKVD, a Odessa, a Kiev et en Extreme-Orient, puis il est 
nomine en 1937 au poste eleve de chef du Service special du GUGB du 
NKVD (apparemment, il y a precede Shapiro). Ou bien : S. Mironov- 
Korol qui, en 1933-1936, est a la tete du Guepeou-NKVD de Dneprope- 
trovsk (il est simultanement au Guepeou central), et, en 1937, de celui de 
Siberie occidentale 56 . Le milieu des annees 30 nous fait retrouver notre 
ami L.Voul dans la fonction de « directeur » de la milice de Moscou (et 
plus tard de Saratov). A Moscou meme, le fonde de pouvoir etait (apres 
son passage en Asie centrale) L. Belski. Se profilent egalement dans les 
annees 30 : le chef des Armies du Service interieur du NKVD Levine, le 
chef des Armees frontalieres Fochane, le chef du Service economique du 
NKVD Meierson, le chef du Service financier du Goulag, L. 1. Berenson, 



55. A. Kokourine. N. Peirov, op. cit., p. 118. 

56. EJR, t. 2, p. 293 ; 1.3, p. 311 



DANS LES ANNEES TRENTE 319 

et celui qui lui a succede, L. M. Abramson, le chef du Service des cadres 
Abram Flikser. Tout cela n'est qu'en pointille : aucune liste, aucune carte 
ne saurait etre dressee pour chacune des annees. Et puis, il y avait un 
Service special au sein dc chaque NKVD regional. Voici une donnec 
recueillie par hasard : a la tete du secretariat de ce Service special a Kiev 
se trouvait Iakov Brozerman, lequel aura plus tard les memes fonctions, 
mais au NKVD central 57 . 

Plus tard, en 1940, quand les Soviets occuperent les pays Baltes, on 
sait qu'a la tete du NKVD de la Dvina il y avait un certain Kaplan, lequel 
a exerce des sevices tels qu'en 1941, juste apres le depart des troupes 
sovietiques et avant l'arrivee des Allemands, eclata dans la population 
une explosion de colere contre les Juifs. 

La nouvelle de D. P. Vitkovski, La Moitie a" une vie, comporte 
un paragraphe qui decrit le physique juif de son instructeur 
Iakovlev ; cela se passe a une epoque toute rdcente, celle de 
Khrouchtchev. Cette allusion, dans la nouvelle, est assez indelicate, 
et les Juifs de la fin des annees 60, en rupture avec le pouvoir 
communiste, qui accueiilaient avec sympathie tous les souvenirs 
ecrits sur les camps, etaient immanquablement blesses par ce 
passage. A ce propos, V. Guerchouni m'a pose la question : et 
combien encore d'enqueteurs juifs Vitkovski a-t-il pu voir en 
l'espace de trente annees ? 

Ces mots innocents, « en l'espace de trente annees » (combien 
plus naturel il eflt ete de dire en l'espace de cinquante », ou a tout 
le moins « dc quarante annees » !) denotent ici une incroyable 
capacite d'oubli ! En l'espace de trente annees, depuis la fin des 
annees 30, peut-etre Vitkovski n'a-t-il pas rencontre beaucoup d'en- 
queteurs juifs (en fait, il y en avait encore dans les annees 60), mais 
Vitkovski, qui a ete persecute par les Organes pendant quarante ans 
et qui a sejourne aux Solovki, n'a certainement pas oublie le temps 
ou il etait plus difficile de voir un enqueteur russe qu'un juif ou 
un letton. 

Mais la question de Guerchouni est legitime en ce sens que tous 
ces postes, eleves, moins eleves, voire subalternes, au fur et h 
mesure que s'approchait la lame de fond de 1937, portaient en eux- 
memes leur propre annihilation. 



57. EJR, t. I, p. 170. 



320 DEUX SIECLES ENSEMBLE 



* 



Les maitres de nos destinees ceuvraient avec assurance sur leurs 
times assurees - et le coup brutal, inattendu qui les frappa leur 
apparut comme Pcbranlemcnt de tout l'univers, la fin du monde. 
Qui d'entre eux avait envisage avant cela le destin fatal des auteurs 
de toute revolution ? 

Si Ton etudie separemcnt les listes des hauls dirigeants qui ont 
peri en 1937-1938, on constate que les Juifs y constituent une tres 
grosse proportion. Un historien contemporain £crit : si, « du 
l er Janvier 1935 au l cr janvicr 1938, les representants de cette natio- 
nalite etaient a la tete de 50 % des principaux services de l'appareil 
central pour les Affaires interieures, Us n'occupaient plus, au 
l er Janvier 1939, que 6 % des postes 58 ». 

En nous fondant sur les nombreuses « listes de fusilles » publiees 
au cours des dix dernieres annees dans notre pays, et sur les tomes 
biographiques de la Nouvelle Encyclopedic juive russe, nous 
sommes en mesure de suivre avec plus ou moins de precision le 
sort ulterieur des tchekistes de haute volee, des chefs de l'Armee 
rouge, des dirigeants du Parti, des diplomates, de ceux qui, alors 
qu'ils etaient encore aux commandes, ont ete cites aux chapitres 
precedents. 

Ce sont les tchekistes qui ont paye le plus lourd tribut : 

G. la. Abrampolski ; L. M. Abramson est mort en prison en 
1939 ; lakov Agranov, 1938™ ; Abram Belenki, 1941 ; Lev Belski- 
Levine, 1941; Marfei Bennan, 1939; lossif Blat, 1937; 
la. Weinstock, 1939; Leonid Voul, 1938; Mark Dai-Shtokliand, 
1937 ; Semion Guendine, 1939; Veniamine Guerson, 1941 ; Lev 
Zadov-Zinkovski, 1938; Lev Zaline-Levine, 1940; A. Zalpeter, 
1939 ; Lev Zakharov-Meier, 1937 ; N. Zelikman, 1937 ; Alexandre 
Iosselevitch, 1937; M.G. Kaminski, 1939; Zinovi Katsnelsohn, 
1938; Lazare Kogan, 1939; Mikhail Koltsov-Friedland, 1940; 
Kroulovski, 1938; hrail Leplevski, 1938; Mikhail Litvine s'est 
suicide en 1938 ; Natan Margoline, 1938 ; A. Minaiev-Tsikanovski, 



58. G. B. Kostyrtchenko, TainaTa politika Stalina : vlast i anlisemitizm [La politique 
secrete de Staline : le pouvoir el l'anlis&Tiitisme], M, 2001, p. 210. 

59. Nous ecrivons en italique les noms des fusilles et Tannee de leur execution ; dans 
d'autres cas, le chiffre signale I'annee de l'arrestation ; sont notes autrement les suicides 
dans l'attenle de rarrestation et les deces en prison. 



DANS LES ANNEES TRENTE 321 

1939 ; Lev Mironov-Kagan, 1938 ; Serguei Mironov-Korol, 1940 ; 
Karl Paouker, 1937 ; Izrail Pliner, 1939 ; Mikhail Raiev-Kaminski, 
1939 ; Alexandre Radzivilovski, 1940 ; Naoum Raiski-Lekhtman, 
1939; Grigori Rappoport, 1938; Ilya Ressine, 1940; A. Rout- 
kovski ; Pinkhous-Simanovski, 1940; Mikhail Trill isser ; Leonid 
Faivilovitch, 1936; Evse'i Shirvindt, 1938; Grigori Chkliar ; 
Serguei Chpiguelglas, 1940 ; Guenrikh lagoda, 1938. 

Des annuaires entiers sont publies de nos jours, avec les noms 
des principaux dirigeants de 1'appareil central du GUGB-NKVD 
qui sont tombes victimes des purges « iejoviennes », et nous y 
lisons un tres grand nombre de noms juifs. 60 

Mais il y a des biographies tout a fait secretes, cachees, que nous 
ne connaissons que grace a des informations de hasard qui ont filtre 
a la faveur de la « transparence* » encore non bridee du debut des 
annees 90. Ainsi le profcsscur Grigori Mai'ranovski, specialiste des 
toxiques, dirigea a partir de 1937 le « Laboratoire X » d'un service 
special du NKVD, laboratoire charge d'executer par injections les 
condamnations a mort « sur ordre direct du gouvernement de 1 937 
a 1947 et jusqu'en 1950 » - aussi bien dans la cellule speciale 
du « Laboratoire X » qu'a l'etranger dans les annees 1960-1970'' 1 . 
Mai'ranovski n'a ete arrete qu'en 1951, et, de sa cellule, il ecrivait 
a Beria : « Par ma main ont ete executes des dizaines d'ennemis 
jures du pouvoir sovietique, notammcnt des nationalistes de tout 
poil 62 . » Mais voici qu'a filtre en 1990 une surprenante information 
qui nous apprend que les fameuses douchegoubki (chambres a gaz 
ambulantes) furent inventees non pas par Hitler au cours de la 
Seconde Guerre mondiale, mais par le NKVD sovietique en 1937, 
et l'inventeur (pas seul, bien stir, mais il fut au coeur de cette 
invention) en fut Isai Davidovitch Berg, chef du Service econo- 
mique du NKVD de la region de Moscou. On voit la qu'il est 
important de savoir qui occupait les postes, meme inferieurs. L'his- 
toire est la suivante : I. D. Berg avait pour mission d'executer les 



60. Cf. par ex. N. Petrov, K. V. Skorkinc, Kto roukovodil NKVD, 1934-1941 [Qui 
emit a la tete du NKVD. Annuaire], M, Zvenia, 1999. 

61. Pavel Soudoplatov, Spetsoperalsii : Loubianka i Kreml. 1930-1950 gody [Les 
operations speciales : la Loubianka et le Kremlin, les annees 1930-1950], M., OLMA- 
Press, 1997, pp. 440-441. 

62. Izvestia, 1992, 16 mai, p. 6. 

* Le mot russc glasnost' = publicity des debats. 



322 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

sentences de la « troika » du NKVD regional de Moscou, et celui- 
ci remplissait scrupuleusement sa mission : il convoyait les 
condamnes sur le lieu d'execution. Mais, lorsque siegerent simulta- 
nement trois « troi"kas » regionales de Moscou, il devint impossible 
au peloton d'execution d'accomplir sa tache. On eut alors une idee : 
denuder les victimes, les ligoter, les empecher de crier et les jeter 
dans un fourgon ferine camouflc en camionnctte de livraison du 
pain. Pendant le long trajet, les gaz s'6chappaient vers l'interieur 
du vehicule, et a 1'arrivee, au bord de la fosse, les prisonniers 
etaient « fin prets ». (II faut ajoutcr que Berg fut pcu apr&s fusille 
lui-meme, en 1939 - pas pour ces atrocites, non, bien sur, mais sur 
une accusation de «complot». Et, en 1956, il fut rehabilite sans 
encombres, bien que fut consignee dans le dossier, conservee 
jusqu'a ce jour, l'histoire de cette meurtriere invention, dont il a 
meme ete fait lecture a des journalistes ! 63 

Dans l'enumeration ci-dessus, que de destinees dont la courbe 
est tracde en lettres de feu ! La sont tombes sous le couperet tche- 
kiste le bourreau de la Crimee, Bela Kun en personne, et, avec lui, 
encore 12 commissaires du peuple du gouvernement communiste 
de Budapest" 4 ! 

L'on ne peut cependant accepter (ce ne serait pas decent, pas 
honnete) d'inclure dans les persecutions contre les Juifs le fait 
qu'ils aient ete chasses des Organes repressifs. Car il n'y avait pas 
la de motivation antijuive. (Sans parler du fait que, si les sbires 
staliniens n'avaient pas seulement attache du prix a leur bien-etre 
immediat et a des honncurs provisoires, mais aussi a 1' opinion du 
peuple qu'ils gouvernaient, ils auraient du claquer eux-memes la 
porte du NKVD et ne pas attendre qu'on les en chasse. Cela, certes, 
ne les aurait pas tous sauves de la mort, mais peut-etre de l'in- 
famie ?) - C'est meme le contraire : a en juger par certaines 
donnees, l'une des rares minorites nationales a laquelle il n'etait 
pas, aux yeux du NKVD, condamnable d'appartenir, c'etait la 
minorite juive. Les dispositions sur la politique nationale et d'enca- 
drement qui caracteriseront la fin des annees 40 et le debut des 



63. E. Jirnov, « Prolsedoura kazni nosila omcrzilellnyi kharakter » [Les procedds 
d'execution avaienl un caractere ignoble], in Komsomolskai'a Pravda, 1990, 28 oct. 

64. R. Conquest, La Grande Terrcur, op. cit. 



DANS LES ANNEES TRENTE 323 

annees 50 n'etaient pas encore en vigueur au sein des Organes de 
la Securite d'Etat 65 . 



Beaucoup de hauts fonctionnaires de l'appareil du Parti furent 
eux aussi emportes par la deferlante meurtriere de 1937-1938. A 
partir de 1936-1937, la composition du Sovnarkom change nota- 
blement ; les purges des annees qui precederent la guerre deci- 
merent les Commissariats du peuple. La balle mortelle atteignit et 
l'initiateur de la collectivisation, Iakovlev, et son plus proche 
adjoint, Kalmanovitch, et Roukhimovitch, et bien d'autres encore, 
evidemment. La grande boucherie n'epargna pas les vieux 
bolcheviks « emerites » : Kamenev et Zinoviev, bien sur, mais aussi 
Riazanov (depuis longtemps evince), Golochtchokine qui avait 
organise l'assassinat du tsar. (Seul echappa au desastre Lazare 
Kaganovitch : il reussit a etre lui-meme le « balai aux crins de fer » 
dans plusieurs des purges de 1937-1938 - par exemple dans la ville 
d'lvanovo qu'il ratissa et ou on l'appelait l'« ouragan noir 66 ».) 

On nous propose la vision suivante : « il s'agit de victimes de la 
dictature sovietique, utilisees puis liquidees sans pine des lors 
qu'elles n'avaient plus d'utilite 67 ». Belle explication ! Mais ces 
personnes ont-elles vraimcnt ete utilisees pendant vingt ans ? 
N'ont-cllcs pas mis tout leur zele a etre le moteur de cette meme 
dictature, et, avant de « n'avoir plus d'utilite », n'ont-elles pas pris 
une part vigoureuse au saccage de la religion, de la culture, a 
1'aneantissement de 1' intelligentsia et de quelques millions de 
paysans ? 

Tomberent sous la lame en grand nombre les chefs de l'Armee 
rouge. « A l'ete 1938, tous les commandants des regions militaires, 
sans exception, tous ceux qui occupaient un tel poste en juin 1937, 
avaient totalement disparu. » La direction politique de l'Armee 
rouge, lors du demantelement de 1937 et apres le suicide de 



65. L lou. Kriichevski, Evrei v apparale VtchK-OGPOU v 2D-e gody [Les Juifs clans 
l'appareil de la Vetchiika et de l'Oguepeou dans les annees 20], Evrei i rousskai'a revo- 
lioutssia [Les Juifs et le revolution russe], pp. 343-344. 

66. Robert Conquest., op. cil. 

67. lou. Margoline, Tel-Avivski bloknot [Le bloc-notes de Tel-Aviv], in Novoie 
rousskoie slovo. New York, 1968, 5 aout. 



324 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

Gamarnik, « a subi le maximum de pertes du fait de la terreur ». 
Parmi les responsables politiques ont peri les 17 commissaires 
d'armee sans exception, 25 des 28 commissaires de corps d'armee, 
34 des 36 commissaires de division 68 . Nous remarquons une forte 
proportion de Juifs dans les listes aujourd'hui publiees des chefs de 
guerre fusilles en 1937-1 938 M . 

Grigori Chtern a fait une carriere militaire tout a fait singuliere 
en gravissant un a un les echelons politiques : a. compter de la 
guerre civile, commissaire de regiment, de brigade, de division. De 
1923 a 1925, commandant des Forces speciales du groupe des 
armees de Khorezm (ce qui signifie : repression en Asie centrale). 
Des avant 1926, chef du service politique d'une division. Puis il 
suit les cours pour cadres superieurs de l'Armee. En 1929-1934, 
« il est charge de missions d'importance particuliere pres le 
Commissariat aux Affaires militaires et navales, c'est-a-dire aupres 
de Vorochilov. En 1937-1938, il est « conseiller militaire aupres du 
gouvernement rcpublicain espagnol (ne pas confondre avec 
Manfred Chtern, qui s'est lui aussi distingue chez les Rouges espa- 
gnols et qu'on a surnomme' « le general Kleber »). Puis il est chef 
d'etat-major du front extreme-oriental ou, avec Mekhlis, il organise 
les combats sanglants sur le lac Hasan en 1938, et, simultanement, 
il intrigue pour faire arretcr le marechal Bliicher, causer sa perte et 
prendre sa place au poste de commandant du front. En mars 1939, 
au XVIII e Congres du Parti, il tint ce discours : « Nous avons, vous 
et nous, extermine un tas de canailles - toutes sortes de toukhat- 
chevskis, gamarniks, ouborevitchs et autres ordures de ce genre » ; 
lui-meme ne fut fusille qu'a 1'automne 1941 70 . Un compagnon 
d'armes de Chtern, mais dans l'aviation, lui, Iakov Smouchkevitch, 
a fait lui aussi une carriere mirobolante. II a commence de la meme 
facon (et jusqu'au milieu des annees 30), comme instructeur poli- 
tique, commissaire ; il a suivi lui aussi les cours pour cadres supe- 
rieurs. En 1936-1937, il est en Espagne, dans l'aviation, on le 
surnomme « le general Douglas ». En 1939, il commandait le 



68. Robert Conquest, op. cit. 

69. Cf. par ex. O.F. Souvenirov, Traguediia RKKA, 1937-1938 [La tragddie dc 
TArmtSe rouge. 1937-1938]. M., Terra. 1998. 

70. EJR. (. 3. p. 430 : A. Abramovitch, V rechaiouchtchei voine [Dans la guerre 
decisive] t. 1, p. 66 ; V. Katountsev, I. Kots ; Intsident. Podoplioka Khasanskikh sobitii' 
[Un incident. Les dessous des evenemcnts de Hasan], in Rodina. 1991, n"> 6-7. p. 17. 



DANS LES ANNEES TRENTE 325 

groupe aerien a Khalkhin-Gola. Puis il a grimpe jusqu'au poste de 
commandant en chef de toutes les forces aeriennes de TArmee 
rouge, a celui d'inspecteur des Forces armees aeriennes ; il a ete 
arrete en mai 1941 et fusille l'annee meme 71 . 

La deferlante n'a pas epargne non plus les travailleurs du secteur 
economique, pas davantage que les hauts fonctionnaires ; quant aux 
diplomates, la plupart de ceux qui ont ete cites ici ont 6te fusilles. 

Nommons les personnalites du Parti, les militaires, les diplo- 
mates, les responsables de 1'economie du pays que nous avons deja 
rencontres dans ces pages et qui sont tombes victimes de la 
repression (les fusilles sont inscrits en italiques) : 

Samuel Agourski, arrete en 1938; Lazare Aronchtam, 1938; 
Boris Belenki, 1938; Grigori Belenki, 1938; Zakhar Belenki, 
1940; Mark Belenki, 1938, Maurice Belotski, 1938; Herman 
Bitker, 1937; Awn Weinstein, 1938; Iakov Vesnik, 1938, Izrail 
Weitser, 1938 ; Abram Wolpe, 1937 ; Ian Gamarnik s'est suicide en 
1937 ; Mikhail Guertchikov, 1937, Evgueni Gnedine, arrete" en 
1939; Philippe Golochtchokine, 1941 ; la Goldine, 1938; Lev 
Gordon, arrete en 1939; Isaac Grinberg, 1938; Iakov Gouguel, 
1937 ; Alexandre Gourevitch, 1937 ; Sholom Dvoilatski, 1937; 
Mark Deutsch, 1937; Semion Dimanstein, 1938; E. Dreitser, 
1936; Semion Joukovski, 1940; Samuil Zaks, 1937; Zinovi 
Zangwil ; Isaac Zelenski, 1938 ; Grigori Zinoviev, 1936 ; S. Zorine- 
Gomberg, 1937; Boris Ippo, 1937 ; Mikhail Kaganovitch se 
suicide dans 1'attente de I'arrestation, 1941 ; Moi'ssei Kalganovitch, 
1937; Lev Kamenev, 1936; Abram Kamenski, 1938; Grigori 
Kaminski, 1938 ; Ilya Kit-Vii'tenko, arrete en 1937, passe 20 ans en 
reclusion ; /. M. Kleiner, 1937 ; Evguenia Kogan, 1938 ; Alexandre 
Krasnochtchokov-Tobinson, 1937 ; Lev Kritsman, 1937 ; Solomon 
Krouglikov, 1938 ; Vladimir Lazarevitch, 1938 ; Mikhail Landa, 
1938; Rouvim Levine, 1937; Iakov Lifchitz, 1937; Moissei 
Lisovski, arrete en 1938 ; Fried Markous, 1938 ; Lev Mariasine, 
1938 ; Grigori Melnitchanski, 1937 ; Alexandre Minkine-Menson 
est mort dans un camp en 1955 ; Nadejda Ostrovkaia, 1937 ; Lev 
Petcherski, 1937 ; 1. Pinson, 1936 ; lossif Piatnitski-Tarchis, 1938; 
Izrail Razgon, 1937; Moissei Rafes, 1942; Marcel Rozenberg, 
1938 ; Arcadi Rozengolts, 1938 ; Naoum Rozovski, 1942 ; Boris 



7 1 . EJR, t. 3, p. 82 ; A.Abramovitch, pp. 64-66. 



326 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

Roizenman, 1938; E. Roubinine, en reclusion pendant 15 ans ; 
Iakov Roubinov, 1937 ; Moissei Roukhimovitch, 1938 ; Oscar 
Ryvkine, 1937; David Riazanov-Goldenbakh, 1938; Veniamine 
Sverdlov, 1939; Boris Skvirski, 1941 : lossif Slavine, 1938; 
Grigori Sokolnikov-Brilliant, tue en prison en 1939 ; Isaac Solts, 
mort en reclusion en 1940 ; Naoum Sorkine, 1938 ; Lev Sosnovski, 
1937; Arthur Stachevski-Guirchfeld, 1937; louri Svetlov- 
Nakhamkis, 1941 ; Nikolai Guimmer-Soukhanov, 1940 ; Boris Tal, 
1938; Semion Tourovski, 1936; Semion Ouritski, 1937; Evgueni 
Fainberg, 1937 ; Vladimir Feiguine, 1937 ; Boris Feldtnan, 1937 ; 
Iakov Fischman, arrete en 1937 ; Moissei Froumkine, 1938 ; Maria 
Froumkina-Ester, morte dans un camp en 1943 ; Leon Khaikis, 
1938; Avenir Khanoukaiev ; Moissei Kharitonov, mort dans un 
camp en 1948 ; Mendel Khataievitch, 1937 ; Isa'i Tsalkovitch, arrete 
en 1937; Efim Tsetline, 1937 ; Iakov Tchoubine ; N. Tchoujak- 
Nasimovitch ; Lazare Chatskine, 1937 ; Iakov lakovlev -Epstein, 
1938. 

Voila qui constitue aussi le martyrologe d'un grand, d'un tres 
grand nombre de Juifs au sommet. 

Et voici maintenant les destinees de quelques socialistes russes 
eminents qui n'ont pas rejoint les bolcheviks et ont meme lutte 
contre eux : 

Boris Ossipovitch Bogdanov (ne en 1884) - Originaire d'Odessa, 
pctit-fils ct fils de negotiants en bois. A fait ses etudes dans la 
meilleure ecole de commerce d'Odessa. Encore etudiant, il adhere 
aux cercles sociaux-democrates. En juin 1905, quand entre dans le 
port d'Odessa le cuirasse Potemkine sur lequel une mutinerie a 
eclate, il est le premier civil a monter a son bord, il fait un discours 
devant l'equipage reuni en meeting, il l'exhorte a se joindre a la 
greve des ouvriers d'Odessa, et il emporte, pour les transmcttre aux 
consuls etrangers, les lettres et suppliques adressees aux gouverne- 
ments europeens. 11 cvitc la condamnation en fuyant a Saint- 
Petersbourg ou il travaille dans la clandestinite pour le Parti social- 
democrate menchevique. Deux peines de relegation consecutives, 
de deux ans chacunc, Tune a Silvytchegod et 1' autre a Vologda. 
Juste avant la guerre, il est au nombre des dirigeants du Parti 
menchevique, il travaille legalement sur des questions touchant la 
condition ouvriere ; a dater de 1915, il entre comme secretaire au 
Groupe ouvrier pres le Comite militaro-industriel, avec lequel il est 



DANS LES ANNEES TRENTE 327 

arrete en Janvier 1917 ; il est libcre a la faveur de la revolution de 
Fevrier. II entre au Comite executif du Soviet de Petrograd ; il en 
est 1'immuable president, toujours present lors de ses innombrables 
et bruyantes seances ; en juin, il dcvient membre du bureau du 
VTsIK. et il s'oppose opiniatrement aux tentatives de coup de force 
auxquelles se livrent deja les bolcheviks ; apres l'insurrection des 
bolcheviks en juillet, c'est lui qui recoit la capitulation du 
detachemcnt de matelots qui avail occupe la fortcresse Pierre et 
Paul. Apres le coup d'Etat d'Octobre, il est, en 1918, l'un des orga- 
nisateurs du mouvement ouvrier antibolchevique a Petrograd. II 
passe la guerre civile a Odessa. Quand celle-ci est finie, il tente de 
renouer avec Taction des mencheviks, mais, a la fin de 1' an nee 
1920, il est arrete pour un an - la commence la longue kyrielle 
d'arrestations et de condamnations, de deportations et de deten- 
tions, le grand jeu de cartes, la « longue patience » visant tant de 
socialistes en URSS - uniquement pour son passe et ses anciennes 
convictions de menchevik, car dans les rares intervalles, il exerce 
des fonctions dans le domaine economiquc et nc desire plus qu'une 
chose : mener une vie paisible - mais on le soupconne aussi de 
« sabotage » economique. En 1922, il demande a partir pour 
l'etranger, mais est arrete juste avant son depart. Reclusion aux 
Solovki, deportation sur la Petchora, rallonges regulieres de peines 
de trois ans chaque fois, la prison de surete de Souzdal, encore et 
encore la deportation. En 1931, on tente de 1'impliquer dans 1' af- 
faire du « Bureau des mencheviks » puis on le relache. Mais, en 
1937, il tombe dans la rafle generate ; il experimente a la prison 
d'Omsk (ou il a des communistes com me compagnons de cellule) 
les interrogatoires « a la chafne » (trois commissaires enqueteurs 
qui se succcdent sans interruption), purge sept ans au camp de 
Kargopol (certains autres mencheviks sont fusilles), deportation a 
Syvtyvkar ; en 1948, c'est un nouveau tour de piste avec les 
« redoublants », deportation au Kazakhstan. En 1956, il est reha- 
bilite. II meurt en 1960 : il n'est plus qu'un grand vieillard epuise\ 
Boris Davydovitch Kamkov-Kats (ne en 1885). Fils d'un medecin 
de Zemstvo. Adhere au Parti S.-R. des l'adolescence. Deporte" en 
1905 dans le territoire de Touroukhan, d'ou il s'evade. Dans l'emi- 
gration, il acheve des etudes de droit a 1' university de Heidelberg. 
Participe a la Conference des socialistes a Zimmerwald en 1915. 



328 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

Revient en Russie apres la revolution de Fevrier. L'un des fonda- 
teurs du Parti des S.-R. de gauche qui, a la veille du coup d'Oc- 
tobre, entre dans la coalition avec les bolcheviks. Prend part a la 
dissolution de 1'Assemblee constituante en Janvier 1918. En avril, 
il incite a rompre l'alliance avec les bolcheviks et, en juin, il appelle 
a « une insurrection revolutionnaire » contre eux. L' insurrection 
echoue et il entre en clandestinite. Apres une courte arrestation en 
1920, il est a nouveau arrSte en 1921, deporte en 1923. Entre 
plusieurs peines de deportation, encore deux annees de prison 
- toujours le meme jeu de « patience ». En 1933, deporte a Arkhan- 
guelsk, arrete en 1937 et fusille en 1938. 

Abram Rafailovitch Gotz (tie en 1882). Petit-fils du millionnaire, 
le negotiant en the V. la. Brodski. Adhere au mouvement revolu- 
tionnaire des l'age de 14 ans et au Parti S.-R. en 1901 (son frere 
Mikhail est un leader de ce parti). En 1906, il devient membre 
d'une organisation S.-R. de combat, un terroriste. Au bagne de 
1907 a 1915. A la prison centrale d'Alexandrov. Prend part a la 
revolution de Fevrier a Irkoutsk, puis a Petrograd. Membre du 
Comite executif du Soviet du Parti social-democrate et du Soviet 
des deputes paysans, membre du presidium du VTsIK. A partir du 
25 octobre 1917, il est a la tete du Comite antibolchevique pour le 
Salut de la Russie et de la Revolution. II poursuit la lutte contre les 
bolcheviks pendant la guerre civile. Arrete en 1920, condamne lors 
du proces des S.-R. a la peine capitale, commuee en 5 ans d'empri- 
sonnement. Puis ce fut le jeu de « patience » habituel, la valse des 
peines et deportations successives. En 1939, il ecope de 25 ans de 
camp. II meurt l'annee d'apres, au camp. 

Mikhail Iakovlevitch Guendelman (ne en 1881). S.-R. des 1902, 
avocat de profession. Participe a la revolution de Fevrier a Moscou, 
membre du Comite executif du Soviet, membre du presidium du 
VTsIK, membre du Comite central du parti S.-R. Le 25 octobre 
1917, il quitte la seance du 2 e Congres des Soviets en signe de 
protestation contre les bolcheviks. Membre de 1' Assembled consti- 
tuante, il prend part a son unique seance, le 5 Janvier 1918. A 
Samara, il poursuit son action au Comite des membres de F As- 
sembled constituante. Arrete en 1921, condamne a la peine capitale 
lors du proces des S.-R., peine commuee en 5 annees de detention. 
Puis, le jeu de « patience », l'enchainement des peines. Fusille en 
1938. 



DANS LES ANNEES TRENTE 329 

Mikhail Isaakovitch Lieber-Goldman (ne en 1880). L'un des 
fondateurs du Bund (1897), membre du Comite central du Bund 
dans 1' Emigration, representant du Bund au Congres du Parti social- 
democratc russe. Prend part a la revolution de 1905-06. Relegue en 
1910 pour trois ans dans la province de Vologda, d'ou il s'evade, 
et emigre a nouveau. Adversaire farouche et constant de Lenine. 
Revient en Russie apres 1914, rejoint les socialistes « defenseurs 
de la Patrie ». Apres la revolution de Fevrier, membre du Comite 
central du Soviet de Petrograd, puis membre du presidium du 
VTsIK, dont il demissionne apres le coup de force d'Octobre. 
Tantot il adhere au Parti social-democrate (des mencheviks), tantot 
il le quitte. Exerce des fonctions dans le secteur economiquc. L'un 
des leaders de la clandestinite menchevique en URSS. A partir de 
1923 - arrestations, deportations, jeu de « patience ». En 1937, a 
nouveau arrete et fusille la meme annee a Alma-Ata. 

... Combien connurent une semblable destinee, marquee par une 
succession ininterrompue de peines de prison et de deportation, 
jusqu'au denouement dans les annees 1937-1938 ! 

C'est qu'il balayait et balayait a travers tout le pays, le balai de 
fer de ces annecs-la, il raflait tout le monde - les sans-grade, ceux 
qui n'avaient rien a voir avec le pouvoir, la politique, et notamment 
des Juifs. Voici les noms de quelques supplicies : 

Nathan Bernstein (ne en 1876) - musicologue et critique 
musical, enseignait 1'histoire de la musique et l'esthetique 
musicale, a ecrit plusieurs livres. Arrete en 1937, est mort en 
detention. 

Matfe'i Bronshtein (ne en 1906) - savant, physicicn de talent, 
docteur es sciences, obtient des resultats remarquables. II etait le 
mari de L.K.Tchoukovskai'a. Arrete en 1937, fusille en 1938. 

Serguei' Guinter (ne en 1870) - architecte et ingenieur. Arrete en 
1934, deporte en Siberie, arrete de nouveau en 1937 et fusille. 

Veniamine Zilbermints (ne en 1887) - geochimiste et mineralo- 
gists, specialistc des elements rares, auteur d'un projet scientifique 
sur les microprocesseurs, victime de la repression en 1938. 

Mikhail Kokine (ne en 1906) - orientaliste, sinologue, historien. 
Arrete en 1937, fusille. 

Ilya Kritchevski (ne en 1885) - microbiologiste, immunologiste 
(egalement une formation de physicien et de mathematicien). 



330 DEUX S1ECLES ENSEMBLE 

docteur en medecine, fondateur d'une ecole scientifique, president 
de l'Association russe des microbiologistes. Arrete en 1938, raort 
en 1943. 

Solomon Levite (ne en 1894) - orientaliste, semitologue, de ceux 
qui, en 1920, ont ressuscite en 1920 la Socicte d'ethnographie. 
Accuse d'avoir cree une organisation sioniste, arrete en 1937, est 
mort en detention. 

lokhiel Ravrebe (ne en 1896) - physicien et chimiste, professeur, 
membre correspondant de l'Academie des Sciences d' Ukraine, a 
ecrit beaucoup d'ouvrages sur 1'electrochimie appliquee. Victime 
de la repression en 1937. 

Ilya Khetsrov (ne en 1887) - hygieniste, epidemiologiste 
(hygiene de l'environnement, protection des plans d'eau, des eaux 
artesiennes, hygiene sociale). Arrete en 1938, fusille. 

Naoum Schwarz (ne en 1888) - m^decin psychiatre, etudiait les 
specificites psychologiques des Juifs. Enseigna de 1921 a 1923 
l'hebreu ; composait des poesies en hebreu. Accuse d'activite 
sioniste, arrete en 1937, mort en detention. 

Les trois freres Chpilrein, de Rostov-sur-le-Don : 

Yan (ne en 1887) - mathematicien, a applique la methode mathe- 
matique a la technique electrique et thermique. Professeur a 1' Ecole 
superieure technique de Moscou, puis doyen de la faculte d'electro- 
technique. Victime de la repression et perit en 1937. 

Isaac (ne en 1891) - psychologue, docteur en philosophic En 
1927, il est a la tete de la Societe russe de psychotechnique et de 
physiologie appliquee ; auteur de nombreuses etudes sur 1' analyse 
psychologique des metiers et la rationalisation du travail. Arrete en 
1935, fusille. 

Emile (ne en 1899) - biologiste, doyen de la faculte de biologie 
de Rostov. FusiHe" en 1937. 

Leonid Iourovski (ne en 1884) - docteur en economie politique, 
Fun des auteurs de la reforme monetaire de 1922-1924. Proche de 
A. V. Tchaianov et N. D. Kondratiev. Arrete en 1930, libere en 
1935, arrete a nouveau en 1937 et fusille. 

• 

L'ecrasante superiorite en nombre des Juifs haut places qui 
tomberent sous le couperet de Staline n'empeche pas de constater, 



DANS LES ANNEES TRENTE 331 

comme cela ressort des pages memes ecrites par des publicistes 
juifs d'Occident, que ce phcnomene en soi n'etait pas percu comme 
une offensive contre les Juifs sur le plan de leur nationality : les 
Juifs sont tombcs dans le hachoir parce qu'ils occupaient en grand 
nombre des postes eminents. Ainsi lisons-nous dans le recueil 
Le Monde juif (1939) : « Cela ne fait aucun doute : les Juifs en 
URSS ont des possibilites, des opportunites qu'ils n'avaient pas 
avant la revolution, qu'ils n'ont toujours pas a ce jour dans certains 
Etats democratiques. lis peuvent etre generaux d'armee, ministres, 
diplomates, professeurs d'universite, ils peuvent etre les fonction- 
naires les plus haut grades comme les plus soumis », - mais ce ne 
sont justement, pour les Juifs sovietiques, que des possibilites, « en 
aucune maniere ce n'est un droit », et c'est justement parce que ce 
droit n'existe pas qu'ont ete precipites du haut de ces sommets et 
ont perdu la vie « les Iakir, Zinoviev, Radek, Trotski 72 ». Mais quel 
peuple, sous la dictature communiste, jouissait d'un tel droit ? La 
realite, c'etait : ou bien tu te maintiens, ou bien tu coules. 

St. Ivanovitch (S.O. Portouguei's), un socialiste de vieille date et 
obstinc, reconnaissait : « Les Juifs, sous l'autocratie, avaient 
beaucoup moins que sous les bolcheviks le "droit de sejour", mais 
beaucoup plus le "droit de vie" ». Cela est indeniable. - Cependant, 
comme il n' ignore pas « la revolution kolkhozienne », il conclut : 
« Les formes d' implantation en Russie du "socialisme", appliquees 
du fin fond de Pachekhonia jusqu'a Tachkent, ont ete particulie- 
rement dures pour les Juifs », « sur aucun peuple les scorpions du 
bolchevisme ne se sont acharnes avec plus de violence que sur 
les Juifs. 73 » 

Dans le meme temps, pendant la Grand' Peste de la collecti- 
visation et la liquidation des koulaks, ce ne sont pas des 
milliers, mais des millions de paysans qui n'eurent ni le droit de 
sejour ni celui de vie. Et toutes les plumes sovietiques (et, parmi 
elles, beaucoup de juives) resterent muettes comme des tombes 
devant cette froide extermination de la paysannerie russe. Muet 
egalement 1' Occident tout entier. Par ignorance, croyez-vous ? ou 
par souci de menager le pouvoir sovietique ? ou tout simplement 



72. Si. Ivanovitch, Evrc'i i sovctskai'a diklatoura [Les Juifs et la dictature sovietique], 
in MJ, p. 23. 

73. Ibidem, pp. 44-46. 



332 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

par indifference ? - Car c'est proprement inimaginable : 15 millions 
de paysans qui ne sont pas simplement interdits d'acces a l'ensei- 
gnement superieur et a la fonction publique, mais qui sont bel et 
bien mines, parques comme des bestiaux, chasses de leurs foyers 
et deportes vers une mort certaine au fin fond de la taiga et de la 
toundra. Et Ton vit surgir, dans les rangs echauffes des activistes 
des villes, des Juifs qui s'elancerent pour pousser a la roue de la 
collectivisation et laisser derriere eux un tangible et sinistre 
souvenir. Quelqu'un aurait-il a I'epoque eleve la voix pour defendre 
les paysans ? Tres peu apres, en 1932-1933, de cinq a six millions 
de personnes agonisent et meurent de faim, et cela, aux marches 
memes de 1' Europe - et la presse libre du monde libre reste motus 
et bouche cousue ?... Sans doute faut-il accepter comme cle la plus 
plausible de cette enigme l'extreme-gauchisme de la presse occi- 
dental d'alors et son engouement pour l'« experience » socialiste 
en URSS, mais tout de meme, comment ne pas etre stupefie de voir 
quel degre peuvent atteindre l'aveuglement et l'indifference aux 
souffrances des gens, de dizaines de millions de gens ? 

Ce que l'ceil ne voit pas, le coeur ne le sent pas. 

En Ukraine, les Juifs avaient deja perdu leurs elans des ann£es 
1917-1920, leur desir de soutenir l'litat russe, et, a la fin des 
annees 20, « les chauvins partisans de l'autonomie ukrainienne » 
sont des Juifs et « ils exercent une grande influence, quoique dans 
les villes uniquement 74 ». On peut meme lire cette conclusion : la 
destruction en 1937 de la culture de langue ukrainienne etait dirigee 
en partie contre ces Juifs-la, ceux qui avaient « reellement » cree 
avec les Ukrainiens 1' Union pour le developpement de la culture 
locale en ukrainien 75 . Mais cette union, realisee dans les milieux 
intellectuels, ne pouvait adoucir les sentiments de la population 
ukrainienne envers les Juifs. Nous avons vu dans le chapitre 
prec6dent qu'au cours de la collectivisation « un grand nombre de 
communistes juifs surgirent dans les campagnes avec le grade de 
commandant et le droit de vie ou de mort sur les gens 76 ». Cela 



74. Lettre de V. I. Vernadski a 1. 1. Petrounkevitch du 14 juin 1927, in Novy Mir, 
1989, n° 12, p. 220. 

75. Mikhail Kheifets, Ouroki prochlogo [Les lemons du pass6], in « 22 » 1989, n°63, 
p. 202. 

76. Sonja Margolina, Das Ende der Liigen : Russland und die Juden im 
20 Jahrhundert, Berlin, Siedler Verlag. 1992, p. 84. 



DANS LES ANNEES TRF.NTE 333 

avait envcnime les relations - tendues depuis des siecles - entre 
Juifs et Ukrainiens. Et bien que la famine fut le resultat direct de 
la politique de Staline, bien qu'elle n'atteignit pas 1' Ukraine exclu- 
sivement (elle sevit aussi cruellement dans la region de la Volga et 
dans l'Oural), les Ukrainiens eurent F impression que la famine, 
chez eux, etait imputable aux Juifs. Cette idee se perpetua long- 
temps (on la trouve encore jusqu' aux annees 80 dans la presse ukrai- 
nienne de Immigration). « Certains Ukrainiens sont convaincus que 
les Juifs ont joue un role particulier dans F apparition de la famine... 
Certains declarent que 1933, e'etaient les Juifs qui se vengeaient 
pour les annees Khmelnitski* 77 ». 

Pas de moisson de froment a qui seme le chiendent. Tant de Juifs 
aux commandes et tant d' indifference aux malheurs du reste de la 
population pouvaicnt induirc toutes sortes d'interpretations. 

Les auteurs juifs qui suivent de pres le « deploicment de la 
courbe » de Fantisemitisme en URSS ont pourtant neglige cette 
cendre pietinee, et ils ont tire des conclusions plutot optimistes. 
Ainsi Solomon Schwartz ecrit-il : « Des le debut des annees 30, 
Fantisemitisme en Union Sovietique s'est vu nettement diminuer » 
et, « au milieu des annees 30, il avait perdu son caractere de 
phenomene de masse », « la courbe de Fantisemitisme avait alors 
atteint son plus bas niveau ». LI explique cela, entre autres, par la 
fin de la NEP, la disparition des Juifs enrichis pendant cette periode, 
ainsi que par « 1' industrialisation forcee et Fouragan de la collecti- 
visation » qu'il compare plaisamment a « une sorte de traitement 
de choc ». S'y ajoutc une autre idee : e'est pendant ces annees-la 
que les dirigeants communistes ont commence a lutter contre « le 
chauvinisme de grande puissance » des Russes (non, ils n'ont pas 
« commence » - ils ont continue, poursuivi en cela la ligne intransi- 
geante de Lenine). Et, dit Schwarz, les autorites ont alors decide de 
« garder un silence obstine sur Fantisemitisme (...) pour ne pas 
donner 1' impression que ce combat contre le chauvinisme de grande 



77. M. Tsarinnik, Oukra'insko-evreiskii dialog [Le dialogue ukraino-juifj, in 
« 22 » 1984, n°37, p. 160. 

* Khmelnitski Bogdan Mikha'ilovitch (1595-1657). helman d'Ukraine, chef du 
mouvement de liberation du joug polonais. Fit proclamer en 1654 l'union de I' Ukraine 
et de la Russie. 



334 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

puissance 6tait un combat pour la defense des Juifs 78 ». Cette 
remarque est judicieuse. 

Or justement, en Janvier 1931, a paru dans le New York Times 19 , 
puis dans toute la presse mondiale, une declaration demonstrative 
de Staline a l'Agence telegraphique europeenne : « Les commu- 
nistes, qui sont des internationalistes consequents, ne peuvent pas 
ne pas etre les ennemis jures de l'antisemitisme. En URSS, l'antise- 
mitisme est severement puni par la loi en tant que phenomene 
profondement contraire au regime sovietique. Les antisemites 
actifs, de par les lois de l'URSS, encourent la peine capitate 80 *, 
- et ne voila-t-il pas le chatimcnt prononce sans aucune gene aux 
oreilles democratiques de l'Occident ? Or, c'est la seule et unique 
nation parmi toutes celles peuplant l'URSS qu'il daigne distinguer 
de cette facon-la. L' opinion publique mondiale s'en trouva plei- 
nement satisfaite. 

Mais, detail caracteristique : cette declaration du Guide ne fut 
pas publide dans la presse sovietique (par un effet de sa ruse et de 
sa prudence). II l'avait destinee a l'exportation. II cacha cette prise 
de position a ses propres sujets. Elle ne fut publiee en URSS qu'a 
la fin 1936 s1 . Et Molotov fut envoys a ce moment-la faire une 
declaration semblable au congres des Soviets. 

Un auteur juif donne son interpretation du discours de Molotov 
tel qu'il l'a entendu, mais il se trompe quand il dit que l'orateur, 
« au nom du gouvernement », menacait de la peine capitate ceux 
qui manifesteraient « des sentiments antisemites 82 ». Des senti- 
ments ! Non, le discours de Molotov ne disait pas cela, il parlait 
bien des memes « antisemites actifs » que Staline. Des peines capi- 
tales pour antisemitisme, nous n'en connaissons pas dans les 
annees 30, mais des peines de detention (au titre d'un article du 
Code penal), il y en eut. (On entendit alors chuchoter : « Dans le 
temps, on vous en collait moins "pour le tsar"). » 

S. Schwartz note une inflexion : « Dans la seconde moitie des 



78. S. M. Schwartz, Antisemitizm v Sovetskom Soiouze [L'antis6mitisme en Union 
sovi&ique]. New York, id. Tehekhov, 1962, pp. 8. 98-99, 107-108. 

79. New York Times, 1931, 15 janv., p. 9. 

80. /. V. Staline. (Euvres [en russe] en 13 vol., M. Gospolitizdat, 1946-1951, 1. 13, 
p. 28. 

81. Izvestia. 1936, 30 nov., p. 2. 

82. S. Power, La Russie sovietique, in MJ, p. 260. 



DANS LES ANNEES TRENTE 335 

anndes 30, ces sentiments [l'inimitie de la population envers les 
Juifs] se repandirent et s'amplifierent..., surtout dans les centres 
importants ou residaient un grand nombre d'intellectuels et semi- 
intellectuels juifs... On y vit peu a peu renaitre la legende de I'"em- 
prise des Juifs", et se former des idees fausses sur le role exagere 
des Juifs au sein des organismes d'Etat. » Une legende qui n'est 
pas une legende, mais assortie de cette explication quelque peu 
naive, cette justification rituelle : lesdits intellectuels et semi-intel- 
lectucls juifs n'avaient tout simplement, « dans les conditions 
sovietiques, presque aucunc possibilite de survie, hormis le service 
de l'Etat 83 ». 

On a honte de lire cela. Quelle est cette situation d'oppression 
et de desespoir qui ne vous laisse comme possibilite de survie que 
les postes privilegies ? Et le reste de la population ? Ceux-la avaient 
la pleine liberte de s'echiner dans les champs kolkhoziens, de 
creuser des trous a la pioche, de transporter des bards a bout de 
bras sur les chantiers des plans quinquennaux... 

Pour ce qui est des decisions gouvernementales. Ton peut dire 
sans risque de se tromper que dans les annees 30, rien, dans la 
question juive, n'avait change depuis la revolution, qu'aucune anti- 
pathie officielle a 1'egard des Juifs ne s'etait encore manifestee. Au 
reste, ne claironnait-on pas, ne faisait-on pas miroiter « la fin defi- 
nitive de toutes les contradictions nationales » ? 

A l'6tranger non plus, les milieux juifs n'avaient pas, ne 
pouvaient pas avoir le sentiment que les Juifs etaient opprim^s en 
URSS. Dans son article « Les Juifs et la dictature sovietique », le 
meme St. Ivanovitch ecrivait : « A l'etranger, beaucoup sont 
convaincus qu'il n'y a pas d'antisemitisme en Russie et c'est la 
raison de leur bienveillance a l'egard du pouvoir sovietique. Mais, 
en Russie meme, on sait que cela n'est pas vrai », ce qui n'empeche 
pas les Juifs d'« esp€rer en la longevite du pouvoir sovietique... et 
de craindre sa chute », puisque « Staline ne laisse pas et, esperent- 
ils, ne laissera pas eclater de pogroms ». L'auteur est seduit par 
cette opinion largement repandue, alors meme qu'il la juge 
erronde : « Si la dictature du bolchevisme tombe, 1'on peut 
s'attendre a coup sur a une explosion de passions et de violences 
antis£mites... La chute du pouvoir sovietique sera pour les Juifs 



83. S.M. Schwartz, p. 118. 



336 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

une catastrophe, et tout sympathisant du peuple juif doit rejeter 
cette perspective avec horreur... » Pourtant, lui-meme note que « la 
dictature sovietique commence d£ja a etre embarrassee de se voir 
considered comme judeophile et colonisee par les Juifs 84 ». 

La ligne generale pour les annees 30, c'est la resolution du 
XVI e Congres (1930) formulee par Staline dans son rapport : c'est 
un appel a la lutte energique contre le chauvinisme, et en premier 
lieu contre le chauvinisme grand-russien. On entend employer la le 
jargon du Parti que tout le monde comprend. Cette lutte sera mence 
energiquement pendant encore plusieurs annees. Mais, au nom du 
Ciel, quelle folie s'etait alors emparee de Staline ? II n'y avait deja 
plus l'ombre d'un tel chauvinisme, et le Petit Pere n'avait pas 
encore pressenti le futur tout proche, l'heure du naufrage, quand il 
serait contraint d'appeler au secours ce meme patriotisme russe qui 
le sauverait. 

Oui, on sonnait deja l'alarme, a l'epoque : menace de resurgence 
du patriotisme russe ! St. Ivanovitch, en 1939, s'empressait de 
relever une tendance « a 'T amour de la patrie", a "la fierte 
nationale" » (entre guillemets, par derision), « au "patreotisme" » 
de cette dictature qui nous renvoie de nos jours « a certaines tradi- 
tions nationalistes de la vicille Russie de Moscou et de la Russie 
imperiale 85 ». 

Voila done ou residait la pire menace pour la Russie a la veille 
de l'offensive de Hitler : dans le « patreotisme » russe ! ! 

Cette hantise, desormais, ne lachera plus les publicistes juifs ; 
elle les tiendra pendant encore tout un demi-siecle - et meme quand 
ils considerent cette guerre qui vit s'enflammer un patriotisme de 
masse, cette guerre qui a sauve, entre autres, les Juifs sovietiques ! 
Nous lisons dans une revue israelienne, en 1988 : « Les traditions 
encore vivantes des Cent-noirs... ont servi de fondement au "patrio- 
tisme sovietique vivifiant" qui s'est epanoui posterieurement, dans 
les annees de la Grande Guerre patriot ique 86 ... » 

Embrassons du regard cette guerre de 1941-1945, et recon- 
naissons que ce jugement est marque d'une bonne dose d'ingrati- 
tude. 



84. Si. Ivanovitch, Les Juifs et la dictature sovietique, in MJ, pp. 50. 51, 52. 

85. Ibidem, pp. 51-52. 

86. B. Orlov, Rossiia bcz evreev [La Russie sans les Juifs], in « 22 », 1988, n° 60, 
p. 160. 



DANS LES ANNEES TRENTE 337 

Cela voudrait-il dire qu'une fois pour toutes et a jamais, it ne 
petit exister de patriotisme russe pur, innocent, qui ne serait 
coupable devant personne ? 

Pourquoi trancher ainsi ? Pourquoi forcement le patriotisme 
russe ? 



La fermeture de la Section europeenne pres le Comite central du 
PCR (b) fut un evenement important dans la vie des Juifs de Russie 
sovietique. Elle empcchait que se developpat separement (fut-ce 
conformement a un programme sovietique) une vie publique juive, 
« une autonomie nationale, culturelle, personnel le » : celle-ci devait 
se fondre dans le courant general. En 1937-1938, les membres de 
ccttc Section europeenne qui, d'apres l'appreciation de lou. 
Margoline, « au service du pouvoir ont procede a un immense 
saccage de toutes les valeurs culturelles du peuple juif 87 », - a 
savoir Dimanstein, Lilvanov, Esther-Froumkina et consorts (Motl 
Kiper, Itzkhok Soudarski, Alexandre Tchemerisski) - ont ete arretes 
et, tres vite, executes dans la foulee. D'autres membres de cette 
section « qui occupaient des positions dirigeantes dans les departe- 
ments centraux et locaux de l'OZET (Societe pour 1' implantation 
rurale des travailleurs juifs), dans les structures sovietiques juives 
a caract&re social, culturel et educatif », sont passes sous le rouleau 
compresseur. En 1936-1939, « Tecrasante majorite d'entre eux 
furent victimes de la repression 88 ». Le climat deletere des 
annees 30 s'etait infiltre jusque-la. On se mit, dans les reunions 
publiques, a accuser et demasquer d'eminents communistes juifs, 
ceux qui avaient ete autrefois membres du Bund, du Parti des socia- 
lists sionistes et meme du Poalei-Tsion, que les Soviets avaient 
pourtant plus ou moins autorise. Mais a-t-on jamais vu les 
bolchcviks pardonner a qui que ce soit son passe" ? « Que faisais-tu 
avant... ? » En 1938, Der Ernes fut a son tour ferm6e. 

Et 1'ecole ? - « Jusqu'en 1933, le nombre des ecoles juives et 
de leurs eleves continua de croitre en depit des critiques formulees 



87. lou. Margoline, Tel-Avivski bloknot [Le bloc-noles de Tel-Aviv], in Novoe 
rousskoe slovo, New York, 1968, 5 aout. 

88. PEJ, t. 8. p. 167. 



338 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

des la fin des annees 20 contre "les debordements nationalistes" 
des sections europeennes (...) en faveur du "passage force" a 
l'hebreu"... 89 . » On note, entre 1936 et 1939, «un declin preci- 
pite et un appauvrissement plus rapide encore des ecoles 
yiddishophones 90 . Apres 1936-1937, «le nombre d'ecoles juives 
commence a diminuer, meme en Ukraine et en Bielorussie » ; plus 
faible est egalement le desir des parents de placer leurs enfants dans 
ces ecoles. « La raison en etait une decrue du prestige de 1' Edu- 
cation en yiddish et le desir croissant de dispenser aux enfants une 
instruction en russe. » De meme, « a dater du milieu des annces 30, 
le nombre des etablissements d'enseignement superieur ou les 
cours se faisaient en yiddish commence a chuter vertigineu- 
sement » ; « pratiquement tous les etablissements juifs d'ensei- 
gnement superieur et secondaire qui existaient en URSS furent 
fermesen 1937-1938"' ». 

Au debut des annees 30 furent egalement fermes les instituts 
scientifiques juifs prcs 1'Academie des sciences d'Ukraine et de 
Bielorussie ; a Kiev cessa toute activite l'« Institut de la culture 
juive proletarienne ». S'ensuivirent tres vite apres des arrestations 
(Mikhail Kokine, dc 1'Institut d'histoire, de philosophic et de litte- 
rature de Leningrad, fusille ; Iokhiel Ravrebc, ancien de 1' Institut 
des Hautes Etudes juives de Petrograd et directeur dans les 
annees 30 de la section juive de la Bibliotheque publique, 
condamne a huit ans, mort dans un camp de transit 92 .) 

Les persecutions, les arrestations se porterent aussi sur les ecri- 
vains juifs s'exprimant en yiddish : furent victimes de la repression 
Moishe Koulbak, 1937 ; Zelik Axelrod, 1940; Abram Abtchouk, 
professeur de yiddish, critique, 1937 ; Guertsl Bazov, ecrivain, 
1938. On cite egalement l'ecrivain I. Kharyka, le critique 
Kh. Dounets. 

Subsista pourtant, «jusqu'a la fin des annees 30, une grande 
activite editoriale en yiddish. Des maisons d'edition juives fonc- 
tionnaient a Moscou, Kiev, Minsk ». Mais quels textes publiaient- 
elles ? Dans les annees 30, « 1'ecrasante majorite [des ceuvres] 



89. Ibidem, p. 176. 

90. lou. Mark, Evreiskaia chkola v Sovetskom Soiouze [L'6cole juive en Union Sovi£- 
lique], in LMJR-2, p. 239. 

91. PEJ, l. 8. pp. 176, 177. 179. 

92. ERJ, t. 2. pp. 58. 432. 



DANS LES ANNEES TRENTE 339 

etaient stereotypies, conformes aux canons immuables du 
"r6alisme socialiste" 9 ' ». La litterature en yiddish, a partir de 1930 
et jusqu'en 1941, traverse une phase de stalinisation : « des flots 
de louanges a Staline se deverserent dans le sein de la poesie 
juive 94 ... » Itzik Fefer « s'evertuait meme a insuffler une note 
poetique dans la propagande officielle. On lui attribue des sentences 
du genre "Tu as trahi ton pere - c'est bien !" ou "Je dis : Staline, 
et je pense : Soleil" 93 ». La plupart de ces ecrivains si empresses a 
aduler Staline n'avaient qu'une dizaine d'annees a attendre pour 
etre arretes a leur tour. Certains, nous venons de le voir, subirent 
ce sort des cet instant. 

De la meme facon, « la pression ideologique du dogmc commu- 
niste signifiait, pour beaucoup d'artistes et de sculpteurs juifs, la 
rupture, souvent tragique, avec leur tradition nationale ». (Quelle 
culture, a l'epoque, etait a l'abri de cela en URSS !) De meme les 
dix-neuf theatres professionnels en yiddish, et aussi « quantite de 
troupes d'amateurs, de studios, de cercles » : « La grande majorite 
des theatres juifs dans les anntSes 30 prcsentaicnt principalement 
des spectacles de propagande 1 ' 6 . » 

Quant a la culture en hebreu qui aurait conserve ses traditions 
nationales, inutile d'en parler : elle etait defmitivement bannie et 
etait entree en clandestinite. 

A propos des sionistes entres eux aussi en clandestinite, nous 
avons ecrit que, des le debut des annces 30, ils avaient etc disperses, 
la plupart arreted. Les autres Etaient accuses de « conspiration 
sioniste ». - Qui se souvient (chap. 8*) de Pinhas Dachevski ? 
Arrete" en 1930 comme sioniste. - Un autre, nullement sioniste mais 
considers" comme tel dans l'arret de mort : Pinhas Krasnyi, ancien 
ministre dans le Directoire de Petlioura, qui revint ensuite en URSS 
et fut fusille en 1939. - Wolf Averbuch, membre des son jeune age 
de Poalei-Tsion, parti pour Israel en 1 922, y « collabora a la presse 
communiste » ; fut expulse en URSS et, une fois la, coffre 97 . 



93. PEJ, t. 8, pp. 179, 181. 

94. Ion. Mark, Literatoura na idich v Sovctskoi Rossii [La littdraturc en yiddish en 
Russie sovidtique] in LMJR-2, p. 216. 

95. Ibidem, p. 230. 

96. PEJ. t. 8, pp. 182-183. 

97. EJR. t. l,pp. 15, 417; t. 2, p. 84. 

* Cf. tome 1, pp. 299et.v<7. 



340 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

C'est a la meme epoque que furent fermes « la plupart des heder 
et des yeshivot ». Ici et la se produisaient encore, comme un relent 
de la fin des annees 20, des attestations dans la clandestinite hassi- 
dique de Loubavitch (lakov-Zakhariia Maskalik, 1937 ; Avrom- 
Levik Slavinc, 1939). A la fin de l'annee 1930, « 257 synagogues 
avaient ete fermees, soit 57 % des synagogues qui existaient dans 
les premieres annees du pouvoir sovietique... Au milieu des 
annees 30, cette fermeture des synagogues s'accelera ». A dater de 
1929, «les autorites imposerent des taxes supplementaires pour la 
confection du pain azymc ». En 1937, « la Commission pour les 
questions du culte pres le Comite central executif d'URSS interdit 
a toutes les communautes juives de confectionner elles-memes le 
pain azyme ». En 1937-1938, « la plupart des desservants du culte 
hebrai'que etaient victimes de la repression. Presque toutes les syna- 
gogues etaient privees de rabbins 98 ». « En 1938, on decouvrit au sein 
de la synagogue centrale de Moscou "un nid de rabbins hostiles au 
regime", on les arreta ainsi que plusieurs fideles". » Le grand 
rabbin de Moscou, Chmariagu Medalie, fut arrete et fusille en 1938. 
(Fut arrete en meme temps que lui son fils Moishe Medalie). En 
1937 fut arrete le rabbin de Saratov, lossif Bogatine l(Kl . 

En ce debut des annees 30, cependant qu'etait opprimee la 
religion juive, Ton vit dans le meme temps deferler sur le pays 
entier une vague de fermetures et de destructions de milliers de 
lieux de culte orthodoxes. II fallait avant tout debarrasser Moscou 
de ses eglises pour lui confcrer un aspect convenablc - sovietique. 
Le « reamenagement » de la capitale fut confie a un certain Boris 
Iofan. L'annee meme ou le pays, ruine, mourait de faim, fut lance" 
le projet de construction d'un etourdissant palais des Congres en 
lieu et place de la cathedrale du Christ-Sauveur, et les projets des 
architectes furent exposes. Les Izvestia annoncerent : « Onze 
projets sont pour l'instant exposes. Les plus interessants parmi eux 
sont ceux de Friedman, B. Iofan, Bronstein, Ladovski 101 . » Plus 
tard, ces architectes connaitront eux aussi l'arrestation. 

Les Juifs sovietiques virent egalement s'evanouir et disparaitre 



98. PEJ, t. 8, pp. 198-199. 

99. C. Svet, Evreiskaia rcliguiia v Sovctskoi Rossii [La religion juive en Russie], in 
LMJR-2, p. 209. 

100. EJR. t. 1, p. 145 ; t. 2, p. 260. 

101. Izvestia. 1931, 19juil.,p.2. 



DANS LES ANNEES TRENTE 341 

de leur horizon F« implantation rurale des travailleurs juifs » : « La 
deperdition des colons finances par les fonds agricoles du KomZET 
(Comite pour l'implantation rurale des travailleurs juifs) restait 
chroniquement elevee ». En 1930-1932, l'activite en URSS des 
organisations caritatives juives de Fetranger, notamment F Agro- 
Joint, FORT (Societe pour le travail artisanal parmi les Juifs) et 
FEKO (Societe pour la colonisation juive), baissa considera- 
blement » ; en 1933-1938, elle s'exercait encore dans les limites de 
nouveaux accords limitatifs ; « en 1938, cette activite cessa ». Dans 
les six premiers mois de Fannee 1938, FOZET d'abord, puis le 
KomZET furent dissous. L'ecrasante majorite de leurs collabora- 
teurs encore en liberte tomberent victimes de la repression ». En 
1939, « le Comite central du Parti communiste d'Ukraine prit une 
resolution concernant la liquidation(...) des districts et des Soviets 
ruraux [juifs] "artificiellement crees" l02 ». 

Neanmoins, Fidee du Birobidjan ne fut nullement abandonnee 
dans les annees 30 ; bien plus : elle avancait a coups de mesures 
imposees par l'Etat. En decembre 1930, pour galvaniser Fenthou- 
siasme, les autorites organiserent le 2 e Congres de FOZET a 
Moscou 103 . A la fin de 1931, sur une population globale, pour la 
province, de quarante-cinq mille personnes, on ne comptait qu'a 
peine plus de cinq mille Juifs en depit du fait que, pour leur instal- 
lation, avaient ete constants des lotissements, des maisons, des 
routes. (Certains de ces travaux furent effectues par les zeks des 
camps avoisinants comme, par exemple, la gare de Birobidjan m .) 
La colonisation non juive de la contree progressait plus vite que 
la juive... 

Pour remedier a cet etat de fait, le presidium du VTsIK de la 
RSFSR decreta, a Fautomne 1931, que d'ici deux ans vingt-cinq 
mille Juifs s'etabliraient au Birobidjan, et que Fon pourrait alors 
declarer ce territoire Republique autonome juive. Toutefois, au 
cours des quelques annees qui suivirent, le reflux des Juifs arrives 
precedemment se revela superieur au flot des arrivants, et a la fin 
1933, au bout de six annees de colonisation, Fon ne comptait que 
8 000 Juifs definitivement etablis, et seulement 1 500 travaillant 



102. PEJ. t. 8. pp. 173, 190. 193. 

103. Izvestia, 1930, 12 d&., p. 2. 

104. S. M. Schwartz, Birobidjan, in LMJR-2, pp. 170-171, 200. 



342 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

dans les kolkhozes, soit moins du cinquieme du nombre de kolkho- 
ziens de la contree. (Selon certaines informations, les kolkhozes 
juifs cultivaient bien souvent la terre en embauchant des Cosaques 
et des Coreens.) La region ne pouvait satisfaire ses besoins en 
produits agricoles l05 . 

Mais cela n'empecha pas qu'en mai 1932, alors que la popu- 
lation non juive atteignait 50 000 personnes, on declarat a grand 
fracas le Birobidjan « Region juive autonome » (mais non pas 
« Rcpublique » : c'efit ete tout de meme exagere !). 

Ainsi, il n'y eut pas d'« elan national, au scin des masses juives, 
un elan qui aurait aide a supporter toutes les enormes difficult^ 
liees a cette colonisation ». Aucune industrie ne fut creee au Biro- 
bidjan, et la vie des colons, « de par sa structure economique et 
sociale, rappelait le judai'sme des petites villes et des bourgs ukrai- 
niens et bielorusses d'alors », particulierement dans la ville de Biro- 
bidjan ou «le role des Juifs dans rappareil administratif » etait 
hypertrophic m . 

Une culture en yiddish se dcveloppa (moderement) dans cette 
region autonome : journaux, radio, ecoles, theatre Kaganovitch 
(dont le directeur est alors le futur ecrivain E. Kazakevitch), biblio- 
theque Sholom-Aleichen, musee de la Culture juive, salles de 
lecture. Et Peretz Markish de publier dans la presse centrale un 
article triomphaliste intitule « Un peuple qui renait 107 ». (A propos 
du Birobidjan, signalons le sort du demographe Ilya Weitsblit. II 
disait : « II faut renoncer a enroler les indigents des villes pour les 
installer dans les campagnes » ; « il n'y a pas, parmi les Juifs, de 
personnes declassees qui conviennent pour peupler le Birobidjan ». 
II fut arrete des l'annee 1933 et perit probablement a ce moment- 
la 108 .) 

Les autorites centrales comprirent qu'il fallait activer cette colo- 
nisation, et, a dater de 1934, on envoya au Birobidjan non plus des 
volontaires, mais des artisans et des ouvriers des provinces de 
l'Ouest, toute une population citadine qui etait prete a tout, sauf a 
cultiver la terre ! Un slogan retentit : « Toute l'URSS edifie la 
Region autonome juive ! », et par consequent, pour accelerer 



105. Ibidem, p. 177-178. 

106. Ibidem, pp. 173, 180. 

107. Izvestia, 1936, 26 oct., p. 3. 

108. EJR, I. 1, p. 214. 



DANS LES ANNEES TRENTE 343 

cette Edification, il convient d'envoyer la-bas un personnel non- 
juif. Au demeurant, « nous n'avons pas pour but de crEer dans la 
Region autonome juive une majorite juive... Cela contredirait notre 
internationalisme », ecrivit l'infatigable membre des « sections 
europeennes » Dimanstein 109 . 

Or, tous les efforts d'enrolement, au cours des trois annees 
suivantes, ne reussirent qu'a ajouter 1 1 000 Juifs aux 8 a 9 000 deja 
sur place (tous agglutines dans la capitale ou le long de la voie 
ferree, et nourrissant l'espoir de filer ailleurs au plus vite). 
Cependant, les bolcheviks ne s'avouent jamais vaincus et perse- 
verent. En 1936, mecontent du KomZET, « le TsIK (Comite 
executif central) de 1'URSS edicte un decret sur le transfert partiel 
de la responsabilite pour la colonisation de la Region autonome 
juive du KomZET a un departement special du NKVD 110 ». Et en 
aout 1936, le presidium du TsIK decrete : « Pour la premiere fois 
dans son histoire, le peuple juif voit realiser son ardente aspiration 
a creer sa propre patrie, son propre Etat national" 1 . » Et Ton Echa- 
faude des projets d'envoi au Birobidjan de 150 000 colons juifs. 

On constate done, avec le recul, que les Sovietiques n'ont pas 
mieux reussi a faire des Juifs des agriculteurs que n'y etait parvenu, 
un siecle auparavant, le pouvoir tsariste... 

Cependant, on etait a la veille de l'annee 1938. Le KomZET deja 
etait ferme, l'OZET dissoute, les membres influents des sections 
europeennes a Moscou etaient sous les verrous, ainsi que tous les 
dirigeants, administratifs dc la Region autonome juive. Ceux des 
Juifs du Birobidjan qui le pouvaient s'en esquivaient - qui dans les 
villes d' Extreme-Orient, qui a Moscou. Le recensement de 1939 
donne pour chiffre de la population du Birobidjan 108 000, mais 
« le nombre de Juifs dans la Region autonome juive demeurait un 
mystere (...), la population juive du Birobidjan restait faible ». II 
subsistait soi-disant 18 kolkhozes, environ 40 a 50 families" 2 , mais 
on y parlait le russe et les lettres ecrites aux administrateurs 
1' Etaient en russe. 

Et quoi de plus normal ? que pouvait reprEsenter, pour les Juifs, 
le Birobidjan ? Quelque quarante-cinq ans apres tout cela, le 



109. S.M. Schwartz*, p. 176. 

110. PEJ, t. 8. p. 190. 

111. S. M. Schwartz*, p. 177. 

112. Ibidem, pp. 178. 179. 



344 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

general israelien Beni Peled a fort bien exprime pourquoi ni le 
Birobidjan ni l'Ouganda ne pouvaient fournir aux Juifs ce lien avec 
la terre : « Je sens tout simplement que je n'aurais pu donner ma 
vie pour un morceau de terre russe, un morceau de l'Ouganda, voire 
pour 1'Etat du New Jersey" 3 !... » 

Ce lien, c'est Israel qui allait le leur donner apres mille ans de 
separation. 



La migration des Juifs vers les grandes villes au cours des 
annees 30 ne se ralentit pas. L' Encyclopedic juive nous apprend 
qu'a Moscou il y avait 131 000 Juifs d' apres le recensement de 
1926, 226 500 en 1933, et 250 000 en 1939. « La proportion de 
Juifs d' Ukraine au sein de la population juive de Moscou augmenta 
de 80 %, suite a leur afflux massif u \ » Dans Le Livre des Juifs de 
Russie (1968) nous lisons que dans les annees 30, il y avait jusqu'a 
un demi million de Juifs «parmi les fonctionnaires de l'Etat, 
certains occupant des postes eleves, surtout dans l'appareil econo- 
mique" 5 ». (L'auteur nous informe aussi que dans les annees 30, 
« jusqu'a un demi million de Juifs etaient impliques dans 1'in- 
dustrie, y accomplissant principalement des travaux physiques ».) 
Nous trouvons dans Larine le chiffre de 2,7 %, ce qui correspond 
a 200 000 " 6 , soit deux fois et demie moins.) « Uafflux des Juifs 
dans les rangs des fonctionnaires ne cessait de croitre. C'etait lie 
et aux migrations massives vers les grandes villes, et a la hausse 
spectaculaire du niveau destruction de la jeunesse, de la jeunesse 
juive en particulier" 7 . » Les Juifs vivaient principalement dans les 
grandes villes, ils ne patissaient pas des artificielles limitations 
sociales si bien connues de leurs freres russes, et, il faut le dire, ils 
etudiaient avec ardeur, preparant ainsi toute une solide structure de 
cadres techniques pour les annees sovietiques a venir. 



« 



113. Beni Peled, My ne mojem jdat echtchio dve leysiatchi let ! (Nous nc pouvons 
pas encore attendrc deux eenls ans !], interview in « 22 », 1981, n° 17, p. 116. 

114. PEJ, I. 5, pp. 477-478. 

1 15. G. Aronson, Evreiski vopros v epokhou Stalina [La question juive a i'epoque de 
Staline], in LMJR-2, p. 137. 

116. lou. Ijirine, Evrci i anlisemitizm v SSSR [Les Juifs et I'antisemitisme en Russie], 
M., L., GIZ, 1929, p. 245. 

117. PEJ, t. 8, p. 190. 



DANS LES ANNEES TRENTE 345 

Voici quelques donnees statistiques : « En 1929, les Juifs repre- 
sentaient 13,5 % du contingent etudiant de tous lcs etablissements 
d'enseignemcnt superieur de l'URSS ; en 1933, cctte proportion 
etait de 12,2 % ; en 1936, de 13,3 % (pour les etudiants) et de 18 % 
pour les thesards » (la proportion de Juifs dans la population 
globale etait alors de 1,8%) IIK ; de 1928 a 1935, «le nombre 
d'etudiants juifs pour un millier de Juifs a augmente, passant de 
8,4 a 20,4, [tandis que] sur mille Russes, on ne comptait que 
2,8 Etudiants, sur mille Bielorusses, 2,4, et sur mille Ukrainiens, 
2 seulement » ; - en 1935, « la proportion d'etudiants juifs etait 
sept fois plus elevee que celle des Juifs dans la population globale, 
se distinguant ainsi de tous les autres pcuples de l'Union" 9 ». 
Quant aux resultats du recensement de 1939, ils sont ainsi 
commentes par G.B. Kostyrtchenko, historien de la politique stali- 
nienne a l'egard des Juifs : « 11 [Staline] ne pouvait tout de meme 
pas ignorer qu'au debut de 1939, sur mille Juifs il y en avait 268 
qui avaient un niveau d' instruction sccondaire, et 57 un niveau 
superieur (chez les Russes, les chiffres etaient respectivement de 
81 et 6) 12 ". » Et, comme chacun sait, « des succes dans les etudes 
permettaient, a Tissue de celles-ci, d'occuper des postes impor- 
tants dans l'economie sovietique en pleine expansion dans les 
annees 30 l21 ». 

Mais ne lisons-nous pas, dans le Livre des Juifs de Russie : « On 
peut dire sans exageration qu'apres P"ere" Iejov, il ne subsistait 
pas un seul nom quelque peu prestigieux dans la vie publique juive, 
le journalisme, Factivite culturelle et meme dans la science 122 ? » 
Or cela est absolument inexact, et formule avec une exageration 
proprement d^placee. (Le meme auteur, Grigori Aronson, dans le 
meme livre, n'ecrit-il pas, deux pages plus loin, sur les annees 30 
en general, que « les Juifs n'etaient pas prives des droits civiques 
elementaires (...), ils continuaient a occuper des postes dans Fap- 
pareil de PEtat et du Parti », et que, « dans le corps diplomatique. 



118. Ibidem. 

119. S. Pozner, Sovetskai'a Rossiia [La Russie sovietique], MJ, p. 264. 

120. G.B. Kosiyrenko, Tai'nai'a politika Stalina [La politique secrete de Staline], 
p. 198. 

121. PEJ, t. 8, p. 190. 

1 22. G. Aronson, Evreiski vopros v epokhou Stalina [La question juive a 1'epoque de 
Staline], in LMJR-2, p. 138. 



346 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

a la tete de 1'armee, parmi les professeurs des etablissements 
superieurs, il y avait beaucoup de Juifs... On est alors a l'oree de 
l'annee 1939' 2 - 1 ».) 

Moscou parlait avec la voix de 1'acteur Iouri Levitane. II etait 
« la voix de l'URSS », 1' incorruptible porte-parole de notre Verite, 
le speaker n° 1 de la station du Komintern et le chouchou de 
Staline. Des generations entieres ont grandi au son de sa voix ; c'est 
lui qui a lu et les celebres discours de Staline, et les communiques 
du Bureau d' information sovietique ; c'est lui qui annonca que la 
guerre avait 6clate et qu'elle etait finie 124 . 

A dater de 1936, et pendant assez longtemps, le chef d'orchestre 
du theatre BolchoT fut Samuil Samosoud. Mikhail Gnessine conti- 
nuait a composer « dans le style de la musique europeenne de 
notre siecle et dans le style de ce que Ton appelle la "musique neo- 
juive" » ; les sceurs Gnessine dirigeaient toujours brillamment leur 
ecole, devenue le celebre Institut de musique. Le ballet d' Alexandre 
Krei'n se donnait au theatre Mariinski et au Bolchoi' (ledit Krei'n fut 
cependant bien oblige de composer un jour une rhapsodie sur... les 
paroles d'un discours de Staline !) ; son frere et son neveu connais- 
saient le succ&s 125 . Toutc une brillante pleiade de virtuoses 
conquirent a cette epoque une renommee nationale et interna- 
tionale. Voici quelques-uns de ces noms bien connus : Grigori 
Guinzbourg, Emile Guilds, Iakov Zak, Lev Oborine, David 
Oistrakh, Iakov Flier. Nombre de metteurs en scene, de critiques 
litteraires, d'historiens de la musique etaient restes en place et 
avaient garde tout leur prestige. 

Comment ne pas citer, a propos du travail culturel accompli dans 
les annees 30, les brillantes reussites des compositeurs de 
chansons ? Ainsi Isaac Dounaievski, « Tun des fondateurs du genre 
de l'operette et de la chanson populaire dans la musique sovie- 
tique » ; il ecrivait « des chansons faciles a retenir... qui souvent 
exaltaient le mode de vie sovietique (La Marche des joyeux 
gargons, 1933 ; Le Chant de Kakhovka, 1935 ; Le Chant de la 
patrie, 1936 ; Le Chant a Staline, 1936 ; et bien d'autres encore). 
La critique offkielle proclama que ces chants... 6taient 1' incarnation 



123. Ibidem, pp. 140-141. 

124. EJR, t. 2, p. 150. 

125. C. Svet, Evrei v rousskoi mouzykalnoi koultoure v sovetskii period [Les Juifs 
dans la culture musicale russe a I'epoque sovietique], in LMJR-2, pp. 256-262. 



DANS LES ANNEES TRENTE 347 

des pensees et des sentiments de millions de Sovietiques 126 » ; c'est 
aussi lui qui composa les indicatifs de la radio de Moscou. 
(Dounaievski etait tres attentif a faire carriere. II fut le premier a 
etre decore de l'ordre du Drapeau rouge du Travail, et le premier a 
etre elu au Soviet supreme de l'URSS en cette fameuse annee 1937. 
II fut decore plus tard de l'ordre de Lenine. II faisait la \eqon aux 
compositeurs, leur remontrant que, des symphonies, le peuple 
sovietique n'en avait cure 127 ...) On trouve ici et Matfe'i Blanter et 
les freres Daniil et Dmitri Pokrassa, la debonnaire chanson Si 
demain c'est la guerre (nous ecraserons l'ennemi en un tour- 
nemain !), et, encore avant, la celebre Marche de Boudienny. Et 
puis egalcment Oscar Feltsman, Soloviov-Sedoi' - je ne saurais etre 
exhaustif. (En anticipant, pour ne pas avoir a revenir sur le sujet : 
les poetes-auteurs de chansons Ilya Frenkel, Mikhail Tanitch, Igor 
Chaferan, les compositeurs Ian Frenkel, Vladimir Chainski... Je 
m'arrete la !) - Des tirages mirobolants, la gloire, les honoraires - 
qui pourra dire que ces acteurs de la culture sovietique etaient 
opprimes ? Or, a cote d'oeuvres de talent, combien ont-ils claironne 
de slogans assourdissants, abetissants, qui ont bourre le crane des 
masses, leur ont fait avalcr des mensonges et ont denature leur gout, 
leur sensibility ? 

Mais prenons encore le cinema ! Nous lisons dans la Nouvelle 
Encyclopedic publiee en Israel : dans les annees 30, « on demandait 
aux films de vanter les succes du socialisme et, accessoirement, 
de contenir une action vaguement distrayante. A la conception des 
standards d'une production cinematographique unifiee, carremcnt 
ideologisee, conservatrice dans sa forme et outrageusement didac- 
tique, ont participe, aux cotes des autres..., de nombreux realisa- 
teurs juifs » (nous avons parle de certaines oeuvres dans notre 
chapitre precedent, notamment la Symphonie du Donbass de 
D. Vertov, 1931, sitot apres le proces du Parti industrie!) : F. Ermler 
{Le Passant, Un grand citoyen, Terres defrichees), S. Ioutkevitch 
(Les Mineurs de fond), Mikhail Romm, couvert d'honneurs {Lenine 
en Octobre, Lenine en 1918), L. Arnchtam (Les Amies, Les Amis), 



126. PEJ, t. 2, pp. 393-394. 

127. louri Elaguine, Oukrochtchenie iskousstv [La Mise au pas des Arts], preface de 
M. Rostropovitch, New York, Ermitage, 1988, pp. 340-345. 



348 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

I. Trauberg (Fils de la Mongolie, L'annee 1919), A. Zarkhi et 
I. Kheifits (Chaudes Journees, Depute de la Baltique) m . A noter : 
dans les annees 30, on ne jetait pas les realisateurs en prison. En 
revanche, on arreta les administratifs, les charges de la production, 
de la diffusion, et les deux patrons de 1'industrie cinemato- 
graphique, B. Choumiatski (il fut fusille) et S. Doukelski 129 . 

Parmi les realisateurs des annees 30, les Juifs etaient la 
majorite. Et qui done 6taient les opprimes ? Les spectatcurs 
abuses, dont 1'ame etait passee au rouleau compresseur du 
mensonge et d'un didactisme grossier, ou bien les realisateurs 
createurs de « biographies falsifiees, de films de propagande faus- 
sement historiqucs ou pretendument d'actualite », avec leur 
« monumentalisme hypertrophic et le vide de leur contenu » ? Et, 
sans concession, V Encyclopedic y ajoute « le nombre enorme de 
Juifs, operateurs et realisateurs, travaillant dans le cinema de 
vulgarisation, les films scolaires et documentaires, e'est-a-dire le 
domaine le plus officiel du cinema sovietique, oil, grace au 
montage, Ton peut faire passer une habile combinaison pour un 
document - ce qu'un R. Karmen n'hesitait pas a faire 130 ». (Oui, 
lui, le tres renomme documentaliste sovietique : chroniques de 
la guerre civile en Espagne, du proces de Nuremberg, « le film 
jubilaire exaltant la "Grande Guerre patriotique" », Vietnam,^ un 
film sur Cuba, trois prix Staline, un prix Lenine, un prix d'Etat, 
Artiste du peuple, Heros du Travail socialiste 131 ...) Citons 
egalement le realisateur Konrad Wolf, le propre frere de l'as de 
l'espionnage sovietique Markus Wolf 132 . 

Non, vraiment, le climat officiel sovietique des annees 30 etait 
exempt d'antipathie a Tegard des Juifs. Et, jusqu'a la guerre, la 
grande majorite des Juifs sovietiques demeura en sympathie avec 
l'ideologie sovietique et en accord avec le regime. « De question 
juive en URSS, il n'y avait pas ou presque pas » ; a cette epoque, 
« les judeophobes notoires n'etaient pas encore les maitres dans les 
redactions des journaux et des revues..., ils ne dirigeaient pas 



128. PEJ. t. 4, p. 277. 

129. PEJ, t. 4, p. 275. 

130. PEJ. t. 4, pp. 277-278. 

131. PEJ, t. 4, p. 116. 

132. EJR, t. 1, pp. 245-246. 



DANS LES ANNEES TRENTE 349 

encore les services du personnel '"» (au contraire, ces postes 
memes etaient souvent occupes par des Juifs). 

Bien sur, c'est le patriotisme sovietique, consistant a servir fide- 
lement le regime dans le sens que Ton vous indique au jour le jour, 
qui constituait alors la « culture » sovietique. Et dans ce domaine, 
helas, les Juifs etaient nombrcux ; certains meme se hissaient 
jusqu'au poste de controleurs des textes imprimes en russe. A la 
tete du Glavlit (la Direction centrale pour la Litterature et les Arts), 
1'omnisciente Censure, qui imprimait l'orientation generate, nous 
voyons, au debut des annees 30, B. M. Voline-Fradkine. Le 
personnel du Glavlit etait en grande partie constitue de Juifs. Ainsi, 
de 1932 a 1941, A.I. Bendik qui, dans les ann6es de guerre, 
deviendra directeur de la Chambre du Livre 134 . (Nous ne verrons 
pas - ou et comment la voir ? - Emma Kaganova, l'epouse du 
tchekiste Pavel Soudoplatov, a qui « Ton avait confie de diriger 
Taction des informateurs dans les milieux intellectuels ukrai- 
niens" s ».) Et, apres la fermeture des maisons d'edition privees, 
« apporterent leur contribution a la mise sur pied des editions sovie- 
tiques et a leur direction M. Alianski, M. Wolfson, I. Ionov 
(Bernstein), A. Kantorovitch, B. Malkine, I. Verite, B. Feldman, 
entre d'autres l36 ». Bientot, l'edition dans son ensemble fut 
concentree dans un organisme solidement controlable, le GIZ 
(Editions d'Etat) - pour l'auteur, la seule porte ou frapper. 

Dans la propagande imprimee dgalcment sous ses diverses 
formes, les Juifs etaient constamment en vue. Les grossieres cari- 
catures de Boris Efimov - homines politiques occidentaux pre- 
sented sous un jour odieux, Nicolas II coiffe d'une couronne et 
arme d'un fusil, pietinant des cadavres - etaient le lot quotidien. 
Une fois tous les deux ou trois jours, e'etait le tour des rubriques 
de l'odieux G. Rykline, des sarcasmes de D. Zaslavski, des tours 
de passe-passe de l'equilibriste Radek, des charges insistantes de 
L. Cheinine et des freres Tour. Avant de devenir ecrivain, L. Kassil 
produisit des articles dans les Izvestia. D'autres noms apparaissent : 
R. Karmen, Tess, K. Rappoport, D. Tchernomordikov, B. L6vine, 



133. Lev Kopelev, pravde i lerpimosti [Sur la vcritd et la tolerance]. New York, 
Khronika Press, 1982. pp. 56-57. 

134. EJR, t. 1, pp. 108,238-239. 

135. Pavel Soudoplatov, Spetsoperatsii [Operations speciales], M., 1997, p. 19. 

136. PEJ, t. 4, p. 397. 



350 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

A. Kantorovitch, la. Perelman. Mais nous ne passons la en revue 
que les Izvestia, alors qu'il existait deux bonnes douzaines de 
journaux centraux deversant les memes monceaux de mensonges. 
Et puis il y avait un ocean de viles brochures destinees a abetir la 
population. Lorsqu'il fallut de toute urgence fabriquer un libelle a 
l'usage des masses en vue du proces du Parti industriel (et tout au 
long des annees 30, il y eut une grande demande en ce sens) - Ton 
trouva B. Izakson qui composa lestement : « Ecrasons la vipere de 
1' intervention ! » On vit apparaitre le nom de E. Gnedine (le 
diplomate, fils de Parvus) au bas d'articles mensongers, tantot sur 
« les plaies incurables de 1* Europe », sur la fin inevitable du monde 
occidental, tantot pour dementir les « calomnies » en provenance 
de l'Ouest sur le pretendu travail force des detenus a l'abattage du 
bois : « Le travail socialiste dans les forets du Nord sovietique. » 
(Quand Gnedine revint, dans les annees 50, apres une longue peine 
de camp - sans avoir cependant goute a l'abattage du bois - , il 
avait le prestige de celui qui a souffert, et nul ne lui a rappele son 
mensonge d'antan...) 

En 1929-1931 eut lieu le demantelement de la science historique 
russe - la Commission archeologique, la Commission du Nord, la 
Maison Pouchkine, la Bibliotheque de PAcademie des sciences, 
toute la tradition brisee, les meilleurs historiens expedies dans les 
camps pour y pourrir. (Avons-nous beaucoup entendu parler de ce 
desastre ?) Et Ton a vu affluer tout un contingent de troisieme et 
de quatrieme categories ; ils se sont improvises historiens russes et 
nous ont abuse's pendant encore un demi-siecle d'affilee. Bien sur, 
il y eut pas mal de Russes parmi ces cabotins, mais les Juifs n'ont 
pas non plus neglige d'occuper les places vacantes. 

Dans la science sovietique en general, notamment dans ses 
branches les plus en pointe, les savants juifs jouaient deja, dans les 
annees 30, un role majeur (qui allait grandir encore). « Des la fin 
des annees 20, les Juifs representaient 1 3,6 % de tous les collabora- 
teurs scientifiques dans le pays ; en 1937, ce chiffre etait de 17,6 %, 
et en 1939 « il y avait plus de quinze mille chercheurs et profes- 
seurs dans les etablissements superieurs, soit 15,7% de ceux 
travaillant dans ce secteur 1 " ». 

Une jeune et brillante ecole de physiciens s'etait formee sous la 



137. PEJ.t.8. pp. 190-191, 



DANS LES ANNEES TRENTE 351 

houlette de l'academicien A. F. Ioffe. Celui-ci avait, des 1918, 
fondc a Pctrograd l'lnstitut physico-technique. Puis, les annees 
suivantes, « furent crees 15 centres scientifiques diriges par des 
eleves de Ioff6. D'autres de ses disciples travaillaient egalement 
dans les autres instituts scientifiques du pays, contribuant a creer le 
potentiel scientifique et technique de l'URSS l38 ». (La repression 
s'exerca la aussi : en 1938, a l'lnstitut Physico-technique de 
Kharkov, sur 8 directeurs de departement, 6 etaient juifs - Rouman, 
Leipounski, Gorski, Landau, Weisberg, Sloutskine, et 5 furent 
arretes, avec deux Russes" 9 ). Longtemps sont restes inconnus les 
noms de constructeurs d'avions comme Semion Aizikovitch 
(avions « Lavotchkine ») 140 . Les noms de nombreux collaborateurs 
du Complexe militaro-industriel n'etaient pas non plus divulgues. 
(Bien sur, a ce jour, tous ne nous sont pas encore connus. Ainsi, si 
M. Shkoud « etablissait les programmes des puissantcs stations de 
radio 141 », qui done etablissait les puissantes stations de brouil- 
lage ?) 

Tant de noms juifs dans la technique, la science et leurs applica- 
tions ! combien des meilleures tetes de plusieurs generations juives 
se sont lancees dans ces voies ? On peut se borner a feuilleter les 
tomes dc V Encyclopedic juive russe consacres aux biographies de 
ceux qui sont nes ou qui ont vecu en Russie, et 1'on est impres- 
sionne par cette longuc ct brillante enumeration de savants et de 
leur apport, aussi varie que concret. Une surabondance de talents. 
(II faut croire que, socialement, la voie leur etait ouverte.) 

Bien sur, la science eut elle aussi a faire allegeance a la politique. 
Ainsi (1931), a « la premiere conference de l'Union pour la plani- 
fication dc la science », l'academicien Ioffe prend la parole : « Le 
capitalisme moderne est desormais incapable d'effectuer une revo- 
lution technique », celle-ci n'est possible que comme fruit de la 
revolution sociale, celle « qui a transforme la Russie arrieree et 
barbare en l'Union de republiques socialistes ». II poursuit, parlant 
de la gestion de la science par le proletariat, declarant que la science 



1 38. L. L. Mininberg, Sovetskie evrei v naouke i promychlennosti SSSR v period 
Vloroi' mirovoi' voi'ny (1941-1945) [Les Juifs sovi&iques dans la science et l'industrie de 
I'URSS pendant les annees de la Seconde Guerre mondiale], M., 1995. pp. 16. 

139. Robert Conquest, op. cit. ; EJR, t. 3, pp. 74-75. 

140. PEJ, t. 4, p. 660. 

141. EJR, t. 3, p. 401. 



352 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

n'est libre que sous le regime sovietique. Le philosophe-gangster 
E. la. Kolman (« l'un des principaux ideologues de la science 
sovietique dans les annees 30 », qui fustigea 1'ecolc mathema- 
tique) : « Nous devons... instituer une discipline de service dans le 
travail scientifique, adopter des methodes de travail collectives 
visant a F emulation socialiste, au travail de choc » ; la science suit 
le plan « grace a la puissance de la dictature proletaricnne » ; tout 
savant doit etudier « le materialisme et rempiriocriticisme ». Et 
l'academicien A. G. Goldman (Ukraine) rencherit avec enthou- 
siasme : « L'Academie aujourd'hui a pris la tete du combat pour la 
dialectique marxiste dans la science 142 . » 

U Encyclopedic juive etablit le bilan : « C'est a la fin des 
annees 30 que, sur toute la duree du pouvoir sovietique, le role des 
Juifs dans les differentes spheres de la vie de la societe sovietique 
a atteint son apogee. » D'apres le recensement de 1939, 40 % de la 
population active juive etaient constitues de fonctionnaires. Dans la 
categoric de 1' intelligentsia figuraient environ 364 000 personnes, 
dont 106 000 etaient des ingenieurs et des techniciens, ce qui fait 
14 % de cette categoric pour le pays tout enticr ; 139 000 dirigcants 
de divers niveaux, soit pres de 7 % de tous les responsables en 
URSS ; « 39 000 medecins, soit a peine moins de 27 % de 1' en- 
semble des medecins ; 38 000 maitres d'ecole, soit plus de 3 % ; 
plus de 6 500 ccrivains, journalistes, redacteurs en chef ; plus de 
5 000 acleurs et realisateurs, plus de 6 000 musiciens, un peu moins 
de 3 000 pcintres ct sculpteurs, plus de 5 000 juristes 14 - 1 ». De l'avis 
de 1' Encyclopedic, « des succes aussi impressionnants de la part 
d'une minorite nationale, fut-ce sous un regime qui proclamait 1'in- 
ternationalisme et la fraternite entre les peuples de l'URSS, creaient 
les premisses d'une reaction de rejet de la part de l'Etat 144 ». 



Staline ne s'est pas privC, dans sa carriere politique, de constituer 
des unions et des blocs avec les leaders juifs du Parti communiste, 
et de s'appuyer sur des personnalites de second rang. S'il est une 



142. Izvestia. 1931. 7 avril, p. 2 ; 1 1 avril, p. 3 ; 12 avril. p. 4 ; EJR, t. 2, pp. 61-62. 

143. PEJ, t.8, p. 191. 

144. Ibidem. 



DANS LES ANNEES TRENTE 353 

chose certaine, c'est que, parvenu au milieu des annees 30, il voyait 
bien a quel point il etait defavorable de se poser dans le monde, a 
l'instar d'Hitler, en ennemi des Juifs. Mais l'animosite contre eux 
devait depuis toujours habiter son cceur (les Memoires de sa fille le 
confirment), meme s'il ne le laissait pas sentir a ses plus proches 
collaborateurs. En menant sa lutte frontale contre les trotskistes, il 
ne negligeait pas un autre aspect, avantageux pour lui - la possi- 
bilite d'avoir enfin les coudees tranches, de reduire 1' influence des 
Juifs dans le Parti. Et puis, n'y avait-il pas alors des menaces de 
guerre ? Et Staline subodorait que ne le tirerait pas d' affaire l'« in- 
ternationalisme proletarien », mais bien plutot la notion de 
« patrie », avec une majuscule, meme, s'il le fallait ! 

Ici, le social-democrate S. Schwartz, qui pleure la mutation anti- 
rtsvolutionnaire du PCR(b) - « cette "purge", sans precedent par 
son ampleur, du Parti au pouvoir, la quasi extermination de l'ancien 
parti et la creation, a sa place, d'un nouveau Parti communiste (sous 
le meme nom), nouveau de par sa composition sociale et de par 
son ideologie », remarque egalcment « 1' eviction progressive des 
Juifs qui se retrouvent au second plan dans toutes les spheres de la 
vie sociale » a partir de 1937. « Parmi les vieux bolcheviks inscrits 
au Parti avant rarrivee de celui-ci au pouvoir et avant la revolution, 
le pourcentage des Juifs 6tait nettement superieur a la moyenne 
pour le Parti en general, et au sein des generations plus jcunes, ce 
pourcentage ne cessa de diminuer avec les annees. A la faveur [de 
la purge], presque tous les Juifs communistes ayant joue" un role 
quelque peu significatif disparurent de la scene 145 . » La plus fla- 
grante exception : Lazare Kaganovitch. Mais aussi : en 1 939, apres 
l'hecatombe, on propose le poste de vice-president du Sovnarkom 
a Zemliatchka, une personne sure, et celui de vice-commissaire aux 
Affaires etrangeres a S. Dridzo-Lozovski l46 . Le tableau d'ensemble 
est bien celui vu par le commentateur, qui ecrit en connaissance de 
cause, et nous-memes l'avons montre abondamment. 

S. Schwartz ajoute que dans la deuxieme moitie des annees 30, 
« furent peu a peu fermes aux Juifs les etablissements d'ensei- 
gnement superieur formant les futurs cadres des Affaires etrangeres 
et du Commerce exterieur, ainsi que les ecoles superieures de 



145. S. M. Schwartz, pp. 111-112, 114, 121-122, 

146. EJR, t. l,p. 486; t. 2, p. 196. 



354 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

l'armee l47 ». S. Gouzenko, celebre transfuge ayant fui l'URSS, 
rapportait qu'a partir de 1939 fut introduit tout a fait officieusement 
un numerus clausus pour radmission des Juifs dans les etablisse- 
ments d'enseignement superieur. 

Et dans les annees 90, il s'ecrit ouvertemcnt que Molotov aurait 
declare a l'automne 1939, en recevant le commissaire aux Affaires 
etrangeres et devant tout son cabinet reuni : « Ici, nous en flnirons 
d^finitivement avec la synagogue ! » - et il aurait le jour merae 
licencie des Juifs. (Litvinov fera encore l'affaire, pendant la guerre, 
en tant qu'ambassadeur aux Etats-Unis, mais, en partant, en 1943, 
il aura l'audace de faire passer une lettre personnelle a Roosevelt 
pour lui dire que Staline est sur le point de declencher en URSS 
une campagne antisemite 148 .) 

Vers le milieu des annees 30, I'elan de sympathie des Juifs 
d'Europe pour l'URSS connut une recrudescence. Trotski, en route 
pour le Mexique, l'expliqua ainsi : « Une grande partie de l'intelli- 
gentsia europccnne... s'est tournee vers le Komintern non point par 
int^ret pour le marxisme et le communisme, mais a la recherche 
d'un soutien contre 1'antisdmitisme agressif » qui venait d'Alle- 
magne a l'epoque 149 . Et dire que c'est ce Kom intern-la qui a 
approuve le pacte Ribbentrop-Molotov ! Un pacte qui porta un coup 
mortel aux Juifs d'Europe de l'Est... 

« En septembre 1939, des centaines de milliers de Juifs 
polonais ont fui devant 1 'offensive des armees allemandes en 
s'enfon^ant toujours plus a l'Est pour tenter de rejoindre le 
territoire occupe par 1'Armec rouge... Les deux premiers mois, 
ils y parvinrent grace a la complaisance des autorites sovietiques. 
Les Allemands n'etaient pas sans encourager cette fuite. » Mais, 
« a la fin du mois de novembre, le gouvernement sovietique 
ferma la frontiere ,50 ». 

Les choses se passerent diversement en differents points du 
front : ici les refugies etaient simplement empeches de passer, la 



147. S. Schwartz, Evrei v Sovctskom Souiouze s natehala Vloroi mirovoi' voiny (1 939- 
1965) [Les Juifs en Union Sovidtique depuis le diJbut de la Seconde Guerre mondiale]. 
New York, 6d. du Comile juif ouvrier americain. 1966. p. 410. 

148. Zinovi Cheinis, Soverchenno sekretno [Top secret], M., 1992, n°4, p. 15. 

149. Lev Trotski, Potchemou oni kaialis [Pourquoi ils se sont repentis], ZVM, New 
York. 1985, n" 87, p. 226. 

150. E. Kvulicher, Izgnanie i deportalsiia evreev [Proscription et ddportation des 
Juifs], LMJR-2, p. 259. 



DANS LES ANNEES TRENTE 355 

on les accueillait largement pour, ensuite, leur faire parfois retra- 
verser la frontierc. Quoi qu'il en soit, on estime a environ trois cent 
mille le nombre de Juifs qui passerent de Pologne occidentale en 
Pologne orientale au cours des premiers mois de la guerre, et qui 
furent ensuite evacues par les Soviets plus loin a l'interieur des 
terres, en territoire sovietique. lis etaient tenus de se faire enre- 
gistrer en tant que citoycns sovietiques, mais beaucoup d'entre eux 
temporiserent : la guerre allait bientot finir et ils allaient rentrer 
chez eux, ou bien emigrer en Amerique, voire en Palestine. (Ce qui 
leur valait deja, aux yeux du regime sovietique, 1' accusation de 
« P. E. » - (« presomption d'espionnage » -, d'autant plus qu'ils 
s'efforcaient aussi de prendre contact avec leurs parents en 
Pologne 151 ). Neanmoins, nous lisons dans le journal La Sentinelle 
de Chicago : 1' Union sovietique « a donne refuge aux neuf 
dixiemes de tous les Juifs d'Europe qui ont fui Hitler et ont ete 
sauves 152 ». 

D'apres le recensement de Janvier 1939, on denombrait alors en 
URSS trois millions vingt mille Juifs. Avec l'occupation des pays 
Bakes ct d'une partie de la Pologne, avec les refugies, ce nombre 
s'accrut de deux millions et approcha les cinq millions l5 \ Si, en 
1939, les Juifs, de par leur nombre, occupaient la septieme place 
parmi les peuples de l'URSS, ils prirent, a la suite de l'annexion 
de toutes les provinces de TOuest, la quatrieme place derriere les 
trois peuples slaves. « Le pacte de non-agression conclu le 23 aout 
1939 entre le Troisieme Reich et l'Union sovietique a suscite de 
serieuses inquietudes quant a l'avenir des Juifs sovietiques. 
Cependant, la politique dc l'Union sovietique a regard de ses 
ressortissants juifs n'a pas change. » Et, bien que nous trouvions 
des temoignages sur le cas de Juifs deportes vers TAllemagne, en 
gros, « au cours des vingt mois de collaboration sovieto-allemande, 
la situation de la population juive est restee intouchee 154 ». 

Quand debuta la guerre en Pologne, les Juifs orienterent defini- 
tivement leurs sympathies, et sur les territoires polonais cedes a 
l'URSS, rarrivee de FArmee rouge, en septembre, fut accueillie 



151. S. Schwartz, Les Juifs en Union Sovietique, pp. 33-34 

152. The Sentinel, Chicago, Vol. XXXX1II. n" 13. 1946. 27 June, p. 5. 

153. G. Aronson, La question juive a 1'epoque de Staline, in LMJR-2. p. 141. 

154. /. Chekhtman, Sovietskoe evreistvo v guermano-sovietskoi voine [Les Juifs 
sovietiques dans la guerre sovieto-allemande], in LMJR-2, pp. 221-222. 



356 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

dans l'enthousiasme, surtout par la jeunesse juive. Et la, tout 
comme en Bukovine, en Bessarabie, en Lithuanie, les Juifs 
devinrent, d'apres maints temoignages (notamment celui de 
M. Agourski), le principal soutien du pouvoir sovietique, ceux qui 
s'empresserent de lui venir en aide ! 

Tous ces Juifs d' Europe de l'Est, que savaient-ils de ce qui se 
passait en URSS ? 

Ce qu'ils savaient de facon certaine, c'est que d'Allemagne 
devalait sur eux quelque chose d'encore mal connu, mal eclairci, 
mais indubitable - la grande Catastrophe. 

Les bras des Soviets s'ouvraient a eux et leur offraient, 
pensaient-ils, un salut assure. 



Chapitre 20 
DANS LES CAMPS DU GOULAG 



Si je n'y avais pas sejourne moi-meme, jamais je n'aurais pu 
ecrire ce chapitre. 

Avant le camp, je pensais comme tout le monde : « les nationa- 
lites, il ne faut pas les remarquer » ; il n'y a pas de nations, il y 
a I'humanite. 

Mais on t'expedie au camp et tu apprends que si tu appartiens a 
une bonne nation, tu as de la chance, tu es tranquillc, tu survivras. 
En revanche, si ta nation est celle de tous, ne t'en prends a 
personne. 

Car c'est sur le critcrc de la nationalite que, le plus souvent, on 
selectionnait les zeks pour les incorporer dans la categorie salutaire 
des planques. Tout ancien prisonnicr ayant copieusement tate du 
camp confirmera que certaines nationalities ctaicnt plus representees 
parmi les planques que, proportionncllcmcnt, parmi les detenus. 
Ainsi n'y trouvait-on presque aucun Balte, bien qu'ils fussent fort 
nombreux parmi les prisonniers ; des Russes il y en avait toujours, 
certes, mais dans une faible proportion par rapport a leur nombre 
dans le camp (et, bien souvent, ils avaient ete recrutes parmi les 
bien-pensants du Parti) ; en revanche, combien de Juifs, d'Arme- 
niens, de Georgiens ; beaucoup d'Azerba'i'djanais et de montagnards 
du Caucase egalement. 

Mais, au fait, aucun d'entre eux ne saurait etre tenu pour 
coupable dans cette affaire. Chaque nation au Goulag cherchait des 
issues pour survivre ; or, moins elle etait nombreuse, plus elle etait 
debrouillarde, et mieux elle y parvenait. Les Russes, dans ces 



358 DEUX S1ECLES ENSEMBLE 

camps « bien a eux, bien russes », etaient la derniere des nations, a 
l'instar des Allemands dans les Kriegsgefangenenlager. 

Au reste, n'est-ce pas eux - Armeniens, Georgiens, monta- 
gnards - qui seraient en droit de nous tenir pour coupables, et non 
l'inverse ; en droit de nous dire : « C'est vous qui avez mis sur 
pied ces camps-la ! Pourquoi nous retenez-vous de force, citoyens 
de votre Etat ? Lachez-nous - et nous n'aurons aucune raison d'etre 
ici et d'occuper ces planques si enviables ! Cependant, tant que 
nous sommes vos prisonniers - a la guerre comme a la guerre ! » 

Et qu'en fut-il des Juifs ? Car le sort a tisse ensemble leurs 
destinees et celles des Russes peut-etre a jamais, et c'est d'ailleurs 
la la raison d'etre de ce livre. 

Mais, d'ores et deja, des avant ccttc derniere ligne, il se sera 
trouve des lecteurs - certains ayant tate du bagne, les autres pas - 
pour refuter vigoureusement que j'aie dit la vcrite. lis avanceront 
que nombre de Juifs etaient affectes aux travaux generaux. lis 
nieront qu'il y ait eu des camps ou les Juifs constituaient la majorite 
des planques. lis nieront plus vigoureusement encore qu'au bagne 
les nations s'entraidaient, mais aux depens des autres. lis diront que 
beaucoup de Juifs ne se sentaient nullement tels, mais russes en 
tout a l'instar des autres. Et s'il y avait une plus grande proportion 
de Juifs aux postes de commande du camp, ce n'etait nullement 
premedite, mais tenait bien aux qualites particulicrcs ct a l'efficacite 
de chacun. A qui la faute si les Russes ne montrent pas ces vertus 
d'efficience ? D'autres, mordicus, soutiendront exactement l'in- 
verse : nul n'etait plus maltraite dans les camps que les Juifs, et 
l'Occident Pa bien compris - dans les camps sovietiques, les Juifs 
souffraient plus que tous les autres. Dans le courrier que j'ai rc§u 
a propos d' Une journee d'lvan Denissovitch, il y avait la lettre d'un 
Juif anonyme : « Vous avez rencontre des Juifs, victimes innocentes 
comme vous, et vous avez du maintes fois etre temoin des tortures 
et des persecutions qu'ils enduraient. lis subissaient un double 
joug : la detention et l'inimitie des autres prisonniers. Parlez-nous 
d'eux ! » 

Si j'avais voulu generaliser en disant que les Juifs dans les 
camps avaient la vie particulierement rude, on ne m'en aurait pas 
empeche et je ne serais pas couvert de reproches pour avoir gene- 
ralise injustement. Mais, dans ceux que j'ai connus, c'etait 



DANS LES CAMPS DU GOULAG 359 

different : pour autant que Ton puisse generaliser, les Juifs y 
vivaient moins durement que les autres. 

Mon compagnon dc detention a Ekibastouz, Semion Badash, 
raconte dans ses souvenirs comment il s'ctait fait cmbaucher - plus 
tard, au camp de Norilsk - a rinfirmerie : Max Mintz avait prie a 
son intention le radiologue Laslo Nousbaum d'adresser la requete 
au responsable de rinfirmerie. Et on le prit '. Mais Badash, au 
moins, avait tcrmine trois annees de medecine avant son arrestation. 
Ses collaborateurs etaient Guenkine, Gorelik, Gourevitch (ainsi que 
mon ami L. Kopelev, du camp d'Ounja), et jamais ils n'avaient eu 
auparavant le moindre lien avec la medecine. 

II faut avoir perdu tout sens de 1' humour pour ecrire : 
A. Belinkov « fut rejete dans la categorie la plus meprisee, celle 
des "planques"... » (et d'ajouter bien mal a propos : «et des 
"crevards" » - mais les crevards etaient aux antipodes des planques, 
et Belinkov n'en a jamais ete !). « Rejete chez les planques » : en 
voila une expression ! « Rabaisse chez les maitres » ? - Et voici la 
raison : « Becher la terre ? Mais, a 23 ans, il n'avait jamais beche 
la terre, il n'avait meme jamais vu une beche de ses yeux 2 . » Et il 
ne lui restait done ricn d' autre a faire que chercher une planque, 
e'est evident ! 

Nous apprenons dans le livre de Levitine-Krasnov que le 
professeur de lettres Pinski etait instructeur-infirmier au camp, ce 
qui, dans l'cchclle des postes, au bagne, n'etait pas mal du tout, 
signifiait que la personne avait trouve une planche de salut. Mais 
Levitine en parle comme d'une formidable humiliation pour ce 
professeur en humanites. 

L'ancien zek Lev Razgon est un journaliste qui a beaucoup publie 
et qui n'a rien a voir avec la medecine. Or, nous apprenons dans 
un recit publie dans la revue Ogoniok (1988) qu'a Vojaiel, il etait 
medecin a rinfirmerie, et libre de ses mouvements. Un autre recit 
nous dit qu'il fut charge de la numerotation dans un camp 
d'abattage du bois, et nulle part il n'apparait qu'il ait ete, ne serait- 
ce qu'un bref laps de temps, aux travaux generaux. 

Lorsque, du lointain Bresil, vint en URSS le Juif Frank Diekler, 



1 . Semion Badash, Kolyma ty moia... [Toi, ma Kolyma...], New York, Effect 
Publishing Inc., 1986, pp. 65-66. ' 

2. V. Lemport, Ellipsy soudby [Les Ellipses de la destined], VM, n" 113, p. 168. 



360 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

il fut evidemment aussitot arrete et, lui qui ne savait pas le russe, 
fut pistonne et se retrouva responsable des cuisines de l'hopital 
- un poste reve ! 

Alexandre Voronel, qui fut expedie" au bagne en tant que 
prisonnier « politique, encore enfant », raconte que, des ses 
premiers pas dans le camp, « une aide spontanee me vint des 
prisonniers juifs qui ne savaient rien de mes opinions ». Le maitre 
des bains (poste tout ce qu'il y a de privilegie), un Juif, l'avait 
aussitSt remarque et lui avait dit de « venir chercher toute l'aide 
voulue » ; le gardien, un Juif egalement, l'avait confie a un autre 
Juif, chef d'equipe : « Tu vois, Khai'm, ces deux gosses juifs, ne 
laisse personne leur faire du mal. » Et le chef d'equipe les avait 
pris sous sa protection. « Les autres truands, surtout les "vieux", 
l'approuvaient : "Tu agis bien, Kha'im ! Tu soutiens ceux de ta 
race ! Nous autres, Russes, on est comme des loups les uns envers 
les autres" 3 . » 

N'oublions pas non plus que, j usque dans les camps, les Juifs, 
par la force de la tradition davantage peut-etre que par volonte 
personnelle, s'employaient a certaines transactions de type com- 
mercial. Ainsi M. Kheifets note non sans acuite : « Dommage que 
Ton ne puisse decrire ce genre de situations sur la toile de fond de 
la vie au camp ! II y en aurait, de beaux, de riches sujets ! Mais 
l'ethique du Juif "fiable", responsable, me scelle les levres. Qu'y 
faire : un secret, memc minime, mais d'ordre commercial, doit etre 
garde - c'est la loi de la tribu 4 . » 

Le Letton Ans Bernstein, l'un de mes temoins pour la redaction 
de VArchipel, estime que, s'il a survecu au bagne, c'est parce 
qu'aux heures les plus noires il s'est tourne vers les Juifs, et ceux- 
ci, grace a son nom et a son allure dynamique, l'ont pris pour un 
des leurs et l'ont toujours aide. II remarque egalement que dans les 
camps ou il fut detenu (ceux de Bouriepolomski, par excmple, dont 
le chef etait Perelman), les Juifs constituaient toujours le dessous 
du panier, et c'est parmi eux qu'etaient recrutes les employes libres 
(Choulman, chef du departement special ; Grindberg, chef du 



3. A. Voronel, Trcpet ioudeiskikh zabot [L'emoi des soucis judai'ques], 2 C ed., Ramat- 
Gan : Moscou-Jerusalem, 1981, pp. 28-29. 

4. Mikhail Kheifets, Mesto i vremia (evreiskie zametki). [Le Lieu et le Temps 
(remarques juivcs)], Paris, Tretiq volna [Troisieme vague], 1978, p. 93. 



DANS LES CAMPS DU GOULAG 361 

camp ; Keguels, mccanicien en chef de l'usine), et ils choisissaient 
a leur tour comme adjoints des Juifs parmi les detenus. 

Ce contact fonde sur la nationality entre employes libres et 
detenus merite d'etre releve. Le Juif libre n'etait pas assez sot pour 
voir dans le Juif prisonnier un « ennemi du peuple » ou un mechant 
accapareur des biens de la nation (comme faisait le Russe 
endoctrine devant un autre Russe) ; il voyait avant tout en lui un 
compatriote malheureux - et qu'ici soient loues les Juifs pour leur 
lucidite" ! Celui qui connait la magnifiquc solidarite des Juifs dans 
le malheur (encore accentuee par leur extermination sous Hitler), 
celui-la comprendra que pas un employe libre ne pouvait voir avec 
indifference les prisonniers juifs croupir et crever de faim sans leur 
venir en aide. A 1' inverse, on ne conceit pas qu'un Russe libre se 
preoccupe de sauver et de promouvoir a des places privilegiees des 
prisonniers russes uniquement parce qu'ils sont russes - n'avons 
nous pas ete 15 millions a perir pendant la collectivisation ? Nous 
sommes trop nombreux, on ne peut s'occuper de tout un chacun, 
c'est une idee qui ne vient meme pas a 1' esprit. 

On voit se constituer parfois un groupe de Juifs prisonniers bien 
a l'abri, preoccupe d' autre chose que de leur survie - et que font- 
ils alors ? L'ing6nieur Abram Zisman raconte : au bagne de Novo- 
Arkhanguelsk, « nous profi tames d'un moment creux pour compter 
combien il y avait eu de pogroms antijuifs du temps de 1'Etat russe. 
Cette question interessa les responsables du camp, relativement 
bienveillants envers nous. Le "chef de camp" 6tait le capitaine 
Gremine [N. Gerchel, un Juif, fils d'un tailleur de Jlobine]. II 
envoya une lettre a Leningrad, aux archives de l'ancien MVD. 
Environ huit mois apres parvint la reponse : entre 1811 et 1917, il 
y avait eu 76 pogroms antijuifs sur tout le territoire de la Russie, 
et le nombre des victimes avait ete de pres de 3 000 » (il n'etait 
pas precise" s'il s'agissait uniquement des morts). L'auteur rappelle 
que dans l'Espagne du Moyen Age, pres de 20 000 Juifs furent 
extermines en l'espace de six mois 5 . 

Autre resonance - celle des souvenirs du communiste Iossif 
Berguer sur le fameux delateur Lev Hitch Injir. Ancien menchevik, 
arretd en 1930, celui-ci accepta aussitot de collaborer avec le 



5. A. Zisman, « Kniga o rousskom cvrcistvc » [Le Livre des Juifs de Russie], Novai'a 
Zaria, San Francisco, 1960, 7 mai, p. 3. 



362 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

Guepeou par crainte des represailles contre sa famille et pour ne 
pas perdre son appartement en plein centre de Moscou ; « il aida a 
la preparation du proces des mencheviks de 1931 ; il fut libere et 
nomme chef comptable du Belomorstroi ; sous Iejov, il devint chef 
comptable de tout le Goulag, jouissant « d'une absolue confiance 
de la part du NKVD et de liens tres etroits au plus haut niveau » 
(Injir evoque dans ses souvenirs la figure d'un « veteran du NKVD, 
un Juif, qui ernaillait ses discours de citations du Talmud »). II fut 
de nouveau arrete dans la vague anti-iejovienne. Mais ses anciens 
collegues du Goulag lui fournirent un poste privilegie au camp ou 
il se fit remarquer comme « un provocateur et un dclateur » ; les 
zeks soupconnaient que les riches colis qu'il recevait ne venaient 
pas de sa famille, mais du Troisieme Bureau. Cependant, en 1953, 
au camp de Tai'chet, on lui infligea une nouvelle peine, pour 
trotskisme cette fois, et pour avoir cache au Troisieme Bureau ses 
« sympathies pour l'Etat d'Israel 6 ». 

L'universellement celebre bagne Mer Blanche-Baltique (le 
BelBalt) a englouti dans les annees 1931-1932 des centaines de 
milliers de paysans russes, ukrainiens, d'Asie centrale. Ouvrons un 
journal date d'aout 1933, consacre a l'achevement du canal. Nous 
y lisons la liste des personnes recompensees : medailles modestes 
pour les betonneurs et les charpentiers, mais medaille supreme 
- l'ordre de Lenine - pour huit personnes dont on publie la photo 
en grand ; parmi elles, deux ingenieurs seulement, car c'est 
l'ensemble du collcctif dirigeant qui est recompense (confor- 
mement a la notion stalinienne de culte de la personnalite). Et qui 
voyons-nous a sa tete ? Guenrikh Iagoda, commissaire du NKVD. 
Matfe'i Berman, chef du Goulag. Semion Firine, chef du BelBalt 
(au moment de la recompense, deja chef du Dmitlag oil tout se 
repetera de nouveau). Lazare Kogan, chef de la construction (il 
partira avec les memes fonctions au canal de la Volga). Iakov 
Rappoport, chef de la construction en second. Naftali Frenkel, chef 
des travaux du chantier de la Mer Blanche (et le mauvais genie de 
tout l'Archipel) 7 . 

Leurs portraits seront a nouveau reproduits en grand format dans 



6. lossif Berguer, Krouchcnie pokolcniia : Vospominaniia [La Ruinc d*une g6n6ration. 
Souvenirs], trad, de I'anglais, Firenzc, Edizioni Aurora. 1973, pp. 148-164. 

7. Izvcstia, 1933, 5 aoQt, pp. 1-2. 



DANS LES CAMPS DU GOULAG 363 

le livre triomphaliste et ignominieux Belomorkanal* - grand et 
lourd commc un Evangeliaire annoncant un Royaume millenaire 
a venir. 

Et voici que quarante ans apres, j'ai reproduit les portraits de ces 
six miserables dans L'Archipel du Goulag, je les ai pris tcls qu'ils 
etaient exposes, sans les selectionner - oui, tous ceux qui figuraient. 
Grands dieux ! que n'avais-je pas fait la ? comment avais-je ose ? 
L'univers entier fut indigne. C'est de l'antisemitisme ! J'etais un 
antisemite marque du sceau de l'infamie, irrecuperable ! Au mieux, 
reproduire ces portraits etait de l'« ultrachauvinisme », c'est-a-dire 
du nationalisme russe ! Et a ceux qui le disent la langue ne colle 
pas au palais quand ils lisent dans les pages suivantes de L'Archipel 
comment les petits gars des families de « koulaks » gelaient doci- 
lement et mouraient ecrases sous leurs fardiers. 

Et oil done avaient-ils les yeux, en 1933, quand ces portraits 
furent publies pour la premiere fois ? Pourquoi n'ont-ils pas alors 
exprime leur indignation ? 

Je leur lancerai comme aux bolcheviks : ce n'est pas quand on 
parle des ignominies qu'il faut avoir honte, c'est quand on les 
commet ! 

Naftali Frenkel, cet infatigable demon de l'Archipel, pose une 
enigme : comment expliquer son etrange retour de Turquie en 
URSS dans les annees 20 ? II s'etait echappe, sain et sauf, de Russie 
avec tous ses capitaux aux premiers effluves de la revolution ; en 
Turquie, il s'etait fait une situation confortable ; jamais il n'avait 
eu l'ombre de quelconques convictions communistes. Et - cette 
idee de rentrer? Rentrer pour etre 1c jouet du Guepeou et de 
Staline, passer soi-meme plusieurs annees en detention, - en 
revanche : ecraser impitoyablement les ingenieurs et exterminer des 
centaines de milliers de « dekoulakises » ? Qu'est-ce qui animait 
son cceur empli de haine ? Je ne vois d'autre explication que la soif 
de vengeance contre la Russie. Si quelqu'un peut expliquer mieux, 
qu'il le fasse 9 . 

Et si, connaissant la structure administrative du camp, Ton 
descend d'un cran ? Le chef de la premiere section de la 



8. Belomorsko-Baltiiski Kanal imeni Stalina : Istoriia stroitelstva [Le canal Slalinc de 
la mer Blanche a la Ballique : hisloire de sa construction], sous la redaction de M. Gorki, 
L. L. Averbach, S. G. Finn, M., Histoirc des labriques et des usines, 1934. 

9. A propos de Frenkel, voir pour plus de details L'Archipel du Goulag. 



364 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

construction du Belomor - Wolf ; le chef de la section Dmitrovski 
du canal de la Volga - Boscher. Le departement financier du Belo- 
morstroi' a a sa tete L. Berenson, son adjoint est A. Dofman, les 
autres sont Injir (dont nous venons de parler), Loievetski, Kagner, 
Anguert. Et combien de postes restent pudiqucment non assortis 
d'un nom ? Peut-on tout de meme supposer que sur le chantier du 
canal, on laissait des Juifs creuser le sol avec une simple pelle, 
charrier des fardiers remplis de terre, chanceler et s'effondrer 
d'epuisement sous ces memes fardiers ? - Pensez ce que vous 
voudrez. A. P. Skrypnikova et D. P. Vitkovski, anciens du Belomor, 
m'ont rapporte que chez les planques du canal, il y avait beaucoup 
de Juifs qui ne se coltinaient pas de fardiers et qui n'agonisaient 
pas sous leur faix. 

Le BelBalt n'est certainement pas le seul bagne ou nous voyons 
des Juifs aux postes de commande. A la construction de la voie 
ferree Kotlas- Vorkouta : Iakov Moroz, Shei'man. Le fonde de 
pouvoirs extraordinaire du Goulag pour la region d' Extreme- 
Orient : Gratch. Ces noms-la sont ceux qui ont surgi fortuitement. 
Ainsi, je n'aurais rien su du chef de 1' Administration miniere de 
Tchai'-Ourinski, a la Kolyma, de 1943 a 1944 (au plus fort de la 
guerre), si TAmericain-ancien-z^ Thomas Sgovio ne m' avait ecrit 
ce qui suit : « Le lieutenant-colonel Arm etait un Juif de haute taille 
aux cheveux noirs qui avait une terrible reputation... Son planton 
vendait de l'alcool au tout-venant : 50 grammes - 50 roubles. II 
entretenait son propre professeur d' anglais, un jeune Americain qui 
avait 6te arrete en Carelie. Sa femme touchait un salaire de comp- 
table, bien qu'elle ne travaillat point ; e'etait un prisonnier qui 
travaillait a sa place » (bon moyen pour les families des matures du 
Goulag de se faire de 1' argent). 

Un journal sovietique, a l'hcure de la glasnost, publie des infor- 
mations sur la terrible administration des camps charges de la 
construction du tunnel reliant le continent a Tile de Sakhaline. On 
Tappelait le « trust d' Aral's 1 " ». Qui etait ce camarade Arais ? - je 
l'ignore. Mais combien d'ames ont peri dans les mines administrees 
par lui, et dans ce tunnel qui ne sera jamais achev6 ? 

Oui, bien sur, j'ai connu des Juifs (et je me suis lie d'amitie avec 



10. C. Mironova, Tounnel v prochloe [Un tunnel vers le passe]. Komsomol skai'a 
pravda, 1989. 18 avril. p. I. 



DANS LES CAMPS DU GOULAG 365 

eux) qui ont endure toute la cruaute des travaux generaux. J'ai 
decrit dans L'Archipel lc jeune Bona Gammerov, et comment il 
trouva une mort precoce au camp. (Mais son ami Ingal, un homme 
de lettres qui ne connaissait pas grand-chose a l'arithmetique, fut, 
lui, embauche a la comptabilite). J'ai parle de Volodia Guerchouni, 
intransigeant et incorruptible ; de Iogue Massamed qui, par 
principe, est reste a travailler aux travaux generaux du camp 
d'Ekibastouz alors qu'on lui proposait une bonne planque. Je 
voudrais mentionner ici egalement Tatiana Moisseevna Falike, une 
pedagogue qui trima pendant dix annees « comme une bete de 
somme », selon sa propre expression. Et aussi Vladimir EfroTmson, 
un geneticien qui, sur ses 36 mois de detention (sa premiere peine, 
il ecopera d'une autre apres) en passa 13 aux travaux generaux, la 
aussi par principe, car il aurait pu s'y soustraire. Comptant sur des 
colis de chez lui (ce qui est en soi parfaitement legitime), il s'attela 
au fardier juste ment parce qu'a Djezkazgan il y avait beaucoup de 
Juifs de Moscou parmi les planques, et il souhaitait dissiper par la 
le sentiment d'animosite en vers les Juifs que cette situation ne 
pouvait que susciter. Et comment croyez-vous qu'on apprecia son 
geste ? - « Mais e'est tout simplement un Juif degenere : un vrai 
Juif irait-il pousser un fardier ? » Les Juifs planques se moquaient 
de lui et lui en voulaient d'agir ainsi comme pour les blamer. On 
retrouve les memes reactions a l'egard de lakov Davidovitch Grod- 
zenski qui lui aussi trimait aux generaux : « Ca n'est pas un Juif, 
ca ! » 

Comme cela est lourd de sens ! Animes par les motifs les plus 
eleves, Efroimson et Grodzenski faisaient ce que des Juifs 
pouvaient faire de plus juste et de plus noble - partager loyalement 
le sort commun... et ils furent incompris des deux cotes ! Car il en 
va toujours ainsi dans l'Histoire : les voies de l'autolimitation, du 
renoncement a soi-meme sont ardues, elles pretent au sarcasme, 
alors qu'elles sont les seules a pouvoir sauver 1'humanite. 

Moi, je n'oublie jamais ces exemples-la et mets tout mon espoir 
en eux. 

Ajoutons celui de l'audacieux Guerch Keller, qui fut l'un des 
meneurs de l'insurrection de Kenguir en 1954 et qui fut fusille a 
l'aube de ses trente ans. J'ai lu aussi sur Itzhak Kaganov : 
commandant d'une batterie d'artillerie pendant la guerre avec les 



366 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

Allemands, en 1948 il fut condamne a vingt-cinq ans pour 
sionisme ; en l'espace de sept annees de reclusion, il composa 
480 poesies en hebreu, qu'il savait par cceur, sans les avoir jamais 
couchees sur le papier". 

Lors de son troisieme proces (le 10 juillet 1978), apres avoir 
purge deja deux peines, Alexandre Guinzbourg, a la question : 
« Votre nationalite ? », repondit « zek ! ». C'etait une magnifique 
reponse, nullement une blague, et elle provoqua la colere du 
tribunal. Mais c'est qu'il avait grandement merite de toute la Russie 
par ce qu'il faisait pour le Fonds russe d'aide aux families de 
prisonniers politiques de toutes les nations, et par son courage en 
prison. L'authentique tribu des zeks, c'est bien nous, sans 
distinction de nationality. 

Mais nos camps a nous n'etaient pas commc ca, depuis le sum- 
mum, le « grand » Belomor, jusqu'au plus modeste, la 121 e division 
du 15 e camp general de 1' Administration des camps de redres- 
sement par le travail (ITL) de Moscou (qui, du reste, a laisse de lui 
un souvenir bien visible : un batiment en demi-cercle a la porte de 
Kalouga, a Moscou). La, notre vie tout entiere etait dirigee et 
pietinee par trois principaux planques : Solomon Solomonov, le 
chef comptable ; David Bourchtein, l'«educateur », qui devint 
ensuite le maitre de chantier ; et Isaac Berchader. (Solomonov et 
Berchader avaient auparavant commande exactement de la meme 
facon un camp au sein du MADI, l'lnstitut des voies carrossables 
de Moscou.) Et le chef, avec cela, etait un Russe, le sous-lieu- 
tenant Mironov. 

Tous trois apparurent alors que j'ctais moi-meme au camp, done 
sous mes yeux. Pour leur faire de la place, on avait limoge leurs 
predecesseurs, des Russes. Le premier a arriver fut Solomonov, et 
il occupa solidement la place assignee, il entra dans les bonnes 
graces du sous-lieutenant (m'est avis que c'etait grace a des colis 
et a de 1' argent venus de l'exterieur). Bientot le rejoignit Berchader, 
envoye la pour s'etre mal conduit au MADI. Une instruction le 
concernant disait : « ne l'employer qu'aux travaux generaux » 
(c'etait peu courant, pour un droit-commun, et cela voulait dire 
qu'il avait commis une faute grave). D'une cinquantaine d'annees, 
gros mais petit de taille avec un regard rapace, il fit le tour de notre 



11. EJR, M.. 1994., 1. 1, pp. 526-527 ; 1995, t. 2, p. 27. 



DANS LES CAMPS DU GOULAG 367 

zone en arborant un air condescendant, tel un general de 1' Admi- 
nistration centrale. Le gardien-chef lui demanda : « Ton metier, 
c'est quoi ? - Magasinier. - Ce metier-la, ca n'existe pas. - N'em- 
peche, moi je suis magasinier. - Ca ne t'empechera pas d'aller 
bosser avec une equipe ordinaire a l'exterieur de la zone. » - On 
l'y emmena les deux jours suivants. II partait en haussant les 
epaules, puis, arrive sur le lieu de travail, il s'asseyait sur une 
grosse pierre et se reposait dignement. Le chef d'equipe lui aurait 
bien mis une baffe, mais il n'osait pas : le nouveau etait si sur 
de lui, on devinait qu'il avait quelqu'un d'influent derriere lui. Le 
magasinier de la zone, Sevastianov, se sentait mal. Cela faisait deux 
ans qu'il avait la charge du stock des denrces alimentaires et des 
vetements, il avait une position sure, s'entendait bien avec les 
patrons - et voila que le vent tournait. C'etait meme chose faite ! 
Berchader etait « magasinier de profession » ! Un peu plus tard, 
rinfirmerie fit dispenser Berchader de tout travail « pour cause de 
maladie », et il resta a se tourner les pouces a l'interieur dc la zone. 
Puis on dut lui envoyer quelque chose de chez les hommes fibres, et 
a peine une semaine plus tard Sebastianov etait chasse" et Berchader 
nomme (non sans l'aide de Solomonov) magasinier. La, il apparut 
que l'effort physique que representait le maniement de la farine et 
des chaussures, que Sebastianov assurait seul auparavant, etait 
contre-indique pour Berchader, et on lui affecta un larbin pour 
1' aider, lequel fut ensuite promu membre du personnel dans les 
registres de Solomonov. - Mais ce n'etait pas encore assez, et pour 
que la vie batte son plein, il dut seduire la plus belle et la plus fiere 
des femmes du camp, la belle M...va, une tireuse d'elite avec le 
grade de lieutenant. II la fit plier et l'obligea a venir le rcjoindre, 
le soir, dans la reserve. II en fut de meme quand apparut 
Bourchtein : lui aussi contraignit une autre beaute du camp, 
A. Ch..., a le rejoindre dans sa cabine. 

C'est dur a avaler ? Mais eux ne se preoccupaient nullement de 
savoir quel effet cela aurait, vu de l'exterieur ; ils semblaient meme 
forcer le tableau. Et combien de ces petits camps, a travers tout 
l'Archipel, ou ce genre de mic-mac etait monnaie courante ? 

Mais, direz-vous, les planques russes se comportaient d'une 
facon tout aussi demente, sans aucun frein ? - Oui. Mais a l'inte- 
rieur d'une nation, cela est ressenti comme un vice social, l'6ternel 
conflit riche/pauvre, maitre/serviteur. Lorsque, en revanche « prend 



368 DEUX S1ECLES ENSEMBLE 

sur toi un droit de vie ou de mort » quelqu'un qui n'est pas de chez 
toi, voila qui exacerbe ton sentiment d'offense. On pourrait croire 
que le malheureux bagnard, reduit a zero, ecrabouille, condamne, 
arrive a la derniere extremity de son agonie, n'a que faire de savoir 
qui a pris le pouvoir a 1'interieur du camp, qui organise des pique- 
niques de vautours sur sa tombe, au bord de la tranchee ou il se 
meurt ? Eh bien, c'est faux : ca lui fait mal, c'est meme une 
blessure inguerissable. 

J'ai represente dans ma piece La Republique du travail* une 
partie des evenements qui se deroulerent a 1'interieur de la zone du 
camp sis au 30 de la Bolchaia Kalouga. Comprenant que repre- 
senter les choses comme elles avaient ete etait impossible, car on 
aurait pris cela pour une facon d'attiser la haine en vers les Juifs 
(comme si ce trio ne l'avait pas bien plus attisee dans les faits, sans 
s'inquieter des consequences), je laissai dans l'ombre l'igno- 
blement cupide Berchader, ainsi que Bourchtein, je fis de la trafi- 
quante Rosa Kalikman une Bella vaguement orientale, et ne laissai 
en lumiere qu'un seul Juif, le comptable Solomonov, en le peignant 
exactement tel qu'il etait. 

Et quelle a dte la reaction, apres lecture, de mes bons amis juifs ? 
V. L. Teouch fut indigne par ma piece. II ne la lut pas tout de suite, 
mais seulement quand le « Sovremennik** » se proposa de la mettre 
en scene, en 1962, et que la question n'avait plus rien d'acade- 
mique. Les epoux Teouch etaient profondement blesses par le 
personnage de Solomonov ; ils trouvaient malhonnete et injuste de 
representer un tel Juif (fut-il ainsi dans la vie, au sein du camp !) a 
une epoque ou les Juifs etaient persecutes. (Mais pareille epoque 
n'est-elle pas toujours la? Quand done les Juifs n'ont-ils pas 6te 
persecutes chez nous ?) Teouch etait chamboule, indigne au plus 
haut degre, et il me lanca un ultimatum : si je n' efface pas, ou tout 
au moins si je n'adoucis pas la figure de Solomonov, e'en est fait 
de notre amitie, et par consequent sa femme et lui ne pourront plus 
etre les gardiens de mes manuscrits. Mieux encore : il predisait que 
mon nom serait a jamais honni et souille si je laissais Solomonov 
dans ma piece. Pourquoi ne pas faire de lui un Russe ? s'etonnait- 
il. Le fait qu'il soit juif importe-t-il tant ? (Mais si cela importe si 



* Voir (Euvres d"A. Soljenitsync, t. 3, id. Fayard. 

** « Le Conlcmporain », theatre ouvert a Moscou en 1957. 



DANS LES CAMPS DU GOULAG 369 

peu, pourquoi alors Solomonov ne choisissait pour les bonnes 
planques que des Juifs ?) 

J'en ai eu froid dans le dos : c'etait brusqucment le couperet 
d'une censure qui me venait d'un tout autre cote, mais qui n'etait 
pas moins brutal que celui de la censure officielle sovietique. 

Cependant, les choses furent tres vite resolues, car le « Sovre- 
mennik » recut interdiction de representer la piece. 

Teouch n'en trouva pas moins d'autres reproches a faire : votre 
Solomonov, disait-il, n'a absolument pas le caractere d'un Juif : un 
Juif est toujours sur le qui-vive, prudent, plutot qu6mandeur, 
presque ruse - d'ou lui viendraient l'impudence, le debride de ceux 
qui se scntent investis d'une toute-puissance ? C'est faux, cela ne 
peut pas etre ! 

Mais moi, je me souvenais bicn et de ce Solomonov, et que les 
choses s'etaient bien passees de la sorte ! Depuis les ann6es 20 et 
pendant les annees 30, a Rostov-sur-le-Don, j'en ai 6te souvent le 
temoin. Et Frenkel, d'apres les recits des ingenieurs survivants, se 
comportait exactement comme 5a. S'immerger dans un tel cynisme 
favorise par le pouvoir et 1 'arrogance est justement ce qui heurte le 
plus l'observateur. Bien sur, on ne le rencontre que chez les pires, 
les plus grossiers, mais cela laisse des marques. (Comme en laissent 
sur l'image du Russe toutes ces souillures dues aux vilenies de 
nos monstres.) 

Ces multiples insinuations, ces appels reiteres a ne pas ecrire 
comment c'etait reellement, finisscnt, goutte apres goutte, par 
ressembler a ce que nous avons toujours entendu lacher du haut 
des tribunes sovietiques : il ne faut pas noircir la realitd, il faut 
suivre les regies du realisme socialiste, ecrire comment ca aurait 
du etre, et non comment c 'etait. 

Comme si 1' artiste etait capable d'oublier ou de refaire le passe ! 

Comme si la verite pleine et entiere ne pouvait s' ecrire que par 
endroits, la ou c'est admis, ou c'est sans risques, et populaire. 

Oh, comme on a scrute\ detaille toutes les figures de Juifs dans 
mes livres, comme on a pes6 sur des balances d'apothicaire chacun 
de leurs traits ! Mais l'histoire atroce de Grigori M...z qui, par peur, 
n'a pas transmis a son regiment en train de succomber l'ordre de 
battre en retraite (L'Arckipel du Goulag, VI e partie, chap. 6), 
personne ne l'a remarquee, elle a ete passee sous silence ! 

Mais c'est que mon Ivan Denissovitch lui-meme a pas mal 



370 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

choque les Juifs : il y avait, voyez-vous, des malheureux tellement 
plus delicats, et moi j'ai mis en avant un vulgaire moujik ! Pendant 
la « glasnost » de Gorbatchev, Assir Sandler s'enhardit et publia 
ses souvenirs des camps : « Des la premiere lecture, Une journee 
d'lvan Denissovitch* m'a categoriquement deplu... Le personnage 
principal, Ivan Denissovitch, est un etre aux aspirations spirituelles 
minimales, centre sur ses soucis immediats » - et Soljenitsyne en 
fait l'image emblematique du peuple russe... (Tout a fait - c'est 
exactement ce qu'eructaient a l'epoque les communistes bien- 
pensants !) Mais « la veritable intelligentsia, celle qui determine le 
niveau de la culture et de la science nationales, [Soljenitsyne] a 
bien voulu l'ignorer». Puis Sandler en a discute avec Miron 
Markovitch Etlis (tous deux des planques a rinfirmerie), et Etlis a 
fait remarquer la meme chose : « Ce qui est raconte dans ce recit 
est par bien des points denature, mis sens dessus dessous »..., 
« Soljenitsyne ne met pas l'accent la ou il faut pour ce qui concerne 
la categorie instruite de notre contingent », « le cote nombriliste 
[d'lvan Denissovitch]... cette patience... cette attitude pseudo-chre- 
tienne vis-a-vis de son entourage... » En 1964, Sandler a eu le 
bonheur d'ouvrir son cceur a Erhenbourg lui-meme, lequel a 
confirme d'un signe de tete « une opinion extremement negative » 
sur le recit 12 . 

Mais il y a un menu detail qu'aucun Juif ne m'a jamais reproche, 
c'est quTvan Denissovitch, en fait, soit aupres de Cdsar Markovitch 
comme un serviteur, et qu'il le serve, ma foi, anime des meilleurs 
sentiments. 



1 2. Assir Sandier, Ouzeiki na pamiat : Zapiski reabililirovannogo [Petits nceuds dans 
la memoire : notes d'un rehabilite], cd. de Magadan, 1988, pp. 22, 62-64. 

* Cf. A. Soljenitsyne, (Euvrex, I. 2, eU Fayard. 



Chapitre 21 

DANS LA GUERRE 
AVEC L'ALLEMAGNE 



Depuis la « Nuit de cristal » (novembre 1938), les Juifs d'Alle- 
magne n'avaient plus de doutes sur le danger mortel qui les 
menagait tous. Apres qu' Hitler eut lance sa campagne en Pologne, 
le nuage de mort s'etait etendu vers Test. Personne ne savait 
toutefois que le debut de la guerre avec l'URSS allait inaugurer une 
nouvelle phase dans la politique nazie : l'extcrmi nation physique 
massive des Juifs. 

Bien que l'invasion allemande les fit s'attendre a toutes sortes 
de malheurs, les Juifs sovietiques ne pouvaient tout de meme pas 
prevoir les executions massives d' innocents de tous ages et des 
deux sexes : impossible d'imaginer a 1'avance une chose pareille. 
Et ceux qui etaient restes sur place, a leur domicile, se trouverent 
brusquemcnt confronted a une situation terrible, inesquivable, ne 
laissant aucune possibility de resistance. Les vies etaient bruta- 
lement fauchees. Des 6preuves pouvaient preceder Tissue fatale : 
entassement dans les ghettos, camps de travaux forces, fourgons a 
gaz, a moins qu'on ne vous obligeat a creuser des fosses et a vous 
deshabiller avant d'etre fusilte. 

V Encyclopedic juive russe cite beaucoup de noms de Juifs 
russes tombes victimes de la Catastrophe. Elle nomme ceux qui 
ont peri a Rostov, Simferopol, Odessa, Minsk, Belostok, Kaunas, 
Narva. Parmi eux, nombre de personnalites de premier plan. Le 
celebrissime historien S. M. Doubnov avait passe tout l'entre- 
deux-guerres dans l'emigration, puis, apres l'accession au pouvoir 



372 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

de Hitler, il avait quitte Berlin pour Riga. II fut arrete lors de 
l'occupation de la ville par les Allemands, confine dans un ghetto 
et, « en decembre 1941, inscrit sur la liste des condamnes a mort 
de la journee ». - De Vilnius se sont retrouves en camp de 
concentration I'historien Dina Ioffe et le directeur du lycee juif 
Iossif Iachounski (tous deux ont disparu a Treblinka en 1943). 

- Le rabbin Samuel Bespalov, chef des hassidim de 
BobrouTsk, fut fusille en 1941 lors de la prise de la ville par les 
Allemands. En 1943 perit a Varsovie Guerschon Sirota, chantre a 
la synagogue, qui avait jadis « attire sur lui 1' attention de 
Nicolas II » : il venait tous les ans chanter a Moscou et a 
Petersbourg. - Et voici les freres Paul et Vladimir Mintz. L'aine, 
Paul, etait un homme d'Etat letton de premier plan, « 1' unique 
Juif dans le gouvernement de la Lettonie ». Vladimir 6tait 
chirurgien, e'est lui qui fut charge de soigner Lenine en 1918, 
apres l'attentat. Lui aussi s'etait installe en Lettonie a partir de 
1920. Apres l'occupation sovietique de 1940, Faine" fut arrete et 
jete dans un camp de la region de Krasnoiarsk oil il mourut peu 
apres. A l'epoque, le cadet ne fut pas inquiete" et resta a Riga, 
mais il allait perir en 1945 a Buchenwald. - Sabina Spielrein, 
docteur en medecine, psychanalyste, proche collaboratrice de 
C. Jung, avait travaille dans les cliniques de Zurich, Munich, 
Berlin, Geneve ; etait revenue en Russie en 1923 ; en 1942, a 
Rostov-sur-le-Don, sa ville natale, elle fut fusillee par les Alle- 
mands avec tous les Juifs de la ville. (Ses trois fttres, des 
hommes de science, avaient succombe, eux, a la terreur stali- 
nienne : nous en avons parle au chapitre 19.) 

Cependant, beaucoup echapperent a 1' extermination, en 1941 et 
1942, grace aux mesures d'evacuation. Plusieurs sources juives 
d'avant et d'apres la guerre soulignent sans la moindre equivoque 
le caractere 6nergique des mesures prises. Nous lisons par exemple 
dans le recueil Le Monde juif &q 1944 : « Les autorites sovietiques 
se sont pleinement rendu compte que les Juifs constituent la 
categorie la plus menacee de la population et, en depit des besoins 
de l'armee en materiel roulant, des milliers de trains ont ete requi- 
sitionnes pour leur Evacuation... Dans beaucoup de villes..., les 
Juifs ont ete Evacues avant les autres » ; l'auteur estime pourtant 
exageree « l'affirrnation de l'ecrivain juif David Berguelson selon 



DANS LA GUERRE AVEC L'ALLEMAGNE 373 

laquelle [environ] 80 % des Juifs furent Svacues et sauves 1 ». - A 
Tchernigov, avant la guerre, la population juive comptait 
70 000 ames ; a l'arrivee des Allemands, il n'y en avait plus que 
10 000... A Dnepropetrovsk, sur 100 000, il ne restait plus que 
30 000 Juifs a l'arrivee des Allemands ». A Jitomir, 44 000 Juifs 
sur 50 000 furent evacues 2 . Dans le bulletin Kha'iasa, a l'ete 1946, 
E.M. Koulicher ecrit : « II ne fait pas de doute que les autorites 
sovietiques ont pris des mesures speciales pour faire evacuer la 
population juive ou pour faciliter sa fuite. A 1'egal des hauts fonc- 
tionnaires, des ouvriers de l'industrie et des employes, les Juifs 
etaient priori taires... Le pouvoir sovietique a affr&e des milliers de 
trains specialement pour l'evacuation des Juifs' » ; pour echapper 
aux bombardements, ils etaient transported par des milliers de 
chariots requisitionnes dans les kolkhozes et les sovkhozes pour 
rejoindre un nceud ferroviaire le plus eloigne possible a l'arriere. 
- B. Ts. Goldberg, gendre de Sholem Aleikhem, qui etait corres- 
pondant du journal juif new-yorkais Der Tog, « apres un voyage de 
routine en Union sovietique durant l'hiver 1946-1947 publia un 
article intitule "Comment, pendant la guerre, en Union sovietique, 
on fit evacuer les Juifs" » (Der Tog, 21 fevrier 1947). Qui avait-il 
interroge sur la question en Ukraine ? « Des Juifs et des Chretiens, 
des militaires et des personnes evacuees, tous ont repondu que la 
politique du gouvernement consistait a donner la preference aux 
Juifs lors de l'evacuation, d'en sauver le plus possible afin que les 
nazis ne puissent les extermincr 4 . » - Et Moshe Kaganovitch, qui 
fut resistant pendant la guerre, confirme, dans ses souvenirs ulte- 
rieurs (1948), que les autorites sovietiques reservaient, pour l'eva- 
cuation des Juifs, tous les moyens de transport disponibles, y 
compris les charrettes de pay sans, et qu'on ordonnait d' evacuer 



1 . /. Chekhtman, Sovetskoie evrcistvo v gucrmano-sovetskoY voine [Les Juifs sovie- 
tiques dans la guerre germano-sovietiquel, in MJ-2. New York. 1944, pp. 225-226. 

2. A. A. Goldstein, Soudba evreiev v okkoupirovanno'i nemtsami Sovetskoi Rossii [Le 
son des Juifs dans la partie de la Russie sovidtiquc occupde par les Allemands], LMJR- 
2. pp. 89, 92. 

3. Rescue, Information Bulletin of the Hebrew Sheltering and Immigrant Aid Society 
(HIAS). July-August 1946 (vol. Ill, n"7-8) p. 2. Cite" d'apres S. Schwartz, Evrei v 
Sovetskom Soiouze s natchala Vtoroi mirovoi' voiny (1939-1965) [Les Juifs en Union 
sovietique depuis le commencement de la Seconde Guerre mondiale], New York, 1966, 
p. 45. 

4. S. Schwartz*, p. 55. 



374 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

« des provinces menacees par l'ennemi, en premier lieu, les 
citoyens de nationality juive ». (Rcmarquons que S. Schwartz et 
les historiens plus con temporal ns doutent de l'existence d'une telle 
instruction, et meme du fait que l'evacuation ait etc recommandee 
pour les Juifs "en tant que tels" 5 .) 

Des sources anciennes et d'autres plus recentes donnent 
cependant des estimations assez concordantes du nombre de Juifs 
evacues ou ayant fui les territoires occupes par les Allemands. II 
n'y a pas a ce sujet de chiffres sovietiques officiels, ct tous les 
chercheurs se plaignent que les donnees statistiques initiales soient 
tres approximatives. Aussi nous appuierons-nous sur les travaux de 
cette derniere decennie. - Ainsi, le demographe M. Kounovetski, 
en exploitant des materiaux d'archives jadis inaccessibles et en 
utilisant des methodes nouvelles d'analyse, propose les estimations 
suivantes : d'apres les resultats definitifs du recensement de 1939, 
on comptait 3 028 538 Juifs en URSS (dans ses « anciennes » fron- 
tieres, avant les annexions de 1939-1940). En apportant quelques 
correctifs a ce chiffre et en prenant en compte le coefficient 
d'accroissement naturel de la population entre septcmbre 1939 
et juin 1941, le demographe estime qu'au debut de la guerre, 
dans les « anciennes » frontieres de l'URSS, il y avait pres de 
3 080 000 Juifs. Sur ce nombre, 900 000 vivaient dans les territoires 
qui, pendant la guerre, sont restes non occupes, tandis que dans les 
territoires qui allaient etre occupes ultcrieurement vivaient 
2 1 80 000 Juifs (« les Orientaux »)''. - « II n'cxiste pas de donnees 
precises sur le nombre de Juifs qui fuirent ou furent evacues vers 
Test avant l'occupation allemande. Mais on sait d'apres certaines 
etudes qu'environ 1 000 000 a 1 100 000 Juifs purent quitter les 
provinces de Test... envahies par les Allemands 7 . » 

Dans les territoires annexes a l'ouest par l'Union sovietique en 
1939-40 et brutalement envahis par les Allemands au debut de leur 



5. Moshe Kaganovitch, Der jiidische Anteil in Partisanerbewegung von Sowiet- 
Russland, 1948. p. 188. Cite d'apres S. Schwartz, op. ck., pp. 45-46. 

6. M. Koupmetski, Lioudskic poteri evreiskogo naselcniia v poslevoennykh granilsakh 
SSSR v gody Velikoi Otetchcstvenno'i vo'iny [Les pcrtcs humaines de la population juive 
dans les frontieres de l'URSS d'apres la Seconde guerre mondialc], in Vcstnik evreiskogo 
Ouniversiteta v Moskve [Messager de 1' University juive a Moscou]. 1995, n°2(9), 
pp. 137. 145, 151. 

7. Itzkhak Arad, Kholokaoust : Katastrofa evropeiskogo evreistva [L'Holocauste : la 
Catastrophe des Juifs d'Europe (1933-1945)], Rec. rTarticles, Jerusalem, 1990. p. 62. 



DANS LA GUERRE AVEC L'ALLE.MAGNE 375 

Blitzkrieg, le tableau fut tout autre. La rapidite de 1' invasion alle- 
mande ne laissait aucune chance de sauver sa peau ; or, la popu- 
lation juive de ces provinces-« tampons » comptait, en juin 1941, 
1 885 000 pcrsonnes (les « Occidentaux ») 8 . Seul « un petit nombre 
de Juifs reussirent a s'enfuir ou a etre evacues. On estime cette 
proportion a... environ 10 a 12 % 9 ». 

Ainsi, d'apres les estimations les plus optimistes dont 
nous disposons, pres de 2 226 000 Juifs (2 millions d'« Orientaux » 
et 226 000 « Occidentaux ») purent echapper a l'occupation sur 
le territoire de l'URSS dans ses « nouvelles » frontieres. Dans 
les territoires envahis par l'ennemi, il restait 2 739 000 Juifs 
(1 080 000 « Orientaux » et 1 659 000 « Occidentaux »). 

Les pcrsonnes evacuees et celles qui fuyaient les provinces 
envahies ou menacees par les Allemands 6taient expedites le plus 
loin possible vers l'arriere, « notamment et en majorite des Juifs, 
au-dela de l'Oural, en Siberie occidentale, au Kazakhstan, en 
Ouzbekistan et au Turkmenistan l0 ». - On trouve dans les docu- 
ments du Comite antifasciste europecn 1' affirmation suivante : 
« Furent evacues en Ouzbekistan, au Kazakhstan et dans les autres 
republiques d'Asie centrale, au debut de la guerre, pres d'un million 
et demi de Juifs". » Ce chiffre laisse de cote la Volga, l'Oural, la 
Siberie. (La Petite Encyclopedic juive estime pour sa part que « ce 
chiffre est tres exager6 12 ».) - Quant au Birobidjan, il ne re?ut ni 
refugies spontanes ni contingents de personnes evacuees par les 
autorites, bien que, du fait de Tabandon des kolkhozes juifs, il s'y 
fut constitue un pare immobilier pouvant accueillir onze mille 
families l3 . - Dans le meme temps, « en Crim6e, les colons juifs 
furent evacues suffisamment a temps pour qu'ils pussent emporter 
le materiel agricole et emmener leurs betes » ; « on sait qu'au prin- 
temps 1942, les colons juifs ayant fui l'Ukraine creerent des 
kolkhozes sur la Volga ». - Sur la Volga ? Mais oui (comme l'ecrit 
l'auteur : « par une ironie du sort »), sur les lieux memes ou avaient 



8. M. Koupovetski, p. 145. 

9. /. Arad, p. 61. 

10. S. Schwartz, p. 181. 

11. G.V. Kostyrtchenko, Tainai'a polilika Stalina : Vlast i antisemitizm [La politique 
secrete de Staline : le pouvoir et I'antisemitisme], M. Mejdounarodnyie otnocheniia [Les 
Relations internationales], 2001. p. 431. 

12. PEJ. t.4, p. 167. 

13. S. Schwartz, PEJ, I. 2, p. 187. 



376 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

vecu les colons allemands chasses de la republique des Allemands 
de la Volga et deportes par decret du gouvernement sovietique du 
28 aout 1941 l4 . 

Comme nous l'avons deja fait remarquer, 1'ampleur de l'eva- 
cuation des Juifs par les Sovietiques devant l'invasion allemande a 
ete unanimement reconnue, et les sources citees, datant de la guerre 
ou des annees d'apres-guerre, en font foi. Mais, dans des docu- 
ments plus rccents, posterieurs a la fin des annees 40, cela est 
conteste. Ainsi lisons-nous dans un texte des annees 60 (c'est 
1'auteur qui souligne) : « Nulle part en Russie il n'y a eu a" eva- 
cuation organisee des Juifs en tant que fraction la plus menacie 
de la population^. » Et vingt ans plus tard, nous lisons meme : 
apr£s l'invasion de 1' Union sovi&ique par l'Allemagne, « en depit 
des rumeurs scion lesquelles le gouvernement se serait employe a 
e\acuer les Juifs des regions menacees par l'avancee allemande, 
rien de tel ne se produisit... On abandonnait les Juifs a leur sort. 
Vis-a-vis des citoyens de nationalitc juive, le tant vante" "internatio- 
nalisme proletarien" fit chou blanc l6 ». Cette appreciation est tota- 
lement erronee. 

Les auteurs juifs, meme ceux qui nient la « bonne volonte » 
manifested a 1'egard des Juifs lors de l'evacuation, reconnaissent 
pourtant 1'ampleur de celle-ci. « De par la structure sociale propre 
a la population juive, la proportion de Juifs a du depasser largement 
celle des evacues parmi la population gen^rale des villes 17 . » Ce 
fut bien le cas. Deux jours apres l'invasion allemande, le 24 juin 
1941, un Conseil pour l'evacuation fut cr£e (son president 6tait 
Chvernik ; ses deux adjoints, Kossyguine et Pervoukhine) et ses 
priorites furent proclamees : en premier lieu, evacuer, avec leur 
personnel, les institutions de l'Etat et du Parti, les entreprises 
industrielles, les matieres premieres, les ouvriers des usines 
evacuees et leurs families, les jeunes gens ayant atteint l'age de la 
conscription. - En tout, depuis le debut de la guerre jusqu'en 
novembre 1941, pres de 12 millions de personnes furent 6vacu£es 



14. /. Chekhtman, Les Juifs sovidtiques dans la guerre germano- sovietique, in MJ-2, 
pp. 226. 227. 

15. G. Aronson, PEJ, t. 2, p. 144. 

16. S. Tsyroulnikov, SSSR, Evrei i Israil [l'URSS, les Juifs et Israel], V.M., n°9-, 
pp. 151-152. 

17. /. Chekhtman, p. 224. 



DANS LA GUERRE AVEC LALLEMAGNE 377 

des zones menacees vers l'interieur du pays 18 . Sur ces 12 millions, 
comme nous l'avons vu, il y a entre un et 1,1 million de Juifs 
« orientaux », et plus de 200 000 « occidentaux » ayant fui les terri- 
toires qui allaient etre rapidement occupes par les Allemands ; il 
faut leur ajouter un nombre important de Juifs faisant partie de la 
population Evacuee des villes et des regions de la RSFSR oil les 
Allemands ne sont pas parvenus (notamment Moscou et 
Leningrad). - Solomon Schwartz ecrit : « L'evacuation generale des 
institutions de l'Etat et des entreprises industrielles avec une grande 
partie de leur personnel (souvent avec les families) a pris en maints 
endroits un caractere massif. La structure sociale de la population 
juive d' Ukraine - le pourcentage eleve de Juifs parmi les hauts et 
moyens fonctionnaires de l'Etat, parmi l'intelligentsia litteraire et 
scientifique, et le nombre des ouvriers juifs dans 1' Industrie lourde 
ukrainienne - fit que la proportion des Juifs evacues etait en general 
plus elevee que cclle des evacues dans la population totale des 
villes (et plus encore dans celle du pays) l9 . » (Cela est vrai 
egalement pour la Bielorussie. La, dans les annees 20 et au debut 
des annees 30, presque massivement « la jeunesse juivc, ainsi que 
des personnes plus agees, ctudiaient dans toutes sortes de cours du 
soir, ecoles de jour, stages d'alphabetisation... Cela avait permis a 
la categorie la plus pauvrc des petits bourgs de rcjoindre les rangs 
des ouvriers de l'industrie. Avec 8,9 % de la population de Bielo- 
russie, les Juifs, en 1930, representaient 36 % des ouvriers de cette 
republique 20 ».) - S. Schwartz poursuit : « L'important pourcentage 
de Juifs parmi les personnes evacuees est du egalement au fait que, 
pour nombre d'employes et d'ouvriers, l'evacuation ne revetait pas 
un caractere obligatoire... Beaucoup d'cntre eux, surtout parmi les 
non-Juifs, ne sont pas partis » ; ainsi, meme pour les Juifs « qui 
n'etaient pas astreints a une evacuation obligatoire..., les possibi- 
lity d'etre evacues etaient relativement grandes 21 ». - Pourtant, 
reprend le meme auteur, « aucun decrct, aucune instruction relatifs 



18. Sovetski tyl v pervyi period Velikoi Otetchestvennoi voi'ny [L'arriere sovi&ique 
dans la pdriode de la Grande guerre palriolique], Rec, M. 1988, p. 139. 

19. S. Schwartz, p. 53. 

20. L L Mininberg, Sovetskie evrei v naouke i promychlennosti SSSR v period 
Vtoroi' mirovoi voiny (1941-1945) [Les Juifs sovictiques dans la science el l'industrie de 
l'URSS pendant la Seconde Guerre mondiale], M., 1995. p. 13. 

21. 5. Schwartz, p. 53. 



378 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

a I'evacuation des Juifs, aucune information concernant semblables 
mesures ne parurent dans la presse sovietique » ; et aussi : « Sur 
I'evacuation des Juifs en tant que tels, il n'existe tout simplement 
nulle part aucune indication. Cela signifie qu'il n'y a pas eu d'eva- 
cuation spccifiquement prevue pour les Juifs 22 . » 

Compte tenu des realites sovietiques, cette conclusion parait 
assez peu fondee et, a tout prendre, formelle. Certes, il n'y a pas eu 
d' informations sur une evacuation massive des Juifs dans la presse 
sovietique. Et Ton comprend bien pourquoi. D'une part, apres la 
signature du pacte avec l'Allemagne, on avait passe sous silence, 
en URSS, la politique de Hitler a l'egard des Juifs, et lorsque la 
guerre eclata, l'ecrasante majorite de la population sovietique 
ignorait quelle menace mortelle pour les Juifs representait 1' in- 
vasion allemande. D' autre part, et c'etait probablement la principale 
raison, du cote" allemand, la propagande se de"chainait contre le 
« judeo-bolchevisme ». Or, le gouvernement sovietique comprenait 
fort bien qu'il avait grandement contribue, tout au long des 
annees 20 et 30, a donner corps a cette propagande - et comment 
done, maintenant, proclamer haut et fort qu'il fallait sauver en 
premier lieu les Juifs ? Cela n'aurait fait que donner a Hitler une 
formidable impulsion. 

Voila pourquoi on n'annonca pas publiquement que, parmi les 
personnes evacuees, « les Juifs constituaient le plus gros pour- 
centage ». « Dans les ordres d'evacuation, on ne mentionnait pas 
les Juifs » ; neanmoins, « pendant I'evacuation, il n'y avait aucune 
discrimination a l'egard des Juifs 2 ' » ; on evacuait en somme autant 
de gens qu'on pouvait, physiquement, mais sans tapage a l'interieur 
de l'URSS. A l'exterieur, c'etait different. Ainsi, en decembre 
1941, quand les Allemands eurent recule devant Moscou, la radio 
de la capitale diffusa un texte non point en russe, naturellement, 
mais « en polonais », et « le lendemain, a cinq reprises, en 
allemand », « qui comparait l'offensive russe reussie de l'hiver au 
miracle des Macchabees » et serinait aux Allemands que, « jus- 
tement pendant la semaine de Hanouka [la Fete des Lumieres] » 
avait ete ecrasee la 134 c division allemande de Nuremberg, celle 



22. Ibidem, pp. 46. 53. 

23. /. Arad, Olnochenie sovelskogo roukovodstva k Kholokooustou. [L'attitude du 
pouvoir sovidtique a l'egard de l'Holocaustel, in Veslnik Evreiskogo Ouniversileia 
[Mcssager de I'Universte juive]. 1995, n° 2 (9), p. 23. 



DANS LA GUERRE AVEC UALLEMAGNE 379 

qui porte le nom de la ville « dans laquelle avait vu le jour la 
legislation raciale 24 ». - En 1941-1942, les autorites sovietiques 
acceptaient fort bien que les synagogues de Moscou, Leningrad et 
Kharkov fussent pleines de monde ct que Ton fetat la Paque juive 
de 1942 25 . 

L'on ne peut pas dire qu'a l'interieur du pays la presse sovietique 
ait passe sous silence les atrocites commises par les Allemands. 
Quelqu'un comme Ilya Ehrenbourg, et d'autres, comme par 
exemple le journaliste Krieger, eurent toute latitude, pendant toute 
la guerre, d'entretenir et d'attiser la haine des Allemands non sans 
evoquer le motif juif, motif brulant et qui les concernait intimement 
eux-memes, mais sans toutefois mettre trop 1' accent sur lui. Ehren- 
bourg, en barde attitre, fulmina tout au long de cette guerre, 
affirmant que « l'Allemand est une bete sauvage par nature », 
appelant a « ne pas epargner les fascistes, meme ceux qui ne sont 
pas encore nes » (comment comprendre : tuer des femmes 
enceintes ?), et ce n'est qu'a la toute fin qu'il rabattit son caquet, 
une fois que la guerre se deroula sur le territoire de 1'Allemagne 
et qu'il devint clair que l'armee n'avait que trop bien assimile la 
propagande de represailles effrences sur tous les Allemands sans 
distinction. 

II n'est cependant pas douteux que la politique hitlerienne d' ex- 
termination des Juifs, dans toute son ampleur et sa systematisation, 
ne fut pas suffisamment mise en relief par la presse sovietique - si 
bien que, dans leur grande masse, les Juifs d'URSS ne pouvaient 
avoir une idee clairc de 1 'ampleur du danger et de la Catastrophe. 
Durant toute la guerre, il n'y eut que peu de declarations officielles 
sur le sort des Juifs dans les territoires occupes par les Allemands. 
- Dans son discours du 6 novembre 1941 (a 1' occasion du 24 e anni- 
versaire de la revolution d'Octobre), Staline declara : « Les hitle- 
riens... commettent des pogroms antijuifs dignes du Moyen Age, 
comme les perpetrait le regime tsariste. Le Parti de Hitler est le 
Parti... de la reaction moyenageuse et des pogroms ultras 26 . » 
(« Pour autant que nous sachions, ecrit un historien israelien, ce fut 



24. /. Chekhtman, p. 238. 

25. Ibidem, p. 237. 

26. Rapport du president du Comite" d'Hlat a la Defense, le camarade Staline, prononce 
lors de la stance solennelle du Soviet de Moscou des deputes des travailleurs du 
6 novembre 1941, in Pravda 1941, 7 nov., pp. 1-2. 



380 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

le seul moment, de toute la duree de la guerre, ou Staline evoqua 
publiquement les Juifs 27 . ») - Le 6 Janvier 1942, dans une note de 
Molotov, commissaire aux Affaires etrangeres, adressee a tous les 
Etats avec lesquels I' Union sovietique entretenait des relations 
diplomatiques, les Juifs sont mentionnes dans la liste des peuples 
sovietiques victimes, puis sont enumerees, chiffres a l'appui, les 
executions de Juifs a Kiev, Lvov, Odessa, Kamenets-Podolsk, Dnie- 
propetrovsk, Marioupol, Kertch. « Un horrible massacre ct divers 
pogroms ont 6te peipetres par les envahisseurs allemands dans la 
capitale ukrainienne, Kiev... La furent rassembles un grand nombre 
de Juifs, femmes et enfants compris, de tous ages ; avant l'exe- 
cution, on les deshabilla et les roua de coups... ils furent abattus a la 
mitraillettc. Nombre d'assassinats de masse... dans les autres villes 
ukrainiennes egalement ; ces actes sanguinaires etaient diriges avant 
tout contre les travailleurs juifs sans defense et sans armes 28 . » 
- Puis il y eut la declaration du 19 decembre 1942 disant qu'Hitler 
etait en possession d'un « plan special d' extermination totale de la 
population juive dans toute 1' Europe occupee » et en Allcmagne 
meme ; « relativement a ses faibles effectifs, la composante juive 
de la population sovietique... a demesurement souffert de la ferocite 
des monstres hitleriens ». Mais on peut faire remarquer que cette 
declaration fut comme contrainte et forcee : quarante-huit heures 
apres une declaration semblable des Allies, et en l'absence de toute 
une serie de reprises dans la presse, alors que cela se pratiquait 
toujours quand la nccessite d'une campagne se faisait sentir. - En 
1943, sur sept rapports livres par la Commission d'Etat extraordi- 
naire d'enquete sur les crimes hitleriens (par regions, mais aussi 
sur l'extermination des prisonniers de guerre sovietiques et sur la 
destruction du patrimoine culturel de notre pays), un seul evoquait 
1' extermination des Juifs - dans le district de Stavropol, non loin de 
Mineralnyie Vody 2y . - Et en mars 1944, Khrouchtchev fit un 
discours a Kiev ou il parla des souffrance endurees par 1' Ukraine 
sous 1' occupation « sans dire un seul mot des Juifs 30 » ! 

De toute Evidence, il en fut bien ainsi. Certes, les larges masses 
sovietiques n'apprehendaient pas alors Fampleur de la Catastrophe. 



27. /. Arad, p. 17. 

28. Izvestiia. 1942, 7 Janvier, pp. 1-2. 

29. S, Schwartz*, pp. 138-145. 

30. G. Aronson, La question juive a l'epoque de Staline, PEJ, t. 2, p. 146. 



DANS LA GUERRE AVEC L - ALLEMAGNE 381 

Or c'etait la notre sort a tous : ne jamais savoir, sous la dure ecorce 
de 1'URSS, ce qui se passait reellement dans le monde exterieur. 
Toutefois, les Juifs sovietiques, eux, ne pouvaient pas ne rien savoir 
du tout dc cc qui se passait du cote dc PAllemagne. « Au milieu 
des annees 30, la presse sovietique avait beaucoup parle de l'antise- 
mitisme en Allemagne... Le roman de Lion Feuchtwanger, La 
Famille Oppenheim, l'adaptation a l'ecran de ce roman, ainsi qu'un 
autre film, Le Professeur Mamliouk, montrerent le danger qui 
menacait les Juifs". » - Apres les pogroms de la « Nuit de cristal », 
la Pravda publia un editorial intitule « Les fascistes fauteurs de 
pogroms et les cannibales », qui denoncait vigoureusement les 
nazis : « C'est avec indignation et degout que le monde civilise 
regarde la feroce repression exercee par les fascistes allemands sur 
la population juive sans defense... [C'est avec les memes senti- 
ments] que le peuple sovietique suit les evenements hideux et 
sanglants qui se deroulent en Allemagne... Dans notre patrie sovie- 
tique ont ete eradiquees, avec les capitalistes et les proprietaires, 
toutes sources d'antisemitisme 32 . » Puis, tout au long du mois de 
novembre, la Pravda avait publie jour apres jour, en premiere page, 
des informations comme « Pogroms antijuifs en Allemagne », 
« Repressions feroces contre la population juive », « Vague de 
protestations dans le monde entier contre les atrocites des fauteurs 
de pogroms fascistes ». Des meetings de protestation contre la poli- 
tique antisemite d'Hitler s'etaient tcnus a Moscou, Leningrad, Kiev, 
Tbilissi, Minsk, Sverdlovsk, Stalino. La Pravda avait publie un 
compte rendu dctaillc du meeting tcnu par 1' intelligentsia de 
Moscou dans la grande salle du Conservatoire, avec, notamment, 
les discours de A. K. Tolstoi, A. Korneitchouk, L. Sobolev, des 
artistes du peuple A. B. Goldenweizer, S. M. Mikhoels, et la reso- 
lution finale : « Nous, representants de l'intelligentsia de Moscou, 
... nous elevons nos voix, pleines de colere et d'indignation, contre 
les atrocites inhumaines commises par les fascistes et les violences 
a Pegard de la population juive sans defense d'Allemagne. Les 
fascistes frappent, mutilent, violent, Went et brulent vifs, en plein 
jour, les gens qui ne sont coupables que d'appartenir au peuple 



31. S. Chveibich, Evakouatsiia i sovetskie evrei v gody Katasirofy [L' evacuation el 
les Juifs sovietiques dans les annees de la Catastrophe] in Messager de I'Universite' juive, 
1995, n" 2 (9), p. 47. 

32. Pravda, 1938, 18 novembre, p. 1. 



382 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

juif". » Le lendemain, 29 novembre, la Pravda avait donne" sur 
toute une page des informations sur des meetings tcnus dans les 
autres villes sovietiques, sous le titre « L' intelligentsia sovietique 
est indignec par les pogroms antijuifs en Allemagne ». 

Cependant, a dater de l'automne 1939 ct de la signature du pacte 
Ribbentrop-Molotov, toute critique de la politique nazie, toute 
information sur la persecution des Juifs dans les pays d' Europe 
occupes par les Allemands, disparurent totalement de la presse 
sovietique. « Un grand nombre d' informations... parvenaient en 
Union sovietique par divers canaux - le renseignement, les ambas- 
sades, les journalistes... Une importante source d'information etait 
constitute par les refugies juifs, ceux qui avaient pu traverser la 
frontiere. Les moyens d'information sovietiques, y compris la 
presse juive, gardaient le silence sur le sujet 14 . » 

« Mais, quand la guerre avec 1' Allemagne eclata et qu'on se 
remit a parler de l'antisemitisme des nazis, beaucoup de Juifs 
prirent cela comme un acte de propagande », ecrit un historien 
contemporain en s'appuyant sur des temoignages rassembles sur un 
demi-siecle parmi les rescapes de la Catastrophe. « Nombre de Juifs 
se fiaient plus a leur experience vecue qu'a la radio, aux livres et 
aux journaux. Dans l'esprit de beaucoup, les Allemands etaient 
restes tels qu'ils les avaient connus pendant la Premiere Guerre 
mondiale. De tous les regimes du temps de la guerre civile, le 
regime allemand etait a leurs yeux l'un des plus tolerants vis-a- 
vis des Juifs". » « Nombre de Juifs se souvenaient que, lors de 
l'occupation allemande de 1918, les Allemands se comportaient 
avec les Juifs mieux qu'a l'cgard des habitants de souche, et cela 
les rassurait' 6 . » Et e'est pourquoi, « en 1941, le nombre de Juifs 
qui ont volontairement refuse de fuir a et6 fort grand » ; et jusqu'en 
1942, « d'apres les recits des temoins..., a Voroneje, Rostov, Kras- 
nodar et d' autres villes encore, les Juifs esperaient, en attendant 
que le front atteigne leur ville, continuer a travailler comme 
medecins ou maitres d'ecole, tailleurs ou cordonniers, professions 
qu'ils ne doutaient pas etre necessaires sous tous les regimes... En 



33. Pravda, 1938, 28 novembre. pp. 2-3. 

34. /. Arad, pp. 15-16. 

35. 5. Chveibich, L'dvacualion et les Juifs sovietiques au temps de la Catastrophe, 
pp. 4748. 

36. PEJ, t. 8, p. 223. 



DANS LA GUERRE AVEC L'ALLEMAGNE 383 

outre, les Juifs ne pouvaient pas ou ne voulaient pas etre evacues 
pour des raisons purement materielles •" ». 

Tandis que la presse et la radio sovietiques etouffaient les infor- 
mations sur les atrocites perpetrees par l'occupant contre les Juifs, 
le journal en yiddish Einigkeit (« L'Unite »), l'organe du Comite 
juif antifasciste, fut autorise a en parler a pleine voix. - On peut 
estimer que ce Comite vit le jour lors du meeting radiodiffuse" « des 
repr6sentants du peuple juif », organise en aout 1941 et diffuse dans 
un but de propagande vers les Etats-Unis et les autres pays allies 
(ses participants furcnt : S. Mikhoels, P. Markish, I. Ehrenbourg, 
S. Marchak, S. Eisenstein, entre autres). « L'effet produit en 
Occident depassa toutes les attentes de Moscou... Dans les pays 
allies, des organisations juives se creerent dans le but de recueillir 
des fonds pour les besoins de PArm6e rouge. » Cela donna au 
Kremlin l'idee qu'il serait utile de creer en URSS un Comite" juif 
permanent. « Ainsi fut inaugure, a partir de 1941, la collaboration 
des autorit6s sovietiques avec le sionisme mondial, collaboration 
qui allait perdurer encore sept ans 18 . » 

La creation meme du Comite se fit tant bien que mal, au milieu 
des hesitations du pouvoir. Pour mettre quelqu'un a sa tete, on fit 
sortir de prison, en septembre 1941, un veteran du Bund, un homme 
respecte, Heinrich Erlikh qui, en 1917, avait deja ete membre du 
fameux Comite executif du Soviet de Petrograd, tout-puissant a 
l'epoque (par la suite, Erlikh avait emigre en Pologne oil il avait 
ete apprehende par les Sovietiques en 1939). Avec son camarade 
Alter, membre du Bund comme lui et venu lui aussi de Pologne, il 
s'attela a 1'elaboration d'un projet entierement dedi6 a la mobili- 
sation de l'opinion juive mondiale, avec une participation de Juifs 
etrangers plus importante que celle des Juifs sovietiques. « Grists 
par ce regain de liberie, les bundistes polonais... s'activaient de 
plus en plus, a leurs risques et perils. Ayant ete evacues avec les 
fonctionnaires de la capitale a Kouibychev [Samara], ils entrerent 
en contact avec les representants diplomatiques occidentaux qui se 
retrouvaient la-bas eux aussi..., leur proposant, entre autres, de 
constituer aux Etats-Unis une Legion juive destinee a etre par la 



37. Ibidem, p. 49. 

38. G. V. Kostyrtchenko, La politique secrete de Staline, op. cit., p. 231. 



384 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

suite envoyee sur le front germano-sovietique » ; « la chose alia si 
loin que les bundistes polonais... se mirent d'eux-memes a preparer 
leur depart pour l'Ouest ». En outre, les deux militants du Bund 
« avaient la pretention de penser (ils ne s'en cachaient pas devant 
leur entourage) qu'ils reussiraient a reformer le systeme sovietique 
dans le sens d'une liberalisation politique ». En dccembre 1941, 
lesdits chefs du Comite, trop gourmands de liberte, furent arretes 
(Erlikh se pendit en prison. Alter fut fusille) 39 . 

Cependant, a partir du printemps 1942, on se ressaisit et on 
entreprit de recolmater le Comite juif antifasciste. Dans ce but, on 
reunit a nouveau un meeting « des representants du peuple juif » et 
on elut un Comite constitue cette fois uniquement de Juifs sovie- 
tiques. Le president en fut Solomon Mikhoels ; le secretaire, 
l'ancien militant fanatique du Bund devenu un tchekiste fanatique, 
Shakhno Epstein, qui, « dans les affaires juives, etait "l'ceil de 
Staline" » ; parmi ses membres figurerent les ecrivains David Ber- 
guelson, Peretz Markish, Leib Kvitko, Dcr Nistor, les savants Lina 
Chtern, l'academicien Froumkine, entre autres 40 . L'adjoint de 
Mikhoels etait le poete Itzik Fefer (un ancien trotskiste qui avait 
gagne sa grace au prix d'odcs a Staline, « un agent important du 
NKVD » a qui on confia une mission en Occident comme a un 
« agent confirme ») 41 . 

A ce Comite il incombait, comme auparavant, d'influer sur 
1' opinion mondiale, d'« en appeler aux "Juifs du monde entier", 
c'est-a-dire, pratiquement, surtout aux Juifs americains » 42 , de 
susciter des sympathies et de l'aide financiere a l'Union sovietique 
(c'est dans ce but que furent envoyes aux Etats-Unis Mikhoels et 
Fefer - leur tournee, a l'ete 1943, qui coi'ncida avec la dissolution 
du Komintern, fut un triomphe, rassembla des meetings dans qua- 
torze grandes villes des Etats-Unis, et a New York on denombra 
cinquante mille personnes. Parmi ceux qui les recurent, le leader 
du sionisme, Chai'm Wetzman, et Albert Einstein 4 -'). Mais, offi- 
cieusement, le Comite etait aux ordres du denomme Lozovski- 



39. C. V. Kostyrtchenko, La politique secrete de Staline. pp. 233-235. 

40. G. Aronson, La question juive a l'epoque de Staline, PEJ, t. 2, p. 148. 

41. Pavel Soudoplatov, Spetsoperatsii : Loubianka i Kreml [Operations speciales : la 
Loubianka et le Kremlin], Annccs 1930-1950, M, Olma-Press, pp. 465, 470. 

42. S. Schwartz, p. 239. 

43. G. B. Kostyrtchenko, pp. 237-239. 



DANS LA GUERRE AVEC LALLEMAGNE 385 

Dridzo, chef en second du Bureau d' information de l'Union, 
cepcndant qu'en URSS il n'avait nulle part ni succursales ni possi- 
bility d'agir : en fait, c'etait « moins un organisme charge de 
recolter des fonds en faveur de l'Armee rouge qu'un instrument... 
de propagande prosovietique a Tetranger 44 ». 



Certains auteurs juifs affirment qu'a partir de la fin des 
annees 30, les Juifs avaient commence a etre 6vinc6s subrepti- 
cement mais resolument des hautes fonctions dans tous les secteurs 
du systeme sovietique. D. Shub ecrit que la situation en 1943 
revelait qu'au college supreme du NKVD, il ne restait pas un seul 
Juif, que ceux-ci « etaient encore fortement represented uniquement 
dans les Commissariats aux Transports, a 1' Industrie et au Ravitail- 
lement. lis sont assez nombreux egalement a 1' Instruction publique 
et aux Affaires etrangeres 45 ». - Un historien contemporain, s'ap- 
puyant sur des documents d' archives redevenus accessibles dans 
les annees 90, 6met une conclusion inverse : « Tout au long des 
annees 40, le role des Juifs dans les organes de repression resta 
extremement important ; il ne fut reduit a zero qu'apres la guerre, 
pendant la campagne de lutte contre le cosmopolitisme 46 . » 

On ne trouve toutefois pas de divergences d'appreciation quant 
au nombre eleve de Juifs aux postes de commandement de l'annee. 
Le Monde juif informe que « Ton compte aujourd'hui [c'est-a-dire 
pendant la guerre] dans l'Armee rouge plus de cent generaux 
juifs », et il fournit « une petite liste de noms pris au hasard » dans 
laquelle « ne figurent pas les generaux d'infanterie » : il y a la 
17 noms (parmi eux, comme par hasard, nous trouvons le nom de 
« Frenkel Naftali Aronovitch, le general-major des services tech- 
niques et du genie » du Goulag) 47 . - Que le nombre de generaux 



44. S. Schwartz, pp. 166-170. 

45. D. Schub, Les Juifs dans la revolution russe. in MJ-2, 145. 

46. L lou. Kriichevski, Evrci v apparatc V6tch6ka-Ogudpeou v 20-e gody [Les Juifs 
dans I'appareil du Vetch^ka-Ogucpeou dans les anndes 20], Evrci I rousskara revo- 
lioutsiia : Material y I issledovanid [Les Juifs et la revolution russe : Documents et 
etudes], sous la dir. Dc O. V. Boudnitski, Moskwa, lerousaiim, Guecharim, 1999, p. 344. 

47. E. Stalinski, Evrei v Krasno'i Armii [Les Juifs dans l'Armee rouge], MJ-2, 
pp. 243-245. 



386 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

juifs au plus fort de la guerre ait approche la centaine, c'est ce que 
confirmera, un quart de sificle plus tard, un autre recueil qui cite 
encore d'autres noms 48 . (Ces recueils, cependant, presentent une 
grave omission : celle du generalissime L. Z. Mekhlis qui fut de 
1937 a 1940 un homme de confiance et un proche de Staline, et, a 
partir de 1941, le chef du Service politique de l'Armee rouge, celui 
qui, dix jours apres le debut de la guerre, fit arreter une douzaine 
de generaux de l'etat-major du front de l'Ouest 4 ''. Sans parler des 
mesures repressives qu'il appliqua pendant la guerre de Finlande 
et, plus tard, aux portes de Kertch.) 

Dans la Petite Encyclopedie juive, la liste des generaux juifs est 
completee par une quinzaine de nouveaux noms. - De nos jours, 
un his torien israelien a publie une liste nominative des generaux 
et amiraux juifs (y compris ceux qui recurent ce grade pendant la 
guerre) ; nous comptons dans cette liste 270 noms. Des generaux 
et des amiraux ! Mais c'est bien plus que « pas peu » ! C'est un 
nombre colossal ! II cite egalement les quatre commissaires du 
peuple du temps de guerre : outre Kaganovitch, Boris Vannikov 
(aux Munitions), Semion Guinsbourg (au Batiment), Isaac 
Zaltsman (a 1' Industrie des blindes) et quelques chefs des prin- 
cipaux services militaires de l'Armee rouge; dans cette liste 
figurent aussi les commandants en chef de 4 armees, les comman- 
dants de 23 corps d'armee, de 72 divisions, de 103 brigades 50 . 

« Dans aucunc armee alli6e, y compris l'armee americaine, les 
Juifs n'ont occupe des postes aussi eleves que dans l'armee 
sovietique » M , ecrit I. Arad. Non, il n'est pas juste de parler 
d'une « eviction des Juifs des postes les plus eleves » des la 
periode de la guerre, d'autant moins qu'en fait on n'assistait 
pas encore, dans la vie sovietique en general, a ce genre de 
brimades. Le socialiste bien connu Mark Vichniak emit en 1944 
(aux Etats-Unis) cette opinion : « Les plus virulents adversaires 
de l'URSS ne peuvent pas dire qu'un antisemitisme y est 



48. G. Aron.son. La quesiion juive a I'6poque de Staline, in LMJR-2. p. 143. 

49. V. Anfilov, Kak « opravdalsia >. Stalin [Comment Staline s'est « justifie »] in 
Rodina, 1991, n° 6-7, p. 31 ; EJR. 21« ed, M, 1995, t. 2, pp. 276-277. 

50. Aron Abramovitch, V rechaouchtchei voine : Outchastie i rol evreicv SSSR v 
voine protiv natsizma [Dans la guerre decisive : La participation et le role des Juifs 
d'URSS dans la guerre contre le nazisme], Tel Aviv, 1992, t. 2, pp. 536-578. 

51. /. Arad, p. 93. 



DANS LA GUERRE AVEC L'ALLEMAGNE 387 

encourage par le gouvernement 52 . » A I'epoque, il en etait tres 
certainement ainsi. 

D'apres le journal Einigkeit du 24 fevrier 1945 (presque a la 
fin de la guerre), « pour "leur courage et leur heroi'sme dans les 
combats"..., 63 374 Juifs furent decor£s », et 59 faits heros de 
l'Union sovietique. - Par ailleurs, le Volkstimme, journal de 
Varsovie en yiddish, ecrit - plus tard, il est vrai : en 1963 - qu'il 
y eut 160 772 Juifs decores pendant cette guerre, et 108 declares 
heros de l'Union sovietique 53 . - Au debut des annees 90, un auteur 
israelien donne une liste nominative, avec la date des decrets de 
promotion : 135 Juifs heros de l'Union sovietique, et 12 chevaliers 
de l'Ordre de la Gloire 54 . (On trouve les memes chiffres dans les 
Essais sur I'heroisme juif en trois volumes 55 .) - Enfin, une etude 
toute recente (2001) avance le chiffre de « 123 822 Juifs ayant recu 
des medailles et des decorations militaires au cours des annees de 
guerre 56 . Ainsi, pour le nombre des decores, les Juifs occupent la 
cinquieme place parmi les peuples de 1' Union sovietique, apres les 
Russes, les Ukrainiens, les Bielorusses et les Tatars. 

« Un antisemitisme qui aurait fait obstacle a l'avancement des 
Juifs dans leur carriere ou a I'obtention de distinctions militaires, 
cela n'existait pas dans 1'armee sovietique pendant la guerre 57 », 
constate I. Arad. Etait hautement recompense le travail fourni pour 
les besoins du front. L' afflux de Juifs sovietiques dans les domaines 
de la science et de la technique donna ses fruits pendant les annees 
de guerre : conception de nouveaux types d'armements et de 
technologies militaires, construction d'avions, de blindes, de 
bateaux de guerre, recherche scientifique, mise sur pied et develop- 
pement d'entreprises industrielles, apport dans l'energie, la metal- 
lurgie, les transports. 180 000 Juifs - savants, ingenieurs, chefs de 
laboratoires et ouvriers - furent recompenses pour le travail qu'ils 



52. M. Vichniak, Mejdounarodnai'a konvcntsiia protiv antisemitizma [La Convention 
internationale contre I'anlisemitisme], in MJ-2, p. 98. 

53. G. Aronson, p. 143. 

54. A. Abramovitch, t. 2, pp. 548-555. 

55. Otcherki evreiskogo gueroi'zma, [Essais sur l'heroi'sme juif] en 3 vol, Comp. 
G. S. Shapiro, S. L. Averboukh, Kiev, Tel-Aviv. 1994-1997. 

56. C. V. Kostyrtchenko, La politique secrete de Staline, p. 245 (avec reference aux 
anciennes archives centrales du Parti pres le CC du PCUS, devenues le RGASPI), F. 17, 
op. 125, ed. khr. 125,1.220. 

57. /. Arad, p. 128. 



388 DEUX SlECLES ENSEMBLE 

avaient accompli en vue de soutenir le front de 1941 a 1945. Plus 
de 200 d'entre eux recurent l'Ordre de Lenine. Pres de 300 Juifs 
travaillant dans le domaine de la science et de la technique furent 
decor6s de l'Ordre de Staline. Pendant les annees de guerre, 
12 Juifs recurent le titre de Heros du Travail socialiste. A l'Aca- 
demie des sciences, dans les sections de physique et mathima- 
tiques, de chimie et de techniologie, on denombrait 8 Juifs parmi 
les membres pleins, et 13 panni les membres correspondants 58 . 



Maints auteurs, y compris S. Schwartz, font remarquer que « le 
role des Juifs dans la guerre a 6te systematiquement dissimule », 
qu'on a mene sciemment « une politique visant a taire le role des 
Juifs dans la guerre ». II donne pour exemple le fait que chez des 
ecrivains sovietiques en vue, comme par exemple K. Simonov 
(Jours et twits), V. Grossman (Le peuple est immortel), « parmi les 
innombrables noms de soldats, d'officiers, d'instructeurs politiques, 
entre autres, il n'y a pas un seul patronyme juif 59 . Bien sur, c'etait 
la l'effet de la censure, notamment pour ce qui concerne Grossman. 
(Plus tard, dans les essais de ce dernier, apparurent des patronymes 
juifs de militaires.) - Un autre auteur fait remarquer qu'on a 
beaucoup vendu, en URSS, de cartes postales avec le portrait du 
commandant de sous-marin Izrail Fisanovitch 60 , qui s'&ait dis- 
tingue. Des publications de ce genre, il y en eut beaucoup par la 
suite; un chercheur israelien denombre encore 12 Juifs heros 
de l'Union sovietique dont les portraits figuraient sur les enve- 
loppes 61 . 

Bien que j'aie moi-meme pris part a cette guerre, je l'ai moins 
que toute autre chose etudiee dans les livres, je n'ai pas collecte 
d' informations et n'ai rien ecrit sur elle. Mais j'ai vu des Juifs au 
front. J'ai connu parmi eux des braves. Je ne peux pas ne pas citer 
deux intrepides conducteurs de chars : mon ami de l'Universitc le 
lieutenant Emmanuel Mazine, et le tout jeune soldat, recrute alors 



58. L L Min'mberg, Les savants sovi&iqucs dans la science et I'induslrie..., pp. 18, 
444-445, 452, 474-475. 

59. 5. Schwartz, pp. 154-156. 

60. E, Stalinski, Les Juifs dans l'Arm^e rouge, in MJ-2, p. 250. 

61. A. Abrmnovitch, I. 2, p. 562. 



DANS LA GUERRE AVEC L'ALLEMAGNE 389 

qu'il etait encore etudiant, Boria Gammerov (tous deux furent 
blesses). Dans ma batterie (60 hommes), il y avail deux Juifs : le 
sergent Ilya Solomine, qui combattit magnifiquement tout au long 
de la guerre, et le simple soldat Pougatch, lequel rejoignit bientot 
la Section politique. Parmi les officiers de notre brigade (20 en 
tout), il y avait un Juif, le major Arzon, a la tete du Ravitaillement. 
- Le poete Boris Sloutski fit la guerre pour de vrai ; on se repete 
sa phrase : « Je suis cousu de balles. » - Le major Lev Kopelev, 
bien qu'il servit dans la Section politique de 1'armee (chargee de 
demoraliser l'ennemi), se lancait avec intrepidite dans les melees 
les plus aventureuses. - Et voici que nous lisons les souvenirs de 
1'ancien membre du MIFLI (Institut d'histoire, de philosophic et de 
litterature de Moscou) Semion Freilikh, un officier de grand 
courage : « La guerre eclata... aussitot je me rendis au bureau de 
conscription me faire enroler dans 1'armee », - sans avoir termine 
ses etudes, - « nous avions honte de ne pas partager les malheurs 
de millions et de millions d'hommes 62 ». - Ou bien Lazare Lazarev 
qui devint par la suite un grand critique litteraire. Tout jeune 
homme, il partit pour la guerre, il combattit aux premieres lignes 
deux annees durant, jusqu'a ce qu'il perdit ses deux bras : « C'etait 
notre devoir, auqucl il aurait ete honteux de nous derober... c'etait 
notre vie, la seule possible en ces circonstances, la seule digne pour 
les gens de mon age et de mon education 6 '. » - Et voici qu'en 
1989, Boris Izrailevitch Fainerman raconte dans la revue Knijnoe 
Obozrenie (« Panorama des livres ») : a Page de 17 ans, en juillct 
1941, il part com me volontaire dans un escadron d'artillerie, en 
octobre il est blesse aux deux jambes, est fait prisonnier, s'evade, 
sort sur ses bequilles de l'encerclemcnt ; bien entendu, il est jete 
en prison par les notres « pour avoir trahi la patrie », mais, en 1943, 
il reussit a se faire liberer pour integrer un bataillon disciplinaire, 
et la il continue a faire la guerre, il devient mitrailleur dans des 
operations de blindes, il est blesse encore a deux reprises. 

Si Pon compulse les tomes biographiques de la Nouvelle Ency- 
clopedic juive russe, on y trouve un grand nombre d'exemples de 
courage et de sacrifice au combat. Chik Kordonski, commandant 



62. 5. Freilikh, Istoriia odnogo boia... [Histoire d'un combat], Kinostsenarii [Scenarios 
de films]. M., 1990, n° 3, p. 132. 

63. L Lazarev, Zapiski pojilogo tcheloveka [Notes d'un homme age], in Znamia, 
2001, n° 6, p. 167. 



390 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

du groupe de minage et torpillage d'une escadrille, « lan9a son 
appareil en feu contre un convoi ennemi » ; il fut proclame heros 
de l'Union sovietique a titre posthume. Wolf Korsounski, « com- 
mandant d'un regiment a6roporte », devint lui aussi heros de 
l'Union sovietique. Victor Khassine : « heros de l'Union sovie- 
tique... commandant d'escadrille... a effectue' 257 raids aeriens, a 
abattu lui-meme 10 appareils », et en a detruit encore 10 autres au 
sol ; a ete abattu au-dessus d'un territoire occupe par l'ennemi et a 
mis plusieurs jours pour rejoindre la ligne de front. Est mort a 
l'hopital de ses blessures » - on ne saurait etre plus eloquent ! Des 
Juifs tombes au combat, on en trouvera plusieurs dizaines dans 
cette Encyclopedic 

Cependant, en depit de ces exemples d'indiscutable bravoure, 
l'historien israelien constate non sans tristesse « l'impression tres 
repandue, et dans l'armee et a l'arriere, que les Juifs evitaient de 
prendre part aux combats 64 ». C'est la un point sensible, un point 
douloureux. Mais a quoi servirait-il d'ecrire un livre sur les 
epreuves vecues ensemble si Ton passait sous silence les points 
douloureux ? 

En histoire, il est important de savoir ce que les nations pensaient 
l'une de l'autre. - « Pendant la derniere guerre, l'antisemitisme en 
Russie s'est considerablement renforce\ On reprochait injustement 
aux Juifs de se soustraire au service militaire, et surtout au service 
arme sur le front 65 . » - « On disait des Juifs qu'au lieu de 
combattre, ils avaient "pris d'assaut les villes d' Alma-Ata et de 
Tachkent" 66 . » - Voici le temoignage d'un Juif polonais ayant 
combattu dans l'Armee rouge : «A l'armee, jeunes et vieux 
tentaient de me convaincre que... sur le front, il n'y avait pas un 
seul Juif. "Nous devons nous battre a leur place". On me disait "a 
titre arnical" : "Vous etes fou ! Tous les votres sont au chaud chez 
eux, en securite, comment se fait-il que vous soyez au front ?" 67 . » 
- I. Arad eerit : « Des expressions comme "Nous, nous sommes au 



64. S. Schwartz, Les Juifs en Union sovi6tique..., p. 154. 

65. Dr. Jerzy Gliksman, Jewish Exiles in Soviet Russia (1939-1943), part 2. July 1947, 
p. 17, in Arehives du Comite" juif amencain de New York. cite' cTapres S. Schwartz, 
p. 157. 

66. PEJ. t. 8, p. 223. 

67. Rachel Erlich, Summary Report on Eighteen Intensive Interviews with Jewish 
DP's from Poland and the Soviet Union, October 1948, p. 27 [Archives du Comite" juif 
americain de New York], cite" d'apres S. Schwartz, p. 192. 



DANS LA GUERRE AVEC L'ALLEMAGNE 391 

front, eux sont a Tachkent", "On ne voit pas de Juifs au front", on 
pouvait les entendre aussi bien de la bouche des soldats que des 
civils 68 . » - J'en temoigne : oui, on pouvait entendre les soldats du 
front dire ce genre de choses. Et apres la guerre - qui n'a pas et6 
confronte a cela ? -, les Slaves dans leur grande masse ont garde 
cette penible impression que nos Juifs auraient pu faire cette guerre 
un peu plus valeureusement, qu'il aurait pu y avoir davantage de 
Juifs en premieres lignes, parmi les sans-grade. 

Le plus simple est de dire (et c'est ce que Ton dit) qu'il s'agit 
la de l'antisemitisme des Russes, qu'il n'y a aucun fondement a 
ces incriminations. (Sauf, comme de nombreuses sources l'af- 
firment, « la propagande allemande » trop bien recue par la popu- 
lation... Ah, elle est belle, cette population prete a avaler n'importe 
quelle propagande, celle de Staline comme celle de Hitler, a 
egalite !) Maintenant qu'un demi-siecle s'est ecoule\ peut-etre 
faudrait-il essayer de comprendre. 

On n'a jamais publie de chiffres officiels sur l'appartenance 
nationale des soldats sovietiques pendant la Seconde Guerre 
mondiale. La plupart des etudes sur le nombre de combattants juifs 
ne donnent que des chiffres approximatifs, sans mention des 
sources ni de la methodc dc calcul. II appert cependant des 
dernieres parutions (celles des annees 90) que ce chiffre peut etre 
estime a un demi-million : « La population juive a donne a l'Armee 
rouge pres de 500 000 combattants'' 9 . » - « Pendant la Seconde 
Guerre mondiale, 550 000 Juifs servaient dans l'armee sovie- 
tique 70 . » - On lit dans la Petite Encyclopedic juive : « Dans les 
seules unites d'active de l'armee sovietique, on comptait plus de 
500 000 Juifs », etant entendu que « ces chiffres n'incluent pas 
les Juifs partisans, ceux qui menerent un combat clandestin contre 
l'Allemagne nazie 71 ». - On trouve le meme chiffre dans les Essais 



68. /. Arad, p. 128. 

69. E. Slalinski, Les Juifs dans l'Armee rouge, in MJ-2, p. 240. 

70. A. Voronel, Lioudi na voinc, ili cchlchio raz on ounikalnosti Izrailia [Les hommes 
dans la guerre, ou encore une fois sur le caractere unique d'Israel], in « 22 », Tel-Aviv, 
1984, n° 34, p. 146. 

71. PEJ, t. I, article « Le service militaire », p. 690 ; t. 4, art. « La Catastrophe*, 
p. 159. Dans I'article « L'Union sovi&ique » (t. 8, p. 224), la PEJ donne le chiffre de 
450 000 Juifs entrant dans la composition de l'armee sovietique, el celui de 25 a 30 000 
dans la composition des unites de partisans. 



392 DEUX S1ECLES ENSEMBLE 

sur I'heroisme juif, dans Dans une guerre decisive, de A. Abramo- 
vitch, ainsi qu'cn d'autres ouvrages. 

Nous n'avons rencontre qu'un seul auteur qui ait cherche a 
fonder son estimation, a presenter au lecteur le detail de ses conclu- 
sions : c'est le cherchcur israelien I. Arad dans son livre, deja cite, 
sur la Catastrophe. 

Arad parvient a la conclusion que « le nombre de Juifs ayant 
combattu dans les rangs de Tarmee sovietique contre les nazis ne 
fut pas inferjeur a 420-430 000 72 ». (II inclut dans ce chiffre « des 
milliers de partisans qui se battirent dans les forets contre les enva- 
hisseurs », et qui furent mobilises en 1 944 lors de la liberation de 
la Bielorussie et de 1'Ukraine occidentale ; par ailleurs, Arad pense 
que durant toutes les annees de guerre, « pres de 25 a 30 000 par- 
tisans juifs combattirent dans les regions occupees de l'Union 
sovietique" ». L'Encyclopedie israelienne, dans F article « La resis- 
tance antinazie », donne un chiffre moindre : « Sur le territoire de 
TUnion sovietique, plus de 15 000 Juifs ont combattu dans les orga- 
nisations clandestines et les unites de partisans contre les nazis 7 *. ») 
- Pour ses calculs, le chercheur part du fait que la proportion des 
Juifs mobilises ctait la mcme que la proportion moyenne des 
personnes mobilisees pour 1' ensemble de la population de 1'URSS 
pendant les annees de guerre, celle-ci etant, d'apres ses estimations, 
de 13 a 13,5 %. - Cela donnerait entre 390 et 405 000 Juifs 
« orientaux » mobilises (sur un nombre global d'un peu plus de 
3 millions), n'etait le fait que « dans certaincs regions d'Ukraine et 
de Bielorussie, une proportion importante de la population juive ne 
fut pas mobilisee, puisque ces regions se trouverent brusquement 
occupees par l'enncmi » ; l'auteur pense cependant que, grosso 
modo, on a pu mobiliser avant 1'arrivee des Allemands les Juifs 
« orientaux » en age d'etre appeles, et il fixe le nombre des Juifs 
« orientaux » ayant servi dans Parmee a 370-380 000. - Passant 
aux Juifs « occidentaux », Arad rappelle qu'en 1940, quand furent 
mobilises en Bielorussie et en Ukraine occidentale les classes de 
1919 a 1922, pres de 30 000 jeunes Juifs furent appeles ; cependant, 
le pouvoir sovietique considerait les soldats issus des provinces 



72. /. Arad, p. 102 

73. Ibidem, p. 86. 

74. PEJ.t.8, p. 44 1. 



DANS LA GUERRE AVEC L'ALLEMAGNE 393 

occidcntales nouvellement annexees comme « peu surs », et 
presque tous, des le debut de la guerre, furent mutes dans l'Armee 
du Travail : « Vers la fin 1943, on proceda a une dcuxiemc mobili- 
sation... de ceux qui avaient ete transferes dans l'Armee du Travail, 
et il y avait des Juifs parmi eux. » L'auteur signale que 6 a 
7 000 Juifs « occidentaux », de ceux qui avaient fui les territoires 
occupes, combattirent dans les divisions baltes. II y ajoute les Juifs 
partisans, mobilises dans Farmee en 1944, et conclut : « On peut 
poser qu'au moins 50 000 Juifs issus des territoires rattaches a 
l'URSS servirent dans l'Armee rouge, en y incluant ceux qui 
avaient ete mobilises avant la guerre ». - C'est ainsi que I. Arad 
obtient cette estimation : 420 a 430 000 Juifs ont combattu dans 
Farmee entre 1941 et 1944 75 . 

Pour ce qui est du chiffre couramment avance dans les docu- 
ments - un demi-million -, il suppose une base generate (le nombre 
de Juifs dans la population) qui serait de 3 700 000 a 
3 850 000 pcrsonncs. Si Fon se fie aux sources citees ci-dessus, on 
estime a 2 226 000 le nombre (maximum) de Juifs « orientaux » et 
« occidentaux » ayant 6chappe a F occupation allemande ; or, meme 
si, a cette base, on ajoute Fensemble des 1 080 000 Juifs 
« orientaux » restes sous 1 'occupation, comme si on avait eu le 
temps, avant Farrivee des Allemands, d'enroler tous les hommes 
en age d'etre appeles (ce qui ne fut pas le cas), meme dans ce cas- 
la, il eut manque au chiffre de base un demi-million d'hommes. 
Cela tendrait a signifier que le succes de Fevacuation, dont nous 
avons debattu au debut de ce chapitre, a ete considerablement 
sous-estime. 

Les estimations de I. Arad surmontent cette contradiction. Bien 
que certaines de leurs composantes demanderaient peut-etre a etre 
corrigees 70 , il n'en demeure pas moins qu'elles coincident parfai- 
tement avec les donnees, non encore publiees a ce jour, de Flnstitut 
d'Histoire militaire, donnees obtenues sur la base des Archives 
centrales du ministere de la Defense. D'apres ces donnees, pendant 
la Seconde Guerre mondiale, furent mobilises : 



75. I. Arad. pp. 98-102. 

76. Disons qu'a notre avis, le nombre d'« orientaux » qu'on eut le temps de mobiliser 
avant I'arrivee des Allemands fut quelque pcu moindre ; en revanche, le pourcentage 
moyen des combattants dans I'armce par rapport a la population globale dc I'URSS fut 
peut-etre un peu plus eleve que ne le pense I. Arad. 



394 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

19 650 0O0Russes 
5 320 000 Ukrainiens 

964 000 Bielorusses 

511 000 Tatars 

434 000 Juifs 

341 000 Kazakhs 

330 000 Ouzbeks 
(Les autres, tous compris, furent environ 2 500 000".) 

Ainsi, contrairement a une idee largement repandue, le nombre 
de Juifs ayant combattu dans l'Armee rouge pendant la Seconde 
Guerre mondiale etait proportionnel aux effectifs de la population 
susceptible de fournir des soldats ; la proportion des Juifs qui ont 
fait la guerre correspond alors en gros a la proportion moyenne des 
Juifs dans le pays. 

Done, 1' impression que le peuple a tiree de la guerre serait reel- 
lement inspiree par des prejuges antisemites ? - Assurement, chez 
certains, les plus ages, les cicatrices des annees 20 et 30 n'etaient 
pas encore tout a fait referm^es quand commenca la guerre. Mais 
les combattants du front, dans leur grande majorite, etaient des 
hommes jeunes, des hommes nes au moment de la revolution ou 
juste apres, et dont la mentalite" differait radicalement de celle de 
leurs aines. Et comparons : il n'y a aucun temoignage d'anti- 
semitisme dans Tarmee russe au cours de la Premiere Guerre 
mondiale, en depit de l'« espionite » pratiquee par les autorites 
militaires de 1915 a l'egard des Juifs vivant sur la bande de terre 
occupee par le front. Sur les 5 millions de Juifs que Ton compte 
en Russie en 1914 78 , «pres de 400 000 ont ete mobilises dans 
rarmtSe russe au debut du conflit, et, en 1917, leur nombre attei- 
gnait les 500 000 79 ». Ce qui signifie qu'au debut de la Premiere 
Guerre mondiale, un Juif sur douze combattait dans l'armee. Au 
cours de la Seconde Guerre mondiale, ce nombre etait deja tombe 
a un sur sept ou huit. 

Mais alors, quelle est l'explication ? - On peut avancer que 



77. Dans 1' Encyclopedic mililaire qui parait ces temps-ci sont donndes, quasimenl 
pour la premiere fois, des informations sur le nombre general de personnes mobilisees 
pendant les annees de la Grande Guerre patriotique : 30 millions. Cf. Voiennaia Entsiklo- 
pediia v 8 t. [Encyclopedic militaire en 8 vol.], M, Voienizdat, 2001., t. 5, p. 182. 

78. PEJ, t. 7, p. 385. 

79. PEJ. t. 1. p. 686. 



DANS LA GUERRE AVEC L'ALLEMAGNE 395 

jouerent ici un grand role certaincs disproportions a 1'interieur des 
corps d'armee, disproportions ressenties par les soldats avec une 
acuite de plus en plus grande au fur et a mesure qu'ils se rap- 
prochaient de la ligne de front et affrontaient le danger. 

Depuis l'annee 1874, les Juifs etaicnt cgaux en droit avec les 
autres citoyens de l'Empire russe face au service militaire pour 
tous, mais, jusque pendant la Premiere Guerre mondiale et la revo- 
lution de Fevrier, resta en vigueur la loi, promulguee sous le tsar 
Alexandre, selon laquelle les Juifs ne pouvaient acceder aux grades 
d'officiers (excepte les medecins militaires). Sous les bolcheviks, 
la situation changca du tout au tout, et, a la veille de la Seconde 
Guerre mondiale, comme l'ecrit X Encyclopedic israelienne, « par 
comparaison avec les autres nationalites de l'URSS, les Juifs cons- 
tituaient la part proportionncllemcnt la plus importante de la classe 
des officiers superieurs, et ce principalement parce que, parmi eux, 
il y avait un beaucoup plus grand pourcentage d'hommes ayant 
termine des etudes superieures 8 " ». - I. Arad estime : « Le nombre 
de Juifs parmi les commissaires et les instructeurs politiques dans 
les differents corps d'armee pendant la guerre etait relativement 
plus eleve que parmi les autres categories de combattants » ; « a 
tout le moins, le pourcentage de Juifs parmi la direction politique 
de l'armee » etait « trois fois superieur a eclui des Juifs dans 
la population de l'URSS a cette epoque 81 ». - De plus, et cela va 
sans dire, des Juifs se trouvaient « parmi les medecins militaires 
les plus en vue..., parmi les chefs des directions sanitaires des 
divers fronts... Parmi les generaux de PArmee rouge, il y avait 
26 generaux juifs du service medical et 9 generaux du service 
veterinaire » ; 33 generaux juifs servaient dans les unites du 
genie 82 . Bien sur, les mddecins et les ingenieurs militaires juifs 
n'occupaient pas que des postes eleves : « on comptait beaucoup 
de Juifs dans le personnel medical - medecins, infirmieres, infir- 
miers 83 » ; rappelons qu'en 1926 on comptait parmi les medecins 
militaires 18,6 % de Juifs, alors qu'il n'y avait que 1,7 % de Juifs 84 
dans Pensemble de la population masculine. Pendant la guerre, ce 



80. Ibidem, pp. 686-687. 

81. I. Arad, p. 118. 

82. A. Abramovilch, Dans une guerre decisive, t. 2, pp. 531-532. 

83. PEJ, t. 8, p. 232. 

84. /. Arad, p. 96. 



396 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

pourcentage ne pouvait qu'augmenter du fait de l'apport des 
fcmmcs medecins militaires : « La proportion traditionnellemcnt 
forte de Juifs dans la medecine sovietique et dans les corps d'inge- 
nieurs a tres naturellement favorise leur surrepresentation dans les 
unites militaires 85 ». 

Ces services furent d'une indiscutable necessite pour conduire a 
la victoire finale, a la victoire commune, mais tous ne l'ont pas vue, 
cette victoire, bcaucoup sont morts trop tot. Et le simple combattant 
du front qui, des premieres lignes, regardait en arriere, voyait bien 
(tout le monde le comprend) qu'on considerait comme ayant fait la 
guerre les deuxieme et meme troisieme lignes du front : les etats- 
majors de l'arriere, l'intendance, tout le corps medical, nombre 
d'unites techniques postees a 1' arriere, et la, bien sur, le personnel, 
les scribouillards, toute la machine de propagande, y compris les 
orchestres de music-hall ambulants, les troupes d' artistes pour le 
front, - et une chose crevait les yeux : oui, la, les Juifs etaicnt 
beaucoup plus nombreux qu'en premieres lignes. - On a pu 
indiquer : « Parmi "les ecrivains de Leningrad combattants du 
front" », il y a eu, « selon 1'estimation la plus prudente, voire 
minoree, 31 % de Juifs 86 », done peut-etre plus. Mais ce qui n'est 
pas precise, e'est s'ils etaient a l'abri dans les salles de redaction a 
10 ou 15 kilometres de la ligne de front... et puis, si Tun d'eux se 
retrouvait en premiere ligne et en plein combat, rien ne l'obligeait 
a la « tenir », cette ligne : il pouvait tourner les talons - et e'est 
bien une toute autre mentalite ! Le label « combattant du front », 
tant de gens se le sont attribue, et plus que tous autres les ecrivains 
et journalistes ! II etait de mise de parler des plus celebres dans ses 
ouvrages proprement litteraires. Les plus modestes, les plus 
anonymes trouvaient place, eux, dans des publications plus 
triviales, celles du front, de Tarmee, des corps d'armee, des divi- 
sions. - Voici un episode. Le jeune lieutenant Alexandre Guerchko- 
vitch, a sa sortie de l'ecole d'artillerie, est expedie au front. Mais, 
apres un sejour a 1'hopital, a son passage dans une petite gare, il 
sent l'odeur familiere de l'encre d'imprimerie, il se dirige vers elle 



85. Ibidem, p. 126. 

86. /ou. Kolker, Recension sur l'annuaire « Les dcrivains de Leningrad ayant combattu 
sur le front, 1941-1945 ». par V. Bakhtine, L.. 1985, in Strana i mir [Le pays et le 
monde], revue sociale, politique, 6conomique. culturelle et philosophique, Munich, 1987, 
n" 5, p. 138. 



DANS LA GUERRE AVEC L'ALLEMAGNE 397 

et se retrouve dans la salle de redaction d'un journal de division 
qui, comme par hasard, cherchait un correspondant en premiere 
ligne. Et son destin changea de cours. (Et qu'a-t-il fait de son unite 
d'infanterie, l'a-t-il rattrapee ?) « Dans ce role, il a parcouru des 
milliers de kilometres sur les sentiers de la guerre 87 . » Oui, oui, 
bien sur, les correspondants de guerre risquaient eux aussi de se 
faire tuer... - Et voici ce que le musicien Mikhail Goldstein, 
reforme pour mauvaise vue, dit de lui-meme : « ... J'aspirais a etre 
au front ; j'y ai donne des milliers de conceits, j'y ai ecrit plusieurs 
chansons de soldats et j'ai du aussi creuser souvent des tranchees 
pour aider les combattants 88 », - souvent ? musicien en tournee, 
- et la pelle entre les mains ? En regardant 9a avec les yeux de 
quelqu'un qui a ete au front, je puis dire avec assurance que la 
scene est parfaitement invraisemblable. - Ou bien voici une 
biographie tout a fait surprenante : Evgueni Guerchouni « s'est 
engage comme volontaire dans les territoires pendant l'ete 1941, et 
il y a aussitot constitue un petit orchestre de music-hall », - celui 
qui a vu ces colonnes de soldats qui n'avaient ni equipement ni 
armement, et qu'on cnvoyait a la mort, en a froid dans le dos : 
que vient faire la un orchestre de music-hall ? ! A partir de 
septembre 1941, « Guerchouni est envoye en mission, avec un 
groupe d'artistes, a la Maison de 1'Armee rouge, a Leningrad, et 
la, il organise pour le front un cirque dont il devient le chef ». Et 
la fin de l'histoire, c'est que, « le 9 mai 1945, le cirque dirige par 
Guerchouni se produisait sur les marches du Reischtag, a 
Berlin 89 ». 

Certes, des Juifs ont fait la guerre dans l'infanterie, et en 
premiere ligne. Une source sovietique du milieu des annees 70 
donne des chiffres sur la composition nationale de deux cents divi- 
sions de tirailleurs, au l er Janvier 1943 et au l cr Janvier 1944, 
comparee a la proportion de chaque nationalite dans l'ensemble de 
la population de 1'URSS a l'interieur des « anciennes » frontieres. 
Pour les deux dates indiquees, la proportion des Juifs dans ces 
divisions etait de 1,50 % et 1,28 % pour une proportion dans la 



87. S. Tchertok, in Rousskaia Mysl [La Penstte russe], 1992, 1« mai. p. 18. 

88. M. Goldstein, in Rousskaia Mysl [La Pens^e russe], 1968, I" aout, p. 10. 

89. EJR, t. 1, pp. 296-297. 



398 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

population de 1,78 % (en 1939) 90 , - ce n'est qu'au milieu de 
l'annee 1944, lorsque l'armee recut le renfort de la population des 
territoires liberes, que cette proportion des Juifs tomba a 1,14 % : 
presque tous les Juifs y avaient ete extermin6s. 

II convient ici de faire remarquer que certains Juifs temeraires 
prirent dans la guerre une part plus dangereuse et plus efficace 
encore que s'ils avaient ete au front. Je pense au celebre 
« Orchestre rouge » de Trepper et Gourevitch, qui fit de l'espion- 
nage dans les rangs des hitleriens jusqu'a l'automne 1942, et qui 
communiqua des informations de la plus haute importance strate- 
gique et tactique pour les Sovietiques. (Les deux agents furent 
incarceres par la Gestapo, et, apres la guerre, en URSS, l'un ecopa 
de dix ans, 1' autre de quinze ans de detention.) 91 - Ou bien a cet 
autre espion sovietique, Lev Manevitch, commandant d'un 
bataillon des Unites speciales pendant la guerre civile, puis agent 
secret pendant de longues annees en Allemagne, en Autriche et en 
Italic Arrete en Italie, il trouve le moyen, de sa prison, d'envoyer 
des informations aux Sovietiques ; il se retrouve en 1943 dans les 
camps nazis et, sous le nom de colonel Starostine, il entre dans la 
clandestinite antifasciste. II est libere en 1945 par les Americains, 
mais meurt avant de rentrer en URSS, ce qui lui epargne d'ecoper 
d'une peine. Ce n'est que vingt ans apres, en 1965, qu'on lui 
decerna a titre posthume le titre de heros de 1'Union sovietique 92 . 
(On rencontre d'autres biographies surprenantes. Ainsi Mikhail 
Cheinman. II est petit secretaire local du Komsomol ; pendant la 
florissante peri ode de 1' Union des « sans-Dieu » militants, il est 
collaborates de son Centre, puis il sort diplome de l'lnstitut du 
Professorat rouge et collaborates de 1' Office de la presse du 
Comite central du PCR (b) ; en 1941, il est fait prisonnier par les 
Allemands, et toute la guerre il reste la - lui qui est juif et 
instructeur politique de haut rang ! Puis, malgre cela, qui constituait 
un « crime » caracterise aux yeux du SMERCH* (dites-nous un 



90. A. P. Artemiev, Bratskii boievoi soiouz narodov SSSR v Veliko'i Otetchestvennoi 
voine [L'union fraternclle au combat des peuples de l'URSS dans la Grande Guerre 
patriotique], M., Mysl, 1975, pp. 58-59. 

91. PEJ, t. 8, p. 105 ; P. Soudoplalov, Operations speciales, pp. 217-228. 

92. PEJ, t. 5, p. 83 ; Essais sur l'heroi'sme juif, 1. 1, pp. 405-430. 

* Le contre-espionnage des armees. 



DANS LA GUERRE AVEC UALLEMAGNE 399 

peu comment vous avez pu survivre ?), il se retrouve en 1946 
confortablement employe au Musee d'histoire des religions, puis a 
I'lnstitut d'histoire de l'Academie des sciences 93 . 

Mais on ne prouve rien, ni dans un sens ni dans 1' autre, a partir 
d'exemples isoles. Or, nous ne disposons d'aucunes statistiques 
fiables et surtout detaillees, et il est douteux qu'elles puissent 
jamais voir le jour. 

Voici neanmoins que, tout recemment, on a pu lire dans la presse 
periodique israelienne un interessant temoignage. Quand, au debut 
de la guerre, un jeune Juif, Iona Deguen, voulut s'engager volon- 
taire dans un peloton de komsomols, un autre jeune Juif, Choulim 
Dai'n, que Iona persuadait de venir avec lui, lui repondit que « ce 
serait bien si les Juifs pouvaient suivre le combat de l'exterieur », 
que « ce n'etait pas leur guerre a eux, meme si, peut-etre, c'etait 
elle qui leur ouvrirait les yeux et les aiderait a restaurer Israel. 
"Quand on m'appellera pour faire la guerre, je repondrai a l'appel, 
mais y aller volontairement, jamais de la vie I" 94 ». Et Ton peut 
extrapoler en affirmant que Da'i'n n'etait pas le seul a penser ainsi, 
qu'ils etaient nombreux, surtout parmi les plus ages et ceux dotes 
d'une experience de la vie plus profonde. Or, Ton peut fort bien 
comprendre cette attitude de la part de Juifs, surtout de ceux 
qu'habitait l'eternelle idee d'Israel. On comprend, mais non sans 
une petite reticence : l'ennemi avan?ait, l'ennemi n° 1 des Juifs, 
celui qui entendait exterminer les Juifs avant tous les autres - alors, 
comment Dai'n et ceux qui pensaient comme lui pouvaient-ils rester 
neutres ? Les Russes, quant a eux, il leur incombait de toutes fa?ons 
de defendre leur terre. 

Un commentateur actuel (je le connais personnellement : c'est 
un ancien du front, et un ancien zek) conclut ainsi : « Chez aucun 
veteran d'age mur je n'ai rencontre unc pensee aussi claire, une 
comprehension aussi profonde que chez Dai'n Choulime (qui 
tombera plus tard a Stalingrad) : "Deux monstres fascistes s'etaient 
pris a la gorge" ; qu'avions nous, nous autres, a faire dans cette 
galere 95 ? » 



93. EJR, i. 3. p. 383. 

94. K Kagan, Pravilnoe rechdnie* [Une bonne decision], in « 22 », novembre 1990- 
janvier 1991, n°74, p. 252 (C'est la recension du livre : I. Deguen, Iz doma rabstva [De 
la maison dc servitude], Tel-Aviv, Moria, 1986). 

95. Ibidem, p. 252. 



400 DEUX SIECLES ENSRMBLE 

Non, le regime de Staline ne valait pas mieux que celui de Hitler. 
Mais, pour les Juifs du temps de guerre, ces deux monstres ne 
pouvaient pas etre a egalite ! Car si c'ctait Y autre monstre qui avait 
gagne, qu'en aurait-il ete des Juifs sovietiques ? Cette guerre-la 
n'etait-elle pas pour eux leur propre guerre, un combat visceral, 
leur Guerre patriotique a eux : croiser le fer avec l'adversaire le 
plus redoutable de toute l'bistoire juive ? Les Juifs qui ont donne 
ce sens-la a la guerre, ceux qui n'ont pas dissocie leur sort de celui 
des Russes, comme Freilikh, comme Lazarev et Fainerman, ceux 
qui pensaient exactement 1' inverse de ce que disait Dain Choulime, 
ceux-la se sont lances dans la lutte a corps perdu. 

Dieu me preserve d'expliquer la position de Dain par une quel- 
conque « pusillanimite juive ». La prudence, oui, l'instinct de 
conservation, oui, les Juifs en ont fait preuve durant toute leur 
histoire, mais cela leur etait impose par cette histoire meme. 
Pendant la guerre des Six Jours et au cours des autres guerres 
menees par Israel, ils ont montre leur remarquablc bravoure. 
Comment, alors, comprendre la position de Dain, sinon par cet 
affaissement du au sentiment de double appartenance que Solomon 
Lourie, professeur a Petrograd, observait en 1922, et dans lequel il 
voyait l'une des sources principales de 1'antisemitisme : le Juif qui 
vit dans tel ou tel pays n'appartient pas seulement a ce pays, ses 
sentiments sont doubles : les Juifs « ont toujours eu des sentiments 
nationalistes, mais l'objct de ce nationalisme, c'est le judaisme et 
non pas le pays dans lequel ils vivent 96 ». Un dcfaut d'interet pour 
ce pays-ci. Car, pour tous, ou du moins pour beaucoup, meme sans 
qu'ils le sachent, se profile loin devant eux leur pays a eux, Israel. 



Et a l'arriere ? - Les historiens observent un phenomene indiscu- 
table : « L'antisemitisme s'est aggrave... pendant la guerre 97 » ; « la 
courbe de 1'antisemitisme, au cours de ces annees-la, a brus- 
quement grimpe\ et les manifestations antisemites... ont largement 
depasse en intensite et en ampleur l'antisemitisme de la deuxieme 



96. S. la. Lmtrte, Antisemitizm v drevneY mire [L'antisemitisme dans le monde 
antique]. Tel-Aviv, 1976, p. 77. (l rc 6d. Byloid, 1922). 

97, V, Alexandmva, Evrei v sovetskoi literatoure [Les Juifs dans la litt6rature sovid- 
tique], in LMJR-2, p. 297. 



DANS LA GUERRE AVEC UALLEMAGNE 401 

moitie des annees 20 ys » ; « 1'antisemitisme, pendant les annees de 
guerre, est entre dans les mceurs jusque parmi l'arriere' w ». 

Lors de l'evacuation, « 1'antisemitisme dit "familier", qui s'etait 
assoupi depuis la consolidation, au debut des annees 30, de la 
dictature stalinienne, s'est reveille sur un fond de debacle, de priva- 



10(1 



». 



tions et de toutes sortcs de miseres engendrees par la guerre 
Cela concerne avant tout l'Asie centrale, l'Ouzbekistan, le 
Kazakhstan, « surtout quand y affluerent, en provenance du front, 
les masses de blesses et les invalides de guerre l01 » ; or vivait la 
une masse de Juifs evacues, polonais notamment, qui avaient ete 
« arrachds a leur mode de vie traditionnel » (et nullement sovieto- 
kolkhozicn) par la deportation. Voici des temoignages recueillis 
apres la guerre aupres de Juifs qui avaient ete evacues en Asie 
centrale : « Le tres bas niveau de productivity des Juifs deportees... 
prouvait aux ycux de la population locale que les Juifs ne voulaient 
pas exercer de travail physique, cc qui passe pour etre un trait 
typique des Juifs l( ' 2 ». - « Ce qui contribua a aggraver les tendances 
[antisemites], ce fut I'activite que les refugies de Pologne commen- 
cerent a deployer sur les marches m » ; « ils se rendirent vite 
compte que les gains que leur procurait leur travail en qualite d'ou- 
vriers dans les usines, les kolkhozes ou les cooperatives..., ne les 
empechaient pas de crever de faim. Pour survivre, il n'y avait qu'un 
moyen : le marche, le commerce, le "trafic" », et e'est ainsi que la 
realite sovietique « obligea les Juifs de Pologne, bon gre mal gre, 
a se livrer a des operations commerciales" 14 ». - « La population 
non juive de Tachkent accueillit les Juifs evacues d'Ukraine fort 
peu amicalement. On entendait dire : "Regardez un peu ces Juifs, 
ils sont cousus d'or 105 ". » - « On a vu a cette epoque des cas de 
vexations et de menaces contre les Juifs, de rejet hors des files 



98. S. Schwartz, p. 197. 

99. S. Schwartz, p. 6. 

100. G. V. Kostyrtchenko, La politique secrete de Staline. p. 242. 

101. S. Schwartz, p. 157. 

102. Dr Jerzy Gliksman, Jewish Exiles in Soviet Russia (1939-1943), part 2, 
July 1947, p. 6, in Archives du Comite juif amdricain de New York. Cite" d'apres 
S. Schwartz, p. 157. 

103. S. M. Schwartz, L'Antisemitisme..., p. 191. 

104. Rachel Erlich, Summary Report on Eighteen Intensive Interviews with Jewish 
DP's from Poland and the Soviet Union, October 1948, p. 91. in Archives du Comite" 
juif amdricain de New York, cite d*apres S. Schwartz, L'Antisemitisme..., p. 192. 

105. Ibidem, p. 26. CM d'apres S. Schwartz, Les Juifs en Union sovietique, p. 194. 



402 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

d'attente pour le pain 106 . » - « Une autre cat^gorie de Juifs russes, 
celle qui appartenait a la bureaucratie et possedait des moyens 
financiers considerables, suscitait l'inimitie de la population locale 
qui leur reprochait de gonfler, sur le marche libre, des prix deja 
fort Aleves l( ' 7 . » 

Tout en citant ces Ujmoignages, 1'auteur, quelques lignes plus 
loin, avance sans hesiter cette explication : « C'etait l'echo de la 
propagande hitleriennc qui resonnait jusque-la 108 », - et il n'est pas 
le seul a penser ainsi. 

Mais voila qui vous donne le tournis ! Quelle propagande hitle- 
rienne pouvait atteindre l'Asie centrale, y etre diffusee, y influencer 
les gens, quand elle avait a peine atteint le front au moyen de 
quelques tracts lances des avions et qu'il etait dangereux de 
ramasser, et quand tous les postes de radio, a travers toute l'URSS, 
avaient ete confisqu^s ? 

Mais non, non, 1'auteur comprcnd fort bien : il y avait « une 
autre cause a r exacerbation de Tantisemitisme dans les regions qui 
durent accueillir le flot des personnes evacuees. La se fit jour un 
antagonisme entre la masse de la population des campagnes et la 
fraction privilegiee de la bureaucratie des villes. L'evacuation vers 
Tarriere des privilegies issus de ces centres urbains fournit a la 
population locale l'occasion de sentir tres concretement ce 
contrastc social l09 ». 



Et il y avait encore d'autrcs raisons, propres a chaque population, 
celle d'Ukraine par exemple, qui avait subi 1' invasion allemande. 
Voici un temoignage de mars 1945, dans un bulletin de l'Agence 
juive pour la Palestine : « Les Ukrainiens accueillent mal les Juifs 
qui s'en reviennent. A Kharkov, quelques semaines apres la Libe- 
ration, aucun Juif n'osait se montrer seul dans les rues, la nuit... 
II y eut beaucoup de cas de passages a tabac de Juifs sur les 
marches... Les Juifs qui rentraient dans leurs maisons n'y retrou- 
vaient qu'une partic de leurs biens, et, lorsqu'ils s'adressaient a la 



106. Dr Jerzy Gliksman, d'apres S. Schwartz, ibidem, p. 159. 

107. P. 15. Cil6 d'apr&s S. Schwartz, ibidem, p. 159. 

108. S. Schwartz, ibidem, p. 157. 

109. Ibidem, p. 158. 



DANS LA GUFRRE AVEC L'ALLEMAGNE 403 

justice, les Ukrainiens faisaient souvent de faux temoignages ou 
temoignaient contre eux"". » (Le tableau est general ; s'adresser a 
la justice etait vain : nombre de personnes evacuees, et pas 
seulement des Juifs, retrouverent a leur retour leur maison pillee.) 
- « Sur les sentiments d'animosite envers les Juifs en Ukraine apres 
sa liberation de l'occupation allemande, on possede encore de 
nombreux temoignages 1 ". » - « Resultat de l'occupation alle- 
mande : une recrudescence de l'antisemitisme sous di verses formes 
dans toutes les couches de la population en Ukraine, en Moldavie, 
en Lithuanie" 2 . » 

Oui, ici, dans ces territoires, la propagande antijuive des hitle- 
riens avait fait son ceuvre pendant les annees d'occupation. Mais 
l'essentiel reside toujours dans le fait que, sous le pouvoir sovie- 
tique, les Juifs se confondaient avec la classe dirigeante - et voici 
ce que rapporte un document secret allemand d' octobre 1941 issu 
des territoires occupes : « L'agressivite de la population ukrainienne 
a 1'egard des Juifs est extremement grande... on les regarde comme 
des informateurs et des agents du NKVD, organisateur de la terreur 
contre le peuple ukrainien" 1 . » 

II faut dire qu'au debut de la guerre, « il entrait dans le plan des 
hitleriens de creer l'impression que e'etait la population locale, et 
non les Allemands, qui avait commence l'extermination des 
Juifs » ; S. Schwartz estime que, contrairement aux informations 
diffusees par la presse de propagande nazie, « meritcnt d'etre 
cms les rapports allemands en provenance des lieux memes et 
destines a rester non publies" 4 ». II cite abondamment le rapport 
a Berlin du standartenfiihrer, le SS F. Schtoleker, sur l'activite 
des commandos SS qu'il dirigeait (qui operaient dans les pays 
Baltes, une partie de la Bielorussie et une partie de la RSFSR) 
pendant la periode allant du debut de la guerre a l'Est jusqu'au 
15 octobre 1941 : « Bien que cela ne se fit pas sans difficulte, des 
les premieres hcures de notre offensive, nous reussimes a diriger 



1 10. Bulletin of the Rescue Committee of the Jewish Agency for Palestine, 
March 1945. pp. 2-3. Cite a" apres S. Schwartz, p. 160. 

111. S. Schwartz, ibidem, p. 184. 

112. L Shapiro, Les Juifs en Union sovidtiquc apres Staline. in PEJ-2, p. 359. 

113. Trial of the Major War Criminals before the International Military Tribunal, 
Nuremberg. 14 novembre 1945-" octobre 1946, Nuremberg, 1949, vol. 38, pp. 292-293, 
Doc. 102-R. Cite" d' apres S. Schwartz, p. 101. 

1 14. S. Schwartz, ibidem, p. 88. 



404 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

les forces antisemites locales et a leur faire organiser des pogroms... 
II fallait montrer que... c'etait une reaction normale contre le joug 
exerce par les Juifs depuis tant d'annees et contre la terreur subie 
sous les communistes... Non moins important etait d'etablir pour 
l'avenir comme un fait indubitable et avere... que la population 
avait de son propre gre eu recours a des mesures severes contre les 
communistes et contre les Juifs, et cela, sans que Ton put trouver 
trace d'ordres emanant des autorites allemandes ' l5 . » 

Les populations locales dans les differents territoires occupes se 
montrerent diversement disposees a prendre ce genre d'initiative. 

- « Dans l'atmosphere surchauffee qui prevalait dans les pays 
Baltes, la haine des Juifs avait atteint son paroxysme justement au 
moment ou, le 22 juin 1941, debuta 1'attaque de Hitler contre la 
Russie sovietique ' l6 », - car on les accusait de collaborer avec le 
NKVD dans la deportation des Baltes. L'Encyclopedie israelienne 
cite une remarque notee par le medecin lithuanien E. Budvidai'te- 
Kutorgene : « Tous les Lithuaniens, a quelques exceptions pres, 
sont unanimes dans leurs sentiments de haine envers les Juifs" 7 . » 

- Neanmoins, le standartenfiihrer rapporte : « A notre grand eton- 
nement, susciter en ces lieux un progrom antijuif... s'est revele une 
tache fort difficile. » lis leur fallut pour y parvenir, l'aide des 
partisans lithuaniens qui, dans la nuit du 25 au 26 juin, massa- 
crerent a Kaunas 1 500 Juifs, et encore 2 300 les jours suivants ; 
ils incendierent le quartier juif et quelques synagogues" 8 ; « des 
executions massives de Juifs furent perpetrees le 29 octobre et le 
25 novembre par les SS et les policiers lithuaniens. Au Fort n° 9, 
19 000 Juifs furent fusilles " 9 » sur les 36 000 que comptait la ville 
de Kaunas. A l'automne 1941, « dans de nombreuses villes et loca- 
lites lithuaniennes, toute la population juive fut exterminee par les 
policiers lithuaniens locaux sous la direction des Allemands l20 ». 

- « II fut beaucoup plus difficile de susciter des operations 



115. Trial of the Major War Criminals..., vol.37, pp. 672-683, doc. 180-L. Cite" 
d'apres S. Schwartz, Les Juifs en Union sovietique.. ., p. 89 

116. /. Gar, Evrei V Pribaltiiskikh stranakh pod nemctskoi okkoupatsiiei [Les Juifs 
dans les Pays baltes sous l'occupation allcmandc], in LJR-2, p. 97. 

117. PEL t.8, p. 218. 

118. Trial of the Major War Criminals..., vol. 37, pp. 672-683. Doc. 180-L. Cite" 
d'apres S. Schwartz, Les Juifs en Union sovietique, pp. 89-90. 

119. PEJ, t.8, p. 218. 

120. PEJ, t.8, p. 218. 



DANS LA GUERRE AVEC L'ALLEMAGNE 405 

depuration analogues et des pogroms en Lettonie », rapporte le SS, 
car en Lettonie « toute la classe nation ale dirigeante, notamment a 
Riga, avait ete soit aneantie, soit deportee par les bolcheviks 121 ». 
Ce qui n'empecha pas des partisans lettons, le 4 juillet 1941, «de 
mettre le feu a quelques synagogues a Riga, apres y avoir parque 
des Juifs... Pres de 2 000 personnes ont peri » ; les memes, des 
les premiers jours de l'occupation, avaient pris part a l'execution, 
perpetree par les Allemands, de quelques milliers de Juifs dans la 
foret de Bikerniek, pres de Riga, ainsi qu'a l'execution, fin octobre- 
d£but novembre, de pres de 27 000 Juifs a la gare de Roumboula 122 . 
- En Estonie, « vu le nombre reduit de Juifs dans ce pays, on ne 
put susciter de pogroms », nous dit le rapport du SS l2 \ (Les Juifs 
estoniens avaient ete extermines sans qu'on eut besoin de recourir 
aux pogroms : « En Estonie il n'etait reste qu'environ 2 000 Juifs. 
Presque tous les hommes avaient ete fusilles par les Allemands et 
leurs acolytes estoniens des les premieres semaines de l'occu- 
pation. » Ceux qui resterent, on les enferma dans le camp de 
Kharku, a proximite de Tallin, et a la fin 1941 ils furent tous mis 
amort 124 . 

Quant a la Bielorussie, elle de$ut fortement le commandement 
allemand. S. Schwartz ecrit : « II ressort nettement des documents 
[rapports] secrets allemands que la tentative des nazis pour 
impliquer la population locale dans 1'extermination des Juifs a 6te" 
un echec..."H faut invariablement constater que la population 
s'abstient d'agir par elle-meme contre les Juifs 125 " ». Pourtant, a 
Gorodok, localite de la province de Vitebsk, d'apres le temoignage 
de temoins oculaires, « les "policiers" se montrerent pires que les 
Allemands 126 » lors de la liquidation du ghetto, le 14 octobre 1941, 
et a Borissovo ce fut « la police russe » (le rapport precise bien 
qu'il ne s'agit pas de la police locale, mais d'un contingent ramene 
de Berlin) « qui extermina deux jours durant (les 20 et 21 octobre 



121. Trial of the Major War Criminals..., vo. 37, pp. 672-683, doc. 180-L. Cite d'apres 
S. Schwartz, Les Juifs en Union sovietique..., p. 90. 

122. PEJ, t.8, p. 218. 

123. Trial..., ibidem, cit<* par Schwartz, pp. 89-90. 

124. Ounitchtojenie evreev SSSR v gody nemetskoi okkoupatsii [L'extermination des 
Juifs d'URSS pendant l'occupation allcmande], Rec. de documents et matcnaux sous 
reU de I. Arad, Jerusalem. Yad Vachem, 1991, p. 12. 

125. Trial..., op. cit., pp. 672-683. Citd d'apres S. Schwartz, pp. 91-92. 

126. PEJ, t.8, p. 218. 



406 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

1941) 6 500 Juifs. L'auteur du rapport ajoute que ce massacre n'a 
nullement rencontre 1'approbation de la population locale : "Qui a 
donne l'ordre... ? Comment est-ce possible... ? Aujourd'hui on tue 
les Juifs, demain ce sera notre tour. Qu'ont-ils fait, ces pauvres 
gens ? lis n'ont fait que travailler. Les vrais coupables, bien sur, 
sont hors de danger 127 " ». Et voici le rapport d'un « personnage 
accredite » aupres des Allemands, un Bielorusse venu de Lettonie : 
« Pour les Bielorusses, il n'y a pas de question juive... C'est une 
affaire strictement allemande, qui ne les concerne pas... Tout le 
monde sympathise avec les Juifs et on les plaint, alors qu'on 
regarde les Allemands comme des barbares et des bourreaux 
[Judenhenker] : le Juif n'est-il pas un homme au meme titre que le 
Bielorusse 128 ? ». « En tout cas, ecrit Schwartz, il n'existait pas de 
« commandos nationaux » bielorusses agreges aux detachements 
punitifs allemands, bien qu'il y eut des detachements lettons, lithua- 
niens et « mixtes » dans lesquels figuraient aussi quelques Bielo- 
russes 12 '' ». 

En Ukraine, le projet allemand rencontra plus de succes. Depuis 
le debut de la guerre, la propagande hitlcrienne avait appele 
les nationalistes ukrainiens (les Banderovtsy, ou fideles de Ban- 
dera) a se venger des Juifs pour Fassassinat de Petlioura par 
Schwartzbard " u . Point ne fallut convaincre longuement l'Organi- 
sation des Nationalistes ukrainiens (OUN) de Bandera-Melnik : des 
le debut de la guerre germano-sovietique, en avril 1941, elle avait 
enterine, lors de son 2 e Congres a Cracovie, une resolution qui 
disait (article 1 7) : « Les Juifs en URSS sont le soutien fidele du 
regime bolcheviquc en place et l'avant-garde de rimperialisme 
moscovite en Ukraine... L' Organisation des Nationalistes ukrainiens 
considere les Juifs comme le soutien du regime bolchevique de 
Moscou, et elle instruit les masses populaires du fait que Moscou 
est l'ennemi numero un 131 . » - Au debut, oui, les Banderovtsy firent 
alliance avec les Allemands contre les bolcheviks. Durant toute 



127. S. Schwartz, L'Antiscmitismc...*, pp. 134-135. 

128. Ibidem, p, 132. 

129. Ibidem, p. 93. 

1 30. /. Chekhlman, Les Juifs sovi&iques dans la guerre germano-sovidtique, in MJ-2, 
pp. 235-236. 

131. A. Vais, L" attitude de certains ccrcles au sein du mouvement nationaliste 
ukrainien a l'egard des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, in Messager de l'Uni- 
versite juive..., 1995. n"2(9). p. 106. 



DANS LA GUERRE AVEC L'ALLEMAGNE 407 

l'annee 1940 et la premiere moitie de 1941, la direction de l'OUN 
s'etait preparee a l'eventualite d'une guerre de l'Allemagne contre 
l'URSS. « La base de l'Organisation etait alors le fief du general- 
gouveraeur, c'est-a-dire la partie de la Pologne occupee par les 
nazis... S'y concoctait la creation d'une inilice ukrainiennc, on y 
preparait des listes d'elements suspects, parmi lesquels figuraient 
les Juifs. Ces listes servirent par la suite a 1' extermination des Juifs 
par les nationalistes ukrainiens... On institua des "groupes de 
campagne" destines a etre deport.es vers Test de 1' Ukraine ; des 
detachements de nationalistes ukrainiens furent integres a l'armee 
allemande, tels le "Roland" et le "Nachtigal" ». Les membres de 
l'OUN se deplacaient vers Test avec les troupes allemandes. A 1'ete 
1941, en Ukraine occidental « deferla une vague de pogroms avec 
la participation... et des partisans de Melnik et des partisans de 
Bandera. Pres de 28 000 Juifs perirent dans ces pogroms l32 ». - Se 
trouve dans les archives de l'OUN un document, cette declaration 
de la. Stetsko (promu en juillet 1941 chef du gouvernement 
ukrainien) : « Les Juifs aident Moscou a tenir l'Ukraine en 
servitude, c'est pourquoi ma position est qu'il faut exterminer les 
Juifs et transplanter en Ukraine les methodes allemandes d'extermi- 
nation des Juifs. » En juillet se tint a Lvov une conference des 
leaders de l'OUN de Bandera, qui debattit entre autres de la poli- 
tique a mener a 1'egard des Juifs. Differentes propositions s'y 
firent entendre : l'aligncr « sur les principes de la politique nazie 
jusqu'en 1939... On proposa d'isoler les Juifs dans un ghetto... La 
proposition la plus radicale emana de Stepan Lenkavski qui 
declara : "En vers les youpins, nous appliquerons toutes les 
methodes visant a leur extermination '■"" ». - Et jusqu'a ce que les 
relations de l'OUN avec les Allemands en vinssent a se gater (du 
fait que l'Allemagne refusa de reconnaitre l'independance ukrai- 
nienne autoproclamee), on assiste a « pas mal de cas, surtout la 
premiere annee..., ou les Ukrainiens aiderent carrcment les Alle- 
mands a exterminer les Juifs », et oil se montra plus active que les 
autres « la police auxilliaire ukrainienne, principalement en Galicie 
et en Volhynie 1 -' 4 ». - «A Oumani, en septembre 1941, la police 



132. A. Vais, L'attitude de certains cercles...*. op. cil., pp. 105-106, 107. 

133. Ibidem, pp. 106-107. 

134. S. Schwartz, Les Juifs en Union sovi&ique, pp. 98, 101. 



408 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

ukrainienne de la ville, sous le commandement de quelques offi- 
ciers et sergents SS, ont fusille pres de 6 000 Juifs » ; au debut de 
novembre, a six kilometres de Rovno, « les SS et la police ukrai- 
nienne ont extermine 21 000 Juifs qui avaient ete enfermes dans le 
ghetto 135 ». - Cependant, comme l'ecrit Schwarz : « Quelle fraction 
de la population ukrainienne etait sous 1' empire de sentiments anti- 
semites agressifs, il est impossible de l'etablir. II est vraisemblable 
que ces sentiments etaient etrangers a une bonne partie de la popu- 
lation, notamment aux couches cultivees. Pour ce qui est de 
1' Ukraine sovietique de souche, aucun document secret allemand 
ne fait reference « a une quelconque "pulsion populaire" suscitant 
des pogroms 136 " ». - Mais : « En Crimee furent organises des 
commandos tatares d'autodefense qui exterminaient les Juifs 137 . » 

En ce qui concerne les provinces russes occupees par l'ennemi, 
« les Allemands ne pouvaicnt y faire appel aux sentiments anti- 
russes de la population ; arguer de l'imperialisme moscovite se 
revelait ici sans effet, et 1' argument du judeo-bolchevisme, prive de 
son soutien dans le nationalisme local, perdait grandement de sa 
force de persuasion » ; parmi la population russe locale, il se trouva 
« relativement peu de gens pour soutenir activement les Allemands 
dans leur politique d'extermination des Juifs 138 ». 

En conclusion a son etude sur la destinee des Juifs sovietiques, 
Schwartz remarque qu'en Lithuanie et en Lettonie, « les Allemands 
chercherent a masquer leur activite de fauteurs de pogroms en 
mettant en avant les bataillons formes d'autochtones et organises 
sous leur impulsion en vue de perpetrer des pogroms » ; toutefois, 
« en Bielorussie et meme en Ukraine, et plus encore dans les 
provinces occupees de la RSFSR », le plan allemand echoua, « la 
population locale, dans sa masse, n'ayant pas repondu aux espoirs 
que, sur ce point, on avait fondes sur elle ». - La, « les extermina- 
teurs hitleriens durent s'avancer visiere levee, a decouvert 139 ». 



w 



135. PEJ, t. 8, p. 218. 

136. S. Schwartz, ibidem, p. 99. 

137. A. A. Goldstein, Le sort des Juifs dans la Russie sovietique occupee par les Alle- 
mands. in LMJR-2, p. 74. 

138. S. Schwartz, p. 102. 

139. Ibidem, pp. 74. 90. 



DANS LA GUERRE AVEC UALLEMAGNE 409 



Le plan de campagne de Hitler contre la Russie (le plan « Barba- 
rossa ») comprenait « des missions speciales de preparation a la 
gestion politique, missions qu' impose une guerre totale entre 
deux regimes antagonistes ». En mai-juin 1941, le commandement 
supreme de la Wehrmacht publia des ordres plus concrets : dans la 
zone ou allait s'appliquer le plan Barbarossa, seraient passees par 
les armes, sans jugement, toutes les personnes suspectes de 
fomenter des actions contre l'Allemagne, et notamment, sans 
exception aucune, les commissaires politiques, les partisans, les 
saboteurs et les Juifs l40 . 

Pour executer ces missions speciales sur le territoire de l'URSS 
furent crecs au sein des services de securite (les SS) et de la police 
de securite (la Gestapo) quatre groupes speciaux, les Einsatz- 
gruppen, avec leurs unites operationnelles, les Einsatzkommandos, 
dont les effectifs egalaient ceux des compagnies. Ces groupes avan- 
caient aux cotes des unites de choc de l'armee allemande, mais 
obeissaient directement au chef de la Direction generate de la 
Securite du Troisieme Reich, R. Heydrich. 

Le groupe A (pres de mille soldats et officicrs SS sous le 
commandement du standartenfiihrer SS F. Schtoleker), entrant dans 
la composition des armees dites « Nord », operait en Lithuanie, en 
Lettonie, en Estonie, dans les provinces de Leningrad et de Pskov. 
- Le groupe B (655 hommes sous les ordres du brigadenfiihrer SS 
Arthur Nebe), entrant dans la composition des armees « Centre », 
avancait a travers la Bielorussie, la region de Smolensk, et marchait 
sur Moscou. - Le groupe C (600 hommes sous les ordres du stan- 
dartenfiihrer E. Rasch) operait avec les armees « Sud » sur les terri- 
toires de l'Ukraine occidentale et orientale. - Le groupe D 
(600 hommes sous les ordres du standartenfiihrer SS O. Ohlendorf) 
etait accole a la 1 l e armee allemande et operait au sud de l'Ukraine, 
en Crimee, dans les districts de Krasnodar et de Stavropol. 

Les Allemands entreprirent l'extermination des Juifs et des 
commissaires (« porteurs de 1' ideologic judeo-bolchevique ») des 
les premiers jours de leur attaque, en juin 1941, « a grande echelle 



140. L'extermination des Juifs cTURSS pendant les anndes d'occupation allemande*, 
p. 4. 



410 DEUX SlECLES ENSEMBLE 

et d'une facon tout a fait chaotique 141 ». « Dans les autres pays 
occupes, la liquidation des Juifs se faisait de fa£on progressive et 
systematique. Elle commen?ait par des lois limitatives, se prolon- 
geait par la creation de ghettos et 1' introduction du travail force\ et 
s'achevait par la deportation et l'extermination massive. En Union 
sovietique, ces differentes etapes s'enchevetraient et se confon- 
daient dans le temps et l'espace. Dans chaque region et meme 
parfois dans chaque ville prise isolement, etaient appliquees diffe- 
rentes methodes de persecution... II n'existait pas de systeme 
coherent, coordonne 142 . » Les prisonniers de guerre juifs etaient 
passes par les armes : ici shot apres leur capture, la plus tard, dans 
le camp de concentration ; les civils juifs etaient enfermes - ici 
dans un ghetto, la dans un camp de travaux forces - ou encore 
fusilles sur place ; furent utilises aussi les fourgons a gaz. « Le plus 
souvent, le lieu d'execution etait unc tranchee antichars ou une 
simple fosse 141 . » 

Les chiffres des personnes exterminees des 1'hiver 1941-1942, 
dans les villes de la zone Ouest (pendant la premiere phase de 
l'extermination) sont ahurissants : a Vilnus, pres de 40 000 (sur 
57 000) ; a Riga, 27 000 (sur 33 000) ; a Minsk, 24 000 (la popu- 
lation du ghetto etait de 100 000 - les executions durerent jusqu'a 
la fin de l'occupation) ; a Rovno, 21 000 (sur 27 000) ; a Moghilev, 
pres de 10 000 Juifs furent massacres ; a Vitebsk, jusqu'a 20 000, 
non loin du village de Kiselevitchi ; pres de 20 000 Juifs a 
Bobrou'i'sk ; et a Berditchev, 15 000 l44 . 

Fin septembre, les fascistes perpetrerent un massacre a Kiev. 
Le 26 septembre, des affiches furent placardees de par la ville, 
ordonnant a tous les Juifs, sous peine de mort, de se rassembler 
en des points precis ; 34 000 repondirent a l'appel, docilement 
et meme parfois sans mefiance, mais surtout parce qu'ils ne 
voyaient pas d' autre issue, et les 29 et 30 septembre, ils furent 



141. S. Schwartz, p. 65. 

142. /. Chekluman, Les Juifs sovi&iques dans la guerre germano-sovidtique, in 
MJ-2. p. 229. 

143. PEJ, I. 8, p. 218. 

144. Les chiffres varient quelque peu d'une source a l'autre. II est sans doute impos- 
sible d'&ablir le bilan exact de ces massacres. Cf. Particle deja cit6 de A. A. Goldstein 
dans LMJR-2 (1968) ; le recueil de I. Arad. « L'extermination des Juifs d'URSS pendant 
les annees de Toccupation allemande » (1991); l'article « Union sovieUque » dans la 
PEJ, t. 8(1996). 



DANS LA GUERRE AVEC L'ALLEMAGNE 411 

methodiquement fusilles a Babi Yar, un ravin profond ou purent 
etre entasses les corps - nul besoin de creuser des tombes. Une 
information officielle allemande, qu'aucune etude ulterieure n'est 
venue mettre en doute, fait etat de 33 771 victimes au cours de 
ces deux journees. Effroyable hecatombe ! Au cours des deux 
annees suivantes de l'occupation de Kiev, les Allemands conti- 
nuerent a fusilier dans ce ravin si commode et qui leur plaisait 
tant. On estime que, de la sorte, le nombre des fusilles - pas 
seulement des Juifs - s'eleva peut-etre jusqu'a 100 000 l45 . 

Le massacre de Babi Yar a force de symbole, maintenant, dans 
toute l'Histoire universelle. II nous terrifie par ce caractere de froid 
calcul, de rigoureuse organisation qui est la caracteristique de notre 
xx e siecle, venu couronner la civilisation humaniste... Alors qu'au 
cours de l'«obscur» Moyen Age, on ne tuait massivement que 
dans des acces de fureur ou dans le feu du combat. 

L'on ne peut manquer de rappeler ici qu'a quelques kilometres 
de Babi Yar, au cours des memes mois, perirent aussi des dizaines 
de mil Hers de soldats et d'officiers sovietiques dans l'enorme camp 
de prisonniers de guerre de Darnits. Mais nous n'en gardons pas le 
souvenir qu'il faudrait, et beaucoup d'entre nous en sont tout 
surpris, ils ne savent pas. Tout comme ils ignorent les deux millions 
et plus de prisonniers de guerre - les notres - qui perirent au cours 
des premieres annees de la guerre. 

La Catastrophe, sur tous les territoires occupes, raflait methodi- 
quement ses victimes. 

A Odessa, des le deuxieme jour de son occupation par les troupes 
germano-roumaines, le 17 octobre 1941, ce sont quelques milliers 
d'hommes juifs qui sont tues, mais, par la suite, apres un attentat 
contre le Quartier general roumain, commence une terreur de 
masse : pres de 5 000 personnes sont tuees, des Juifs pour la 
plupart, et des milliers d'autres sont amenees dans un village 
voisin ou elles sont fusiltees. En novembre, il y eut une deportation 
massive dans le district de Domanev, et la, de decembre a 
Janvier 1942, « pres de 55 000 Juifs furent passes par les armes 146 ». 
- Dans les premiers mois de l'occupation et jusqu'a la fin 1941, 
22 464 personnes furent tuees a Kherson et Nikolaiev, 1 1 000 a 



145. PEJ, t. l.p. 275. 

146. PEJ, t. 6, pp. 125-126. 



412 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

Dnepropetrovsk, 8 000 a Mariopol, presque autant a Kre- 
mentchouk ; a Drobitski Yar, a Kharkov, pres de 15 000 ; a Simfe- 
ropol et en Crimee occidentale, plus de 20 000 l47 . 

A la fin de 1941, le haut commandement allemand avait compris 
que le Blitzkrieg avait echoue et que la guerre allait durer. Les 
besoins du front exigeaient une reorganisation de l'arriere. En 
certains lieux, 1' administration allemande mit un frein a 1 'extermi- 
nation des Juifs afin de les utiliser comme main-d'ceuvre et en tant 
que specialistes. « II en resulta que des ghettos furent maintenus 
dans de grandes villes comme Riga, Vilnius, Kaunas, Baranovitchi, 
Minsk et d'autres, plus petites, ou un grand nombre de Juifs travail- 
laient aux besoins de l'economie de guerre allemande l48 . » Le 
besoin en main-d'ceuvre qui prolongea l'existence de ces ghettos 
n'empecha toutefois pas la reprise, a partir du printemps 1942, 
d'exterminations massives en d'autres regions : en Bielorussie et 
en Ukraine occidentale, au sud de la Russie et en Crimee. De la 
region de Grodno furent depones a Treblinka et Auschwitz 
30 000 Juifs ; furent extermines des Juifs dans les regions du 
Polessie, a Pinsk, a Brest-Litovsk, a Smolensk ; lors de leur 
offensive, a l'ete 1942, les Allemands massacrerent aussitot les 
Juifs habitant les territoires envahis : a proximite de Mineralnyie 
Vody furent executes dans une tranchee antichars des Juifs amenes 
la de Kislovodsk, Piatigorsk et Iessentouki - ainsi perirent les Juifs 
evacues de Leningrad et de Kichinev a Iessentouki. Furent tues 
egalement les Juifs de Kertch, de Stavropol ; a Rostov-sur-le Don, 
repris par les Allemands a la fin juillet 1942, toute la population 
juive restee sauve fut exterminee a la date du 1 1 aout. 

En 1943, apres Stalingrad et l'Arc de Koursk, Tissue de la guerre 
eteit claire. En battant en retraite, les Allemands deciderent de ne 
pas laisser un seul Juif en vie. Le 21 juin 1943, Himmler publia 
une ordonnance concernant la liquidation de tous les ghettos encore 
existants. En juin 1943, les ghettos de Lvov, Ternopol, Drogobytch 
furent annihil£s. A la liberation de la Galicie orientale, en 1944, 
« ne restaicnt en vie que 10 000 a 12 000 Juifs, soit a peu pres 2 % 
seulement de tous les Juifs residant la pendant l'occupation ». - Des 
ghettos de Minsk, de Lida, de Vilnius, les Juifs aptes a travailler 



147. L'extermination des Juifs d'URSS pendant l'occupation allemande, p. 16. 

148. Ibidem, p. 17. 



DANS LA GUERRE AVEC L'ALLEMAGNE 413 

furent transferes dans des camps de concentration en Pologne, en 
Estonie, en Lettonie ; quant a ceux declares inaptes au travail, ils 
furent liquides. Plus tard, a l'ete 1944, quand les Allemands, 
reculant, quitterent les pays Bakes, une partie des Juifs retenus dans 
ces camps furent fusilles, une autre transferee dans des camps en 
Allemagne (Schtuthof et autres) l49 . 

Voues a 1' extermination, les Juifs cherchaient le salut, et, dans 
nombre de ghettos, se constituerent des groupes clandestins dont le 
but etait d'organiser des evasions. Quand l'evasion reussissait, la 
suite dependait beaucoup de 1' attitude des gens du cm : allaient-ils 
les livrer aux Allemands ou, au contraire, leur fournir des papiers 
d'identite non juifs, leur donner asile, les nourrir... ? Dans les zones 
qu'ils occupaient, les Allemands fixerent le chatiment pour l'aide 
apportee a des Juifs : le peloton d'execution 150 . « Mais, partout, 
dans tous les territoires occupes, il se trouvait des gens pour venir 
en aide aux Juifs... Ce n'etaient toutefois que des personnes isolees 
qui risquaient leur vie et celle de leurs proches... II y en eut des 
centaines, peut-etre meme quelques milliers. Le gros de la popu- 
lation, lui, gardait une attitude d'attentisme circonspect 151 . » - En 
Bielorussie et dans les territoires occupes de la RSFSR ou la popu- 
lation locale n' etait nullement hostile aux Juifs restes saufs, et ou 
il y avait eu tres peu de pogroms, l'aide apportee par la population 
locale fut toutefois moindre qu'en Europe ocidentale et meme 
qu'en Pologne, « pays... ou l'antisemitisme populaire est largement 
repandu, traditionnel l52 ». (Les deux livres de Schwartz et le recueil 
de I. Arad donnent un grand nombre de temoignages et depositions 
qui expliquent cela non seulement par la peur du chatiment, mais 
aussi par la soumission de la population aux autorites, l'habitude 
prise, tout au long des annees sovietiques, de se soumettre sans se 
meler de rien.) 

Oui, nous etions a tel point broye\s, dcrabouilles, tant de millions 
avaient ete arraches de nos rangs au fil des d6cennies qui avaient 
precede, toute resistance aux autorit6s 6tait a tel point vouee a 
l'echec que, maintcnant, c'etait au tour des Juifs de ne recevoir 
aucun soutien de la population. 



149. Ibidem, pp. 26-27. 

150. PEJ, t. 8, p. 222. 

151. L'extermination des Juifs pendant 1'occupation allemande, p. 24. 

152. S. Schwartz, p. 108. 



414 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

Meme la resistance, la clandestinite sovietiques bien organisees, 
dirigees depuis Moscou, firent peu pour sauver les Juifs. La relation 
avec la resistance sovidtique constituait, pour les Juifs qui se trou- 
vaient en territoire occupe, un probleme d'une reelle acuite. 
S'enfuir dans les bois pour rejoindre les resistants representait, pour 
les hommcs juifs, un sort meilleur qu'attendre 1' extermination par 
les Allemands. Cependant, elles n'etaient pas rares au sein des 
detachements de partisans, les manifestations d'hostilite envers les 
Juifs : « II y avait des detachements russes qui, par principe, 
n'acceptaient pas de Juifs dans leurs rangs, au motif que les Juifs, 
soi-disant, ne savent pas et ne veulent pas se battre » : c'est ce 
qu'ecrit l'ancien partisan juif Moshe Kaganovitch ; on donnait une 
arme au resistant non juif mais on exigeait du Juif qu'il ait sa 
propre arme, a moins qu'on ne la lui prit pour 1'echanger contre 
une autre moins bonne. « Dans le milieu des partisans regne un 
climat d'hostilite aux Juifs... ; dans certains detachements, l'antise- 
mitisme est si fort que les Juifs sont obliges de s'en aller 1 " ». - On 
relate le cas, en 1942, ou pres de deux cents jeunes gens et jeunes 
filles juifs s'enfuirent du ghetto de la petite ville de Mir, dans la 
province de Grodno, rejoignirent les bois, et « la, se heurterent a 
l'antisemitisme des partisans sovietiques, ce qui entraina la mort 
de plusieurs d'entre eux - seuls quelques-uns purent integrer les 
detachements de partisans' 54 ». - Et voici un autre cas. Aux 
environs de Minsk operait le detachement de partisans Ganzenko. 
II £tait compose « principalement par les evades du ghetto de 
Minsk » ; cependant « l'augmentation du nombre de Juifs dans le 
bataillon provoqua des conflits sur le terrain de l'antisemitisme », 
et une partie du bataillon, composee de Juifs, dut s'en separer" 5 . 
- Ce genre de reactions de la part des partisans etaient 6videmment 
spontanees, elles n'etaient nullement telecommandees par le 
Centre. D'apres Moshe Kaganovitch, a partir de la fin 1943, s'in- 
tensifia « l'influence d'elements plus disciplines, venus d'Union 
sovietique, et la situation des Juifs s'ameliora quelque peu 156 ». Au 
nombre de ses griefs figure celui-ci : lors de la liberation des terri- 
toires provoquee par l'avancee des armees sovietiques, on envoyait 



153. Ibidem, pp. 121-124. 

154. PEJ, t. 5, p. 366. 

155. EJR.t. I , p. 499. 

156. S. Schwartz*, p. 127. 



DANS LA GUERRE AVEC L'ALLEMAGNE 415 

les partisans au front (c'est vrai, mais on y envoyait tout le monde, 
sans distinction) - et en premier lieu, dit-il, les Juifs 157 , ce qui n'est 
pas vraisemblable. - Cependant, raconte par ailleurs Kaganovitch, 
les Juifs recevaient parfois une aide directe des partisans. Ainsi, 
« il y eut des cas d'attaques par les partisans de petites villes, dans 
le but de sauver des Juifs », de les sauver du ghetto ou du camp ; 
« la Resistance russe aidait les Juifs a traverser la ligne de front 
pour passer du cote sovietique... et ainsi passerent plusieurs milliers 
de Juifs de Bielorussie occidentale qui avaient fui le massacre », et 
le regroupement des partisans de la province de Tchernigov 
accueillit « plus de cinq cents enfants juifs dans les campements 
familiaux au fond des bois ; ces enfants furent proteges, soignes... 
Apres que l'Armee rouge eut occupe Sarny (sur la Volyn), certains 
detachements percerent le front et expedierent ces enfants juifs a 
Moscou » (S. Schwartz estime que « ces informations sont tres 
exagerees. Mais elles sont fondces sur des faits reels et meritent 
attention 158 ».) 

Ces campements familiaux regroupaient les Juifs qui avaient fui 
dans les bois avec leurs families : « II y avait des milliers de ces 
fuyards ». II se creait alors de veritables d6tachements juifs armes 
dont la tache etait de proteger ces camps (on achetait les armes 
sous le manteau aupres de soldats allemands ou de policiers). Mais 
comment nourrir tout ce monde ? II n'y avait qu'un moyen : 
prendre par la force des provisions aux paysans des villages voisins, 
et aussi de quoi se vetir - chaussures, vetements d'hommes et de 
femmes. « Le paysan se retrouvait entre le marteau et l'enclume. 
S'il ne livrait pas la "ration" aux Allemands, ceux-ci incendiaient 
sa ferme et le tuaient comme "partisan". Et les partisans, de leur 
cote, lui prenaient de force tout ce dont ils avaient besoin 159 », - ce 
qui, naturellement, provoquait 1' irritation des paysans : il ne 
manquait plus que qa, les Allemands les pillent, les partisans les 
pillent, et maintenant ce sont les Juifs qui s'y mettent ? et qui 
prennent ce que les femmes ont sur le dos ! 

Ainsi le partisan Baruch Levine. Au printemps 1944, il se 
rend dans l'un de ces campements familiaux dans l'espoir d'y 



157. Ibidem*, p. 129. 

158. Ibidem*, pp. 125-126. 

159. Ibidem*, pp. 121, 128. 



416 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

trouver des medicaments pour des camarades malades. II raconte : 
Touvia Bclski « m'apparaissait comme un heros de legende... Issu 
du peuple, il avait su organiser dans les bois un detachement de 
1 200 hommes... Dans les jours les plus sombres, quand un Juif ne 
parvenait plus a subvenir a ses besoins, il assurait le soin des 
malades, des vieillards et des nourrissons nes dans les bois ». 
Levine parle a Touvia des Juifs partisans : « "Nous qui avons 
survecu et qui sommes si peu nombreux, nous avons totalement 
cesse d'accordcr du prix a la vie. Le sens de notre vie, c'est main- 
tenant la vengeance. Notre devoir est de nous battre contre les Alle- 
mands et de les exterminer tous jusqu'au dernier..." Je parlai 
longtemps... je proposal d'initier les hommes de Belski a Taction 
subversive, a tout ce que j'avais appris par moi-meme. Mais mes 
paroles ne purent evidemment changer l'etat d'esprit de Touvia... 
"Je voudrais, Baruch, que tu comprennes une chose. Justement 
parce que nous sommes demeures si peu nombreux, il importe pour 
moi que les Juifs restent en vie. La est mon but, c'est cela qui 
m' importe le plus l6 °". » - Mais voici que notre Moshe Kagano- 
vitch, en 1956, dans un livre edite a Buenos Aires - « en pleine 
paix, des annees apres 1'ecrasement de l'hitlerisme », - fait preuve, 
d'apres S. Schwartz, « d'une haine sanguinaire des Allemands a 
laquelle la peste hitlerienne n'est sans doute pas etrangere... n rend 
hommage aux partisans juifs qui ont livre "a la mort juive" les 
prisonniers de guerre allemands, une mort conforme aux noimes 
effroyables etablies par Hitler ; ou bien il se souvient avec enthou- 
siasme de la facon dont le chef du detachement de partisans (juif)- 
au cours d'une operation punitive contre un village lithuanien dont 
la population avait activement aide les Allemands dans leur ceuvre 
d'extermination des Juifs, adressa un discours, apres l'execution de 
quelques dizaines de personnes, aux habitants du village reunis sur 
la place et a qui on avait ordonne de se mettre a genoux l61 ». 
S. Schwartz evoque cela avec une indignation contenue, mais 
sensible. 

Oui, il y eut beaucoup, beaucoup d'horreurs. Les meurtres, les 
actes de cannibalisme appellent vengeance, mais chaque acte de 



160. [."extermination des Juifs pendant les annees d'occupation allemande, pp. 386- 
387. 

161. S. Schwartz*, p. 132. 



DANS LA GUERRE AVEC L'ALLEMAGNE 417 

vengeance n'engendre-t-il pas, d'une facon tragique, de nouveaux 
germes de vengeance pour l'avenir ? 

# 

Le bilan des pertes parmi les Juifs d'URSS (dans les frontieres 
d'apres-guerre) pendant la Seconde Guerre mondiale n'est pas le 
meme selon les differentes sources juives. 

« Combien de Juifs sovietiques ont-ils survecu a la guerre ? » 
demande S. Schwartz, et il propose sa propre estimation : de 1,81 
a 1,91 million (sans compter les anciens refugies de Pologne occi- 
dentale et de Roumanie, a present rapatries), - « d'apres tous les 
calculs, le nombre de Juifs, a la fin de la guerre, etait nettement 
inferieur a 2 millions, et tres au-dessous des 3 millions que Ton 
avance generalement m ». Ce qui veut dire que le nombre global 
des pertes, d'apres Schwartz, est de 2,8 a 2,9 millions de personnes. 

I. Arad fait pour sa part l'estimation suivante : « En liberant 
les territoires occupes par les Allemands, ...1'Armee sovietique n'a 
quasiment pas trouve de Juifs. Sur les 2 750 000 a 2 900 000 Juifs 
qui s'etaient retrouves sous domination allemande dans les terri- 
toires occupes de l'URSS, presque tous ont peri. » A ce chiffre, 
Arad propose d'ajouter « pres de 120 000 Juifs enroles dans 
rArmee sovietique et tombes au front, ainsi qu'environ 80 000 
fusilles dans les camps de prisonniers de guerre », et encore « des 
dizaines de milliers de Juifs morts pendant le siege de Leningrad, 
d'Odessa et d'autres villes de l'arriere... qui ont succombe aux 
terribles conditions de vie dans les zones d'evacuation lw ». 

Le demographe M. Koupovetski qui a publie dans les annees 90 
une serie d'etudes dans lesquelles il exploite les derniers mate- 
riaux d'archives mis au jour, apporte des correctifs a certaines 
donnees de depart et utilise une methode perfectionnee de « bilan 
ethnodemographique ». II conclut : les pertes humaines globales de 
la population juive a l'interieur des frontieres d'apres-guerre de 
l'URSS en 1941-1945 se sont elevees a 2 733 000 personnes 
(1 112 000 « orientaux » et 1 621 000 « occidentaux »), soit 55 % 
des 4 965 000 qui constituaient la population juive de l'URSS en 



162. Ibidem.pp. 171-173. 

163. /. Arad, L'Holocauste, p. 91 . 



418 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

1941. Ce chiffre comprend, outre les victimes des massacres nazis, 
les pertes subies parmi les combattants et partisans, parmi la popu- 
lation civile des zones du front, les pertes durant Pevacuation et la 
transplantation, ainsi que les victimes des camps staliniens pendant 
la guerre (l'auteur souligne cependant que la ventilation chiffree de 
toutes ces categories comprises dans le chiffre global reste a 
faire) 1 " 4 . Visiblement, la Petite Encyclopedic juive souscrit a cette 
estimation, puisqu'elle avance le meme chiffre 165 . 

Le chiffre admis unanimement pour les pertes globales de la 
population sovietique pendant les annees de la Grande Guerre 
patriotique - 27 millions (par la methode de la « balance demo- 
graphique », on obtient le chiffre de 26,6 millions l6( ') - est peut- 
etre sous-estime. Car n'oublions tout de meme pas ce que fut cette 
guerre pour les Russes ! En sauvant d'Hitler non seulement le pays, 
non seulement les Juifs sovietiques, mais egalement le systeme 
social du monde occidental tout entier, cette guerre a exige du 
peuple russe un elan de sacrifice tel que ses forces et sa sante s'y 
epuiserent, et qu'il ne devait jamais s'en relever completement. De 
ce nouveau Malheur - venu s'ajouter a la guerre civile et a la 
collectivisation - il sortit extenue, quasiment vide de sa substance. 



C'est la feroce, 1' inexorable Catastrophe qui, sur les territoires 
occupes pendant la guerre et par des massacres pcrpetres a des 
moments et en des lieux divers, a englouti les Juifs sovietiques, 
cette meme Catastrophe qui, avec methode et precision, avait voue 
a la mort tous les Juifs d' Europe occidentale. 

Ayant circonscrit l'objet de notre analyse - la Russie -, nous 
n'incluons pas dans ce livre la Catastrophe dans sa totalite. Mais la 
somme des souffrances qui, sur cette terre, ont frappe au xx c siecle 
nos deux peuples, le peuple juifet le peuple russe, est si grande, le 
poids des lecons infligees par l'Histoire si insoutenable, l'angoisse 
pour l'avenir si pregnante, qu'on ne peut pas, ne serait-ce que 



164. M. Koupovetski, Les pertes humaines de la population juive..., in Messager de 
l'Universitd juive..., 1995. n° 2(9), pp. 134-155. 

165. PEJ, t. 8, p. 299. 

1 66. E. M. Andreiev, L E. Darski, T. /,. Kharkova, Naselcnie Sovetskogo Soiouza 
1922-1991 [La population de I'Union sovidtique, 1922-1991], M, 1993, p. 78. 



DANS LA GUERRE AVEC UALLEMAGNE 419 

brievement, faire part de quelques reflexions, les notres et celles 
d'autrui, et suivre la facon dont les meilleurs esprits juifs, avec la 
distance, considerent la Catastrophe et cherchent a l'apprehender, a 
la comprcndre. 

La Catastrophe ne s'ecrit pas pour rien avec une majuscule. C'est 
un evenemcnt considerable qui touche un peuple immemorial. Elle 
ne pouvait pas ne pas susciter chez les Juifs des sentiments puis- 
sants, des reflexions et des conclusions qui parfois divergent. 

Un grand nombre dc Juifs assimiles, qui s'etaient depuis long- 
temps demarques dc leur peuple, ont ete ramenes par la Catastrophe 
a un sentiment plus fort et plus precis d'appartenance a la judeite. 
II y eut aussi ceci : « Pour beaucoup, la Catastrophe a ete la preuve 
que Dieu etait mort. S'll avait existe, II n'aurait assurement pas 
permis Auschwitz"' 7 . » Ou, a 1'inverse : « L'un des rescapes 
d'Auschwitz a dit recemment : "Dans les camps, nous avons recu 
une nouvclle Torah, seulement nous ne pouvons pas encore la 
lire" l68 . » 

Et cette autre affirmation d'un auteur israelien : « Pour n'avoir 
pas accompli le Testament, pour n'etre pas rentres sur notre terre, 
nous avons subi la Catastrophe. Nous devions rentrer pour relever 
le Temple 16 '' ». 

Toutefois, seuls quelques esprits isolds parviennent a cette 
interpretation meme si celle-ci impregne tous les livres des 
prophetcs de l'Ancien Testament. 

Certains ont concu 1'idee suivante, encore vivace de nos jours : 
« L'humanite nous a deja rejet6s une fois... Nous n'avons pas ete 
reconnus comme faisant partie du monde occidental lors de la 
Catastrophe. L'Occident nous a rejetes, exclus 170 . » - «Nous 
sommes accables aussi bien par la Catastrophe elle-meme que par 
1' indifference quasi generate au sort subi par les Juifs dans les pays 
fascistes dont a fait preuve le monde entier, y compris les Juifs 
extra-europeens... Quelle immense faute pese sur les democraties 
en general, et sur les Juifs des pays democratiques en particulier ! 
Le pogrom de Kichinev est un crime minime par comparaison avec 



167. PEJ, t.4. p. 175. 

168. M. Kaganskaia, Mif protiv realnosti [Mythe contrc halite], in « 22 », 1988 
n°58, p. 144. 

169. N. Goutina, Oricntatsiia na Khram [S'orienter vers le Temple], ibidem, p. 191. 

170. M. Kaganskaia, ibidem, pp. 141-142. 



420 DEUX S1ECLES ENSEMBLE 

les atrocites nazies, 1' extermination systematiquement planifiee de 
millions de vies ; et pourtant, Kichinev souleva une plus grande 
vague de protestations..., le proces de Beyliss a Kiev attira sur lui 
une attention plus grande dans le monde entier 171 ». 

Cela est injuste. Car, depuis que la nature et les proportions du 
massacre se sont revelees au monde, les Juifs ont beneficie d'un 
soutien puissant, indefectible, et d'une ardente compassion de la 
part de nombreux autres peuples. 

Ce fait, quelques Israeliens le reconnaisscnt aujourd'hui et ils 
mettent meme en garde leurs compatriotes contre certains exces : 
« Peu a peu, la memoire de la Catastrophe a cesse d'etre une 
memoire, elle est devenue une ideologie, l'ideologie de l'Etat juif... 
La memoire de la Catastrophe s'est transformed en un service reli- 
gieux, un culte d'Etat... L'Etat d' Israel a endosse" le role d'apotre 
du culte de la Catastrophe au sein des autres peuples, il est son 
pretre et il permit de ces peuples une dime. Et malheur a celui qui 
refuse de verser cette dime ! » Et, en guise de conclusion : « Le pire 
heritage du nazisme pour les Juifs est ce role de supervictime. m » 

Un autre auteur exprime une idee analogue : le culte de la 
Catastrophe a comble « le vide de l'ame des Juifs non religieux » ; 
« le traumatisme de la Catastrophe a cesse d'etre une reaction a ce 
qui s'est passe, pour devenir un nouveau symbole national 
eliminant tous les autres » ; « si nous ne nous remettons pas du 
traumatisme d' Auschwitz, nous ne redeviendrons jamais un 
peuple normal '" ». 

Au sein du judaisme egalement se poursuit inlassablement ce 
travail, souvent douloureux, de decodage, de comprehension de la 
Catastrophe. Voici l'opinion d'un historien israelien, ancien zek 
sovi6tique : « J'appartiens a cette catigorie de Juifs qui refusent de 
n'imputer les malheurs du peuple juif qu'aux mechants "goyim" et 
qui se voient comme... une pauvre brebis ou un jouet entre des 
mains etrangeres. En tout cas en ce qui concerne le xx e siecle ! Au 
contraire, je suis d' accord avec Hannah Arendt qui pense que les 
Juifs, dans ce siecle-la, ont 6te des acteurs du jeu historique a 



171. A. Menes, Katastrofa i vozrojdenie [La Catastrophe et la renaissance], in 
MJ-2, p. 111. 

172. Ben Barukh, Ten [UOmbre], in « 22 », 1988, N" 58, pp. 197-198, 200. 

173. Uri Avneri, Posledniaia mest Adolfa Gitlera [La derniere vengeance d'Adolphe 
Hitler], in « 22 >», 1993, n° 85, pp. 132, 134, 139. 



DANS LA GUERRE AVEC UALLEMAGNE 421 

egalite avec les autres peuples, et que la Catastrophe qui s'est 
abattue sur eux n'etait pas que la consequence de machinations des 
ennemis du genre humain, mais aussi des enormes et fatales erreurs 
du judaisme lui-meme, de ses leaders et de ses militants 174 . » 

Hannah Arendt, en effet, « cherche les causes de la Catastrophe, 
en partie, dans le judaisme lui-meme... Son principal argument est 
que l'antisemitisme moderne requite de l'attitude particuliere des 
Juifs a l'egard de l'Etat et de la societe en Europe » ; les Juifs « se 
sont reveles incapables d'apprecier les rapports de forces au sein 
d'un Etat national, ainsi que les contradictions sociales croissantes 
qui s'y manifestaient 175 ». 

Nous lirons a la fin des ann6es 70 sous la plume de Dan Levine : 
« Sur ce point, je suis d'accord avec le professeur Branover qui 
estime que la Catastrophe fut dans une large mesure un chatiment 
pour certains peches, notamment celui d' avoir ete a la tete du 
mouvement communiste. II y a la une idee juste 176 . » 

Non, non, de telles idees, parmi les Juifs, ne constituent pas une 
tendance dominante. La masse des Juifs d'aujourd'hui considere 
meme cette appreciation commc insultante et blasphematoire. 

C'est meme tout le contraire : « Le fait de l'Holocauste a en lui- 
meme servi de justification morale au chauvinisme juif. Les lecons 
de la Seconde Guerre mondiale ont etc assimilees a l'envers... Sur 
ce terrain a grandi et a pris des forces le nationalisme juif. Et c'est 
desastreux. Le sentiment de culpability et de compassion a l'egard 
d'un pcuplc-victime s'est transforme en "indulgence" qui supprime 
le peche", un peche qui, pour tous les autres, reste impardonnable. 
D'ou l'immoralite et le caractere inadmissible des appels publics a 
ne pas meler son antique sang avec le sang des autres 177 . » 

Citons toutefois cette constatation d'une publiciste juive vivant 
en Allemagne. Elle ecrit dans les annees 80 : « Le "capital moral" 



174. M. Heifets, Chlo nado vyiasnit po vrcmeni [Ce qu'il faut elucider avec le temps], 
in « 22 », 1 989, n° 64, pp. 2 1 8-2 1 9. 

175. Sonja Margolina, Das Ende der Lugen : Russland und die Juden im 20, 
Jajrhundert, Berlin, Siedler Verlag, 1992. pp. 137-138. 

176. Dan IJvine, Na Kraiou soblazna [Au bord de la lentalion], interview in « 22 », 
1978, n°l,p.55. 

177. D. Khmelnitski, Pod zvonkii golos krovi, ili s samosoznaniem na pereves [A 
la voix forte du sang ou avec la conscience de soi en bandouliere], in « 22 », 1992, 
n°80, p. 175. 



422 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

d' Auschwitz est aujourd'hui £puise l78 ». Et, l'annee d'apres, elle 
ecrit a nouveau : « Le solide capital moral amasse par les Juifs 
apres Auschwitz semble epuise », les Juifs « ne peuvent plus se 
contenter d'emprunter les sentiers battus des griefs envers le reste 
du monde. Le monde d' aujourd'hui a recouvre le droit de parler 
avec les Juifs comme avec tous les autres peuples » ; « la lutte pour 
les droits des Juifs n'est pas plus progressiste que la lutte pour les 
droits des autres peuples. II est grand temps de briser son miroir et 
de regarder derriere soi : nous ne sommes pas les seuls en ce 
monde 179 ». 

On aimerait voir acceder a pareille autocritique, si digne, si 
noble, les esprits russes dans leur appreciation de l'histoire russe 
du xx° siecle : la ferocite de la phase revolutionnaire, l'apathie 
apeuree de l'epoque sovietique, l'ignominie pillarde de la periode 
post-sovietique. Ecrases sous l'insoutenable poids que represente 
pour nous autres, Russes, la conscience d' avoir, au cours de ce 
siecle, sape notre histoire - du fait de dirigeants nuls, mais aussi 
de par notre propre nullite" -, ravages par l'angoisse a l'idee que 
c'est peut-etre irremediable, ne devrions-nous pas voir, la aussi, 
dans l'experience russe, un chatiment d'En-Haut ? 



178. Sonja Margolina, Germaniia i evrei : vtoraia popytka [L'Allemagnc et les Juifs 
une deuxieme tentative], in Slrana i mir, 1991, n°3, p. 142. 

179. Sonja Margolina, Das ende der Liigen..., pp. 150-151. 



Chapitre 22 

DE LA FIN DE LA GUERRE 
A LA MORT DE STALINE 



Au debut des annees 20, les auteurs du recueil La Russie et les 
Juifs avaient prevu que « toutes ces perspectives radieuses » (pour 
les Juifs en URSS) ne se realiseraient que « dans l'hypothese ou les 
bolcheviks voudront nous proteger. Mais le voudront-ils ? Pouvons- 
nous penser que des gens qui, au nom de la conquete du pouvoir, 
ont tout trahi, y compris le communisme, que ces gens nous 
resteront fi deles meme lorsqu'ils n'y trouveront plus aucun avan- 
tage 1 ? ». 

Mais ni pendant les annees 20, ni pendant les annees 30 qui 
leur furent favorables, la plupart des Juifs sovietiques ne preterent 
attention a cet avertissement lucide, ne l'entcndircnt meme pas. 

Et pourtant, alors qu'ils se fondaient dans le cours de la revo- 
lution, les Juifs auraicnt du s'attendre a ce qu'un jour cette revo- 
lution, comme toutes les autres, amorce un mouvement de reflux 
qui les frapperait eux aussi. 

Durant les annees d'apr&s-guerre les Juifs sovietiques eurent a 
subir d'«ameres deceptions 2 » et de lourdes epreuves. Les huit 
dernieres annees du regne de Staline furent marquees par la 
campagne contre les « cosmopolites », l'eviction des Juifs des 
spheres de la science, de l'art, de la presse, la suppression du 



1. I.M. Biekerman, in RiE. p. 80. 

2. S. Schwartz, Evrei v Sovetskom Soi'ouze s nalchala Vtoroi mirovoi' voi'ny (1939- 
1965) [Les Juifs en Union sovieHique dcpuis le ddbut de la Dcuxiemc Guerre mondiale 
(1939-1965)], New York, 1966, p. 198. 



424 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

Comite" juif antifasciste et l'execution de ses principaux respon- 
sablcs, enfin l'« affaire des blouses blanches ». 

La structure menie du regime totalitaire faisait que l'affaiblis- 
sement du poids des Juifs dans la direction du pays ne pouvait avoir 
pour iniliateur que Staline lui-meme ; lui seul pouvait donner la 
premiere impulsion. 

Mais ni le caractere retors de Staline ni la rigidite de la propa- 
gande sovietique ne permettaient d'agir ouvertement. Nous avons 
vu que, pendant la guerre, celle-ci ne s'etait guere emue du 
massacre des Juifs en Allemagnc, allant meme jusqu'a dissimuler 
les faits par crainte de passer pour favorable aux Juifs aux yeux de 
son propre peuple. L' attitude du pouvoir sovietique envers les Juifs 
pouvait changer d'annee en annee sans pour autant s'exprimer 
publiquement. Les premieres transformations dans la composition 
de 1'appareil d'Etat se produisirent - de facon encore peu percep- 
tible, il est vrai - apres le rapprochement de Staline avec Hitler, en 
1939. Non seulcment le Juif Litvinov fut remplace par Molotov et 
des « purges » eurent lieu au Commissariat aux Affaires etrangcres, 
mais les ecolcs diplomatiques et militaires furent fermees aux Juifs. 
II fallut pourtant attendre encore plusieurs annees avant que Ton 
puisse remarquer la disparition des Juifs de 1' administration des 
Affaires etrangeres comme la chute brutale de leur influence au 
sein du Commissariat au Commerce exterieur. 

Comme le mouvement des cadres au sein du Parti etait entoure 
du plus grand secret, personne ne fut informe de ce que, des la fin 
de 1' annee 1942, des actions furent entreprises au sein de l'agit- 
prop pour evincer les Juifs d' institutions artistiques comme le 
Bolchoi, le Conservatoire de Moscou, la Philarmonie de Moscou 
ou, d' apres une note transmise au Comite central par le chef de 
1' agit-prop durant l'ete 42, « presquc tout se trouve entre les mains 
de personnes non russes », tandis que « les Russes ont fini par se 
retrouver en minorite » - et de fournir tout un tableau a titre de 
preuve\ Plus tard il y eut des tentatives pour « initier d'en-haut... 
une repartition des cadres au prorata de leur origine nationale, ce 
qui revenait en pratique a eliminer les Juifs des instances de 



3. G. Kostyrtchenko, Tainaia politika Stalina : Vlast i antisemitizm [La politique 
secrete de Staline : le pouvoir et l'antisemitisme], M., 2001, pp. 259-260. 



DE LA FIN DE LA GUERRE A LA MORT DE STALINE 425 

decision 4 ». Au fil des annees et suivarit les circonstances, Staline 
tantot encouragea, tantot freina ces initiatives. 

L' atmosphere tendue dans laquelle vivaient les Juifs se fit 
egalement sentir a l'occasion des reevacuations d'apres-guerre. En 
Siberie et en Asie central e, les Juifs avaient etc accueillis sans 
amenite par les populations locales et, la guerre finie, ceux qui 
resterent ne se fixerent pratiquement que dans les capitales des 
republiques d'Asie centrale ; les autres partirent, non pour revenir 
dans leurs villages ou bourgades d'origine, mais pour s'installer 
dans les grandes villes 5 . 

Le mouvement de rapatriement le plus important se fit en 
direction de P Ukraine - mais c'est la qu'il se heurta le plus a P hos- 
tility de la population, surtout lorsqu'il s'agissait de cadres ou de 
proprietaries d'appartements convokes ; a cela s'ajouterent les 
effets de la propagande hitlerienne dans ces regions recemment 
encore occupees par les Allemands. Place a la tete de PUkraine a 
la fin 1943, Khrouchtchev (alors premier secretaire du Parti et 
president du Sovnarkom d' Ukraine) se garda de toute allusion 
publique au sort subi par les Juifs pendant les annees d'occupation, 
tout en appliquant une resolution secrete prescrivant de ne pas 
nommer de Juifs a des postes de responsabilite. D'apres le temoi- 
gnage de Rouja-Godes - communiste juive de la premiere heure 
qui s'etait fait passer pour une Polonaise pendant toute Poccupation 
et, apres Parrivee tant attendue des communistes, ne retrouva pas 
dc travail parce que juive -, Khrouchtchev, avec sa franchise coutu- 
miere, declara tout de go que, « par le passe, les Juifs se sont rendus 
coupables dc bien des mauvaises actions envers le peuple ukrainien. 
Le peuple les deteste a cause de cela. Nous n'avons pas besoin de 
Juifs dans notre Ukraine... lis auraient mieux fait de ne pas revenir. 
lis auraient mieux fait d'aller au Birobidjan... Ici c'est PUkraine. 
Et nous n'avons aucun interet a ce que le peuple interprete le retour 
du pouvoir sovietique comme le retour des Juifs 6 ». 

« A Kiev, au debut de septembre 1945, un Juif, major du NKVD, 
fut violemment frappe par deux militaires qu'il abattit a coups de 
revolver ; apres quoi la foule s'en prit aux Juifs de la ville, dont 



4. Ibidem, p. 310. 

5. S. Schwartz, pp. 181-182, 195. 

6. Khrouchtchev et la question juive, in Sotsialistitcheskii Vcstnik*, New York, 1961, 
n°l,p. 19. 



426 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

cinq furent tues 7 . » D'autres temoignages font etat de faits sem- 
blables 8 . 

Comme 1'ecrivit le Sotsialistitcheskii vestnik : exacerb£ pendant 
la guerre, « le sentiment national des Juifs reagissait vivement aux 
nombreuses manifestations d'antisemitisme et a l'indifference 
encore plus generale a 1'egard de celles-ci 9 ». 

Ce motif est tres caracteristique : presque autant que l'antisemi- 
tisme lui-meme, c'est l'indifference a son egard qui souleve l'indi- 
gnation. Oui, lorsque les gens sont accables par leur propre 
malheur, leur seuil de sensibilite au malheur d'autrui s'abaisse 
sou vent. Les Juifs eux-memes ne font d'ailleurs pas exception ; un 
auteur contemporain note a juste titre : « Je suis une Juive qui a 
pris conscience de ses racines et trouve tout naturellement sa place 
en Israel ; c'est pourquoi j'espere qu'on ne me taxera pas de 
partialite si je rappelle qu'a l'epoque ou ils traversaient de terribles 
eprcuves les intellectuels juifs ne sont pas intervenus en faveur 
des peuplcs de Crimee et du Caucase que Ton etait en train de 
deporter 1 ". » 

Apres la liberation de la Crimee par l'Armee rouge en 1943, « a 
Moscou, au sein de l'elite juive, on se remit a parler du projet de 
colonisation de 1920 », c'est-a-dire de 1' installation des Juifs en 
Crimee. Le gouvemement sovietique ne s'opposa pas a cette 
initiative, esperant qu'ainsi « les Juifs americains sc montreraient 
particulierement prodigues de leurs dollars envers l'Annee rouge ». 
Au cours de l'ete 1943, Mikhoels et Fefer firent une tournee triom- 
phale aux Etats-Unis, apres y avoir ete oralement autorises par 
Molotov, afin de mener des pourparlers avec les sionistes ameri- 
cains en vue d'un soutien financier a l'installation des Juifs en 
Crimee. L'idee de creer une republique juive en Crimee fut 
egalement soutenue par Lozovski - a Tepoque le tres influent vice- 
ministre des Affaires etrangeres". 

Le Comite antifasciste juif elabora de son cote un autre projet : 



7. PEJ. t. 8. p. 236. 

8. Solsialislilchcskii Vestnik, 1961, n" 1, pp. 19-20; Kniga o rousskom ievre'i'stve, 
LMJR-2, p. 146. 

9. Khrouchichcv et le mythe du Birobidjan, in Sotsialistitcheskii Vestnik, 1958, n os 7- 
8, p. 145. 

10. M. Blinkova, Znanie i mnenie [La Connaissance et l'opinionj, Strclcts, Jersey City, 
1988. n° 12, p. 12. 

1 1. G. Kostyrtcltenko, pp. 428-429. 



DE LA FIN DE LA GUERRE A LA MORT DE STALINE 427 

« fonder une republique juive sur le territoire des Allemands de la 
Volga deportes (ou, comme nous l'avons vu au chapitre precedent, 
des implantations juives s'etaient deja formees). - Esther Markish, 
la veuve de Peretz Markish (qui etait membre du CAJ), confirme 
que celui-ci avait ecrit une lettre « a propos de la devolution aux 
Juifs de l'ex-republique des Allemands de la Volga 12 ». 

Au sein du Politburo, « les plus bienveillants a l'egard du CAJ 
furent Molotov, Kaganovitch et Vorochilov 11 ». Et, « selon des 
rumeurs, certains membres du Politburo... penchaient plutot pour 
cette variante [la Crimee] l4 ». Le 15 fevrier 1944, un memorandum 
en ce sens, signe par Mikhoels, Fefer et Epstein, fut adresse a 
Staline. (Voici la version de P. Soudoplatov : bien que Staline edt 
deja decide depuis quelque temps la deportation des Tatars de 
Crimee, Beria recut l'ordre de la mettre en ceuvre des le 14 fevrier 15 
- le memorandum tombait done a pic.) 

Les espoirs entretenus par les Juifs connurent la leur zenith. G.V 
Kostyrtchenko, specialiste de cette periode, ecrit : les dirigeants du 
CAJ « nageaient dans l'euphorie. Us se mirent a croire (surtout 
apres le voyage en Occident de Mikhoels et Fefer) qu'en mettant 
un peu la pression, a l'instar de l'elite juive americaine, ils pour- 
raient exercer leur influence sur les cercles dirigeants et participer 
a la mise en place d'une politique favorable aux interets des Juifs 
sovietiques l6 ». 

Mais Staline n'approuva pas ce projet - et ce, pour des raisons 
strategiques. Les dirigeants sovietiques, qui s'attendaient a une 
guerre avec l'Amerique, pensaient sans doute qu'au cas ou celle-ci 
aurait lieu, les populations juives de Crimee risqueraient de faire 
montre de sympathies envers les Etats-Unis. (D' apres certains 
recits, lors des interrogatoires de Juifs arretes au debut des 
annees 50, on leur disait : « Vous n'allez pas vous battre contre 
l'Amerique, n'est-ce pas ? Done, vous etes nos ennemis. ») 
Khrouchtchev pensait pareillement, declarant meme, dix ans plus 



12. E. Markish, Kak ikh oubivali [Comment on les tuait], « 22 », Tel-Aviv, 1982, 
n° 25, p. 203. 

13. G. Kostyrtchenko, p. 430. 

14. PEJ, t. 4, p. 602. 

15. Pavel Soudoplatov, Spetsoperatsi i Loubianka i Kreml : 1930-1950 gody [Les 
operations sp6ciales : la Loubianka et le Kremlin : les annees 1930-1950], Moscou, 
OLMA-Press, 1997, pp. 466-467. 

16. G. Kostyrtchenko, p. 435. 



428 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

tard, aux membres d'une delegation de communistes canadiens 
particulierement preoccupes par la question juive : la Crimee « ne 
doit pas devenir un centre de colonisation juive parce qu'en cas 
de guerre, elle se transformerait en base armee menacant l'Union 
sovietique 17 ». - Toutes ces demarches en vue de la colonisation 
juive de la Crimee allaient bientot servir a apporter la preuve de 
la participation des membres du CAJ a des projets de « haute 
trahison ». 

A la fin de la guerre, la variante de la colonisation du Birobidjan 
refit surface dans les hautes spheres du pouvoir, visant avant tout 
les Juifs d' Ukraine. Plusieurs convois furent ainsi organises en 
1946-47, comptant jusqu'a six millc personnes, auxquelles s'ajou- 
terent quelques families isolees 18 ; mais, decus, la plupart de ces 
colons retourncrent d'ou ils etaient venus. En 1948, ce mouvement 
cessa completement. Puis, avec la nouvelle orientation de la poli- 
tique de Staline, commencerent les arrestations parmi les rares 
personnalites juives du Birobidjan (chefs d'accusation : intro- 
duction artificiclle de la culture juive, y compris dans la population 
non juive, et, bien sur, espionnage, projets en vue d'un rattachement 
du Birobidjan au Japon). L'histoire de la colonisation juive au Biro- 
bidjan s'arrete la. Au debut des annees 20, on projetait d'y 
transferer 60 000 Juifs pendant le premier plan quinquennal. En 
1959, leur nombre s'elevait a 14 000, soit moins de 9 % de la popu- 
lation locale ' 9 . 

Cependant, en Ukraine, la situation des Juifs s'etait sensiblement 
amelioree. Les autorites livraient un combat acharne aux partisans 
de Bandera et ne tenaient plus guere compte des sentiments natio- 
nalistes ukrainiens ; a partir de la fin de 1946, le Parti, sans la 
rendre publique, « mena campagne, bon gre mal gre, contre l'anti- 
semitisme, habituant progressivement la population a la presence 
de Juifs a des postes de responsabilite dans differents secteurs » de 
1' administration et de l'economie sovietiques. Dans la foulee, des 
le debut dc l'annee 1947, le Parti communiste ukrainien passa (pas 
pour longtemps) des mains de Khrouchtchev a celles de Kagano- 
vitch. Des Juifs furent egalement promus a des fonctions elevees 



17. L' affaire de la Crimee, in Solsialistitcheskii Vestnik, 1957, n°5. p. 98. 

18. S. Schwartz, Le Birobidjan, LJR, p. 189. 

19. Ibidem, pp. 192. 195-196. 



DE LA FIN DE LA GUERRE A LA MORT DE STALINE 429 

au sein du Parti ; « particulierement significative a cet egard fut la 
nomination d'un Juif... comme secretaire... du Comitc regional du 
Parti communiste a Jitomir 2 " ». 

Mais lcs Juifs etaient nombreux a se mefier, non sans raison, du 
pouvoir sovietique et de cette situation nouvelle. Et lorsqu'on 
proceda, peu de temps apres la fin de la guerre, au rapatriement 
des ex-citoyens polonais, de nombreux Juifs non polonais « s'em- 
presserent de bondir sur l'occasion » et partirent pour la Pologne 21 . 
(Ce qui, la-bas, se passa apres, merite d'etre etudie a part : les Juifs 
se retrouverent en grand nombre aussi bien au sein du gouver- 
nement fantoche d'apres-guerre que dans l'administration et le 
KGB local, ce qui allait entratner ultericurement des consequences 
tres nefastes pour la masse des Juifs polonais. - Des conflits 
semblables dclaterent aussi en d'autres pays d'Europe de l'Est : 
« Dans tous ces pays, les Juifs avaienl joue un role economique de 
premier plan », ils avaient ete spolies de leurs biens sous Hitler, et 
lorsqu'« on promulgua apres la guerre des lois de restitution..., ils 
se heurterent aux interets d'un grand nombre de nouveaux proprie- 
taires ». Les Juifs reclamaient qu'on leur rendit leurs entreprises 
- quand celles-ci n'avaient pas ete nationalises par les commu- 
nistes - ce qui provoqua une nouvelle flambee de haine a leur 
encontre 22 .) 

Cependant, c'est au cours de ces memes annees que se produisit 
un evenement d'une portee historique immense pour les Juifs : la 
creation de l'Etat d' Israel. Lorsque, dans les annees 1946-1947, les 
sionistes se brouillerent avec les Anglais, Staline - sans doute pour 
contrer la Grande-Bretagne, mais aussi pour se creer de nouveaux 
appuis au cas ou Pentreprise reussirait - prit le parti des premiers. 
Tout au long de l'annee 1947, il soutint activement la creation d'un 
Etat juif independant en Palestine, que ce soit a l'ONU par l'inter- 
mediaire de Gromyko ou par le biais de fournitures d'armes tche- 
coslovaques. En mai 1948, l'URSS decida en quarante-huit heures 
de reconnattre de jure la proclamation de son independance par 
Israel et condamna les actions conduites contre le nouvel Etat par 
les Arabes. 



20. S. Schwartz, pp. 185-186. 

21. Ibidem,?. 130. 

22. Ibidem, pp. 2 17-218. 



430 DEUX S1ECLES ENSEMBLE 

Mais Staline n'avait pas prevu que cette politique allait conside- 
rablement stimuler la conscience nationale des Juifs sovietiques. De 
nombreuses voix s'eleverent pour appeler le CAJ a organiser des 
collectes de foods destines a 1'armee israelienne, d'autres sc propo- 
serent de rejoindre celle-ci en quality de volontaires, on forma le 
projet de creer une division spccialc constitute de Juifs 2 - 1 . 

C'est dans cette atmosphere survoltee que prit ses fonctions le 
premier ambassadeur d' Israel a Moscou, Golda Men*. Les syna- 
gogues de Moscou comme Fensemble de la communaute juive lui 
firent un accueil triomphal. Et aussitot les demandes demigration 
en Israel se multiplierent : la conscience nationale des Juifs sovie- 
tiques ne faisait que croitre et se renforcer dans des proportions que 
Staline n'avait sans doute pas imaginees. Ainsi done, des citoyens 
sovietiques veulent massivement deguerpir ? Et ce, alors meme que 
l'Etat israelien semble adopter une attitude pro-occidentale ? que la 
presence et l'influence americaines s'y manifestent de plus en 
plus ? - et, pendant ce temps, l'URSS se prive du soutien du monde 
arabe ? (De fait, « le refroidissement des relations etait reciproque : 
Israel se tournait de plus en plus vers la communaute juive ameri- 
caine qui constituait son principal soutien 24 ».) 

Sans doute effraye par F effervescence regnant parmi les Juifs, 
Staline - a partir de la fin de Fannee 1948, et pendant tout le temps 
qui lui restait a vivre - changca brutalement de politique a leur 
endroit. Mais a sa fagon : agissant brutalement mais sans effet d'an- 
nonce, radicalement mais a petits pas, et dans des domaines en 
apparence secondaires, marginaux. 

Cependant, les leaders juifs avaient plus que des raisons de s'in- 
quieter. Le redacteur en chef du journal polonais juif Volskstimme, 
Girsh Smoliar, evoqua plus tard « le desarroi qui avail saisi, apres 
la guerre, les communistes juifs d'Union sovietique ». Emmanuel 
Kazakevitch etait desespere, tout comme d'autres ecrivains juifs. 
Sur le bureau d'llya Ehrenbourg s'amoncelaient « des montagnes 
de lettres de Juifs se plaignant de F atmosphere antisemite qui 
sevissait dans le pays 25 ». 

Pour ce qui est d' Ehrenbourg lui-meme, il connaissait ses devoirs 



23. G. Kostyrtchenko, pp. 403-404. 

24. S. Tsyroulnikov, SSSR, ievrei i Izrail [L'URSS. les Juifs et Israel], VM, 1 987. 
n°97, p. 156. 

25. Ibidem, p. 150. 



DE LA FIN DE LA GUERRE A LA MORT DE STALINE 431 

de Sovietique et les accomplissait a la lettre. (Comme on l'a su 
bien plus tard, c'est justement a ce moment-la que fut detruite la 
composition typographique du Livre noir* de I. Ehrenbourg et 
V. Grossman sur les souffrances endur6es par les Juifs sovietiques 
pendant la guerre entre l'URSS et l'Allemagne.). Et le 21 sep- 
tembre 1948, il publia dans la Pravda un article de commande pour 
faire contrepoids a l'accueil triomphal reserve a Golda Mei'r : les 
Juifs ne sont pas une nation, mais sont condamnes a 1' assimi- 
lation 26 . Ce texte sema le trouble non seulement parmi les Juifs de 
Russie, mais egalement en Amerique. Et, en ce debut de Guerre 
froide, la « discrimination dont [etaient] victimes les Juifs 
d'URSS » devint l'un des principaux arguments utilises en 
Occident contre 1' Union sovietique. (Tout comme les sympathies 
exprimees en Occident envers les tendances separatistes qui se 
faisaient jour en URSS - mais que les Juifs de Russie n'avaient 
jamais partagees.) 

Cependant, le Comite antifasciste juif ne cessait de prendre de 
1' importance : cree pour repondre aux besoins de la guerre contre 
l'Allemagne, dote d'une structure officielle (pres de 70 membres, 
des permanents, un journal, une maison d'edition), il 6tait en train 
de devenir l'organisme representatif, sur le plan moral comme sur 
le plan materiel, de l'ensemble des Juifs sovietiques - aussi bien 
devant le Comite central du Parti que vis-a-vis de 1'Occident. « Les 
dirigeants du CAJ pouvaient se permettre bcaucoup de choses : un 
bon salaire, le droit d'etre publies a l'etranger et d'en percevoir des 
honoraires, de recevoir et de repartir des dons en provenance de 
l'etranger, et enfin de pouvoir s'y rendre ». Autour du CAJ « se 
constitua un mouvement national d'abord elitaire, puis de plus en 
plus large 27 » ; il apparaissait desormais comme le symbole de 1' au- 
tonomic nationale juive. II revenait des lors a Staline de se debar- 
rasser progressivement d'une institution devenue genante. 

n commenca par la personnalite la plus importante - le directeur 
du Bureau sovietique de l'lnformation, Lozovski, lequel (d'apres 
Fefer, devenu secretaire general du CAJ en juillet 1945) 6tait 



26. /. Ehrenbourg, Po povodou odnovo pisma [A propos d'une lettre], la « Pravda », 
1948. 21 septembre, p. 3. 

27. G. Kostyrtchenko. pp. 353, 398. 

* Traduction franchise Actcs Sud. 1995. 



432 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

« l'inspirateur du CAJ..., savait tout ce qui s'y passait et en assurait 
la direction de facto ». U agit-prop du Comite central envoya une 
commission d'enquete au BSI, qui conclut que son « appareil etait 
encombre... par une concentration inadmissible de Juifs ». Lozovski 
fut destitue de son poste de vice-ministre des Affaires ettangeres 
(tout comme Litvinov et Mai'ski), et, au cours de l'ete 1947, de 
celui de directeur du BSI 28 . 

Le sort du CAJ 6tait desormais scelle. En septembre 1946, la 
commission de controle du Comite central conclut que le CAJ, au 
lieu de mener « r offensive contre la propagande occidentale et en 
premier lieu la propagande sioniste..., reste sur la ligne des sionistes 
bourgeois et des bundistes en defendant 1'idee reactionnaire d'une 
seule et unique nation juive ». En 1947, le Comite* central fit savoir 
que « il n'entrait pas dans les competences du CAJ de s'occuper 
des affaires des Juifs d' Union sovietique ». II « devait concentrer 
ses efforts sur "la lutte contre les menees de la reaction interna- 
tionale et de ses agents sionistes" 29 ». 

Mais, comme l'URSS avait adopte a ce moment-la une politique 
pro-israelienne, le CAJ ne fut pas dissous. Quant a son president, 
Mikhoels, « leader officieux de la communaute juive sovietique, il 
dut renoncer a ses illusions d'influencer la politique du Kremlin en 
matiere de nationalites par l'intermediaire de la famille du 
dictateur» (il s'agissait avant tout du gendre de Staline, Grigori 
Morozov). Mais le soutien le plus actif dont bcn6ficia le CAJ fut 
celui de la femme dc Molotov, P.S. Jemtchoujina - arretee au debut 
de l'annee 1949 - et de cellc de Vorochilov, « Ekaterina Davidovna 
(Golda Gorbman), une bolchevique fanatique qui, toute jeune 
encore, avait ete chassde de la synagogue ». D'apres le rapport 
etabli par Abakoumov*, Mikhoels etait soupconne de « rassembler 
des documents sur la vie privee du dirigeant supreme 30 ». D'une 
maniere generate, les organes de la Securite reprochaient a 
Mikhoels de « manifester un interet excessif pour la vie privee du 



28. Ibidem, pp. 361,363-364. 

29. Ibidem, pp. 366, 369. 

30. Ibidem, pp. 376, 379, 404. 

* Victor Sdminovitch Abakoumov (1908-1954), entre au NKVD comme simple 
coursier, devient patron du SCHMERSH a sa creation en 1943 ; destitue et emprisonne 
par Staline lors de l'« affaire des blouses blanches », condamne et fusille" sous 
Krouchtchev en decembre 1954. 



DE LA FIN DE LA GUERRE A LA MORT DE STALINE 433 

chef de l'Etat sovietique », et aux dirigeants du CAJ de « recueillir 
des informations sur la vie de J. Staline et de sa famille 11 ». 
Mikhoels jouissait d'une grande autorite morale et Staline jugea 
qu'un proces public n'etait pas opportun. Son cas fut done regie 
par un « accident », en Janvier 1948. La nouvelle de sa mort 
provoqua un choc au sein de la communaute juive sovietique. 

Le demantelement du CAJ fut accompli par etapes successives. 
Fin 1948, ses locaux furent mis sous scelles, les archives transferees 
a la Loubianka, le journal et la maison d'edition fermes. Suivit 
rarrestation - dans le plus grand secret, et longtemps niee par les 
autorites - des deux personnalites les plus importantes du CAJ, 
Fefer et Zouskine. En Janvier 1949, ce fut le tour de Lozovski et, 
un mois plus tard, de plusieurs autres dirigeants du CAJ. Tout au 
long de l'annee 1949, ceux-ci subirent des interrogatoires serres, 
mais, en 1950, l'enquete fut interrompue. (II est vrai qu'au meme 
moment Staline procedait a la liquidation des « derives nationales » 
au sein de la direction du Parti a Leningrad - le « groupe anti-Parti 
de Kouznetsov-Rodionov-Popkov » -, mais cet episode n'a guere 
ete retenu par 1'histoire ; pourtant, dans le cadre de l'« affaire de 
Leningrad », au debut de l'annee 1950, « pres de deux mille cadres 
du Parti furent arretes et fusilleV 2 ».) 

En Janvier 1949, la Pravda publia un long article consacre a un 
sujet en apparence secondaire - « Sur un groupe de critiques de 
theatre antipatriotes" » (le lendemain paraissait un article plus 
muscle dans la revue Koultoura i jizn M ) : Staline venait de lancer 
l'offensive contre les Juifs travaillant dans les milieux de la culture 
en prenant pour pretexte le decryptage de leurs pseudonymes 
russes. Or, en URSS, « beaucoup de Juifs sovietiques avaient 
camoufie leur origine avec une telle habilete » qu'il etait « car- 
rement impossible de les debusquer », ainsi que Fexplique le 
redacteur en chef d'une revue juive d'aujourd'hui '\ 

(Cet article de la Pravda avait en fait une longue histoire, assez 



31. PEJ, t. 8, p. 243. 

32. Ibidem p. 248. 

33. La Pravda, 1949, 28 Janvier, p. 3. 

34. Na tchoujdykh pozitsiakh [Sur des positions antagonistes], in Koultoura i jiztl, 
1949, 30 Janvier, pp. 2-3. 

35. V Perelman, Vinovaty sami ievrei [C'est la faute aux Juifs eux-memes], VM, 
n"23, p. 216. 



434 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

mal connue. Des 1'annee 1946, des rapports du Comite central 
soulignaient que « sur les vingt-neuf critiques de theatre en activite, 
seuls six etaient russes. On laissait entendre par la que la majorite 
des autres critiques de theatre etaient juifs ». En novembre de la 
meme annee, quelque peu alarmes mais « forts de la certitude de 
beneficier de toute la confiance du Parti, certains critiques de 
theatre, persuades que la victoire leur etait assuree, se lancerent 
dans une confrontation directe avec Fadeev 36 », le tout-puissant 
president de I'Union des ecrivains et favori de Staline. Leur 
tentative se solda par un echec. L' affaire, que Ton crut alors 
enterree, allait refaire surface en 1949.) 

Cette affaire fit 1'objet d'une vaste campagne dans la presse et 
les reunions du Parti. G. Aronson ecrit a ce propos : « Le but de 
cette campagne etait d'extirper les intellectuels juifs de tous les 
pores de la vie sovietique... On trouvait un malin plaisir a reveler 
l'identite de ceux qui se cachaient derriere des pseudonymes. Ainsi 
E. Kholodov n'etait autre que Meierovitch ; Iakovlev, Holzman ; 
Melnikov, Milman ; Iasny, Finkelstein ; Victorov, Zlotchevski ; 
Svetov, Scheidman ; etc. La LiteratournaTa Gazela ... s'employait 
activement a divulguer ces noms". » 

II faut reconnaitre que Staline avait su frapper le point sensible, 
celui qui agasait fortement les masses populaires. Cependant, il 
n'etait pas assez naif pour lacher tout de go le mot « juif ». 

L' affaire des « critiques de theatre » servit de prelude a la longue 
et vaste campagne contre les « cosmopolites » (la balourdise sovie- 
tique s'empara de cette belle notion et en fit un delit). « Les 
"cosmopolites" vises par cette offensive etaient exclusivement des 
Juifs. Pas un seul domaine ou on ne decouvrit des "cosmopolites"... 
qui etaient par ailleurs des citoyens sovietiques parfaitement 
loyaux, jamais soupgonnes d'antisovictisme, et sortis indemnes des 
grandes purges de Iagoda et Iejov. Certains etaient fort influents, 
jouissant d'une grande notoriete dans leur domaine 38 . » La denon- 
ciation des « cosmopolites » deboucha ensuite sur la glorification 
imbecile et risible de la « superiorite » russe dans tous les domaines 
de la science, de la technique et de la culture. 



36. C. Kostyrtchenko, pp. 321. 323. 

37. C. Aronson, LMJR-2, p. 150. 

38. Ibidem. 



DE LA FIN DE LA GUERRE A LA MORT DE STALINE 435 

II est vrai que, le plus souvent, les « cosmopolites » ne furent 
pas arretes, mais publiquement blames et chasses de leur poste dans 
les redactions des journaux, les institutions ideologiques et cultu- 
relles, l'agence TASS, les editions d'Etat, les facultes des lettres, les 
theatres, la Philarmonie, et parfois aussi du Parti ; leurs publications 
furent gelees. 

Cependant, la campagne prcnait de plus en plus d'ampleur, 
touchant de plus en plus de monde et de domaines d'activite. Sous 
couvert de lutte contre le « cosmopolitisme », des purges anti- 
juives se deroulerent a l'Academie des sciences, au sein de l'lnstitut 
de philosophic (gangrene depuis longtemps par des luttes de clans), 
d'6conomie, de droit, mais aussi a. l'Academie des sciences 
sociales, a l'lnstitut d'etudes juridiques (pour gagner ensuite la 
magistrature). 

Ainsi, a la faculte d'histoire de l'universite de Moscou, meme 
l'academicien 1. 1. Mints - un falsificateur notoire, totalement 
devoue au Parti communiste, honore de la confiance personnelle de 
Staline, plusieurs fois decore de l'ordre du meme Staline, titulaire 
de plusieurs chaires dans plusieurs universites - fut declare « chef 
de file des cosmopolites dans la science historique ». Dans la 
foulee, on se mit a « liberer » un grand nombre de postes a l'uni- 
versite de Moscou, occupes par ses disciples ou d'autres profes- 
seurs d'origine juive' 9 . 

L' eviction des Juifs de la sphere des sciences exactes et appli- 
quees se fit progressivement. - « La fin de 1'annee 1945 et l'annee 
1946 furent relativement tranquilles pour les Juifs de cette categorie 
socioprofessionnellc ». Un chercheur qui a ctudie le role des Juifs 
dans la science et l'industrie sovietiques de la periode de la guerre 
illustre son propos par l'exemple suivant : « En 1946, un premier 
coup fut porte contre les personnels investis de responsabilites, et 
une grosse "affaire" fut mont£e. Les victimes en furent essentiel- 
lement des Russes... pas un seul Juif parmi elles... Les comptes 
rendus d'enquetes comportaient des charges contre le directeur de 
l'usine aeronautique de Saratov, Israel Solomonovitch Levine. On 
lui reprochait le fait que, pendant la bataille de Stalingrad, deux 
escadrilles n'avaient pas pu decoller, les avions fournis par son 



39. A. Nekriich, Pokhod protiv "Kosmopolilov v MGOu [L' operation conlres les 
"cosmopolites" a l'universite de Moscou], Kontincnt, Paris, 1981, n" 28, pp. 301-320. 



436 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

usine 6tant defectueux. Le fait etait avere, l'accusation n'avait pas 
ete fabriquee de toutes pieces par les enqueteurs. Au demeurant, 
Levine ne fut ni arrete, ni meme destitue. » - En 1946, « les 
commissaires du peuple B.L. Bannikov, L. M. Kaganovitch, 
S. Z. Guinzbourg, L. Z. Mekhlis conserverent leur poste dans le 
nouveau gouvernement... Presque tous les Juifs qui avaient exerce 
les fonctions de vice-commissaires au sein du gouvernement 
pendant la guerre conserverent egalement leur poste ». - L'auteur 
de cette etude note que les premiers coups portes contre les Juifs 
travaillant comme ingenieurs ou techniciens datent de 1947 4 ". 

En 1950, l'academicicn A.F. Ioffe « fut contraint d'abandonner 
son poste de directeur de Plnstitut de physique appliquee, qu'il 
avait cree en 1918 et dirige sans interruption depuis lors ». - Au 
debut de l'annee 1951, on renvoya 34 directeurs et 31 ingenieurs 
en chef de 1'industrie aeronautique. « La majorite de ceux qui 
figurent sur cette liste sont juifs. » - Si, en 1942, le ministere des 
Constructions mecaniques (le commissariat a rArmement) 
comptait parmi ses directeurs et ses ingenieurs en chef une quaran- 
tine de Juifs, il n'en restait plus que trois en 1953. - Au sein de 
Paimce sovietique, « on ne se contenta pas de chasser les generaux 
de nationalite juive. Les officiers de rang inferieur qui travaillaient 
dans le domaine de 1'anneinent furcnt egalement ecartes 41 ». 

Les purges s'etendirent done a rindustrie de defense, a 
P aviation, a la construction automobile (epargnant cependant le 
secteur nucleaire), mais frappcrent surtout 1' administration, les 
directeurs et les ingenieurs en chef, puis les agents de rang infe- 
rieur. Ces licenciements n'etaient cependant jamais motives par 
l'appartenancc nationale, mais par des delits economiques ou des 
relations familiales avec l'etranger - l'affrontement avec les Etats- 
Unis paraissait alors imminent. Les purges se propagerent du 
Centre vers la province. Avec ce cercle infernal typiquement sovie- 
tique (si familier depuis les annees 30 !) : ceux qui se sentaient 
menaces tcntaient de se proteger en accusant quelqu'un d'autre. 

Ce fut comme un echo affaibli de l'annee 1937 - le pouvoir 
sovietique rappelait aux Juifs qu'en aucun cas il ne les avait 



40. L Mininberg, Soveiskie ievrei v naoukc i promychlennosti SSSR v period Vtoroi 
lirovoi voiny ( 194 1 - 1 945) [Les Juifs sovietiques dans la science et I 'Industrie de I' U RSS 



mirov 



pendant la Deuxieme Guerre mondiale] M., 1995, pp.413, 414, 415. 
41. Ibidem, pp. 416, 417, 427. 430. 



DE LA FIN DE LA GUERRE A LA MORT DE STALINE 437 

adopt6s pour de bon, mais qu'il pouvait les rejeter a tout 
moment. « Nul n'est irremplacable ! » (Reconnaissons toutefois 
que « Beria se montra tolerant a 1'egard des Juifs - au moins pour 
ce qui est des nominations a des postes de responsabilite au sein 
de l'Etat 42 ».) 

« Entre 1948 et 1953, les Juifs furent massivement boute\s hors 
des spheres superieures - celles qui etaient associees a des fonc- 
tions de prestige ou qui revetaient une importance particuliere pour 
les dirigeants du pays - de la production, de l'administration, des 
activites culturelles et ideologiques ; l'acces a toute une serie d'eta- 
blissements d'enseignement superieur lcur fut limite ou tout 
simplement refuse... Les postes de responsabilite au sein du KGB, 
des organes du Parti, de l'armee furent fermes aux Juifs, et dans 
nombre d'universites, d'institutions culturelles et scientifiques, le 
Humerus clausus fut reapplique 4 '. » - Les Juifs etaient desormais 
sous le coup du famcux questionnaire proletarien qui avait tant pese 
au cours des annees 20 sur la noblesse, le clerge, 1' intelligentsia et 
les autres « ci-devant ». 

« L'elitc politique juive eut a souffrir de toutes ces perturbations 
au sein de l'appareil d'Etat, mais, curieusement, moins qu'on aurait 
pu le penser », conclut G. Kostyrtchenko. « Pendant la purge, les 
coups furent csscnticllement portes contre les elites intermediaires, 
les plus nombreuses - gestionnaires, journalistes, professeurs et 
autres representants du monde intellectuel... Ce sont ces gens-la 
- qui n' avaient de juif que le nom et avaient presque completement 
rompu avcc leurs origines nationales - qui furent les principals 
victimes de la purge d'apres-guerre 44 . » 

D'un autre cote, les statistiques concernant les cadres scienti- 
fiques donnent les chiffres suivants : « A la fin des annees 20, les 
Juifs representaient 13,6% de l'ensemble des scientifiques du 
pays; en 1937, ils avaient atteint les 17,5 % 4? » ; pour 1950, la 
proportion est de 15,4% (25 125 Juifs sur les 162 508 scientifi- 
ques sovictiqucs 46 ). - Revenant sur cette epoque vers la fin des 



42. /,. Mininberg. p. 442. 

43. PEJ, t. 6. p. 855. 

44. G. Kostyrtchenko, pp. 515, 518. 

45. PEJ, 1.8. p. 190. 

46. /. Domalski, Tcchnologia nenavisti* [La technologie de la haine], VM, 1978, 
n«25, 120. 



438 DEUX S1ECLES ENSEMBLE 

ann6es 80, S. Margolina en arrive a la conclusion qu'apres la 
guerre, malgre l'ampleur de la campagne, « le nombre de Juifs 
hautement qualifies exercant des fonctions elevees resta toujours 
disproportionne. Mais, par comparaison avec les "annees 
heureuses", il avait significativement diminue 47 ». - A. Heifetz 
evoque « les souvenirs rediges par l'un des peres de la bombe 
atomique sovi&ique, l'academicien Budker», dans lesquels il 
raconte comment lui et ses collegues, des nuits durant, jusqu'a 
tourner de l'oeil de fatigue, travaillerent pour doter 1' Union sovie- 
tique de sa premiere bombe A - alors meme que se dechalnait la 
campagne contre les « cosmopolites » -, et cette epoque-la fut « la 
plus inspiree et la plus heureuse » de la vie de Budker 48 . 

Mais si, « parmi ceux qui avaient recu le prix Staline en 1949, 
on comptait, corarae les annees precedentes, un nombre important 
de Juifs » (pas moins de 13 %), en 1952, selon les estimations de 
S. Schwartz, il n'y en avait plus que 6 % 49 . (Les statistiques 
concernant le nombre d'etudiants juifs dans les etablissements 
d'enseignement superieur d'Union sovietique n'ont pas ete publiees 
de la periode d'avant-guerre jusqu'en 1963, c'est-a-dire pendant 
pres d'un quart de siecle ; nous les evoquerons au chapitre suivant.) 

Quant a la culture proprement juive - celle qui s'exprimait en 
langue yiddish -, deja bien peu active a Tissue de la guerre, elle 
fut etouffee au cours des annees 1948-1951 : suppression des 
subventions et fermeture des theatres juifs, des maisons d'edition, 
des journaux, des librairies 50 . Les emissions de radio en yiddish a 
destination de l'etranger cesserent en 1949 51 . 

Les annees d'apres-guerre peserent egalement sur les hauts 
grade's de l'armee : « en 1953, presque tous les generaux juifs » et 
« pres de 300 colonels et lieutenants-colonels furent contraints de 
partir a la retraite 52 ». 



47. Sonja Margolina, Das Ende dcr Liigen : Russland und die Juden im 20, 
Jahrhundcrt, Berlin. Siedler Verlag. 1992, p. 86. 

48. M. Heifetz, Mesto i vremia [Le Lieu et le temps], Paris, Tretia volna, 1978, 
pp. 68-69. 

49. S. Schwartz, Antisemitizm V Sovetskom Soiouze [L'antisemitisme en Union sovie- 
tique], New York, 1952, pp. 225-226, 229. 

50. S. Schwartz, Les Juifs en Union sovietique..., pp. 161-163 ; L Shapiro, levrei v 
Sovetskoi Rossii posle Stalina [Les Juifs en Russie sovietique apres Staline], LMJR-2, 
p. 373. 

51. PEJ, t. 8, p. 245. 

52. PEJ, t. 1, p. 687. 



DE LA KIN DE LA GUERRE A LA MORT DE STALINK 439 



Tandis que les leaders juifs croupissaient en prison, Staline 
avancait lentement, a pas feutres (en 1949, la premiere bombe 
atomique avait vu le jour a point nomme). II comprenait qu'en 
reglant son compte au Comite antifasciste juif, il allait soulever une 
tempete dans le monde entier. Mais il savait aussi que la commu- 
naute juive internationale etait indissociablement liee a l'Amerique, 
devenue son ennemie des les premieres annees de 1'apres-guerre, 
quand il avait refuse d' adherer au plan Marshall. 

L'instruction judiciaire de 1' affaire du CAJ reprit en Janvier 
1952. Les prevenus « furent accuses de collusion avec les "organi- 
sations nationalistes juives d'Amcrique", de transmission k ces 
organisations d"'informations sur l'economie de l'URSS"..., 
d' avoir "souleve la question de la colonisation de la Crimee et de 
la creation d'une republique juive sur ce territoire" 53 ». Parmi les 
accuses, treize furent condamnes a mort : S. Lozovski, I. Youzefo- 
vitch, B. Chimeliovitch, V. Zouskine, des ecrivains en vue : 

D. Berguelson, P. Markish, L. Kvitko, I. Fefer, D. Hofstein, et 
egalement : L. Talmi, I. Vatenberg, T. Vatenberg-Ostrovski, 

E. Teoumine 54 . Au mois d'aout, ils furent executes en secret. 
(Membre lui aussi du CAJ, Ilya Ehrenbourg ne fut meme pas arrete 
- « pur effet du hasard », d'apres lui -, de meme que le tres adroit 
David Zaslavski. Apres l'execution des ecrivains juifs, Ehrenbourg 
continua de s'evertuer a persuader les Occidentaux qu'ils etaient 
toujours vivants et en pleine activite 55 .) - L' affaire du CAJ connut 
quelques « ramifications » tout aussi secretes : 110 arrestations, 
10 condamnations a mort, 5 deces en cours d'enquete 56 . 

A partir de l'automne 1952, Staline avanga a visage decouvert : 
les arrestations commencerent parmi les professeurs de medecine 
de Kiev en octobre 1952, ainsi que dans les milieux litteraires de 
cette ville. La nouvelle se repandit immediatement aussi bien parmi 
les Juifs d'URSS que dans le reste du monde. Le 17 octobre, La 
Voix de I'Amerique parlait deja de « repressions de masse » parmi 



53. PEJ, t.8, p. 251. 

54. G. Kostyrtchenko, p. 473. 

55. G. Aronson, pp. 155-156. 

56. G. Kostyrtchenko, p. 507. 



440 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

les Juifs sovietiques 57 . Quant a ceux-ci, ils « etaient petrifies de 
terreur 58 ». 

Et voila que tout de suite apres, en novembre, a lieu a Prague un 
proces dans le plus pur style stalinien : celui visant Slanski, premier 
secretaire du Parti communiste tchecoslovaque et juif, ainsi qu'un 
groupe de dirigeants de l'Etat et du Parti. Ce proces revetit un 
caractere ouvertement antijuif, on cita les noms de « dirigeants juifs 
du monde entier » commc Ben Gourion ou Morgenthau, et, associes 
a eux, les Americains Truman et Acheson. Onze condamnes furent 
pendus et, parmi eux, huit Juifs. Klement Gottwald* declara en 
guise de conclusion : « Au cours de l'instruction et pendant le 
proces..., on a pu decouvrir un nouveau canal par lequel la trahison 
et l'espionnage s'infiltrent dans le Parti communiste. C'est le 
sionisme 59 . » 

Pendant ce temps, des l'ete 1951, se concoctait dans l'ombre 
l'« affaire des medecins** ». Pour les organes de securite, rien de 
nouveau ; au cours du proces Boukharine, en 1937, des medecins 
attaches au Kremlin avaient deja etc accuses de pratiques m6dicales 
criminelles a l'encontre de certains dirigeants sovietiques - le 
professcur D. Pletnev, les docteurs L. Levine et I. Kazakov. Et, dans 
sa credulite, la masse sovietique s'etait deja indignee devant tant 
d'ignominie. On ne se gena done pas pour rejouer la meme piece. 

L'« affaire des medecins » n'etait pas au depart specifiquement 
dirigce contre les Juifs, comme le montre la liste des accuses parmi 
lesquels figurent aussi des medecins russes de haul niveau. Elle eut 
bel et bien pour cause la psychose de Staline, sa peur du complot, 
sa mefiance envers les medecins, surtout quand son ctat de sant6 se 
fut degrade. On arreta les eminents praticiens par petits groupes a 
partir de septembre 1952. Les interrogatoires s'accompagnerent de 
violences physiques graves, d' accusations completement absurdes, 
orientees vers la these d'un « complot terroriste en relation avec 
des services de renseignement etrangers », ourdi par des individus 



57. G. Aronson, p. 152. 

58. V. Bogousiavski, Ou istokov [Aux engines], « 22 », 1986, n"47. p. 102. 

59. G. Kostyrtchenko, p. 504. 

* Klement Gottwald (1896-1953). chef du PC tchecoslovaque (1929); president du 
Conseil. il declencha le « coup de Prague » (1948) puis devint president de la Rcpublique. 
** Dite aussi « complot des blouses blanches ». 



DE LA FIN DE LA GUERRE A LA MORT DE STALINE 441 

« a la solde des Americains », des « saboteurs en blouse blanche », 
des « nationalistes bourgeois » - cette derniere accusation visant 
forcement les Juifs. - Dans La Grande Terreur, Robert Conquest 
raconte le destin tragique de ces medecins haut places. En 1935, le 
bulletin officiel - falsifie - sur la mort de Kouibychev avait £te 
signe" par le commissaire a la Sante G. Kaminski, ainsi que par 
I. Khodorovski et L. Levine. lis avaient refait de meme lors de la 
mort d'Ordjonikidze. Detenteurs de tels secrets, ils ne pouvaient a 
leur tour qu'etre condamnes. - Conquest ecrit : le docteur Levine 
avait travaille pour la Tcheka des 1920, « collaborant avec Dzer- 
jinski, Menjinski et Iagoda... "J'avais la confiance du responsable 
de cette institution"... On peut considerer que Levine... faisait partie 
du cercle des collaborateurs de Iagoda au NKVD ». - Plus loin, 
nous lisons ces lignes edifiantes : « Parmi les medecins en vue qui 
porterent publiquement de violentes accusations [en 1937] contre 
[le professeur de medecine] Pletnev, on trouve les noms de 
M. Vovsi, B. Kogan et V. Zelenine - ceux-la memes qui..., en 1952- 
53, subirent des tortures pendant l'enquete sur 1' "affaire des 
medecins" », tout comme deux autres medecins, N. Cherechevski 
et V. Vinogradov, qui avaient jadis signe le rapport d'expertise sur 
la mort de Menjinski 60 . 

Le 13 Janvier 1953, la Pravda et les Izvestia publierent le 
communique de l'agence Tass sur rarrestation d'un groupe de 
« medecins-saboteurs ». Cette nouvelle fut ressentie par les Juifs 
sovietiques comme porteuse de lourdes menaces - mais, aussitot, 
dans la meilleure tradition de la gouaillc sovietique, on fit pression 
sur les Juifs les plus en vue pour qu'ils apposent leur signature au 
bas d'une lettre adressee a la Pravda, denoncant dans les termes 
les plus virulents les menees des « nationalistes bourgeois » juifs et 
approuvant Taction du gouyernement. Plusieurs dizaines de signa- 
tures furent ainsi collecties. (Parmi les signataires : M. Romm, 
D. OTstrakh, S. Marchak, L. Landau, V. Grossman, E. Guilels, 
I. Dounai'evski. Dans un premier temps, Ehrenbourg refusa de 
signer et eut meme l'audace d'ecrire a Staline - « pour vous 
demander conseil ». II sut faire preuve en l'occurrence d'un sens 
de l'esquive vraiment exceptionnel. Lui-meme, Ehrenbourg, voyait 
clairement qu'« il n'existe pas de nation juive » et que la seule 



60. Robert Conquest, La Grande Terreur, Irad. franchise aux editions R. Laffont. 



442 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

issue est l'assimilation - le nationalisme juif « conduisant necessai- 
rement a la trahison » ; mais, d'un autre cote, le texte qu'on lui 
demandait de signer pouvait etre mal interprete par « les ennemis 
de notre Patrie ». Par ailleurs, « je ne peux a moi seul r6soudre ce 
probleme » ; mais si « les camarades dirigeants me font savoir... 
[que ma signature] est souhaitable... [et] utile a la defense de la 
Patrie et au mouvement pour la paix, je signerai aussitot 61 ».) 

Ledit projet de lettre a la Pravda fit Pobjet de multiples remanie- 
ments de la part de Pappareil du Comite central et le texte finit par 
prendre une forme plus mesuree. Mais elle ne fut pourtant jamais 
publiee. Est-ce a cause de 1' indignation que cette affaire avait 
soulevee dans 1' opinion occidentale ? En tout cas, certains faits 
permettent de penser que, des avant la mort de Staline, on mit « une 
sourdine a V affaire des medecins 62 ». 

Apres son annonce publique, cette affaire « avait entralne" dans 
tout le pays une vague de persecutions a l'encontre des medecins 
juifs. Dans de nombreuses villes, les organes de s6curite monterent 
des "affaires" contre les praticiens juifs... Ceux-ci n'osaient plus se 
rendre sur leur lieu de travail et leurs patients avaient peur de 
recourir a leurs services 63 ». 

Apres la campagne contre les « cosmopolites », suivie par l'ex- 
plosion de la « colere populaire » a propos de l'« affaire des 
m6decins », il n'est pas etonnant que de nombreux Juifs aient 
eprouve une grande peur : c'est ainsi que commenca a circuler et 
a prendre corps une rumeur selon laquelle Staline projetait de 
deporter massivement les Juifs dans des regions reculees de Siberie 
et du Grand Nord, rumeur qu'etayaient les exemples de deportation 
de peuples entiers apres la guerre. - Dans une etude recente, l'his- 
torien G. Kostyrtchenko, grand specialiste de la politique « juive » 
de Staline, r6fute avec des arguments tres solides ce « mythe de la 
deportation » en montrant qu'aucun fait n'est venu le confirmer, ni 
a l'epoque ni plus tard, et qu'en tout etat de cause Staline n' avait 
pas les moyens de mettre en ceuvre une telle deportation 64 . 

Mais on ne peut qu'etre frappe par l'ampleur du trouble dont 



61. Lettre de I. Ehrenbourg a J. Staline. Dokoumenty rousskoi istorii, M, 1997, n° 1, 
pp. 141-146. 

62. G. Kostyrtchenko, pp. 682, 693. 

63. PEJ, t. 8, pp. 254, 255. 

64. G. Kostyrtchenko, pp. 671-685. 



DF LA FIN DE LA GUERRE A LA MORT DE STALINE 443 

furent alors saisis les Juifs sovietiques qui avaient embrasse sans 
reserve la cause de l'ideologie sovieto-communiste. Bien des 
annees plus tard, S.K. me confia : « Ce qui me fait le plus honte 
dans ma vie, c'est d'avoir cru, en 1953, a l'affaire des medecins ! 
- qu'ils aienl pu etre meles meme involontairement a un complot 
fomcntc dcpuis l'etranger... » 

Et voici ce qu'on peut lire a propos de cette periode dans un 
ouvrage publie a Londres dans les annees 60 : « Malgre le caractere 
ouvertement antisemite de la periode stalinienne..., beaucoup [de 
Juifs] priaient pour que Staline restat en vie, car l'experience avait 
montre que tout affaiblissement du pouvoir signifiait un massacre 
des Juifs. Nous etions parfaitement conscients des sentiments 
hostiles qu'eprouvaient a notre endroit les "peuples freres" 1 ' 5 . » 

Le 9 fevrier, une bombe explosa a l'ambassade d'URSS a Tel- 
Aviv. Le 11 fevrier, 1'Union sovictiquc rompit ses relations diplo- 
matiques avec Israel. Le conflit autour de l'« affaire des medecins » 
s'envenima encore davantage. 

Et c'est la que Staline commit un faux pas, le premier de sa 
carriere, peut-etre. II ne comprit pas que les developpements de 
cette affaire pouvaicnt constituer un danger pour lui personnel- 
lement, lui qui se croyait a l'abri sur son Olympe inaccessible, 
dcrricrc ses portes blindees. Lexplosion d'indignation a travers le 
monde cntier coi'ncida avec des actions energiques menees a 1'inte- 
rieur du pays par des forces dont on peut supposer qu'elles avaient 
decide d'en finir avec Staline. II est fort possible que cela se soit 
fait avec le concours de Beria (voir, par exemple, la version qu'en 
a donnee Avtorkhanov 66 ). 

Apres le communique officiel sur l'affaire des medecins, Staline 
vecut encore 51 jours. « La liberation et la mise hors de cause des 
medecins fut ressentie par les Juifs sovietiques de la vieille gene- 
ration comme une repetition du miracle de Pourim » : Staline 
disparut en effet le jour meme de la fete de Pourim, date a laquelle 
Esther sauva les Juifs de Perse du massacre ordonne par Aman 67 . 



65. N. Shapiro, Slovo riadovovo sovetskovo ievrei'a [Parole d'un Juif sovidtique ordi- 
naire], Rousskii antisemitizm i ievrei, Londres, 1968, p. 50. 

66. A. Avtorkhanov, Zagadka smerti Stalina [L'6nigme de la mort de Staline], 
Francfort, 1976, pp. 231-239. 

67. K. Chlourman, Ni mne meda tvoi'evo, ni ouksousa tvoi'evo [Je ne veux ni de ton 
miel, ni de ton vinaigre] in « 22 », 1985, n° 42, pp. 140-141. 



444 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

Le 3 avril, tous ceux qui avaient surv&u a leur arrestation dans 
le cadre de l'« affaire des blouses blanches » furent elargis. La 
nouvelle fut officiellement rendue publique le lendemain. 

Ce n'etait pas la premiere fois que les Juifs remettaient l'Histoire 
en mouvement. 



Chapitre 23 

JUSQU'A LA GUERRE 
DES SIX JOURS 



Des le lendemain de la mort de Staline, le 6 mars, le MGB* 
« cessa d'exister » - officiellement, bien sur : en fait, Beria avait 
mis la main dessus en l'integrant au minist&re de lTnterieur, ce qui 
lui permcttait de « mettre au jour les malversations » dont les agents 
du MGB s"etaient rendus coupables et en premier lieu son chef, 
Ignatiev, qui avait remplace Abakoumov dans le plus grand secret 
et dont personne n'avait encore prononce le nom en public. II 
semble que Beria ait commence a perdre la confiance de Staline 
vers 1952, qu'Ignatiev-Rioumine se soit employe a l'evincer dans 
le cadre de P« affaire des medecins », et que le cours des evene- 
ments I 'ait place au centre de la nouvclle opposition a Staline. Un 
mois plus tard, le 4 avril, il pouvait se sentir suffisamment fort pour 
denoncer l'« affaire des medecins » et accuser Rioumine de 1'avoir 
montee de toutcs pieces. Et dans les trois mois qui suivirent, les 
relations diplomatiques avec Israel furent rctablies. 

Tout cela fit renaitre l'cspoir parmi les Juifs sovietiques et le 
renforcement du role de Beria aurait pu leur ouvrir des perspectives 
prometteuses si celui-ci n'avait ete rapidement elimine. 

Mais, pendant quelque temps, les choses continuerent sur leur 
lancee. « Avec la mort de Staline... beaucoup de Juifs purent 
retrouver les postes d'ou ils avaient ete chasses » ; « pendant la 
periode du "degel", beaucoup de vieux sionistes furent liberes des 



* Ministere de la S6cunl6 d'fitat 



446 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

camps de concentration » ; « des groupements sionistes commen- 
cerent a se constituer, d'abord a l'cchelon local 1 ». 

Mais la tendance s'inversa de nouveau. En mars 1954, l'Union 
sovietique opposa son veto lorsque le Conseil de securite de l'ONU 
proposa d'ouvrir le canal de Suez a la flotte israelienne. A la fin de 
l'annee 1954, Khrouchtchcv prit ouvertement des positions pro- 
arabes et anti-israeliennes. Dans son fameux rapport au 
XX e Congres, en fSvrier 1956, il evoqua largement les purges de 
1937-1938 sans s'attarder specialement sur le fait que parmi leurs 
victimes avaient figure bon nombre de Juifs ; ils ne mentionna pas 
non plus les leaders juifs fusilles en 1952 ; abordant l'« affaire des 
medecins », il ne dit pas clairement qu'elle etait dirigee contre les 
Juifs. - « On peut facilement imaginer 1'amertume que cela 
provoqua au sein de la communaute juivc », sentiment qui « gagna 
les milieux communistes juifs de l'etranger et meme la direction des 
Partis communistes ou les Juifs etaient particulierement nom- 
brcux (comme au Canada ou en Amerique) 2 ». - En avril 1956, a 
Varsovie - sous un regime communiste, mais a forte influence 
juive -, le journal juif Volkstimme publia un article retentissant ou 
etaient cites les noms des Juifs ayant auvre dans les domaines poli- 
tique et de la culture et qui avaient disparu aussi bien pendant les 
annees 1937-1938 qu'au cours de la periode 1948-1952. Malgre 
cela, on y vitupeYait les « ennemis capitalistes » et les « deviations de 
Beria », tout en se felicitant du retour a « la politique national-leni- 
niste ». Mais « Particle de la Volkstimme fit l'effet d'une bombe 3 ». 

Dans le monde entier, les communistes et les Juifs se mirent a 
exiger bruyamment des explications de la part des dirigeants sovie- 
tiques. « Tout au long de l'annee 1956, les etrangers qui se ren- 
dircnt en URSS poserent ouvertement des questions sur la situation 
des Juifs en Union sovietique, et plus precisement sur les raisons 
pour lesquelles le gouvernement sovietique ne rompait pas, sur la 
question juive, avec le lourd heritage du stalinisme 4 » - un sujet 



1. PEJ, t. 8, p. 256. 

2. S. Schwartz, Ievrei v Sovetskom Soiouzc s natchala VtoroT mirovoi voi'ny (1939- 
1945) [Les Juifs en Union sovidtiquc depuis le debut dc la Scconde Guerre mondiale 
(1939-1945)1, New York, 1966, p. 247. 

3. Ibidem, pp. 247-248. 

4. Khrouchtchcv i icvrciskii vopros [Khrouchtchev et la question juive], Sotsialistit- 
cheskii vestnik. New York, 1961, n" I, p. 20. 



JUSQU'A LA GUERRE DES SIX JOURS 447 

constamment aborde" par les journalistcs etrangers et par les delega- 
tions des « Partis communistes freres ». (C'est notamment ainsi que 
s'explique la retentissante campagne dans la presse sovietique a 
propos de la « trahison » de 1'ecrivain americain Howard Fast, 
jusque-la ardent defenseur du communisme.) 

Pendant ce temps, « des centaines de Juifs sovietiques prenaient 
part, sous une forme ou sous une autre, aux reunions organisees 
dans diverses villcs par les groupes ou cercles sionistes renais- 
sants », « auxquels participaient activement des sionistes de la 
vieille generation qui avaient garde des contacts avec des parents 
ou des amis etablis en Israel 5 ». 

En mai 1956, une delegation du Parti socialiste francais se rendit 
a Moscou. « On porta une attention particuliere a la situation des 
Juifs en Union sovietique 6 . » Pour Klirouchtchev, le probleme etait 
delicat : il ne pouvait plus se permettre de refuser toute explication, 
mais, surtout apres son experience ukrainienne d'apres la guerre, il 
comprenait que les Juifs avaient peu de chances de retrouver la 
position qu'ils avaient occupee dans les annees 1920-1930. II 
repondit done de la sorte : « Au debut de la revolution, nous avions 
beaucoup de Juifs dans les organes dirigeants du Parti et du gouver- 
nement... Plus tard, nous avons forme un autre encadrement... 
Aujourd'hui, si les Juifs voulaient occuper les premieres places dans 
nos republiques, cela provoquerait bien sur le mecontentement des 
populations locales... Si un Juif est nommc a un poste eleve et s'en- 
toure de collaborateurs juifs, cela provoque naturellement de la 
jalousie et de l'hostilite envers les Juifs en general. » - (Cet 
argument de Khrouchtchev a propos des « collaborateurs juifs » fut 
qualifie d'« etrange » et de « specieux ».) - Au cours du meme 
entretien, on aborda la question de la culture juive, des ecoles juives, 
et a ce propos Khrouchtchev s'exprima ainsi : « Si Ton creait des 
ecoles juives, il n'y aurait sans doute pas beaucoup de candidate 
pour les frequenter. Les Juifs sont dissemines sur tout le territoire 
de notre pays... Si Ton obligeait les Juifs a etudier dans des ecoles 
juives, cela provoquerait certainement parmi eux une grande indi- 
gnation. Cela serait ressenti comme une sorte de ghetto 7 . » 



5. PEJ, t. 8, p. 257. 

6. Khrouchtchev, op. tit., p. 20. 

7. Les propos de N.S. Khrouchtchev sont citds d'apres le compte rendu de 1'interprete 
de la delegation franchise, Pierre Lotchak ; in Realties, Paris, mai 1957 [retraduit du russe]. 



448 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

Trois mois plus tard, en aofit 1956, une delegation du Parti 
communists canadien se rendit a son tour en URSS, « expressement 
mandatee pour faire toute la lumiere sur la question juive ». Celle- 
ci se trouvait done au centre des preoccupations des Partis com- 
munistes occidentaux dans la periode dc l'apres-guerre. « Khrouch- 
tchev rejeta com me calomnieuses a son egard et a l'egard du Parti 
tous les accusations d'antisemitisme », cita les noms de plusicurs 
Juifs occupant des postes de responsabilit£, « mentionna meme sa 
belle-fille qui etait juive », mais aussitot, « de maniere plutot inat- 
tendue..., enchaina sur la question des "qualites et defauts de 
chaque peuple" et s'attarda sur "un certain nombre de defauts 
propres aux Juifs" », parmi lesquels il cita « l'absence de fiabilite 
politique », sans pour autant faire mention de leurs qualites ni parler 
des autres peuples 8 . 

Au cours de cet entretien, Khrouchtchev reprit a son compte la 
decision de Staline de refuser la creation d'une Republique 
autonome juive de Crimee en s'appuyant sur le meme argument 
que celui-ci - le risque militaire que cela pouvait representer pour 
l'Union sovietique. Ces propos furent tres mal ressentis par 
l'opinion juive. La delegation canadienne insisla pour que le 
Comite central du Parti communiste d' Union sovietique publie une 
declaration specialement et exclusivement consacree aux souf- 
frances endurees par les Juifs, - « mais elle se heurta a un refus 
categorique » : « D'autres peuples et d'autres republiques qui ont 
souffert des mefaits perpetres par Beria contre leur culture se 
demanderaient pourquoi il n'est question que des Juifs dans cette 
declaration. » (Le commentaire de S. Schwartz est sans appel : « La 
faiblesse de cette argumentation saute aux yeux 9 ».) 

Mais les questions ne s'arreterent pas la. « Des communistes 
juifs de Tetranger tenterent d'user de leur influence occulte » pour 
obtenir « des explications sur le sort de l'elite culturelle juive », 
et en octobre de la meme annee, vingt-six « leaders et ecrivains 
progressistes juifs » occidentaux s'adresserent publiquement au 
Premier ministre Boulganine et au « president » Vorochilov en leur 
demandant de faire « une declaration publique et autorisee sur les 



8. /. B. Salberg, Talks with Soviet Leaders on the Jewish Question, Jewish Life, 
Febr. 1957. 

9. 5. Schwartz*, op. cit., p. 250. 



JUSQITA LA GUERRE DES SIX JOURS 449 

injustices commises et sur les mesures prises en vue du retablis- 
sement des institutions culturelles juives 10 ». 

Mais la politique adoptee par le gouvernement sovietique a 
l'egard des Juifs - aussi bien sous le regne des « sept boyards* » 
(1953-57) que sous celui de Khrouchtchev - se caracterisa par son 
incoherence, sa prudence et sa duplicite, ce qui ne manque pas de 
susciter des attentes et des initiatives contradictoires. 

L'6te 1956 fut riche en espoirs politiques de toutes sortes, y 
compris pour les Juifs. Le secretaire de l'Union des ecrivains, 
Sourkov, avait deja annonce a une maison d'edition communiste de 
New York que Ton projetait de creer une maison d'edition juive, 
un theatre juif, un journal, une revue trimestrielle, d'organiser une 
conference pansovietique reunissant des ecrivains et des personna- 
lites appartenant a la culture juive, et que d'ores et deja une 
commission avait ete mise en place pour retablir la culture d'ex- 
pression juive (en yiddish). En 1959, « il y avait de nouveau pas 
mal d'ecrivains et de journalistes juifs a Moscou" ». « L'optimisme 
que fit naitre en nous l'annee 1956 ne retomba pas de sitot 12 », se 
souvient une personnalite juive de l'epoque. 

Mais les autorites persistaient dans leurs hesitations et leurs ater- 
moiements, freinant le developpement d'une culture juive 
autonome. On peut penser que Khtrouchtchev en personne y fut 
pour beaucoup. 

Et la-dessus deboula une avalanche d'cvcncmcnts : l'affaire du 
canal de Suez, la guerre menee par Israel, l'Angleterre et la France 
contre l'Egypte (« Israel est en train de se suicider », declarait, 
menacante, la presse sovietique), et le soulevement en Hongrie qui 
revetit un caractere antijuif I3 - point presque passe sous silence par 
les historiens -, peut-etre a cause du grand nombre de Juifs au sein 
du KGB hongrois. (N'est-ce pas la une des raisons, meme si ce ne 



10. Ibidem, pp. 249-251. 

11. Ibidem, pp. 241, 272. 

12. /. Stern, Sitouatsia neoustoi'tchivai'a i potomou opasna [La situation est instable et 
done dangereusel, « 22 », Tel-Aviv, 1984, n" 38, p. 132. 

13. Andrew Handler, Where Familiarity with Jews Breeds Contempt, in Red Star, 
Blue Star : The Lives and Times of Jewish Students in Communist Hungary (1948- 
1956), New York, Columbia University Press, 1997, pp. 36-37. 

* La « direction collective » qui sucedda a Stalinc des sa mort. presidee par G. Malen- 
kov. 



450 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

fut peut-etre pas la principale, pour lesquelles l'Occident ne soutint 
pas le soulevement hongrois ? - II faut dire qu'il etait trop occupe 
par le probleme de Suez. Mais les dirigeants sovietiques ne 
pouvaient-ils pas en tirer la conclusion que mieux valait etouffer la 
question juive ?) 

Un an plus tard, Khrouchtchev triompha de ses adversaires au 
sommet du Parti, et Kaganovitch se trouva parmi ceux qui furent 
evinces du pouvoir. 

A premiere vue, ce n'etait pas grand-chose. II n'etait pas le seul 
ni le plus important parmi les limoges. Et il ne le fut pas en tant 
que Juif. Cependant, « du point de vue juif, son eviction marquait 
la fin d'une epoque ». Les chiffres parlaient d'eux-memes : « Les 
Juifs avaient disparu non seulement des organes dirigeants du Parti, 
mais aussi de ceux du gouvernement' 4 . » 

Pour les Juifs, le temps etait venu de s'interroger serieusement 
sur 1' attitude a adopter en vers le pouvoir - ce pouvoir-la. 

David Burg, qui avait emigre des 1956, formula la reponse a 
cette question en des termes qui ne pouvaient que convenir au 
pouvoir sovietique : « Certains pensent que l'antisemitisme "d'en 
bas" est plus dangereux que l'antisemitisme "d'en haut" ; « certes, 
le pouvoir pese sur nous, mais il tolere notre existence. Si une 
revolution se produisait, il y aurait une periode d'anarchie au cours 
de laquelle nous serions tout simplement massacres. C'est pourquoi 
soutenons le pouvoir en place, aussi mauvais soit-il 15 . » 

Des les annees 30, des craintes de ce genre s'etaient deja mani- 
festoes a plusieurs reprises : les Juifs doivent soutenir le pouvoir 
bolchevique en URSS parce que, sans lui, les choses seraient encore 
bien pires. Et maintenant, quoique le pouvoir sovietique soit devenu 
encore plus mauvais, les Juifs doivent continuer a s'y accrocher 
comme devant ! 

Ces recommandations furent entendues en Occident, surtout aux 
Etats-Unis, meme aux pires moments de la guerre froide. Par 
ailleurs, I'Etat socialiste d' Israel nourrissait encore bien des sympa- 
thies pour le communisme et pardonnait beaucoup de choses a 
l'lJnion sovietique pour le role qu'elle avait joue dans l'ecrasement 



14. L. Shapiro, Ievrei v SovctskoT Rossii posle Stalina [Les Juifs en Russie sovietique 
apres Staline). LMJR-2, pp. 360-361. 

15. David Burg, Die Judenfrage in Der Sowjetunion, Der Anti-kommunist, Munchen, 
Juli-August 1957, n°12, p. 35. 



JUSQU'A LA GUERRE DES SIX JOURS 451 

de l'AUemagne hitlerienne. Mais comment, dans ces conditions, 
comprendre l'antisemitisme en URSS ? Les recommandations de 
D. Burg et de ses semblables arrivaient a point nomine, permettant 
de glisser de l'antisemitisme du gouvernement sovietique a l'« anti- 
semitisme du peuple russe », eternel et maudit. 

Certains parmi les Juifs evoquerent alors avec nostalgie la 
fameuse Section juive, dissoute en 1930 (Dimanstcin et ses autres 
dirigeants avaient 6t6 fusilles depuis belle lurette), qui, dans les 
annees 20, passait pour trop communiste : la Section juive « prote- 
geait d'une certaine facon les interets nationaux juifs..., c'etait un 
organe dont l'activite avait des aspects positifs l6 ». 

La politique de Khrouchtchev restait, quant a elle, plutdt incer- 
taine et floue : on peut supposer qu'il n'aimait pas trop les Juifs, 
mais qu'il ne cherchait pas non plus a les combattre, d'autant moins 
qu'il se rcndait bien compte des inconvenients que cela pouvait 
presenter sur le plan international. Des concerts et des lectures 
publiques furent autorises en 1957-1958 dans un grand nombre de 
villes (ainsi, « en 1961, pres de 300 000 personnes assisterent a des 
soirees litteraires et a des recitals de chansons juives») 17 ; mais, 
dans le meme temps, on interdit la diffusion en URSS du journal 
Volkstimme, publie a Varsovie, coupant ainsi tout lien avec 1' ac- 
tuality juive internationale lx . En 1954, apres une longue inter- 
ruption, parut la traduction russe du Petit Motl de Cholem 
Aleichem, puis d'autres livres du meme auteur traduits en plusieurs 
langues ; ses oeuvres completes, publiees en 1959, beneficierent 
d'un tirage important. Bien que d'orientation strictement officielle, 
une revue en langue yiddish, Sovietisch Heimland, vit le jour a 
Moscou en 1961. Les ceuvres d'auteurs juifs fusilles furent publiees 
aussi bien en yiddish qu'en russe, et Ton put entendre des chansons 
juives a la radio 1 ''. En 1966, « pres de cent ecrivains juifs vivent en 
URSS », ils ecrivent en yiddish, mais « presque tous ces auteurs 
s'expriment aussi en russe en tant que journalistes ou traducteurs », 
et « beaucoup enseignent dans les ecoles russes 2 " ». Le theatre juif 



16. S. Schwartz*, p. 238. 

17. Ibidem, pp. 283-87 ; PEJ, t. 8, p. 258. 

18. S. Schwartz, p. 281. 

19. E. Finkektein, levrei v SSSR : Pout v Dvadtsat pcrvyi' vek [Les Juifs en URSS : 
vers le xxi 1 " Steele], Strana i mir, Munich. 1989, n" 1, pp. 65-66. 

20. L Shapiro, pp. 379-380. 



452 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

ne se reconstitua qu'en 1966. Et en cette meme annee 1966, 
S. Schwartz definit les Juifs comme des « orphelins culturels 21 ». II 
est vrai qu'un autre auteur note avec amertume : « On ne peut 
expliquer par la seule politique officielle le manque d'enthousiasme 
et d'interet... de larges couches de la population juive» pour les 
initiatives culturelles de l'epoque. « En ccs annees-la, les acteurs 
juifs se produisaient, a de rares exceptions pres, devant des salles 
a moitie vides. Les livres des ecrivains juifs se vendaient mal 22 . » 
Pour ce qui concerne la religion juive, la politique de Khrouch- 
tchev fut tout aussi retorse, mais beaucoup plus intransigeante. La 
religion juive representait un objectif parmi d'autres dans l'assaut 
mene" contre la religion en general, et on sait les dcgats qu'il causa 
a la religion orthodoxe. Plus aucun etablissement de formation du 
clerge a partir des annees 30, comme pour toutes les autres religions 
avant la guerre. Une 6cole rabbinique fut ouverte a Moscou en 
1957 ; elle n'accueillit que 35 etudiants qui furent par la suite syste- 
matiquement expulses, notamment par la privation du droit de 
resider a Moscou. La publication des livres de priere, la production 
d'objets du culte furent soumises a toutes sortes d'entraves. 
Jusqu'en 1956, les boulangeries d'Etat avaient fabrique le pain 
azyme pour la Paque juive ; des mesures d' interdiction partielles 
furent prises a partir de 1957, et furent generalisees en 1961. 
Recevoir par la poste du pain azyme de l'etranger fut tantot 
autorise, tantot interdit - on alia meme jusqu'a obliger les destina- 
taires de ces envois a exprimer dans la presse leur refus indigne 23 . 
- Des synagogues furent fermees dans de nombreuses villes. « En 
1966, il ne restait plus que soixante-deux synagogues en URSS 24 . » 
Cependant, les autorites n'oserent pas les fermer a Moscou, 
Leningrad, Kiev, ni dans les capitales des autres republiques. Et 
dans les annees 60, d'importantes ceremonies religieuses furent 
celebrees a l'occasion des grandes fetes qui rassemblaient dans les 
rues, autour des synagogues, des foules nombreuses (de dix a 
quinze mille personnes 25 )- S. Schwartz note qu'au cours des 
annees 60 la vie religieuse des Juifs sovietiques etait en plein 



21. 5. Schwartz, pp. 280. 288. 

22. E. Finkelsiein, p. 66. 

23. S. Schwartz, pp. 304-308. 

24. PEJ, t. 8, p. 259. 

25. L Shapiro, p. 258. 



JUSQU'A LA GUERRE DES SIX JOURS 453 

declin, mais, avec la largeur de vues qui le caracterise, il ajoute 
qu'il s'agissait la de l'aboutissement d'un long processus dc secula- 
risation des consciences initie des la fin du xix e Steele (il precise 
encore que la meme evolution avait eu lieu en Pologne entre les 
deux guerres, alors que ce pays etait tout sauf communiste 26 ). - La 
confession juive en URSS tut privee d'une direction centrale 
unique ; mais, en cas de besoin - lorsqu'il s'agissait de faire croire 
au mondc que les Juifs d'URSS baignaient dans la prosperity ou 
de s'elever avec indignation contre la menace de guerre atomique -, 
le pouvoir sovietique savait faire pression efficacement sur les 
rabbins les plus en vue 27 . « Le pouvoir sovietique a utilise plus 
d'une fois les autorites religieuses pour servir ses fins en matiere 
de politique etrangere. » C'est ainsi qu'«en novembre 1956, un 
groupe de rabbins publia une protestation a propos de la campagne 
du Sinai [d' Israel] 28 ». 

Apres la crise de Suez, en 1956, la situation de la religion juive 
en URSS devint encore plus difficile : la mode etait alors a la « lutte 
contre le sionisme ». En tant que tel, comme une des variantes du 
socialisme, le sionisme aurait pu entretenir des relations presque 
fraternelles avec le Parti de Marx et de Lenine. Mais, ayant decide" 
a partir du milieu des annees 50 de s'assurer l'amitie des peuples 
arabes, les dirigeants sovietiques furent conduits a mener un combat 
acharne contre le sionisme. Pour autant, aux yeux des masses sovie- 
tiques, celui-ci ne representait qu'unc notion vague ct abstraite, 
quelque chose de tres lointain. Alors, pour donner corps et consis- 
tance a ce combat, on presenta le sionisme sous la forme d'un 
condense des cliches traditionnels sur les Juifs. Aux attaques 
dirigces contre ce pretendu sionisme se melerent ainsi des motifs 
ouvertement antisemites. Si, au cours des annees 20 et 30, 
la religion juive avait ete relativement moins persecuted que 
l'orthodoxe, l'annee 1957 fut marquee, selon un observateur 
etranger, par « une forte recrudescence de la lutte contre le 
judai'sme », « un tournant dans la persecution de la religion juive », 
« des attaques non seulement contre la religion juive, mais contre 



26. S. Schwartz, p. 290. 

27. Ibidem, pp. 294-296. 

28. PEJ. t. 8, p. 258. 



454 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

les Juifs en general 29 ». - Un Episode de cette campagne fit alors 
grand bruit : la publication en 1 963, en ukrainien, par les editions 
de 1'Academie des sciences d'Ukraine, d'une brochure intitulee 
Le judaisme tel qu'il est, tiree a 12 000 exemplaires. Ses illustra- 
tions - des caricatures explicitement antijuives - provoquerent un 
tolle dans le monde entier, y compris parmi les « amis » commu- 
nistes (finances par Moscou). Les leaders des Partis communistes 
des Etats-Unis ct de Grande-Brctagne pousserent des cris indignes, 
de meme que L'Humanite, L'Unita, un journal prochinois de 
Bruxelles et de nombreuses autres voix, tandis que la Commission 
des droits de l'homme de 1'ONU exigeait des explications du repre- 
sentant de 1' Ukraine. De son cote, 1' Association culturelle juive 
internationale reclama que l'auteur et l'illustrateur de cette 
brochure fussent traduits en justice. La partie sovietique fit long- 
temps la sourde oreille, arguant qu'a part les illustrations - et 
encore - « ce livre [meritait] un jugement globalement positif 30 ». 
Mais la Pravda dut finir par admettre que « cette brochure... mal 
preparee » comportait « une serie de jugements errones... et que ses 
illustrations pouvaient heurter les sentiments des croyants et preter 
le flanc a des accusations d'antisemitisme », alors que, « comme 
tout le monde le sait, ce probleme ne se pose pas et ne peut pas se 
poser dans notre pays 31 » ; dans le meme temps, on pouvait lire 
dans les lzvestia que, malgre les defauts du texte, « l'idee centrale... 
ne peut soulever aucune contestation 32 ». 

On proceda egalement a quelques arrestations de Juifs religieux, 
accuses d'« espionnage au profit d'un Etat capitaliste » [Israel], et 
les synagogues furent designees comme les « couvertures de 
di verses "operations" criminelles" » - pour semer encore un peu 
plus la peur parmi les autres Juifs. 



29. AntisemitskiV pamflct v Sovctskom Soiouze [Le pamphlet antis^mite en Union 
sovietique]. Sotsialislitcheskii vestnik, 1965, n"4, p. 67. 

30. Ibidem, pp. 68-73. 

31. La Pravda, 1964, 4 avril, p. 4. 

32. Les lzvestia, 1964, 4 avril, p. 4. 

33. 5. Schwartz, p. 303. 



JUSQU'A LA GUERRE DES SIX JOURS 455 

II ne restait plus de Juifs aux postes les plus en vue, mais on 
pouvait en trouvcr encore beaucoup a des postes de moindre 
responsabilite, quoique tres convokes. (Et meme si, par exemple, 
Veniamine Dymchitz resta a la tete du Gosplan a partir de 1962, 
cumulant cette fonction avec celle de vice-president du Conseil des 
ministres de l'URSS et de membre du Comite central de 1961 a 
1986 34 ). II faut dire que les Juifs avaient ete si nombreux a entrer 
« a la Tcheka, au NKVD, au ministere de l'lnterieur..., que meme 
apres les purges les plus radicales, quelques-uns furent miraculeu- 
sement preserves, comme par exemple le fameux capitaine Ioffe 
qui avait oeuvre dans les camps de Mordovie' 5 ». 

D'apres le recensement general de 1959, on comptait alors en 
URSS 2 268 000 Juifs. (II est vrai que certains contestent ce 
chiffre : « Tout le monde sait... qu'il y a plus de Juifs en URSS que 
n'en denombrent les recensements », car le jour oil ceux-ci sont 
effectues, chacun peut se declarer non pas d'apres son passeport, 
mais comme il veuP b .) - 95,3 % d'entre eux vivaient dans les villes, 
alors qu'ils etaient 82 % en 1926 et 87 % en 1939". On peut meme 
ajouter, en anticipant de quelques annees, que, selon le recensement 
de 1970, « l'augmentation du nombre des Juifs residant a Moscou 
et Leningrad ne s'explique probablement pas par un accroissement 
naturel de leur population, mais par la migration (malgre toutes les 
limitations imposees par 1'autorisation de residence) en provenance 
d'autres villes du pays ». Au cours de ces onze annees, la ville de 
Kiev accueillit egalement « au moins plusieurs milliers de Juifs. Le 
processus de concentration des Juifs dans les grandes villes se 
poursuit depuis plusieurs decennies' 8 ». 

A ceux qui connaissent la difference du niveau de vie en URSS 
entre ville et campagne, ces donnees diront quelque chose. 
G. Rosenblum, redacteur en chef du journal populaire israelien 
Ediot Akhronot, cite le recit presque comique que fit l'un des 
ambassadeurs d' Israel a Moscou de son voyage a travers l'URSS 



34. EJR, t. l,p.448. 

35. R. Rutman, Koltso obid [L'anneau des humiliations], Novyi' journal. New York. 
1974, n° 117, p. 185. 

36. /. Domalski, Tekhnologia nenavisti [Technologic de la haine], VM, 1978, n° 26. 
pp. 113-114. 

37. PEJ, t. 8, p. 298, 300. 

38. /. Liast, Alia iz SSSR [L'alia d'URSS - provisions demographiques], « 22 », 1981. 
n°21, pp. 112-113. 



456 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

au milieu des annees 60. Dans un grand sovkhoze de la region de 
Kichinev, on lui fait savoir que « les Juifs qui travaillent ici 
souhaitent le rencontrer. II est fort rejoui d'apprendre que des Juifs 
travaillent dans un sovkhoze » (pour Israel, aimer le travail de la 
terre est bon signc). II poursuit son recit : « On me presenta trois 
Juifs... : le premier etait caissier, le second redigeait le journal 
mural du sovkhoze, et le troisieme s'occupait de gestion. Je n'en 
vis pas d'autres. Autrcment dit, les Juifs continuaient de faire ce 
qu'ils avaient toujours fait. » G. Rosenblum confirme ce propos : 
« La masse des Juifs sovietiques s'est detournee du travail 
manuel™. » - Et L. Shapiro de conclure : « Les tentatives d'orienter 
les Juifs vers le travail de la terre, ce qu'on a appele le processus 
d'agrarisation, se sont soldees par un echec malgre tous les efforts 
deployes par les organisations juives et... les subventions de 
l'Etat 40 . » 

A Moscou, Leningrad, Kiev, les villes les mieux nanties a la fois 
sur le plan materiel et sur le plan culturel - par comparaison avcc 
le reste du pays, y compris les autres centres urbains -, les Juifs 
representaient, d'apres le reccnsement de 1959, respectivement 
3,9 %, 5,8 % et 13,9 % de la population - ce qui n'est pas peu, si 
Ton considere qu'en 1959 les Juifs ne representaient plus que 1,1 % 
de la population globale de l'URSS 41 . 

C'est cette concentration tres elevce - a hauteur de 95 % - des 
Juifs dans les villes, qui explique leur reaction douloureuse face au 
« systeme d' interdictions et de limitations mis en place des le debut 
des annees 40 », tel que nous l'avons mentionne au chapitre 
precedent. Et, « bien que ces reglements limitatifs n'aient jamais 
ete publies et que les autorites se soient toujours obstinees a nier 
leur existence, ils empecherent reellement les Juifs d'acceder a de 
nombreux domaines d'activite, de nombreuses professions, de 
nombreux postes 42 ». 

On raconte qu'une rumeur commenca a circuler alors parmi les 
Juifs, selon laquelle Khrouchtchev aurait declare dans un discours 
(non public) qu'« il y aurait autant de Juifs dans les universites que 



39. G. Rosenblum, V. Perelman, Krouchenie tchouda : pritchiny i sledstvia* [L'effon- 
drement d'un miracle : causes et consequences), VM. 1977, n° 24, p. 120. 

40. L. Shapiro, p. 346. 

41. PEJ, t. 8, p. 300. 

42. E. Finkelstein, p. 65. 



JUSQU'A LA GUERRE DES SIX JOURS 457 

dans les mines 4 ' ». II est possible que Khrouchtchev ait lache ce 
genre de propos - c'etait tout a fait son style -, mais la mesure 
qu'il impliquait ne fut jamais mise en ceuvre. En revanche, il est 
vrai qu'au debut des annees 60, alors que le nombre d'etudiants 
juifs avait augmente dans 1'absolu, lcur nombre relatif avait 
diminue de fa^on significative par comparaison avec la situation 
d'avant-guerre : alors qu'en 1936, la proportion des Juifs parmi les 
etudiants etait 7,5 fois plus elevee que cclle des Juifs par rapport 
au reste de la population du pays 44 , ce chiffre etait desormais tombe 
a 2,7. Ces nouvelles statistiques sur la repartition par nationality 
des etudiants et des eleves de Tense ignement secondaire furent 
publiees pour la premiere fois apres la guerre dans 1'annuaire 
L'Economie de I'URSS en 1963 45 , et mises a jour chaque annee 
jusqu'en 1972. Au cours de l'annee universitaire 1962-1963, les 
etudiants juifs occupaient, en donnees absolues, la quatrieme place 
derriere les trois nations slaves : 79 300 sur 2 943 700 etudiants 
(soit 2,69 % de l'ensemble). L'annee suivante, ils etaient 82 600, 
alors que le nombre total d'etudiants en URSS etait de 3 260 700 
(soit 2,53 %). Cette proportion resta pratiquement inchangee 
jusqu'en 1969-1970 : 101 100 Juifs pour 4 549 900 etudiants, puis 
elle commence a decroitre - en 1972-1973 : 88 500 pour 4 630 200 
(soit 1,91 %Y'\ (Notons au passage que cette diminution coincide 
chronologiquement avec le debut de 1'emigration juive vers Israel.) 
La proportion des Juifs dans la recherche scientifique se mit 
egalement a chuter au cours des annees 60 : 9,5 % en 1960 ; 6,1 % 
en 1973 47 . - Au cours de cette periode, « l'art et la litt6rature sovie"- 
tiques comptent des dizaines de milliers de noms juifs 48 » : 8,5 % 
des ecrivains et des journalistes ; 7,7 % des artistes et des peintres. 
Egalement plus de 10 % des juges et des avocats ; pres de 15 % 
des medecins 4y . (Les Juifs sont par tradition nombreux a exercer la 



43. N. Shapiro, Slovo riadovovo ievrei'a [Le temoignage d'un Juif ordinaire], Rousskii 
antisemitizm i ievrei, Londres, 1968, p. 55. 

44. PEJ, t. 8, p. 190. 

45. Moscou, 1965, p. 579. 

46. Statistiques pour ['annee 1969, Moscou, 1970, p. 690 ; pour l'annee 1972, 
Moscou, 1972, p. 651. 

47. /. Domalski, p. 120. 

48. E. Finkelstein, p. 66. 

49. A. Nov, J. Nioul, Ievrei'skoi'e nacelenie SSSR [La population juive d'URSS], Ievrei 
v Sovietskoi Rossii (1917-1967), Israel, 1975, p. 180. 



458 DEUX S1ECLES ENSEMBLE 

medecine, mais, a cette epoque ou la « psychiatrie sovietique », de 
sinistra memoire, commen^ait a jeter des gens sains d'esprit dans 
des asiles de fous, qui, helas, en constituait le personnel ? - Passant 
en revue les « professions juives », M. Heifetz ecrit ceci : « La 
psychiatrie, c'est le monopole des Juifs, m'a dit un ami psychiatre, 
un Juif, peu avant mon arrestation ; mais, ces derniers temps, par 
decision administrative, on s'est mis a nous envoyer des Russes. » 
Et il cite des exemples : le psychiatre le plus important de 
Leningrad, le professeur Averbuch, se rend regulierement au KGB 
pour y effectuer des expertises ; a Moscou, c'est le fameux Lunz ; 
a Kalouga, c'est Lifchitz et « toute sa clique juive ». - (Quand 
Heifetz fut arrete, sa femme se mit a la recherche d'un avocat 
« accredite », c'est-a-dire mandate par le KGB pour s'occuper d'af- 
faires politiques, et « elle ne put trouver un seul Russe », tous les 
avocats de ce genre etaient juifs 50 .) 

En 1956, Fourtseva, qui exercait a l'epoque les fonctions de 
premier secretaire du Parti a Moscou, « se plaignit de ce que, dans 
certaines institutions, le personnel etait compose de Juifs pour plus 
de la moitie 51 ». (Pour reequilibrer les plateaux de la balance, je 
dirai ceci : a cette epoque-la, la presence des Juifs dans l'appareil 
sovietique n'etait pas une mauvaise chose. Aussi obtuse qu'impi- 
toyable, la bureaucratie sovietique a toujours ete tournee contre les 
individualites, les personnes vivantes, les usagers. Et les fonction- 
naires russes, figes dans leurs prerogatives, saisissaient n'importe 
quel pretexte pour opposer leur refus categorique a toute requete ; 
tandis que les fonctionnaires juifs etaient bien plus accessibles a 
la dimension humaine des choses, avec eux les choses pouvaient 
s'arranger.) - L. Shapiro rapporte que des plaintes s'eleverent parce 
que, dans les republiques non russes, les Juifs etaient evinces des 
structures de pouvoir par les elites locales 52 , - mais il s'agissait la 
de la mise en ceuvre d'une politique generate qui touchait les 
Russes de la meme maniere. 

On ne peut s'empecher de penser a l'Amerique de ces annees- 
la. En 1965, la section new-yorkaise du Comite juif americain mena 
une enquete officieuse parmi plus de mille cadres superieurs de 



50. M. Heifetz, Mesto i vremia (icvrei'skie zametki)* [Le lieu et le temps (recits d'un 
Juif)). Paris, 1978, pp. 63-65, 67, 70. 

51. /.. Shapiro, p. 363. 

52. Ibidem. 



JUSQU'A LA GUERRE DES SIX JOURS 459 

cinquante banques de cette ville, apres quoi elle adressa a celles-ci 
une protestation parce qu'on ne comptait que 3 % de Juifs parmi 
les personnes interrogces, alors que les Juifs representaient le quart 
de la population new-yorkaise : autrement dit, le numerus clausus 
n'etait pas respecte. Alors le president de 1' Union des banques de 
l'Etat de New York lui repliqua que les banques ne recrutaient pas 
leur personnel en fonction « de la race, de la confession, de la 
couleur de peau ou de l'origine nationale », ni ne prenaient en 
compte ces criteres. (Notons que, deux ans auparavant, le Comite 
juif avait procede au meme type de sondage dans cinquante des 
plus importants services municipaux des Etat-Unis, et en 1964 dans 
des firmes industrielles de la region de Philadelphie 53 .) 

Mais revenons aux Juifs sovietiques. Apres avoir Emigre hors 
d'URSS, beaucoup d'entre eux se sont prevalus de leurs activites 
passees dans la presse, l'edition, le cinema. C'est ainsi qu'un auteur 
juif nous apprend que « c'est grace a lui [Syrokomski] que tous les 
postes de responsabilite a la Literatournaia gazeta furent occupes 
par des Juifs 54 ». 

Cependant, vingt ans plus tard, on pouvait lire ceci : « Le nouvel 
antisemitisme prenait de Tampleur... et dans la deuxieme moitie 
des annees 60, il constituait une entreprise organisee de deconside- 
ration, d'humiliation et d'isolemcnt de tout un peuple 55 . » 

Alors, comment rassembler tous ces morceaux ? Comment se 
forger une opinion impartiale ? 

Mais voici que les spheres superieures de l'economie se mirent 
a emettrc des signaux qui alarmerent fortement les Juifs. « La 
tendance a la concentration des Juifs dans certains secteurs de la 
vie economique, phenomene bien connu de la sociologie juive, 
s'observait encore en URSS 56 . » Or, dans les annees 60, notre cher 
Nikita se rendit soudain compte que l'economie sovietique avait 
ete mise en coupe reglee par des voleurs et des filous. 

« Lancee en 1961, la campagne contre le "pillage de la propriete 
sovietique", revetit un caractere ouvertement antisemite 57 . » Le 



53. New York Times, 1965, October 21, p. 47. 

54. V. Perelmun, liberalakh v sovetskikh verkhakh [A propos des liberaux parmi 
l'&ite sovietique], VM, New York, 1985, n° 87, p. 147. 

55. E. Finkelstein, p. 66. 

56. L. Shapiro, p. 362. 

57. PEI.t.8, p. 261. 



460 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

Soviet supreme decreta une serie de mesures repressives, d'abord 
contre le « trafic de devises », ensuite contre les pots-de-vin, qui 
furent bientot rendus passibles de la peine capitale, puis celle-ci 
fut etendue aux faits anterieurs a ces decisions (voir, par exemple, 
1 'affaire Rokotov-Fa'ibichenko). Des la premiere annee, des 
condamnations a mort furent prononcees - onze a Tissue des neuf 
premiers proces, dont « six, peut-etre, a l'encontre de Juifs 58 ». 
U Encyclopedic juive est plus affirmative : « En 1961-1964, 39 Juifs 
furent condamnes a mort pour crimes dconomiques en RSFSR, 79 
en Ukraine et 43 dans le reste des republiques de 1'URSS 59 . » Dans 
ces proces, « l'ecrasante majorite des accuses etaient des Juifs ». 
(Conformement a la procedure judiciaire, on publiait les noms 
usuels des accuses precedes de leur prenom et de leur patronyme, 
du coup « on voyait tout de suite que c'etaient des Juifs 60 ».) 

Sur les 46 accuses du grand proces de Frounze, en 1962, 19 
etaient probablement des Juifs. « II n'existe aucune raison de penser 
que cette nouvelle politique fut orientee specifiquement contre les 
Juifs. Mais elle revetit d'emblee un caractere antisemite » - sans 
doute par suite de la publication de l'identite complete des accuses, 
car ni les autorites judiciaires, ni le pouvoir, ni la presse ne se 
permirent a aucun moment la moindre attaque explicite contre les 
Juifs. Et si la Kirghizie sovietique a ecrit : « lis occupaient des 
postes differents, mais etaient etroitement lies entre eux », on ne 
peut que s'interroger : mais en quoi done etaient-ils etroitement 
lies... ? De cela, le journal ne pipe mot, laissant au lecteur le soin 
de le deviner, lui suggerant done simplement que le noyau de 1' or- 
ganisation criminelle etait constitue de gens "etroitement lies entre 
eux" - par quoi done ? « par leur nationalite juive » ? ou « pour 
mettre en avant la responsabilite des Juifs 61 » ? Mais des gens 
peuvent aussi bien etre « etroitement lies entre eux » par des 
combines, des machinations, l'envie de se faire de l'argent. Et 
comme e'est etrange : personne n'avance 1' argument de leur 
possible innocence. Tandis que les nommer, e'est s'acharner contre 
les Juifs ! 



58. 5. Schwartz, pp. 326-27, 329. 

59. PEJ, 1.8, p. 261. 

60. N. Shapiro, p. 55. 

61. S. Schwartz, pp. 330-333. 



JUSQITA LA GUERRE DES SIX JOURS 461 

Puis vient 1' affaire des trafiquants de devises de Vilnius en 
Janvier 1962. La, tons les accuses etaient des Juifs (au cours du 
proces, on dissimula les noms des membres de la nomenklatura non 
juive : precede typiquement sovietique). Cette fois, l'accusation 
comportait un aspect ouvertement antijuif : « Les transactions 
avaient lieu a la synagogue, les differends 6taient tranches par le 
rabbin 62 . » 

S. Schwartz ne veut voir dans ces proces que de l'antisemitisme 
exacerbe, oubliant « la tendance a la concentration des Juifs dans 
certains secteurs de la vie economique ». - L'ensemble de la prcsse 
occidentale adopta le meme point de vue, parlant de violente 
campagne dirigee contre les Juifs, de / 'humiliation et de la mise a 
Vecart de tout un peuple ; et Bertrand Russell adressa une lettre de 
protestation a Khrouchtchev - qui lui repondit publiqucment 6 '. 
Mais, apres cela, les autorites sovietiques hesiterent fortement, 
semble-t-il, a toucher aux Juifs. 

On declara en Occident que rantisdmitisme officiel etait « le 
problcme le plus grave » en URSS (sans voir qu'il existait dans ce 
pays des problcmes peut-etre plus graves encore), voire « la 
question la plus occultee ». (Des questions occultees, il y en avait 
pourtant une foultitude, de la « dekoulakisation » massive a Y« ex- 
perience » nucleaire effectuee sur des troupes sovietiques a Totsk 
en 1954, en passant par T abandon a l'ennemi de trois millions de 
soldats de TArmee rouge en 1941.) Bien sur, apres Staline, le Parti 
communiste ne se permit plus de declarations ouvertement antise- 
mites. Sans doute y eut-il des « conferences fermees » et des 
« stances d' instruction » pour abonder dans ce sens - e'etait bien 
dans le style sovietique. Mais e'est Salomon Schwartz qui a raison 
quand il dresse le bilan de tout cela en ces termes : « La politique 
antijuive du pouvoir sovietique n'a pas de fondement rationnel » et 
sa volonte d'etouffer la culture juive « peut sembler etrange. 
Comment expliquer une politique aussi insensee 64 ? ». 

On peut l'expliquer en partie : alors que tout ce qu'il y avait de 
vivant dans le pays etait etouffe, pouvait-on s'attendre a ce qu'un 
peuple aussi vivant, aussi dynamique ne subisse pas le meme sort ? 



62. Ibidem, pp. 333-34. 

63. La Pravda. 1963, l« mars, p. 1. 

64. S. Schwartz, pp. 421-22. 



462 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

A cela s'ajouterent dans les annees 60 des considerations de poli- 
tique internationale : il fallait faire campagne contre Israel. On 
inventa un terme commode, ambigu et flou, l'«antisionisme», et 
celui-ci fit figure d'« epee de Damocles suspendue au-dessus de 
tous les Juifs sovietiques 65 ». Une campagne de presse contre le 
« sionisme » devenait des lors inattaquable : comment prouver qu'il 
ne s'agissait la, tout bonnement, que d'antisemitisme ? Cependant, 
le danger etait bien reel : « Le sionisme est 1'arme de l'imperialisme 
americain. » Les Juifs se trouverent contraints « d'apporter, direc- 
tement ou indirectement, la preuve de lcur loyalisme, de persuader 
d'une fa$on ou d'une autre leur entourage qu'ils n'entretenaient 
aucun rapport avec leur propre identite juive, ni a plus forte raison 
avec le sionisme 6 ''. » 

Les Juifs sovietiques ordinaires sentaient de lourdes menaces 
peser sur leurs epaules ; l'un d'eux a su trouver des mots tres justes 
pour exprimer ce sentiment : « A la suite de toutes ces annees de 
mauvais traitements et d'humiliations, les Juifs developperent une 
sorte de complexe de persecution quand ils avaient affaire a des 
non Juifs. Ils etaient prets a voir partout des allusions a lcur appar- 
tenance nationale... Les Juifs ne peuvent jamais faire etat en public 
de leur appartenance, et il est officiellement admis qu'il faut la taire 
comme s 1 il s'agissait d'une sorte de tare, d'un passe criminel 67 . » 

Les esprits furent profondement frappes par les evenements 
survenus en octobrc 1959 a Malakhovka, bourgade « situee a une 
demi-heure de Moscou..., qui comptait 30 000 habitants, dont prcs 
de 10 % de Juifs... Dans la nuit du 4 octobre, un incendie se declara 
dans les combles de la synagogue et... dans la maison du gardien 
du cimetiere juif... La femme du gardien perit dans les flammes. 
Au cours de la meme nuit, des tracts furent placardes sur les murs 
et semes dans les rues de Malakhovka : "On ne veut plus de Juifs 
dans le commerce... Nous les avons sauves des Allemands... Ils 
sont devenus tellement arrogants que le peuple russe ne sait plus... 
dans quel pays il vit 6S ». 

Cettc atmosphere de plus en plus lourde entraina 1' apparition 
d'un veritable syndrome, decrit en ces termes par D. Sturman : une 



65. E. Finkelstein, p. 65. 

66. Ibidem, pp. 66-67. 

67. N. Shapiro, pp. 48. 55. 

68. Sotsialislitchcskii vestnik, 1959, n" 12, pp. 240-41. 



JUSQU'A LA GUERRE DES SIX JOURS 463 

partie « des Juifs en arrive a hair l'Etat d'Israel, considerant qu'il 
est responsable de la politique antisemite de l'Union sovietique. Je 
me souviens des propos d'une brillante enseignante juive : "II 
faudrait jeter une bonne bombe sur ce fichu Israel, notre vie en 
deviendrait plus facile 69 " ». 

Mais cc genre d' attitude inacceptable reste exceptionnel. En 
regie generate, la campagne antisioniste provoqua « le renfor- 
cement de la conscience nationale des Juifs et un regain de 
sympathie pour Israel, considere comme l'avant-poste de la 
communaute juive dans son ensemble 70 ». 

Certains avancent un autre type d'explication pour comprendre 
la situation des Juifs au cours de ces annees-la : oui, sous 
Khrouchtchev, « les Juifs cesserent de craindre pour leur vie », mais 
« les fondements d'un nouvel antisemitisme furent poses » : la 
jeune generation de la nomenklatura, combattant pour ses privileges 
de caste, « s'efforcait d'occuper les postes de responsabilite dans 
les domaines de la culture, de la science, du commerce, des 
finances, etc. Et c'est la que se produisit la "rencontre" de la 
nouvellc artistocratie sovietique avec les Juifs dont le role dans ces 
spheres d'activite avait toujours ete important ». Car « la structure 
sociale de la population juive, concentree essentiellement dans les 
principaux centres du pays, rappelait a l'elite dirigeante sa propre 
structure de classe 71 ». 

Cette "rencontre" historique eut bel et bien lieu : ce fut la 
« releve de la garde » au sommet de l'URSS, les Russes y 
remplacant les Juifs. Et elle provoqua indubitablement des antago- 
nismes : je me souviens de l'amertume que Ton ressentait dans les 
milieux juifs, a l'epoque de Khrouchtchev, et des sarcasmes que 
Ton y proferait a l'endroit de ces « moujiks » sortis de leur trou et 
parvenus aux plus hauls postes. 

Pourtant, dans l'ensemble, sous l'effet de diverses influences, 
mais aussi de la grande prudence du pouvoir sovietique, autour de 
l'annee 1965, « par son ampleur et son intensite, l'antisemitsime 
sovietique [etait] bien inferieur » a ce que Ton avait pu observer 
« durant les annees de guerre et la periode qui avait immediatement 



69. D. Sturman, Sovictskii antiscmilizm - pritchiny i prognozy [L'antisemitisme 
sovietique - causes et previsions], « 22 », 1978, n° 3, p. 180. 

70. S. Schwartz, p. 395. 

71. £ Finkelsiein, pp. 64-65. 



464 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

suivi », et Ton assistait meme « a la disparition progressive du 
numerus clausus 12 ». - Plusieurs auteurs nous disent que, pendant 
les annees 60, les Juifs sovietiques avaient plutot bon moral. <Ce 
qui contrebalance les propos cites plus haut sur la montee d'un 
« nouvel antisemitisme » au cours de cette meme periode.) - Vingt 
ans plus tard, un autre temoignage confirme cette impression : 
« Pour "les Juifs en general", la penode de Khrouchtchev fut l'une 
des plus paisibles de l'histoire sovietique". » 

« De nombreux cercles sionistes virent le jour dans les annees 
1956-1957 ; ils etaient frequentes par de jeunes Juifs qui, jusque- 
la, n'avaient pas manifeste d'interet particulier pour les questions 
juives ni pour le sionisme. La campagne du Sinai' [1956] marqua 
chez les Juifs d'URSS une etape importante dans l'eveil du 
sentiment national et de la solidarite avec Israel » ; un peu plus 
tard, « le Festival international de la Jeunesse [Moscou, 1957] fut 
un catalyseur de la renaissance du mouvement sioniste en URSS... 
Au cours de la periode comprise entre le Festival et la guerre des 
Six Jours [1967], le mouvement sioniste en URSS ne fit que 
prendre de l'ampleur. Les contacts entre les Juifs sovietiques et 
l'ambassade d'Israel se firent de plus en plus frequents et moins 
risques », « le samizdat juif prit rapidement de l'importance 74 ». 

Au tournant des annees 1950-1960, pendant le «degel» 
khrouchtchevien, les Juifs d'URSS releverent la tete et se libererent 
de la peur qui les avait tenailles pendant la periode de la lutte contre 
le « cosmopolitisme » et l'« affaire des medecins » ; davantage 
encore, « etre juif devint meme tres a la mode » dans la bonne 
societe" moscovite. Le theme juif penetra dans le samizdat ainsi 
que dans les soirees de poesie auxquelles la jeunesse se ruait en 
foule, et Rimma Kazakova s'enhardit jusqu'a proclamer sur scene 
ses origines juives. Prompt a flairer Fair du temps, Evtouchenko 
composa son poeme Babi Yar 15 et se declara juif en esprit. Ce texte 
eut un retentissement considerable aussi bien parmi les Juifs sovie- 
tiques que dans le monde entier. Recite par son auteur au cours 
d'innombrables soirees publiques, il souleva toujours des tonnerres 



72. S. Schwartz, pp. 372. 409. 

73. M. Heifetz, Novate „aristokratia" ? [Une nouvelle "aristocratie" ?], Grani, 
Francfort-sur-le-Main, 1987, n" 146, p. 189. 

74. PEJ, t. 8, pp. 262-63. 

75. R. Rutman, Soviet Jewish Affaires, London, 1974, vol. 4, n°2, p. 11. 



JUSQU'A LA GUERRE DES SIX JOURS 465 

d'applaudissements. - Chostavkovitch, qui s'6tait deja souvent 
tourne vers des themes juifs, entreprit de transposer le poeme d'Ev- 
touchenko en symphonic Celle-ci fut jouee devant un public 
restreint. - Babi Yar fut ressenti par les Juifs d'URSS - et d'ailleurs 
- comme une onde vivifiante, « un acte revolutionnaire..., une 
contribution a l'eveil de I* opinion publique en Union sovietique », 
«l'evenement le plus important depuis la fin de 1' "affaire des 
medecins" 7 '' ». 

En 1963-1964, le theme juif reprit le chemin des maisons 
d'edition avec la publication de L'Ete dans les pinedes, d'Anatoly 
Rybakov, et du journal de Macha Polnik 77 (« un plagiat manifeste 
du Journal d'Anne Frank 18 »). 

« Apres la destitution de N. Khrouchtchev, la politique du 
gouvernement a 1'egard des Juifs devint moins dure. La religion 
juive fit l'objet d'attaques moins virulentes, les interdictions de 
confectionner le pain azyme furent presque partout levees... La 
campagne contre la criminalite economique cessa progressi- 
vement... » Neanmoins, « la presse sovietique lanca une campagne 
contre la propagande sioniste parmi les Juifs sovietiques et contre 
leurs liens avec l'ambassade d' Israel 79 ». 

Toutes ces fluctuations et ruptures au sein de la societe sovietique 
ne passerent pas inapercues des Juifs, au contraire : ils les ressen- 
tirent comme une avancee importante. 

D'apres le recensement de 1959, seulement 21 % des Juifs decla- 
rerent le yiddish comme langue maternelle (en 1926, ils etaient 
72 %) 80 . Dans les annees 70, on pensait encore que « les Juifs de 
Russie, naguere les plus juifs de tous les Juifs, etaient devenus les 
moins juifs d'entre les Juifs 81 ». « L evolution actuelle de la societe 
sovietique menace de detruire le potentiel intellecruel et spirituel des 
Juifs 82 . » Un auteur plus tardif a une formule encore plus juste : aux 
Juifs d'URSS « on ne permet ni de s'assimiler, ni d'etre juifs 81 ». 



76. S. Schwartz, p. 371. 

77. Rcspectivemeni Novy Mir, 1964, n° 12, et Zvezda, 1965, n os 2 et 3. 

78. S. Schwartz, p. 373. 

79. PEJ, t. 8, pp. 262, 264. 

80. Ibidem, pp. 295, 302. 

81. G. Rosenblum, p. 120. 

82. L. Tsigelman-Dymerski, Sovietskii antisemitizm - pritchiny i prognozy [L'antis6- 
mitisme sovietique - causes et previsions], « 22 », 1978, n° 3, p. 175. 

83. /. Stern, op. cit., p. 135. 



466 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

Cependant, tout au long de la periode sovietique, la conscience 
nationale juive ne s'est jamais completement eteinte. 

En 1966, le tres officiel Sovietisch Heimland affirmait que 
« meme les Juifs assimiles, parlant le russe, conservent leurs traits 
particuliers, distincts de ceux des autres couches de la popu- 
lation 84 ». Sans parler des Juifs d'Odessa, de Kiev, de Kharkov qui 
« parfois n'hesitaient pas a se vanter d'etre juifs, allant meme 
jusqu'a refuser de frequenter des goyim 85 ». 

Leon Tumerman, savant 6migre en Israel, se souvient des 
premieres annees du regime sovietique, quand lui-meme « rejetait 
tout nationalisme ». Revenant maintenant sur son passe, il ecrit : 
« Je prends conscience avec etonnement de ce qui m'echappait a 
l'epoque : je croyais etre completement assimile, or tout le cercle 
de mes plus proches amis, ceux a qui je pouvais tout dire, restait 
compose de Juifs 8 ''. » 

La sincerite de ce temoignage ne laisse pas de place au doute. 
J'ai moi-meme pu constater cela, et plus d'une fois. Mais pourquoi 
les Russes devraient-ils s'en offusquer ? 

Un autre auteur juif note encore ceci : en URSS, « les Juifs non 
religieux, toutes tendances confondues, s'accordaient a defendre le 
principe de la "purete de la race" » - et il ajoute : « Rien de plus 
naturel. Des gens pour qui la judeite n'est rien, et qui, de surcroit, 
ne sont pas assimiles, on n'en rencontre pas beaucoup 87 . » 

Tres revelateur egalement, l'aveu de Nathan Chtcharanski peu 
apres son arrivee en Israel : « Je dois largement a ma famille de 
me sentir juif. Notre famille etait assimilee mais n'en restait pas 
moins juive. [Mon] pere etait un journaliste sovietique ordinaire » 
qui « se passionna tellement pour les idees revolutionnaires, "le 
bonheur pour tous" - et pas seulement pour les Juifs - qu'il en 
devint un citoyen sovietique totalement loyal ». Mais en 1967, 
apres la guerre des Six Jours, puis en 1968, apres l'invasion de la 
Tchequoslovaquie, «j'ai soudain pris conscience de ce qui me 
separait de mon entourage non juif..., le sentiment d'une difference 



84. L Shapiro*, op. eft, p. 379. 

85. /. Stern, Dvoi'nai'a otvetstvennost [La double respnnsabilit^l, « 22 », 1981, n°21, 
p. 127. 

86. «22»>*, 1978. n«'l,p. 204. 

87. A. Eterman, Istina s blizkovo rasstoi'ania [La vcrite vue de pres] « 22 », 1987, 
n«52,p. 112. 



JUSQUA LA GUERRE DES SIX JOURS 467 

fondamentale entre ma conscience a moi, Juif, et la conscience 
nationale des Russes* 8 ». 

Et voici encore un temoignage tres penetrant (1975) : « Les 
efforts deployes par 1' intelligentsia juive au cours des cent dernieres 
annees pour se couler dans la forme nationale russe ont 6te en verite 
titanesques. II est vrai qu'elle n'y gagna pas rharmonic interieure, 
au contraire, elle ressentit encore plus durement l'amertume d'etre 
ecartelee entre deux identites nationales. » Et a la « question 
tragique pos6e par Alexandre Blok : "O ma Russie, 6 ma vie, 
devrons-nous errer ensemble ?" - une question a laquellc le Russe 
donne generalement une rcponse sans equivoque -, a cette question 
1' intelligentsia russo-juive repondait, parfois apres un temps de 
reflexion : "Non, pas ensemble. Cote a cote, a certains moments, 
mais pas ensemble !..." Une dette ne remplace pas une patrie ». Et 
cela « permit aux Juifs de garder les mains libres a chaque tournant 
de l'histoire russe 89 ». 

Yoila des propos qui ont le m£rite d'etre honnetes. II ne reste 
qu'a rever que tous les Juifs de Russie aient suffisamment de 
lucidite pour reconnaitre l'existence de ce dilemme. 

Mais, le plus souvent, la question se reduit a celle de l'antisemi- 
tisme : « Alors meme qu'il nous tenait a l'ecart de tout ce qui est 
specifiquement russe, l'antisemitisme [en URSS] nous a en meme 
temps interdit de nous approcher de tout ce qui est specifiquement 
juif... L'antisemitisme est moins dangereux par ce qu'il fait aux 
Juifs (en leur imposant diverses limitations) que par ce qu'il fait 
des Juifs - des etre nevroses, deprimes, complexes, amoindris 90 . » 

En realitc, ceux qui ont pu sortir de cet etat morbide sont ceux 
qui se sont pleinement assumes comme juifs. 

La prise de conscience nationale des Juifs d'URSS avait 
progresse au travers des epreuves que le xx e siecle avait imposees 
a ce peuple. C' avait d'abord ete l'immense Catastrophe que repre- 
senta pour lui la Seconde Guerre mondiale. (Les efforts deployes 
par le pouvoir sovietique pour taire ou masquer la realite eurent 
pour effet d'en retarder la prise de conscience parmi les Juifs.) 



88. «22», 1986, n°49. pp. 111-112. 

89. B. Orlov, Ne te vy outchili alfavity [Vous n'avcz pas appris le bon alphabet], VM, 
Tel-Aviv, 1975, n" 1, pp. 129, 132-33. 

90. V: Bogouslavski, « 22 >», 1985, n" 40, pp. 133, 134. 



468 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

Un deuxieme coup lui avait ete porte par la campagne contre les 
« cosmopolites » en 1946-1950. 

Puis c'avait ete la menace d'une terreur generalisee a laquelle 
mit fin la mort du tyran, survenue aussitot apres. 

Mais, avec le « degel » des annees Khrouchtchev, puis, sans lui, 
pendant les annees 60, les Juifs sovietiques commencerent a 
redresser la tete et a assumer leur identite. 

Des la seconde moitie des annees 50, « la sensation grandissante 
d'amertume qui avait envahi de larges couches de la population 
juive sovietique » eut pour effet de « renforcer le sentiment de soli- 
darite nationale 91 ». 

Mais « ce n'est qu'a la fin des annees 60 qu'un tout petit groupe 
d'intellectuels russes, scientifiques de surcroit (parmi lesquels 
se detache incontestablement la figure d' Alexandre Voronel) 
entreprit... de restaurer la conscience nationale juive en Russie 92 ». 

Et c'est a ce moment-la qu'eclata, soudaine, rapide, victorieuse 
- un veritable miracle ! - la guerre des Six Jours. Le prestige 
d' Israel atteignit alors son le zenith aux ycux des Juifs sovietiques 
qui se sentirent lies a lui par le cceur et par le sang. 

Mais le pouvoir sovietique, exaspere par la defaite honteuse de 
Nasser, declencherent aussitot une fracassante campagne dirigee 
contre le « judaisme-sionisme-fascisme » : desormais, c'etait tout 
juste si les Juifs n'etaient pas tous des « sionistes » ; le « complot 
mondial » sioniste fut considcre comme « l'aboutissement neces- 
saire et inevitable de toute l'histoire juive, de la religion juive 
marquee par son caractere national » ; « le judai'sme est une religion 
qui convient tres bien a ceux qui aspirent a la domination univer- 
selle, parce qu'il a elabore systematiquement une ideologic de la 
superiorite raciale et de l'apartheid 93 ». 

A la campagne de presse s'ajouta la dramatiquc rupture des rela- 
tions diplomatiques avec Israel. Les Juifs sovietiques eurent alors 
de bonnes raisons d' avoir peur : « On avait l'impression qu'on etait 
a la veille d'un appel au pogrom 94 . » 



91. S. Schwartz, p. 415. 

92. G. Fein, V roli vysokopostavlennykh chveilsarov [Dans le role de porticrs haut 
places], VM, Tel-Aviv. 1976. n" 12. p. 144. 

93. R. Nudelman, Sovietskii aiHisemilizm - pritchiny I prognozy [L'afitis^mitisme 
sovielique - causes el previsions], « 22 », 1978, n° 3, p. 144. 

94. E. Finkelstein, p. 67. 



JUSQU'A LA GUERRE DES SIX JOURS 469 

Mais cettc pcur n'etait que superficiclle, et ce qui se produisit, 
en fait, ce fut une nouvelle et incoercible affirmation de leur identite 
nationale par les Juifs. 

« L'amertume, la rancccur, la colerc, la defiance s'etaient tel- 
lement accumulees qu'elle finirent par eclater au grand jour et par 
conduire a la rupture avec ce pays et cette societe - a Immi- 
gration 95 . » 

« La victoire de l'armee israelienne fit en sorte que des milliers 
de Juifs completement assimiles prirent conscience de leur identite 
nationale... Le processus de renaissance nationale se mit en route... 
Dans de nombreuses villes, les groupes sionistes devinrent de plus 
en plus actifs... En 1969, il y eut des tentatives pour creer une 
organisation sioniste a 1'echelle de 1'URSS... Les Juifs qui deman- 
daient a dmigrer en Israel etaient de plus en plus nombreux 96 . » 

Les multiples refus opposes a ces demandes d'emigration 
conduisirent a une tentative de detournement d'avion, le 15 juin 
1970. Le proces qui s'ensuivit peut ctre considere comme ouvrant 
une nouvelle etape dans l'histoire des Juifs sovietiques. 



95. Ibidem. 

96. PEJ, t. 8. p. 267. 



Chapitre 24 

EN RUPTURE 
AVEC LE BOLCHEVISME 



Au debut du xx c siecle, quand 1' Europe se voyait deja sur le 
seuil de la Raison universelle, nul ne pouvait preVoir avec quelle 
force allait exploser, justement en ce siecle, le sentiment national 
chez tous les peuples de la Terre. Et aujourd'hui, un siecle plus tard, 
nous sommes stupefaits, car il nous faut prevoir, non la disparition 
imminente des sentiments nationaux (disparition dont nous ont 
bourre le crane, un siecle durant, les socialistes internationalistes), 
mais bien leur renforcement. 

Mais enfin, la plurinationalite n'est-elle pas pour l'humanite une 
richesse, une diversite ? L'erosion des nations ne serait-elle pas un 
appauvrissement, une entropie de 1' esprit ? (Et les siecles de 
cultures nationales ne seraient plus que des resserres abandonnees, 
inutiles ?). C'est une idee indigente, purement materialiste, qui 
laisse croire que quand tout sera pared, il sera plus facile d'orga- 
niser la vie sur la planete. Peut-etre, mais vivre sera alors beaucoup 
moins plaisant ! 

Cependant, dans l'empire sovietique, on nous a toujours, avec 
une triomphante insistance, rebattu les oreilles avec la fusion, ['uni- 
fication des nations ; on nous a rabache" que, « chez nous », il 
n'existait pas de « questions nationales », ni a fortiori de 
« question juive ». 

Or, la question juive, la question de l'existence trois fois mille- 
naire, hors du commun, d'une nation disseminee de par le monde 
et totalement unie en esprit, qui vit en dehors de toutes les notions 
d'Etat et de territorialite, et, avec cela, qui influe avec une vigueur, 



472 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

une puissance inegalees sur toute l'histoire de l'humanite, en sorte 
que 1'on a dit des Juifs qu'ils etaient l'«axe de l'histoire du 
monde » - comment se ferait-il que cette question n'existat pas ? 
Alors que toutes, rigoureusement toutes les questions nationales 
surgisscnt, jusqu'a celle des Gagaouzcs... ? 

Un doute aussi stupide n'eut jamais pu naitre si, autour dc la 
question juive, a diverses epoques, ne s'etait engage un jeu poli- 
tique, un jeu qui scrvait tel ou tel interet... 

II en fut ainsi chez nous, en Russie. Dans la societe russe pre- 
revolutionnaire, nous l'avons vu, rien que taire la question juive 
etait considere comme de 1'antisemitisme. Mieux encore : dans la 
conscience de la societe russe d' alors, la question juive, vue sous 
Tangle de l'egalite des droits civiques, ou de I'acces a tous les 
droits civiques, etait la question centrale de toute la vie publique 
russe, en tout cas le point sensible dans la conscience de chacun, 
une sorte de revelateur, de reactif. 

Au contraire, avec la montee du socialisme en Europe, toute 
question nationale n'etait plus considdree que comme un irritant 
obstacle sur la voie tracee par cette noble doctrine - ct la question 
juive (rejetee par Marx carrement sur le capitalisme) n'etait 
a fortiori qu'une petite anicroche dont on avait fait une montagne. 
Mommzen temoigne que dans les cercles « du judai'sme socialiste 
occidentalo-russe », comme il dit, a la moindre tentative de debattre 
de la question juive on etait traite de « reactionnaire » et d'« anti- 
semite » (c' etait avant le Bund). 

Ce genre de cliche socialiste en beton transmigra jusqu'en 
URSS. A partir de 1918, sous les communistes, il fut strictement 
interdit dans notre pays - sous peine d'emprisonnement, voire de 
peine capitale - d'evoquer d'une fagon ou d'une autre la question 
juive (exception faite de la sympathie envers les souffrances des 
Juifs sous le tsar, et de l'emotion devant leur volonte agissante de 
s'integrer au communisme). Et les consciences, dans l'intelli- 
gentsia, suivirent librement et de bon gre ce nouveau canon ; les 
autres le suivirent aussi, mais contraintes et forcees. 

Ce prccepte, le pouvoir communiste le maintint sans broncher 
pendant toute la duree de la guerre germano-sovietique : pourquoi 
voulez-vous qu'une quelconque « question juive » ait surgi a ce 
moment-la ? Et cela a dure, car, jusqu'a sa derniere heure, sous 
Gorbatchev, les communistes ont continue a repeter obstinement : 



EN RUPTURE AVEC LE BOLCHEVISME 473 

il n'y a pas, il n'y a absolument pas de question juive ! (a la place 
on avait mis la question « sioniste »). 

Pourtant, des la fin de la Seconde Guerre mondiale, lorsque les 
Juifs sovietiques prirent conscience de 1'ampleur de l'extermination 
juive sous Hitler, et quand se dcploya a la fin des annees 40 la 
campagne stalinienne contre le « cosmopolitisme », s'incrusta dans 
1'esprit de 1' intelligentsia juive que, bien au contraire, la question 
juive en URSS existait, et meme 6 combien ! Et refit surface la 
conception d'avant la revolution : cette question est centrale pour 
la societe russc dans son ensemble et pour la conscience morale de 
chacun en particulier. Elle est tres exactement « la mesure de la 
vraie humanite 1 ». 

En Occident, seuls les chefs de file du sionisme (certains sans 
rompre le lien avec ce socialisme europeen bute), ont parle avec 
certitude, a partir de la fin du xix c siecle, du caractere historique 
unique, dc 1' importance essentielle et immemoriale de la question 
juive. 

Avec 1' apparition de l'Etat d' Israel, les passions qui se sont 
dcchainees autour de lui ont introduit le trouble dans la conscience 
innoccnte des socialistes europeens. 

Ici demandent a etre cites deux exemples modestes, mais qui ont 
fait grand bruit a I'epoque et qui sont significatifs. Au cours de Tun 
de ces fameux « dialogues entre l'Est et l'Ouest » (ceux-ci £taient 
d'habiles creations de la periode de la guerre froide ou, pour 
contredire les intervenants occidentaux, on donnait la parole a des 
fonctionnaires chevronnes ou novices de 1' Europe de l'Est qui 
faisaicnt passer le charabia officiel pour leurs propres emotions et 
convictions), 1'ecrivain slovaque Ladislas Mniatchko - c'etait au 
debut de 1967 -, qui represcntait dignement l'Est socialiste, declara 
fort spirituellement qu'il n'avait jamais eu, ni dans sa vie profes- 
sionnelle ni dans sa vie tout court, de confiit avec le pouvoir 
communiste, sauf une fois, quand on lui avait retire le permis de 
conduire pour infraction aux regies de la circulation. Son contra- 
dicteur francais lui declara alors avec colere qu'il eut assurement 
convenu qu'au moins une fois Mniatchko se rangeat dans 1' oppo- 
sition : quand fut noyee dans le sang 1' insurrection des Hongrois, 



1. V. Levilina, Rousski teatr i evrei [Le theatre russc et les Juifs], Jdrusalem. 
Biblioteka-Alia, 1988, 1. 1, p. 24. 



474 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

ses voisins. Mais non, la repression en Hongrie n'avait pas trouble 
la paix de l'ame de Mniatchko, ne lui avait inspire aucune critique, 
aucune audace. Plusieurs mois passerent apres ce « dialogue », et 
ce fut la guerre des Six Jours. Le gouvernement tchecoslovaque de 
Novotny - de fidelcs communistes - accusa Israel d'etre l'agresseur 
et rompit les relations diplomatiques avec lui. Et que se passa-t-il ? 
Mniatchko, Slovaque marie a une Juive, qui avait tres bien supporte 
l'eerasement de la Hongrie, fut a ce point indigne, agite, qu'il quitta 
sa patrie et, en signe de protestation, s'en alia vivre en Israel ! 

Le deuxieme cxemple se situe la me me annee. Le celebre socia- 
liste fran9ais Daniel Meyer declara dans Le Monde, au moment de 
la guerre des Six Jours, que dorenavant : 1) il a hontc d'etre socia- 
liste puisque l'URSS se dit socialiste (mais quand en URSS on 
exterminait - non pas le peuple, passe encore, mais les socialistes, 
eh bien non, ca ne lui a pas fait honte) ; 2) il a honte d'etre /ran pa /s 
(evidemment, a cause des mauvaiscs orientations de De Gaulle) ; 
3) // a honte d'etre un homme (n'est-ce pas un tantinet exagere ?) ; 
bref, il n'y a qu'une chose dont il n'a pas honte, c'est d'etre juif 2 . 

Nous sommes tout prets a partager et 1' indignation de Mniatchko 
et la colere de Meyer, et nous ne faisons ici que relever le caractere 
extreme de leurs sentiments, compare a la longue periode de tole- 
rance et de complaisance a l'egard du communisme qui avait 
precede. En fait, l'ardeur de leurs sentiments reprcsente elle aussi 
un aspect de la question juive au xx e siecle. 

Et done, peut-on vraiment dire que de question juive « il n'y 
avait pas » ? 

Mais celui qui, tout au long des annees 1950-1980, ecoutait 
les emissions americaines a destination de l'URSS, celui-la avait 
l'impression qu'il n'existait pas dans notre pays d'autre question 
aussi grave que la question juive. (Dans le meme temps, a l'inte- 
rieur meme des Etats-Unis oii « les Juifs peuvent etre considered 
comme la minorite la plus privilegiee » et ou ils « se sont hisses a 
des positions sociales sans precedent, la majorite [des Juifs d'Ame- 
rique] n'en considere pas moins l'aversion et la discrimination 
emanant de leurs compatriotes Chretiens comme une compos ante 
sinistre de la vie moderne 3 » ; mais affirmer cela a haute voix ne 



2. Daniel Meyer, J'ai honte d'etre socialiste, in le Monde, 1967, 6 juin, p. 3. 

3. Michael Medved, The Jewish Question, in National Review, 1997, July 28, p. 53. 



EN RUPTURE AVEC LE BOLCHEVISME 475 

rendrait pas ici un son credible, et c'est pourquoi de question juive 
il n'y a pas, et la soulever, en parler est inconvenant et d£place.) 

II nous faut pourtant nous accoutumer a parler de la question 
juive non pas peureusement et en chuchotant, mais clairement, 
distinctement, en connaissance de cause. Sans nous laisser aller aux 
passions, mais en essayant de penetrer par la sympathie a la fois la 
destinee historique singuliere, tragique, a portee universelle, du 
peuple juif, et notre histoire a nous, les Russes, gorgee elle aussi 
d'immenses souffrances. C'est a cette condition que se dissiperont 
les prejuges mutuels, parfois absolument monstrueux, et que s'ins- 
taurera une paisible lucidite\ 

En travaillant a ce livre, j'ai acquis la conviction que la question 
juive non seulement a ete presente toujours et partout dans l'histoire 
du monde, mais, bien plus, qu'elle ne s'est jamais reduite au cadre 
particulier de la seule nation, comme les autres questions natio- 
nales, mais - est-ce du fait de la foi hebrai'que ? - qu'elle s'est 
toujours imbriquee dans quelque chose qui rejoignait ce qu'il y a 
de plus universel. 

* 

A la fin des annees 60, lorsque je testais mon impression que, 
oui, le regime communiste etait bel et bien condamne, une obser- 
vation me confortait dans cette idee - c'etait de voir combien de 
Juifs s'etaient detournes de lui. 

D y avait eu un temps ou, d'un commun accord et avec insis- 
tance, ils s'etaient employes a soutenir le regime sovietique, et 
1'avenir appartenait indubitablement a celui-ci. Mais voici que les 
Juifs s'etaient mis a s'en detourner, les esprits pensants en premier, 
puis la masse - et cela ne signifiait-il pas que ses annees etaient 
comptees ? Oui, c'etait un signe. 

Quand done cela s'est-il produit que, de soutien inconditionnel 
au regime, les Juifs passerent a 1 'opposition ? 

Faut-il ecrire que les Juifs ont toujours ete pour la liberte ? Non : 
nous en avons vu un trop grand nombre parmi eux qui furent les 
porte-clairons de notre fanatisme. Mais voila qu'ils se detournaient. 
Et, sans eux, le fanatisme bolchevique, qui lui-meme prenait de 
l'age et avait meme cesse d'etre un fanatisme, fut saisi d'une 
nonchalance toute russe et d'une inertie toute brejnevienne. 



476 DEUX S1ECLES ENSEMBLE 

Le pouvoir communiste, apres la guerre germano-sovietique, 
n'avait pas repondu aux attentes des Juifs : il apparut que sous ce 
regime, leur vie etait pire qu'avant. Nous avons vu les etapes 
majeures de cette rupture : - Le soutien de 1' Union sovietique a 
l'Etat nouveau-ne d'Israel galvanisa les Juifs sovietiques. - La 
chasse aux « cosmopolites » (le communisme allait-il ecarter les 
Juifs ? Commengait-il a les persecuter ?) les inquieta fortement, 
mcme si ce furent les intellectuels qui s'emurent, plus que la masse 
des braves gens. - Leffroyable menace du massacre stalinien fut 
une secousse autrement forte, mais elle fut de courte dur6e et 
bientot, miraculeusement, elle se desamor^a. - Pendant les « annees 
des sept boyards* », suivies par celles de Khrouchtchev, les espoirs 
des Juifs firent place au desenchantement, car on sentait qu'on etait 
encore loin d'une amelioration durable. 

Et voici qu'eclata la guerre des Six Jours qui, avec une violence 
toute bibliquc, ebranla le judaisme mondial en general et le 
judaisme sovietique en particulier. Et voici que resurgit et deboula 
comme une avalanche la conscience nationale juive. Apres la 
guerre des Six Jours, « beaucoup de choses changerent... une 
impulsion avait etc donnec pour agir. Lettres et petitions affiuerent 
dans les organismes sovietiques et internationaux. La vie nationale 
reprit : les jours de fete, il devint difficile d'entrer dans les syna- 
gogues, tant el les etaient bondees ; des cercles clandestins d'etude 
de l'histoire, de la culture, de la langue hebrai'ques se constitue- 
rent 4 ». 

Et maintcnant - cette campagne grandissante contre le 
« sionisme », campagne qui deja emboite le pas a celle contre 
l'« imperialisme ». Elle fait apparaitre plus detestable que jamais 
ce stupide bolchevismc dont on finit par se dire : mais d'ou sort-il 
done, celui-la ? 

Certes, bon nombre de Juifs instruits eprouverent de la peine a 
rejeter ainsi le communisme, a se defaire de cet ideal : n'avait-il 



4. Mikhail Kheifels, Mcsto i vremia (evreiskie zamelki) [Le lieu et I'heure (notes 
juives]. Paris, Tretia volna, 1978, p. 174. 

* Au cours de l'histoire russe du xvf siecle, et notamment au Temps des Troubles, 
les inlerregnes furent appeles « Temps des sept boyards », du nom du Conseil de tutelle 
designd par Vassili III en 1533, avant sa mort. Allusion ici a la Direction collective 
assurant la succession de Staline apres sa mort. 



EN RUPTURE AVEC LE BOLCHEVISME 477 

pas ete «une grandiose experience, inauguree en Russie en 1917, 
nourrie d'idees seduisantes et apparemment sublimes, parmi 
lesquelles toutes n'etaient pas, loin de la, nocives, et dont beaucoup 
ont conserve jusqu'a ce jour leur signification positive... Le 
marxisme presuppose l'instruction 5 » ? 

Beaucoup de publicistes juifs se sont longtemps et passion- 
nement raccroches au terme « stalinisme » qui permettait, par 
contraste, de blanchir commodement le pouvoir sovietique a ses 
debuts. Ce ne fut pas chose facile que de se defaire de cet affec- 
tionne et coutumier vocable - mais est-il encore deracinable ? 

II y eut des tentatives d'elargir l'influence des intellectuels sur 
les tetes dirigeantes. L'une d'elles fut (en 1966) la « Lettre au 
XXIII C Congres » du PCUS, redigee par G. Pomerants. L'auteur 
proposait au Parti communiste de faire confiance a « 1' intelligentsia 
scientifique et creatrice », laquelle « aspire non a l'anarchie, mais 
a la legalite..., desire non point detruire le systeme existant, mais 
le rendre plus souple, plus raisonnable, plus humain », et crier a 
partir d'un noyau d'intellectuels un « centre theorique » consultatif 
qui donnerait des conseils polyvalents a la direction et a ('admi- 
nistration du pays 6 . 

La tentative resta en suspens. 

Beaucoup d'autres encore souffrirent longtemps du mal des 
« heaumes poudreux des commissaires* ». 

Mais ils n'avaient plus le choix, et les Juifs sovietiques se desoli- 
dariserent du communisme. 

C'est alors que, s'etant detournes de lui, ils se retournerent contre 
lui. Et c'est la qu'ils auraient du, dans un mouvement de repentance 
purificatrice, reconnattre la part active qu'ils avaient prise dans le 
triomphe du regime sovietique, et le role cruel qu'ils avaient joue. 

Mais non, ils ne le firent pas, quasiment pas. (Quelques excep- 
tions - j'en parle ci-apres.) Le recueil de 1924, La Russie et les 
Juifs, qui est si actuel, si a-propos, et qui vous perce le cceur - il 
faut savoir qu'il fut a l'epoque stigmatise par l'opinion publique 
juive. Et meme, aujourd'hui, de l'avis de l'erudit Shimon Markish, 
« personne n'ose encore prendre la defense des commissaires au 



5. lou.Kolker, Rousskaia Mysl [La Pens£e russe], 24 avril 1987, p. 12. 

6. Ibidem. 

* Ce vers est tire d'une chanson fameuse de Boulat Okoudjava. 



478 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

nez busque et qui grasseyaient : etre traite de prosovietique, de 
tchekiste est une chose terrible... Et malgre tout, je dirais sans la 
moindre equivoque : la conduite de ces jeunes Juifs, filles et 
gallons, qui rejoignirent les Rouges est mille fois plus comprehen- 
sible que les raisonnements des auteurs du recueil ci-dessus 
mentionne 7 ». 

Certains auteurs juifs commencerent tout de meme a percevoir 
quelque chose du passe, a prendre conscience de ce qu'il avait ete, 
mais ils le dirent sous la forme la plus prudente qui soit : « II 
touche a sa fin, le role de cette "intelligentsia russo-juive" qui s'est 
constitute dans les annees d'avant la guerre et juste apres elle, qui 
6tait porteuse - non sans une reelle conviction - de 1' ideologic 
marxiste et qui confessait - sans doute timidement, en son for inte- 
rieur, en contradiction avec la pratique - les ideaux de liberte, de 
Tinternationalisme et de l'humanisme 8 . » Porteuse de 1' ideologic 
marxiste ? Oui, certainement. Les ideaux de rinternationalisme ? 
Oh, que oui ! Mais de la liberte et de l'humanisme ? - Seulement 
apres l'ere stalinienne, et apres un serieux retour sur soi ! 

Cependant, la majorite des commentateurs juifs des dernieres 
annees du regime sovietique ecrivent tout autre chose. Embrassant 
du regard toutc l'ere sovietique depuis 1917, ils ne voient qu'une 
longue serie de souffrances endurees par les Juifs sous ce regime : 
« Parmi les nombreuses nationalites peuplant 1' Union sovietique, 
les Juifs ont toujours ete consideres a part, comme l'element le 
moins "fiable" 9 . » 

De quelle amnesie ne faut-il pas etre frappe pour ecrire une chose 
pareille en 1983 ? « Toujours » : meme dans les annees 20 ? meme 
dans les annees 30 ? - et « consideres comme le moins fiable » ? ! 
Est-il possible d'avoir a ce point tout oublie ? 

« Si... Ton contemple a vol d'oiseau l'histoire sovietique, celle- 
ci est entierement marquee par une volonte" constante de broyer 
et d'exterminer les Juifs » - « entierement » ? Mais nous l'avons 
examinee, cette histoire, dans les chapitres pr<5c6dents, et nous 



7. S. Markish, Echtcho raz o ncnavisti k samomou sebe [Encore a propos de la haine 
de soi]. in « 22 », Tel-Aviv, 1980. n" 3, p. 147. 

8. R. Noiidelman, Sovetski anlisemitizm - pritchiny i prognozy (Seminar) [L'antisdmi- 
tisme sovi&ique - causes et pronostics) (Sfiminaire) in « 22 », 1978, n° 3, p. 147. 

9. F. Kolker, Novyi plan pomochtchi sovetskomou evreistvou [Un nouveau plan d'aide 
aux Juifs sovitStiques] in « 22 », 1983, n° 31, p. 145. 



EN RUPTURE AVEC LE BOLCHEVISME 479 

avons bien vu que, sans parler des postes dirigeants, il y a bien eu 
pour la plupart des Juifs une periode de bien-etre, une periode oil 
ils S' installment massivement dans les villes, ou l'enseignement 
superieur leur etait ouvert et le developpement cultural assure. Suit 
il est vrai une restriction : « II y avait... des "fluctuations", mais 
la tendance generate ne se dementait pas... Le pouvoir sovietique, 
destructeur de toutes les nationalites en general, fut particulie- 
rement dur envers les Juifs l0 . » 

Et voici un autre auteur : l'aube meme du pouvoir sovietique, le 
moment ou Lenine et le PCR (b) lancerent aux Juifs leur appel au 
secours en les invitant a rejoindre l'appareil d'Etat, appel qui fut 
entendu, et ou une enorme proportion de Juifs quitterent les lieux 
delimites par la Zone de residence abhorree pour s' installer dans 
les capitales et les grandes villes, au plus pres de l'avant-garde, 
cette « mise sur pied du regime sovietique, lequel allait reduire les 
Juifs a un "element declasse", qui les ruina, les deporta, qui 
detruisit les families », tout cela apparait audit auteur comme « un 
desastre quotidien » pour « le gros de la population juive ». 
(Evidemment, tout depend avec quels yeux on regarde le tableau ! 
Du reste, 1' auteur lui-meme voit bien, quelques lignes plus bas : 
dans les annees 20 et 30, « les enfants des petits-bourgeois juifs 
declasses ont pu terminer des etudes... dans les ecoles superieures 
de techniciens et les universites, pour devenir "chefs de travaux" 
sur les "grands chantiers" ».) Et encore quelques autres considera- 
tions fumeuses : « au debut du siecle, ce qui caracterisait principa- 
lement l'activisme juif, c'etait 1'engouement pour l'idee de 
l'edification d'une societe nouvelle et juste », - mais les soldats de 
la revolution, ce furent « les rustres declares, tous ceux qui 
"n'etaient rien" et qui, "apres la mise sur pied du regime", "reso- 
lurent de mettre en application leur mot d'ordre" et de "devenir 
tout", en se donnant leurs propres chefs... Ainsi fut institue le regne 
des rustres - un totalitarisme sans limites ». (Et il ressort de tout le 
contexte que les Juifs n'y ont ete absolumcnt pour rien, sauf quand, 
de dirigeants, ils sont devenus victimes.) Et cette purge a dure 
« quatre longues decennies », jusqu'au « milieu des annees 50 » ; 
c'est a cette pdriode que l'auteur rapporte la derniere «et amere 



10. lou. Chlern, Sitouatsia neoustoi'tchiva i poetopou opasna (interview) [La situation 
est instable et done dangereuse] in « 22 », 1984, n° 38, p. 130. 



480 DEUX S1ECLES ENSEMBLE 

pilule, le dernier des desenchantements assignes par l'histoire aux 
Juifs "enchantes"" ». Toujours le meme regard : toute l'histoire 
sovietique n'est que persecution et eviction des Juifs. 

Aujourd'hui s'eleve de leur poitrine la gemissante et unanime 
protestation : « Ca n'est pas nous qui avons choisi ce pouvoir ! » 

On pretend meme qu'« il n'existait pas de moyen de susciter et 
de cultiver parmi eux [les Juifs] une elite sovietique loyale vis-a- 
vis du pouvoir' 2 ». 

Mais, grands dieux, ce moyen, il a fonctionne sans coup ferir 
trente annees durant, et il ne s'est mis en panne que plus tard ! D'ou 
sortiraient done tous ces noms brillants et archicelebres ? - nous en 
avons tout de meme vu defiler pas mal sous nos yeux ! 

Et comment se fait-il que, pendant trente a quarante ans, les yeux 
d'une multitude de Juifs soient restes fermes sur la vraie nature du 
regime sovietique, et qu'ils ne se dessillent que maintenant ? Qu'est 
ce qui les a fait s'ouvrir ? 

Mais e'est en ires grande partie le fait que ce regime a brus- 
quement change de cap et s'est mis a brimer les Juifs, ceux des 
milieux dirigeants comme ceux des milieux cultives, des grandes 
ecoles scientifiques. « La disillusion etait si recente, si brulante 
qu'on n'avait pas le courage d'en parler aux enfants. Quant aux 
enfants..., presque tous continuerent a desirer progresser comme 
devant : etudes supericures poussees, plan de carriere, etc 13 . » 

II allait cependant falloir y regarder de plus pres. 



Dans les annees 70, on assista a une sorte de jeu de resonances, 
avec meme une concordance d'opinions inconcevable pendant tout 
un demi-siecle. 

Choulguine ecrivait par exemple en 1929 : « llfaut reconnoitre 
ce qui a ete. La pure et simple denegation - non, les Juifs ne sont 
en rien coupables ni de la revolution russe, ni de la consolidation 
du bolchevisme, ni des horrcurs du communisme - est la voie la 
pire a suivre... Ce serait deja faire un grand pas en avant que dc 



11. V. Bogouslavski, V zachtchitou Kouniaeva [Pour la defense de Kounaev), in 
«22»», 1980, n" 16. pp. 169-174. 

12. lou. Chtern, Une situation instable..., in « 22 », 1984, n°38. p. 130. 

13. V? Bogouslavski. ibidem, p. 175. 



EN RUPTURE AVEC LE BOLCHEVISME 481 

pouvoir nuancer ce propos brutal qui accuse les Juifs dc tous les 
maux dont a souffert la Russie. Ce serait deja bien si Ton pouvait 
trouver des "nuances l4 ". » 

Heureusement, de telles nuances - et d'autres plus nettes encore, 
temoignant d'une prise de conscience, voire d'un veritable 
repentir - ont €te exprimees par certains Juifs (et meme fort distinc- 
tement), par des Juifs a l'esprit probe et ayant une sage experience 
de la vie. Comme cela est hcureux ! Et comme cela nous emplit 
d'espoir ! 

Voici ce qu'dcrit Dan Levine, un intellectuel americain qui s'est 
installe en Israel : « On peut comprendre pourquoi pas un seul 
parmi les ecrivains americains qui ont cherche" a decrire et a 
expliquer ce qui est arrive aux Juifs sovietiques n'a jamais aborde 
un sujet aussi grave que leur responsabilite dans le communisme... 
En Russie, l'antisemitisme populaire decoule pour beaucoup du fait 
que le peuple russe voit dans les Juifs la cause de tout ce que leur 
a fait endurer la revolution. Les ecrivains americains, en revanche, 
juifs et anciens communistes..., ne veulent pas ressusciter les 
ombres du passe. Or, l'oubli du passe est une chose effroyable 15 . » 

Au meme moment, un Juif emigre d'URSS publiait ceci : l'expe- 
rience des Juifs de Russie (sovietique), a la difference de celle des 
Juifs d'Europe qui est « l'experience de l'affrontement avec la 
force d'un mal exterieur..., exige qu'on regarde non de l'interieur 
vers l'exterieur, mais, au contraire, vers l'interieur de soi, et que 
Ton cherche la » ; « dans la realite qui etait la notre, nous avons 
ete confronted a une spiritualite juive, et c'etait celle du Commis- 
saire, et elle avait pour nom : marxisme ». Et aussi ceci : a propos 
de « nos jeunes sionistes qui savent montrer tant de mepris a la 
Russie, reputee grossiere et barbare, en lui opposant ['antique 
nation juive », « je vois tres clairement que ceux qui, aujourd'hui, 
chantent ces hymnes arrogants a la gloire des Juifs en general (sans 
le moindre sentiment de culpabilite ni la moindre velleite de 
regarder au-dedans de soi), disaient hier : "Je n'aurais rien contre 
le pouvoir sovietique, n'etait son antisemitisme", et, avant-hier, se 
frappaient la poitrine en clamant : "Vive la grande fraternite entre 



14. V. V. Choulguine. « Chto nam v nikh ne nravilsa ... Ob antiscmitizme v Rossii [Ce 
qui ne nous plait pas en eux. Sur I'antistlmitisnie en Russie]. Paris, 1929, pp. 49-50. 

15. Dan Uvine, Na kraiou soblazna [Au bord de la lenlationj (Interview), in « 22 », 
1978,1* I, p. 55. 



482 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

les peuples ! Gloire eternelle a notre Pere et a notre Genial Ami, le 
camarade Staline !" "' » 

Or, si Ton voit clairement aujourd'hui que tant de Juifs se trou- 
vaient aux postes de commande bolcheviques, et surtout au sein de 
la direction ideologique chargee d'entrainer le pays sur un chemin 
desastreux - la question de la responsabilite pour eux ne se pose- 
t-elle done pas ? Une question qui, en gros, serait : n'existe-t-il pas 
la une responsabilite morale - non point une complicate, mais bien 
une responsabilite : se souvenir et reconnoitre ? - Voyez les Alle- 
mands : les nouvelles generations se reconnaissent une responsa- 
bilite vis-a-vis des Juifs, et moralement et materiellement, car ils 
se sentent coupables en vers les victimes, et cela fait combien 
d'annees qu'ils versent une compensation a l'Etat d' Israel et, indi- 
viduellement, des sommes aux survivants ? 

Et les Juifs, eux, que font-ils ? Quand Mikhail Khei'fets, que 
nous citons plus d'une fois dans cet ouvrage, apres avoir fait son 
temps dans les camps, a montre sa grandeur d'ame en faisant repen- 
tance, au nom de son peuple, pour les actes commis par les Juifs 
en URSS sous la banniere du communisme, on s'est moque de 
lui mechamment. 

Toute la societe instruite, les gens cultives, qui en toute bonne 
foi, tout au long des annees 20 et 30, n'ont remarque aucune des 
offenses infligees aux Russes, et qui n'admettaient pas qu'il ait pu 
y en avoir, ont instantanement ressenti les offenses infligees aux 
Juifs des que celles-ci sont apparues. Victor Perelman, qui edite 
dans 1' emigration la revue juive antisovi&ique Vremia i my (« le 
Temps et nous »), a servi le regime au sein d'une structure peu 
recommandable : la Literatournaia Gazeta (« le Journal litteraire ») 
de Tchakovski, et ce, jusqu'a ce que la question juive surgisse 
devant lui. C'est alors qu'il s'esquiva. 

A un niveau superieur, cela s'exprimait dans la formule generale 
que voici : « La faillite... des illusions qui avaient laisse croire 
qu'on pouvait s'introduire naturellement dans les mouvements 
sociaux russes et qu'il ^tait possible de changer quoi que ce soit 17 . » 



16. A. Soukonik, O religuioznom i ateistitcheskom soznanii [De la conscience reli- 
gieuse et athdc] in Vesinik Rousskogo Khristianskogo Dvijeniia [Le Messager de 
I'ACER], Paris - New York - Moscou, 1977, n" 123, pp. 43-46. 

17. R. Noudelman, Oglianis v razdoumie... [Rctourne-toi et re"flechis...] (table ronde) 
in « 22 », 1982, n° 24. p. 11 2. 



EN RUPTURE AVF.C LF. BOLCHKVISMK 483 

Ainsi, quand ils eurent pris conscience de la dissension manifeste 
entre eux et le regime sovietique, les Juifs se placerent en oppo- 
sition a lui, une opposition intellectuelle, en conformite avec leur 
role dans la societe. Bien sur, ce ne sont pas eux, les acteurs de la 
rebellion de Novotcherkassk, ni des troubles a Krasnodar, 
Alexandrov, Mourom, Kostroma. Mais le cineaste M. Romm a eu 
1'audace de parler sans ambiguite, dans un discours public, de la 
fameuse campagne contre les « cosmopolites », et ce discours fut 
l'un des premiers documents a etre diffuses en samizdat. (Romm 
lui-meme, cinq fois laureat du prix Staline, auteur de Lenine en 
Octobre [1937], Lenine en 1918 [1939], ne s'est affranchi que bien 
tard, devenant alors en quelque sorte le leader spirituel du judaisme 
sovietique). Depuis, les Juifs ont apporte" un grand renfort au 
« mouvement democratique » et a la « dissidence » dont certains 
ont ete des membres fort audacieux. 

Maintenant emigre en Israel, un ancien membre actif de la dissi- 
dence ecrit a propos de 1' ebullition moscovite de ces annees-la, 
qu'il revoit en esprit : « Une grande partie des democrates russes, 
pour ne pas dire la majeure partie, sont des Juifs d'origine... Ils ne 
savent pas qu'ils sont juifs et ils ne comprennent pas que leur audi- 
toire est, lui aussi, principalement juif 18 . » 

C'est ainsi que les Juifs se retrouverent a nouveau dans les rangs 
des revolutionnaires russes, heritiers de cette intelligentsia russe 
que les Juifs bolcheviks avaient, avec un tel zele, contribue a 
aneantir pendant la premiere decennie postrevolutionnaire ; ils 
devinrent sincerement et v6ritablement le noyau de la toute 
nouvelle opinion publiquc oppositionnelle. Ce qui signifie qu'aucun 
mouvement progressiste ne put a nouveau se faire sans les Juifs. 

Qui a stoppe le flux des proces politiques truques (et souvent a 
huis semi-clos) ? Alexandre Guinzbourg. - A sa suite, Pavel 
Litvinov et Larissa Bogoraz. II n'est pas exagere" de dire que leur 
appel « A l'opinion publique mondiale » de Janvier 1968, appel qui 
ne fut pas confie aux caprices du samizdat, mais tendu d'une main 
temeraire, devant les cameras des tchekistes, aux journalistes occi- 
dentaux, marque une etape decisive dans Thistoire de Tideologie 
sovietique. Et qui furent ces sept braves qui, sur des semelles de 



18. A. Voronel, Boudouchtchee rousskoi alii [L'avenir de Yalta russe] in « 22 », 1978, 
n°2, p. 186. 



484 DEUX S1ECLES ENSEMBLE 

plomb, portcrent leurs pas sur le Lobnoie Mesto* de la place 
Rouge, le 25 aout 1968 ? - non point pour le succes de leur protes- 
tation, mais pour laver de la honte tchecoslovaque, par leur 
sacrifice, le nom de la Russie ? Quatre de ces sept etaient des Juifs 
(or, dans la population, en 1970, ils etaient moins d'un pour cent, 
ce qu'il ne faut pas manqucr de souligncr). - N'oublions pas non 
plus Semion Glouzman qui n'hesita pas a payer de sa liberte son 
combat contre les hopitaux psychiatriques transformed en prisons. 
- Et un grand nombre d'intellectucls juifs de Moscou furent les 
premiers a avoir 1'honneur d'etre chaties par le Parti. 

Cependant, rares etaient les dissidents de qui Ton pouvait 
entendre le moindre regret a propos du passe de leurs peres, ne fut- 
ce que dans 1' intonation. P. Litvinov n'a jamais nulle part dit un 
mot du role de propagandiste de son grand-pere. V. Belotserkovski 
ne nous dira jamais combien d'innocentes victimes son pere tua 
avec son lourd Mauser. La communiste Raissa Lert, qui s'est 
plongee sur le tard dans la dissidence, a toujours ete fiere (meme 
apres la lecture de L'Archipel) de son appartenance a ce meme Parti 
« ou elle etait entree dans un elan d'enthousiasme et de probite » 
dans sa jeunesse, « a qui elle avait consacre toute l'ardeur de son 
ame, toutes ses forces et toutes ses pens^es », et qui lui avait inflige, 
a elle aussi, des souffrances, - mais, maintenant, le Parti « n'est 
plus le meme 1 ''*. II ne l'effleure pas que c'est bien cela : elle- 
mcmc aspire en somme a etre impliquee dans la terreur exercee 
dans les premieres annees par le Parti... 

Le mouvement dissident fut rejoint, apres 1968, par Sakharov 
qui se lanca dans son combat sans un regard en arriere. II y avait 
parmi les causes qu'il defendait, pour lesquelles il elevait des 
protestations, bon nombre de cas individuels, de cas particuliers, et 
il s'agissait la plupart du temps de defendre des Juifs refuzniks 
(ceux a qui avait ete refuse le visa pour Israel). Or, lorsqu'il tentait 
d'elargir le debat - c'est lui qui, ingenument, me l'a raconte, sans 
voir la pointc du propos -, il s'entendait rcpondre par l'academicien 



19. R. Lert, Posdni opyl [Une experience tardive], in Syntaxis, Paris. 1980, n° 6, 
pp. 5-6. 

* Emplacement sur la place Rouge d*ou etaient proclames les ddits du tsar au Moyen 
Age, et oil pouvaient aussi avoir lieu des executions. Une poign6e de manifestants y 
manifesta en aout 1968 contre rinlcrvcntion sovidtique en Tch6coslovaquie, 



EN RUPTURE AVEC LE BOLCHEVISME 485 

Guelfand : « Nous sommes las d' aider ce pays a resoudre ses 
problemes », ou par l'academicien Zeldovitch : « Je ne signerai pas 
de petitions en faveur de ceux qui patissent d' avoir fait telle ou 
telle chose, je garde intacte la possibilite de defendre ceux qui 
patissent de leur appartenance a une nation. » Autrement dit : ne 
defendre que les Juifs. 

C'est alors qu'apparut une dissidence proprement juive, preoc- 
cupee exclusivement des persecutions contre les Juifs et des 
problemes de 1 'emigration. Nous en parlerons un peu plus loin. 



Quand il se produit un tournant dans la conscience publique, 
celui-ci se decouvre dans la societe des personnalit6s qui 
deviennent ses porte-parole et ses inspirateurs. Tel fut le cas 
d' Alexandre Galitch. II fut l'exact reflet de l'etat d'esprit de l'intel- 
ligentsia en URSS dans les annees 60. (« Galitch, c'est un pseu- 
donyme, nous explique N. Rubinstein. C'est la combinaison de sons 
provenant de ses nom de famille, prenom et patronyme : 
Guinzbourg Alexandre Arkadievitch. Le choix d'un pseudonyme 
est chose delicate 20 . » Cela est vrai, et l'auteur, comme on peut le 
supposer, comprenait qu'en sus de la « combinaison de sons » il y 
avait aussi le nom d'une vieille ville russe*, un heritage slave venu 
du fond des ages.) Galitch etait mu et soutenu par ce tournant 
general au sein de 1' intelligentsia. Les enregistrements sur bandes 
de ses textes mi-chantes, mi-psalmodies, accompagn^s a la guitare, 
connurent une large diffusion et marquerent toute une epoque, 
l'epoque du reveil des ann6es 60 ; ils l'exprimerent avec force, 
voire avec violence. L'opinion des gens cultives etait unanime : 
« c'est le poete populaire le plus aime », « le barde de la Russie 
contemporaine ». 

Galitch avait 22 ans quand commence la guerre germano-sovie- 
tique. C'est lui qui raconte : dispense du service militaire pour 



20. N. Rubinstein, Vyklioutchite magnitofon - pogovorim o pocte [Etcigncz lc magne- 
tophone, parlons du poete], in Vremia i my [Le temps et nous] {infra : TN), Tel Aviv, 
1975, n° 2, p. 164. 

* Petite ville du nord de la Russie (region de Kostroma) qui existe depuis le 
xm e siecle. 



486 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

mauvaise sante, il partit pour Grozny ; « la, avec une facilite inat- 
tendue, j'ai trouve un poste de responsable litteraire au Theatre 
municipal » ; en outre, « j'ai cree la un theatre de chansonniers » ; 
puis il fut evacue et rejoignit Tchirtchik, pres de Tachkent, en 
passant pas Krasnovodsk ; de la, il regagna Moscou avec une troupe 
de theatre nouvellement constitute qui devait se produire au front 
- et c'est avec cette troupe qu'il passa tout le reste de la guerre. II 
se rememore qu'il a maintes fois monte un spectacle dans un train 
sanitaire, qu'il a compose des refrains pour les blesses, qu'apres le 
recital tous trinquaient avec le chef de convoi, un type sympathique, 
dans son compartiment. « Tous ensemble, chacun a sa facon, nous 
accomplissions une grande oeuvre commune : nous defcndions la 
Patrie 21 . » La guerre finie, il devint un dramaturge sovietique 
connu. Dix de ses pieces furent montees « par un grand nombre de 
theatres en Union sovietique et a l'etranger » [216], - et il ecrivit 
les scenarios de nombreux films. C'etait dans les ann€es 1940- 
1950, ces annees de lethargie spirituelle generalisee - et, 
reconnaissons-le, sans chercher a s'ebrouer. Un de ses films est sur 
les tchekistes, et a ete prime. 

Mais voila qu'a partir du debut des annees 60, un tournant se 
produisit dans la vie de Galitch. II trouva en lui-meme le courage 
de laisser la une vie de succes, une vie bien nourrie, et de « sortir 
sur la place publique » [98]. C'est alors qu'il se mit a frequenter 
les appartements moscovites pour y chanter ses chansons en s'ac- 
compagnant a la guitare. II refusa de se faire publier ouvertement, 
en depit de la tentation de « lire sur la couverture un nom de 
famille : le mien ! » [216] 

II ne fait pas de doute que ses chansons, incisives sur le plan 
social, exigeantes sur le plan moral, orientees contre le regime, ont 
beaucoup apporte a la societe et ont ebranle les esprits. 

Ses chansons evoquent les dernieres annees de Staline et les 
suivantes, elles n'egratignent pas le radieux passe leninien (avec 
une exception, cependant : « Les charrettes avec leur charge 
sanglante / grincent aux portes de Saint Nikita » [224]). - Dans les 
meilleurs passages, il appelle la societe" a une purification morale, 



21. Alexandre Galilch, Pesni. Slikhi. Poema. Piesa. Stati [Chansons. Poesies. Poeme. 
Piece], I6katerinbourg, 1998, pp. 552, 556, 561-562. Les pages indiquees dans le texte 
entrc crochets font reference a cette edition. 



EN RUPTURE AVEC LE BOLCHEVIS.ME 487 

a la resistance (La petite valse des chercheurs d'or [26], Je choisis 
la liberie [226], La Ballade des mains propres [181], A force de 
remplir des formulaires, nous avons les doigts pleins d'encre [90], 
Chaque jour, un silence de fanfare celebre le profond vide de la 
pensee [92]. - Parfois, c'est la dure verite sur le passe : Elle est 
tombee pour rien, V infante rie, en 43 [21] ; parfois, ce sont « les 
legendes rouges » : il fut un temps ou « pres du tiers des zeka 
[= zeks] etaient du Tseka [= Comite" central] / II y eut un temps ou 
pour la couleur rouge on vous collait dix ans de plus ! » [69] - et 
ca y va, sur les pauvres communistes I Une seule petite fois, il est 
question de la collectivisation (« le tout premier contingent - ceux 
qu'on a prives de tout » [115]. - Mais le gros des attaques est dirige 
contce, la nomenklatura d'aujourd'hui (« Hors de la ville - des 
palissades et derriere elles - nos Chefs » [13]). La il est dur, et a 
justetkre, mais, helas, il reduit le sujet a une critique de leur mode 
de vie privilegie : on les voit boire, bafrer et faire la noce [151- 
152] ; ces chansons sont grincantes, mais c'est un grincement des 
plus mesquin, qui fait penser aux attaques frontales des slogans 
« rouges proletaries ». Quand il quitte les chefs pour aller « au 
peuple », il met en scene des caracteres humains qui sont presque 
tous des sots, des timores, des coquins, des vendus... - un veri- 
table cloaque. 

Pour le « je » de l'auteur, il a trouve une forme de reincarnation 
tout a fait dans le gout du temps : il s'est confondu avec tous ceux 
qui ont souffert, qui ont ete persecutes, qui ont peri. « J'etais simple 
soldat et je mourrai simple soldat » [248] ; « Nous, les troufions, 
on est tues, au combat ». Et il ressort que ce qu'il a ete surtout, 
c'est un zek, un prisonnier des camps. Dans beaucoup de chansons, 
c'est un ancien zek qui s'exprime en son nom : « Et le second zek 
- c'est moi en personne » [87] ; « Sur la piste du traineau / je suis 
pris par le gel / pris dans la glace que j'ai cassee de ma pioche / 
car pas moins de vingt ans /j'ai trime dans les camps » [24] : 
« Nous mourions, nous crevions / : de simples numeros » ; « Nous, 
du camp on nous envoie au front ! » [69], - de sorte que beaucoup 
etaient convaincus que Galitch venait de la-bas : « on lui demandait 
quand et ou il avait ete prisonnier des camps 22 . » 



22. V. Voline, On vychel na plochtchad [II est sorti sur la place publique], in 
Galitch, p. 632. 



488 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

Quelle conscience avait-il de son passe ? de sa durable partici- 
pation au mensonge officiel sovietique, un mensonge qui a trompe, 
abruti le peuple ? C'est ce qui m'a toujours le plus frappe : paralle- 
lement a un tel pathos denonciateur, pas un atome de repentir 
personnel, pas un mot de repentance dirigee contre soi, nulle part ! 

- Et lorsqu'il composait : «Ulliade du Parti! Un cadeau de 
laquais ! » [216], comprenait-il qu'il parlait de lui-meme ? Et lors- 
qu' il fredonnait : « Si tu fais commerce du mielleux » [40] - on 
aurait vu qu'il s'agissait de conseils a un tiers, mais non, lui-meme 
qui pendant la moitie de sa vie fit commerce du mielleux ! II aurait 
pu renier ceux de ses pieces et de ses films qui furent plus ou moins 
des commandes officielles - mais non ! « Nous n'avons pas chante 
les louanges des bourreaux ! » [119] - he si, vous les avez 
chantees ! - II est probable qu'il s'en rendait tout de meme comptc, 
ou qu'il parvint petit a petit a cette prise de conscience, car plus 
tard, apres avoir quitte la Russie, il disait : « J'ai ct6 un scenariste 
sans problemes, un dramaturge sans problemes, un larbin sovietique 
sans problemes. Et j'ai compris que cela ne pouvait pas durer, que 
je devais enfin parler a pleine voix, clamer la verite\.. » [639]. 

Mais, a l'epoque, dans les annees 60, il lancmt hardiment son 
pathetique courroux civique contre le commandement de l'Evangile 

- « ne jugez pa's et vous ne serez pas juges » : 

Non ! elle est meprisable jusqu'a la mocllc 
Cette forme d' existence ! - 

et, s'appuyant sur les souffrances celebrees dans ses chansons, il 
prenait sans hesiter la pose de l'accusateur : « On ne m'a pas choisi. 
Mais c'est moi le juge ! » [100]. - Et il s'installa tant et si bien 
dans ce role que dans son long « Poeme sur Staline » (Legende de 
Noel), dans lequel il fait alterner sans grand tact Staline et le Christ, 
il composa sa formule agnostique, ces vers celebres qui trainerent 
ensuite partout et qui firent tant de mal : 

Ne craignez ni la fournaise ni l'enfer, 

Craignez uniquement celui 

Qui vous dira : « Je sais ce qu'il faut faire ! » [325] 



EN RUPTURE AVEC LE BOLCHEV1SME 489 

Mais ce qu'il faut faire, le Christ nous l'a appris... Cet 
anarchisme intellectuel debride bride toute pensee claire, reprime 
toute proposition, toute decision. II ne propose que de se laisser 
porter par le courant comme un stupide (mais pluraliste) troupeau... 
et vogue la galere ! - on aboutira bien quelque part. 

Mais ce qui reellement lui cuisait et qui impregnait scs chansons, 
c'etait le sentiment de sa consanguinite juive et du malheur juif : 
« Notre train part pour Auschwitz aujourd'hui et chaque jour. » Sur 
les fleuves de Babylone -, voila qui est sans faille, qui a une vraie 
plenitude dramatique. Ou bien le poeme Kadish. Ou bien « Mon 
etoile a six branches brille sur ma manche et ma poitrine ». Ou 
bien les Souvenirs d'Odessa («Je voudrais allier Mandelstam et 
Chagall »). Les intonations sont ici veritablement lyriques, 
enflammees. « Votre compatriote et votre paria, /votre dernier 
chantre de l'Exode », dit Galitch en s'adressant aux Juifs qui s'en 
vont. 

La memoire juive 1'impregne avec une telle force que meme 
dans les poesies sur d'autres sujets, il lancait ici et la, en passant : 
« depourvu d'un grand nez », « ni tatar ni juif » [115, 117], « tu 
n'es toujours pas en Israel, vieille barbe ? » [294], et Arina Riodio- 
novna* elle-meme le bercait en hebreu [101]. Mais pas un seul Juif 
bien cote, installe, que personne ne persecute, qui travaille dans un 
institut de recherche, a la redaction d'une revue ou dans le monde 
du commerce, n'apparait dans ses vers. Le Juif chez lui est toujours 
soit humilie et souffrant, soit prisonnier dans un camp et en train 
de perir. Ainsi dans ces vers devenus eclebres : 

« Jamais, Juifs, vous ne serez des chambellans... 
Jamais vous ne siegerez ni au Synode ni au Senat. 
Votre siege ce seront les Solovki, les Boutyrki [40]. » 

Faut-il avoir la memoire courte ! - et Galitch n'est pas le seul, 
tous ceux qui de tout leur cceur, sincerement, ecoutaient ces vers 
sentimentaux, etaient dans le meme cas. Oil sont-elles done passees, 
ces vingt annees durant lesquelles les Juifs sovietiques n'ont pas 



* Arina Rodionovna esl le nom de la nourrice de Pouchkine qu'il a celebree dans 
ses vers. 



490 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

« siege" » aux Solovki, mais ont bel et bien parade, et comme 
« chambellans » et « au Senat » ! ? 

lis ont oublie. En toute bonne foi - ils ont totalement oublie. Ce 
qu'on a fait de mal, comme c'est dur de se le rappeler ! 

Et puisque, panni ceux qui font carriere et profitent du regime, 
il n'y a soi-disant plus un seul Juif, il n'y a plus que des Russes, 
la satire de Galitch, inconsciemment ou consciemment, se rua sur 
lcs Russes, sur les Klim Pctrovitch et les Paramonov de tous poils... 
Toute son ire sociale, dirigee contre eux, souligne leur cote rustaud, 
"moujik". II met en scene toute une kyrielle de delateurs, de garde- 
chiourmes, de debauches, d' imbeciles et de poivrots, soit carica- 
tures, soit evoques avec une note de pitie condescendante (que nous 
meritons bien, helas). - « L'hote aux cheveux longs et sales/ 
Entonna une chanson sur Ermak II caquette comme un coq/ D 
pretend discuter/ Du salut de la Russie » [117-118] -, tous ces gens 
eternellement ivres qui ne distinguent plus la vodka de Talcool a 
bruler, que rien n'occupe que les saouleries, ou qui sont tout 
simplement deboussoles, benets. Or il passait - nous l'avons dit - 
pour un poete populaire... Pas un seul soldat heroique, pas un seul 
artisan, pas un seul intellectuel russe et meme pas un seul zek- 
honnete homme (l'essentiel de ce qui concerne les zeks, il se Test 
reserve) - car, a l'entendre, ce qui est russe est « engeance de 
garde-chiourme » [118], ou bien se prelasse chez les chefs. - Et 
voici des vers qui parlent carrcmcnt dc la Russie : « Tout beau- 
parleur est un Messie [...] Et demande toujours : - Mais a-t-elle 
jamais existe, les gars, cette Rus en Russie ? » - Remplie d'igno- 
minie du haut jusque en bas. » - Et, tout de suite apres, avec 
desespoir : « Mais c'est qu'elle doit surement / existcr quclque part 
- Elle ? ! » Cette Russie invisible ou, « sous un ciel souriant, / 
chacun partage avec chacun/ le pain et la parole de Dieu. » 

« Je t'en supplie : 

— Tiens bon ! 

Meme corruptible, reste vivant 

Afin d'entendre, fut-ce dans ton cceur, 

Ton Angelus, comme a Kiteje* [280-281]. » 



* Legendaire ville engloulie sous les eaux, mais dont les cloches sonnent encore. 



EN RUPTURE AVEC LE BOLCHEVISME 491 

Ainsi, Iorsque se firent jour la possibility et la tentation du depart, 
Galitch fut dechire entre la Kiteje engloutie et 1'ignominie d'au- 
jourd'hui. « C'est toujours le meme cercle vicieux, le roeme "contc 
du petit veau blanc*", l'anneau enchante que Ton ne peut ni ouvrir 
ni fermer ! » [599]. II est parti. Avec ces mots : « L'on ne saurait, 
au moyen du "cinquieme point**", me couper, moi, poete russe, de 
la Russie ! » [588]. 

Mais certains candidats au depart avaient puise dans ses 
chansons une dose empoisonnee de degout pour la Russie et de 
mepris envers elle. Ou tout au moins la certitude que c'etait bien 
de rompre avec elle. Ecoutons cette voix qui nous parvient d' Israel : 
« Nous avons fait nos adieux a la Russie. Non sans douleur, mais 
pour toujours... La Russie nous retient encore fortement. Mais... 
dans un an, dans dix ans, dans cent ans, nous la quitterons cette 
fois pour de bon, nous rejoindrons notre seuil a nous. En ecoutant 
Galitch, nous comprenons une fois de plus a quel point cette voie 
est la bonne 23 . » 



23. N. Rubinstein, Eteignez le magnetophone.... in VM, Tel-Aviv, 1975, n° 2, p. 177. 

* Un conte dont on ne connait jamais la fin. 

** Celui qui, sur le passeport inlirieur sovietique, indiquait la nationality du porteur 
(russe, ukrainienne, juive, etc.). Ce « point » a ete aboli en 1997. 



Chapitre 25 

QUAND LES ACCUSATIONS 

SE RETOURNENT 

CONTRE LA RUSSIE 



Ce fut bien entendu un ev6nement historique en soi que le 
moment ou les Juifs se detournercnt du communisme sovietique. 

Dans les annees 20 et 30, on avait pu croire que la soudure des 
Juifs sovietiques avec le bolchevisme etait indefinissable. Et voila 
qu'ils divorcent ? Quelle joie ! 

Evidemment, comme c'est toujours le cas chez tous les hommes 
et dans toutes les nations, il ne fallait pas s'attendre, apres ce retour- 
nement, a des regrets concernant 1' engagement anterieur. N'em- 
peche que, personnellement, je ne m'attendais absolument pas a 
pareille derive : en rompant avec le bolchevisme, les Juifs n'ont 
pas senti remuer dans leur ame le moindre repentir, nc fut-ce meme 
qu'un peu d'embarras, mais ils se sont retournes avec fureur contre 
le peuple russe : ce sont les Russes qui ont rue la democratic en 
Russie (celle de Fevrier), ce sont les Russes qui sont responsables 
de ce que ce pouvoir continue de se maintenir depuis 1918 ! 

Que nous ayons ete coupables, bien sur, et comment ! Et meme 
bien avant : les scenes odieuses de la radieuse revolution de Fevrier 
permettent assez de le dire. Mais ceux qui viennent de se convertir 
a la necessite de lutter contre le bolchevisme exigent que, 
desormais, tous reconnaissent qu'ils ont combattu ce pouvoir 
depuis toujours, qu'on evite de rappeler qu'ils l'avaient jadis adule 
et qu'ils avaient fort bien servi cette tyrannie ; non, ce sont bien les 
« autochtones » qui, des l'origine, l'ont creee, fortifiee, ch6rie : 

« Les dirigeants du coup d'Etat d'Octobre..., plutot menes que 
meneurs ["menes" ? ce serait un Parti de Fer d'un nouveau type !], 



494 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

etaient les interpretes et les agents des aspirations qui sommeillatent 
dans les trefonds du subconscient populaire. » Ou encore : « Le 
coup d'Etat d'Octobre a 6te pour la Russie un malheur. Le pays 
aurait pu se developper d'une toute autre facon... A cette epoque 
[c'est-a-dire dans le bouillonnement anarchique de Fevrier], l'Etat 
a manifeste les premiers signes d'un respect de la d ignite humaine, 
des premices du droit, de la liberte, tout ce qu'ensuite a balaye la 
colere populaire ' . » 

Mais voici une autre interpretation qui prete un sens eblouissant 
a la presence des Juifs dans les rangs communistes : « Le bolche- 
visme de Lenine et du Parti communiste n'a ete que la mise en 
forme rationnelle et civilisee du bolchevisme de la "plebe" - et 
sans le premier, c'est le second, bien plus terrible, qui 1'eut 
emporte. » C'est pourquoi, « en participant sur une grande echclle 
a la revolution bolchevique, en lui fournissant cadres intellectuels 
et organisateurs, les Juifs ont saav€ la Russie d'une pougat- 
chevschina* totale. lis ont donne au bolchevisme la variante la plus 
humaine de toutes celles qui etaient possibles en ce temps-la 2 ». 
Mais : « comme le pcuple revoke s'est servi du Parti de Lenine 
pour renverser la democratic des intellectuels [quand done a-t-elle 
existe, celle-la ?]..., le peuple soumis s'est servi de la bureaucratie 
stalinienne pour essayer de se liberer de tout ce qui gardait encore 
une trace de l'esprit libre de P intelligentsia 3 . » Oui, oui, allons-y : 
« La responsabilite de 1' intelligentsia dans les deplorables evene- 
ments de l'histoire russe qui ont suivi, a etc" tres exageree » ; du 
reste, « s'il y a eu faute de sa part, c'est vis-a-vis d'elle-meme 4 », 
nullement a l'egard du peuple. A rebours, « il ne serait pas mauvais 
que le peuple lui-meme sente sa faute envers l'intelligentsia 5 ». 



1. B. Chraguine, Protivostoianie doukha [La Resistance de l'esprit], Londres, 1977, 
pp. 160, 188-189. 

2. N. Choulguine, Novoe rousskoe samosoznanie [La Nouvelle Conscience russc], in 
Vek XX i mir, Moscou, 1990, n" 3. p. 27. 

3. M. Meerson-Aksenov, Rqjdenie novoi intelligcntsii [Naissance d'une nouvelle intel- 
ligentsia], in Samosoznanie [recueil d'articles]. New York. 1976, p. 102. 

4. B. Chraguine, pp. 246, 249. 

5. 0. Allaev, Dvoinoe soznanie intelligentsii i psevdo-koultoura [La double conscience 
de 1' intelligentsia et la pseudo-culture], in Vcstnik Rousskogo Stoudentcheskogo Khris- 
tianskogo Dvijenia, Paris-New York, 1970, n°97, p. 11. 

* Terrible jacquerie, fomentee par le Cosaque Emilien Pougatchev, qui embrasa tout 
le bassin de la Volga et l'Oural (1773-1775). 



QUAND LES ACCUSATIONS SE RETOURNENT CONTRE LA RUSSIE 495 

Plus explicitement encore : « Le pouvoir totalitaire, de par sa 
nature et son origine, est le fait de tout le peuple 6 ; » « C'est un 
pays totalitaire... Tel a ete le choix du peuple russe 7 . » 

Et tout cela parce que « I'element tatar a envahi de 1'interieur 
Tame de la Russie orthodoxe 8 » ; or « la structure sociale et spiri- 
tuelle asiatique, transmise aux Russes par les Mongols... est 
statique, inapte au developpement et au progres 9 ». II est vrai. Lev 
Goumilev* a lui aussi developpe la theorie selon laquclle il n'y a 
jamais eu de joug tatar, mais une amicale collaboration entre les 
deux peuples. 

A cela, la reponse la plus directe est donnee par le folklore 
russe : tous les proverbes sans exception sur les Tatars les traitent 
d'ennemis et d'oppresseurs (or le folklore ne trompe jamais, il n'est 
pas aussi manipulablc qu'unc theorie scicntifique.) « Le coup d'Etat 
d'Octobre a ete lui aussi une puissante intrusion de la substance 
asiatique In . » Tous ceux qui veulent triturer et pietiner l'histoire 
russe ont recours a leur maitre prefere, Tchaadaev (penseur in- 
contestablement eminent). Le samizdat d'abord, puis les publi- 
cations des emigres rechercherent, choisirent minutieusement, 
reprirent avec passion ses textes publies et inedits (ceux qui leur 
convenaient). Quant aux citations qui ne convenaient pas, et le fait 
que les principaux contradicteurs de Tchadaaev n'etaient pas 
Nicolas I cr et Benkendorf **, mais ses amis Pouchkine, Viazemski, 
Karamzine, Iazykov, tout cela fut passe sous silence. 

Au debut des annees 70, les attaques contre la Russie ne 
cesserent de s'amplifier. Russisch-kulturisch (« une porcherie 
humaine ») : 1' article anonyme, paru dans le samizdat, d'un certain 
« S. Teleguine » (G. Kopylov), deborde dc mcpris pour la Russie, 



6. M. Meerson-Aksenov, article cite, p. 102. 

7. Beni Peled, My ne mojem esche jdat dve tysiatchi let [Nous ne pouvons pas 
attendre encore deux mille ans] [Interview] in « 22 », 1981, n° 17, p. 1 14. 

8. N. Prat, Emigrantskie kompleksy v istoritcheskom aspekte [Les complexes des 
emigrants sous Tangle historique] in VM, 1980, n" 56, p. 191. 

9. B. Chraguine, p. 304. 

10. Ibidem, p. 304. 

* Lev Goumilev (1912-1994), fils des cdlebrcs poetcs Goumilev et Akhmatova, a 
passiS 12 ans dans les camps sovietiqucs. Plus historiosophe qu'historien, il a insisted sur 
la specificite du continent russe. selon lui plus eurasicn qu'occidcntal. 

** Alexandre, comte de Benkendorf (1783-1814), gendral dc cavalcrie, chef des 
« gendarmes » et dc la police politique sous Nicolas I cr . 



496 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

considered comme de la matiere brute dont on n'a plus rien a tirer. 
Lors des grands incendies de foret de 1972, le merae « S. Tele- 
guine », dans un tract du samizdat, lance sa malediction a toute la 
Russie : les forets russes brulent ? tu paies la pour tes crimes ! ! 
- Tout le peuple s'est fondu en unc masse reactionnaire » 
(G. Pomerants) ; « Les sons tant prises de l'accordeon me rendent 
furibard, et au contact de cette masse je sens monter en moi une 
sourde exasperation" » ; « Les Juifs, le destin des Juifs ne sont que 
la paraphrase du destin de Fintelligentsia dans ce pays, du destin 
de sa culture, et la solitude des Juifs n'est que le symbole d'une 
autre solitude, spirituelle, resultant de l'effondrement de la foi tradi- 
tionnelle parmi "le peuple" l2 ». - Comme il s'est transformed en 
Russie, le sempiternel « probleme du peuple », entre le xix c et la 
seconde moitie du xx c siecle ! Maintenant, on dcsigne sous le nom 
de "peuple" la masse autochtone, stupidement satisfaite de son sort 
et de ses dirigeants, au milieu de laquelle les Juifs, jet6s par un sort 
malheureux dans ses villes, ont ete condamnes a souffrir. Aimer 
cette masse est impossible, s'en preoccuper est contre nature. Le 
meme Khazanov (qui, a l'epoque, n'avait pas encore emigre) en 
juge ainsi : « La Russie que j'aime est une idee platonicienne ; dans 
la realite, elle n'existe pas. La Russie que je vois autour de moi me 
repugne... ce sont des ecuries d'Augias uniques en leur genre... ses 
habitants pouilleux... un jour viendra ou elle subira un chatiment 
terrible pour ce qu'elle represente aujourd'hui 13 . » L'expiation 
viendra, oui. Mais pas pour l'etat deplorable dans lequel elle se 
trouve. Lui, date de bien avant ! 



Dans les annees 60, au sein de 1' intelligentsia, on a beaucoup 
reflechi, on s'est beaucoup exprime sur la situation en URSS, ses 
perspectives, plus globalement sur la Russie elle-meme. Les dures 
conditions creees par l'oeil omnipresent du gouvernement ont fait 
que ces discussions et reflexions n'avaient place que dans des 
conversations privees ou dans les articles du samizdat, et ces 



11. M. Deitch, Zapiski postoronncgo [Les Carnets d'un etranger] in « 22 », 1982, 
n°26, p. 156. 

12. B. Khazanov, Novaia Rossia [La Russie nouvelle]. in VM, 1976. n°8, p. 143. 

13. Ibidem, pp. 141, 142, 144. 



QUAND LES ACCUSATIONS SE RETOURNENT CONTRE LA RUSS1E 497 

derniers paraissaient presque tous sous de timides pseudonymes. 
Mais, avec le debut de 1'emigration juive, le fiel des accusations 
a l'encontre de la Russie s'est deverse sans retenuc aucunc dans 
1' Occident libre : parmi les intellectuels emigres, ce fut un courant 
important et si bruyamment disert que, longtemps, il a recouvert 
toutes les autres voix. 

En 1968 s'enfuit a l'etranger Arcady Belinkov : un adversaire 
farouche, semblait-il, du regime sovietique ? Mais n'etait-il pas 
plutot celui du peuple russe ? Voici son article paru dans La Nouvelle 
Cloche, un almanach qu'il avail lui-meme collige : « Pays 
d'esclaves, pays de seigneurs... » Sur qui s'abat sa fureur ? (II est 
vrai, convenons-en, qu'il avait redige son article alors qu'il se 
trouvait encore en URSS, Tauteur n'avait pas encore acquis l'intre- 
pidite qu'allait lui insuffler la vie a l'etranger : celle de vituperer a 
plein gosier le regime). Pas une seule fois Belinkov n'utilise ici le 
mot « sovietique », mais il emprunte les senders battus : la Russie 
esclave depuis toujours ; « pour notre peuple, la liberte est pire que 
de bouffer du verre pile » ; en Russie, « on pend soit par erreur, 
soit maladroitement, et toujours trap peu ». Des les annees 20, « de 
nombreux signes donnaient [pretendument] deja a penser qu'au 
terme d'une evolution seculaire, la population [de la Russie]... se 
transformerait en un troupeau de traitres, de delateurs, de bour- 
reaux » ; « la peur etait russe : on preparait des habits chauds et on 
atlendait qu'on vienne cogner a la porte » [meme la, la peur n'est 
pas sovietique ! Avant la revolution, pouvait-on s'attendrc qu'on vtnt 
de nuit cogner a votre porte ?] « Le tribunal en Russie ne juge pas, 
il sait tout par avance. Aussi en Russie ne fait-il que condamner 14 . » 

[Doit-on penser qu'il en a etc ainsi a la suite des reformes 
d' Alexandre II ? et la cour d'assises ? et les juges de paix ? Que 
voila une affirmation responsable, inurement pesec !] 

Allons done ! Notre auteur se bile a tel point qu'il cloue au pilori 
les ecrivains - Karamzine, Joukovski, Tioutchev, Pouchkine et la 
societe russe tout entiere pour leur manque d'esprit revolution- 
naire : « une societe miserable d'esclaves, de descendants 
d'esclaves, d'aieuls d'esclaves », « une societe de betes qui trem- 
blent de peur et de haine », « ils chiaient dans leur froc, effrayes 



14. A. Belinkov. Strana rabov, strana gospod [Pays d'esclaves, pays de seigneurs] in 
Novy Kolokol. Londres. 1972, pp. 323, 339. 346, 350. 



498 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

par ce qui pouvait survenir », « aux tentatives d'etouffer la liberte... 
l'intelligentsia russe a toujours volontiers prete son concours 15 ». 

Chez Mariette ils ont danse pour ensuite la tabasser. 

Si Belinkov n'avait eu que 1'intention de « camoufler son antiso- 
vietisme », de faire la nique sous cape, pourquoi, une fois a 
l'etranger, n'a-t-il pas reecrit son texte ? Si sa pensee etait diffe- 
rente, autre, pourquoi l'a-t-il laissee exprimee sous cette forme ? 

Non, c'est bien sa haine qui s'est deversee la. 

Ce serait done par cctte sorte de retournement qu'on abjura le 
bolchevisme ? 

A peu pres a la meme epoque, vers la fin des annees 60, parait 
a Londres un recueil consacre aux problemes sovidtiques, dans 
lequel nous pouvons lire une lettre recue d'URSS : « Dans les 
profondcurs labyrinthiques de l'ame russe niche immanquablement 
un fauteur de pogroms... Y nichent egalement un esclave et un 
voyou "\ » Et voila que Belotserkovski ramasse avec empressement 
une moqucric qui traine n'importe oil : « Les Russes sont un peuple 
fort, seule leur cervelle est faible 17 ». « Que tous ces Russes, ces 
Ukrainiens glapissent dans les beuveries avec leurs femmes, qu'ils 
lapent la vodka et se pament devant les bluffs communistes... mais 
qu'ils le fassent sans nous !... Ils rampaient a quatre pattes et se 
prosternaient devant des arbres et des pierres alors que nous leur 
avons donne le Dieu d' Abraham, d'Isaac et de Jacob 18 ... » 

« Qui done vous imposera silence, la seule sagesse qui vous 
convienne ! » (Job, 13:5) 

Notons que tout jugement malveillant sur l'«ame russe » en 
general, sur le « caractere russe » en general, ne suscite chez les 
gens civilises aucune protestation, aucun doute. La question : « A- 
t-on a le droit de juger une nation dans sa globalite ? » ne se 
pose meme pas. Si untel n'aime pas tout ce qui est russe, ou meme 
le tient en mepris, ou va jusqu'a dire dans les milieux progres- 
sistes que « la Russie est un depotoir », en Russie cela n'est pas 
immoral, cela ne parait pas antiprogressiste. Ici, personne ne 



15. Ibidem, pp. 325-328, 337, 347, 355. 

16. N. Shapiro, Slovo riadovogo sovleskogo evreia [La parole d'un Juif sovidtique 
ordinaire], in Rousski antisemitism i evrei (recueil), Londres, 1968, pp. 50-51. 

17. Novyi amerikanets, New York, 1982, 23-29 mars, n" 110, p. 11. 

18. lakov lakir, la pichou Viclorou Krasinou IJ'ecris a Victor Krassine], in Nacha 
strana, Tel Aviv. 1973, 12 dec. Cite d'apres Novy Journal, 1974, n° 117, p. 190. 



QUAND LES ACCUSATIONS SE RETOURNENT CONTRE LA RUSS1E 499 

s'adresse sur-le-champ aux Presidents, aux Premiers ministres, aux 
senateurs, aux membres du Congres pour leur demander anxieu- 
sement : « Que pensez-vous de cette incitation a la haine d'un 
groupe humain a raison de sa nationalite ? ? » Mais nous-memes, 
nous nous sommes flagelles plus durement encore a partir du 
xdc 5 siecle, surtout a la veille de la revolution. Notre tradition, sous 
ce rapport, est d'une grande richesse. 

Continuons notre lecture, pour notre gouvcrne : « Des predica- 
teurs religieux semi-illettres », « 1'Orthodoxie n'a pas merite" la 
confiance de 1' intelligentsia » (Teleguine). Les Russes « ont 
aisement renie la foi de leurs peres, ils regardaient avec indifference 
comment on dynamitait leurs eglises ». Bah ! encore une trou- 
vaille ! « Le peuple russe ne se serait soumis a l'autorite du christia- 
nisme que pour un temps », autrement dit pour 950 ans, « et 
n'aurait attendu qu'une occasion pour s'en detacher 19 », autrement 
dit l'heure de la revolution. Que d'inimitie doit s'accumuler dans 
le coeur pour proferer des choses pareilles ! (Mais les publicistes 
russes ont-ils eux-memes ete plus fermes dans ce champ de la 
conscience biaisee ? Combien d'entre eux ne se sont pas laisse 
entrainer, tel cet as du journalisme de la premiere vague de 1' emi- 
gration, S. Rafalski, fils de pretre, disait-on ; il ecrivit de ce temps- 
la : « La Sainte Russie orthodoxe a laisse pietiner ses lieux-saints 
sans guere s'y opposer 20 . » Sans doute les rales de ceux que les 
mitrailleuses des tchekistes avaient fauches lors des premieres 
emeutes de fideles en 1918 ne s'entendaient-ils plus a Paris. Depuis, 
ils n'ont plus eu la force de se relever ? Vrai ! Mais on aurait bien 
voulu voir, en ces annees 20, en URSS, comment ce fils de pretre 
aurait empeche les lieux-saints d'etre foules aux pieds !) 

Certains se montrent plus directs : « L'Orthodoxie est une 
religion de sauvages » (M. Grobman), ou bien : « Une barbaric 
aromatisee par Roublev*, Denis** et Berdiaev*** » ; l'idee « de 
restaurer 1'Orthodoxie historique russe traditionnelle » en effraie 



19. Amram, in « 22 », 1979, n° 5, p. 201. 

20. Novoc rousskoe slovo. New York, 1975, 30 novembre, p. 3. 

* Andrei Roublev (env. 1360-1430), l'un des plus fameux peintres d'icones russes. 
** Denis : Tun des derniers tres grands peintres d'icones russes (mort entre 1503 el 
1508). 
*** Philosophe Chretien russe (1874-1948), expulse" d'URSS en 1922. 



500 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

plus d'un. « C'est l'avenir le plus noir pour le pays et pour le chris- 
tianisme 21 . » Tel aussi le prosateur F. Gorcnstein : « En tant que 
president d'honneur de l'Union du peuple russe figurait Jesus- 
Christ qui passait pour etre le grand manitou cosaque universel 22 . » 

Fais attention : a trop aiguiser, tu risques d'ebrecher ! 

De ces grossidretes sans fard il faut distinguer les ecrits publies 
dans le samizdat par Grigori Pomerants, un philosophe-essayiste a 
la plume de velours. II se situait a des hauteurs qui semblaient au- 
dela de toute polemique, il traitait en general de la destinee de 
1' intelligentsia, en general de la destinee des peuples originels (de 
ces peuples il n'en reste plus nulle part, si ce n'est qui... les 
Bushmen ?) Dans le samizdat des ann£es 60, j'ai lu sous sa 
signature : « Le peuple ? une melasse qui a perdu toute saveur, 
mais les vrais gisements de sel se trouvent en nous » - chez les 
intellectuels. « La solidaritc de Fintelligentsia par-dela les fron- 
tieres est bien plus reelle que la solidaritc de Fintelligentsia avec 
le peuple. » 

Voila qui rendait un son parfaitement actuel, semblait aussi 
pertinent que nouveau. Mais, dans l'epreuve tchecoslovaque de 
1968, c'est 1'union de Fintelligentsia « avec la melasse qui a perdu 
toute saveur », avec son peuple inexistant, qui edifia un rempart 
spirituel oublie par FEurope depuis belle lurette : une armee sovie- 
tique de 750 000 hommes ne put Febranler, et ce sont les nerfs des 
communistes tchecoslovaques qui lacherent. (Un an plus tard, la 
meme experience se reproduisit en Pologne.) 

Avec sa facon de se derober a la precision, la multitude de 
reflexions parallcles n'arrive pas a dessiner une construction ferme 
et claire ; Pomerants, me semble-t-il, ne parle pas une seule fois du 
fait national, - oh que non ! « Nulle part nous ne sommes tout a 
fait des etrangers. Nulle part nous ne sommes tout a fait chez 
nous » - et de magnifier la diaspora en tant que telle, la diaspora 
sous ses traits generaux, faite pour tout un chacun. 11 suit son 
bonhomme de chemin a travers le relativisme, Fagnosticisme, 
cvolue a des altitudes supraterrestres : « Tout appel a la foi, a la 
tradition, au peuple, anathematise F appel contraire. » - « Selon les 



21. M. Orlov. Pravoslavnoe gosoudarstvo i Tserkov [L"Elat russe et l'Eglise], in Pout, 
New York, 1984. mai-juin, n° 3, pp. 12,15. 

22. F. Gorenstein, Chestoi konets krasnoi zvezdy [La sixieme branche de Tetoile 
rouge], in VM, 1982, n°65, p. 125. 



QUAND LES ACCUSATIONS SE RETOURNENT CONTRE LA RUSSIE 501 

regies etablies a 1' intention des etudiants de Varsovie, on ne peut 
aimer qu'une seule nation », inais « si, lie" a cette nation-la par le 
sang, je venais a en aimer d'autres ? » bougonne Pomerants 23 . 

II y a la un artifice subtil. Bien stir, on peut aimer plus d'un pays, 
plus d'une nation, fut-ce meme dix. Mais on ne peut dependre, on 
ne peut etre le fils que d'une seule patrie, comme on ne peut etre 
le fils que d'une seule mere. 

Pour mieux cerner l'objet de notre analyse, il est bon que je 
relate ici mon echange de lettres avec les epoux Pomerants en 1967. 
Cette annee la, mon roman Le Premier Cercle, qui n'etait alors 
qu'un manuscrit proscrit, fut diffuse dans le samizdat ; G. Pome- 
rants et sa femme Z. Mirkina furent les premiers a m'adresser leurs 
objections : je les aurais blesses par ma maladresse et mes erreurs 
dans revocation du problcme juif ; dans Le Cercle, j'aurais irreme- 
diablement compromis les Juifs, et moi avec. En quoi les avais-je 
compromis ? Je n'avais pas, a ce qu'il me semble, depeint ces Juifs 
cruels qui s'etaient hisses aux sommets du pouvoir dans le flam- 
boiement des premieres annees sovietiques. Mais les lettres des 
Pomerants regorgeaient d' imputations en demi-teinte, de sous- 
entendus, j'etais en somme accuse d'etre insensible a la souffrance 
des Juifs. 

Je leur ai repondu, et eux de meme. Nous avons discute, dans 
cette correspondance, du droit de juger une nation globalement... 
sans que je l'eusse fait dans mon roman. 

Ce que Pomerants me proposait alors, a moi comme a tout autre 
ecrivain, a qutconque emet un jugement social, psychologique, 
humain, c'etait de se comporter et de reflechir comme s'il n'existait 
sur terre aucune nation particuliere : non seulement done ne pas les 
juger globalement, mais ignorer en tout homme sa nationality. « Ce 
qui est naturel et excusable chez un Ivan Denissovitch (qui voyait 
en Cesar Markovitch un non-Russe) est une honte pour un intel- 
lectuel, et pour un chretien (non pour un baptise, mais pour un 
Chretien) un peche mortel : "II n'y a pour moi ni Hellene ni Juif". » 

Noble point de vue. Dieu fasse qu'un jour nous puissions tous y 
acceder ! Mais hors un tel point de vue, rien de ce qui concerne 



23. G. Pomerants, Tchelovek niotkouda [Un homme de nulle part], in G. Pomerants, 
Neopoublikovannoe [Incdits], Francfort, 1972, pp. 143, 161-162. 



502 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

l'ensemble de 1'humanite, entre autres le christianisme, n'aurait 
done de sens ? 

Or : une fois deja on nous avait convaincus que les nations 
n'existaient pas, et on nous avait persuades de dctruire la notre. Ce 
que, dans notre folie, nous avons fait. 

Passe encore pour reflechir, mais comment peindre des hommes 
concrets abstraction faite de leur appartenance nationale ? Sans 
compter que, si les nations n'existent pas, les langues non plus 
n'existeraient pas ? Aucun ecrivain tant soit peu artiste n'est 
capable d'ecrire dans la premiere langue venue, si ce n'est dans la 
sienne propre. Si les nations venaient a disparaitre, les langues fini- 
raient par disparaitre a leur tour. 

Dans une vaisselle vide, on ne boit ni ne mange. 

J'ai remarquc que les Juifs, plus souvent que les autres, insistent a 
tout prix pour qu'on ne prete pas attention a 1' appartenance natio- 
nale ! Que vient faire 1' appartenance nationale ? repetent-ils. Les 
« traits nationaux », le « caractere national » existent-ils d'ailleurs ? 

Bon, je suis pret a jeter mon chapeau par terre : « D'accord ! 
Allons-y ! Des aujourd*hui... » 

Mais il faut quand meme bien voir comment chemine notre 
malheureux siecle. Les gens, on se demande pourquoi, ce qu'ils 
discernent avant tout chez autrui, e'est 1'appartenance nationale. Et, 
la main sur le coeur : ce sont precisement les Juifs qui scrutent et 
s'evertuent a discerner les particularites nationales plus jalou- 
sement, plus attentivement, plus secretement encore que les autres. 
Celles de leur propre nation. 

Bon, que faire alors de ce que vous venez de lire : avec le fait 
que les Juifs jugent si souvent les Russes globalement, et presque 
toujours en mauvaise part ? Pomerants, lui toujours : « Les traits 
pathologiques du caractere russe », au nombre desquels l'« insta- 
bility interieure ». (Sans fremir : pourtant, il juge la d'une nation 
globalement. Et si quelqu'un s'aventurait a dire : « les traits patho- 
logiques du caractere juif » ?) « La masse russe a laisse les horreurs 
de V opritchnina* s'exercer a ses depens, de meme que, plus tard, 
elle a laisse s'installer les camps de la mort staliniens 24 . » Ce ne 



24. G. Pomerants, Sny zemli [Les songes de la Terre], in « 22 ->, 1980, n° 12, p. 129. 
* Sorte d'armde personnelle d'lvan le Terrible, qui rnulliplia exactions et cruautes. 



QUAND LES ACCUSATIONS SE RETOURNF.NT CONTRE LA RUSSIE 503 

sont pas lcs fonctionnaircs supranationaux aux sommets de l'Etat 
qui ont laisse faire, non, non, ils s'y sont farouchement opposes, 

- c'est la « masse obtuse »... Plus radicalement encore : « Le natio- 
nalisme russe revetira ineluctablement un caractere agressif et 
entratnera des pogroms 1 '' » -, autrement dit : tout Russe qui aime 
sa patrie est un fauteur de pogroms en puissance ! 

Ainsi done, avec les personnages dc Tchekhov qui ont dfl 
renoncer a la chasse matinale au tout debut du printemps, il ne nous 
reste plus qu'a soupirer : « C'est trop tot ! » 

Mais encore plus etonnante est la conclusion de la seconde lettre 
adressee a moi par Pomerants, lui qui avait exige avec tant d'insis- 
tance de ne point faire de distinction entre les nations. Dans cette 
impetueuse missive de plusieurs pages (d'une ecriture appuyce, 
temoignant d'une irritation extreme), il me suggerait, sous la forme 
d'un ultimatum, la maniere dont je pouvais encore sauver ce detes- 
table Premier Cercle. La solution etait la suivante : il fallait que je 
fasse de Guerassimovitch un Juif (!), en sorte que Taction spiri- 
tuelle la plus haute, dans le roman, soit accomplie par un Juif. 
« Que Guerassimovitch ait ete peint d'apres un archetype russe n'a 
strictement aucune importance » - c'est bien la ce qu'£crit ce 
negateur des nations, seul l'italique est de moi. II est vrai, il me 
fournissait une solution de rechange : si je laissais a Guerassimo- 
vitch sa nationalite russe, il fallait que j'ajoute la figure, au moins 
egale en force, d'un Juif noble et desinteresse. Et si je ne le faisais 
pas, Pomerants menagait de me livrer une bataille publique. (A sa 
proposition je ne repondis rien.) 

Plus tard, cette bataille unilaterale, en la denommant « notre 
polcmique », il l'a d'ailleurs menee dans des publications a 
l'etranger, et, quand cela devint possible, en URSS meme, en se 
repetant, en republiant ses articles apres avoir corrige les bevues 
que lui avaient signalees ses contradicteurs. A ce stade, il se devoile 
encore plus : a ses yeux, un seul Mai absolu a exists sur terre, 
1'hitlerisme. La, notre philosophe n'est plus un relativiste, non. En 
revanche, des qu'il s'agit du communisme, cet ancien detenu des 
camps, qui jamais n'a ete communiste, se met soudain a balbutier 

- mais avec plus de fermete a mesure que le temps passe et tout 
en denongant ma propre intransigeance envers le communisme : 



25. Du meme, « Tchelovck niotkouda », article cite. p. 157. 



504 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

le communisme ne represente pas un mal indubitable (1' esprit de 
democratic aurait meme plane sur la jeune Tcheka 2 ''), non, le mal 
indubitable, c'est 1'anticommunisme obstine, surtout lorsqu'il 
s'appuie sur le nationalisme russe (lequel, comme il nous a et6 dit, 
ne peut etre que fauteur de pogroms). 

Voila ou il en est arrive, Pomerants, avec son insidieuse hauteur 
et son rejet de toute nationality. 

De telles outrances, une telle partialite peuvent-elles contribuer 
a la comprehension mutuelle entre Russes et Juifs ? 

La bosse d'autrui me fait rire, la mienne je l'admire. 

Dans les mois ou je correspondais avec Pomerants, des mains 
eclairees avaient fait une copie du rapport secret presente par les 
denommes Scherbakov, Smirnov, Outekhine au Comite regional du 
Parti de Leningrad, sur une pretendue « activite de sape sioniste » a 
Leningrad et sur « des formes raffinees de diversion ideologique ». 
« Comment combattre cela ? » me demanderent des Juifs de mes 
connaissances. « Un seul moyen, repondis-je avant d' avoir lu le 
document : le rendre public ! Le diffuser dans le samizdat ! Notre 
force est dans la publicite, de jouer franc ! » Mais mes amis hesi- 
terent : « Y aller comme cela, carrement ? Impossible, ce serait 
mal recu. » 

L'ayant lu, je compris leurs craintes. Le rapport montrait clai- 
rement que la soiree litteraire organisee par des jeunes a la Maison 
des Ecrivains, le 30 Janvier 1968, etait, d'un point de vue politique, 
honnete et courageuse : tantot a decouvert, tantot a mi-mot, on 
s'etait moque du gouvernement, de ses institutions, de son ideo- 
logic Mais le texte faisait egalement apparaitre l'orientation 
nationale des interventions (les jeunes paraissaient en majority 
d'origine juive) : on y sentait vis-a-vis des Russes du depit, de 
l'inimitie, peut-etre meme du mepris, mais aussi une nostalgie des 
cimes de 1'esprit juif. C'est pour cette raison-la que les amis redou- 
taient de confier le document au samizdat. 

Or, moi, ce qui me laissait secoue, e'etait la verite de l'etat 
d'esprit juif qui s'etait manifeste au cours de cette soiree. « La 
Russie se refiete dans la vitrine des bistrots », aurait dit le poete 



26. Du meme, Son o spravcdlivom vozmezdii [Reve d'un juste chalimenl], in 
Synlaxis. Pans. 1980. n" 6, p. 21. 



QUAND LES ACCUSATIONS SE RETOURNENT CONTRE LA RUSSIE 505 

Ufland*. Que c'est juste et terrible ! II apparaissait que, directement 
ou indirectement, au detour d'un mot, d'une phrase, on avait accuse 
les Russes de rouler sous le comptoir des cabarets avant de se faire 
ramasser par leurs femmes dans la boue ; de se saouler a la vodka 
jusqu'a en perdre conscience, d'etre des intrigants, des chapar- 
deurs... 

II est important que nous sachions nous observer de l'exterieur, 
et voir tous ces defauts qui nous coulent. Soudainement, j'ai adopte 
le point de vue juif, j'ai regarde autour de moi et ai ete effraye : 
Dieu, ou avons-nous echoue, nous autres Russes ? Cartes, dominos, 
bouche b€e devant les ecrans de television... Ce sont des betes qui 
nous entourent, oui, de vcritables animaux. lis n'ont ni Dieu ni 
aucun interet pour les choses de l'esprit. Et que de rancunes enva- 
hissent notre ame de par les contraintes qu'ils nous imposent ! 

Mais c'est oublier que les vrais Russes ont ete abattus, ecrases, 
extermines, et quant aux autres, ils ont ete abuses, aigris, pousses 
a bout par les coupe-jarrets bolcheviques, non sans le concours 
empresse des parents de ceux qui sont aujourd'hui les jeunes intel- 
lectuels juifs. Ceux d'aujourd'hui sont revulses par les groins qui, 
depuis les annees 40, se sont hisses au pouvoir et dirigent le pays, 
or nous aussi ils nous revulsent ! Mais les meilleurs ont tous ele" 
elimines, on n'en a pas laisse un seul. 

« Ne te retourne pas en arriere, nous enseignait Pomerants dans 
ses essais publics dans le samizdat ; ne te retourne pas, car c'est 
ainsi qu'Orphee a perdu son Eurydice ! » 

Mais nous, nous avons deja perdu bien plus qu'Eurydice ! 

Nous, des les annees 20, on nous apprenait, modernite oblige, a 
jeter tout le passe par-dessus bord. 

Or un dicton russe conseille : Va de l'avant, mais regarde en 
arriere. 

Absolument impossible de ne pas regarder en arriere. A defaut, 
nous ne comprendrons plus rien. 



Nous aurions beau faire 1' effort de ne pas regarder en arriere, on 
nous rappellerait que « le pivot [du probleme russe] reside dans le 



* Pocte russe dc Leningrad, a connu un certain succes dans les anniies 1970-1980. 



506 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

complexe d'inferiorite de ceux qui, sans le moindre etat d'ame, ont 
dirige le peuple tout au long de son histoire seculaire », car c'est lui 
« qui a pousse le tsarisme a des guerres de conquete... Le complexe 
d'inferioritc, c'est la maladie de la mediocrity 27 ». Or voulez-vous 
savoir comment s'explique la revolution de 1917 en Russie ? Vous 
n'avez pas devine ? C'est « le meme complexe d'inferiorite qui a 
provoqu6 la revolution en Russie 28 ». (Et d'un, et de deux, et de 
trois ! 6 Freud immortel, il nous aura tout explique de ce qui se 
passe dans la vie...) 

Plus generalement : « Le socialisme russe a et6 l'hentier direct 
de l'absolutisme russe 29 » - direct, bien entendu, cela se passe de 
preuve. Et de reprendre presque tous en chceur : « Entre le tsarisme 
et le communtsme, il y a ... une filiation directe... une analogic 
d'ordre qualitatif M . » Que peut-on attcndre « de l'histoire russe 
petrie de sang et de provocations 31 ? » Dans le compte rendu du 
livre fort interessant d'Agourski, L'ideologie du national-bolche- 
visme, le moindre glissement de sens dans les appreciations modifie 
tout le tableau, et voici ce que Ton obtient : « Dans l'histoire reelle 
de la soci&e sovietique, tres tot les idees fondamentales tradition- 
nelles de la conscience nationale russe ont commence a penetrer 
1' ideologic et la pratique du Parti au pouvoir », « des le milieu des 
annees 20 l'ideologie du Parti change de monture... ». Des le milieu 
des annees 20 ? ! Comment avons-nous fait alors pour ne pas le 
remarquer ? Le mot meme de « russe » - « je suis russe » - on 
n'avait pas le droit de le prononcer, e'etait de la contrc-rcvolution, 
je m'en souviens tres bien ! Or on pretend qu'a cette epoque, en 
pleine persecution de tout ce qui est russe et orthodoxe, l'ideologie 
du Parti « commence, dans sa pratique, avec de plus en plus d'insis- 
tance et de conviction, a se laisser guidcr par l'idee nationale », « le 
pouvoir sovietique, tout en gardant son masque internationaliste, en 



27. L Frank, Esche raz o «rousskom voprose» [Encore une fois a propos du 
problemc russe]. in Rousskaia Mysl. 1980, 19 mai, p. 13. 

28. Antrum, Sovetskii anlisemitism - pritchiny i prognozy [L"antisemitisme sovie- 
tique, causes et previsions], in « 22 », 1978, n" 3, p. 153. 

29. V. Gousman, Perestroika : mify i realnost [La perestroika : mythes et realites], in 
«22.», 1990, n» 70, p. 139, 142. 

30. B. Chraguine, p. 99. 

31. M. Amousine, Peterbourgskie strasti [Passions petersbourgeoises], in « 22 », 1995, 
n°96, p. 191. 



QUAND LES ACCUSATIONS SE RETOURNENT CONTRE LA RUSSIE 507 

realite ne fait que consolider l'Etat russe 32 ». He oui ! « En depit 
des declarations internationalistes, la revolution en Russie est restee 
une affaire nationale". » « Mise sens dessus dessous par la revo- 
lution, la Russie n'en edifiait pas moins son Etat national 34 . » 

National ? La langue ne leur a pas fourche ? Pourtant, tous ces 
auteurs n'ignorent pas ce qu'a etc la Terreur rouge, les millions de 
paysans qui perirent pendant la collectivisation, l'insatiable Goulag... 

Eh bien non, la Russie est condamnee totalement, irremedia- 
blement, sur toute l'etendue de son histoire et dans toutes ses mani- 
festations. Elle est toujours suspecte : « L'idee russe » sans 
l'antisemitisme « n'est pratiquement plus une idee, encore moins 
une idee russe ». Mieux : « L' attitude hostile a la culture est une 
specificite russe » ; « Que de fois nous les avons entendus pretendre 
avoir ete les seuls ici-bas a preserver la purete et la chastete, les 
seuls a preserver l'idee de Dieu parmi les abtmes de leur pays 35 » ; 
« Cette terre mutilee aurait heberge une formidable chaleur 
humaine. Cette chaleur-la nous est presentee comme un tresor 
national, un produit unique, a l'instar du caviar press6 36 ! » Allez- 
y, moquez-vous de nous, persiflez, nous pourrons toujours en tirer 
quelque profit ! Dans ce que vous dites, il y a helas une part de 
verite. Mais, tout en la disant, vous fallait-il done montrer tant de 
haine ? Nous avions depuis longtemps conscience de 1'effroyable 
decadence de notre peuple sous le regne communiste, et, preci- 
sement en ces annees 70, nous avons timidement exprime l'espoir 
d'une possible renaissance de nos valeurs morales et culturelles. 
Mais voila qui ne va pas du tout : les auteurs juifs de cette 
mouvance sont aussi tombes a bras raccourcis sur ladite renaissance 
russe comme s'ils craignaient (et sans doute precisement le crai- 
gnaient-ils) que la culture sovietique cede la place a la culture russe. 
« J'ai peur que le reveil de ce pays incurable ne se revele pire que 
son actuel [annees 1970-1980] declin". » 



32. /. Serman [dans une recension] in « 22 », 1982, n°26, pp. 210-212. 

33. B. Chraguine, p. 158. 

34. M. Meerson-Aksenov. Rojdenie novoi intelligenlsii [Naissance d'une nouvelle 
intelligentsia], in Samosoznanie. p. 102. 

35. B. Khazanuv, Pisma bez chtempelia [Des lettres sans cachet], in VM. 1982. n" 69. 
pp. 156. 158. 163. 

36. De meme. Novaia Rossia [La Russie nouvelle], in VM, 1976, n" 8, p. 142. 

37. M. Weisskopf, Sobstvennii Platon [Un Platon de chez nous], in « 22 », 1 98 1 , 
n°22, p. 168. 



508 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

Si Ton jette un regard en arriere du haut de nos annees democra- 
tiques (annees 90), concedons qu'il y avait la quelque chose de 
proph&ique... Mais etait-ce dit avec compassion ou bien avec une 
joie mauvaise ? 

Certains vont encore plus loin : « Soyez sur vos gardes : quand on 
insiste sur l'amour de la patrie, cet amour-la est charge de haine... 
Soyez sur vos gardes quand on vous dit qu'en Russie les Russes 
vivent pire que tous, que les Russes ont ete les premiers a souffrir, 
que le nombre des Russes est en diminution » - tout cela, comme 
chacun sait, n'est que mensonges ! « Soyez prudents quand on vous 
parle de Imminent homme politique... cruellement assassine » 
(Stolypine) - mensonge, la aussi ? Non : « Les faits qu'on vous 
expose ne sont certes pas errones », mais n'importe, mefiez-vous 
aussi des faits vrais ! « Soyez prudents », « soyez sur vos gardes 38 ! » 

Oui, ce torrent bouillonnant d'accusations tardives a de quoi 
etonner. 

Qui aurait pu penser, dans les flamboyantcs annees 20, qu'apres 
la decrepitude et la chute du mirifique edifice bad par l'appareil du 
pouvoir, tant de Juifs qui avaient souffert du communisme, qui deja 
l'avaient semblait-il maudit, l'avaient deja fui, allaient, d' Israel, 
d'Europe, d'au-dela l'Ocean, maudire et pietiner non pas le 
communisme, mais nommement la Russie ? Juger avec tant d' assu- 
rance et d'insistance de la culpabilite et de la perversite de la 
Russie, de son inepuisable faute envers les Juifs, en croyant since- 
rement au caractere indelebile de cette faute (oui, tenez-vous bien, 
ils le pensent pratiquement tous) ; et, dans le meme temps, par une 
silencieuse marche de biais, degager les leurs de toute responsa- 
bilite' dans les executions de la Tcheka, les barges chargees de 
condamnes que Ton envoyait par le fond dans les mers Blanche et 
Caspienne, pour leur part prise a la collectivisation, a la famine en 
Ukraine, pour toutes les turpitudes de 1' administration sovietique, 
pour avoir servi avec zele et talent a cretiniser les « indigenes ». 
Tout - a l'exact oppose d'une repentance. 

Or cette responsabilite, nous devons la partager avec vous, nos 
freres ou « allogenes »... 



38. B. Khazanov, Po kom zvonit potonouvchii kolokol [Pour qui sonne la Cloche 
engloutie], in Strana i Mir, Munich, 1986, n" 12, pp. 93-94. 



QUAND LES ACCUSATIONS SE RETOURNENT CONTRE LA RUSSIE 509 

Oui, la repentance - une repentance mutuelle - pour la totalite de 
ce qui a ete commis, aurait ete la voie la plus pure, la plus salutaire. 

Et je ne cesserai d'y convier les Russes. 

Mais j'y convie aussi les Juifs. Se repentir non pas pour Trotski- 
Kamenev-Zinoviev, ils sont suffisamment connus, on peut toujours 
s'en declarer quitte : « Ce n'etaient pas des Juifs ! » Mais en pretant 
honnetement attention a toutes les couches de 1'appareil de 
repression dans les premiers annees sovietiques, aux « inconnus » 
comme Isai'e Davidovitch Berg qui crea la fameuse « chambre de 
tortures 39 » pour le malheur des Juifs eux-memes, ou a des person- 
nages encore moins remarquables qui se contentaient de classer les 
papiers au sein de le bureaucratic sovietique et qui jamais n'appa- 
rurent au grand jour. 

Mais les Juifs cesseraient d'etre juifs s'ils n'offraient tous qu'un 
seul visage. 

La egalement, d'autres voix se sont fait entendre. 

A la meme epoque, des le debut du grand exode des Juifs hors 
des limites de l'URSS, pour I'honneur des Juifs et pour le plus 
grand bonheur de tous, une fraction d'entre eux a depasse le cercle 
des sentiments habituels et su montrer une vision plus globale de 
l'Histoire. Comme on etait heureux de les ecouter ! de ne pas cesser 
de les entendre ! Quel espoir pour 1'avenir ! Les rangs des Russes 
etant troues, decimes a mort, comme leur comprehension et leur 
soutien nous furent precieux ! 

Deja, a la fin du xix e sieclc, on pouvait entendre cette reflexion 
desabusee : 

« Tout pays a les Juifs qu'il merite 40 . » 

Tout est affaire d'orientation des sentiments. 

Si les voix de certains Juifs de la troisieme emigration ou dTsrael 
ne s'etaient elevees, on aurait certes pu desesperer de la possibility, 
pour les Juifs et les Russes, de s'expliquer et de se comprendre 
un jour. 

Roman Rutman, cyberneticien, se manifesta pour la premiere fois 



39. E. Jirnov, « Protsedoura kazni nosila omerzitelnyi kharakier [La procedure de 
I'execution revetait un caractcre odieux], in Komsomolskai'a Pravda. 1990, 28 oclobre. 
p. 2. 

40. M. Morgoulis, Evreiskii vopros v evo osnovaniakh i tchasnostiakh [Le problcme 
juif dans scs fondements et ses particularites], in Voskhod, Saini-Pdiersbourg, 1881, 
Janvier, livre 1, p. 18. 



510 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

dans la presse emigree, shot apres son passage en Israel, par un recit 
chaleureux et haut en couleurs sur la facon dont cette emigration est 
nee, s'est developpee, et, des cet article, a fait montre de sentiments 
chaleureux envers la Russie. L' article portait un titre expressif : 
« Salut a celui qui part, Fraternite a celui qui reste 41 . » A la naissance 
de Immigration, ecrit-il des ses premieres observations, on entendait 
dire : « Nous sommes juifs ou russes ? » A l'heure de la separation : 
« La Russie crucifiee pour l'humanite. » 

L'annee suivante, en 1974, dans son article « La chaine des 
offenses », il propose de reconsiderer « certaines idees recues sur 
le "probleme juif ' » et de voir « le danger qu'il y aurait a les abso- 
lutiser ». Les voici, au nombre de trois : 1) « Le dcstin exccptionnel 
du peuple juif en a fait le symbole de la souffrance humaine » ; 
2) « Le Juif en Russie a toujours ete la victime de persecutions 
unilaterales » ; 3) « La societe russe est l'obligce du peuple juif. » 
II cite a ce propos une phrase de mon A rchipel du Goulag : « Cette 
guerre nous a fait globalement comprendre que, sur cette terre, le 
pire sort est d'etre russe », et l'interpr6te avec comprehension : 
« Cette phrase n'est ni creuse ni banale : elle vise les victimes 
de cette guerre, le sort des prisonniers, et, avant cela, la terreur 
revolutionnaire, les famines, "1' extermination stupide de l'elite 
pensante de la nation et celle de son support, la paysannerie". » 
Bien que la litterature russe contemporaine et le mouvement demo- 
cratique soutiennent, afin d'expier les anciens pdches et les persecu- 
tions, la these de la culpabilite de la societe russe vis-a-vis des 
Juifs, notre auteur prefere le concept plus profond de « chaine des 
offenses » « aux bredouillis attendris sur les malheurs du talentueux 
peuple juif ». « Pour rompre cette "chaine des offenses", encore 
faut-il la tirer par les deux bouts 42 . » 

Voila une voix posee, amicale, reflechie. 

Durant ces memes annecs, Michel Kheifets, un prisonnier recent 
du Goulag, s'est exprime a plusieurs reprises d'une voix ferine : 
« Tres attache a mon peuple, je ne puis pas ne pas sympathiser avec 



41. R. Rutman, Oukhodiaschemou poklon, ostaiouschemousia-bratstvo [Salut a celui 
qui pari, Fraternitd a celui qui resle !], in Novy Journal, New York, 1973, n° 112, 
pp. 284-297. 

42. R. Rutman, Kollso obid [La chaine des offenses], in Novyi Journal, 1974, n° 117, 
pp. 178-189, en anglais in Soviet Jewish Affairs, London, 1974, vol. 4, n° 2, pp. 3-11. 



QUAND LES ACCUSATIONS SF. RETOURNENT CONTRE LA RUSSIE 511 

les nationalistes d'un autre peuple 4 '. » II a eu le courage de lancer 
un appel a la repentance juive en utilisant la comparaison suivante : 
« Le peuple allemand ne s'est pas detourne de son epouvantable 
passe criminel, il n'a pas essaye de rejctcr la faute dc I'hitlcrisme sur 
les autres, sur des etrangers, etc. ; en se purifiant continuellement 
dans le feu de la repentance nationale, il a reussi a creer un Etat qui, 
pour la premiere fois, a suscite l'admiration et 1'estime de l'humanite 
a son cndroit. Cette experience, a mon avis, doit devenir un modele 
pour les peuples qui ont participe aux crimes du bolchevisme. Entre 
autres, les Juifs » ; « Nous, Juifs, devons tirer des conclusions 
honnetes du jeu auquel se livrerent les Juifs, de cette union qui ne 
leur allait pas, un jeu qu'avait predit de facon saisissante Z. Jabo- 
tinski... 44 » M. Kheifets a montre une grande elevation d'ame en 
parlant « de la faute reelle des Juifs envers les peuples des pays ou 
ils vivent, faute qui ne permet pas, qui ne doit pas les autoriser a 
vivre en toute quietude dans la diaspora ». A propos de ces Juifs des 
annees 1920-1930 : « Qui a le droit de les condamner pour leur aber- 
ration historique [leur participation active a 1'edification du commu- 
nisme], pour le chatiment qu'ils ont fait subir a la Russie afin de lui 
faire expier la Zone de residence et les pogroms, qui done, sinon 
nous, leurs descendants, qui nous en repentons amerement 45 ? » 
(Kheifets ajoute que B. Penson et M. Korenblit, ses codetenus avec 
qui il avait refiechi et discute au camp, partageaient cet etat d'esprit.) 

Ces propos de Kheifets, a cette epoque dans Immigration, coinci- 
derent avec un vibrant appel a la repentance des Juifs, venu de 
1'interieur de l'URSS, celui lance par Felix Svetov dans son roman 
paru initialement dans le samizdat : Ouvre-moi les portes [du 
repentir] 46 ». (Ce n'est pas par hasard, mais grace a l'agilite du 
sentiment et de l'intelligence cultivee chez les Juifs, que F. Svetov 
fut l'un des premiers a discerner la renaissance religieuse qui 
pointait alors en Russie.) 

Plus tardivement, au cours de la discussion passionnee suscitee 



43. M. Kheifets, Russkii patriot Valdimir Ossipov [Vladimir Ossipov. un patriote 
russe], in Kontinent, Paris. 1981, n° 27, p. 209. 

44. Du meme, Nachi obschie ouroki [Nos legons communes], in «'22 », 1980, n° 14, 
pp. 162-163. 

45. Du meme, Mesto i vremia (evreiskie zametki) [Le lieu et le temps (notes juives)], 
in Tretja volna, Paris, 1978, pp. 42, 45. 

46. Felix Svetov, Otverzi mi dveri, Paris, Editeurs Reunis, 1978. 



512 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

par une confrontation entre Astafiev* et Eidelman**, Iouri Stein 
evoqua « nos complexes specifiques d'ashkenazes, produits a la fois 
par le sentiment d'appartenir a un peuple elu et par la psychologie 
juive provinciale. D'ou la foi dans notre infaillibilite nationale, d'oii 
aussi nos pretentions au monopole de la souffrance... II est temps 
de prendre conscience que nous sommes une nation normalc, digne 
a tous egards, mais non exempte de peches, comme tous les autres 
peuples du monde. D'autant plus maintenant que nous avons notre 
proprc Etat independant et que nous avons prouve au monde que 
les Juifs savent, aussi bien que les autres grands peuples, et faire la 
guerre et labourer 47 ». 

Quand les liberaux de gauche entamerent leur campagne de deni- 
grement contre V. Astafiev, V. Raspoutine*** et V. Belov****, 
Marie Schneerson, historienne de la litterature, prit leur Parti avec 
cceur : dans Immigration, elle avait garde pour la Russie un amour 
fervent jusqu'a la nostalgie, et une intime comprehension des 
problemes russes 48 . 

Dans les annees 70 parut en Occident un livre hautement argu- 
mente et d'une grande ampleur de vues sur les risques que faisait 
peser la destruction de la nature perpetree par les communistes en 
URSS. Son auteur vivait alors en Union sovietique et 1' avait natu- 
rellement signe d'un pseudonyme, B. Komarov. Quelque temps 
apres, l'auteur emigra et nous apprimes son nom : Zeev Wolfson. 
Mieux, nous sumes qu'il avait etc l'un des auteurs de V Album des 
eglises detruites et profanees dans la Russie centrale (Postface : 
les limites du vandal isme)* 9 . 



47. Iou. Stein, Lcttre a la rddaction, in Strana i mir, 1987, n°2, p. 112. 

48. M. Schneerson, Raz.reschennaia pravda [Une vcrite aulorisee], in Konlinent, 1981, 
n° 28. De la meme, Khoudojeslvennyi mir pisalelia i pisatel v mirou [L'univers arlislique 
de 1'ccrivain el I'eCrivaiD dans le monde], in Konlinent, 1990, n"62. 

49. B. Komarov, Ounitchtojenie prirody [La Destruction de la nature], Francfort, 
Possev, 1978 ; Razrouehennye i oskvernennye khramy : Moskva i sredniaia Rossia/- 
Posleslovie : Predely vandalizma [Eglises dctruite et profanees : Moscou et Russie cen- 
trale/Postfaee : les limites du vandalisme], Francfort, Possev, 1980. 

* Astafiev Victor (1924-1993), l'un des meilleurs prosatcurs russo-sovietiques de la 
tendance « paysanne ». 

** Eidelman : critique russc d'origine juive. 

*** Valentin Raspoutine, ne en 1937 dans la region d'Irkoutsk. excellent ecrivain de 
la tendance « paysanne ». 

**** Basile Belov, nd en 1932 dans la region de Vologda, excellent ecrivain de la 
tendance « paysanne ». 



QUAND LES ACCUSATIONS SE RETOURNENT CONTRE LA RUSSIE 513 

Dans la Russie mise a sac, il est reste si peu de forces russes 
agissantes, et voila qu'elles recoivent le renfort de forces juives 
amicales et sympathisantes ! Dans ce pays desertifie, encore soumis 
a repression, le Fonds russe d'Aide sociale, auquel j'ai abandonne 
tous les droits mondiaux de L'Archipel du Goulag, a commence 
alors son action d'aide aux persecutes, et c'est Alexandre 
Guinzbourg qui a ete son premier administrateur, competent et plein 
d' abnegation ; parmi ses benevoles, le Fonds a compte" de 
nombreux Juifs et demi-Juifs. (Ce qui a fourni 1' occasion a des 
cercles russes aveugles par leur extremisme de stigmatiser le Fonds 
comme etant « juif ».) 

Pareillement ont participe a notre serie de livres intitulee 
Etudes d'Histoire contemporaine* M. Bernstam, Iou. Feltchinski 
et D. Sturman. 

Dans la lutte contre le mensonge communiste, les divers articles 
de M. Agourski, D. Sturman, A. Nekritch, M. Heller, A. Serebren- 
nikov se sont distingues par une profonde penetration, la fraicheur 
de la pens6e, leur ton digne et mesure. 

C'est la aussi qu'il convient de rappeler Taction valeureuse du 
professeur americain Julius Epstein, qui aura bien merite de la 
Russie. Dans une Amerique hautaine, toujours sure de son bon 
droit, et qui, dans sa lcgerete, n'a nulle conscience de ses propres 
crimes, il a devoile, par ses efforts solitaires, l'« operation de 
carenage » : le fait que les Americains, a partir de leur continent, 
ont livre aux agents staliniens, pour extermination, apres la fin de 
la guerre, des centaines, des milliers de Russes et de Cosaques qui 
avaient nai'vement cru qu'ayant enfin atteint un pays fibre, ils 
etaient desormais saufs 50 . 

Tous ces exemples nous confortent dans l'idee d'une possible 
connaissance reciproque, sincere et bienveillante, entre Russes et 
Juifs, pourvu seulement que de part et d' autre nous ne la contrecar- 
rions pas par notre intolerance et notre mechancete. Meme les plus 
doux mouvements vers la memoration, la repentance, rimpartialite 
suscitent de violentes protestations de la part des gardiens vigilants 



50. Julius Epstein, Operation Keelhaul : The story of forced repatriation from 1944 
to the present, Old Greenwich, Connecticut, 1973. 

* Serie cre"ee par A. Soljenitsyne dans l'exil (aux editions YMCA-Press, a Paris). 
Douze volumes publies entre 1980 et 1995. 



514 DEUX SlECLES ENSEMBLE 

du nationalisme aussi bien russe que juif. « Soljenitsyne n'a pas eu 
le temps d'appeler a la repentance nationale », c'est-a-dire celle des 
Russes, ce que tel auteur se garde de blamer, que, « contre toute 
attente, les notres sont deja la aux premiers rangs ». II ne les appelle 
pas par leurs noms, mais il a apparemment en vue en tout premier 
lieu M. Kheifets : « II apparait done que nous sommes les plus 
coupables de tous, que e'est nous qui avons aide... a instaurer..., ou 
plutot non, pas aide, mais bel et bien instaure le pouvoir sovie- 
tique... presents que nous etions de facon disproportionnee dans ses 
differents organes sl . » 

Ceux qui avaient adopte le langage de la repentance ont ete 
furieusement vilipendes : « lis preferent excreter de leurs tripes 
patriotiques une pleine bouchee de salive » [quel style, quelle 
noblesse d'expression !] « et couvrir de crachats leurs "ai'eux", 
toujours les memes, en maudissant Trotski et Bagritski, Kogan et 
Dounaevski * » ; « M. Kheifets nous exhorte "a nous purifier par le 
feu de la repentance nationale" [?!] 52 » 

Et qu'est-ce qu'a deguste F. Svetov pour le heros de son roman 
autobiographique ! « Ce livre sur la conversion au christianisme ne 
va pas du tout contribuer a la recherche ideale des voies de la 
repentance, mais incitera a l'antisemitisme le plus concret et a 
bouffer du Juif... Ce livre est antisemite ! De quoi faut-il se 
repentir ? s'indigne l'infatigable David Markish. Le heros de 
Svetov voit une felonie dans le fait que nous "abandonnons" ce 
pays dans un etat deplorable dont nous serions les seuls respon- 
sables : ce seraient nous qui apparemment aurions manigance la-bas 
une revolution sanglante, assassine le tsar, souille et viole l'Eglise 
orthodoxe, et de surcroit fonde l'Archipel du Goulag. En est-il 
vraiment ainsi ? Allons ! Premierement, tous ces camarades, 
Trotski, Sverdlov, Berman et Frenkel, n'ont rien a voir avec le 
monde juif. Deuxicmement, e'est une erreur de poser le probleme 
en termes de responsabilite collective". » 



51. VI. Zeev, Demonstraisia obektivnosti [Une demonstration d'objectivitd], in Novy 
amerikanets, 1982, 1-7 juin. n° 120, p. 37. 

52. V. Bogouslavski, V zashitou Kouniaeva [A la defense de Kounaev], in « 22 », 
1980, n° 16, pp. 166-167, 170. 

53. D. Markish, Vykrest [Un converti), in « 22 », 1981, n° 18, p. 210. 

* Edouard Bagritski (1895-1934), Paul Kogan (1918-1942 : poetes sovi6tiques 
d'origine juive. Dounaevski : chansonnicr sovidtique. 



QUAND LES ACCUSATIONS SE RET0UR.NENT CONTRE LA RUSSIE 515 

Son frere, S. Markish, juge ainsi : « En ce qui conccrne la der- 
niere vague de ceux qui ont emigre de Russie... pour se rendre en 
Israel ou aux Etats-Unis, on ne remarque pas chez eux de veritable 
russophobie, elle releve plutot du phantasme ; en revanche, la haine 
de soi qui se transforme en veritable antisemitisme, on ne la voit 
que trop 54 ! » 

Et voila : si les Juifs se repentent, c'est deja de 1' antisemitisme 
(une nouvelle variete de ce phenomene). 

Quant aux Russes, eux, ils doivent comprendre que « leur idee 
d'une repentance nationale ne saurait ctre effective sans une claire 
conscience de la culpabilite nationale. Cette culpabilite est enorme, 
et il ne faut pas la rejeter sur qui que ce soit d' autre. Elle concerne 
non seulement le passe, mais aussi le present, alors que la Russie 
commet suffisamment de sales coups, et qu'a l'avenir elle est 
capable d'en fomenter encore plus », ecrit Chraguine dans les 
annees 70 55 . 

Eh bien, nous aussi, nous ne cessons d'en appcler aux Russes : 
sans repentance, nous n'aurons pas d'avenir. Car n'ont pris 
conscience des crimes du communisme que ceux qui en ont direc- 
tement souffert, et leurs proches. Ceux que ces crimes n'ont pas 
affected ont cherche" a ne point les remarquer, aujourd'hui ils les 
ont oublies, pardonnes, et ne comprennent pas de quoi il faudrait 
se repentir. (D'autant plus ceux qui ont commis ces memes crimes). 

Chaque jour nous rougissons de honte pour notre peuple boiteux. 

Mais nous l'aimons. Et ne cherchons pas a nous en passer. 

Et, pour quelque raison mysterieuse, nous n'avons pas tout a fait 
perdu foi en lui. 

Mais est-ce qu'a notre immense faute, a la faillite de notre 
histoire, vous n'auriez, vous, pris aucune part ? 

Simon Markish reprend les propos de Jabotinski : dans ses 
articles des annees 20, celui-ci, a plusieurs reprises (et en diffe- 
rentes occasions) a fait remarquer : la Russie est un pays etranger, 
l'interet que nous lui portons est exterieur, tiede, mais non exempt 
de sympathie ; ses inquietudes, ses deceptions, ses joies ne sont pas 
les notres, de meme que les notres ne sont pas les siennes » ; 



54. Sh. Markish, O evreiskoi nenavisti k Rossii [De la haine des Juifs pour la Russie], 
in«22», 1984, n° 38, p. 218. 

55. B. Chraguine, p. 159. 



516 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

Markish ajoute : « C'est la prccisement mon attitude vis-a-vis de 
ce qui inquiete les Russes. » Et il nous invite a « appeler enfin les 
choses par leur nom. Du reste, les Russes libres en Occident sur ce 
point delicat ne brillent pas par leur courage... Je prefere avoir 
affaire a des ennemis 56 ». 

Seulement, votre sentence, il faut la scinder en deux parties : 
pourquoi « appeler les choses par leur nom », pourquoi parler franc 
voudrait-il dire se conduire en ennemi ? Selon notre proverbe : fais 
pas le flagorneur, prefere le contradicteur. 

J'exhorte nous tous, Juifs y compris, a renoncer a cette dis- 
torsion : croire que parler franc signifie guerroyer. Y renoncer histo- 
riquement ! Y renoncer irrevocablement ! 

Moi-meme, dans ce livre, j'appelle precisement les choses par 
leur nom. Or je ne ressens pas un seul instant que ce soit par 
inimitie envers les Juifs. Et j'ecris la avec plus de sympathie que 
de nombreux Juifs ne parlent en retour des Russes. 

Le but de mon livre, qui se reflete dans son titre, est clair : il 
faut que nous nous comprenions les uns les autres, il faut que nous 
sachions nous mettre dans la situation et entrer dans les sentiments 
des uns et des autres. Par cet ouvrage, je veux sceller et etendre 
notre comprehension reciproquc pour tout notre avenir. 

Mais que cela soit reciproque ! 

Le rapport entre les destinees juive et russe, qui se sont croisees 
du xviir-' au xx e siecle, recele une clef historique profonde que nous 
ne devons pas perdre dans notre avenir. Vraisemblablement un 
Dessein mysterieux se trouve la cache, que nous devons chcrcher 
a deviner et a accomplir. 

II semble evident que la verite sur notre commun passe nous est, 
Juifs comme Russes, moralement necessaire. 



56. Sh. Markish. Eshe raz o ncnavisti k samomou scbe [Une nouvellc fois a propos 
dc la haine de soil in « 22 », 1980. n" 16, pp. 178-179, 180. 



Chapitre 26 
DEBUT DE L'EXODE 



L'epoque de l'Exode, comme les Juifs ont eu tot fait de la 
nommer, s'est instauree pour ainsi dire en catimini : on fait 
remonter ses debuts a 1'article des Izvestia de decembre 1966, qui, 
de facon quelque peu specieuse, annon§ait 1' accord des autorite's a 
« la reunion des families », formule qui perniettait aux Juifs de 
quitter 1'URSS '. Six mois plus tard eclata, selon un processus histo- 
rique qui lui etait propre, la guerre des Six Jours. - « Comme toute 
epopee, l'Exode a commence par des miracles. Et, comme il sied 
dans une epopee, les Juifs de Russie - la generation de l'Exode - 
ont cu droit a trois miracles » : « le miracle de la formation de 
l'Etat d' Israel », « le miracle de Pourim 1953 » (autrement dit : la 
mort de Staline), et « celui de la victoire de 1967, joyeuse, brillante 
et enivrante 2 ». 

La guerre des Six Jours a donne une impulsion irreversible a la 
conscience nationale des Juifs sovietiques et eteint chez beaucoup 
la soif de l'assimilation. Elle a provoque un puissant attrait pour la 
formation de cercles ou Ton traitait entre soi des problemes propres 
a la nation, ainsi qu'a l'etude de l'hebreu. C'est en tout cas avec 
elle qu'apparaissent les premieres tendances a 1'emigration. 

Mais quel etait le sentiment de la majorite des Juifs a la fin 
des annees 60, au seuil de l'Exode ? Non, ils ne travestissent pas 
retrospectivement leurs sensations, ccs Juifs qui parlent d'un 



1 . F. Kolker, Novyi plan pomoschi sovetskomou evreistvou [Nouveau plan d'aide aux 
Juifs sovietiques], in « 22 », Tel Aviv. 1983, n° 31, p. 145. 

2. V. Bogouslavski, Olsy I deli rousskoi alii [Les peres e! les (ils de TAIya russe], in 
« 22 ... 1978, p. 176. 



518 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

sentiment d'oppression ct de frustration : « Quand ils entendent le 
nom de Juif, ils rentrent la tete dans les epaules comme s'ils s'atten- 
daient a recevoir un coup. Ils s'efforcent d'utiliser le moins possible 
ce mot si lourd a porter, ou bien le prononcent a la va-vite, d'une 
voix etouffee, comme si on les prenait a la gorge... Parmi eux, 
certains sont habites par une peur permanente, incrustee dans leur 
subconscient et devenue inguerissable \ » Ou, comme F ecrit une 
femme de lettres juive : toute sa vie professionnellc, elle l'a vccue 
avec le sentiment que son travail ne verrait jamais le jour parce 
qu'elle etait juive 4 . Chez de nombreux Juifs, en depit de situations 
materielles nettement plus favorables que celles de la grande masse 
de la population, ce sentiment d'etre opprimes etait tout a fait reel. 
Au reste, les recriminations des Juifs cultives portent moins sur 
d'eventuelles mesures de retorsion economiques que sur des 
brimades d'ordre culturel. « Les Juifs sovietiques cherchent... a 
maintenir leur participation elargie a la culture russe. Eux-memes 
desirent garder la culture russe 5 . » Quand les Juifs russes dont les 
centres d'inteYet sont rives a la Russic sc rctrouvent prives, tels des 
imposteurs ou des intrus, et fut-ce seulement par ecrit ou en paroles, 
du droit de s'occuper des affaires russes, de 1'histoire russe, ils 
sont abasourdis et offenses. Avec 1' apparition du tamizdat et du 
samizdat*, la xenophobie propre a certaines plumes a rencontre 
des Juifs qui se sentent russes, s'est exprimee pour la premiere fois 
depuis des annees non pas dans la rue ni du cote de la bureaucratie, 
mais de la part de l'elite intellectuclle, y compris cclle de la dissi- 
dence. Ce qui, naturellement, a ebranle les Juifs qui s'identifiaient 
aux Russes 6 . » Galitch ecrit : « Tres nombreux etaient ceux qui, 
eduques dans les annees 20, 30, 40, avaient pris 1' habitude, des leur 



3. J. Domahki. Tekhnologia nenavisti [La technologic de la haine] in VM, 1978, 
n°25. pp. 106-107. 

4. N. Voronel, Ou kajdovo svoi dom [Chacun a sa maison] in « 22 », 1978, n" 2, 
pp. 150-151. 

5. J. Domalski, p. 129. 

6. D. Sturman, Razmychlcnia nad roukopisiou [Reflexions sur un manuscril] in « 22 », 
1980, n" 12, p. 133. 

* Tamizdat : litt£ralement « Editions dc la-bas », mot forg6 a I'dpoque poststalinicnne 
pour designer les publications en langue russe a I'dtranger d'neuvres inlerdites en URSS. 
Samizdat : littdralcment « auto-Cdition », mot forge" a la meme 6poque pour designer la 
mise en circulation sous forme manuscrite ou dactylographies d'eeuvres interdites de 
publication en URSS. 



DEBUT DE L'EXODE 519 

naissance, de se considerer comme russes... Toutes leurs pensees, 
en effet, se rattachaient a la culture russe 7 . » 

Un autre auteur decrit « le type moyen du Juif russe de notre 
temps » de la facon suivantc : « II s'est penche avec attention sur ses 
defauts. lis les a compris et ressentis... et cherche a s'en debarrasser... 
II a cesse de gesticuler. II s'est debarrasse des intonations propres a 
sa langue, mal supportees par les Russes... A un certain stade, il a 
eprouve le desir de se mettre a egalite avec le Russe, de s'identifier 
a lui. » Pourtant : « Des annees durant, vous pouvez ne pas avoir 
entendu le mot "juif. Beaucoup sans doute ont meme oublie que 
vous etes juif. Mais vous, vous ne 1'oubliez jamais. Le fait qu'on 
n'en parle pas vous le rappelle immanquablement. II cree en vous un 
tel champ de tensions que tout grain de poussiere risque d'y 
provoquer une explosion. Quand vous entendez le mot "juif, il 
sonne alors comme un coup du destin. » Voila qui est eloquent. Et le 
meme auteur ne cele pas combien coute l'effort de se metamorphoser 
en Russe : « On doit passer outre a tant de choses », ce qui est source 
d'appauvrissement. « Aujourd'hui, vous avez besoin de mots tres 
souples, polysemiques. Mais ils ne se trouvent pas a votre dispo- 
sition. Quand vous ne parvenez pas a les trouver, quand vous n'en- 
tendez pas ces mots necessaires, quelque chose meurt en vous », vous 
perdez « les intonations mclodieuscs de la langue juive », et tout ce 
qu'elle recele de gaiete, d'humour enjoue, de force vitale, d'ironie 8 ». 

Bien entendu, ces sentiments n'ont pas ete eprouv6s, ni dans leur 
totalite ni avec cette aprete, par tous les Juifs sovietiques, ils ne 
concernaient qu'une faible minorite, la haute couche intellectuelle, 
et ceux-la seulement qui reellement et opiniatrement voulaient 
s'identifier aux Russes. G. Pomerants a pu dire de ces cercles, en 
etendant sa reflexion a l'ensemble de 1' intelligentsia : « En tout lieu 
nous ne sommes ni entierement des etrangers, ni entierement chez 
nous » ; « des Juifs non israeliens, sans attaches sur terre, ayant 
perdu toutes racines dans 1' existence quotidienne, voila ce que nous 
sommes devenus 9 ». 



7. Alexandre Galiich, Pesni. Stikhi. poemy. Kinopovest. Piesa. Statii [Chansons. Vers. 
Poemes. Scenario. Piece. Articles], lekaterinenbourg. 1998, p. 586. 

8. Rani Aren V rousskom galouie [Dans le galout russe], in « 22 », n° 19, pp. 133- 
135-137 

9. G. Pomerants, Tchelovek niotkouda [L'homme de nulle part] in Neopoubliko- 
vannoe (Inddits), Francfort, 1972, pp. 161, 166. 



520 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

Voila en effet qui est bien dit. 

Un autre article abonde dans le meme sens : « Je percois si 
nettement le caractere illusoire de leur existence [celle des Juifs] 
dans la Russie d'aujourd'hui" 1 . » 

Et, la ou la fusion n'est pas atteinte, ineluctablement s'amplifie 
le froid de la desunion. 

Nathan Chtcharanski a repete plus d'une fois qu'il fut un temps 
ou il se sentit different des habitants de ce pays. 

L. Khnokh, lors du proces pour « detournement d'avions* », en 
ddcembre 1970, declara sans ambages : « Vivre dans un pays que 
je ne considere plus comme mien m'est devenu insupportable » 
(et ce sentiment, de toute Evidence, n'a pas muri en lui en deux- 
trois mois). 

Quelle unite dans la pensee, quelle hardiesse dans l'expression ! 

Or ce type de sentiment s'est empare de plus en plus des Juifs 
russes, jusqu'a attcindre des couches tres larges. 

Plus tardivement, en 1982, un journaliste juif s'est exprime 
ainsi : « Je suis un etranger... un etranger dans mon pays que j'aime 
de fagon abstraite, mais que concretement je crains". » 

Au debut des annees 70, Lydia Tchoukovskaia, dans une conver- 
sation que nous avons eue, m'a dit (je l'ai note" a I'epoque) : 
« L'exode actuel a ete impose aux Juifs a coups de bottes. J'eprouve 
de la peine pour ceux que les Russes ont contraints a se prendre 
pour juifs. Les Juifs avaient perdu leur spccificite nationale, et le 
r£veil en eux de sentiments nationalistes me paratt artificiel. » 

Non, non, il etait loin d'en etre ainsi ! - la, Lydia se trompait, 
bien qu'elle eut beaucoup discute avec les Juifs des deux capitales. 
Ce reveil des sentiments juifs 6tait tout a fait naturel, legitime par 
rapport a l'Axe historique ; il n'a pas ete simplement provoque" « a 
coups de bottes ». Un reveil soudain ? « "Juif aussi, cela peut 
sonner fier 12 ! » 



10. A. Voronel. Trcpct ioudeiskikh zabot [Le fremissement des soucis juifs], 2 C ed. 
Moscou-Jcrusalcm, 1981, p. 122. 

11. M. Deilch, Zapiski postoronnevo [Camels d"un etranger] in « 22 », 1982, n?26, 
p. 156. 

12. R. Rutman, Oukhodiaschemou poklon, ostaiouschemousia bratstvo [A celui qui 
part - salut ! ; a celui qui resle - fraternite !), in Novy Journal, 1973, n° 1 12, p. 286. 

* Le 15 juin 1970, ncuf Juifs et deux non-Juifs tentent sans succes de s'emparer d'un 
avion pour cmigrer en Israel. 



DEBUT DE L'EXODE 521 

Un autre journaliste juif a cherche a comprendre le cheminement 
suivi par la jeune generation : « Nous, les "petits-enfants" et hdri- 
tiers de cette cruelle experience, nous qui avons perce de notre tete 
la coquille pour sortir au grand jour, ici, en Israel, que pouvons- 
nous dire de nos parents et de nos grands-parents ? Qu'ils ne nous 
ont pas dispense" d'"education juive" ? Mais l'experience de leur 
cheminement, de leur vie, telle que nous 1' avons recue et que 
chacun d'entre nous l'a prolongee, fut-ce de nos petits pas de 
gosses, depuis nos reves d'enfance jusqu'aux fureurs de l'age mur, 
n'a-t-elle pas ete une education juive ? Le sentiment de notre 
judeite nous est venu dans une large mesure comme resultat de 
leurs echecs, de leurs catastrophes, de leur desespoir (des notres 
aussi). Mors, pourquoi ne pas avoir de l'estime pour ce passe" ? Est- 
ce a nous de jeter la pierre aux cranes brises des romantiques 
d'hier 13 ? ! » 

La s'exprime ouvertement et loyalement le lien hereditaire avec 
les parents et les grands-parents qui avaient montrc tant d'enthou- 
siasme dans les premieres annees du regime sovietique : ce qui 
confere au tableau une toute autre ampleur. Et, en filigrane, a 
travers tout 1' article, on percoit de 1' irritation vis- vis des biens et 
privileges acquis par « la nouvelle classe qui a succede aux roman- 
tiques d'alors ». 

Un article du samizdat introduisit lui aussi une nuance tout a fait 
pertinente : « Elle paratt fausse, vraiment, l'opinion selon laquelle 
les sentiments nationalistes des Juifs sovietiques assimiles se sont 
amplifies uniquement par suite de la resurgence de Tantisemitisme. 
II s'agit la plutot d'une coincidence dans le temps 14 . » 

Les participants a ce processus decrivent chacun de facon lege- 
rement differente revolution de leur prise de conscience. Les uns 
disent : « Presque tous, nous avions 1' impression que pratiquement 
rien ne s'etait passe », autrement dit qu'il n'y avait pas eu de 
mouvement en faveur d'un retour au judaisme ; neanmoins, « apres 
la guerre de 1967, nous avons per^u comme un souffle nouveau ». 
Mais « la breche s'est faite, j'en suis sur, apres le proces pour 



1 3. V. Bogouslavski, V zaschitou Kouniaeva [En ddfense de Kounaev] in « 22 ». 1980. 
n°16, p. 176. 

14. N. Ilski, Istoria i samosoznanie [Les Juifs et leur conscience de soi], in Evrei v 
SSSR, 1977, n° 15, cite" d'apres « 22 », 1978, n" 1, p. 202. 



522 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

detourncment d'avion l5 ». D'autres disent : «A Leningrad, 
Moscou, Riga, des groupes de Juifs se sont constitues des le milieu 
des annees 60 », et, a la fin de ces annees-la, s'est deja forme a 
Leningrad « un centre de conspiration juive ». Mais en quoi 
consistait reellement la conspiration ? « Des cercles d'etudes de 
l'hebreu et de 1'histoire juive se sont constitues'... non pas tant pour 
6tudier la langue que pour permettre a ceux qui desiraient l'ap- 
prendre de discuter entrc cux. L'etude n'allait pas au-dela de 
quelque deux cents a trois cents mots... Tous sans exception etaient 
des fonctionnaires, et ceux qui gravitaient autour d'eux etaient fort 
eloignes non seulement de la religion, mais meme de la tradition 
juive la plus elementaire. » « Les Juifs des annees 60 avaient une 
idee tres vague du sionisme. » Cependant, « nous nous sentions 
suffisamment juifs, sans eprouver la necessite de "cours de perfec- 
tionnement" pour parfaire notre qualite de Juifs ». Contre les rafales 
de la propagande anti-israclienne se renforcait « une sympathie 
personnels a l'egard des Juifs et de l'Etat d'Israel... Si on nous 
avait dit alors qu'Israel avait abandonne" un judai'sme desormais 
revolu, a nos ycux il n'y aurait rien perdu ». Ensuite, ce 
mouvement, « parti d'un cercle clandestin, s'est mue en 
mouvement plus large... voire en un "phenomene de salon" ». 
Toutefois, « personne ne croyait alors en la possibilite d'emigrer, 
du moins a vue humaine ; en revanche, nous 6tions tous persuades 
de la possibilite d'ecoper de quelques annees de camp 16 ». L'inter- 
vieweur commente : « Helas, on ne peut dissocier ladite conspi- 
ration des actes "criminels" ! - J'ai observe ?a dans le mouvement 
juif des annees 70, apres les proces pour detournement d'avions ". » 
L'apprentissage de la culture juive avait ainsi commence et conti- 
nuait sans que Ton pensat ouvertement a emigrer ; il n'obliteYait ni 
ne modifiait en rien la vie quotidienne des participants. « Je ne suis 
pas sur que Talya [en hebreu, alya signifie ascension ; mais le mot 
a re?u le sens de retour dans la patrie historique] ait commence 
avec les sionistes » ; « les premiers groupes sionistes n'etaient pas 
assez puissants pour cela ». « Dans une certaine mesure, c'est le 



15. A. Eterman, Tretic pokolenie (La troisifemc generation) [interview], in « 22 », 
1986, n° 46, p. 124. 

16. V Bogouslavski, Ou istokov [Aux sources], interview in «22», 1986, n°47, 
pp. 102, 105-108. 

17. Ibidem, p. 109. 



DEBUT DE L'EXODE 523 

pouvoir sovietique qui 1'a engendre en organisant une gigantesque 
et bruyante campagne autour de la guerre des Six Jours. La presse 
sovietique a presente l'image d'un Juif guerrier, vainqueur de tous, 
et cctte image a compense le complexe d'inferiorite qui habitait les 
Juifs sovietiques l8 . » 

Mais cache « "ton fremissement juif ! que tes collaborateurs ne 
le voient pas, que tes voisins ne l'entendent pas !" » Au debut, la 
crainte est profonde : « Ces bouts de papier sur lesquels on grif- 
fonne ses coordonnees en vue de recevoir une invitation officielle, 
e'est comme si on signait une condamnation pour soi, pour ses 
enfants et ses proches » ; mais, bientot, « fini les chuchotements, 
on en parle a voix haute », « on se reunit pour observer les fetes 
juives et pour apprendre dans les cercles l'histoire juive et 
l'hebreu ». Et, des la fin de 1969, « les Juifs par dizaines et par 
centaines se mettent a signer des petitions destinees "a l'opinion 
publique etrangere". lis exigent qu'on les laisse "partir" pour 
Israel l9 ». 

« Coupes du judaisme mondial, entratnes dans la fournaise 
fusionnelle... de l'empire pharaonique stalinien », les Juifs d'URSS 
« semblaient definitivement perdus pour le judaisme quand, brus- 
quement, survint la resurgence du mouvement sioniste en Russie, le 
retour a l'antique appel de Moise : "Laisse partir mon peuple 20 !" » 

Et, « en 1970, le monde entier s'est mis a parler des Juifs 
russes ». lis « ont pris de l'assurance, ils ont acquis... l'esprit de 
decision. Entre eux et leur reve, un seul mur : l'interdiction gouver- 
nementale. Le percer, 1'enfoncer, le survoler, tel etait leur seul 
desir... » "Fuyez la Babylone du nord !" - cet ordre a retenti dans 
l'appel du groupe (E. Kouznetsov, M. Dymshits) qui avait cherche 
a detourner un avion 21 . En decembre 1970, au proces qui se tint a 
Leningrad, « ils ne se sont pas tus, ils ne se sont pas caches, ils ont 
ouvertement declare leur intention de detourner un avion pour les 
conduire a l'dtranger, en Israel. Ce qui pouvait impliquer pour eux 



18. V. Bogouslavski, Oglianis v razdoumie [Prends le temps de r£H6chir], table ronde 
in«22», 1982, n° 24, p. 113. 

19. V. Bogouslavski, Otsy i deti rousskoi alii [Les peres ct les enfants de l'alya russe] 
in«22», 1978, n" 24, p. 113. 

20. /. Oren, Ispoved [Confession] in « 22 », 1979, n° 7, p. 140. 

21. V. Bogouslavski, Otsy i deti rousskoi alii [Les peres et les (ils de l'alya russe] in 
« 22 », 1978, n" 2, pp. 177-178. 



524 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

une sentence de mort ! Leurs "aveux" etaient en fait des decla- 
rations de sionisme 2 - ». Quelques mois plus tard, en mai 1971, 
eut lieu un second proces, celui « d'une organisation sioniste de 
Leningrad » ; ensuite d'autres encore eurent lieu a Riga et Kichinev. 

Ces proces - surtout ceux de Leningrad - donnerent une nouvelle 
et forte impulsion a la conscience nationale des Juifs. Peu apres 
parait en samizdat la revue Les Juifs en URSS (a partir de 1972). 
Tous les aspects de la lutte pour obtenir le droit d'emigrer en Israel, 
de meme que l'exigence d'un libre developpement de la culture 
juive pour ceux qui restent en URSS, y trouvent un vif echo. 

Mais, la encore, l'idee d'une emigration possible etait loin, tres 
loin d'avoir gagne" la majority des Juifs sovietiques. « Quand les 
Juifs sovietiques savaient qu'ils n'avaient pas le choix, qu'il fallait 
se resigner et s'adapter, ils avaient l'impression de vivre plus faci- 
lement que maintenant qu'ils ont recu la liberte de choisir le lieu 
oil vivre leur destin... La premiere vague de ceux qui ont fui 
la Russie a la fin des ann6es 60 n'etait mue que par une 
seule aspiration : passer le restant de leurs jours dans le seul pays 
ou il n'y avait pas d'antisemitisme, en Israel. » (A l'exclusion de 
ceux, precise neanmoins l'auteur, qui emigrerent par desir de 
s'enrichir)". 

Mais « une certaine fraction des Juifs sovietiques » etaient si 
terrorises qu'ils etaient prets a renoncer avec all£gresse a leur 
appartenance nationale, si on le leur permettait 24 ». A ces milieux 
appartenaient les Juifs qui maudissaient « cet Israel » : c'est par sa 
fauie que les Juifs respectueux de la loi ne recoivent pas, dans leur 
profession, l'avancement qu'ils meritent ; « a cause de ceux qui 
partent, notre situation, elle, va empirer ! » 

Le gouvernement sovietique ne pouvait pas ne pas eprouver d' in- 
quietude face a cette resurgence, inattendue pour lui - comme pour 
le monde entier ! -, de la conscience nationale des Juifs sovietiques. 
II renforca la propagande contre Israel et le sionisme pour faire 
encore plus peur. En mars 1970, il eut recours a un « true » a la 
sovietique, archi-use : contre-attaquer par la bouche « des citoyens 



22. Ibidem. U istokov [Aux sources] in « 22 », 1986, n"47, p. 121 

23. G. Fain, V roll vysokooplatchivaemykh chveilsarov [Dans lc role de portiers gras- 
sement payds], in VM, Tel-Aviv, 1976, n° 12, p. 135. 

24. /. Domalski, Tekhnologia nenavisti [La technologie de la haine] in VM. Tel-Aviv, 
1978, n" 25, p. 106. 



DEBUT DE L'EXODE 525 

eux-memes », en I'occurrence « de nationality juive ». Au spectacle 
de cette conference de presse publique se rendirent avec docilite 
non seulement les « Juifs officiels » les plus compromis, comme 
Vergelis, Dragounski, Tchakovski, Bezymenski, Dolmatovski, le 
metteur en scene Donsko'i, les experts en sciences politiques Mitine 
et Mintz, mais aussi l'homonyme de Bialik, 1'academicien 
Froumkine, Kassirski, des musiciens de reputation mondiale 
comme Flier, Zak, des artistes comme Plissetskai'a, Bystritskaia, 
Ploutchek - si assures de leur situation qu'ils n'auraient risque 
aucun naufrage s'ils avaient refuse de signer la « Declaration ». Et 
cependant, ils la signerent... Ladite « Declaration » marquait du sceau 
de l'infamie « l'agression des dirigeants israeliens... qui redonnent 
vie a la barbarie hitlerienne », « le sionisme a toujours ete 1' ex- 
pression des idees sionistes de la bourgeoisie juive et de ses elucubra- 
tions judai'ques » ; les intervenants ont pour intention « d'ouvrir les 
yeux aux victimes confiantes de la propagande sioniste » : « les 
travailleurs juifs, sous la direction du Parti de Lenine, ont acquis une 
liberte totale face au tsarisme haissable » - allons bon, les voila qui 
reviennent cinquante ans en arriere, comme si e'etait a cette epoque- 
la qu'avait sevi le principal oppresseur ? ! 

Cependant, les temps ont change. Une semaine plus tard, en 
reponse aux « officiels », s'eleve la voix d'llya Silberberg, un jeune 
ingenieur qui a decide de rompre sans retour avec ce pays et de 
partir. II public dans le samizdat une reponse ouverte a la « Decla- 
ration », traite ses signataires de « vils laquais », et renonce a ses 
anciennes illusions : « C'est par naivete que nous avons place notre 
espoir dans "nos" Juifs : les Kaganovitch, les Ehrenbourg et les 
autres ». (Ils avaient done bel et bien place leurs espoirs en eux ?). 
Mais, aussitot, en guise de reproche aux Russes : apres les 
annees 50, « les Russes repentants et honteux..., apres avoir verse 
une petite larme sur le passe..., n'avaient-ils pas jure amour et 
fidelite a ces freres qu'ils venaient de retrouver ? » Silberberg, lui, 
ne doute pas un seul instant que toute la faute est imputable aux 
Russes. 

Par la suite, il y eut plusieurs interventions du meme ordre. Un 
an plus tard, une autre lettre ouverte fit fureur dans le samizdat, 
6crite par Michel Kalik, un metteur en scene jusqu'alors a 1'aise 
dans le regime, mais qui venait d'etre exclu de 1' Union des Artistes 
sovietiques du cinema a la suite de son intention declaree d'emigrer 



526 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

en Israel. Cette lettre sur sa fidelite a la culture juive, il l'adressait 
de facon surprenahte « a l'intelligcntsia russe ». Comme s'il n'avait 
pas vecu en URSS dans le milieu des nantis, comme si, des annees, 
durant, il avait souffert avec les opprimes et lutte pour la liberti... 
Voila que maintenant, a la veille de son depart, du haut de ses 
sacrifices, il sermonnait ces intellectuels russes empotes : « Vous 
allez rester... avec votre silence ? avec votre "docile enthou- 
siasme" ? Qui repondra alors pour la sante morale de la nation, du 
pays, de la societe ? » Six mois plus tard, une nouvelle lettre 
ouverte paratt dans le samizdat, due a l'ecrivain sovietique Gregoire 
Svirski. II est pousse a la derniere extremite car, en guise de 
punition pour son intervention en 1968 a la Maison centrale des 
ecrivains contre I'antisemitisme, il a ete interdit de publication 
pendant plusieurs annees, et meme son nom n'a pas ete repris dans 
V Encyclopedic litteraire : il appelle cela un « assassinat », oubliant 
de jeter un regard en arriere sur ceux - nombreux, tres nombreux, 
et d'un tout autre gabarit - qui, avant lui, avaient autrement 
souffert. « Je ne sais plus desormais comment je vais vivre », ecrit- 
il dans sa declaration a 1' Union des ecrivains. (Voila qui etait 
commun aux 6 000 membres de 1' Union : ils consideraient que le 
gouvemement avait pour devoir de les nourrir en leur procurant des 
travaux litteraires retribues.) Telles ont ete « les raisons qui m'ont 
force, moi, homme de culture russe, et, plus que cela, ecrivain russe 
et specialiste de la litterature russe, a me considerer comme juif 
et a prendre la decision irrevocable d'emigrer avec ma famille en 
Israel »... oil « je veux devenir un ecrivain israelien ». (Mais une 
telle reconversion professionnelle et nationale s'est revelee hasar- 
deuse : comme beaucoup d'autres emigrants, Svirski ne s'attendait 
pas a rencontrer des difficultes d'adaptation en Israel, il a du aussi 
en partir...*) 

Dans les nombreuses declarations exprimant l'eveil de la 
conscience de soi des Juifs, les sentiments et arguments antirusses 
etonnent, blessent l'oreille et le cceur. Dans ces sentiments « d'une 
fureur bien pesee », ainsi que nous l'avons lu, nous ne voyons pas, 
helas, que nos freres juifs se repentent, ne serait-ce que par rapport 
aux annees 20. Ils ne manifestent pas 1' ombre d'une compassion 
pour les Russes en tant que peuple souffrant. Or, par ailleurs, dans 



* El s'installer au Canada... 



DEBUT DE L'EXODE 527 

le chapitre precedent, au milieu des cris de fureur, nous avons 
entendu d'autres voix. Venant d'Israel, elles offraient sur cette 
epoque des appreciations lucides : « Dans Les Juifs en URSS, nous 
avons beaucoup trop cherche a regler nos comptes avec la 
Russie »... et trop peu parle d'« Israel, de notre vie ici »... et « du 
programme de nos actions futures 25 ». 



Ceux qui, desarmes, menaient une vie quotidienne on ne peut 
plus simple, comprenaient que vouloir percer la cuirasse d'acier 
qui avait de toutes parts cercle l'URSS etait une tache impossible, 
desesperee. Or voila que, mu par l'energie du desespoir, ca a 
commence, 5a a marche ! Dans la lutte pour la liberte d'emigrer 
en Israel, il a ete fait preuvc d'une tenacite et d'une inventivite 
exceptionnelles par la diversite des moyens : requetes adressces au 
presidium du Soviet supreme, demonstrations et greves de la faim 
des refuzniki (c'est le nom que se donncrent les Juifs qui avaient 
essuye" un refus a leur demande d'cmigration) ; seminaires de 
savants juifs prives de leur travail, "pour maintenir leur qualifi- 
cation" ; reunion a Moscou d'un symposium international de 
savants (fin 1 976) ; enfin, refus de faire leur service militaire. 

Bien sur, le succes dans cette lutte ne peut etre atteint que grace 
a un puissant soutien international des Juifs. « L'existcncc dans le 
monde de la solidarite juive a ete pour nous une decouverte eton- 
nante, la seule qui nous ait redonne espoir dans une situation sans 
issue », ainsi que le rappelle Tune des premieres refuznik 2b . Des le 
debut, l'aide a ete egalement d'ordre financier : « A Moscou, le 
milieu des refuzniki a connu une nouvelle forme d'independance, 
fondee sur un fort soutien financier des Juifs de retranger 27 ». 
D'autant plus on s'est mis k attendre de l'Occident : un soutien de 
l'opinion publique non moins important, de meme qu'un soutien 
politique. 

La premiere epreuve serieuse que ce soutien eut a subir apparut 



25. R. Noudelman, Oglianis v razdoumic [Prends le temps de r£fidchir] [table rondc] 
in «22», 1982. n" 24, p. 141. 

26. N. Rubinstein, Kto tchitatel [Qui est le lecteur?] in VM, Tel-Aviv, 1976, n°7, 
p. 131 

27. E. Manevitch [Lettre a l^diteur], in VM, New York, 1985, pp. 230-231. 



528 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

en 1972. Un personnagc sovietique haut place" 6mit la reflexion 
suivante : 1' intelligentsia juive qui emigre a recti en URSS gratui- 
tement 1' instruction superieure, puis les conditions necessaires a 
l'obtention de grades scientifiques, et maintenant elle va emporter 
a 1'etranger tout ce bagage acquis a des conditions privilegiees, elle 
va travailler au profit d'autres pays ? Dans ce cas, ne sierait-il pas 
de la frapper d'un impot ? Pourquoi un pays devrait-il preparer 
gratuitement des specialistes pour d'autres pays, en ecartant ses 
habitants de souche qui, pourtant susceptibles de recevoir cette 
instruction, n'y ont pas ete admis ? Une loi prevoyant ce type 
d' impot fut mise en chantier. On ne fit pas mystere de ce projet de 
loi, il devint largement connu, fut debattu avec vivacite dans les 
milieux juifs - et entra dans les faits, le 3 aout 1972, de par l'oukase 
du presidium du Soviet supreme de l'URSS intitulee « De la resti- 
tution par les citoyens de l'URSS se rendant definitivement a 
1'etranger des sommcs depensees par l'Etat pour leur instruction. » 
On prevoyait de prelever, scion les categories des etablissements 
d'enseignement supcrieur, de 3 600 a 9 800 roubles sovietiques 
courants (3 600 roubles etait en ces annees-la le salaire moyen 
annuel d'un collaborateur scientifique non titulaire d'un doctorat). 

C'est un tolle planetaire. Au cours des cinquante-cinq annees 
d'existence du regime sovietique, aucun de ses crimes les plus 
massifs n'avait suscite une protestation mondiale aussi unanime et 
violente que cet impot sur les emigrants nantis d'une instruction 
superieure. Les academiciens amcricains, cinq millc professeurs 
signent une protestation (automne 1972). Les deux tiers des sena- 
teurs americains bloquent le traite commercial en preparation 
accordant a l'URSS la clause de la nation la plus favorisee. Les 
parlementaires europeens suivent. De leur cote, cinq cents Juifs 
sovietiques envoient une lettre ouverte au secretaire general de 
l'ONU, Kurt Waldheim (personne ne savait encore qu'il allait lui- 
raeme etre sous peu vilipende) : « C'est une forme de servage 
infligee a des gens pourvus d'une instruction superieure. » (Dans 
cet effort pour parvenir a leurs fins, ils ne mesurent pas 1'effet que 
peuvent avoir ce genre de mots dans un pays oil sevit un vrai 
servage, dans les kolkhozes.) 

Et le gouvernement sovietique cede. L'oukase cesse d'etre 
applique. 



DEBUT DE L'EXODE 529 

Et le traite commercial avec ses clauses de la nation la plus favo- 
risee ? En avril 1973, le leader syndical George Mennie cherche a 
ddmontrer que ledit traite n'est pas avantageux pour les USA, qu'il 
n'apporterait aucunc detente dans le climat de tension interna- 
tionale, mais les senateurs, accapares par le seul probleme juif, ne 
pretent pas l'oreille a ces arguments. lis donnent leur accord au 
traite, mais a condition que soit adopte l'« amendement Jackson » : 
ne pas le conclure tant que ne sera pas totalement libre Immigration 
des Juifs d'URSS. Et a travers le monde entier se presentent de 
neouveau les termes du marchandage du capital americain : nous 
n'accorderons notre aide au gouvernement sovidtique que s'il 
accepte de laisser partir du pays nommement les Juifs - et les 
Juifs uniquement ! 

Et il ne se sera trouve personne pour dire a haute voix : Mes- 
sieurs, il y a cinquante-cinq ans, ce ne sont pas des dizaines de 
milliers, mais des millions de nos compatriotes qui n'ont pu voir 
qu'en reve la possibilite de fuir ce regime sovietique abhorre, per- 
sonne ici n'a jamais recu le droit d'emigrer et jamais, jamais les 
hommes politiques, les hommes publics d'Occident ne s'en sont 
^tonnes, n'ont protcste, ni meme propose de punir le gouvernement 
sovietique ne serait-ce que par certaines limitations commerciales. 
(Une seule campagne - mais qui fut un echec - eut lieu en 1931, 
dirigee contre le dumping forestier sovietique - ecouler a vil prix 
le travail d'abattage fourni par les detenus -, campagne plus vrai- 
semblablement inspiree, du reste, par l'esprit de concurrence 
commerciale.) Quinze millions de paysans furent extermines lors 
de la « dekoulakisation », six millions de paysans furent accules a 
la famine en 1932, sans parler des executions en masse et des 
millions de gens qui finirent dans les camps, et pendant ce temps- 
la on se plaisait a signer avec les dirigeants sovietiques des traites, 
a leur accorder des prets, a serrer leurs mains honnetes, a queter 
leur faveur, a s'en feliciter devant les parlements. Et e'est seu- 
lement lorsque les Juifs seuls se sont trouvds leses dans leurs droits 
que 1'Occident tout entier a ete saisi par le feu d'une vive 
compassion et a commence a comprendre de quel bois etait fait ce 
regime. (J'avais note sur un vilain bout de papier, en 1972 : « Grace 
a Dieu, vous avez compris. Mais votre lucidite va-t-elle durer long- 
ternps ? II suffirait que le probleme de l'emigration des Juifs soit 
resolu pour que vous redeveniez sourds aux problemes russes sous 



530 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

le communisme : de nouveau vous serez et sourds et aveugles, et 
cesserez de comprendre quoi que ce soit. ») 

Vous ne vous figurez pas avec quel enthousiasme les Juifs 
accueillirent en Russie l'amendement Jackson : « On a enfin trouve 
un puissant levier pour agir sur le pouvoir en URSS 28 ». Mais, subi- 
tement, en 1975, l'amendcment Jackson rate son effet : contre toute 
attente, les dirigeants sovietiques refusent de parapher le traite 
commercial assorti de clauses privilegiees avec les Etats-Unis. 
(Vraisemblablement, ils comptaient recevoir d'autres pays, grace 
au jeu de la concurrence, des credits plus substantiels.) 

Ce refus impressionna les activistes juifs en Russie comme a 
l'etranger, mais pour peu de temps. En Amerique et en Europe, le 
soutien a Immigration prenait de plus en plus d'ampleur. « Confe- 
rence nationale americaine pour la defense des Juifs sovietiques. » 
« Union des comites de solidarite avec les Juifs sovietiques. » 
«Journee de solidarite nationale de 1' Amerique avec les Juifs 
d'URSS » [avril 1975] : plus de cent mille manifestants ont defile 
a Manhattan, entre autres les senateurs Jackson et Humphrey, tous 
deux ex-candidats a la presidence. « Des manifestations de protes- 
tation ont ete organisees par centaines et sous des formes variees... 
Les plus massives furent les "dimanches de solidarite" annuels, ces 
demonstrations et meetings a New York qui reunirent jusqu'a 
250 000 participants (entre 1974 et 1987) 29 . » Une session de trois 
jours a Oxford. Dix-huit prix Nobel interviennent en faveur de 
Livitch, un electrochimiste membre correspondant de l'Academie 
des sciences. Six cent cinquante autres savants, toujours en faveur 
de Levitch, lequel est autorise a partir. En Janvier 1978, plus de 
cent savants americains, dans un telegramme a Brejnev, exigent 
qu'on laisse partir a l'etranger le professeur Meiman. Une autre 
campagne mondiale, et Ton jubile lorsqu'elle aboutit : le mathema- 
ticien Tchoudnovski recoit l'autorisation de suivre a l'etranger un 
traitement medical inconnu en URSS. II ne s'agit pas seulement la 
de personnalites notoires : l'espace de quelque temps retentissent a 
travers le monde des noms parfaitement ignores jusqu'alors et tout 
aussi rapidement oublies. Ainsi la presse mondiale (en mai 1978) 



28. V Perelman, Krouchenie tchouda : pritchiny i sledstvia [Naufrage d'un miracle : 
causes et consequences) [entrelien avec G. Rosenblum] in VM, Tel Aviv, n" 24, p. 128. 

29. PEJ, 1996, t. 8, p. 380. 



d£but de L'EXODE 531 

attire a grands cris l'attention sur un cas particulierement touchant : 
une petite fille moscovite de 7 ans, Jessica Katz, est atteinte d'une 
maladie incurable, mais on ne la laisse pas partir avec ses parents 
pour les Etats-Unis. Quel scandale ! Le senateur Edward Kennedy 
intervient personnellement. Avec succes ! La presse s'enflamme. 
Toutes les chatnes de television montrent dans leurs informations, 
aux heures de grande ecoute, l'accueil a l'aeroport, les larmes de 
bonheur, la fillette prise dans les bras. La Voix de VAmerique 
consacre toute une emission en langue russe au sauvetage de Jessica 
Katz (sans penser que les families russes qui ont des enfants 
souffrant de maladies incurables restent face a un mur ine- 
branlable). Soudain, a la suite d'une expertise medicale, on apprend 
que Jessica ne souffre d'aucune maladie, que ses ruses parents ont 
berne le monde entier pour etre stirs de pouvoir partir. (La radio en 
souffle quelques mots entre les dents, a peine perceptibles, ni vu ni 
connu. A qui done pardonnera-t-on a l'avenir un tel bluff?). Et du 
pareil au meme : la greve de la faim en prison de V. Borissov 
(dec. 1976), qui avait deja purge six ans dans un hopital psychia- 
trique, est relatee par La Voix de VAmerique sur le meme plan que 
« les quinze jours » d'un certain Uya Levine, reste en liberie, et 
accorde a ce dernier beaucoup plus d'attention. II suffit a quelques 
obscurs refuzniki de signer une declaration sur l'impossibilite 
d'emigrer pour qu'elle soit aussitot retransmise par Radio-Liberte, 
La Voix de VAmerique, la BBC au nombre des informations 
mondiales les plus importantes. Encore aujourd'hui, on a peine a 
croire a toute la publicite dont ils ont beneficie ! 

On remarque a juste titre que cette epopee des premiers pas 
accomplis par les Juifs sovtetiques dans l'obtention de leur depart, 
suscite dans le monde juif tout entier, mais principalement en 
Amerique, une vive conscience de leur appartenance nationale. 
« La solidarite enthousiaste des Juifs d' Occident a fait echo a la 
tenacite prophetique des premiers sionistes » d'URSS. « Les Juifs 
occidentaux virent leurs ideaux en actes. Ils avaient eu confiance 
dans les Juifs russes... ce qui revient a dire qu'ils eurent confiance 
dans leurs propres meilleures qualites... Tout ce que les Juifs occi- 
dentaux auraient voulu voir en permanence autour d'eux mais... 
qu'ils ne voyaient pas' . » II existe une autre interpretation qui 



30. A. Voronel, Vmesto posleslovia [En guise dc postface] in « 22 », 1 983, n° 3 1 , p. 140. 



532 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

recele une penetrantc ironie : « La marchandise proposee (V esprit 
juifen pleine resurgence) a trouve des achetcurs enthousiastes (les 
Juifs americains). Ni 1'Amerique ni les Juifs americains ne sont 
guere interesses par les Juifs venus d'URSS en tant que tels. C'est 
1' esprit de rebellion juif qui constitue la marchandise. Les Juifs 
d'Amerique (et, avec eux, les Juifs de Londres, d' Amsterdam, de 
Paris, etc.), chez qui les sentiments juifs ont ete reveilles par le 
triomphe des Six Jours, ont cru voir la une chance de se faire un 
allie... » Une « lutte confortable..., sans trop d'efforts 31 . » 

Mais il faut l'admettre : les envolees des ames, ici et la-bas, 
s'influen9ant rnutuellement, ebranlaient de plus en plus les parois 
du blindage sovietique. 



On considere que l'emigration juive de masse sortie d'URSS a 
debute en 1971 : 13 000 personnes en un an (98 % d'entre elles se 
rendant en Israel). En 1972, 32 000 ; en 1973, 35 000 (pendant ces 
trois ans, de 85 a 100 % de departs pour Israel"). Cependant, la 
plupart des partants ne venaient pas des centres russes, mais de 
Georgie et des Etats bakes. (Bien que « la Georgie fut un pays 
exempt d'antisemitisme », comme le declara un delegue juif au 
Congres international ; de nombreux Juifs georgiens furent d'ail- 
leurs decus a leur arrivee en Israel et voulurent rentrer). Les regions 
centrales de l'URSS n'ont pas connu alors de puissant mouvement 
d'emigration. Ce qui, plus tard, quand l'emigration devint plus 
difficile, donna lieu a une forte amertume (R. Noudelman) : « Le 
courage tardif des futurs refuzniki n'eut peut-etre pas ete necessaire 
s'ils avaient en temps utile profite de la breche qui leur avait ete 
frayee. » On lui r6torquera : « II faut du temps aux gens pour 
murir... Combien de temps nous fut necessaire pour comprendre 
qu'il ne fallait pas rester, que rester constituerait un veritable crime 
vis-a-vis de nos propres enfants 33 ? » 



31. V. Bogouslavski, Oni nitchevo ne poniali [lis n'ont rien compris] in « 22 », 1984, 
n" 38. p. 156. 

32. F. Kolker, Novii plan pomoschi sovetskomou evreistvou [Un nouveau plan d'aide 
aux Juifs sovietiques] in « 22 », 1983, n° 31. p. 144. 

33. /. Stern, Silualsia neoustoitchiva i potomou opasna [La situation est instable, 
partant dangereuse], (interview] in « 22 », 1984, n° 38, pp. 132, 133. 



DEBUT DE L'EXODE 533 

« Hola ! Hola ! Fuyez du pays du Nord » 
- oracle de Yahve (Za. 2 ; 10). 

Desormais, cependant, 1' agitation Suscitee par la possibility 
d'emigrer sc propage a toute vitesse dans les villes russes et ukrai- 
niennes. En mars 1973, sept cent mille demandes d'emigration ont 
6t6 deposees. Toutefois, a l'automne 1973, a lieu la guerre du 
Kippour, et a cet instant le desir d'emigrer « connaft une fracture ». 
« La face d' Israel apres cette guerre changea brusquement. Au lieu 
d'unc nation courageuse et sure d'elle-meme, avec son aisance 
materielle, sa foi dans l'avenir, sa direction monolithique, Israel 
apparut inopincmcnt au monde comme desempard, mou, dechire 
par des contradictions internes. Le niveau de vie de la population 
y chuta drastiquement ,4 . » 

Aussi, en 1974, seulement quelque 20 000 Juifs quittent l'URSS. 
Et en 1975-1976, en transitant par Viennc, « jusqu'a 50 % de Juifs 
sovietiques evitent de se rendre en Israel. Cette epoque voit naitre 
un nouveau terme, priamiki (les "directs") 35 , c'est-a-dire ceux qui 
se rendent directement aux Etats-Unis. Apr6s 1977, lcur proportion 
« oscille entre 70 et 98 % M ». 

« A dire vrai, cela peut se comprendre. L'Etat juif a etc con$u 
comme un refuge national pour les Juifs du monde entier. Un refuge 
qui, en premier lieu, leur garantit une existence sans danger. Mais 
tel n'a pas etc le cas. Le pays s'est trouve pour de longues annees 
sur la ligne de feu". » 

Par aillcurs, « il apparut bientot qu' Israel avait besoin non pas 
de Juifs intellectuels..., mais d'une intelligentsia juive ». Des lors, 
« tout Juif reflechi... comprit avec horreur que, de par ses qualitds 
propres, il n'avait rien a faire en Israel ». II apparut qu'en Israel il 
fallait etre impregne de culture nationale juive ; des lors, « les 
nouveaux arrives eurent conscience d' avoir commis une erreur 
tragique : 9a n'avait eu aucun sens de quitter la Russie » (du fait 
aussi qu'ils y avaient perdu leur statut social' 8 ), et les lettres 
adressees au pays le firent savoir a ceux qui n'etaient pas encore 



34. T. Manevilch, pp. 107-108. 

35. F. Kolker, p. 144. 

36. V. Perelman. p. 152. 

37. S. Tsyroulnikuv, Izrail-god 1986 [Israel, an 1986] in VM, 1985. n" 88, p. 135. 

38. G. Fain, pp. 135-136. 



534 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

partis. « Le ton et le contenu de ces lettres etaient presque tous 
negatifs a 1'egard d' Israel. Israel est un pays dans lequel l'Etat 
s'immisce dans tous les aspects de la vie du citoyen, et cherche a 
les prendre en charge' 9 . » «Des preventions contre l'emigration 
en Israel se sont fait jour chez beaucoup des le milieu des 
annees 70 40 . » « Les milieux de l'intelligentsia de Moscou et 
Leningrad ont acquis la ferme conviction qu'Israel est une societe 
close, spirituellement pauvre, repliee sur ses problemes nationaux 
etriques, et qui subordonne la culture aux interets ideologiques de 
l'actualite... Au mieux... une province culturelle, au pire... un 
nouveau gouvernement totalitaire, mais depourvu d'appareil 
repressif 41 . » Non sans raisons, de nombreux Juifs sovietiques 
eurent l'impression, en debarquant en Israel, qu'ils avaient troque 
un regime autoritaire pour un autre 42 . 

Quand, en 1972-1973, il arrivait en Israel, chaque annee, plus de 
30 000 Juifs sovietiques, Golda Meir venait en personne les 
accueillir a l'acroport et versait des larmes, et les joumaux israe- 
liens designaient leur arrivee massive comme « le Miracle du 
xx 12 siecle ». A cette epoque, « tous se rendaient bel et bien en 
Israel. Et Ton montrait du doigt ceux qui prenaient une correspon- 
dance pour Rome » - autrement dit, choisissaient de ne pas aller 
en Israel. « Mais, d'une annee sur 1' autre, le nombre de ceux qui 
arrivaient se mit a chuter de dizaines de milliers a quelques milliers, 
de quelques milliers a quelques centaines, puis a quelques unites. 
Et a Vienne on montrait desormais du doigt non pas ceux qui 
prenaient une correspondance pour Rome, mais les quelques 
"isoles", des "originaux", des "toques", qui continuaient a se rendre 
en Israel 4 '. » « Auparavant, Israel etait la norme, et il fallait 
expliqucr pourquoi on n'y allait pas ; aujourd'hui, au contraire, sont 
sommes de s'expliquer ceux qui ont 1' intention d'y aller 44 . » 

« Seule la premiere vague etait mue par un ideal » ; a compter 



39. E. Manevitch Novaia emigratsia : sloukhi i realnost [La nouvelle Emigration : ce 
qu'on en dit et ce qu'il en est] in VM, 1985, n° 87, p. 111. 

40. E. Finkektein, Most, kotorii roukhnoul [Un pont qui s'est effondrS] in « 22 », 
1984. 

41. E. Sotnikova. [Lettre a la redaction] in VM, 1978, n°25, p. 214. 

42. M. Noudler. Prends le temps de rertechir. [table ronde], op. dr., p. 138. 

43. V. Perelman [Courricr des lecteurs] in VM, 1977, n"23, p. 217. 

44. /. Stern, Dvoinaia otvetstvennost [Une double responsabilitS] [Interview] in « 22 », 
1981. n" 2, p. 126. 



DEBUT DE L'EXODE 535 

de 1974 et au-dela, sont partis d'URSS ceux qu'on pourrait appeler 
le second niveau des Juifs, qui ne cherissaient Israel que de loin 45 . » 
Et, a la reflexion : « L' apparition du neshira [neshira : les defec- 
tions sur le chcmin d' Israel ; de noshrim, les renegats] est peut-Stre 
liee au fait qu'au debut 1'ernigration venait essentiellement de la 
peripheric [de l'URSS] ou les traditions [juives] etaient solides, 
alors qu'elle venait maintenant du centre ou les Juifs s' etaient nota- 
blement detaches de leur tradition 46 ? » 

D'une facon ou d'une autre, plus les portes de 1' emigration s'ou- 
vraient large, moins il y avait d'esprit juif dans ce torrent ; « la 
plupart des migrants ne savaient pratiquement rien de 1' alphabet 
hebreu 47 . La principale raison qui les poussait a l'emigration n'etait 
pas l'envie d'acquerir la judeite, mais plutot de s'en defaire 48 . » 

En Israel, on ironise : « Le monde ne s'est pas rempli du bruit 
des pas des Juifs qui s'empressaient d'aller faire leur nid en Israel... 
Ceux qui lui ont emboite le pas ont eu vite fait de comprendre les 
erreurs de 1' avant-garde : en masse ils se sont precipites habilement 
la ou des mains etrangeres leur avaient amenage une vie etrangere. 
En masse, precisement - et voila en quoi s'est enfin manifested la 
fameuse unite juive 4 ". » Eh bien oui, ces gens-la « ont emigre 
d'URSS pour jouir de la liberie intellectuelle, aussi se doivent-ils 
de vivre en Allemagne ou en Angleterre™ », ou plus simplement 
encore de s'installer aux Etats-Unis. Dans une perspective plus 
large : la diaspora est a tout le moins necessaire « parce qu'il faut 
bien que quelqu'un apporte un peu d'argent a un Israel depourvu 
de ressources, ou fassc du tapage quand on l'agresse ! Mais, d'un 
autre cote, cette diaspora perpetue l'antiscmitisme 51 ». 

A. Voronel en vient a des generalisations plus elevees : « La 
situation des Juifs russes et le probleme de leur emancipation ne 
font que refieter la crise de tout le monde juif... Le probleme des 
Juifs soviet.iques nous aide a mieux voir le trouble qui affecte nos 



45. E. Manevitch, pp. 109-110. 

46. G. Freiman, Dialog ob alie i emigratsii [Dialogue sur I'alya et Immigration] [avec 
A. Voronel], in « 22 ». 1983, n° 31, p. 119. 

47. A. Eterman, p. 126. 

48. B. Orlov, Pouti-dorogui « rimskikh piligrimov » [Les diffdrentes voies des 
« pelerins de Rome »], in VM, 1977, n° 14, p. 126. 

49. N. Voronel, Prends le temps de rdfldchir, article cite" [table rondc], pp. 117, 118. 

50. Z. Uvine, p, 127, 

51. A. Dobroviich (Lettre a l'editeur), in « 22 », 1989, n" 67, p. 218. 



536 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

propres rangs » ; « le cynisme des Juifs sovietiques », qui utilisent 
de fausses invitations envoyees d'Israel au lieu « de se soumettre a 
un destin qui leur indique le chemin de l'honneur, ne fait que 
refleter le cynisme et la depravation qui atteignent tout le monde 
juif (et non juif) » ; « sous 1' influence du business, de la concur- 
rence, des possibility illimitees du Monde libre, les problemes de 
conscience sont de plus en plus ignores 52 ». 

H s'agissait en fait de fuir en masse une vie sovietique pleine de 
difficultes, pour celle, plus facile, de l'Occident, ce qui, d'un point 
de vue humain, se comprend tout a fait. Mais que signifie alors le 
« rapatriement » ? En quoi consiste la superiorite morale de ceux 
qui ont decide de quitter le « pays des esclaves » ? Les Juifs sovie- 
tiques qui cherchaient en ces annees-la a obtenir le droit d'emigrer 
clamaient hautement : « Laisse partir mon peuple ! » Mais c'etait 
une citation tronquee. Dans la Bible, il est dit : « Laisse partir mon 
peuple, qu'il celebre une fete pour moi dans le desert ! » (Ex., 
5 ; 1). Or trop de ceux qu'on laissait partir allerent non pas dans le 
desert, mais dans Topulente Amerique. 

* 

Mais au tout debut, dans les annees heureuses de cette 
emigration inopinee, sont-ce les convictions sionistes, l'aspiration 
a rejoindre Israel qui furent les principaux facteurs a stimuler de 
1'exode ? Differents auteurs juifs temoignent du contraire. 

« A la fin des annees 60, la situation en Union sovietique relevait 
de Valya plutot que du mouvement sioniste. 11 y avait toute une 
vague de gens prcts, en leur for, a fuir l'URSS. C'est au sein de 
cette vague que s'est fait jour ce qu'on peut appeler un mouvement 
sioniste". » Aux dynamiques cercles d'etude de l'histoire et de la 
culture juives participaient ceux dont « le signe distinctif etait pour 
le moins une totale absence de ce carrierisme si repandu dans les 
milieux de 1' intelligentsia juive russe. Aussi donnaient-ils tout leur 
temps libre aux affaires juives 54 ». Pour ceux-la, des la fin des 
annees 70, debuta « 1'ere des professeurs d'hebreu », et, dans les 



52. A. Voroncl, En guise d' introduction, article cit6. pp. 139-141. 

53. V. Bogouslavski. Prends le lemps de rellechir [table ronde citee], p. 139. 

54. Du meme. Aux sources, interview citee, p. 105. 



DEBUT DE L'EXODE 537 

annees 80, « ceux qui enseignaient la Tora etaient les seuls a 
continuer a exercer encore une certaine influence sur les esprits 55 ». 

Les motivations qui poussent certains a emigrer s'expliquent 
ainsi : « Le pouvoir sovidtique a dresse des obstacles a ce qui etait 
pour les Juifs le plus important : l'avancement professionnel » ; en 
consequence, « les Juifs etaient menaces d'etre retrogrades 56 ». 
« Une fatalite administrative aveugle les a rejetis d'abord vers la 
judeite, ensuite vers le sionisme. Nombreux etaient ceux qui... ne 
s'etaient jamais heurtes jusque-la a l'antisemitisme ou a des perse- 
cutions politiques 57 . » « lis etaient accables par l'absence de 
perspectives dans leur existence de Juifs russes, laquelle recelait 
une contradiction... a laquelle ils ne pouvaient echapper ni par 1' as- 
similation ni par la judeite 58 . » Ils ressentaient avec de plus en plus 
d'amertume cette incompatibilite : « Des dizaines et des dizaines 
de nullards... te tirent vers l'inconnu... te repoussent vers le 
fond 59 . » D'ou le ddsir de s'echapper coute que coute d'Union 
sovietique, « et la perspective exaltante, quand d'une soumission 
totale au pouvoir sovietique on va brusquement devenir, en trois 
mois, un homme libre..., agissait comme un puissant declen- 
cheur 60 ». 

Bien entendu, une atmosphere complexe entourait ces departs. 
Certains ecrivaient : la majorite juive « a profite de la porte ouverte 
par les sionistes..., elle quitte avec nostalgie une Russie a laquelle 
elle s'etait bien adaptee, a laquelle elle s'etait faite 61 » (le sens 
transparatt a travers le participe employe ; l'auteur veut dire : a 
laquelle elle avait du se frotter de gre ou de force). D'autres 
disaient : « Pour l'ecrasante majorite, la decision d'emigrer etait de 
nature cerebrale, alors que l'envie de s'y opposer venait des 



55. A. Eterman, interview citee, pp. 136, 140. 

56. A. Voronel, Dialog ob alie i emigratsii [Dialogue sur l'alya et I' emigration] [avec 
G. Freiman] in « 22 », 1983, n° 31, p. 119. 

57. Lev Kopelev, O pravde i terpimosti [De la verite et de la tolerance]. New York, 
1982, p. 61. 

58. [R. Noudelman] Kolonka redaktora [Le billet du redacteur] in « 22 », 1979, n° 7, 
p. 97. 

59. E. Angeniiz, Spousk v bezdnou [Descente vers l'abime] in « 22 », 1980. n° 15, 
pp. 166, 167. 

60. A. Eterman, La troisieme gen6ration [interview cit6e], p. 125. 

61. V. Bogouslavski, V zaschitou Kounaeva [En deTense de Kounaev] in « 22 », 1989, 
n° 16, p. 175. 



538 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

tripes 62 », de la sensation de faire corps avec le pays et ses tradi- 
tions. S'agissait-il la de la majorite, nul ne saurait le preciser. Mais 
les sentiments qui nous sont connus oscillaient entre les vers de 
bon aloi de Lia Vladimirova : 

A vous mes bien-aimes, a vous qui etes fiers, 
Je legue la memoire, je vous legue ce depart, 

et une plaisanterie alors en vogue : « Qui partira le dernier ne devra 
pas oublier d'eteindre la lumidre. » 

L'attrait des Juifs sovietiques pour Immigration coincida avec le 
debut du mouvement de la dissidence en URSS. II y avait la comme 
un lien organique : « Pour certains de ces [intellectuels juifs], la 
conscience nationale des Juifs en URSS » en « est une forme parti- 
culiere, une excroissance..., une nouvelle forme de non-confor- 
misme 63 » ; ils estimaient que leur hate a s'arrachcr a ce pays 
soldait en meme temps une lutte politique desesperee. En fait, on 
retrouvait la le dilemme qu' avait connu le sionisme au debut du 
xx e siecle : le but est de quitter le pays, mais faut-il entre-temps 
poursuivre le combat politique ? A cette epoque, on penchait plutot 
pour raffirmative, ce qui n'etait plus le cas desormais. Mais les 
actes temeraires en vue d'obtenir le droit a l'emigration ne 
pouvaient pas ne pas stimuler aussi l'audace politique, et il arrivait 
que les acteurs fussent les memes. 

Ainsi, par exemple (mais plus tard, en 1976), des militants du 
mouvement juif- V. Roubine, A. Chtcharanski, V. Slepak - prirent 
sur eux de soutenir le « groupe des dissidents d' Helsinki » - mais, 
« dans les milieux juifs, cette decision fut jugee comme un risque 
deraisonnable et injustifie », car elle pouvait conduire « a une 
reprise immediate et totale des mesures de repression a l'encontre 
des militants juifs », et elle menacait de surcrott de transformer le 
mouvement juif « en un appendice de la dissidence 64 ». 

Par ailleurs, de nombreux dissidents profiterent de la simultaneity 
des deux mouvements pour fuir le champ de bataille et assurer leur 



62. V. Lioubarski, Chto delat, a ne kto vinovat [Que faire, et non pas qui est 
coupable ?], in VM, 1990, n" 109, p. 129. 

63. B. Khazanov, Novaia Rossia [Une Russie nouvelle], in VM, 1976, N°8, p. 143. 

64. V Lazaris, Ironitcheskaia pesenka [Une chanson satirique] in « 22 », 1978, n°2, 
p. 207. 



DEBUT DE L'EXODE 539 

salut individuel. Des fondements theoriques furent avarices pour 
legitimer pareille attitude. « Tout homme honnete en URSS doit se 
sentir a jamais lc debiteur dTsrael, et voici pourquoi... La breche 
de Immigration ouverte dans le rideau de fer grace a Israel... 
garantit ses arrieres au petit groupe de gens qui sont prets a s' op- 
poser a la tyrannie impitoyable du Parti communiste sovietique et 
a defendre les droits de 1' homme en URSS. L' absence d* "issue de 
secours" aurait eu aujourd'hui les effets les plus nefastes sur le 
mouvcment democratique 65 . » 

Avouons-le : cynique, cette explication rendait un bien mauvais 
service a la dissidence. Un contradicteur epingle son caractere falla- 
cieux : « Ainsi, les adversaires [du PCUS] joueraient un jeu plutot 
etrange : ils s'engageraient dans le mouvement democratique, etant 
surs a l'avance de l'existence d'une "sortie de secours". Par la, ils 
montraient le caractere provisoire et inconsequent dc leur action... 
Des emigrants potentiels ont-ils le droit de parler ainsi des change- 
ments en Russie, et, qui est plus est, au nom de la Russie 66 ? » 

Un dissident un peu trop imaginatif (dans 1 'emigration, il sera 
ordonne pretre orthodoxe) concut l'echafaudage suivant : l'emi- 
gration juive provoque « une revolution dans la mentalite de 
1' homme sovietique » ; « le Juif qui lutte pour le droit a l'emi- 
gration se transforme en combattant pour la liberte » en general... 
« Le mouvement juif devient cette glande sociale qui commence a 
secreter dans les esprits les hormones de l'etat de droit », il devient 
« en quelquc sorte le fennent du progres continu de la dissidence ». 
Mais « la Russie se vide », « l'etranger, espace jusque-la mytholo- 
gique, se peuple de gens de notre bord... », « l'Exode juif... refoule 
progressivement le totalitarisme sovietique en Moscovie, a l'ecart 
des vastes espaces de liberte 67 ». 

Ce point de vue fut accueilli avec empressement ; pendant des 
annees, on claironna : « Le droit a 1' emigration est le tout premier 
des droits de 1' homme... » On ne cessait de repeter en chceur qu'il 
s'agissait la « d'une fuite sous la contrainte », et quant a « affirmer 
que la situation des Juifs est privilegiee, ce serait un blaspheme 68 » ! 



65. /. Meltchouk [Lettrc 5 Tdditeur] in VM, 1977, pp. 213-214. 

66. V. Lazaris, article cite. p. 200. 

67. M. Aksenov-Meerson, Evreiskii iskhod v rossiiskoi perspektive [L'Exode juif dans 
une perspective russe], in VM, 1979, n°41. 

68. G. Soukharevskaia [Lettre a 1'editeurj, in Sem dnei, New York, 1984. 



540 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

Oui, quitter un navire en perdition a bord de canots de sauvetage 
est assurement un acte force. Mais disposer d'un canot constitue 
un immense privilege. Or, au bout d'un demi-siecle extenuant sous 
le regime sovietique, les Juifs 1'ont soudain obtenu, les autres non. 

Les plus delicats exprimaient un sentiment plus responsable : 
« On peut lutter pour le rapatriement des Juifs, cela se comprend ; 
on peut lutter pour que le droit a 1'emigration soit accorde a tous, 
cela se comprend aussi ; mais il ne convient pas de lutter pour un 
droit a 1'emigration reserve aux seuls Juifs b '>. » 

En depit des theoriciens attendris de 1'emigration pour lesqucls, 
de cette facon, tous les Sovietiques participaient a la vie de 
1' Occident et, de ce fait, se sentaient en URSS plus libres, les 
Sovietiques, bien au contraire, desorrnais se sentaient davantage 
encore dans 1' impasse, encore plus floues et plus esclaves. Parmi 
les emigrants, certains le comprenaient : « L' element le plus insi- 
dieux, dans cette situation, c'est que ne partem que les Juifs. De 
facon inepte, le probleme s'est reduit a quelque chose comme une 
verification de l'authenticite des intentions de depart 70 . » 

C'etait bien cela. Mais, par aveuglement, on ne l'a pas remarque. 

Or, que devaient penser les habitants restes dans la « Moscovie 
totalitaire » ? L'cventail des attitudes est large, depuis l'irritation 
populaire (a vous, Juifs, on le permet, a nous, non...) jusqu'aux 
sentiments desoles des intellectuels, comme me 1'exprima dans une 
conversation privee L. K. Tchoukovskai'a ; « Des dizaines de gens 
de grande valeur s'en vont, en l'absencc desquels des liens intc- 
rieurs tres importants pour le pays viennent a se rompre. Des nceuds 
qui formaient son tissu culturel se dechirent... » 

Comme nous venons de le lire : « La Russie se vide. » 

Penchons-nous sur les reflexions profondes d'un emigre juif sur 
cet Exode : « Les Juifs dc Russie ont vecu une experience sans 
precedent de fusion avec le peuple et la culture russes, ils ont 
participe au destin et a 1'histoire de la Russie, pour ensuite s'en 
ecarter brusquement, comme en physique un corps s'ecarte d'un 
corps de meme charge, et s'en aller ». (Quelle pertinence, quelle 
profondeur dans cette analogie !). « Le plus etonnant, dans cet 



69. J. Chlomovilch, Oglianis v razdoumic [Prends le letups dc reflcchir] [table ronde] 
in«22>». 1982. n° 24. p. 138. 

70. B. Khasanov, Novaia Rossia [La Nouvelle Russie]. in VM, 1976, n"8, p. 139. 



DEBUT DE L'EXODE 541 

Exode, c'est qu'il a &e volontaire et s'est produit au moment oil 
1' assimilation etait a son point le plus haut... Caractere pathetique 
de 1'alya russe des annees 70... Nous n'avons pas 6te expulses du 
pays par quelque d^cret royal ou par la decision d'un parti ou d'un 
gouvernement, nous n'avons pas fui la fureur debordante d'un 
pogrom populaire... Cet aspect ne vient pas d'emblee a la 
conscience de ceux qui ont pris part a ces evencments... 71 » 

Et cependant, Immigration des Juifs de l'URSS inaugura indubi- 
tablement un important mouvement de portee universelle. Le debut 
de 1'Exode marque la limite de ces deux siecles ou Juifs et Russes 
durent vivre ensemble. Desormais, tout Juif russe a acquis la possi- 
bilite de decider par lui-meme s'il va vivre en Russie ou hors d'elle. 
Vers le milieu des annees 80, la liberte d'emigrer en Israel sera 
totale, on n'aura plus besoin de lutter pour l'obtenir. Tout ce qui 
s'est passe au cours de ces deux siecles avec les Juifs en Russie 
- la Zone de residence et son extinction progressive, la renaissance, 
1'elevation jusqu'aux sommets du pouvoir russe, la nouvelle 
oppression, suivie de 1'Exode - n'a pas ete le jouet de circons- 
tances fortuites a la peripheric de l'Histoire. Les Juifs ont boucle 
le cycle de leur dispersion autour de la Mediterranee jusqu'aux 
regions orientales de l'Europe, puis se sont mis en mouvement pour 
regagner la terre d'ou ils etaient partis. 

Dans ce cycle et son achevement perce un dessein suprahumain. 
II appartiendra peut-etre a nos descendants de le discerner plus 
nettement. Et d'en deviner le sens. 



71. B. Orlov, Ne te oulchili vy alfavity [Vous n'avez pas appris les bons alphabets], 
in VM, 1975. n° 1. pp. 127-128. 



Chapitre 27 
DE L'ASSIMILATION 



Quand et comment a commence cette situation particuliere aux 
Juifs : partout se sentir « n'etre que des notes » ? La plupart des 
gens croient dur comme fer que la multiseculaire dispersion des Juifs 
a pour origine la destruction du temple de Jerusalem par Titus en 
Fan 70 apres J.-C. : que, des lors, depossedes de force de leur terre 
natale, les Juifs furent contraints d'errer de par le monde. Mais non 
- « a cette epoque, une imposante majority de Juifs vivaient deja 
dans la dispersion, il ne restait en Palestine tout au plus que la 
huitieme partie du peuple 1 ». Les debuts de la dispersion juive sont 
beaucoup plus anciens : « Des 1' epoque de la captivite a Baby lone 
[vr 5 s. avant J.-C] », sans doute meme avant, « les Juifs etaient dans 
leur majorite un peuple disperse ; la Palestine n'etait pour eux que 
leur centre religieux et, dans une certaine mesure, culturel 2 ». 

La dispersion des Juifs avait ete predite des les textes les plus 
anciens de la Bible. « Vous, je vous disperserai parmi les nations » 
(Lev. 26, 33) ; « Dieu vous dispersera parmi les peuples, et il ne 
restera de vous qu'un petit nombre au milieu des nations » 
(Deut. 4, 27). 

« Seule une fraction negligeable des Juifs est rentree de la cap- 
tivite [babylonienne], beaucoup d'entre eux resterent a Babylone 
pour ne pas abandonner leurs biens. » De nombreux centres de 



1 . I. M. Biekerman, K samopoznaniou evreia : ichem my byli, tchem my stali, tchem 
my doljny byt [Le Juif Icl qu'il sc ressent : ce que nous avons 6\£, ce que nous sommes 
devenus, ce que nous devons toe], Paris, 1939, p. 17. 

2. S.Ia. Laurie, Anlisemitizm v drevnem mire [L* antisemitisme dans I'Antiquitl], Tel- 
Aviv, 1976, p. 160 [l« ed., Pelrograd, 1922]. 



544 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

peuplement se creent hors de la Palestine : « Les Juifs se sont 
retrouves en grand nombre... dans les grands centres commerciaux 
et artisanaux du monde antique » (par exemple a Alexandrie, sous 
les Ptolemees, les Juifs representaient les deux cinquiemes de la 
population, « en majorite des commercants et des artisans- 1 ». Le 
philosophe judeo-hcllene Philon d' Alexandrie (mort au milieu du 
F siecle, vingt ans avant la destruction du Temple) temoigne : 
« [Les Juifs] tiennent pour leur metropole la Ville sainte qui abrite 
le temple du Dieu Tres-Haut, mais considered comme leur patrie 
les pays qui sont devenus teur lieu de sejour, celui de leurs peres, 
grands-peres et arriere-grands-peres, ou d'ancetres encore plus 
eloignes, et ou eux-memes sont nes et ont ete eduqueV. » 

Michel Gerschenson a ecrit dans ses reflexions sur les destinies 
post-babyloniennes du peuple juif : les Juifs « s'adaptaient bien 
dans les pays etrangers et ne s'empressaient pas de rejoindre leur 
vieille patrie, contrairement a ce qu'on aurait pu croire ». « Sou- 
venez-vous : le royaume juif subsistait encore quand la majorite 
des Juifs etaient deja disperses a travers tous les pays orientaux ; le 
Second Temple resplendissait encore dans toute sa gloire quand, 
dans les rues et les maisons de Jerusalem, on n'entendait plus la 
langue biblique : toute la population parlait soit le syriaque, soit le 
grec. » Des ce temps-la, les Juifs, semble-t-il, avaient pris 
conscience «qu'il ne fallait pas cherir l'independance nationale, 
mais apprendre a s'en passer sous un pouvoir etranger, qu'il ne 
fallait pas s'attacher ni a un lieu, ni a une langue uniques 5 ». 

Les historiens juifs actuels ne se sont pas departis de ce point de 
vue : « Les Juifs de 1' Antiquite" se sont disperses et ont cree des 
centres importants dans la diaspora avant l'effondrement de l'Etat 
juif 6 . » 

« Le peuple qui avait recu la Loi ne voulait pas retourner dans 
son pays. II y a la quelque chose de tres profond que nous n'avons 
pas encore tout a fait elucide. II est tellement plus facile de discourir 
sur les valeurs juives et la preservation de la judeite que d'expliquer 



3. Ibidem, pp.64, 122, 159. 

4. S. la.Lourie-*, p. 160. . 

5. M. Gerschenson. Soudby rousskogo naroda [Les destin6es du peuple juif], in 

« 22 », n" 19, pp. 109-1 10. 

6. S. Tsyroulnikov, Filosofia evreiskoi anomalii [La philosophic de I'anomalie juive] 
in VM, 1984, n° 77, p. 148. 



DE L'ASSIMILATION 545 

les vraies raisons de la si longue existence du galout 1 . » (Le mot 
veut dire « exil ». Jusqu'au milieu du xx c siecle, l'hebreu n'a pas 
eu de mot pour signifier la « diaspora » en tant qu' existence dans 
une dispersion librement consentie, mais uniquement ce galout, 
signifiant « exil ».) 

Ces temoignages historiques nous montrent que la dispersion des 
Juifs n'a pas ete exclusivement une fatalite malheureuse, mais une 
libre recherche. Non pas seulement une infortune sur laquelle on 
gemissait, mais aussi, peut-etre, un moyen de se menager une vie 
plus facile. Ce qui est important pour bien comprendre la diaspora. 

Chez les Juifs, aujourd'hui encore, il n'y a pas de consensus sur 
la fa§on d'envisager la diaspora : a-t-elle ete un bien ou une male- 
diction ? 

Des son apparition et jusqu'a la formation de son ideologic, le 
sionisme repond avec assurance : « Notre dispersion constitue pour 
nous-memes une malediction terrible, aux autres elle n'apporte rien 
de bien, rien d'utile, aucune paix... Partout nous ne sommes que 
des hotes... et de toute facon nous sommes indesirables, on veut se 
debarrasser de nous 8 . » « Des gens sans foyer sentant partout qu'ils 
ne sont que des hotes, voila la veritable malediction de la dis- 
persion, son gout vraiment amer 9 ! » « D'aucuns disent : avoir plu- 
sieurs "foyers" augmcntc pour les Juifs les chances de survie. A 
mon sens, un peuple qui est l'hote de plusieurs foyers etrangers et 
qui n'a pas cure de son propre foyer, ne peut tabler sur sa securitc. 
Le fait d' avoir plusieurs foyers a sa disposition ne fait que cor- 
rompre '". » 

Mais l'opinion contraire offre une vision plus large et, semble- 
t-il, plus realiste. « Vraisemblablement, le peuple juifs'est conserve 
et a r^siste" non en depit de son exil et de sa dispersion, mais grSce 
a eux » ; « La dispersion juive n'est pas une peripetie, mais un 
element constitutif de l'histoire juive" »; «I1 faut se poser la 
question : le peuple juif s'est-il conserve dans toute son originalite 



7. A. Ioshua, Golos pisatelia [La Voix d'un ccrivain] in « 22 », 1982, n° 27, p. 158. 

8. Max Brod, Lioubov na rasstoianie [Un amour a distance], VM, 1976, n°ll, 
pp. 197-198. 

9. Amos Oz, Ovremeni i o sebe [Sur I'cpoque et sur moi-memej, Kontinent, M, 1 991, 
n° 66, p. 260. 

10. A.B. Ioshua, p. 159. 

11.5. Tsyroulnikov. Filosofia evrciskoi anomalii [La philosophic de l'anomalie juive], 
VM, 1984, n° 77, pp. 149-150. 



546 DEUX S1ECLES ENSEMBLE 

nonobstant son exil et sa dispersion, ou grace a eux ? » << La 
tragedie qui s'est deroulee a Jerusalem en l'an 70 a detruit l'Etat, 
mais a 6l6 l'indispensablc condition du salut du peuple » ; « l'ins- 
tinct d'autoconservation nationale, porte a son point extreme », 
nous a conduits au salut a travers la diaspora 12 . « Les Juifs n'ont 
jamais eu une vision tout a fait claire de leur situation et de ses 
origines. L'exil etait considere comme l'expiation des peches 
commis, mais il devenait aussi une grace particuliere par laquelle 
Dieu avait distingue Son peuple. Par la diaspora, le Juif a obtenu 
le sceau de l'election qu'il avait entrevu par avance sur son visage... 
Sa situation de peuple disperse ne lui paraissait pas contre nature... 
... Meme aux epoques ou leur statut d'Etat connut sa meilleure 
extension, les Juifs laissaient sur leur route des garnisons, 
envoyaient aux quatre coins des avant-gardes, comme s'ils pressen- 
taient l'exil et se preparaient a se retirer sur des positions preparees 
a l'avance » ; « Ainsi, la diaspora est une forme specifique de 
l'existence des Juifs dans le temps et l'espace terrestres 11 ». Et dans 
la diaspora elle-meme, comme les Juifs sont mobiles ! « Le peuple 
juif ne fait son nid nulle part, meme passe plusieurs generations ,4 . » 

S'etant retrouves dans une si vaste dispersion en petites enclaves 
au sein d'autres peuples, les Juifs se devaient d'elaborer une 
attitude bien claire a regard de ces peuples, une ligne de conduite 
a leur endroit : devaient-ils chercher 1' union totale, une fusion avec 
ces peuples, ou s'en ecarter, s'en preserver? De nombreux pre- 
ceptes de 1'Ecriture sainte recommandent la separation. Les Juifs 
de Judee avaient, a l'egard de leurs voisins les plus proches, une 
attitude a tel point intransigeante qu'ils se gardaient d'en recevoir 
meme un morccau de pain. Les manages mixtes etaient formel- 
letnent proscrits. « Nous ne donnerons plus nos filles aux peuples 
du pays et ne prendrons plus leurs filles pour nos fils » (Ne. 10, 30). 
Esdras, lui, ordonnait de rompre les manages deja conclus, meme 
s'il y avait des enfants ! 

Vivant dans la diaspora, les Juifs, des millenaires durant, ne se 
sont pas melanges avec ces peuples, comme le beurre ne se 



12. P. Samorodnitski. Strannii narodets (Un curicux petit peuple], « 22 », 1980. n° 15, 
p. 153, 154. 

13. E. Fkhtein. Iz galouta s liouboviou [Du galout avec amour], « 22 », 1985, n° 40, 
pp. 112-114. 

14. M. Shamir, Sto let voiny [Cent ans de guerre], « 22 », 1982, n" 27, p. 167. 



DE UASSIMILATION 547 

melange pas avec l'eau mais remonte pour se maintenir en surface. 
Tout au long de ces siecles, ils se sentaient comme separes et, 
jusqu'au xvm e , « les Juifs en tant que peuple jamais n'ont montre 
de penchant pour l'assimilation ». L' Encyclopedic juive parue avant 
la revolution cite le jugement de Marx selon lequel « les Juifs ne 
s'assimilaient pas parce qu'ils representaient un type economique 
superieur, autrement dit une classe capitaliste au milieu de peuples 
paysans ct pctits-bourgeois », mais le conteste : l'economie a ete 
un facteur secondaire, « les Juifs de la diaspora ont cree une 
economie qui les preservait de l'assimilation. Ils l'ont fait parce 
qu'ils avaient conscience de leur superioritc culturelle », laquelle 
decoulait « du contenu spirituel du judai'sme dans sa forme la plus 
achevee, ce qui prevenait de toute imitation 15 ». 

Mais, a partir du xvm e siecle, les Juifs commencent a croire en 
l'assimilation, laquelle, dans l'Europe occidcntale du xix* siecle, 
« devient deja un ferment de desagregation de la nation juive ». 
L'assimilation commence « des que la culture environnante atteint 
le niveau auquel se trouve la culture juive, ou quand les Juifs 
cessent de creer de nouvelles valeurs ». Chez les Juifs d' Europe, 
« depuis la fin du xvm e siecle, la determination nationale faiblit : 
une trap longue attente 1'a emoussee. Les autres peuples ont 
entrepris de creer une brillante culture qui a eclipse celle des 
Juifs 16 ». Precisement a cette epoque, a partir de Napoleon, toute 
l'Europe s'est engagce dans la voie de l'emancipation ; dans un 
pays apres l'autre, les Juifs recevaient, a terme, la possibility 
d'obtenir l'egalite, ce qui rendait leur assimilation plus naturelle. 
(La s'ajoute une consideration de poids : « II n'y a pas, il ne peut 
y avoir d'assimilation unilaterale », « les Juifs qui s'assimilaient 
ont commence a apporter leurs propres particularites nationales aux 
cultures etrangeres ». Heine et Berne, Ricardo et Marx, Bea- 
consfield-Disraeli et Lassale, Meyerbeer et Mendelssohn, en s'assi- 
milant a leurs milieux, les ont enrichis d'clements juifs 17 .) 

Dans certains cas particuliers, l'assimilation permet que des 
capacites creatrices individuelles se manifestent avec plus d'eclat. 
Mais, vue dans son ensemble, « l'assimilation a ete le prix paye 



15. EJ, St-Petersbourg, 1906-1913, 1. 3, p. 312. 

16. Ibidem, p. 31 3. 

17. Ibidem. 



548 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

par les Juifs pour les bienfaits que leur a valus leur participation a 
la culture europeenne », et les Juifs cultives se sont eux-memes 
convaincus que « les Juifs ne sont pas une nation, juste un groupe 
confessionnel 18 ». « Le peuple juif, en s'integrant a la famille des 
nations europeennes, a peu a peu perdu sa personnalite... Seul le 
ghetto se distinguait par des traits nationaux accuses... Quant au 
Juif cultive, il cherchait a toute force a ne point ressembler a un 
Juif. » Ainsi s'est repandue la theorie selon laquelle il n'y aurait 
pas de nation juive, mais uniquement « des Polonais, des Francois, 
des Allemands relevant de la loi de Moise 19 ». 

Marx, puis Lenine ont vu la solution du probleme juif dans une 
assimilation totale des Juifs aux pays ou ils resident. 

A la difference de l'esprit obtus de ces ideologues, les considera- 
tions de M. Gerschenson exprimees en 1920, c'est-a-dire a la fin 
de sa vie, presentent un interet d'autant plus grand que leur auteur 
n'est pas seulemcnt un penseur profond, mais aussi un des Juifs 
russes les mieux assimiles. Or le probleme juif ne s'est ni etiole ni 
eteint en lui, bien au contraire, il s'est manifeste avec eclat. Je veux 
evoquer ici son article « Les destinees du peuple juif ». 

En depit de ce qu'affirmait V Encyclopedic juive de son temps, 
Gerschenson estime que 1' assimilation des Juifs est un phenomene 
tres ancien qui remonte a la nuit des temps. Depuis toujours et sans 
discontinuer, une voix «exhorta [le Juif] a se melanger a son 
milieu, d'ou, chez le Juif, depuis les temps les plus recules, un desir 
inderacinable de s'assimiler ». Une autre voix « exigeait qu'il prit 
soin de sa specificite nationale plus encore que de sa vie. Toute 
l'histoire de la diaspora tient dans l'affrontement continuel entre 
ces deux volontes chez les Juifs : humaine et surhumaine, indivi- 
duelle et nationale... Les exigences imposees par la volonte 
nationale a l'individu etaient si impitoyables, surpassant meme les 
forces humaines, que, sans une grande esperance partagee par tous, 
le Juif pouvait a chaque pas succomber au desespoir et etait tente 
de se demarquer de ses freres et de l'eprouvante cause commune ». 
A 1' oppose de ceux qui pensent que le debut de l'assimilation, a la 
fin du xvm c siecle, est un phenomene explicable, Gerschenson, lui, 



18. M. Krol, Natsionalism i assimiliatsia v evreiskoi istorii [Le nationalisme et l'assi- 
milation dans l'histoire juive], Le Monde juif, annuaire 1939. Pans, p. 187. 

19. /./.. Klausner, Litcratoura na ivrite v Rossii [La litterature en hdbreu en Russie], 
Kniga o rousskom evreistve. New York, 1960, p. 506. 



DE LASSIMILATION 549 

s'en etonne : « N'est-il pas etrange que l'assimilation ait considera- 
blement progresse ces cent dernieres annees, et s'accelere d'heure 
en heure, bien qu'aujourd'hui, par la suite de l'octroi aux Juifs de 
l'egalite - en droits, la tentation de se demarquer ait incompara- 
blement diminue ? » Non, d'apres lui, « ce n'est pas quelque force 
exterieure qui desagrege le monde juif, il se decompose de l'inte- 
rieur. C'est le pivot central - 1' unite" religieuse du peuple juif- qui 
a vieilli, s'est dclite ». Comment se passe cette assimilation, sur 
quoi debouche-t-elle ? « II semble... que [les Juifs] soient pendtres 
jusqu'a la moelle des os par un esprit cosmopolite ou, dans le 
mcillcur des cas, par l'esprit de la culture locale. » Mais non, « ils 
aiment ce qu'aiment les autres, mais differemment... Us sont 
vraiment possedes par un d6sir passionne de croire en des dieux 
etrangers... Ils s'efforcent d'aimer ce dont vit la soci&e" instruite 
contemporaine. Ils font mine de 1' aimer deja, de l'aimer pour de 
vrai, et s'en persuadent ». Mais non encore : on n'aimc que la foi 
qui vous tient aux entrailles, « celle que Tame, dans la souffrance, 
a engendree dans ses profondeurs 20 ». 

Les auteurs juifs expriment sans fard cette souffrance de l'ame 
qu'eprouve le Juif lorsqu'il s'assimile : « Si vous avez decide de 
feindre de n'etre pas juif ou d'embrasser une autre religion, vous 
etes conduit a mener en permanence une lutte interieure avec votre 
judeite... Vous vivez dans une tension extreme... En un sens, c'est 
amoral, vous vous faites d'une certaine facon spirituellemcnt 
violence a vous-meme 21 . » (Ce drame est remarquablement relate 
par Tchekhov dans son recit Le Pankaut.) « La mechante maratre 
- l'assimilation - ... contraignait a s'adapter a tout : dans la compre- 
hension du sens de la vie et des relations humaines, dans les 
exigences et les besoins, dans le mode de vie et les habitudes. Elle 
deformait la psychologie du peuple en general et... de 1' intelli- 
gentsia en particulier. » Elle incitait « a renoncer a soi-meme et 
menait en definitive a l'idee d'autodissolution 22 », a « la recherche 



20. M. Gerschenxon, Soudby evreiskogo naroda [Les destinees du peuple juif], « 22 ». 
1981, n° 19, pp. 111-115. 

21. N. Podgorets, Evrei v sovremennom mire [Les Juifs dans le monde contemporain] 
(In(erview), VM, 1985. n°86, p. 117. 

22. V. Levilina, Stoilo li sjigat svoi khram [Valait-il la peine de boiler son propre 
temple ?], « 22 », 1984, n" 34, p. 194. 



550 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

douloureuse et humiliante d'un "Nous 23 " ». Mais meme « l'assimi- 
lation la plus complete est ephemere : elle ne devient jamais une 
nature », n'exempte pas « de la necessite d'etre perpetuellement sur 
ses gardes 24 ». 

C'est un manque de confiance du peuple de souche qui vous 
entoure. Ce sont les griefs emanant des votres, de Juifs : « develop- 
pement des attitudes de consommation, de compromis », « envie 
de fuir sa judeite, de s'en delester », qui va «jusqu'a renier son 
appartenancc nationale 25 ». 

Neanmoins, on peut dire qu'au xix c siecle, tout tendait a ce que 
l'assimilation fut possible, necessaire, annoncee, et qu'elle dut meme 
advenir. Mais le sionisme, lorsqu'il apparut, donna au probleme un 
eclairage tout a fait nouveau. Avant l'apparition du sionisme, « une 
douloureuse ambivalence... caracterisait tous les Juifs 26 », un ecarte- 
lement entre tradition religieuse et monde environnant. 

Jabotinski note au debut du xx c siecle : « Quand le Juif assimile 
une culture etrangere..., il ne faut pas sc fier a la profondeur ni a la 
solidite de cette transformation. Un Juif assimile cede des la 
premiere poussee, il abandonne la culture empruntee sans la 
moindre resistance des qu'il se convainc que son regne est 
termine..., qu'il ne peut plus servir de soutien a cette culture ». Et 
d'invoquer un exemple probant : dans I'Autriche-Hongrie germa- 
nis6e, a mesure que s'affirmaient les cultures tcheque, hongroise, 
polonaise, les Juifs germanises s'adapterent aces cultures nouvelles. 
« II s'agit la de ces phenomenes objectifs qui creent un lien reel, 
intime entre Thomme et sa culture, celle qui a etc engendree par 
ses aieux 27 . » Cette observation est assurement juste ; mais parler la 
de « phenomenes objectifs » sonne un peu trop sechement. (Jabo- 
tinski s'est a plusieurs reprises eleve contre l'assimilation, il adjurait 



23. V. Bogouslavski, Zamclki na poliakh [Notes dans les marges], « 22 », 1984, 
n" 35, p. 125. 

24. O. Rappopori. Simptomy odnoi bolezni [Les symptomes d'une certaine maladie), 
«22», 1978, n°l, p. 122. 

25. L Tsigelman-Dymerskaia, Sovilskii antisemitism - pritchiny i prognozy [L'antis6- 
mitisme sovietique - causes et previsions] (seminaire), « 22 », 1978, n° 3, pp. 173-174. 

26. G. Shaked, Troudno li sokhranit izrailskouiou koultourou v konfrontatsii s 
drougimi koultourami [Est-il difficile de conserver la culture juive dans la confrontation 
avec les autres cultures ?] « 22 », 1982, n° 23, p. 135. 

27. VI. Jabotinski, Na lojnom pouti [Sur une fausse route], VI. Feuilletons, StP, 1913, 
pp. 251, 260-263. 



DE L' ASSIMILATION 551 

les Juifs avec insistance de ne point se lancer dans la politique, la 
litterature et Tart russes : car, d'ici quelques annees, inevitablement, 
les Russes rejetteraient en bloc leurs services 28 .) De nombreux 
exemples collectifs et individuels, en Europe comme en Russie, par 
le passe comme tout recemment, montrent de fait a quel point 1'assi- 
milation est un phenomene precaire. 

Tenez : Benjamin Disraeli, ce fils d'un pere agnostique, lui- 
merae baptise durant l'adolescence, ne s'est pas contente de s'in- 
tegrer a la vie anglaise, il est devenu le symbole meme de 1' Empire 
britannique ; mais a quoi pense-t-il dans ses moments de loisirs, 
quand il s'adonne a sa passion de romancier ? Aux merites excep- 
tionnels et au messianisme des Juifs, et dans son amour ardent pour 
la Palestine, il reve d'un retablissement de la patrie d' Israel 29 . 

Et Gerschenson ? Historien eminent de la culture russe, specia- 
liste de Pouchkine, tance pour avoir exprime des idees « Sla- 
vophiles », il ecrit a la fin de sa vie : « Des l'enfance initie a la 
culture europeenne, je me suis profondement impregne de son 
esprit... et je me suis sincerement attache a elle a bien des egards... 
Mais, dans les trefonds de ma conscience, je vis tout autrement. 
Voila bien des annees que j'entends continuellement et obstindment 
monter de ces profondeurs une voix secrete : "Ce n'est pas cela, ce 
n'est pas cela !" Une autre volonte en moi se detourne de la culture, 
de tout ce qui se dit et se fait autour de moi... Je suis pareil a 
l'etranger qui s'est acclimate a un pays qui n'est pas le sien ; je 
suis aime des autochtones, je les aime egalement, je travaille avec 
zele a leur bien..., mais je me sais etranger, et soupire en secret 
apres les champs de ma patrie' . » 

Cet aveu de Gerschenson permet de revenir a l'idee que 
presuppose ce chapitre des ses premieres pages : dans l'« assimi- 
lation », il conviendrait apparemment de distinguer cellc qui releve 
de la societe civile et des mceurs, quand l'assimile entre de plain- 
pied dans le torrent de la vie et des interets du peuple autochtone 
(en ce sens-la, sans nul doute, l'ecrasante majorite des Juifs de 



28. Tchetyre slalii o « tchirikovskom intsidente » (1909) IQuatre articles a propos de 
l'incidenl Tchourikov*), ibidem, p.76. 

29. EJ. I. 4. pp. 560, 566-568. 

30. Viatcheslav Ivanov et M. Gerschenson, Perepiska iz dvoukh ouglov [Correspon- 
dance d'un coin a l'autrc], Petrograd, 1921, pp. 60-61. Trad, francaise, Paris, 1931, 
precidee d'une introduction de Gabriel Marcel. 



552 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

Russie, d'Europe et d'Amerique se diraient aujourd'hui assimiles), 
celle qui relive de la culture, et enfin celle, plus integrate encore, 
qui touche aux profondeurs de l'esprit ; ces deux deraieres sont 
beaucoup plus rares, mais neanmoins existent. Le troisieme cas, 
plus complexe, ne derive pas des deux premiers. (Ainsi la Corres- 
pondence d'un coin a I 'autre entre Viatcheslav Ivanov et 
M. Gerschenson, « ce petit livre d'une importance enorme », 
montrerait, d'apres un critique, « une assimilation spirituelle 
incomplete, en depit d'une assimilation culturelle evidente 31 ».) 

Revolutionnaire dans sa jeunesse, apres la revolution un emigre 
« converti » s'etonne comme d'un miracle que les Juifs russes, dans 
les nouveaux pays ou ils ont emigre, « aient fait preuve d'une fabu- 
leuse reserve d'energie nationale » et y « aient edifie une culture 
juive sp6cifique ». Meme a Londres ils avaient leurs 6coles 
hebraiques, leurs organisations sociales, une base 6conomique 
solide ; ils ne se sont pas fondus dans la vie anglaise, se contentant 
de s'adapter a ses exigences en confortant les Juifs anglais de 
souche (lesquels, avec leur Conseil britannique des Juifs, avaient 
developpe la notion d'une « communaute juive de Grande- 
Bretagne », et ce, dans ce pays ou Ton considerait 1' assimilation 
comme pratiquement achevee.) Pour notre auteur, il en allait de 
meme en France. Et aux Etats-Unis tout particulierement, « leur 
action 6tait admirable" ». 

A cela s'ajoute 1'entraide juive, constante, sure et indefectible, 
aptitude remarquable qui concourt a preserver le peuple juif. Or 
d'elle aussi vient l'instabilite de l'assimilation. 

Ce n'est done pas seulement le renforccment du sionisme, e'est 
tout le cours du xx e siecle qui a incite" les Juifs a se detourner 
de l'assimilation. 

Max Brod, sioniste convaincu, ecrivait en 1939, a la veille de la 
Seconde Guerre mondiale : « Au xix* siecle, quand les Etats etaient 
loin d'etre pleinement developpes, on pouvait encore avancer la 
theorie de l'assimilation », mais « cette theoric a perdu tout son sens 
a partir du moment ou les peuples ont consolide leur unite » ; « nous 
autres Juifs, nous serons ineluctablement lamines par les peuples 



31. O. Rappopori.p. 123. 

32. M. Krol, Natsionalism i assimiliatsia v evreiskoi istorii [Le nationalisme et l'assi- 
milation dans l'histoire juive], Le Monde juif-1, pp. 191-193. 



DE L'ASSIMILATION 553 

inspires par 1 'esprit belliqueux du nationalisme si nous ne pensons 
pas a nous-memes, si nous ne nous retirons pas a temps" ». 

Martin Buber a emis un jugement tres severe (1941) : « Jusqu'a 
present, notre existence suffisait a elle seule a ebranler les trones 
des idoles, non a edifier le trone du Seigneur. C'est en vertu de cela 
que notre existence au milieu des autres peuples est si mysterieuse. 
Nous pretendons leur inculquer 1'absolu, mais, en realite, nous nous 
contentons de dire "non" aux autres peuples, ou plus exactement 
nous ne sommes que cette negation, rien de plus. Voila pourquoi 
nous sommes devenus le cauchemar des nations M . » 

Puis deux profonds sillons sont venus traverser l'histoire juive : 
la Catastrophe, et, peu apres, la creation de l'Etat d' Israel. Ces 
evenements ont jcte une lumiere nouvelle et crue sur le probleme 
de I' assimilation. 

Dans son livre Espoir et realisation : la Palestine de 1917 a 
1949 et dans son article « Judas a la croisee des chemins », Arthur 
Koestler n'a pas tarde a mediter sur la creation de l'Etat d' Israel et 
a en tirer des conclusions non ambigues pour le monde juif. 
Sioniste plein de zele dans sa jeunesse, parti de Vienne pour 
rejoindre un kibboutz en Palestine, puis, pendant quelques annees, 
journaliste k Jerusalem, charge d'unc rubrique en hebreu dans le 
journal de Jabotinski, correspondant de plusieurs journaux alle- 
mands, il a ecrit ceci : « Si Ton exclut de la religion juive la 
nostalgie mystique d'un retour dans la Terre promise, on fait dispa- 
rattre le fondement meme et l'essence de cette religion... Voila 
pourquoi l'ecrasante majorite des prieres juives, des rites et des 
symboles ont perdu leur sens apres le retablissement de l'Etat juif... 
Le Dieu d' Israel a rempli Son engagement de restituer la terre de 
Canaan a la semence d'Abraham... » Si un Juif croyant « refuse 
d'executer le commandement de revenir au pays des ancetres, il 
enfreint le contrat et... encourt l'anatheme et l'exclusion du rang 
des Juifs ». Or, pour ceux des Juifs « qui ne se seraient pas definis » 
par rapport a la religion, il est difficile de comprendre pourquoi il 
faut endurer des sacrifices afin de preserver des « valeurs juives » 
qui ne sont pas inscrites dans la doctrine religieuse. « La religion 



33. Max Brod, pp. 198-199. 

34. Martin Buber, Natsionalnye bogi i Israil [Les dieux nalionaux el le Dieu d'Israel], 
VM, 1976, n° 4, p. 117. 



554 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

perd son sens si vous continuez a prier pour le retour a Sion alors 
meme que vous avez fermement decide de ne pas y revenir. Oui, 
le choix est douloureux, mais il doit etre fait sur-le-champ, pour la 
generation suivante... Est-ce que je veux m'etablir en Israel ? Si je 
ne le veux pas, de quel droit vais-je desormais me dire juif et 
infliger par la a mes enfants le sceau du communautarisme ? » « Le 
monde entier va saluer sincerement l'assimilation des Juifs », et, 
a partir, disons, de la troisieme generation, « le probleme juif va 
progressivement disparattre 3S ». 

Le Jewish Chronicle, journal juif de Londres, replique a 
Koestler : et si, « pour le Juif de la diaspora, il etait bien mieux, 
bien plus raisonnable et plus digne de continuer a vivre comme 
devant, mais en aidant dans le meme temps a l'edification de l'Etat 
d'Israel ? » Koestler reste inebranlable : autrement dit, « ils veulent 
tout a la fois conserver le gateau entier et s'en delecter. C'est le 
chemin de la perdition ,6 ». 

Mais le journal lui retorque : toutes les precedentes tentatives 
d'assimilation ont echou6 ; pourquoi en serait-il autrement aujour- 
d'hui ? - Parce que « toutes les tentatives d'assimilation entreprises 
jusqu'a ce jour ont ete des demi-mesures fondees sur une premisse 
fausse selon laquelle les Juifs peuvent devenir de plein droit les fils 
du peuple-gouvernant tout en conservant leur religion et en restant 
le "peuple 61u" ». Or « l'assimilation ethnique est incompatible 
avec le maintien de lafoijuive ; lafoijuive se detruit avec l'assimi- 
lation ethnique. La religion juive perennise le particularisme 
national, on n'y pourra rien ». Aussi, « jusqu'a la restauration 
d'Israel, renier la judeitc equivalait a refuser de se montrer solidaire 
avec les persecutes et pouvait etre considere comme une lache capi- 
tulation » ; mais, « aujourd'hui, il s'agit non plus d'une capitu- 
lation, mais d'un libre choix" ». 

Et Koestler de proposer aux Juifs de la diaspora un choix abrupt : 
« ou bien devenir citoyens israeliens, ou bien cesser d'etre juifs. 
Lui-meme a choisi le second terme- ,8 » (Inutile dc dire que, dans 



35. Arthur Koestler, Judas a la crois^e des chemins ; textc russe : VM, n" 33, pp. 104- 
107, 110. 

36. Ibidem, p. 112. 

37. Idem, pp. 117, 126. 

38. V Bogouslavski, Galoutou - s nadejdoi [Au Galout - avec espoir], « 22 », 1985, 

n°40, p. 135. 



DE L'ASSI.MILATION 555 

la diaspora, les conclusions de Koestler furent violemment 
attaquees.) 

Mais ceux qui ont choisi la premiere solution, les citoyens de 
l'Etat d'Israel, ont recu un nouveau soutien qui leur a permis 
d'adopter un point de vue neuf sur ce sempiternel probleme. Un 
auteur contemporain ecrit sans management : « Un Juif "galout" 
est un etre amoral. II beneficie de tous les bienfaits du pays qui l'a 
accueilli, mais, dans le meme temps, il ne s'identifie pas comple- 
tement a lui » ; « ces gens exigent un statut special que ne possede 
aucun peuple au monde : qu'il leur soit permis d'avoir deux patries, 
l'une dans laquelle ils vivent, 1' autre dans laquelle "vit leur cceur". 



i'i 



» 



Apres quoi, ils s'etonnent d'etre hai's 

Mais oui, ils s'en etonnent encore et encore : « Pourquoi, 
pourquoi done le Juif est-il si peu aime (non, on ne l'aime pas, rien 
a faire, autrement nous n'aurions nul besoin de nous affranchir) ? 
Mais de nous affranchir de quoi ? Non pas de notre judeite, cela va 
de soi... » ; « nous savons pertinemment qu'il nous faut obligatoi- 
rement nous affranchir, mais montrez-nous du doigt de quoi... 
Jusqu'a present, nous n'avons pas su le faire 40 . » 

On pose plus rarement une question qui parait toutc naturelle : 
comment faire pour qu'on nous aime ? Plus souvent les auteurs 
juifs constatent l'hostilite du monde alentour et s'abandonnent au 
desespoir : « Le monde est partage entre ceux qui sympathised 
avec le peuple juif et ceux qui cherchent a le detruire 41 . » Voire a 
un orgueil desespere : « II est humiliant d'escompter que le pouvoir 
prenne ta defense vis-a-vis de ce peuple qui ne t'aime pas, humi- 
liant de se repandre en gratitude aux meilleurs, aux plus dignes 
representants de ce peuple parce qu'ils auraient prononce quelques 
mots en ta faveur 42 . » 

Mais un autre auteur israelien verse de l'eau sur ces braises : « Le 
monde ne se divise pas uniquement selon l'attitude adoptee envers 
les Juifs, comme il nous semble parfois du fait de notre sensibilite 



39. A.B. Joshua, article cite", p. 159. 

40. J. Viner, Khotchetsia osvobodilsia [On voudrait s"affranchir], « 22 », 1983, n° 32, 
pp. 204-205. 

41. M. Goldstein, Mysli vsloukh [Pensees a voix haute], Rousskaia mysl, 1968, 
29 fewer, p. 5. 

42. M. Kaganskaia, Nache gostepriimstvo [Notre hospitality, « 22 », 1990, n° 70, 
p. 111. 



556 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

excessive. » A. Voronel : « Les Juifs preterit trop d'attention aux 
antisemites, et trop peu a eux-memes 43 . » 

Notre Etat, Israel, doit devenir le centre qui garantira l'avenir 
aux Juifs du monde entier - dans les annees 20, qui a ecrit cela ? 
Einstein ! Et a qui ? A un ancien socialiste-revolutionnaire, appa- 
remment l'auteur principal de la petition du 9 Janvier 1905, le 
compagnon de Gapone* dans la manifestation et qui fut ensuite son 
bourreau, un certain Petr Ruttenberg, parti plus tard rcconstruire la 
Palestine : « Avant tout, il faut que soit protegee votre vie [celle 
des colonisateurs de la Palestine], car vous vous offrez en sacrifice 
au nom de 1' Esprit et au nom du respect du a 1'enscmble du peuple 
juif. II est indispensable de montrer que nous sommes un peuple 
qui possede assez de vitalite et de force pour realiser un grand 
dessein qui se transformera en moyen d'unir et proteger les gene- 
rations a venir. Pour nous et nos descendants, le Pays doit avoir 
la meme signification supreme qu'eut le Temple pour nos ai'eux 44 . » 

Les auteurs israelicns etayent cette conviction de facon variee : 
« Le probleme juif ne peut apparemment trouver de solution sure 
en dehors d'un Etat juif 45 . » L'idee est « d'etablir Israel en tant que 
centre garantissant l'avenir des Juifs du monde entier 46 ». « Seul 
Israel est le lieu qui convient aux Juifs, car e'est le seul ou le 
processus historique ne se conclut pas en fiasco historique 47 . » 

Et de ce petit pays assiege en permanence on entend dire comme 
une rumeur montant de sous la terre : « Cette Catastrophe dont le 
spectre hante en permanence le subconscient des Israeliens 48 ... » 



43. A. Voronel, Oglianis v razdoumie... [Prends la peine de reflechir] (Table ronde), 
«22», 1982. n° 24, p. 131. 

44. A. Tcherniak, Neizvestnoe pismo Einslcina [Une lctlrc incdite d'Einstein], « 22 », 
1994. n u 92. p. 212. 

45. -4. Katsenelenboigen, Antisemitism i evreiskoe gosoudarstvo [L'Antis6mitisme et 
le gouvernement juif], « 22 », 1989, n" 64, p. 180. 

46. /. Libler, Israil - diaspora : krisis identifikatsii [Israel - diaspora : une crise identi- 
taire], « 22 », 1995, n»95, p. 168 

47. N. Goutina, Dvousmyslennaia sviaz [Un lien ambigii], « 22 », 1981, n° 19, p. 124. 

48. M. Kaganskaia, Mif proliv realnosti [Le mylhe conire la rcalite], « 22 », 1988, 
n"58, p. 141. 

* Georges Gapone (1870-1906), pretre orthodoxe, fondateur du « Social isme 
policier », mena le 9 Janvier 1905 une manifestation d'ouvricrs qui devaient presenter au 
tsar une petition plutot provocatrice. La manifestation fut accueillie par des tirs nourris 
de la police, ce qui fit de ce •< dimanche rouge » le declencheur de la revolution. 
Assassinc" en 1906 par P. Ruttenberg. 



DE L'ASSIMILATION 557 



Quel est aujourd'hui le rapport ente l'assimilation, la diaspora et 
Israel, quels sont les espoirs, vers quoi penche la balance ? 

Globalement, dans les annees 90 du xx e siecle, T assimilation 
etait deja tres avancee. Par exemple, « pour 80 a 90 % des Ameri- 
cains, les tendances contemporaines de la vie juive prefigurent une 
assimilation progressive ». Et non seulement aux Etats-Unis : « La 
vie juive s'estompe peu a peu dans la majorite des communaut£s 
de la diaspora. » Chez la majorite des Juifs d'aujourd'hui tendent 
a s'effacer les souvenirs douloureux de la Catastrophe... lis sont 
beaucoup moins solidaires de l'Etat d' Israel que leurs parents. Inde- 
niable est la tendance « a une diminution drastique du role de la 
diaspora, a la perte ineluctable de ses caracteristiques essentielles ». 
« Nos pctits-enfants seront-ils encore juifs... ? La diaspora survivra- 
t-elle longtemps, passe ce millenaire ? Pav Adin Shteinsalz, l'un 
des plus grands didascales de notre epoque..., avertit que les Juifs 
de la diaspora ont cesse d'etre un groupe dont la sejeurite" ne serait 
pas garantie. » Aussi, paradoxalement, « se trouvent-ils deja en 
passe de disparaitre » en participant « a la Catastrophe de l'autodis- 
solution ». Ajoutez a cela que « l'antisemitisme en Occident ne peut 
plus etre considcre comme un element qui renforce la conscience 
juive. La discrimination antisemite en politique, dans les affaires, 
les universites, les clubs prives, etc., est pratiquement revolue 49 ». 
Dans l'Europe actuelle, il y a « suffisamment de Juifs qui ne se 
sentent pas juifs et qui sont allergiques a toute tentative de les 
associer a une communaute creee artificiellement » ; « un Juif 
assimile refuse de se sentir etre juif, il rejette les traits de sa race » 
[selon Sartre] 5 ". N'ecartons pas ce jugement acere du meme auteur : 
« Les Juifs d' Europe ne se reconnaissent pas comme Juifs, ils 
considerent qu'ils sont contraints a la judeite par Tantisemitisme. 
D'ou cette contradiction : le Juif ne se considere en tant que Juif 
que quand un danger le menace. Alors il cherche son salut en tant 



49. /. Libler, article cite\ pp. 149-150. 154, 157. 

50. Sonya Margolina, Das Ende dcr Liigen : Russland und die Juden im 20, 
Jahrhundert, Berlin, 1992, pp. 95, 99. 



558 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

que Juif. Mais, quand il devient lui-meme source de danger, il n'est 
plus juif 51 . » 

Ainsi « les traits marquant une decomposition de la diaspora 
commencent a se dessiner avec precision au moment meme oh les 
Juifs jouissent en Occident de la plus grande liberte, de l'aisance, 
et sont - du moins en apparence - plus forts qu'ils n'ont jamais ete 
dans l'histoire juive ». « Si les tendances actuelles ne changent pas, 
la plus grande partie de la diaspora va tout bonnement disparaftre. II 
faut accepter la reelle probabilite d'une autodestruction progressive, 
humiliante, quoique volontaire, de la diaspora... Arthur Koestler, 
partisan de 1'assimilation, avait predit dans les annees 50 la faillite 
de la diaspora ; il se peut bien qu'il ait eu raison 52 . » 

Mais, dans le meme temps, « les Juifs, a travers le monde entier 
- et ils s'en etonnent parfois -, se sentent personnellement 
impliques dans les destinees d' Israel » ; et « si, a Dieu ne plaise, 
Israel venait a etre detruit, les Juifs vivant dans les autres pays 
disparaitraient a leur tour. Je ne saurais dire pourquoi, mais les Juifs 
ne survivraient pas a une seconde Catastrophe dans notre siecle 53 ». 
Un autre auteur met precisement en relation « le mythe juif d'une 
ineluctable Catastrophe » avec la vie au sein de la diaspora, et, de 
fait, « les Juifs americains (et sovietiques) s'expriment souvent en 
ce sens, ils se prcparent, au cas ou Israel tomberait, a reprendre le 
drapeau de leur peuple S4 ». Nombreuses sont les hypotheses qui 
cherchent a explicitcr la finalite de la diaspora juive, mais presque 
toutes voient « sa fonctionnalite dans le fait qu'elle rend les Juifs 
pratiquement indestructible s, et leur garantit la perennitc dans les 
limites de l'existence du genre humain 55 ». 

II arrive aussi qu'on rencontre une defense acharnee du principe 
meme de la diaspora : « Nous sommes contre l'exigence historique 
de nous soumettre a Valya. Nous ne nous sentons pas en exil », 
ecrit le professeur americain Leonard Fein. En juin 1994, «le 
president du Congres juif mondial, Shoshana Cardin, a apostrophe 



51. S. Margolina, Germania i evrei : vtoraia popytka [L'Allemagnc el les Juifs : une 
seconde tentative], Strana i mir, 1991, n° 3, p. 143. 

52. /. Libler. article cite, pp. 150-155. 

53. N. Bodgoreis, article cite, pp. 113-120. 

54. Z. Bar-Sella. Islamskii foudamentalism i evreiskoe gosoudarstvo [Le fondamenta- 
lisme islamique et l'Etat juif), « 22 ». 1988, n° 58, pp. 182-184. 

55. T. Fishstein, article cite, p. 114. 



DE L' ASSIMILATION 559 

les Israeliens avec agressivite : "Nous ne sommes pas disposes a 
devenir une alya nourriciere d' Israel, et nous doutons que vous 
soyez bien renseignes sur le niveau de vie et la qualite de vie des 
Juifs d'Amerique"^». Puis, sur un ton plus path&ique : «Si 
vraiment nous interessons en quoi que ce soit le monde, ce n'est 
pas par la forme de notre Etat, mais par la diaspora qui est reconnue 
pour etre Tun des plus grands miracles de l'histoire universelle 57 . » 
Tantot aussi avec ironie : « Un petit malin a imagine une legiti- 
mation elegante : l'election du peuple juif consisterait precisement 
a vivre indefiniment en diaspora 58 . » « Le miracle de la restauration 
de l'Etat d'Israel a confere apres coup a la diaspora un sens 
nouveau, fournissant par la un denouement a un theme qui menacait 
de s'enliser, en un mot il est venu couronner le miracle de la 
diaspora. II l'a couronne, mais ne l'a pas aboli 59 . » Mais, la aussi, 
il y a un brin d' ironie dans la mesure ou « les buts que nous avons 
si durement recherches et qui nous remplissaient de fierte et du 
sentiment de notre vocation exceptionnelle, sont desormais 
atteints 60 ». 

Comprendre et predire les destinees de la diaspora depend pour 
une bonne part des manages mixtes. Ces derniers sont le moyen le 
plus puissant, le plus sur de realiser I'assimilation. Ce n'est pas un 
hasard si la Bible les interdit si severement : « lis ont trahi le 
Seigneur, car ils ont donne naissance a des enfants etrangers » 
(Os. 5, 7.) Quand Arnold Toynbce a propose les manages mixtes 
comme moyen de combattre l'antisemitisme, des centaines de 
rabbins se sont eleves contre : « Des que les manages mixtes 
deviennent un phenomene de masse, ils signifient la fin des 
Juifs 61 . » 

On note un net accroissement de ces manages mixtes dans les 
pays occidentaux : « Des donnees statistiques fiables sur "la dispa- 
rition" [des Juifs] donnent le frisson. En 1960, le pourcentage des 



56. /. Libler, article cite\ p. 152. 

57. E. Fishstein, Gliadim nazad my bez boiazni [Nous regardons en arriere sans 
crainte], « 22 », 1984, n 6 39, p. 135. 

58. N. Voronel, article cite\ p. 118. 

59. E. Fishtein, Iz Galouta s liouboviou [Du galout avec amour], « 22 », 1985. 
n°40, p. 114. 

60. /. Libler, article cite\ p. 156. 

61. Ed. Norden, Peresschityvaia evreev* [En denombrant les Juifs], «22», 1991. 
n°79, p. 126. 



560 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

mariages mixtes aux Etats-Unis, ou vit la plus grande communaute 
juive du mondc, etait estime a environ 6 %. Aujourd'hui [dans les 
annees 90], passe une seule generation, il est de 60 %, soit dix fois 
plus. Le niveau moyen des mariages mixtes en Europe et en 
Amcrique latine est a peu pres le meme... Mieux, si Ton fait 
exception des [Juifs] orthodoxes, dans presque toutes les families 
juives d'Occident la natalite est devenue extremement faible. » En 
outre, « seul un pourcentage negligeable d'enfants issus des 
mariages mixtes sont prets a mener une vie qui serait typiquement 
juive 62 ». 

Et en Russie ? L' Encyclopedic israelienne fournit les chiffres 
suivants : en 1988, en RSFSR, 73 % d'epoux juifs et 63 % 
d'epouses juives avaient contracte des mariages mixtes (soit une 
augmentation de 13 % pour les hommes et de 20 % pour les 
femmes par rapport a 1978). « Ceux qui ont conclu ce type de 
mariage perdent bien plus vite le sens de leur judeite et sont plus 
sou vent enclins, lors des recensements, a se declarer d'une natio- 



63 



. » 



nalite autre que la nationalitc juive 

Ainsi, presque partout, tantot plus, tantot moins, « la vie juive 
s'erode » : « Les divisions ethniques, religieuses, raciales qui, 
jusqu'a ces derniers temps, servaient de barriere a l'assimilation et 
aux mariages mixtes, s'effacent. » Aujourd'hui « que l'antisemi- 
tisme ordinaire a drastiquement diminue, de nombreux grands prin- 
cipes qui servaient par le passe de puissants soutiens a l'auto- 
identification se sont perdus 64 ». 

Les Juifs galout suscitent tres souvent de vives critiques de la 
part des Isracliens. Trente a quarante ans apres la creation de l'Etat 
d' Israel, on a entendu de la-bas des questions parfois sarcastiques, 
parfois courroucees, adressees a la diaspora : « Que va-t-il se passer 
avec les Juifs d'aujourd'hui ? Nul doute qu'ils resteront pour 
toujours dans leur patrie actuelle - le galout 65 . » « Les Juifs d'Al- 
gerie ont prefere la France a Israel, puis les Juifs d'Iran qui ont 
quitte le pays de Khomeiny sont massivement passes a cote 
d'Israel » ; « quittant les lieux oil ils 6taient implantes, ils cherchent 
des pays au niveau de vie et de civilisation plus eleve. L' amour 



62. /. Libler, article cile\ pp. 151-152. 

63. PEJ. 1996, i. 8, p. 303, tableau 15. 

64. /. Libler. article cM, p. 156. 

65. N. Goutina, Un lien ambigu, article cite, p. 125. 



DE L'ASSIMILATION 561 

qu'ils portent a Sion ne suffit pas 66 ». « L'image classique et sempi- 
ternelle d'une "catastrophe imminente" n'attire plus les Juifs en 
Israel ( ' 7 » - « Les Juifs sont un peuple perverti par une existence 
qui s'est deroulee sans Etat, hors histoire 68 ». « Les Juifs n'ont pas 
supporte l'epreuve. Comme auparavant, ils n'entendent pas rentrer 
dans leur patrie. Ils preferent rester dans le galout et se plaindre de 
l'antisemitisme chaque fois qu'on les critique... Et que personne 
non plus n'ose dire du mal d'Israel, car critiquer Israel c'est de 
'Tantisemitisme" ! S'ils souffrent tant pour Israel, pourquoi ne 
viennent-ils pas y vivre ? Mais non, c'est bien ce qu'ils ne veulent 
pas 6y ! » « La majorite des Juifs de par le monde a deja choisi : ils 
ne veulent pas etre independants... Jette ton regard sur les Juifs de 
Russie. Une partie d'entre eux a voulu l'independance, les autres 
veulent vivre la vie d'une tique sur le corps du chien russe. Mais 
si le chien russe devient un tantinet malade, un tantinet mechant, 
ils se cherchent un chien americain. En fin de compte, les Juifs ont 
vecu deux mille ans de cette facon-la 70 . » 

Aussi, « face a un Israelien, le Juif de la diaspora a souvent des 
complexes, il est pret a se coltiner une lourde et indistincte culpa- 
bilite..., car il ne se decide pas a partager avec l'lsraelien sa 
destinee. Cette insuffisance, il la compense en accentuant sa 
judeite\.., en arborant ostensiblement une symbolique juive 
secondaire » ; mais, par ailleurs, « le Juif de la diaspora prend sur 
soi le risque specifiquc de s'opposer en solitaire aux elements anti- 
semites » ; « quelle que soit 1 'attitude de l'lsraelien, la diaspora n'a 
cependant pas d'autre issue que de venir se placer sans bruit 
derriere son dos pour le soutenir, comme une femme fidele mais 
mal aimeV ». 

Un pronostic parmi d' autres : « En 2001, la diaspora, selon toute 
probability, aura diminue encore d'un million d'ames et de corps. » 
« Les processus en cours dans les profondeurs de l'histoire juive... 
rendent vraisemblable une nouvelle baisse du nombre des Juifs de 



66. S. Tsyroulnikov, La philosophic de I'anomalie juive. article cile\ p. 148. 

67. /. Libler, article cile\ p. 165. 

68. E. Bar-Sele, article cite, p. 184. 

69. A.B. Joshua, La Voix d'un ecrivain, article citii, p. 158. 

70. Beni Peled, Soglachenie ne s tem partncrom [Un accord pass6 avec le mauvais 
partenaire], « 22 », 1983, n° 30, p. 15. 

71. Ed. Norden, En dt5nombrant les Juifs, article citc\ pp. 115, 116. 



562 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

par le monde et done leur concentration progressive non plus dans 
la diaspora, mais a Sion 72 . » 

Mais, qui sait, peut-etre en sera-t-il tout autrement ? Le Juif russe 
I. M. Biekerman avait ra'son lorsqu'il affirmait avec assurance que 
la diaspora etait indestructible : « J'accepte le galout dans lequel 
nous avons vecu deux mille ans, seul lieu oil nous avons realise 
une vraie unite, ou nous avons a vivre et a nous manifester dans le 
futur". » Les deux voix qui, selon Gerschenson, resonnent toujours 
aux oreilles du Juif - se fondre dans le milieu, ou sauvegarder son 
caractere exclusif - vont-elles retentir etcrncllement ? 

Un historien de poids tire, apres la Sccondc Guerre mondialc, la 
conclusion suivante : « Le paradoxe, dans la vie des Juifs d'au- 
jourd'hui, tient a ce que leur enracinement grandissant dans la vie 
des autres peuples n'affaiblit pas leur conscience nationale, mais 
parfois meme l'accentue 74 . » 

Voici quelques temoignages issus de differents milieux juifs 
a l'epoque de l'« internationalisme » sovictique : « Je mc suis 
toujours intensement resscnti comme juif... J'ai adhere des dix-sept 
ans, ayant a peine quitte l'ecole, a des cercles ou le probleme juif 
etait le theme de discussion principal. » Son pere « avait des incli- 
nations juives tres fortes. II n'avait certes aucun sens des traditions, 
n'observait pas le mitsvot, ignorait la langue, mais... tout ce qu'il 
savait etait subordonne d'une certaine facon, en son for interieur 
de Juif, a son auto-identification juive 75 . » 

Arcadi Lvov, ecrivain originaire d'Odessa : « Quand j'dtais un 
garconnet de dix ans, je cherchais quels etaient les Juifs parmi les 
savants, les ecrivains, les hommes politiques, et - jeune pionnier ! - 
avant tout parmi les membres du gouvernement : Lazare Kagano- 
vitch occupait la troisieme place, precedant Vorochilov et Kalinine, 
et j'etais fier de ce commissaire du peuple, le stalinien Kagano- 
vitch... J'etais fier de Sverdlov, d'Ouritski... Fier aussi de Trotski ? 
mais oui, de Trotski ! » II croyait qu'Osterman (au temps de Pierre 
le Grand) etait juif; quand il apprit qu'il etait allemand, « il 



72. Ibidem, pp. 120. 130-131. 

73. /. M. Biekerman, op. til., p. 62. 

74. Sh. Ettinger, Noveichii period [Periode contemporaine], Istoria evreiskogo naroda 
[Histoire du peuple juif]. Jerusalem, 2001. p. 587. 

75. A. Eterman, Tretie pokolenie [La troisieme generation] (Interview), « 22 », 1986, 
n°47, pp. 123-124. 



DE L" ASSIMILATION 563 

eprouva un vif sentiment de depit, de frustration » ; en revanche, 
« il disait a tout le monde avec fierte : Chafirov, lui, il est juif 76 ». 

Mais qu'ils furent nombreux, les Juifs de Russie qui ne craignirent 
pas « de se noyer dans 1'immensite de ce corps assimilateur" », 
qui se laisserent gagner integralement par l'environnement et la 
culture russes ! 

Autrefois, seuls quelques rares Juifs avaient connu ce destin : 
Antokolski*, Levitan**, Rubinstein***, d'autres encore; plus 
tard, ils furent plus nombreux. Comme ils avaient profondement 
compris la Russie grace a 1' intuition seculaire et raffinee de leur 
intelligence et de leur coeur ! La Russie s'offrait a leur compre- 
hension dans tout son eclat, dans le jeu enigmatiquc des rayons et 
des ombres, dans ses luttes et ses souffrances. Elle attirait leur coeur 
par la lutte dramatique en elle du Bien et du Mai, par ses fulgu- 
rances menacantes, ses faiblesses, sa force, son charme. II y a 
quelques decennies, ce n'est plus par unites, mais par milliers que 
les Juifs vinrent rejoindre le champ de la culture russe... Nombre 
d'entre eux se sont sentis tres sincerement russes dans l'ame, les 
pensees, les gouts, les habitudes... Neanmoins, il y a dans l'ame 
d'un Juif comme une note unique, une dissonance, une mince felure 
qui laisse en fin de compte s'infiltrer de 1'exteneur la mefiance, les 
moqueries, l'hostilite ; et, de l'interieur, comme un vieux souvenir : 

« Qui suis-je ? Qui suis-je done ? Je suis russe ? 
Non, non. Je suis un Juif russe™. » 

Oui, de toute evidence, l'assimilation a ses limites infranchis- 
sables : ce qui differencie l'assimilation spirituelle parfaite de 
l'assimilation culturelle, et davantage encore de l'assimilation 



76. A. Lvov, Vedi za soboiou otsa tvoevo [Emmene ton pere avec toi] ; VM, 1980, 
n°52, pp. 183-184. 

77. VI. Jabotinski, article cite", p. 251. 

78. Rani Aren, V rousskom galoute [Dans le galout russe], « 22 », 1981, n" 19, 
pp. 135-136. 

* Paul Antokolski (1896-1978), poete sovi&ique, entra au PC en 1943 apres la mort 
de son fils au front. 

** Isaac Levitan (1860-1900), peintre russe celebre pour le lyrisme inSgale" de ses 
paysages russes. 

*** Anton Rubinstein (1830-1894), celebre pianiste et compositeur russe, auteur de 
vingt operas (dont le Demon), six symphonies, cinq concertos pour piano, etc. 



564 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

courantc, qui releve de la vie civile et du quotidien. De fagon provi- 
dentielle pour la judeite, les Juifs se preservent eux-memes ; quels 
que soient chez eux les signes exterieurs d'assimilation, ils gardcnt 
« en leur for interieur une physionomie juive » (Solomon Louri6). 

Le mouvement qui les pousse a se fondre jusqu'au bout avec le 
reste de l'humanite, en depit des dures barrieres de la Loi, semble 
naturel : obeir a la vie. Mais est-il realisable ? Au xx c siecle, un 
Juif croyait encore que « 1' unite de toute l'humanite est l'ideal du 
messianisme judai'que 79 ». Mais en est-il vraiment ainsi ? 

Cet ideal a-t-il jamais existe ? 

On entend davantage d'energiques objections : « Personne ne me 
conduira ni ne me forcera a renoncer a mon point de vue juif, a 
sacrifier les interets juifs qui sont miens au profit d'un ideal 
universel, que ce soit r"internationalisme proletarien" (auquel, 
dans notre betise, nous avons cru dans les annees 20), la "Grande 
Russie", le "triomphe du christianisme", le "bien de toute l'hu- 
manite", et ainsi de suite 80 . » 

Nous rencontrons encore d'autres attitudes parmi 1' intelligentsia 
juive non sioniste et agnostique, assimilee aux trois quarts. Ainsi, 
une femmc des plus evoluee, passionnge par les grands problemes 
politiques, T. M. L., m'a tenu a Moscou, en 1967, les propos 
suivants : « II serait terrible de vivre dans un milieu exclusivement 
juif. Ce que nous avons de plus precieux dans notre peuple, c'est 
le cosmopolitisme. II serait terrible qu'ils se regroupent tous dans 
un petit Etat militariste. Pour les Juifs assimiles, ce serait tout a fait 
incomprehensible. » Je hasardai timidement : « Mais, pour les Juifs 
assimiles, il n'y plus la de probleme, ils ne sont plus juifs... » Elle : 
« Non, mais il nous reste des genes ! » 

La clef du probleme ne reside pas dans la fatalite li6e a l'origine, 
elle ne se trouve ni dans le sang ni dans les genes, mais dans le 
point de savoir vers quelles souffrances va le plus votre coeur : 
celles des Juifs ou celles des habitants du pays ou vous avez ete 
eleve ? « L'appartenance nationale ne se limite pas a la connais- 
sance de la langue, ni a l'adhesion a la culture, ni meme a l'atta- 
chement a la nature et au genre de vie du pays. Elle a une autre 



79. G. Sliosberg, Dela minouvchikh dnci : Zapiski rousskogo evreia [Actions du temps 
passe : les carnets d'un juif russe], en 3 vol, Paris, 1933-34, t. 1, p. 4. 

80. S. Markish, Esche raz o nenavisti k samomou sebe [Encore un fois, a propos de 
la haine de soi], « 22 », 1980, n° 16, p. 189. 



DE L'ASSIMILATION 565 

dimension : la communaute de destin historique qui, pour chaque 
homme, se definit par le degre de participation a l'histoire et au 
destin de son peuple. Mais si, pour les autres, cette participation 
intime est donnee des l'origine, pour le Juif elle se presente 
sous divers aspects, c'est une question de choix, et un choix 
difficile 81 . » 

Pour l'heure, a cet 6gard, l'assimilation ne s'est pas encore 
traduite de facon absolument convaincante. Tous ceux qui avaient 
montre les voies d'une assimilation generate ont fait faillite. Le 
probleme de l'assimilation reste done dans sa difficulty. Et bien 
qu'a 1'aune universelle le processus semble bien avance\ on ne 
saurait encore en conclure qu'il va abolir la diaspora. 

« La vie sovtetique... [elle-meme] n'a pas engendre de Juif assi- 
mile a cent pour cent, jusqu'au fin fond de son etre psychique 82 . » 
Un critique juif de conclure : « Ou qu'on regarde, on tombe toujours, 
dans le liquide assimile, sur un grumeau juif indissoluble 83 . » 

Mais de remarquables destinees isolees, des individus plei- 
nement assimiles, il en existe ! Nous, en Russie, les saluons de tout 
notre coeur. 

* 

« Un Juif russe... Un Juif, un Russc... Que de sang, que de larmes 
ont ete verses autour de cette union/desunion, que d'indicibles souf- 
frances se sont accumulees sans que Ton en vote la fin, mais aussi 
combien cela a donne de joie et de progres spirituel et culrurel... JJ 
y a eu, il reste encore de nombreux Juifs a s'etre charges de ce lourd 
fardeau : etre a la fois juif et russe. Deux amours, deux passions, 
deux combats. N'est-ce pas trop pour un seul coeur? Oui, c'est 
trop. Mais c'est la que reside le caractere fatal et tragique de cette 
bi-unite\ Comme le mot l'indique, la bi-unite n'est cependant pas 
l'unite. L'equilibre ici n'est pas donne, il est a creer 84 . » 



81. L. Tsigelmcm-Dymerskaia, article cite. p. 175. 

82. J. Stern, Dvoinaia otvetstvennost [Une double responsabilite], «22», 1981, 
n°21,p. 127. 

83. O. Rappoport, Les symptomes d'une maladie, article cit6, p. 123. 

84. St. hanovitch. Semen Iouchkevitch i evrei [S. Iouchkevitch et les Juifs], Evrei v 
koultoure rousskogo zaroubejia [Les Juifs dans la culture des Russes de Immigration], 
Jerusalem, 1992, t. 1, p. 29. 



566 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

Ces lignes, qui visaient la Russie pre-revolutionnaire, ont ete 
ecrites dans Immigration, a Paris, en 1927. 

Cinquante ans ont passe, et un autre Juif russe qui a passe sa vie 
en Russie sovietique ecrit d' Israel : 

« Nous, Juifs, nous avons grandi en Russie, nous sommes une 
curieuse entite hybride : des Juifs russes... On dit de nous : juifs 
par la nationality russes de culture. La culture et la nationality 
serait-ce comme un costume ajuste sur un mannequin... ? Quand 
une presse monstrueuse emboutit un metal dans un autre, on ne 
peut ensuite les detacher, quand bien meme on les decoupe. Nous 
avons ete soumis a une presse enorme pendant des dizaines 
d'annees. Mon sentiment national ne peut desormais s'exprimer 
que dans ma culture. Ma culture est sillonnee de part en part par 
mes veinules nationales. Partagez-moi en deux et je serai moi aussi 
curieux de savoir quelles cellules de mon ame sont colorees de 
teintes russes, quelles autres de teintes juives. Mais il n'y a pas eu 
que la contrainte, la soudure par compression, il y a eu aussi une 
inattendue affinite de principes qui se compenetraient dans les 
couches les plus profondes de notre ame. Comme s'ils se comple- 
taient les uns les autres pour realiser une nouvelle plenitude : 
l'espace par le temps, l'etendue de Tame par la profondeur, l'accep- 
tation de tout par la negation de tout. II y avait aussi emulation sur 
le point de savoir qui etait le peuple elu. C'est pourquoi je n'ai pas 
deux ames qui seraient en confiit, qui s'affaibliraient Tune l'autre, 
qui me d^doubleraient. Je n'ai qu'une seule ame..., ni double ni 
dcdoublee, ni melangee, mais bel et bien une seule 85 . » 

Et de Russie on lui fait echo : 

« Je crois que ce n'est pas par hasard que, dans les destinies de 
la Russie, Tame juive et Tame slave se sont rencontrees : il y avait 
la quelque chose de providentiel 86 . » 



85. [R. Noudelman], Kolonka redaktora [Editorial], « 22 », 1979, n°7, pp. 95-96. 

86. L-ski. Pisma iz Rossii [Lettre de Russie], « 22 »>, 1981, « 22 », p. 150. 



POSTFACE DE L'AUTEUR 



En 1990, quand, achevant Avril dix-sept, je mettais de l'ordre 
dans l'enorme masse de materiaux restee inutilisee dans La Roue 
rouge, j'ai pris la decision de presenter une partie de ces materiaux 
sous la forme d'un essai historique sur les Juifs dans la revolution 
russe. 

D'emblee, il apparut evident que, pour la comprehension de ce 
qui s'etait passe, l'essai devait necessairement remonter dans le 
temps -jusqu'a la premiere inclusion des Juifs dans 1' Empire russe, 
en 1772 : ce fut son point de depart ; d'un autre cote, la revolution 
de 1917 a donne une impulsion dynamique au destin des Juifs en 
Russie, et l'essai, naturellement, s'est etendu jusqu'a la periode 
post-revolutionnaire. Ainsi est ne le titre : Deux Siecles ensemble. 

Toutefois, je n'ai pas eu d'emblee une juste appreciation des 
limites historiques posees par l'emigration massive des Juifs hors 
de l'URSS, qui a commence dans les annees 70 du xx e siecle, preci- 
sement vers le 200 e anniversaire du sejour des Juifs en Russie, et 
qui devint tout a fait libre vers 1987. Cette limite marquait pour la 
premiere fois l'abolition de toute contrainte vis-a-vis des Juifs 
russes ; ils n'6taient plus assignes a vivre ici, Israel les attendait, 
tous les autres pays du monde leur devenaient accessibles. Une fois 
bien precisee, cette frontiere a apporte un correctif a mon projet de 
mener ce recit jusqu'au milieu des annees 90, car la conception 
meme du livre £tait depassee : avec l'Exode disparaissait le 
caractere unique des liens qui s'etaient tisses entre Russes et Juifs. 

Desormais s'est ouverte une periode radicalement nouvelle dans 
l'histoire des Juifs russes, devenus libres, et de leurs relations avec 



568 DEUX SIECLES ENSEMBLE 

la Russie nouvelle. Cette periode a fait apparaitre des changements 
rapides et substantiels, mais elle est encore trop courte pour en 
prevoir les resultats lointains et pour decider si les traits caracteris- 
tiques des relations entre Juifs et Russes subsisteront ou cederont 
la place aux lois universelles de la diaspora juive. Suivre le d6ve- 
loppement de ce nouveau theme depasse le temps de vie imparti 
a 1'auteur. 

A.S. 



INDEX DES TOMES I ET II 



Abakoimov, Victor Seminovitch : II, 
432 et n.*. 

Abramova, Nina : I, 261 n. 63. 

Abramovitch, Aron : II, 81 n. 91, 135 
et n. 4, 232 n. 48, 313 n. 42, 386 n. 50, 
387 n. 54, 388 n. 61, 392, 395 n. 82. 

Abramovitch, R., leader menchevik : I, 
275; II, 59. 120, 182; cercle - : I. 
259. 

Abrampolskj, G. la., fonde de pouvoir 
regional du Guepeou-NKVD : II, 
318,320. 

Abramson, L. M. : II, 319, 320. 

Abtchouk, Abram, professeur de yid- 
dish : II, 338. 

Achad-Haam : voir Finzberg, A. 

Achkson, Dean : II, 440. 

AtOSTA : I, 30. 

Adelbert, general de la suite d' Alexan- 
dre III : I, 311. 

Adjkmov, M., commissairc de la 
Douma : II, 30. 

Adler, Fricdrich : II, 120. 

Agourski, M. : I, 265 et n. 77 ; II, 90 et 
n. 15, 91 et n. 18, 104, 117 et n.**, 
191, 218 et n.6, 224 et n. 22. 225 
n.29, 226 et n. 34, 227 n. 36, 239 
n. 75, 282, 283 et n. 212, 291 et n. 245 
et246, 356,506, 513. 

Agourski, Samuel : II, 117, 118, 325. 

Agranov, Jacob S., adjoint de Iagoda, 
chef du Dcpartcment politique secret 
du GUGB du NKVD : II, 315, 316, 
320. 

Ahad Haam [pseudonymc d'Asher 
Guinzberg] : I. 286 et n.*, 287, 289, 
290, 296, 373. 



AIkhenwai.d, J., critique littdraire : II, 

182, 185. 
Aizenstadt, M (noms de plume : Jelez- 

nov, puis Argus), collaborateur de 

Segodnia : II, 183. 
AlZlKOVTTCH, Scmion, constructeur 

d'avions : II, 351. 
AKman, David : I, 430 n. 123 ; II, 33, 

62. 
Akhmatova, Anna Andre'i'evna Gorenko, 

dite Anna : II, 495 n.*. 
Akimov : I, 395. 

Aksakov, Ivan S. : I, 197 et n. 208 et n.*. 
Aksenov-Meerson, M. : II, 539 n. 67. 
Aktil, A. d', auteur de chansons : n, 

290. 
Aldanov, Marc A. (pseudonyme de 

Landau) : I, 176 n. 103, 180 et n. 123, 

188 et n. 169 et n.** ; H, 124, 185. 
Aleichem, Cholem : II, 373, 451. 
Alexandra, Fedorovna, nde Alix de 

Hesse, epouse de Nicolas II, impera- 

trice de Russie : I, 547 n.*, 550, 551 ; 

n. 63. 

Alexandre de la neva, grand-due de 
Novgorod, puis grand-prince de Vladi- 
mir : I, 21 et n.*. 

Alexandre \ cr Kazimirovitch (Alexan- 
dre I cr Jagellon), roi de Pologne : I, 36. 

A 1 1 \ Andre i er Pavlovitch, tsar de 
Russie : I. 51 n.*, 63-66, 67-106. 107. 
114, 127 n.*, 134, 155, 156. 

Alexandre II NicolaVevitch, tsar de 
Russie : I, 107, 149-201, 203, 204, 
213-215, 220, 222, 228, 231, 232, 235 
et n.**, 237 n.**, 239 n.***, 246-249, 
254 ct n.*, 257, 374, 384 ; II, 75 n.*, 
395, 497. 



570 



INDEX 



Alexandre III Alexandrovilch, tsar de 

Russie : I, 157, 207, 208, 212, 215, 

218, 230, 254 et n.**, 259, 299, 302 

et n.*, 309-312. 320 n.*, 321. 322, 

352, 395 n.***, 471. 
Alexandrova, V. : II, 249 et n. 99. 400 

n.97. 
Alexandrovski, V. : n, 296. 
AlexeIev, Michel, general : I, 550 et n.* ; 

n, 162. 
Alexis I' r Mikhaflovitch, tsar de Russie : 

I. 17 n.*. 28 et n.***, 30 n.*****, 31 

n.***, 107. 
Alexis Nicolai'evitch, tsarevitch, tils de 

Nicolas II : I, 384. 
Alexis Petroviteh, tsarevitch, fils de 

Pierre I" : I, 30 n.****, 203. 
Alexis, pope : I, 22, 23. 
Alianski, M. : n, 349. 
Aleilouieva, Svetlana, fille dc Stalinc : 

n, 353. 
Alperine, A., negociant : II, 162. 
Alperovitch, A. : II, 58. 
Alperovitch, Soura ; n, 62, 
Altaev, O. : n, 494 n. 5. 
AltanslaIa, Zinaide : I, 265. 
Alter, Viktor, dirigcant du Bund polo- 

nais : II, 383, 384. 
Amousine, M. : II. 506 n. 31. 
Amram : II. 499 n. 19, 506 n. 28. 
Amsterdam, Abram : I, 272. 
Andre Vladimirovitch, grand-due : I, 

547. 
Andreev, Lionid : I, 67 n. 2, 128 n. 55, 

150 n.6, 327 n. 89, 510, 511, 536, 

537 n. 34. 
Andreiev, E. M. : II, 418 n. 166. 
AndreIev, V. V. : n, 70. 
Anet, Claude, diplomate francais : II, 46 

et n. 43. 
Anfilov, V. : n, 386 n. 29. 
Angel: II, 159. 
Angenit/., E. : II, 537 n. 59. 
Anguert, membre dirigeant du Goulag : 

n, 364. 
Anna Ivannovna, impcratrice de 

Russie : I, 30 et n.*****, 31 et n.**. 
Anna Leopoldovna : I, 31 et n.***, 34 

n.***. 
Anna Petrovna : I, 34 n.*****. 
Annenski : I, 406. 
An-Ski-Rappoport : I, 394, 399. 
Antoine [Krapovitski], l'e\'eque : I, 363 

etn. 214. 
Antokolski, Paul, poete : n, 563 et n.*. 



Antonov-Ovseenko, Vladimir : II, 139. 

Aptekman, O. V. : I, 237 n. 3, 239, 240, 
242, 244 et n. 19. 245 et n. 21 et 23, 
246 n. 24, 248 et n. 30. 

Araiiajine : I, 406, 514. 

Arad. Itskhak : II, 232 n. 49, 374 n. 7, 
375 n.9, 378 n. 23, 380 n. 27, 382 
n. 34, 386 n. 51, 387 et n. 57, 390, 391 
n. 68, 392 et n. 72 et 73, 393 et n. 75, 
395 n. 81 et 84, 396 n. 85, 410 n. 144, 
413, 417 etn. 163. 

AraIS, charge dc la construction du 
tunnel vers Tile de Sakhaline : II, 364. 

Araktcheev, Alexis, comte : I, 127 et 
n.*. 

Arcwnov, conseiller de Makhno : II, 
159. 

Aren, Rani : II, 563 n. 78. 

Arendt. Hannah : II. 22 et n. 13, 298, 
420,421. 

Arganov, Iakov : II, 229. 

Arkhanuorodski, A. : II, 163. 

Arm, lieutenant-colonel, chef de l'Admi- 
nistralion miniere de Tchai-Ourinski : 
II, 364. 

Arnchtam, Lev, realisateur : II, 347. 

Aronchtam, Lazare, incmbrc du Service 
politique central de l*Armee rouge : II, 
313, 325. 

Aronov, meunier : II, 145. 

Aronovitch, Frenkel Naftali, g6ne>al 
majot des services techniques et du 
genie du Goulag : II, 385. 

Aronson, Gnigoire J. : I, 181 n. 128, 185 
n. 153, 187 n. 163, 188, 189 n. 170, 
190 n. 177, 191 n. 184, 194 n. 197 et 
202, 198 et n. 214, 227 et n. 94, 244 
n. 18, 271 n. 92. 273 n. 99, 294 n. 51, 
342 et n. 143, 345 n. 157, 246 n. 159 
et 161, 347 n. 169, 348 n. 171, 351 
n. 180, 387 n. 44, 390 n. 54, 392 n. 61 
et 63, 520 n. 52, 536 n. 30, 542 n. 56, 
543 n. 57 et 59 ; II, 41 et n. 33 et 34, 
51 n. 9, 64 n. 46, 66 n. 51 et 53. 99 
n. 38, 118 n. 86 et 87, 182, 221, 222 
n. 16, 255 n. 116, 257 n. 123, 267 
n. 148. 268 n. 154, 272 et n. 170, 344 
n. 115, 345 et n. 122, 346 n. 123, 355 
n. 153, 376 n. 15, 380 n. 30, 384 n. 40. 
386 n. 50, 387 n. 53, 434 et n. 37 et 
38. 439 n. 55, 440 n. 57. 

Aronson, M. : I, 250. 

Aronson, Solomon : I, 241, 249. 

Arontchik, Ai'zik : I, 240, 254. 

Arsenev, K. : I, 511. 



INDEX 



571 



Artemiev, A. P. : II. 398 n. 90. 

Arzon, major : II, 389. 

Asch, Sholom : II, 234. 

Aschberg, Olof : II. 261. 

Ashkenazi, les : I, 1 76. 

Astafiev, Victor : II, 512 ct n.*. 

Astrakhan, Kh. M. : II. 81 n. 90. 

AVBRBACH, L. L. : II, 363 n. 8. 

Averbakii, pere : I, 470. 

AvERBUCH, Pr. Wolf, psychiatre : II, 

339, 458. 
AviNiiRi, Chlomo : II, 111 n. 66. 
Avneri, Uri : II, 420 n. 173. 
Avskentiev, N., S.-R., ministre dc l'lnle- 

rieur. membrc dirigeant dcs Sovre- 

mennye zapiski : II, 64, 74, 185, 213. 
Avtorkhanov, A. : II. 443 et n. 66. 
Axakov, I. S. : I, 216, 217 el n. 57, 235 

n.***. 
Axelrod, A. : II, 1 14. 
Axelrod, Ida : I, 240. 
Axelrod, L., frere de Paul : I, 186. 
Axelrod, Lioubov Isaakovna, dite 

« I'Orthodoxe » : I. 240, 250 et n.*. 
Axelrod, Paul Borissovitch, fondateur 

de « Liberation du travail » : I, 1 37 et 

n.*. 186, 228, 239, 240, 242, 257, 

261,285. 
Axelrod, Zelik : II, 338. 
Azbel, David : I, 544 et n. 61 ; II, 119, 

120 n. 93, 126.229.230n.45. 
Azbel, Ida, tante de D. Azbel : II, 1 26. 
Azbel, Liolia, tante de D. Azbel : II, 

126. 
Azbel, Mark : II, 126, 127 n. 108. 
AZBEL, Micha, oncle de D. Azbel : II. 
Azee, Azef Evno, terrorisle et agent 

double : I, 186, 394 n. 71. 504 et n*. 
Azov, VI. (V. Achkenazi), humoriste : 

n, 184. 



Babel : II, 196. 

« Babouchkink » [pseudonyme], sucrier 
de Kiev : I, 502. 

Badash, Semion, compagnon de deten- 
tion de A.S. a Ekibastouz : II, 359 et 
n. 1. 

Bagristski, Edouard, poete : II, 123, 
514 n.*. 

Bakounine, Mikhail Alexandrovitch : I, 
238, 239, 253, 396. 

Bak, I. B., fiditeur de Retch : I, 455, 469. 

Bak, surnomme' le « garcon boucher », 
tchiSkiste : II. 



Bakhmetiev, ambassadeur de Russie : 

n, 59. 
Bakst, N. : I. 228, 229. 
Balachov. dsipule' a la Douma : I, 476. 
Bai.akhovski, les ; I, 176. 
Balfour, Arthur James, I er comte de : 

n, 122. 

Bai iTSKi, V. A., membre du NKVD : II, 

315. 
Balk, A., dernier gouverneur de Petro- 

grad : II, 42 et n. 37 et n.**. 
Balmachov, le S.-R. : I, 322 n.*, 395. 
Balmont, Konstantine Dimitrievitch : 

n, 179. 
Bandera. Stepan, chef de I'Organisation 

dcs Nctionalistcs ukrainiens : II, 406, 

407, 428. 
Bannikov, B. L., commissaire du 

peuple : U, 436. 
Barnekhovski : I, 262. 
Baron, Aran, chef de l'dtat-major de 

Makhno : D. 159. 
Bak-Shxe, E. : II, 561 n. 68. 
Bar-Shlla, Z. : II, 558 n. 54. 
Barukh, Ben : II, 420 n. 172. 
Basile, oncle de Dimitri : I, 23 n.****, 

25. 
Bassov, A. R- garde rouge : II, 132. 
Batault, Georges, gendre de Plekhanov : 

II, 189, 190 etn. 32. 
Batiouchine, general : I, 550 ; II, 34 ; 

commission : I, 552 ; n, 34. 
Batkine, marin : II, 79. 
Bazov, Guertsl, ecrivain : II, 338. 
BnDNYl, Demian (Efim Pridvorov) : II, 

106. 
Bek : I, 262. 

Bf.kman, general russe : I, 359. 
Belenki. Abram, tchekiste : II, 320. 
Belenki, Boris : II, 325. 
Belenki, B. S., diplomate : II, 313. 
Belenki, Grigori : II, 325. 
BELENKI: II, 309. 

BELENKI, Mark, directeur du Commis- 
sariat du peuple an Ravitaillemcnt : 

H, 325. 
Belenki. Zakar, Commissaire du peuple 

a la Commission du Controle sovid- 

tique : : H. 305, 307, 325. 
Belinkov, Arcady, detenu du Goulag : II, 

359, 497 et n. 14, 498 et n. 15. 
Belloc, Hilaire : II. 190 et n. 34. 
Belotserkovski, V. : II, 484, 498. 



572 



INDEX 



Belotski, Maurice, premier secretaire du 

ComitS central de Kirghizie : II, 235, 

325. 
Belov, Basile, ccrivain : n, 512 et 

n.****. 
Belski, Lev N„ fonde de pouvoir regio- 
nal du Guepeou-NKVD : II, 315, 318. 
Belski, Tou via : II, 416. 
Belski-Levine, Lev, tchdkiste : II. 229, 

320. 
Ben-Ami : I, 373. 
Bendik, A. I., directeur de la Chambre 

du Livre : II, 349. 
Benediktov, M. : II, 264 n. 137. 
Ben Goukion, David : II, 17, 440. 
Benkendorf, Alexandre, comte : I, 105 

et n.* ; n, 495 et n.**. 
Benkendoke, ambassadeur de Russie a 

Londres : I, 454. 
Ben-Khoirin : I, 397 n. 80. 
Ben- Tsvi. 1. : I, 277 n. 1 18, 346 n. 163. 
Berchader, Isaac, commandant d'un 

camp : II. 366-368. 
Berdiaev, Nicolas : I, 466 et n. 23, 510 

et n. 31, 511 ; n, 15 et n. 33. 17 et 

n. 43, 21 et n. 58, 499 et n.***. 
Berenson, L. I., chef du Service finan- 
cier du Goulag : II, 318, 364. 
Berg, Isai'e Davidovitch, chef du Service 

economique du NKVD : II, 321-322. 

509. 
Berguelson, David, membre du CAJ : 

II, 277, 372, 384, 439. 
Berguer, lossif, detenu dans un camp : 

II. 361, 362 n. 6. 
Beria, Lavrenti Pavlovitch : II. 32 1 . 427, 

437. 443, 445. 446, 448. 
Bekkhine-Benediktov, M., collaborateur 

de Poslednie novosti : II, 1 84. 
Berline, Iakov, « banquicr bolchevi- 

que » : II, 115. 
Berline, Leon, commissaire dans la 

flottede la Baltique : II. 137. 
Berman, Boris, tchekiste : II, 144, 315. 
Berman, Marvei, tchdkistc, chef du 

Goulag : II, 229, 316, 320. 362, 514. 
Berman, Mathieu, tchekiste, adjoint de 

lejov : II, 144. 
Bernadski, M.. cconomiste : I, 479-480 

et n. 61 et 62, 481 n. 66. 
Berne : II, 547. 
Bernstam, M. : II, 513. 
Bernstein, Ans, ddtenu du Goulag : II, 

360. 



Bernstein, Nathan, musicologue : II, 
329. 

Bernstein-Lilina, Zlata. epouse de Zi- 
noviev : II, 94, 1 26. 

Bernstam, M. : n, 120 n. 94. 

Bervi-Flevovski, Vassili Vassilievitch : 
I, 245 et n.**. 

Bespalov, Samuel, rabbin : II, 372. 

Bespalov, Shoulim, armateur : II, 79, 
170. 

Bessonov, general russc : I, 421. 

Bestoujev-Rioumine : I, 228. 

Bestoujev-Rioumine, A., grand chance- 
lier : I, 34. 

Bestoujev-Rioumine, Fdodor, curateur a 
l'universite de Moscou : I, 34. 

Bf.yi.iss, Menahem Mendel : I, 490, 491, 
495-497 : affaire : I, 489, 496-497, 
527 n.** ; II, 35, 46, 145, 192, 241, 
420. 

Biy.ak. gouverneur general : I. 311. 

Bezymenski : II, 525. 

Biai.ik, Khayim Nahmane : I, 346, 373, 
378 ; II, 277, 525. 

Biberoal, Alexandre : I, 241. 261. 

Biekerman, lossif Menassidvitch : I, 39 
n. 97, 48 n. 127, 186 n. 155, 269 n. 86, 
291. 331, 338. 339 n. 129, 360 et 
n. 198, 370, 482 et n. 67, 483, 494 et 
n. 86, 506 n. 20 ; II, 10 n.7, 15 et 
n. 32, 16 et n. 39, 25 n. 74, 109 et 
n.59et 60, 110 n. 61, 113, 114 n. 75, 
119 et n.92, 128 n. 111. 158 et n.51 
et 52, 166 et n.74 et 77, 170 n. 86, 
173, 174 n. 99, 175 n. 103, 184, 189 et 
n. 30, 194 et n.49 et 51, 195, 197 et 
n.61, 198 et n. 62, 199 et n. 66. 201 
et n. 76. 202 n. 77 et 79, 203 n. 83, 
204-205, 208 n. 91, 210 et n. 98, 213, 
219 et n. 11, 220 et n. 14, 241 n. 77, 
273, 281 n. 203 et 204, 423 n. 1. 543 
n. 1.562n.73. 

BlEUENKl, Abram, chef de la garde 
personnelle de Lcninc : II, 96. 

Bielienki, Efim : II, 96. 

Bielienki, Grigori, rcsponsable de 1' agit- 
prop au Komintern : n, 96. 

Biellnski, Vissarion Grigorievitch : I, 
151 et n.**, 235 n.***, 242. 

Bieloborodov, president du Soviet de 
TOural : II, 100, 102. 

Biely, Boris Bougai'cv, dit Andre : I, 472 
et n. 43. 

Binstix-k, Grigori : II. 94, 120. 



INDEX 



573 



Biron, favori de l'imperatrice Anne : I, 
31 et n.** et n.***. 

Bismarck, Olton, prince von : I, 200. 

Bitker, G. : II, 136. 

Bitker, Herman : II, 325. 

Bl.AN'K, Israel (Alexandre) Davidovitch, 
grand-perc matcrnel de Lenine : II, 84. 

Blanter, Matfei", compositeur de chan- 
sons : II, 347. 

Blat, Iossif M., fondd de pouvoir regio- 
nal du Guepeou-NKVD : II, 318, 320. 

Bllichman, Y, dirigeant des anarchistes : 
II, 75. 

Bi.inkova, M. : II, 426 n. 10. 

Bliokh, 1., banquier : I, 176, 335, 336. 

Blok, Alexandre : II, 467. 

Blondes, Paffaire : 1, 491. 

Bloudov, Y: I. 151. 

BlOcher, Basile : II, 139. 

Blum, Leon : H, 264. 

Blum, V. : n, 296. 

Blumenfeld, G. : II, 64. 

Bodgorets, N. : II, 558 n. 53. 

Bogatine, Iossif, rabbin dc Saratov : II, 
340. 

Bogdanov-Malinovski, Boris Ossipo- 
vitch Bogdanov, alias : II, 71. 326- 
327. 

Bogdanovitcii, gouverneur : I, 395. 

Bogolepov, Nikolai Pavlovitch, minitre 
de I'Education nationale : I, 306 et 
n.*, 388. 

Bogolioubski, Andre, Grand-prince de 
Vladimir ct de Souzdal : I, 20 et n.**. 

Bogolioubski, Georges : I, 20. 

Bogoraz. Larissa : II, 483. 

Bogoraz, Tan : I, 245, 250, 251, 387. 

Bogoraz, Vladimir : I, 241. 

Bogouslavski, V. : II, 81 n. 87, 239 
n. 73, 31 1 n. 36, 440 n. 58, 467 n. 90, 
480 n. 11 et 13, 517 n. 2, 521 n. 13, 
522 n. 16 et 17, 523 n. 18, 19 et 21, 
524 n. 22, 532 n. 31, 536 n. 53 et 54, 
537 n. 61, 550 n. 23, 554 n. 38. 

Bogrov, Dmitri Grigorievitch, terroriste : 
I. 267 et n.*, 397, 484-489, 493, 504 
et n.** ; affaire - : I, 397 et n.*, 490. 

B(X3ROV-pere : I, 485. 

Bogrov. Vladimir, frere de D. G. 
Bogrov : I. 487 et n. 75. 

Bokii, Gleb, tchdkiste : II. 

Bokl, Y : I, 186. 

Boleslav le Prude, roi de Pologne : I, 
36. 

Bolotina, A. : I, 255. 



Bomacii, Meier, membre de la Douma 

d'Etat : I. 398 ; II, 33. 
BONAPARTE, Napoldon : voir Napoleon. 
Bontcii-BrouIevitch, Vladimir : I, 493 

et n.*. 
Borissov, V, gniviste dc la faim : II, 

531. 
BoRoiMl, Itska : I, 195. 
Boroukhovtch, Zalman, rabbin : I, 48. 
Boschek. Y., chef de la section Dmi- 

trovski du Canal de la Volga : II, 364. 
Boudienny, Semen : II, 139, 173, 174, 

289. 
Boudnitski, Oleg : II, 193 n. 46. 
Bougakov, Mikhail Afanassievitch : I, 

291 et n.40. 
Boukharine, Nikolai Ivanovitch : II, 66. 

101, 222 et n. 18, 223, 236, 291, 295, 

305 ; proccs : II, 440. 
Bouloakov, P. Serge : II, 14 et n. 29, 22 

et n. 60, 107 et n. 56, 108 n. 57, 1 14 et 

n. 76, 289. 
Bouloanine, Nikolai, marechal. Premier 

ministrc : II, 448. 
Boulyguine, A., ministre de lTnterieur : 

I, 395, 403 et n.*. 

Bounce, N. X., ministre des Finances 

d'Alexandre III : I, 222. 
Bounine, Ivan Alexeievitch : n, 179. 
Bourchtein, David, maitrc de chan'.icr 

d'un camp : II, 366-368. 
Bourtsev, A. : I, 504 n.*. 
Bourtsev, V. L. : II, 21 n. 57, 58, 192 

n.40, 193 et n. 46, 205. 
Brahman, Jacques : I, 182, 183, 195, 

196. 
Braguinski, M. : I, 255. 
Braham, D. D. I, 367-369. 
Brams, J. : II, 183. 
Bramson, L. : I, 361, 391, 460 ; H, 31, 

64. 
Bramson, M. : I, 255. 
Brandeis, Louis : II, 14. 
Brandenbourgski-Goldzinski, Iakov : 

H.97. 
Branover, professeur : II, 421. 
Bratia.nu, Y., Premier ministre roumain : 

II, 39. 

Brauix), Alexandre Issaievitch : I, 361. 

389, 537. 
Brazoul-Brouchkovski, journaliste : I, 

493. 
Brejnev, Leonid Hitch : n, 530. 
Brenner, Y., diplomate : n, 312. 
Brilliant, Dora : I, 394. 



574 



INDEX 



Brillant-Sokolnikov : II, 136. 

Bkockaus, Y. : I, 23 et n. 28. 

Brod, Max : n, 26 et n. 77, 545 n. 8, 
552, 553 n. 33. 

Brodski, Alexandre : I, 418. 

Brodski, A. M. : I, 186. 

Brodski, Isaac Israflevitch, peintre, 
directeur de PAcademie des Beaux- 
Arts de Leningrad : H, 93, 108, 289, 
308 et n.*. 

Brodski, Israel : I, 330, 333. 

Brodski, Lazare : I, 134, 333, 334. 

Brodski, Lev : I, 134, 333, 334, 418. 

Brodski, V. la., ndgociant en the" : II, 
328. 

Brodski, les : I, 176, 313 ; II, 50. 

Bronshtein, Malfei, physicien : II, 329. 

Bronstein, Y, architecte : II, 340. 

Bronstein, David, pcrc de Trotski : I, 
328, 329. 

Broutskous, B. D., dconomiste : II, 237, 
238 n. 66, 257-259, 260 n. 127, 261 et 
n. 132 et 133, 297. 

Brozerman, Iakov, chef du Service spe- 
cial du NKVD central : II, 319. 

Brutskus, Julius D. : I, 15 et n. 1, 16, 
17 et n. 7, 18 n. 7, 20 et n. 14 et 16, 
26 n. 46. 

Buber, Martin : II, 553 et n. 34. 

Buchanan, Y., ambassadeur de Grandc- 
Bretagne : I, 550. 

Buchbinder, N. A. : I. 258 n. 59, 276 
n. 112, 374 n. 6 et 7, 378 n. 12, 379, 
400 et n. 92. 

Budker, Y, acad^micien : II, 438. 

Bukle, Y. : I, 242. 

BudvidaIte-Kutokgene, E.. medecin 
lituanien : II, 404. 

Burg, David : II, 450 et n. 15, 451. 

BystritskaTa : II, 525. 



Cardin. Shoshana : II, 558. 

Carnegie, Andrew : II, 302. 

Casimir III i.e Grand, roi de Pologne : 
1,36. 

Catherine I re , impdratrice de Russie : I, 
30 et n.**, 32 n.*. 

Catherine II la Grande, impdratrice de 
russie, nee Sophie d'Anhalt-Zerbst : I, 
34 n .*****, 35, 36, 38 et n.*, 41-43, 
45, 47-50, 51 n.*, 59, 60, 68 n.*, 77, 
79, 130, 179 n.**. 

Chaferan, Igor, poete-auleur de chan- 
sons : II, 347. 



Chafirov, Pierre : I, 29. 

Charrov, Y. : n, 563. 

Chagall, Marc, peintre : II, 289, 489. 

Chaievitch, Khuna : I, 276. 

ChaImovitch, Avigdor, rabbin : I, 48. 

ChaInski, Vladimir, compositeur : II, 
347. 

ChakhovskoI, V., ministre de l*Int6- 
rieur : EL, 79. 

Chalykov : I, 375. 

Chanine, A. M., chef du Departement 
des transports du GUGB du NKVD : 
n, 315,316. 

Chanzer, V. L. : I, 396. 

Chatskine, Lazare, leader du Kosomol, 
puis de I'lnternationale communiste de 
la Jeunesse : II, 91, 326. 

Chavf.lski, Georges, aumonier de l'ar- 
m6e russe : I, 531 et n. 15, 532 et 
n. 19, 533 n. 21, 534 etn. 26. 

Cheftel, FeMicie : I, 240, 262. 

Cheftel, Y., membre du Conseii munici- 
pal de Kiev : I. 546. 

Chlglovitov, Ivan Grigorievitch, mi- 
nistre de la Justice : I, 31 1 et n.*, 496. 

Cheinine, L. : II, 349. 

CheInis, Zinovi : II, 354 n. 148. 

Cheinman, Mikhail : II, 398. 

Chekhtman, I. : II, 279 n. 195, 280 
n. 200, 281 n. 202, 355 n. 154, 373 
n. 1, 376 n. 14 et 17, 379 n. 24 et 25, 
406 n. 130, 410 n. 142. 

Chentsis, Sofia : I, 262. 

Chi rechi vski, Dr N. : II. 441 . 

Chestov, Leon : n, 110. 

Chetinine, B. A., prince : I, 319 n. 67. 

CHEVTSOV, S. P., doyen des deputes : II, 
93. 

Chiiron, A. S., fonde" de pouvoir regional 
du Guepeou-NKVD : n, 318. 

Chimeliovitch, B., membre du CAJ : 
n, 439. 

Chingariov, Andr6 I., leader du parti 
Cadet : I. 473. 538 et n.*, 554 et n.*, 
555, 557; II, 132 etn.*. 

Chingariova, A. I. : II, 132 n. 120. 

Chkliar, Grigori I., fonde" de pouvoir re- 
gional du Gu^peou-NKVD : II, 318, 
321. 

Chliapnikov, A. G. : I, 537. 

CitLOMOvrrcH, J. : II, 540 n. 69. 

Chmakov, A., avocat : I, 166, 167 n. 70. 

Chmoui.evitch, Y : I, 259. 

Cholokov, Mikhail Alexandrovitch : I, 
265 n.*. 



INDIA 



575 



Chostavkovitch, Dmitri Dmitricvitch, 
compositeur : n, 465. 

CHOUB, D. : I, 215 n. 54 ; II, 111 n. 65. 

Choub, Esphir : II, 287. 

Chou-enlaT : II, 117. 

Choulguine, Basilc : I, 527 et n.**. 

Choulguine, V. V. : I, 74, 75 n. 27, 264 
et n. 74, 324 et n. 81, 335 et n. 119, 
385 n. 36, 438 n. 133, 445, 456, 461 
n. 8, 480, 481 n. 65, 492, 512 et n. 37, 
528 n. 7; n, 139 et n. 10 et II, 147 
n. 24, 149, 150 n. 27, 165. 166 et n. 73 
et75, 169n.82, 184 et n. 16,212,213 
n. 108,214etn. 111,245 el n. 88,480, 
481 n. 14, 494 n. 2. 

Choulim, Dam : II, 399, 400. 

Choulman, chef du dcpartement special 
dans tin camp : II, 360. 

Choumiatski, B., fondateur de la Repu- 
blique de Mongolie : n, 287. 348. 

Chourmak, G. : II, 299 n. 264. 

Chouvalov, P., diplomate : I, 395 et 
n.****. 

Chpiguklglas, Serguei, adjoint de A.A. 
Sloutski :H 315, 321. 

Chpii.rein, Emile, biologiste : n, 330. 

Chfii.rein, Isaac, psychologue : II, 330. 

Ciii'ilrein, Yan, mathematicien : II, 330. 

Chimtsherg, Y, magistrat inslructeur, 
charge des « affaires* dc TEglise : 
n, 107. 

Chraguine, B. : II, 494 n. 1 et 4, 495 
n.9 et 10, 506 n. 30, 507 n. 33, 515 
et n. 55. 

Chtcharanski, Nathan : II, 25 et n. 73, 
466, 520, 538. 

Cutchepkine, Y, profcsseur d' univer- 
sity : 1,431,438,440. 

Chtern, Grigori, chef d'&at-major du 
front extreme-oriental : II, 324. 

Chtern, Iou. : II, 479 n. 10. 480 n. 12. 

Chtern, Lina, savant : n, 384. 

Chtern, Manfred, surnomme' « Ie gene- 
ral K16ber » : II, 324. 

Chtiglits, Ludwig : I, 311. 

Chtourman, K. : n, 443 n. 67. 

Chtijrmann, Dora S. : II, 1 12 n. 67, 129 
et n. 115. 

Churchill, sir Winston Leonard 
Spencer: II, 116, 122, 170. 

Chveibich, S. : II, 381 n. 31, 382 n. 35. 

Chvernik, Y : II, 376. 

Clemenceau, Georges : I, 395. 

Cohen, Michael J. : II, 171 n 89. 

Cohn, Norman : II, 191 et n. 38. 



Collins, Y : I, 29. 

Comtb, Auguste. philosophe : I, 186. 

Conquest, Robert : n, 92 n. 20, 305 n. 8, 

315 n.47, 322 n. 64, 323 n. 66, 324 

n. 68, 351 n. 139, 441 et n. 60. 
Courtenay, Baudoin de : I, 513. 
Cremieux, Adolphc : I, 195-197. 
Cronstadt, le R Jean dc, hierarque : I, 

363 etn. 213. 
Czartoryski, Adam, prince : I, 63. 
Cyrili.e Vi.adimirovitch, grand-due : I, 

261 n.**. 



DACHEVSKI, Pinhas : I, 362 ; II, 339. 
DaT-Shtokliand, Mark, tchekiste : II, 

320. 
Dalinu, D. :II, 182. 
Dan, F. : I, 186, 275, 396 ; II, 64, 67. 

182. 
Danilevski. Y : I. 522. 
Danilov : voir Schotman, Y. 
Darski. L. E. : II, 418 n. 166. 
Daudet. Alphonse : I. 252. 
Davidov, Y., de la Banque pour le Com- 
merce exterieur : II, 1 15. 
Davidovna, Ekaterina. (Golda Gorbman) 

cpouse de Vorochilov : II, 432. 
Davidson, S., rcdacteur du journal de la 

division du « Corps des Cosaques 

vermeils » : II, 138. 
Davydov, A. : I, 383 n. 27. 
Deborine, Abram : II, 121. 
Degoen, lona : II. 399. 
Deitch, Lev : I, 64 n. 162, 137 et n. 82 

et 86. 138 etn. 88, 1 55 et n. 22 et 23. 

175 n. 101, 179 etn. 116, 186. 
Deitch, M. : II, 496 n. 1 1, 520 n. 1 1 . 
Delaunay, Sonia : II, 179. 
Delevski, Iou. (J. Ioudelevski) : II, 184, 

193 etn. 45, 196 n. 56, 201 n. 75. 
Delianov, Y., ministre de I'lnstruction ; 

I, 301, 306. 
Dembo, Y. : I, 262. 
Demtchenko, V. 1. : I, 546. 
Denikine, Anton Ivanovitch, g6n«5ral 

russe : I, 198 et n. 212, 342, 386 et 
n. 39 ; II. 57 et n. 27, 69 n. 59, 141, 
160, 161, 164, 169. 170, 171, 173, 
212. 

Denis, N., peintrc d'icones russes : II, 
499 et ii.**. 

Denis, pope : I, 22, 23. 

Denissov, de I'ex-Banque de Siberie : 

II, 115. 



576 



INDEX 



Dennett, T. : I, 382 n. 23. 

Dennis, P. B. : n, 116. 

Deribas, T. D., membre du NKVD : II, 
280, 315. 

Derjavine, Gabriel Romanovitch : I, 50- 
52 et n. 134 et 135, 53 n. 136 a 138, 
54-59 et n. 152 et 153, 61 et n. 154, 
155 et 157, 63 et n. 158, 160 et 161, 
65 et n. 168, 66 et n. 170, 67, 69, 71 
n. 13, 114, 117. 

Deutsch, Leon : I. 236 et n. I, 238 et 
n. 4, 239 et n. 5 et 6, 240, 241 n. 9 et 
10, 242 n. 1 1, 243 n. 15, 244 et n. 20, 
245-248 et n. 31 , 249 n. 32 et 34, 250 
n. 35 et 37, 252 et n. 40 et 41, 254 et 
n.49, 256 n. 54, 257, 261 et n. 64, 
275, 285 etn. 10; 11,59. 

Deutsch, M. : II. 309. 

Deutsch, Mark, directeur du Trust 
Charbon : II, 325. 

Deutsch, Mendel : I, 277. 

Delevski, J. (J. Ioudelevski), collabora- 
teur de Poslednic novosti : II. 

Deviere, Antoine : I, 30. 

Diderot, Denis : : I, 35. 

Diekler, Frank, detenu du Goulag : II, 
359. 

Dijour, I. M. : I, 28 n. 54. 134 n. 71 et 
73, 175 n. 100, 225 n. 84 et 85, 331 
n. 102, 332 n, 103 et 106, 334 n. 115, 
335 n. 121, 336 n. 123, 337 n. 126. 

Dillon, Leisen : I, 92. 

Dimanstein, Semion (Shimon) : I, 271, 
275, 277 n. 115. 293 n.47, 317 n. 62, 
374 n. 5, 398 n. 82 et 85, 400 n. 91, 
401 et n. 93 a 95 et 97, 402 n. 102 et 
103, 403 n. 104 et 105, 404 et n. 106 
a 108. 438 n. 132, 442 et n. 142, 452 
et n. 163, 450 n 160, 454 n. 168 ; II, 
60, 87, 96, 105 et n.48, 118, 119 
n. 90, 268, 276, 325, 337, 343, 451. 

Dimitri, fils de Jean le Jeune : I, 23 et 
n.****, 25. 

Dimitri V, Ivanovitch, fils d'lvan IV : I, 
27 et n.***. 28. 

Dimitri. dit Le Faux Dimitri : I, 27 et 
n.*, 28. 

Dimitri, dit Le Second Faux Dimitri (le 
« Brigand de Touchino » ou « L'Usur- 
pateur ») : I, 27 el n.***, 28, 353 et 
n.**. 

Dinour. B. C. : I, 101 n. 91, 102 n. 93 et 
94, 103 n. 100, 104 n. 106, 139 n. 93, 
145 n. 108, 161 n. 52, 499 n. 1. 

Dioneo-Chklovski, Isaac : II, 184. 



Disraeli, Benjamin : I, 200, 461 ; II, 

547,551. 
Dmokhovski, Y : I, 239. 
Dobicovski, le S.-R. : II, 118. 
DoBROUOUBOV, Nikolai Alexandrovitch : 

1,242. 
Dobrouvine, Y., le Dr, president de 

l'Union du peuple russe : II. 
Dobrovitch, A. : II, 535 n. 51. 
Dobrovolski, demier ministre tsariste de 

la Justice : I, 561. 
« Dohry » [pseudonyme], sucrier de 

Kiev : I, 502. 
DobryI, A. : I, 336. 
Doiman, A., adjoint de Berenson : II, 

364. 
DoLCiOROLKOV, R, prince : I, 460. 
Dolgoroukov, V. A., prince, gouvemeur 

general de Moscou : I, 318, 319. 
Dolgouchine, Y : I, 239, 244, 246. 
Domalski, I. : n, 437 n. 46, 455 n. 36, 

457 n. 47, 518 n. 3 et 5, 524 n. 24. 
Doi.matovski, Y : n, 525. 
Don-Aminado, Y. (Schpolianski), humo- 

riste : II, 1 84. 
DonskoI, Y., metteur en scene : n, 525. 
Dorochevski, Dr : I, 364. 
Dosser, Zinovi : I, 396. 
DosTOtevsKi, Fedor Mikha'ilovitch : I, 

236 n.**, 308, 471, 500 et n. 2 ; II, 20 

et n. 54. 
Doubenko. Paul : II, 139. 
Doubnov, S. M., historien : I, 33 et n. 77, 

38 n. 94, 155, 186, 207 et n. 22, 351, 

368, 373, 391, 398, 455, 506 ; U, 50, 

183,273,371. 
Doubossar, I'affaire de : I, 491. 
Doubrovine, le Dr. president de l'Union 

du peuple russe : I, 470 n.*, 474 ; II, 

35. 
Doukelski, S., chef de la Direction 

centrale de I'lndustric cinematogra- 

phique : II, 287, 348. 
Doumbaze, G. S., capitaine : I, 532 et 

n. 18. 
Doumenko, Boris : II, 139. 
Dounaievski, Isaac, compositeur de 

chansons : II, 346-347, 441, 514 et 

n.*. 
Dounditch, Oleko : II, 139. 
Dol'nets, Kh., critique : II, 338. 
Dolrnovo, Piotr Nakolaievitch, chef du 

departement de la Police, ministre de 

rintcricur : I, 318, 321, 395 et n.****, 

443, 525. 



I\l>! X 



577 



Dourov, ataman d'Orenbourg : II, 96. 

Drabkine, A., rabbin : I, 229. 

Drabkine. Y : II, 93. 

Drabkine-Goussev, J. : n, 135, 137. 

Dragounski, Y. : II, 525. 

Drake, Y., geneYal russe : I, 415, 418. 

DRLrrsER, E. A., chef de la garde person- 
nelle de Trotski : II, 92, 325. 

Dreyfus, Alfred, capitainc : I, 287 ; af- 
faire : I, 287, 348, 350. 

Drjdzo-Lozovski, S., leader du Prolin- 
tern :n,91, 117,353. 

Dkohnis, Iakov, membre du Comitd cen- 
tral : n, 73. 

Drumont, Edouard : I, 349. 

DOhring, Karl Eugen : I, 349 et n.*. 

Dulles, F. R. : I, 381 n. 21. 

DvoIlatski, Sholom, repre^entant com- 
mercial en France : II, 309, 325. 

Dymchitz, Veniamine : n, 455. 

Dymswts, M. : II, 523. 

Dymov-Perelman, Ossip : n, 182. 

Dzerjinski, Felix Edmundovitch, direc- 
ted de la Tcheka : II, 101, 102, 140, 
143, 144, 152, 228, 230, 279, 285, 
441. 



Edelstein, Moi'se : I, 249. 

Efimov, Boris, caricaturiste ; II, 349. 

EfroImson, Vladimir, geneticien, ddtenu 
du Goulag : II, 365. 

Efron, Y : I, 23 et n. 28. 

Ehrenbourg, Ilya : n, 312, 370, 379, 
383, 430. 431 et n. 26, 439, 441, 525. 

Eichenbaum-Voi.ine, Boris, chef du dc- 
partement de la Propagande de 
Makhnov : II, 62, 159. 

EiCHMAN.s, Y : II, 231. 

Eidelman, B. : I, 270. 

Eideiman, Y., critique : II. 512 et n.**. 

Eidman, Y., responsable de la propa- 
gande du comite regional de la Tcheka 
de Tambov : II, 147. 

EIkhe, Robert, commissaire a I' Agri- 
culture : II, 23 1 . 

Einstein, Albert : II, 384, 556. 

Einstein, Anna : I, 237. 

Eisenstein, Serguei, realisateur : II, 
288, 383. 

EIsmont, Y : II, 230. 

Eisner, Kurt : II, 152. 

Elaguine, louri : II, 347 n. 1 27. 

Eldad, Israel : II, 24 n. 69, 27 n. 81, 79 
n.84. 



Eline, Guelinker, alias Aron : I, 397, 

_ 450. 

Elisabeth Petrovna, imperatrice de 

Russie : I. 32-35. 
Engels, Friedrich : I, 349 et n.* ; II, 103. 
Epstein, Albert : I, 337 : U, 297-298. 
Epstein, I., dirccteur de la construction 

du combinat de Kouznets : II, 309. 
Epstein. Julius, professeur amencain : II, 

513 etn. 50. 
Epstein, Shakhno, tchdkistc : n, 384, 

427. 
Erlich, Rachel : n. 390 n. 67, 401 n. 104 

et 105. 
Erlikii. Hcinrich, membre du Bund : II, 

383. 
Er.makov, Piotr : II, 101, 102. 
Ermi.fr, Fridrikh, realisateur : II, 288, 

347. 
Essenine, Serge : II, 124. 
Estedt, Anna Beata, arriere-grand-mere 

maternelle de Lenine : II, 84. 
Estrovitch, O. : I, 255. 
Eterman, A. : II, 17 n. 42, 466 n. 87, 

522 n. 15, 535 n. 47, 537 n. 55 et 61, 
r 562 n. 75. 
Etienne I er Bathory, roi de Pologne : I, 

36. 
Etingon, Naoum (Leonid), tch£kiste : II, 

144,315, 
Etlis. Miron Markovitch : II, 370. 
Ettinger, S. : II, 19 n.49, 255 n. 118, 

294 et n. 255, 562 n. 74. 
Evert; general russe : I, 420. 
Evtouchenko, Eugene, poctc. autcur de 

Babi Yar : II, 464-465. 



Faberge, Carl : 11,261. 

Fadeev, Alexandre Alexandrovitch, ecri- 

vain, president de l'Union des ecri- 

vains : II, 434. 
FaIerman, commandant : I, 496. 
FaIn, G. : II, 524 n. 23. 533 n. 38. 
Fainberg, Evgucni, secretaire du Comit6 

Central du Komsomol : II, 306, 326. 
Fainerman, Boris Izrailevitch : n, 389, 

400. 
FaIvilovitch, Leonid la., fondd de pou- 

voir regional du Guepeou-NKVD : II, 

318.321. 
Falike, Tatiana Moissecvna, dclenue du 

Goulag : II, 365. 
Farbhr, Nissel. anarchiste : I, 450, 451. 
Fast, Howard : II, 447. 



578 



INDEX 



Fedotov, G. P. : I, 264 ct n. 76 ; II, 186. 

224 et n. 23. 
Fefer, Itzik, poete : O. 339. 384. 426, 

427.431.433,439. 
Feiguine, Litman, marchand : I, 105, 

115, 142. 
Feiguine, Vladimir G., vice-commissaire 

du Commissariat a l'Agriculture : II, 

308, 326. 
Fein, G. : II. 468 n. 92. 
Fein, Leonard : II, 558. 
Fei.dbine, Lev : II. 315. 
Feldman, B. : II, 349. 
Feldman, Boris, chef du Service des 

cffectifs de 1'Armec rouge : II, 314, 

326. 
Feldman. Konstantin : I, 424. 
Feltchinski, lou. : II, 513. 
Feltsman, Oscar, compositeur dc chan- 
sons : n, 347. 
Feodor III, AlexeTevitch, tsar de Russie : 

I, 29 et n.*. 
Ferdinand II d'Aragon lc Catholiquc : 

I, 536. 
Feuchtwanger, Lion : II, 381. 
Filippeo : I, 262. 

Filler, Samuel, tchdkiste : II, 96. 
Finkelstein. E., dit Iasny : I, 237, 339 

n. 130 ; II, 434. 451 n. 19, 452 n. 22, 

456 n. 42, 457 n. 48. 459 n. 55, 462 

n. 65 et 66, 463 n. 71, 468 n. 94, 469 

n. 95, 534 n. 40 ; voir aussi Iasny. 
Finzberg, Achad-Haam, dit Asher : I, 

241 et n.**. 
Firine, Scmcion, chef du Belbalt, puis du 

Dmitlag : n, 362, 363 n. 8. 
FiSANOvrrcH, Izrail, commandant de 

sous-marin : II. 388. 
Fischman, Jacob Markovitch. S.-R. de 

gauche: II, 44, 61, 136,326. 
Fishman, rcdacteur en chef du Morning 

Journal : II, 264. 
Fishtein, E. : n, 546 n. 13, 558 n.55, 

559 n. 57 et 59. 
Fi.akke, dentiste : I, 543. 
Flaksermann : II, 85. 
Flier, Iakov, musicien : n, 346, 525. 
Flikser, Abram, chef du Service finan- 
cier du Goulag : II, 319. 
Fochane, chef des armees frontalieres du 

NKVD :n. 318. 
Fondaminski-Bolinakov, Ilya, S.-R., 

membre dirigeant des Sovremennye 

zapiski : II, 179, 185-186. 



Ford, Henry : II, 191. 

Fourman, Joseph : II, 135. 

Folrmanov : II, 233. 

Fourtseva, Premier secretaire du parti : 

n, 458. 
Frank, Anne : II, 465. 
Frank, L. : II, 506 n. 27. 
Frank, Ilya : I, 55, 56. 58. 
Frank, Leo : I, 496. 
Frank, S. L. : I. 508. 
Frank. Simon, philosophe : II, 110. 
Frankll, Ian, compositeur : II. 
Frankfurt, S., directeur de la construc- 
tion du combinat dc Kouznets : II, 

309. 
Frankfurt, Salomon : I. 545. 
Flavien, le m6tropolite : I, 417. 
Fourtseva, premier secretaire du parti a 

Moscou : II. 
Frederic II le Grand, roi de Prusse I, 43. 
Freilikh, Scmion, membre du M1FLI : 

II, 389 et n. 62, 400. 
Freiman, G. : n, 535 n. 46. 
Frenkei., commissionnaire : I, 546. 
Frenkei., miklecin du Service sanitaire 

de Kichinev : I, 364. 
Frf.nkeu, Ian, compositeur : II. 347. 
Frenkei., Ilya, poete-auteur de chan- 
sons : n, 347. 
Frenkei., Naftali, chef des travaux du 

chantier de la Mer Blanche : II, 362, 

363 et n.9, 369.514. 
Freud. Sigmund : II, 506. 
Friedberg, fonde de pouvoir regional du 

Guepeou-NKVD : 11,318. 
Friedman, architecte : II, 340. 
Friedman, N.. depute' a la Douma 

d'Etat : I, 466, 556, 559 ; II, 32, 33, 

65. 
Friman, complable : II. 60. 
Frisel, gouverncur lithuanien : I, 40 

n. 101. 
Fritche : n, 295. 
Froumkina-Esther, Maria : II, 118, 

326, 337. 
Froumkine, B. : I, 243 n. 13. 
Froumkine, J. G. : I. 181 n. 130, 356 

n. 194, 360 n. 197, 372 n. 242, 380 

n. 20, 385 n. 33, 443 et n. 144, 530 

n. 11. 
Froumkine. academicien : II, 384. 
Froumkine, Moi'se, vice-commissaire au 

Commerce extericur : II, 97, 236, 310, 

326, 525. 



INDEX 



579 



Frounze, Mikhail Vassilievitch, com- 
mandant de l'Armde rouge, puis com- 
missairc a la Guerre : II, 139, 227, 
233, 289 ; proces : II, 460. 

Fundaminski, M. : I, 255. 



GaI, M. I., membre du NKVD : II. 315. 

Galanter, Bentsion : I, 360. 

Galitcii, Alexandre : voir Guinzbourg, 

Alexandre. 
Galkine, president de « L'Aigle a deux 

tetes » : I, 486. 
Galkine, Guillel n, II n. II. 12 n. 16. 
Galperine, Moi'se : I, 333. 
Gamaknik, Ian, vicc-commissaire du 

Commissarial a la Defense : II, 95, 

307, 313, 324, 325. 
Gammerov, Bona, ddtenu du Goulag : II, 

365, 389. 
Gamov : I, 239, 246. 
Ganetski, aveniurier : II, 94. 
Ganfman, M., r^dacieur en chef de 

Segodnia : II, 183. 
Gapone, Georges, pretre orthodoxe : I, 

396 et n.*. 399, 549 ; H, 59, 556 et 

n*. 
Gar, I. : n, 193 n. 47, 404 n. 116. 
Garbai, Shandor : II, 153. 
Garkavi, Avrakham : I, 16. 
GarveI-Altus : I, 471. 
Garvi. P. : II, 182. 
Gaskovitch-Lachf.vitch, Michel : II, 

137. 
Gaulle, Charles de, general : II, 474. 
Gausman, A. : I, 255. 
Gelfman, Guessia : I, 241. 
Gendelman : II, 67, 75, 76. 
Gendine, Semion : II. 
George V, roi de Grande-Bretagne et 

d'Irlande : II, 100. 
Gerschenson, M. O. : I, 508 ; II, 544 

et n.5, 548, 549 n. 20, 551 et n. 30, 

552, 562. 
Gershuni, G. : I, 186, 266. 
Gerson, V. L. : II. 228. 
Gertz, T. : I, 116 n. 32. 
Gerzenstein, Y : I, 509. 
Gillerson, avocat : I, 453. 
Glasberg, Naoum : n, 64. 
Glazman, assistant de Troski : II. 92. 
Glazounov, directeur du Conservatoire 

de Moscou : II, 290. 
Glezarov, L. : II, 1 36. 



Gi.iksman, Dr. Jerzy : II, 390 n. 65, 401 

n. 102. 
Glinka-Iantchevski, Mikhai'1 Ivano- 

vitch : II. 35. 
Gliner, E. : I. 120 n. 40. 
Globatchev, K. I. : I, 561 et n. 103. 
Globatchev, general : II, 1 92 n. 40. 
Glouzman, Semion : II, 484. 
Gnedine, Evgueni, diplomate, fils de 

Parvus : H, 312, 325, 350. 
Gnhssine, les sccurs, directrices de I'lns- 

lilut de musique : II, 346. 
Gnessine, Mikhail, compositeur : n, 

289, 346. 
Gobineau. Joseph Arthur, comte de : I, 

511. 
Gobst, Aron : I, 254. 
Goons, Rouja : II, 425. 
Goethe, Johann Wolfgang von : I. 184. 
GOGLtDZE, S. A., membre du NKVD : 

n. 315. 
GOGOL, Nicolas Vassilievitch : I, 151. 
GolKHBARO, Alexandre : II, 121, 295. 
Goldberg, Boris : II, 137. 
GOLDBERG, B. Ts., correspondant de Der 

Tog : II, 373. 
Goldendach, David, dit Riazanov : voir 

Riazanov. 
Goldenberg, Grigori : I, 249, 254. 
Goldenbrrg, Joseph, membre du Comite 

executif du Soviet des deputes 

ouvriers et soldats : II, 46. 
Goldenberg-Getroitman, Lazare : I, 

241,242,248.250. 
Goldenweiser, A. A. : I, 155 n. 24, 306 

n. 24. 310 n. 32, 316 n. 56, 318 n.63, 

466 n. 26, 536 n. 30. 
Goldenweizer, A. B. : II, 381. 
GOLDINB, J., commissaire regional du 

comite regional de la TchiSka de Tam- 
bov : H, 147, 325. 
Goldman, A. G., academicien : II, 352. 
Goldman, B. I. : I, 456 et n. 177. 
Goldman, Nahum : II, 197. 
Goldstein, A. A. : n, 373 n. 2, 408 

n. 137, 410 n. 144. 
Goldstein, L. I. journaliste : I, 470. 
Goldstein, M., avocat : II, 43, 184. 
Goldstein, Mikhail, musicien : II, 397 

et n. 88, 555 n.41. 
Goi.itsyne, Alexandre Nikolai'evitch, 

prince, ministre de l'lnstruction et des 

Cultes : I, 76, 77, 89, 94. 
Golitsyne, Nikolai Serguei'evitch, 

prince : 1,70 n. 9 a II. 



580 



TNDEX 



Golitsyne : I, 228. 

Golman, M., sous-lieulenant : II, 68. 

Golochtchokine, Philippe : II, 100-102. 

323, 325. 
Goloubev, V. : I, 5 15 et n. 42, 519 n. 48, 

521 et n.55 et 56, 522 n. 57, 522 

a 57. 
Golovine, Y, chef de la police : I, 432. 
Goi.ovinski, Matthieu : II, 191. 
Goltsman, A. : II, 305, 314. 
Gomberc-Zorine, peintre en batiment. 

President du Tribunal revolutionnaire 

de Petrograd : II, 60. 
Gomel : II, 230. 
Gonta, dirigeant du soulevement des 

Gaidamaksen 1768 : U, 158. 
Gontchakov, Leonid, major general : 

II, 98. 
Gopner, Seraphin : II, 155. 
Gorbatchev, Mikhail Serguci'cvitch : II, 

370. 
Gokdine, V. : I, 397. 
Gordon : n, 93. 
Gordon, B., proprietaire de la Banque 

« La Region d"Azov », puis directeur 

de 1' Illiousirirovannaia Rossia : II, 

185. 
Gordon, I. : I, 194. 
Gordon, Lev : II, 185, 314, 325. 
Gorelik, Y, detenu du Goulag : II, 359. 
Goremikyne, Ivan, Premier ministre : I, 

549 et n.**. 
Goremykine, V. N., procureur de tribu- 
nal : I. 355, 362. 
Gokhnstkin, R, prosateur : II, 500 et 

n. 22. 
Gorianski, ecrivain : II, 196. 
Gorki, Maxime : I, 67 n. 2, 128 n. 55, 

150 n. 6, 327 n. 89, 510, 512, 537 ; II, 

105, 234, 244, 278, 363 n. 8. 
Gorodestski, M. B. : I, 470. 
Gorski, directeur de deparlemcnt de 

l'lnstitut Physico-technique : II, 351. 
Gortchakov, Alexandre Mikailovitch, 

prince, ministre de Affaires etrangeres 

d' Alexandre II : I, 200 et n.*. 
Gorvitch : I, 316. 
GoTTWALD, Klement. president de la 

Republique tchecoslovaque : II. 440 

et n.*. 
Gotz, les freres, terroristes : I, 267. 
Gotz, Abraham, terroriste : I, 394, 395 ; 

II. 65, 67, 68, 76, 328. 



Gotz, Mikhail Rafai'lovitch, leader du 

parti S.R. : I, 186, 255 et n.**, 267, 

394 ; H, 328. 
Gotz. Vera : I, 255. 
Goubelman-Iaroslavski : n, 107. 
Goubiy : I, 431. 
Goucsuel, Iakov, directeur de la 

Construction du combinat sideYur- 

gique gerant de Magnitogorsk : II, 

309, 325. 
Goukassov : II, 185. 
Goukovski, A., S.-R., membre dirigeant 

des Sovremennye zapiski : II, 185. 
Goul, Roman : II, 1 79 n. 8, 186 n. 20. 
Goumii.ev, Lev : II, 144, 495 et n.*, 

495 n.*. 
Goumii.ev, Nicolas, poete : II, 143 et n.*. 
Gourevitch, Alexandre : II, 325. 
Gourevitch, detenu du Goulag : II, 

359, 398. 
Gourevitch, A. : I, 255. 
Gourevitch, Grigori : I, 239, 240, 250, 

252, 278, 558, 559 ; II, 68. 
Gourevitch, J. : n, 33, 64. 
Gourevitch, Sofia : I, 255. 
Gourevitch, V. : n, 64. 
Gourievitch, Alexandre, vice-commis- 

saire au Commissariat de l'industrie 

metallurgique : II, 307. 
Gourvitch, Isaac : I, 256-259 et n.61, 

460. 
Gourko, proprietaire terrien : I, 65. 
Gourko, Vladimir Iossifovitch : I, 335 et 

n. 120 et n.*. 
Gourland, I. I., alias « Vassiliev » : I, 

475. 
Gourovitch, A., avocat : I, 312 ; n, 283. 
Gousman, V : II, 506 n. 29. 
Goutchkov, Alexandre I., fondateur du 

parti Octobriste : I. 267 et n. 82, 466 

n.*, 467, 486 et n. 76, 527 n.**, 546 

et n.*. 
Goutchkov, ministre de la Guerre : n, 

30. 
Gouttna, N. : I, 291 n. 37, 292 n. 42 ; II, 

419 n. 169, 556 n. 47, 560 n. 65. 
Goutnik, Serge, du parti cadet : n, 156. 
Gouzenko, S., transfuge : n, 354. 
Grabar, Igor : II, 296. 
Graijovski, le Pr. : I, 67. 
Gradovski. journaliste : I, 522. 
Graham, Steven : I, 530. 
Granovski, Alexandre : I, 151, 235 

n.***. 
Graertz, Heinrich : I, 33, 39 et n. 98. 



INDF.X 



581 



Gratch, fonde de pouvoirs extra- 
ordinaire du Goulag pour la region 

d'Extreme-Orient : II, 364. 
Gredinger, senateur : I, 312. 
Gremine (N. Gerchel), 1c capitaine, 

« chef de camp » : II, 361. 
Gretz, G., historien : I, 284. 
Greyvs, Philip : II, 191. 
Grigoriev, gen6ral russe : I. 555. 
Grigoriev, chef cosaque : II, 159, 160. 
Grinberg, Christine (Khasia) : I, 240, 

254. 
Grinberg, Isaac, chef de la section ope- 

rationnelle du « Corps des Cosaques 

vermeils » : II, 313, 325. 
Grinberg, Morse, directeur des emis- 
sions musicales dc la radio d'Etat : 

II, 290. 
Grindrerg, Isaac, membre du Service 

politique central de l'Armee rouge : 

II, 138. 
Grindberg, Zorakh, commissaire a 

rinstruction et aux Beaux-Arts de la 

Commune du Nord : II, 96. 
Grindberg, chef du camp : II, 360. 
Grinfest, Saul : I, 247. 
Grjngaouz, S. : n, 86 n. 3. 
Grisolfie, Zacharie de : I, 25. 
Grjebine, Zinovi : I, 471 ; II, 183. 
Grobman, M. : E, 499. 
Grodzenski, lakov Davidovitch, d&cnu 

du Goulag : n, 365. 
Gromyko, Andrei' Andrei'evitch : II, 429. 
Groschopf, Anna lohannonvna 

(Ivanovna), grand-mere matcrnelle de 

Lenine : II, 84. 
Grossman, Rosa : I, 254. 
Grossman-Rochtchine, Judas : I, 397 et 

n.79, 452 et n. 164,454. 
Grossman, V. : II, 214, 388, 431, 441. 
Grouzenberg, O. O., avocat : I, 309, 

370, 398, 494 ; H. 32, 34, 64, 65, 79. 
GrOnstein, marchand saxon : I, 34. 
Grusenberg, O. : I. 186. 
Grusenberg : n, 81. 
Gruzenberg-Borodine, M. M, alias 

Borodine : II, 117 et n.*, 233. 
Gubelman-Iaroslavski : n, 297. 
Gue, Alexandre : I, 397. 
Guekker, Naoum : I, 251. 
Guelfand, academicien : II, 485. 
Guelfand, Israel, dit Parvus : voir 

Parvus. 
Guelinker : voir Eline, Aran. 
Guen : I, 236. 



Guendelman, Mikhail Iakovlevitch, SR, 

avocat : n, 328. 
Gukndine, Semion, tcheJdste : II, 229, 

320. 
Guenkine, detenu du Goulag : II, 359. 
Cuennadius, archeveque de Novgorod : 

I, 24, 26. 
Guenrikh-Liouchkov, adjoint au chef du 

Departement politique secret du GUGB 

du nkvd : II, 316. 
GuiiRCHKOvncii, Alexandre, lieutenant : 

O. 396. 
GOERCHOUNI, Evgueni : II, 397. 
Guerchouni, Volodia. detenu du Gou- 
lag : II, 319, 365. 
Guershoum, Vladimir : n, 130. 
Guercholiny, Grigori : I, 394, 395 ; n, 

59. 
Guerman, P., auteur de la marche de 

I'Aviation sovienque : II, 290. 
Guer.schknson, Michel, historien : I, 120 

et n. 41 ; H, 15 et n. 34, 19 n. 48, 20 

etn.53, 110. 
Guer.SON, Benjamin, secr6taire particu- 

lier de Dzerjinski : II, 143, 320. 
Guf.rtchikov, Mikhail G, directeur du 

Trust des cereales : II, 308, 325. 

GUF.RZENSTEIN I I, 470. 

Gueseanovski, instituteur a Varsovie : I, 
105, 142. 

Guetsov, Joseph : I. 240. 247. 250. 

Guilels, Emile, musicien : II. 346, 441. 

Guillaume II, roi de Prusse et empereur 
d'Allemagne : I. 489 ; II, 45. 

Guimmer-Solkhanov, Nikolai, dirigeant 
du Comite executif du Soviet des de- 
putes ouvriers et soldats : II, 44, 69 et 
n. 60, 121,326. 

Guintkr, Serguei, architecte : II, 329. 

Guinzberg, Asher : voir Ahad Haam. 

Guinzbourg, Alexandre : I, 334. 

Guinzbourg, Alexandre Arkadi^vitch, 
alios Alexandre Galitch : II, 483-491, 
518, 519 n. 7. 

Guinzbourg, Alexandre : II, 366, 513. 

Guinzbourg, Alfred : I, 334, 335. 

Guinzbourg, Clara : II. 50. 

Guinzbourg, David, baron : I, 334. 

Guinzbourg, Evsel : I, 115, 157, 176, 
186, 334, 336. 

Guinzbourg, G.. O. baron : I, 212, 383. 

Guinzbourg, Grigori, musicien : II. 346. 

Guinzbourg, Horace, baron : I. 159, 
228, 334. 



582 



INDEX 



Guinzbourg, le(s) baron(s) : I, 115. 176, 

330, 334, 335, 339, 418, 547 ; II, 50. 
Guinzbourg, Saul : I, 186. 
Guinzbourg, Semion, ministre de la 

Construction des entreprises de 

guerre : II. 307, 386. 
Guinzbourg, S. M. : I. 184 n. 174, 185 

n. 152, 187 n. 164, 194 n. 201, 205 

n. 13, 277 n. 1 19. 295 n. 53 et 54, 346 

n. 162, 347 n. 164 ; II, 215 n. 112. 
Guinzbourg, Sofia : I, 254. 
Guinzbourg, S. Z., commissaire du 

peuple : II, 436. 
Guinzbourg, Vladimir : I, 334. 
Guinzburg-Naoumov, A. : II, 64, 66. 
Guirchfeld, medecin : I, 259. 
Guirchfeld, Arthur : voir Stachevski- 

Guirchfeld, Arthur. 
Govzdev, Kozma, dit aussi Kouzma 

Gvosdiov. leader menchevique : I, 560 

et n.*. 



Hadrien, empcrcur romain : I, 16. 

Halperine : I, 418. 

Halperine, Alexandre et Salome" : II, 

179. 
Halpern, A. : II, 64. 
Halpern, J. M. : 1,228,311. 
Hammer, Armand : II, 261. 
Handler, Andrew : II, 449 n. 13. 
Hartman. Edouard : I, 349. 
Hearst, William : I, 366. 
Hegel, Georg Wilhclm Fricdrich : I, 

186,311. 
Heiden et de Bekhteev, le comte de : I, 

331. 
Heifets, Abram : II, 119. 
Heifets, Mikhail : II, 101 et n.41, 102 

n.42 et 43, 122 n. 101, 280 n. 199, 

421 n. 174, 438 et n. 48, 458 et n. 50, 

464 n. 73. 
Heifets, Grimmeril, agent de la Tchcka : 

n. 229. 
Heine, Maximilien, mddecin militaire : 

1,311. 
Heine, Heinrich : I, 186 ; II, 547. 
HEKKER : II, 230. 
Helene, veuve de Jean le Jeune : I, 23, 

25. 
Heller, M. : II, 513. 
Hepshtein, S. : n, 122 n. 100. 
Hermann, E. : I, 33 et n. 80. 
Herzen, Alexandre Ivanovitch : I, 151 et 

n.*, 235 et n.**** et n.*****, 238 n.*. 



Herzenstein, M, depute" a la Douma : I, 
449, 460. 

Herzl, Theodor : I, 263, 283 n.*, 287- 
291,295, 296, 392; II, 122. 

HESSliN, Joseph. V., r6dacteur en chef de 
Recht : I, 22, 23 n. 27, 26 et n. 45, 27 
et n. 48 el 49, 28 el n. 52, 29 n. 27, 30 
n. 65 et 66, 31 n. 67, 32 n. 72 et 74, 
33 n. 76, 35 n. 87, 36 n. 88 et 89, 37 
n. 90 et 93, 38, 39 n. 96 et 99, 40 et 
n. 100 et 101, 41 n. 102 a 104, 42 
n. 105 et 106, 43 n. 107, 109 et 110, 
44 n. 112 a 114, 45 n. 117,46 n. 119, 
47 n. 121, 122 el 124, 49 n. 128 et 
129, 50 n. 132, 54 et n. 140, 56 n. 142 
et 143, 58 n. 147, 62 n. 156, 64 n. 165 
et 166, 65 n. 167, 67 n. 1, 68, 69 n. 3, 
5et7,70,71n. 14, 72 n. 17, 73 n, 22, 
76 n. 30, 77 n. 37, 92 n 67, 93 n. 68 et 
69, 94 n. 71, 95 n. 73, 96 n. 74 a 77, 
97 n. 78, 98 n. 79 a 82, 99 n. 84 et 85, 
100 n. 86 a 88, 101 n. 89 et 90, 104 
n. 101 a 103 et 105, 105 et n. 107, 106 
n. 108 et 109, 108 n. 3, 109 n. 8, 110 
et n. 11 et 14, 111 n. 15 et 17, 112 et 
n. 18 et 19, 115 n. 26, 129 n. 58. 130 
n. 60et61, 131 et n. 65 a 67, 135 n. 74 
a 76, 136 n. 77 a 79 et 81, 137 n. 84 
el 85, 138 et n. 90 et 91, 139 n. 94. 
140 et n.96 et 98, 141 n. 99, 142 
n. 101 et 102, 143 n. 104 et 105, 144 
n. 106 et 107, 145 n. 109 et 110, 146 
n. 113, 147 n. 115, 116et 118, 150 n. 3 
et 5, 152 n.9 et 10, 153 n. II et 12, 
156 n.25, 27 et 28, 157 n. 29, 158 
n. 34 a 38, 160, 161 n. 50 ct 51, 162 
n. 54 a 56, 164 n. 59, 177 et n. 107 a 
109, 179 n. 115 et 119, 180 n. 124, 
181 n. 129 et 131, 182 n. 133 a 185, 
183 n. 137 et 141, 184 et n. 145 et 
146, 187 et n. 159. 161, 162 et 165, 
188 et n. 166 et 167, 189 n. 173 et 
174, 190 n. 175, 193 n. 193, 194 
n. 196, 198 et 200, 204 n. 2 et 3, 207 
n. 19, 208 et n. 28, 209 n. 30, 211 et 
n. 38 et 40, 212 n. 42, 213 n. 46, 214 
n. 49, 215 et n. 52, 219 n. 63, 65 et 67, 
221 n.73, 222, 223 n. 76, 226 n. 92, 
232 n. 108, 253 et n. 46 et 47, 263 et 
n. 69, 283 n. 6, 285 n. 12, 300 n. 3, 
315 n. 52, 318 n. 66, 347 n. 166, 467, 
469, 501, 534 ; II, 179, 182, 183. 207 
n. 85. 

Hetman, chef ukrainien : I, 17 n.*. 

Hrrrz, F. : I, 351 n. 181. 



INDEX 



583 



Heydrich, Reinhard : II, 409. 
Hildenbkandt, lexhiill, baron von : I, 

327. 
Himmer, Y : n, 85. 
Himmler, Heinrich : II, 412. 
Hippies, Zenaide : II, 185. 
Hms, les : I, 312. 
Hirsh, Morits, baron von : I, 302, 341, 

343, 347. 
Hitler. Adolf : II, 203. 304, 321, 336, 

353, 355, 361, 371, 372. 378, 379, 

381, 391, 400, 404, 409, 416, 424, 

429, 473. 
Hobsberg, von, chef dc la police : I, 432. 
Hokstein, David, poete, membre du 

CAJ : H, 276-277, 439. 
HoLSTEiN-GoTTORP, Karl-Friedrich, due 

de : I, 34 n.*****. 
Hugo, Victor : I, 186. 
Humphrey, senatcur : II, 530. 



Iachounski, lossif, directeur de lycee : 

n, 372. 
IaOODA, Genrikh H., vice-president du 

Guepeou, puis chef du NKVD : II, 

228, 229, 307, 314, 315, 321, 362, 

434,441. 
Iakir. lakov:n.498n,18. 
Iakir. Iona, general : II, 136, 314, 331. 
Iakoubovitch-Melchine, P. F. : I, 352. 
Iakovi.ev, instructeur : II, 319. 
Iakovlev, dit Holzman. eerivain : II, 

434. 
Iakovlev, I. [pseudonyme d'l. I. Pav- 

lovski] : voir Pavlovski, Isaac. 
Iakovlev-Epstein, Jacob : II, 292, 293, 

307, 308, 323, 326. 
Ianokh, etudiant : II, 43. 
Ianouchkevitch, general russe : I, 529, 

530, 533-535. 
Iaronson, G. J. : I, 292 n. 44 et 45, 293 

n.46. 
Iarochevski : II, 63. 
I arose av Vladimirovitch le Sage : 1, 19. 
Iaroslavski-Gubelman, E. : II, 136, 

284, 292 et n. 248, 305. 
Iartchouk, Efim : II, 61. 
« Iasny » [pseudonyme], editeur : I, 

502 ; voir Finkclstein. 
Iatseik : II, 159. 
Iazykov, Nikolai' Mikhailovitch, poete : 

n, 495. 



Ibraimov, Veli, pr6sident du Comite 
Central executif dc la Republique de 
Crimee : II, 266. 

Iejov, Nicolai Ivanovitch, chef du 
NKVD, commissaire du pcuple a I'in- 
terieurrn, 316, 345.362,434. 

Ienoukjdze : II, 292. 

Ignatiev, Nicolai Pavlovitch, comte. 
ministre de 1' Instruction : I, 188, 206, 
210 et n.*, 218, 220-223. 225, 228, 
558. 

IGNATIEV-RIOUMINE : II, 445. 

Ignatov : I, 261. 

Igor, prince : I, 16 et n.**, 17, 22 n.*. 

Iliachevitch, I. : I, 257 n. 55. 

Ilier. Menashe, talmudiste : I, 100. 

Ilinski, P. D. : I. 304 n. 10. 

Ilski, N. : II, 521 n. 14. 

Indenbaum, Y : II, 98, 243. 

Ingal, professeur de lettres, detenu du 

Goulag : n, 365. 
Ingerman : I, 261. 
Injir, Lev Hitch, delateur : II, 361-362, 

364. 
Iofan, Boris : II, 340. 
Ioffe, A. F, academicien : II, 91, 298, 

351,436.455. 
Ioffe, Dina, historien : II, 372. 
Iohelson, Vladimir : I, 236. 244 n. 1 6 et 

17, 246 n. 27, 251. 
Iollos, G. B. : I, 470, 473, 509 ; II, 36. 
Ionov (Bernstein), I. : II, 349. 
Ioshua. A. B. : II, 545 n. 7 et 10. 
lossELEvrrcH, Alexandre, tchekiste : II, 

320. 
Iouchkevitch, commercant : II. 145. 
Iouchkevitch, Semion. surnommS « le 

Gogol juif » :II, 185.278. 
IoucHTCHrNSKi, Andrei' : I, 490, 493-495. 
IounovsKi, V. : II, 95. 
IouRovsKt, Iakov : n, 100-102. 
Iourovskj, Leonid, docteur en economic 

politique : II, 330. 
loussis, I. : n. 231. 
IouTKtivrrcH, S., realisateur : II, 288, 

347. 
Iouzefovitch, I. D., general : n, 64. 
Ipatiev, Vladimir, academicien : II, 234 

et n. 53 et 55. 
Ippo, Boris, chef de 1'armee du Caucase : 

H, 137, 313, 325. 
Iretski, Vladimir : II, 182. 
Lsabelle I rc la Catholique : I, 536. 
Itskovitch, K. : I, 191 n. 181. 



584 



INDEX 



Ivan III le Grand, grand-prince de 
Moscou : I, 23-25. 

Ivan IV le Terrible : I, 26-27 et n.*, 353 
n.** ; H, 502 n.*. 

Ivan VI Antonovitch : I, 203. 

IvanChintsev, conseiller d'Etat : I, 171. 

Ivanov, etudianl assassin^ en 1869 : I. 
236 n.**. 

Ivanov, Ivan Pdtrovitch : II, 242. 

Ivanov, Pavel, lieutenant de gendar- 
merie : I, 493. 

Ivanov, V. : I, 512. 

Ivanov, Viatcheslav : II, 551 n. 30, 552. 

Ivanovitch, S. : I, 388 n. 16, 507 n. 21. 

Ivanovitch, St. (nom de plume de 
S. Portougueis) : II, 182, 197 n. 60, 
213, 238 n. 70, 282 n. 209, 331 et 
n. 72 et 73, 335, 336 et n. 84 ct 85, 
565 n. 84. 

Izakson, B. : n, 350. 

Izgoev-Lande, A. S. : I, 508. 



Jabotinski, V. : I, 272 et n, 97, 281 et 
n. 1, 292. 345 n. 155, 373 et n. 1 et 2, 
392 et n. 65, 429 et n. 122, 469, 472, 
473 n. 44, 474, 476, 477 n. 48. 503 et 
n. 10 et 1 1, 504 n. 12 et 13, 505 n. 14 
et 15, 506, 513, 514 n.40, 515-517, 
519, 520 et n. 51 et 53, 523, 536 ; n, 
16, 17 n.41, 38, 53, 122, 181, 182, 
184, 185,511,515, 550 et n. 27, 553, 
563 n. 77. 

Jackson, Jessie, secateur : n, 530 ; 
« amendcment - » : II, 530. 

Jean JJI, grand-prince : I, 23 n.*** et 
n.****. 

Jean LE Jkune : I, 23 et n.***. 

Jelezniak, Maxime, chef cosaque : U, 
158 etn.*. 

Jelezniakov, matelot : II, 93. 

Jeliabov, Andrei Ivanovitch : I, 239 et 
n.***. 

Jemtchoujina, Pauline, epouse de Molo- 
tov, commissaire a la Peche, commis- 
saire a la Metal lurgie lourde : II, 432. 

Jesus-Christ : I, 22, 24, 268 ; II. 

Jevalkine, l'inggnieur : II, 297. 

Jidiata, Luc : I, 18. 

Jirnov, E. : n, 322 n. 63, 509 n. 39. 

Jitlovski, K. : I, 394. 

JrvoTOvsKi, Abram : II. 11 5. 

Jloba, Dimitri : II, 139. 

Johnson, Paul : I, 458 n. 179. 

JOLY, Maurice : II, 191. 



Joshua, A. B. : II, 555 n. 39, 561 n. 69. 

Joujkov, Nikolai : II, 102. 

Joukovski, Semeion, secretaire de Koui- 

bychev : II, 96. 325. 
Joukovski, Vassili Andre'ievitch, poete : 

II, 497. 
Jung, Carl : II, 372. 



Kafafov, directeur par interim du Depar- 
tcment de la police : I, 552, 554. 

Kafi-:nhailshn, Lev : I, 396. 

Kagan, Abraham, redacteur en chef de 
Forwards : II, 59. 

Kagan, Ebragem : II, 72. 

Kagan. patron d'alelier : I, 451. 

Kagan, V. : II, 399 n. 94 et 95. 

KaGANOV, Ilzhak, detenu du Goulag : II, 
365-366. 

Kaganova, Emma, epouse de P. Soudo- 
platov : II, 349. 

Kaganovitch. Iouli, vice-commissaire 
du peuple au Commerce exterieur : 
D, 305. 

Kaganovitch, Lazare, membre du Polit- 
buro : II, 95, 297, 304-307. 309. 323, 
353, 427, 428, 436, 450, 562. 

Kaganovitch. les : II, 525. 

Kaganovitch, Mikhail, Commissaire du 
peuple a Tlndustrie de guerre et de 
I'lndustrie aeronotique : II, 305, 325, 
386. 

Kaganovitch, Moshe, partisan : n, 373, 
374 n. 5, 413-416. 

KaganskaIa, M. : n, 419 n. 168 et 170, 
555 n. 42, 556 n. 48. 

Kagnkk, membre dirigcant du Goulag : 
H, 364. 

Kahn, Fritz : I, 268. 

KaIourov, V. : I. 547 et n. 71 . 

Kakhanov, general russe : I, 424, 425, 
427. 

Kakourine, chef de Tdtat-major de 
Toukhatchevski : II, 147. 

Kalachkine, banquier : II, 261. 

Kaledine, Alexei Maximovilch, general, 
ataman du Don : II, 162. 

Kalganovttch, Mo'issei : II, 308, 325. 

Kai.ik, Michel, metteur en scene : II, 
525. 

Kai.tkman, Rosa, trafiquante : II, 368. 

Km. inine, Mikhail Ivanovitch, president 
du Soviet supreme : II, 106-108. 149, 
245, 265, 269, 285, 307, 562 ; « De- 
claration de -» : 265. 



INDEX 



585 



Kalmanovitch, Mo'isei, president du 

Conseil d'administration dc la Banque 

centrale d'URSS : H, 97, 308, 323. 
Kalmanovitch, S., avocat : I, 370, 380. 
Kalmykova, A. : I, 511. 
Kamenev, Lev Borissovitch Rosenfeld, 

dit Lev Borissovitch, bolchevik : II, 

67. 71, 77, 81, 85,91, 101, 115, 229, 

244,291,312,323,509. 
Kamenev, S. S., general : II, 93. 
Kameneva, Olga, soeur de Trotski ; II, 

287. 
Kamenka, B. A., de la Banque Azov- 
Don : 1,480; II, 115. 
Kamenski, Abram, responsable au sein 

du commissariat aux Finances : II, 

235, 325. 
Kaminer, Isaac, m&lecin : I, 241. 
Kaminer, les sceurs : I, 239. 
Kaminka, A. : II, 182, 183. 
Kaminka, B., banquier : I, 336. 
KaminskaIa, Betty : I, 240, 247. 
Kaminski, Grigori, Commissaire du 

peuple a la Sant6 : II, 235, 307. 325. 

441. 
Kaminski, M. G., tchdkiste : II, 307, 320. 
Kamkov-Kats, Boris Davydovitch : II, 

81, 327-328. 
Kamster, le doctcur : I, 320. 
Kankrine, E. T., ministre dcs Finances 

de Nicolas II : I, 109, 120. 
Kannegiesser, Leonid : n, 123, 124. 
Kannegiesser, Rosalia Edouardovna, 

mere du precedent : II, 124. 
Kantor, R. : I, 207 n. 24, 211 n. 39. 
Kantor. anarchiste : II. 118. 
Kantorovitcii, A. : II. 349. 350. 
Kantorovitch, I. : n, 77. 
Kantorovitch, VI. A. : II, 43 n. 39. 
Kaoulbars, baron, general russe : 1, 430, 

432, 437, 439, 440. 
Kaplan, anarchiste : II, 11 8. 
Kaplan, chef du NKVD de la Dvina : 

H, 319. 
Kaplan, Fanny : I, 31 1 n.* ; II, 123, 124. 
Kaploun, homme de main de Zinoviev : 

II, 43. 
Kakabtchievski, Iouri : II, 13 et n. 24. 
Karabchevski, M., avocat : I, 370, 494. 
Karakozov, Dmitri Vladimirovitch : I, 

235 et n.**, 236. 
Karamzine, Nikolai Mikhailovitch : I, 

17. 18 n. 6, 19 et n. 10, 20 n. 13, 21 

n. 19, 22 n. 23, 24 et 26, 23 n. 30 et 



32. 24 n. 34 et 36, 28 n. 50 et 53, 252 

n.*, 353 et n. 187 el n.* ; H, 495, 497. 
Karanoozov, gouverneur general : I, 

424. 
Karass, general russe : I, 415, 416, 

421, 422. 
Kareline, Vladimir. S.-R. : II. 91. 
Kari.kine : n. 231. 
Karmen, R., documentaliste : n, 348, 

349. 
Karpovitch, P. : I, 306 n.*, 395. 
Kartachev, A. V. : I, 25 n. 38 ; n, 21 et 

n. 57, 193 et n. 44 et 46. 
KASSEL, G., conseiller aupres de la 

« Roskombank » : II, 26 1 . 
Kassil, L., ecrivain : II, 349. 
Kassirski : II, 525. 

Katchalov, mcttcur en scene : II, 289. 
Katkov, Mikhai'1 Nikitorovitch : I, 74, 

116. 216 etn.*, 235 n.***. 
Katsenelenbaum, Zakharii', fondateur de 

la Gosbank d'URSS : D, 236, 237. 
Katsnelsohn, Zinovi B., fonde de pou- 

voir regional du Guepdou-NKVD : II, 

229,315,317,318, 320. 
Katz. Boris, alias Kamkov : II, 71. 
Katz. Jessica : 11,531. 
Katz, S. : I, 270. 
Katzman, de la premiere division de 

Koutepov : II, 163. 
Katznelson, Zinovi, vice-ministre de 

I'lntencur ukrainien : II, 143. 
Katzenelenboigen, Aron : II, 12 n. 21, 

556 n. 45. 
Kaufman-Tourkestanski, general russe : 

1,312. 
Kautski, Karl : I, 275. 
Kazakevitch, Emmanuel, ecrivain : II, 

342, 430. 
Kazakov, Dr I. : II, 440. 
Kazakova, Rimma : II, 464. 
Keguels, m&anicien en chef de I'usinc 

dans un camp : II, 361. 
Keller. Guerch, meneur de l'insurrec- 

tion de Kenguir : II, 365. 
Kennedy, Edward, sSnateur : II, 531. 
Kerenski, Alexandre Fedorovitch, 

ministre de la justice : II, 31, 35, 59, 

68-71, 76. 163 et n.*, 182 ; le gouver- 

nement - : n, 40. 
Ketsenelson, D, rabbin de Leningrad : 

II, 286. 
KhaIkis, L6on : II, 233, 326. 
Khait, auteur de la marche de l'Aviation 

sovi6tique : II, 290. 



586 



INDEX 



Khanoukaiev, Avenir : n, 137-138, 326. 
KHARrroN, B., nSdacteur en chef de 

Sagodnia vetcherom : II, 183. 
Kharitonov, Moi'se : II, 60, 326. 
Kharkova, T. L. : H, 418 n. 166. 
Kharouv, D. : II, 178 n. 3. 
Kharyka, I., 6crivain : n. 338. 
Kkassine, Victor : II. 390. 
Khassis, Abraham, vice-consul : n, 233. 
KhataIevitch, Mendel, membre du 

Comite" central : II, 306, 326. 
Khazanov, B. : II, 496 et n. 12 et 13, 507 

n. 35, 508 n. 38, 538 n. 63, 540 n. 70. 
Kheifets, Mikhail : n, 88 n. 8. 238, 239 

n. 71 et 72, 332 n. 75, 360 et n. 4, 476 

n. 4, 482, 510-511 et n.43 a 45, 514. 
KkeIftts, I., realisateur : II, 348. 
Khesine : I, 336. 
Khetsrov, Ilya, hygidniste et dpidemio- 

logiste : II. 330. 
Khintchouk, Lev, directeur de 1" Union 

centrale : n, 66, 309. 
Khmelnistki. Bogdan Mikhailovitch, 

hetman d" Ukraine du xvn c : I, 17, 37, 

486 ; n, 150 et n.*, 158, 333 et n.*, 

421 n. 177. 
Khmei.nitski, D. : II. 
Khnokh, L. : II, 520. 
KnoDASSEvrrcH, Vladislav Felitsiano- 

vitch : I, 183 ct n.*. 
KiiODOROvrrcii, general : II, 37. 
Khodorovski, Dr I. : II, 136, 441. 
Khodski : I, 406. 
Khoi.odov, E., dit Meierovitch, ecrivain : 

II. 434. 
Khomhiny. Ruhollah : II, 560. 
KhoROSH, Mordukh, membre du Service 

politique central dc l'Armce rouge : 

n. 313. 
Khotinski, Alexandre : I, 239-241, 247, 

250. 
Khourguinu, Isai'e : II, 236. 
Khourguine, Moi'se : I, 257. 
Khkouchtchev, Nikita Sergueievitch : 

II, 261, 268, 319, 380, 425, 427, 428, 

446-452, 456. 457. 459, 461, 463-465, 

468, 476. 
Khroui.iov, gendral russe : I, 312. 
Khroustalev-NossarEv, homme de 

paille : I, 407. 
Kiivusine, Tikhon : II, 136. 
Khvostov junior, Alexis, ministre de 

l'lnterieur : I, 549 et n.***. 
Kichinev : II. 
Kikvuxse. Basile : II. 139. 



Kiper, Motl, membre de la Section euro- 

peenne pres le Comite Central du 

PCR : II, 337. 
Kirpitchnikov, Timothee, sous-officier : 

11,43. 
Kissilev, P., comte : I, 121, 122, 126, 

127, 142, 143, 151. 170. 
Kissine, J. : I, 103 n. 98. 
Kissis: n, 231. 

Krr-VilTENKO. Ilya : II, 121, 325. 
KiZEi-STEiN, Isaac Samoi'lovitch : II, 98. 
Klausner, I. L. : I, 282 n. 3 ; n, 548 

n. 19. 
Kleigels, gouverneur general : I, 414- 

417. 
KleTkman : II, 310. 
Kleiner, I. M., president du Comite des 

commandes de l'£tat : U, 308, 325. 
Klementiev, V, capitaine : n. 
Klementiev, Vassili Fiodorovitch, capi- 
taine : n, 125 etn. 106,212. 
Ki.ioutchnikov, le professeur Y. V. : II, 

223, 224. 
Knorine, Hugo Wilhelm. dit, respon- 

sable du Comintern, adjoint de Piatnit- 

ski :II, 231. 
KOESTLER, Arthur : II, 10 ct n. 8, 553, 

554 et n. 35 a 37. 558. 
Kogan, A. E. : II, 1 83. 
KOGAN, Dr B. : n, 441. 
KOGAN, Evgueniia, epouse de Kouiby- 

chev : II, 96, 325. 
Kogan, German, fondateur de l'ecole 

philosophique de Marburg : II, 1 9. 
Kogan, Lazare, president du soviet de 

Gouliaipole, chef du Goulag : II, 121, 

159,317, 320,362. 
Kogan. Paul, poete : II, 514 et n.*. 
Kogan-Bernstein, L. : I, 255. 
Kogan-Bernstein, N. : I, 255. 
Kogan-Semkov, Semeion : II, 61. 
Kohn, F. :I, 271. 
Kohn, Isidore : II, 115. 
Kokine, Mikhail, orientaliste : II, 329, 

338. 
Kokochkine, F., leader du parti Cadet : 

I, 511 ;H, 132 etn.**. 
Kokos, Khozi : I, 25. 
Kokoi.rine, A. : II, 317 n. 53, 318 n. 55. 
Kokovtsov, Premier ministre : I, 486. 
Kolenuerg, Lazare : II, 212. 
Kolker. F. : I, 292 n. 41 ; II, 478 n. 9, 

517 n. 1, 532 n. 32, 533 n. 35. 
Koi.ker, Iou. : II, 396 n. 86, 477 n. 5 et 6. 



INDEX 



587 



Kolman, E. la, le « philosophe- 

gangstcr » : II, 352. 
Kolpaschikov, Ivan : II, 102. 
Koltchak, Alexandre : II. 121, 149, 

161, 167. 
Koltsov-Friedland, Mikhail, membre 

duNKVD : II, 316, 320. 
Koltun, Anatoli (Isaac) : II, 96-97. 
Kolychko, agent allemand : II, 34. 
Komarov, B. [pseudonyme de Zeev 

Wolfson] : II, 226, 512 et n. 49. 
KomissarjevskaU, actrice : II, 288. 
Komissarov, M. S., fonctionnaire charge 

des missions speciales : I, 443. 
Kon, F. : II, 152. 
Kondratiev, Nikolai' Dmitrievitch, eco- 

nomiste : II, 293, 330. 
Komaev, Nikolai : II, 124 n. 105. 
Konovalov, ministre du Commerce et de 

l'lndustie : n, 30, 79. 
Kopascwkov, Ivan : II. 
Kopel, Zelman : I, 545. 
Kopelev, Lev, major : n, 389. 
Kopolev, L., detenu du Goulag, ami de 

A.S. : n. 349 n. 133, 359, 537 n. 57. 
Kordonski. Chik : II, 389. 
Korenhi.it, M., derenu du Goulag : II, 

511. 
Korjavine, Naoum : II, 90. 
Koknkitchouk, Alexandre Ievdokomo- 

vitch : n, 381. 
Kornilov, L., general : II, 62-63, 68, 69. 

79, 163 etn.*, 178, 205. 
Kornilova-Moriz, A. J. : I, 238 n.***. 
Korobkov, K. : I, 114 n. 23. 
KOR.OLENKO, Vladimir Galaktionovitch : 

I, 351 et n.*, 360 et n. 200, 364, 366 ; 

II. 99 et n. 37, 145 et n.*. 
Korsounski, Wolf : n, 390. 
Kossyguine, Alexei Nikolai'evitch : II, 

376. 

Kostomarov, N. I. : I, 37, 74. 

KosTYRTCHENKO, G. B., historien : II. 
164 n. 67 et 69, 173 n. 95, 320 n. 58. 
345. 345 n. 120, 375 n. 11, 383 n. 38, 
384 n. 39 et 43, 387 n. 56, 401. 424 
n. 3, 425, 426 n. 11, 427 et n. 13 et 16. 
430 n. 23, 431 n. 27, 432 n. 28 a 30, 
434, 437 et n. 44, 439 n. 54 et 56. 440 
n. 59, 440 n. 59, 442 et n. 62 et 64. 

Koi ( houbeI, le comte, ministre de 1'Inte- 
rieur d' Alexandre V : I, 63. 

Kotuar, Leonti, chef du Service g^ndral 
du genie militaire de l'Armce rouge : 
II. 314. 



Kotuar, Salomon : II, 119. 

Kotovski, Gregoire : II, 1 39. 

KOTZ, Arkadi : I, 400. 

Kol'Tbychev, Valenan Vladimirovitch. 

membre du Politburo, president du 

Caspian : U, 233 et n.*, 310, 441. 
Koulbak, Moise : II, 277, 338. 
Kouliabka, chef de la security de Kiev : 

1,415,490. 
Koulicher, A. : I, 473, 474 n. 45. 
Koulicher, E. M. : II, 354 n. 150, 373. 
Koui.icher, M. I.: I. 189,383.391. 
KoiiLiKHER-IouNius, A. : II, 182, 184. 

209 n. 94. 
Kolpovetski, M., demographe : II. 374 

etn. 6, 375 n. 8. 417. 418 n. 166. 
Kouritsyne, Fedor : I, 25. 
KouROPATHNE, A. N., general russe : I, 

385 et n. 34. 
Kouskova, E., socialiste : II, 187, 241, 

242 et n. 79. 
KoUTAlS, I'affaire de : I, 491. 
KoiiTCHERov, S. L. : I, 309 n. 30, 310 

n. 33, 35 et 36. 
KouTiiPOv. general : II, 163 et n.**. 
KorisHi RSKi, V. Alexandre : II, 10 n. 9, 

24 n. 72. 
Koi/MiNSKi. sdnateur : I, 423, 439 ; rap- 
port - : I, 428, 430, 436-438, 441 

n. 134. 
Kouznetsov, E. : II, 433, 523. 
Kovai evski, M. : I, 67 n. 2, 78 n. 39, 128 

n.55et57, 150 n. 6. 157 n. 32. 
Koverda. Boris : II, 212. 
Kovnkr, A., publiciste : I, 188. 
Kovttoukh, Epiphane : II, 139. 
KOZAKOV, Mikhail : II. 245 et n. 87. 
Ko/iniskv, G., realisateur : II, 288. 
Kozyr-Zyrka : II, 159. 
KraIni, Leon : EL 141. 
Krasikov, commissaire a la Justice : II, 

107. 
Krasnochtchokov-Tobinson, Alexan- 
dre : II, 325. 
Krasnyi, Pinhas. ministre dans le DiTec- 

toire de Petlioura : II, 339. 
Krasnyi-Aumoni. G.. historien : I, 207, 

368. 
Krassovsh : I, 491-493. 
Kraus, president de la loge B"nai B'rith : 

I, 387. 
Krein, Alexandre, compositeur : II, 289. 
Km in, G.. compositeur : II, 289. 346. 
Kreisberg : II. 155. 
Kremer, A. : I. 270. 



588 



INDEX 



Krepliak, J. : I, 259 n. 62. 
Krestinski : II, 142. 
Kretovski, Vsevolod : I, 350. 
KriegeR, journaliste : II, 379. 
Krioukov, Fiodor Dmilrievitch ; I, 265 

et n.*. 
Kritsman, Lev : II, 293, 325. 
Kristchevski, Ilya, microbiologiste : II, 

329. 
Kritchevski, L. Iou. : II, 142 n. 16, 143 

n. 17, 227 n. 39, 228 n. 40, 314 n. 45, 

323 n. 65, 385 n. 46. 
Krivocheine, A. V, ministre de 1'Agri- 

culture : I, 479 et n. 59, 480 et n. 64, 

540 et n.*. 
Krohl, M. avocat : I, 361 et n. 202, 204 

et 205, 362 n. 206 a 209, 365 n. 220 a 

222, 370 n. 235. 371 n. 236, 373 n. 3, 

374 n. 4, 380, 389 et n. 50, 394 n. 71. 
Krol. M. : I, 138, 139 et n. 92, 186, 189 

n. 171, 209 n.33, 251, 310, 339 

n. 113 ; II, 548 n. 18. 552 n. 32. 
Kroneberg, banquier : I, 549. 
Krongold : I, 337. 
Kropotkine, Piotr Alex6evitch : I, 238 et 

n.** et n.****, 397. 
Krouchevank, journaliste : I, 362. 
Krouchinski : II, 67. 
Krouglikov, Solomon, president du 

Conseil d' administration de la Gos- 

bank : n, 308, 325. 
Kroukovski, fond£ de pouvoir regional 

du Gudpeou-NKVD : II. 318, 320. 
Kryjanovski, maire d"Odessa : I, 431, 

437. 
Kryjanoski, S. E., secretaire d'Etat : I. 

465 et n. 20, 475. 
Krylenko, N. V. : I, 278 et n. 121. 493 

n. 83, 494 n. 84, 497 et n. 92. 
Krylov. Ivan Andreievitch. publiciste et 

fabuliste : I, 320 et n.**. 
Krym, Salomon Samoilovitch : I, 466. 
Kugel, A., critique dramatique : II. 278. 
Kugel, Iona, retlacteur en chef de 

Kievskaia Mysl : I, 470. 
Kun, Bela : II. 136. 152, 153, 322. 
Kupernik, avocat : I, 380. 
Kvitko, Le'ib, ecrivain, membre du CAJ : 

II, 277, 384, 439. 



Lachevitch, M. : II, 1 36. 
Ladovski. architecte : II. 340. 
Ladyjnikov, J. : II, 183. 



Lampe, A. von, general Wane : II, 165 
et ti. 71. 

Landa, Mikhail, chef de section poli- 
tique de la region militaire de la Sibd- 
rie, r6dacteur en chef de Y&oile 
rouge: II, 137, 313,325. 

Landau, A. E., etliteur et journaliste : 
H, 206. 

Landau, Gregoire (Gabriel) Adolfo- 
vitch : I. 266 et n. 79, 267 et n. 81, 
336, 391, 418, 456 n. 174, 501 n. 7 ; 
II, 16 et n. 40, 44 et n. 42, 65, 77, 78 
n. 81, llOetn. 62, 112n. 69, 125, 126 
n. 107, 127 n. 110, 134 n. 1, 146 et 
n.21, 151 n. 31, 154 et n. 39, 182, 
198, 200 n. 70 et 71, 201 n. 73, 206- 
207, 209 et n. 92, 245 n. 85, 253 et 
n. 110. 282 n. 206. 

Landau, Lev Davidovitch, physicien, 
directeur de departement de l'lnstitut 
Physico-technique : II, 351, 441. 

Landauer, G.. ideologue anarchiste : II, 
114, 152. 

LanskoI, ministre de l'lnteneur 
d' Alexandre II : I, 151. 

Larine, I. : voir Lourie-Larine, I. 

Larine,Y. : n, 60, 95 n. 30. 

Lassale, Ferdinand : I, 242 et n.* ; II, 
547. 

Latsis, M„ tchekiste : II, 140,231. 

Laurancay, general : I, 73. 

LaURIS, Matvei : n, 98. 

Lavrov, Piotr Lavrovitch : I, 237-239, 
253, 257. 

Lazarev, Lazare, critique litl6raire : II, 
389 et n. 63, 400. 

Lazarevitch, Vladimir : n, 136, 325. 

Lazaris, V. : I, 496 n. 88 ; II, 538 n. 64, 
539 n. 66. 

Leipounski, directeur de departement de 
l'lnstitut Physico-technique : II, 351. 

Leitis, K. : I, 186 n. 156, 242 n, 12, 

Lekkert. Guirsh. terroriste : I. 276, 509 ; 
II. 288. 

Lelevitch, G. : n, 68. 

Lemke, Mikhail, sous-lieutenant, bol- 
chevik : I. 472, 531-533 et n. 23, 535, 
537, 544 n. 62, 545 n. 65 et 66. 

Lenine, Vladimir Hitch Oulianov, dit : I, 
238, 254 n.**, 269 et n.*, 270 et n. 90, 
273-275, 277, 311 n.*, 444, 489. 526 
et n. 2 ; II, 58, 60, 61, 66, 74 et n. 72, 
81 et n. 88, 84-87 et n. 6, 92, 94-96, 
100, 101, 103-106, 114, 115, 118, 120, 
122-124, 129, 142, 149, 155 et n. 42, 



INDEX 



589 



257, 260 el n. 129, 261 et n. 131 , 278, 
285, 287, 289, 294, 295. 308, 311, 
329, 333, 347, 362, 372, 453, 479, 
494, 548. 

Lenkavski, Stepan : II. 407. 

Leon XIII [Gioacchino Pccci], pape : I, 
321. 

Leontovitch, le Pr. V. V. : I, 323, 324 
n.80. 

Leplevski, Grigori, vice-procureur gene- 
ral de TURSS : II, 119,318. 

Leplevski, Israel M., chef du Departe- 
ment special du GUGB du NKVD : II, 
119, 143,306. 315, 316,318,320. 

Lermontov, Mikha'il Iourie\itch : I, 184, 
244 et n.*. 

Lert, Rai'ssa : II, 484 et n. 19. 

Lescinski, J. D. : I, 226 n. 90. 

Lesin, A. : 1,213 n. 47. 

Leskov, Nicolas Semenovitch : I. 116 
n.33, 131, 172. 173 n. 95, 240. 

Lesman : I, 557. 

Lessine, Grigori, « banquier bolche- 
vique» : II, 115. 

Levachev, le Pr, depute d'Odessa : I, 
558. 

Levanda, L., publiciste : I, 187, 188, 
193. 

Levenson : I, 557. 

Leventis : I, 262. 

Levine, B. : n, 349. 

Levine, Baruch, partisan : II, 415. 416. 

Levine, Dan : II, 12 n. 15, 24 n. 68, 421 
etn. 176,481 el n. 15. 

Levine, Eugene : II, 114, 153. 

Levine, reprfisentanl plcnipotcntiaire dc 
la V&chika dans la province de Tam- 
bov, puis chef des Armecs du Service 
interieur du NKVD : II, 147. 

Levine, Ilya : II, 531. 

Levine, Isaac Ossipovitch : I, 267. 268 
n. 83, 450 n. 159 ; II, 65 et n. 49, 94. 
112 n. 68, 114 et n. 77, 130, 131 
n. 118, 170 et n. 85, 173 n. 97, 182, 
198, 199 et n. 65, 206, 281 n. 205. 

Levine, Israel Solomonovitch, directeur 
de I'usine adronautique de Saratov : II, 
435, 436. 

Levine, Dr Lev : n, 440, 441. 

Levine, M. : II, 114, 153. 

Levine, Rouvim, commissaire-adjoint 
aux Finances d'URSS : II, 236, 325. 

Levine, Z. : II, 535 n. 50. 

Levine-Bei-Ski, Lev, tch£kiste, vice-mi- 
rtistre de TURSS : II, 143. 



Levinson, Isaac-Ber : I, 80, 104-105, 

142. 
Levitan, Isaac, peintre : n, 110, 563 et 

n.**. 
Levitane, Iouri, acteur, speaker : II, 183 

n. 13, 346. 
Levitch, 6lectrochimiste : II, 530. 
Levite, Solomon, orientaliste : II, 330. 
Levitina, V. : H, 278 n. 194, 473 n. 1, 

549 n. 22. 
Levitine-Krasnov, ddtenu du Goulag : 

II, 359. 
Levitov, Mikhail N., dernier comman- 
dant du regiment de Kornilov : II, 

163, 178. 
Levkov, Saul : I, 247. 
Levy, ingenieur : I, 546. 
Levy, Lipman, financier : I, 31. 
Lewendal, K., baron : I, 362, 367. 
Liadov : voir Mandelstam. 
Liadov : I, 275. 

Liakhovetski-MaTski, I. : II, 121. 
Liast, I. : II, 455 n. 38. 
Libler, I. : O, 12 n. 20, 556 n. 46, 557 

n. 49, 558 n. 52, 559 n. 56 et 60, 560 

n.62et64, 561 n. 67. 
Liciivits, fonde de pouvoir regional du 

Guepeou-NKVD : II, 318. 
Lieber, Mark (Mikhail Isaakovitch 

Goldman), fondateur du Bund : I, 272, 

275 ; n, 59, 64, 65, 67, 329. 
Liebermann, A. : I, 236, 252. 
Liebknecht, Karl : II, 153. 
LiFcmr/. Iakov, vice-president du 

Gudpeou d'Ukraine : II, 121, 144, 

325. 
Lifchitz, le Dr : II, 458. 
Lipchitz, petit patron : I. 45 1 . 
Liliental, Max : I, 135, 136. 
Lincoln, Bruce : II, 150. 
Linskj, D. O. : I. 314 et n. 51, 501 n. 6, 

508 n. 26; II, 112 n. 70, 167, 168 

n. 80, 169 et n. 83, 174 n. 102, 198, 

199 et n. 64, 202 n. 78, 203 n. 81, 207, 

208 n. 90. 
Lioubarski, V. : II. 150 n. 29. 538 n. 62. 
Lioubimov, N. D. : I, 296. 
Lioubosh, journaliste : I, 513. 
Liova, cadet : II, 230. 
Lisovski, Moissei : II, 136, 325. 
LissrrsKi, El, peintre : II, 289. 
Litovtsev, S. : II, 188 et n. 27, 214 et 

n. 110. 
Litvanov, M. : II, 118,337. 



590 



INDEX 



Litvine, Mikhail, chef du Departement 
politique seeret du GUGB du NKVD : 
H, 316, 320. 

Litvine-Sedo), Zinovi : I, 396. 

Litvinov. Pavel : II. 483, 484. 

LrrviNov, V., Commissaire du peuple aux 
Affaires etrangeres : II, 1 60 n. 58, 
233, 307, 312, 424, 432. 

l.(i win i hal, Lciscr : I, 239, 241, 247, 
250. 

Lu-wenthal, Nahnian : I, 239, 241, 247 
I 

Loiivitski, membre dirigeant du Gou- 
lag : II. 364. 

Lomonossov, Mikhail Vassilicvitch : I, 
300 ct n.*. 

LOPOI khinh, A, A. : I, 362, 364, 368, 

Lokis-Mllikov, Mikhail Tarpelovitch, 
ministre de l'lnlcrieur : I, 200 ct n.**, 
206, 207, 210 n.*, 211 etn.*, 251. 

Lotchak. Pierre : II, 447 n. 7. 

Loubotski-ZaoosK], dil Zagorsk : I, 396 
cl n.**. 

LouKOMSKl, general : I, 552. 

Lounatcharski : II, 96, 278. 

Louuin, Gens, perc de Semion Lourie : 
1,240,241. 

LouRiH, Semion : I, 239, 240, 242, 248, 
250. 

LOURIE, Salomon la. : I, 499 ; II, 10, 11 
n. 10, 64, 564. 

Loukie-Lakine, 1. : I, 154 n. 18, 172 
n. 93. 225 n. 83 ct 86, 263, 299 n. 1, 
315 n. 54, 330 n. 99. 331 n. 101, 332 
ct n. 104. 444 el n. 146. 469; II, 71, 
89 n. 11, 104 n. 45, 105 el n. 47, 151 
n. 33, 159 n. 55, 172 et n. 91, 218 et 
n. 5, 219 n. 8. 222, 223 n. 19, 224 et 
n. 20 et 21, 225 et n. 26 et 27, 226 ct 
n.32 et 34. 238 et n. 67. 240, 241 
n. 78. 245 et n. 89. 246 et n. 91 el 92. 
247 n. 93 a 96, 248 ct n. 97, 249, 250 
n. 102, 251 n. 103 et 104, 252 n. 105, 
255 n. 115 et 117, 263 n. 134, 264 
n. 138. 265-267 et n. 149 et 150, 269 
n. 159. 270 ct n. 161 et 163, 274 
n. 181, 283 n. 215, 286 et n. 230, 293, 
295. 344 ct n. 1 16. 400 et n. 96, 543 
iv. 2, 544 n. 3 ct 4. 

Loutski, M. M. : H, 228. 

Lozinski, Semion : I, 208 ; II, 275. 

Lozovski, Salomon Abramovitch 
Dridzo, dit, chef en second du Bureau 



d'information de l'Union, vice- 
ministre des Affaires Etrangeres : II, 
384,385,426,431-433,439. 

Lukas, Djerd : n, 153. 

LuNZ : II, 458. 

Luxemburg, Rosa : II, 152, 153. 

Lvov, A. : I, 208 n. 25, 304 n. 15. 

Lvov, Arcadi : II, 562. 563 n, 76. 

Lvov, Georgui Evgenievitch, prince, 
ministre des Affaires etrangeres puis 
president du gouvcrncment provisoire, 
puis president du gouverment russe de 
I' Extreme-Orient : II, 30, 40, 70, 162, 
217 n. 2. 

Lvovitch, D. : I, 542. 



Machkevitoi, juge d'instruction : II, 35. 
Magnes, le rabbin Juda : II, 113. 
Maguidov, Boris : II, 121. 
MaJakovski, Vladimir Vladimirovitch : 

D, 267. 
Maiants, rabbin : I, 377. 
MaI-Makvski, V. : II, 164. 
Main-Bosh, Eugenie : II, 138. 
MaIro.novski, Grigori, directeur du « La- 

boratoire X », d'un service special du 

NKVD: H, 321. 
Maisch-Rozmirovitch, Helene : II. 1 38. 
MaIski, Ivan, diplomate, ambassadcur a 

Londres, puis vice-ministrc des Affai- 
res etrangeres : II. 312, 432. 
Makarov, ministre de la Justice : I, 551 

ct n.*. 
Makiino, Nestor, anarchiste ukrainien : 

II, 62, 159-160. 
Maklakov, Basile, commissaire de la 

Douma : II, 30. 
Maklakov, N. A., ministre de I'lntc- 

rieur : I, 471. 
Maklakov, V. A., avocat : I, 314 et 

n. 50, 462 n. 14, 494, 508, 509 n. 27. 
Makov, ministre de Tlnterieur d*Alexan- 

dre II : I, 159. 
Makovitski, D. P. : I, 445 n. 149. 
Malenkov, Gueorgui Maximilianovitch : 

II, 449 n.*. 
Maliantovitch, P. : I, 511. 
MautskaIa, marchande : I, 375. 
Malkine, B. : II, 349. 
Malraux, Andr6 : II, 117 n.*. 
Manasseine, ministre de la Justice 

d' Alexandre III : I, 309. 
Manassevitch-ManouIlov, aventurier : 

1,549,551. 



INI11 X 



591 



Manuel, V. S. : I, 192 n. 188 ct 190. 268 

et n. 84, 269 n. 85, 279 et n. 122, 315 

n.55, 501 n.5; H, 127 n. 109, 198, 

202 n. 80, 207, 208 n. 87. 
Mandelbaum : II, 147. 
Mandbustam, A. N., directeur du 

Premier ddpartemenl du ministere des 

Affaires 6lrangercs : II, 64, 67. 
Mandelstam, avocat : I, 262, 380. 
Mandelstam, Ossip Emilievitch : II, 

119,489. 
Mandelstam-Liadov, Martin, alias Lia- 

dov : 1,396; 11,71,222. 
Manevitch, E. : H, 527 n. 27, 534 n. 39, 

535 n. 45. 
Manevitch, Lev, alias le colonel Staros- 

line, espion sovietique : II, 398. 
Manevitch, T. : II, 533 n. 34. 
Manouilov, ministre de ['Instruction : 

II, 30. 
Mansykbv, Kn. S. P., depute, fondateur 

du « Cercle » : I, 512 el n. 34. 
Manus, I. P., industriel : I. 547, 549, 

551 ; n, 34 ; affaire - : D, 34. 
Mao-Tse-toung : II, 117. 
Marbourg, plan : II, 302. 
« Marc le Sage » : I, 238. 
Marciiak, Jacob, joaillier : I, 266, 267 

n. 80, 305. 
Marchak, Samoui'l Iakovlevitch : I, 305 

et n.*;U, 383, 441. 
Margoi.ina, Sonja : n, 27 n. 80, 130 

n. 117, 282 n. 211, 293 n. 252, 297 

n. 258, 332 n. 76, 421 n. 175, 422 

n. 178 et 179, 438 et n. 47, 557 n. 50, 

558 n. 51. 
Margoline, avocat : I, 493. 
Margoline, Arnold : II. 157. 
Margoline, David : I. 335. 

Margoline, lou : II, 323 n. 67, 337 et 

n.87. 

Margoline, Nathan, chef du dfitache- 
ment des requisitions du comite" regio- 
nal de la Tcheka de Tambov : II, 
147, 320. 

Mariassine, Lion, adjoint du commis- 
saire aux Finances, puis president du 
Conseil d'administration de la Gos- 
bank : II, 235, 308, 325. 

Mark, lou. : n, 338 n. 90, 339 n. 94 et 
95. 

Mark, J. : I, 102 n. 95, 185 n. 149. 345 
n. 156, 346 n. 158, 347 n. 168. 



Mark : H, 275 n. 183, 277 n. 186. 
Markevitch. Guiller : I, 96, 98, 105, 

256 n. 53. 
Markhi.evski, lou. : II. 152. 
Markish, joaillier : I, 418. 
Markish, David : II, 514 et n. 53. 
Markish, Esther : II, 427 et n. 12. 
Markish, Peretz : II, 277, 342, 383, 384, 

427, 439. 
Markish, Shimon : I, 217 n. 60 ; II, 210 

n. 97, 477, 478 n. 7, 515 et n. 54, 516 

et n. 56. 564 n. 80. 
Markous, Fried : II, 325. 
Markov, Andrei : II, 102. 
Markov, Nicolas, depute" a la Douma, dit 

« Markov-II >. : I, 546, 555 et n.**, 

558 ; n, 35 et n.***, 58. 
MaRKUS, diplomate : II, 312. 
Marshall, Louis, juriste : I, 386, 388- 

389 ; n, 264. 
Marshall, plan : II, 439. 
Martov, Iouli Ossipovitch Zederbaoum, 

dit, leader des mencheviks : I, 258 et 

n. 58, 269, 270 et n. 87, 274, 275 ; D. 

182. 
Martynov, Alexandre, alias Samuel 

Pikker : I, 275 ; II, 94-95. 
Marx, Karl : I, 253, 268, 269, 271, 349 

et n.* ; II, 103, 301, 304, 453, 472, 

547, 548. 
Maskalik, lakov-Zakhariia : n, 340. 
Masi.ennikov, depute 1 : II, 77. 
Maslov, S. S., le S.-R. : II, 94 n. 22, 107 

n. 55, 145 n. 19, 147 n. 22, 150 et 

n. 28, 158 et n. 54. 159 n. 56, 174 

n. 100, 187 et n. 25, 241-244 et n. 82. 
Massamed, Iogue\ detenu du Goulag : 

n, 365. 
Maze, le rabbin : I, 494 ; II, 285. 
Mazine, Emmanuel, lieutenant : II, 388. 
Meimlih, Chmariagu, grand rabbin de 

Moscou : II, 340. 
Medai.ie. Moishe : II, 340. 
Mei>tner, Nicolas : II. 13 et n.*. 
MEDVED, Michael : II. 474 n. 3. 
MLWBDiiv, Pavel : II, 101. 
Meerson-Aksenov, M. : II, 494 n. 3, 507 

et n. 34. 
MeI, Marc : II, 261. 
Meierson, chef du Service economique 

duNKVD : 11,318. 
Meiman. professeur : II, 530. 
Meik, Golda : II, 430, 431, 534. 



592 



INDEX 



Mokiius, Lev Z., generalissime directeur 

du Service politique central de l'Ar- 

m6e rouge : II, 123, 292. 306, 313, 

324, 386, 436. 
Melgounov, S. P. : I, 469 et n. 34, 549 

et n. 76 et 79, 550 n. 80 ; II, 140, 141 

et n. 13 et 14, 148 n. 25. 
MeuKHOV, Alexandre : II, 16 n. 38. 
Melnik, chef de l'Organisation des 

Nationalistes ukrainiens : II, 406. 407. 
Melnikov, dit Milman, ecrivain : II, 434. 
Melnitchanski, Grigori, joaillier : II, 

60, 325. 
Meltchouk, I. : II, 539 n. 65. 
Menchikov, Alexandre : I, 30 et n.**. 
Menchikov, Michel, journaliste : I, 467. 

485.511 etn.*. 
Mendeleev, Dimitri Ivanovitch : I, 198 

et n.*. 
Mendelssohn, les : I, 336. 
Mendelssohn, banquier allemand : I, 

545. 
Mendelssohn, Moisc : I, 40 : II, 547. 
Mendjeritski, E. : II, 21 n. 56. 
Menvedev, Pavel : II. 
Menes, A. : I, 333 n. 107, 420 n. 171. 
Mengli-Guire, le khan : I, 25. 
Menjinski, V. Rudolfovitch, president du 

Guepeou : 11,229,280.441. 
Mennie, George, leader syndical : II, 

529. 
Mentor, correspondent permanent du 

Jewish Chronicle : II, 113. 
Merejkovski, D. : I, 511, 512 ; II, 185. 
Metchnikov, Ilya : II, 13 et n.**. 
Meves. colonel de la garde : I, 311. 
Meyer, Daniel : n, 474 et n. 2. 
Meyer, Lev : II, 229. 
Meyerbeer, Jacob Liemann Beer, dit 

Giacomo : II, 547. 
Meyerhold, Vscvolod Emilievitch, 

metteur en scene : II, 288. 
Miasnikov, Gavriil : n, 102. 
MiassoTedov : I, 555, 556. 
Michel III Feodorovitch. premier tsar de 

Russie : I, 28 et n.**. 
Michtchouk : I. 490. 491. 
MikhaIl Alexandrovitch, grand-due. 

frere de Nicolas II : II, 102. 
MikhaIlov, Alexandre : I, 238. 
MikhaIlov, Lev Mikhailovitch, alias 

Politikus, de son vrai nom Elinson : 

II, 98. 
Mikhelson, A. : II, 64. 



Mikhoels, Solomon M. : I, 236 ; II, 278, 
381, 383, 384, 426, 427, 432, 433. 

Mikoyan, Anastase Ivanovitch : II, 308, 
309, 312. 

Milioukov. Pavel Nikolai'evitch, ministre 
des Affaires 6trang6res de Nicolas II : 

I, 264, 327 et n. 89, 461, 511, 517- 
519, 531, 538, 539, 553 ; II, 29, 32, 
70, 182, 184, 193, 210 et n. 99, 211 et 
n. 100, 213. 

Milrl'd, M., redacteur en chef de Segod- 

nia : II, 183. 
Minaiev-Tsikanovski, A., chef du depar- 

tement du Contre-espionnage du 

GUGB et du NKVD : H, 317, 320. 
Mine : I, 395. 

Minine : I, 522 et n.* ; H, 296. 
Mininuerg, L. L. : II, 351 n. 138, 377 

n. 20, 388 n. 58, 436 n. 40 et 41, 437 

n.42. 
Minkine-Menson, Alexandre, typo- 

graphe : II. 60. 325. 
Minor, Ossip S. : I, 255 et n. 51, 394 ; 

II, 66. 

Minski, N. : I, 188, 291 et n. 39. 
Mintslov, O. : II, 182. 
Mints, I. I., academician : II, 435. 
Mints, J. J., chef de la section politique 

du « Corps des Cosaques vermeils » : 

n, 138. 
Mintz, expert en sciences politiques : 

II, 525. 
Mintz, Max : n, 359. 
Mintz, Paul, homme d'Etat letton : II, 

372. 
Mintz, Vladimir, chirurgien : II, 372. 
Mirkina, Z., 6pouse de G Pomerants : 

n, 501. 
Mirkine, meunier : II. 145. 
Mirkine-Guetsevitch, B. (nom de 

plume : Boris Mirski), collaborates 

de Poslednie novosti : II, 139 a. 12, 

184, 188 n. 26, 209 n. 95, 238 n. 69. 
Mikonov-Kagan, Lev G, chef du dfipar- 

tement des Contre-espionnage du 

GUGB du NKVD : II, 315, 316, 321. 
Mironov, le sous-lieutenant : II, 366. 
Mironov, M., fondateur de Vlllioustriro- 

vannaia Rossia : II, 185. 
Mironov, Philippe : n, 139. 
Mironov-Korol, Serguei, fonde' de pou- 

voir regional du Gudpdou-NKVD : II, 

318,321. 
Mironova, G. : II, 364 n. 10. 
Mirski, B. : voir Mirkine-Guesdvitch, B. 



iM)i:x 



593 



Mirski. Sviatopolk, ministre de I'lntd- 

ricur : I, 327. 
Mitiiridate : I, 16 n.*. 
Mitink, expert en sciences politiqucs : 

O, 525. 
Mlodetskj : I, 254. 
Mniatchko, Ladislas, 6crivain slovaque : 

n. 473, 474. 
Mocher-Sefarim, Mendelc : I, 345. 
Mocuilevski, Solomon, tchekiste : II, 

143. 
Moizitch, Efrem : I, 20. 
Moltchanov, G. A., membre du NKVD : 

II. 315. 
Molotov, Vialcheslav Mikha'ilovitch 

Skriabine, dit : II, 292, 304. 308, 335, 

354, 380, 424, 426, 427, 432. 
MOMMZEN : II. 
Monteeiore, sir Moses : I, 142, 145, 

200, 367. 
Montefiore, Claude : I.. 389. 
Mordovtsev, D. : I, 218. 
Moreinis, Fanny : I, 240. 
Morgan, John Pierpont, financier : II, 

302. 
Morgenthau, Henry, ministre des Finan- 
ces de Roosevelt : II, 440. 
MORGOULIS, M. : II, 509 n. 40. 
Morgulis, M. G. : I. 191. 
Moroz, Iakov, chef a la construction de 

la voie fcrrce Kotlas Vorkouta : II, 

364. 
Morozov, Grigori, premier gendre de 

Staline : II, 432. 
Morozova, M. F. : I, 353. 
Mouravikv, M. N„ gouverneur de la 

region Nord-Ouest : I, 192. 
Moukaviev, Mikhai'l : II, 139. 
Mouraviev, Nikita, decabriste : I, 95. 
Mol raviev, N. V., ministre de la Justice 

d" Alexandre III : I, 310. 
Mouromets, Ilya : I, 20. 
Mousafai : I, 34, 35. 
« Moustafa » : II, 266. 
Muller, Jerry : II, 16 n. 37. 1 17 n. 82. 
MOller, John : H, 153 n. 35, 37 et 38, 

159 n. 57. 
Mutnik, A. : I, 270. 
Muzam, T. : II, 152, 153. 



Nabokovep, V. D., juriste, cofondaleur 
du parti Cadet : II, 42 et n.***. 

Nabokov, D. N., ministre de la Justice 
d'Alexandre HI : I, 222. 



Nabokov, V. D. : II, 42 n. 36, 64, 74 et 

n.71, 182. 
Nachatyr : n, 66. 
Nagel, Ludwig : I, 262. 
Najivine, Ivan F. : II, 72 et n. 66, 99 ct 

n. 36. 
Nakhamkis, O. : I, 396. 
Nakhamki.s-Sveti.ov, louri, dirigeant du 

Comitc" cxccutif du Soviet des deputes 

ouvriers et soldats : II, 44, 67, 71, 77, 

91. 151 etn.32, 164.326. 
Nakhimson, Semion : D, 81, 96, 108, 

136,220. 
Napoleon I" : I, 71, 72, 471, 526, 547. 
Napoleon III : II, 191. 
Nasser, Gamal Abdel : II. 468. 
Nassimovitch, N. : voir Tchoujak-Nassi- 

movitch, N. 
Natanson, Mark, dit « Marc Ic Sage » : 

I, 237-241, 244, 255, 394 ; II, 58. 65, 

81. 
Nathan. Paul : I, 389. 
Nebe, Arthur, le Brigadenfiirher SS : 

H, 409. 
Negrltov, P. I. : n, 99 n. 37, 145 n. 20. 
Neimark, « artisan » : I, 316. 
Neirat, O. : II, 152. 
Nekhamkine, la famille des : II, 229- 

230. 
Nekrassov, Nikolai Alexeievitch : I, 

242. 
Nekriicii. A. : 11,435 n. 39, 513. 
Nemanov, L.. correspondanl genevois de 

Segodnia : H, 183. 
Nemirovitch-Dantchenko : II, 289. 
Nepriakwne, commissaire au Com- 
merce : 11,310. 
Neratov : n, 91. 
Nesselrod, K., comte, ministre des 

Affaires efrangeres : I, 311. 
NetchaIev, Serguei Guennadievitch : I, 

236 et a**, 237, 308 n.*. 
Neudhart, gouverneur d'Odessa : 1, 424, 

427. 428, 430-433. 435, 438, 439. 
Nevakhovitch, Leiba : I, 63, 64. 
NevskU, V. : I, 399 n. 88. 
Nicolas I cr Pavlovitch, tsar de Russie : I, 

72, 105 em.*, 107-148, 150, 159,231, 

311, 411. 426; II, 495 et n.**. 
Nicolas II Alexandrovitch, tsar de 

Russie : I, 295, 300, 302 n.*, 380, 387, 

395 et n.***, 402, 404-407, 410-414, 

417-419, 433, 441, 445, 454, 455, 464, 

465, 475, 478, 484, 485, 489. 495, 



594 



INDl-X 



520, 525, 527 n.**, 528, 529, 533, 
550, 561, 562 ; H, 30, 37. 45. 62. 100- 
102, 108, 188, 192. 251, 349, 372. 

Nicolas Nicolai'evitch, grand-prince : I, 
529, 530, 548 ; n. 

Nicolski : II, 67. 

Nikitine, V. N. : I, 70 n. 8. 80 et n. 42, 
8 1 n. 43 et 45, 82 n. 46 et 47, 83 n. 48, 
84 n. 49 a 51, 85 n. 52 et 53, 86 n. 54, 
87-89 et n. 58 a 60, 90 n. 62 et 63, 91 
n. 64 a 66, 109 n. 9. 118 n. 36 et 37. 
119 n.38. 120 n.39, 121 n.42 a 44, 
122 n. 46 et 47, 123 n. 48, 124 n. 49. 
125 n. 51. 126 n. 52. 127 et n. 53, 153 
n. 14, 168 n. 74 k 76, 169 n. 77 et 78, 
170 n. 79, 81 et 83, 171 n. 84, 85 et 
87 a 89, 172 etn. 90 a 92 el 94. 

NiKiTTTCH, Dobrynia : I. 20. 

Nikon, le patriarche : I, 311 n.**, 457 
et n.*. 

Niout, J. : n. 457 n. 49. 

Nisknson, famille du comptable : I. 360. 

Nisselovitch, depute : I, 466, 487. 

Nistor, Der (Pinkhos Kaganovitch), 
ecrivain : n, 277, 384. 

Noguine, membre du Politburo : II, 227. 

Nolde : II, 78. 

Nordau, Max : I, 288-290, 297. 

Norden, Edward : II, 10 n. 4 et 5, 15 
n. 35, 559 n. 61, 561 n. 71, 562 n. 72. 

Notkine. Nota Khai'movitch : I, 56, 63- 
65, 80. 

Notovitch : I, 406. 

Noudelman, R. : I, 350 n. 177 ; II. 478 
n. 8, 482 n. 17, 527 n. 25. 532, 537 
n. 58. 566 n. 85. 

Noudler, M. : II, 534 n. 42. 

Nousbaum, Laslo. radiologue : II. 359. 

Nov, A. : H, 457 n. 49. 

Novomirski, lakov : I, 397. 

Novotny. Antonin, president de la Rcpu- 
bliquc tchcquc : II. 

Nudelman, R. : I, 489 n. 78 ; II. 12 
n. 15. 26 n. 73, 468 n. 93. 



Obmanovy, les : I, 470. 

Obolenski, A. P. : I, 405. 

ObOLENSKI, V. A., gouvemeur : I, 395, 

405, 461, 462 n. 14. 
Oborjne, Lev, musicicn : II, 346. 
Ocherovitch, M. : I, 185 n. 151. 
Ogariov, Nikolai Platonovitch : I, 235 et 

n.*****, 238 n.*. 



Ohlendorf, O., le Statulartenfiirher SS : 

H, 409. 
OIstrakh, David, musicien : II, 346, 

441. 
Okoidiava, Boulat : II, 477 n.*. 
Qldenbouro, S. S. : I, 545 n. 67. 
Oi.eg LE Sage, prince de Kiev : I, 16 

n.**. 
Olga, princesse de Kiev, sainte : I, 22 

et n.*. 
Orchanski, I. G., journalistc : I, 8 1 et 

n. 44, 90 et n. 61, 98 n. 83, 117 et n. 34 

et 35, 124 et n. 50. 132 et n. 68, 153 

et n, 13. 154 n. 19, 162 n. 57, 163 

n.58, 165, 166 n. 64, 173, 174 et 

n. 98, 193, 206 etn. 15. 
Ordjonikidze. Grigori Konstantinovitch. 

dit Scrgo, rcsponsablc du Bureau 

eaucasicn du PC, puis directeur du 

commissariat a 1" Industrie lourde : II. 

219, 292. 308, 310.312,441. 
Oren. I. : II. 523 n. 20. 
Ori.ov, juriste de la commission 

Batiouchine : I, 552. 
Orlov, Alexandre [pseudonyme] : II, 

315, 316 n. 49. 
Orlov, Boris : I, 185 n. 150, 193 n. 195, 

448 n. 156 ; H, 33 n. 16, 124 n. 104, 

272 n. 172, 336 n. 86, 467 n. 90, 535 

n. 48, 541 n. 71. 
Orlov, M. : I, 255. 
Ortov, M. : II, 500 n. 21. 
OerovI, M. : I, 226 n. 89. 
Ossorcuine. Michel : II, 179-181 et 

n. 10. 
Ostapov. jeune garcon : I. 359. 
OsTERMAN : II, 562. 

OSTROMENSKI, officier de police : I, 420. 
OstrovskaIa, Nadejda, chef de la 

section politique dc la 10 c armee : II, 

138,325. 
Ouborevitch. Jerome : II. 139. 
Ouchanski, K., diplomate : II, 312. 
Ouglanov, secretaire du Comite regional 

du parti (Petrograd) : II, 226, 227, 

291,305. 
Ouuanov, Alexandre Hitch : I, 254 

n.** ; groupe - : 254 et n.**. 
OUUANOV, Nikolai' Vassili6viich, grand- 

pere paternel de L6nine : II. 84. 
Ouritski, M. : II, 60. 
Ouritski, Scmion, directeur du Service 

de l'espionnage de l'Armee rouge : II, 

85, 93, 108. 123, 124, 136, 314, 326, 

562. 



INDKX 



595 



Ourousov, S.. prince : I, 363, 368. 

Ouspenski, Gleb : I, 212 et n. 43. 

Oussychkine, M. M. : I, 296. 

Outekhine : II, 504. 

Outine, Nikolai Isaakovitch : I, 236 et 
n.*. 

Outine, S. J., premier procureur du 
Senat: I, 311,336. 

Outiossov, Leonid, chanteur : II, 290. 

Ouvakov, minislre de TEduealion de Ni- 
colas II : I, 137. 

Overmen, Commission : n, 116 n. 81. 

Ovsianikov-Koulikovski, D„ acadcmi- 
cien :I, 511. 

Oz, Amos : I, 292 n. 43 ; II, 1 1 ct n. 14, 
14 et n. 28 et 30, 15 n. 31, 20 et n. 52, 
545 n. 9. 



Pahlen, Constantin, comtc : I, 172 ct n.*, 
220 ; commission - : I, 229, 230, 232, 
311.325,240. 

Pai.hn.ogue, Maurice, ambassadeur de 
France a Petrograd : I, 547 et n. 72. 

Panine, la comtesse : II, 93. 

PaOUKER, Karl V., chef du departement 
des Gardes du corps du GUGB du 
NKVD : 11.315, 316, 321. 

Parks, James : I, 38 n. 94, 189 n. 172, 
289 n. 27, 291 n. 36, 323 et n. 79, 324 
et n. 82, 348 n. 172, 349 n. 174; II, 
178 n. 2. 

Parvus, Israel Guelfand, dil : I, 261 , 265, 
407; II, 94, 312,350. 

Pas.manik, Daniil Samoi'lovitch : I, 370 
et n. 234, 392 et n. 62, 482, 483 n. 68 
et 69, 529 et n. 9, 530 et n. 13 ; II, 54, 
67, 68 n. 55 et 56, 78 n. 82, 79 et 
n.85. 85 et n. 2, 89 et n. 12, 108 et 
n.58. 111-113 et n.71 et 72, 128 
n. 112 et 113, 129 n. 114, 131 et 
n. 119, 157, 158 n. 50, 162 et n. 63, 
164 et n.68 et 70, 166 et n.76, 167 
n. 78. 168 et n. 81, 169 et n. 84, 170 
n. 87, 188-190 et n. 33, 35 et 36, 194 
n. 50, 196 n. 57, 198. 199 et n. 63 et 
67, 201 n. 74. 203 n. 82 et 84, 205, 
208 n. 88 et 89, 209 n. 93, 213. 232 
n. 50, 244 et n. 83 et 84, 245 n. 86, 
260 et n. 128, 273 et n. 175 el 176, 
280 etn. 201. 

Passover, A. J. : I, 309. 

Pasternak, B. : J3, 13, 109-110, 119. 

Pauker, Karl : II, 229. 

Paul, saint : n, 22. 



Paul I" Petrovitch, tsar de Russie : I, 49- 

52, 62, 63 et n.*, 69, 70, 203. 
Pavlovski, agent de police : I, 424. 
Pavlovski, Isaac Iakovlevitch, dit I. Ia- 

kovlev: 1,241 et n.*, 251, 252. 
Peciiekhonov : II, 74. 
PELBD, Beni, general israelien : II, 344, 

561 n.70. 
Penson, B.. detenu du Goulag : II, 5 1 1 . 
Perazitch, Y : II, 94. 
Perelman, la., chef des camps de Bou- 

riepolomski : II, 350. 
Perelman, Victor : n, 360, 433 n. 35, 

459 n. 54, 482, 530 n. 28, 533 n. 36, 

534 n. 43. 
Perets, Abram, fermier : I, 48, 63, 159, 

312. 
Perets, E. A. : I, 159. 
Perets, secretaire d'£tat : I, 312. 
Peretz, Itzhak-Lcibush : I, 346. 
Pereverzev. P., avocat : I, 370. 
Pergament, O. I., membre de la Douma 

d"Empirc : I, 173 n. 96, 432, 507. 
Perly, Pauline : I, 255. 
PerovskaIa, Sofia Lvovna : I, 237 et 

n.**. 
Pervolkhine : II, 376. 
Pestel, Paul I., d6cabriste : I, 64 ct n.**, 

76, 77 n. 31 a 36, 94, 95 et n. 72. 
Petcherski, Lev : II, 136, 325. 
Peters, tchekiste : II, 231. 
Petliol'Ra, Semion Vassilievitch, natio- 

naliste ukrainien : II, 156-158, 160, 

166, 167. 172, 211, 212, 339, 406. 
Petrachevski : I, 235. 
Petrounkevitch, 1. 1. : n, 332 n. 74. 
Petrousevitch : I, 270. 
Petrov, N. : II, 317 n. 53, 318 n. 55. 
Petrovski : II, 101. 
Phiixin iVAlexandrie : II, 544. 
Piatakov, Georges : II, 155. 
Piatnitskj. E. : II, 136. 
Piatnitski-Tarchis, I. : II, 95, 325. 
Pierre I m Alexdevitch, dit Pierre le 

Grand : I, 19 n.*, 29-31, 32 n.*, 34 

n.** et n.*****, 112, 142, 176, 203, 

264, 457 ; II, 562. 
Pierre II Alexeevitch, tsar de Russie : I, 

30 etn.****, 31 etn.**. 
Pierre III Fedorovitch, tsar dc Russie : I, 

34 et n.****, 203. 
Pikkek, Samuel : voir Martynov, Alexan- 
dre. 
Pikhno, D. I., r6dacteur en chef de Le 

Kevien : 1.471. 



596 



INDEX 



Pilliar, R. A., membre du NKVD : II, 

315. 
Pinson, I., secretaire du comite regional 

de la Tch£ka de Tambov : II, 147, 325. 
PDtSKBR, Lev : I, 228, 282, 285. 
Pinski, professeur de lettres, d&enu du 

Goulag : II, 359. 
Pinkhous-Simanovski, Ch. : voir Sima- 

novski. P. Ch. 
Pirogov, Nicolas, chirurgien : I, 179 ct 

n.*, 190. 
Pissarrv, Dimilri : I, 188 ct n.*, 242. 
Pissarjevski, notairc : I, 362. 
Plastinina-MaIzel, Rebecca : II, 138, 

146-147. 
Platon, l'eveque : I, 418. 
Platonov, S. F. : I, 26 ct n. 43. 
Plehve, Viatcheslav Konstantinovitch, 

ministre de ITnt^rieur : I, 276 et n.**, 

294-296, 322, 328, 361 , 363, 368, 369, 

371, 383, 384, 388, 392, 395. 
Plekhanov, Gueorgy Valentinovitch : I, 

137, 261, 270, 274 et n.*, 275 ; n, 

74, 189. 
Pletnev, Pr. D., ancien cadet : II, 440, 

441. 
Pliner, Israel, chef du Goulag : n, 317, 

321. 
Plioutch, Leonid : II. 
PlissetskaIa, Maia Mikha'flovna : II, 

525. 
Ploutchek : II, 525. 
Pobedonostsev, Konstantin Petrovitch : 

I, 302 et n.*, 395 et n.***. 
PorxioRirrs, Norman, redacteur en chef 

de Commentary : II, 18 et n.*, 114 

a. 78, 549 n. 21. 
Pogooine, A. : I, 522 ct n. 58 et 60. 

523 n. 63. 
Pojarski, Dimitri : II, 296. 
Pokrassa, Daniil et Dmitri, composi- 
teurs de chansons : II, 347. 
Pokrovski, M. N., historien : I, 19, 263 ; 

n, 295. 
Poliak, B. : n, 183. 
Poliak, les freres S. et M. : I, 336. 
Poliakov, A. : II, 184. 
Poliakov, Jacob, banquier : I, 335, 336. 
Poliakov, Lazare Salomonovitch, 

banquier: I, 319,335,336. 
Poliakov, les : I, 176. 
Poliakov, Samuel, banquier : I, 176, 

228, 335, 336, 340. 
Poliakov-Litovtsev, S., collaborateur de 

Poslednie novosti : II, 1 84. 



Polner, T. I. : n, 162 n. 64. 

Poi.nik, Macha : II, 465. 

Poi.onski, I., menchevik : II, 66. 

Polouboiarinov : II, 35. 

Pomerants. Grigori. philosophe- 
essayiste : II, 238 n. 69, 477, 496. 500, 
501 et n. 23, 502 n. 24, 503-505, 519 
et n. 9. 

Pofkov, Piotr, secretaire du PC de Lenin- 
grad : n, 433. 

Popov, A. : I, 454 n. 170. 

Popov, le senateur : 71, 97. 

Popovski, M. : II, 217 n. 1, 286 n. 233, 
294 n. 253. 

Portougalov, Benjamin, mddecin et 
publiciste: I, 191,211. 

Portougueis, S. (nom de plume : St. Iva- 
novitch) : II, 1 82 ; voir Ivanovitch, St. 

Posen, senateur : I, 3 1 2. 

Posekn, Boris, tchdkiste : II, 144. 

Posse, V. : 1,312 n. 41. 

Potocki, Seweryn, comte : I, 63. 

Potok, Chaim : II, 118 n. 85. 

Pouchkine, Alexandre Serguei'evitch : I, 
51 n.*, 184, 353 n.* ; n, 489 n.*, 495, 
497,551. 

Pougatch, le soldat : n, 389. 

Pougatchev, Emilien, cosaque : II, 494 
n.*. 

Pougo : II, 231. 

PolirichkEvitch, Vladimir, leader l'ex- 
treme droite russc : I, 447 et n.*, 469, 
470 n.*, 473, 475, 492, 527 et n.* ; LI, 
36 et n.*. 

Pournis, fonde de pouvoir regional du 
Guepemi-NKVD : n, 318. 

Poznanski, clerc : I, 544. 

Poznf.k, S. V. : I, 72 n. 19, 101 n. 92, 
306 n. 22, 361, 478 n. 55; H, 186,210 
n. 96, 283 n. 214, 334 n. 82, 345 
n. 119. 

PranaItis, pretre catholique : I, 495. 

PraLsman, L. : I, 214 n. 50, 355 n. 191, 
379 n. 13, 430 n. 124, 442 n. 140, 446 
n. 151, 453 n. 167. 

Prat, N. : II, 495 n. 8. 

Pregei., Sophie : II, 179. 

Priceman, L. : I, 204 n. 5. 

Primakov, Vital, chef du « Corps des Co- 
saques vermeils » : II, 138, 139. 

Prochian, Proch, S.-R. : n, 91. 

Prokofiev, G. E., membre du NKVD : 
II, 315. 

Pronine, marchand : I, 362. 



INDEX 



597 



Propper, S. M. directeur dcs Nouvelles 
de la Bourse : I, 406, 446, 469. 

Protopopov, Alexandre, dernier ministre 
tsariste dc I'lntencur : I, 550, 551, 
561 ; II, 34. 

Ptolemees, la dynastie des : n, 544. 



Raaben, gouverneur von : I, 359, 362, 

367,368,371. 
Rabinovitch, Moi'se : I, 240, 241. 
Rabinovitch, Ossip : I, 186, 187. 
Rachmanov, secretaire du Comite central 

du Komsomol : II, 252. 
Radek, Karl Bernardovitch Sobclsohn, 

dit Karl : II, 295, 331, 349. 
Radtchenko : I, 270. 
Radzivilovski, Alexandre, membre du 

D6partement politique secret du 

GUGB du NKVD, « charge des mis- 
sions speciales » : II, 316, 321. 
Rauziwill, le prince : I, 50. 
RafaIlov, I., assistant de M. Froumkine : 

n, 97. 
Rafalski, vice-gouvemeur : I, 414. 
Rafalski, S., joumaliste : II, 499. 
Rafes, Moissei : I, 266 et n. 78 ; II, 

118,325. 
Raichman, D. : II, 155. 
Raiev-Kaminsici, Mikhail G., fonde de 

pouvoir regional du Guepeou-NKVD : 

II, 318, 321. 
Raisin, Max : I, 209 et n. 34. 
RaIski-Lkkhtman, Naoum. fonde de 

pouvoir regional du Gucpcou-NKVD : 

11,318,321. 
RaIsman, Y., r6alisateur : II, 288. 
RaTvid, P., secretaire du comite regional 

de la Tcheka de Tambov : n, 147. 
Rakosi, Matlias : II, 153. 
Rakovski, communiste : II, 39. 
Rappoport, Grigori, tchekiste : II, 321. 
RapPOPOBT, lakov, chef de la construction 

en second du Bel bait : n, 362. 
Rappoport, K. : n, 349. 
Rappoport. M. G., fonde de pouvoir 

regional du Guepeou-NKVD : II, 318. 
Rappoport, O. : H, 5S0 n. 24, 552 n. 31, 

565 n. 83. 
Rasch, O., le Standartenfiirher SS : II, 

409. 
Raspoutine, Grigori lefimovitch 

Novykh, dit : I, 495, 527 n.*, 547-551, 

555 n.* ; II, 34, 36 et n.*. 



Raspoutine, Valentin, ecrivain : II, 512 

et n.***. 
Ratchkovski, P. : II, 191. 
Rating S. : I, 255. 
Ratnrr, avocat : I, 380, 410. 412. 
Ravrrbe, lokhiel, physicien et chimiste : 

II, 330, 338. 
RazGON, Israel : II, 1 37. 
Razgon, Lev, joumaliste, detenu du 

Goulag : II. 325. 359. 
Razolmovski, Alexis : I, 34. 
Rechtzammer, Simon : I, 399. 
Redens, S. F., membre du NKVD : II, 

315. 
Reinchtein, Boris : I, 262. 
Remizov, Alexis : II, 148 et n.*, 149 

n. 26, 179. 
Renan, Ernest : II, 27. 
Ressine, Ilya S., fonde de pouvoir regio- 
nal du Guepeou-NKVD : II, 318, 321. 
Rezanov, colonel, juriste de la commis- 
sion Batiouchine : I, 552 ; II, 34. 
Reznik, Joseph : I, 257-259. 
Riabolchinsk! : II, 79. 
Riazanov-Goldenbach, David Borisso- 

vitch Goldendach, dit David, bolche- 

vik : I, 262. 502 ; II, 323, 326. 
Ribbentrop-Molotov, pacte : n, 354, 

382. 
Ricardo, David, financier et econo- 

miste : II. 547. 
Richelieu, le gouverneur : I, 82, 84. 
Rieman : I, 395. 
Rimsky, G. : II, 245 n. 90. 
Riodk inovna, Arina, nourrice de 

Pouchkine : JX 489 et n.*. 
Riourik, prince varegue : I, 27 n.**. 
Rioutine, Martemian, ancien dirigeant 

du soviet de Kharbine. puis membre 

du Comite de Moscou : II, 305. 
Roberti, E. V. dc : I, 509. 
Robespierre, Maximilien de : I, 239 

n.*** ; II, 140. 
Rochal, G., realisateur : II, 288. 
ROCHAL, M. G., membre du college du 

Commissariat a I' Agriculture : n, 

108, 308. 
Rochal, S. G., neurologue : n. 43. 
Rockfeller, John Davison : II, 302, 

303. 
Rodionov, Nikolai : LI, 433. 
Roditchev, E, dirigeant cadet : I, 445 ; 

n, 193. 
Rodzianko, M., president de la Douma : 

I, 560 et n.** ; II, 30, 42 et n.*. 



598 



INDEX 



Rogaller, L6on : I, 257. 

Rocuinskj, Procureur de l'URSS : n, 

230. 
RoIsenman, Boris : II, 305, 311, 325- 

326, 
Rokotov-FaIbichenko, affaire : n, 460 

sq. 
Rolland, Romain : II. 298. 
Romanov, la dynastic des : I, 27 n.**, 28 

n.**, 150. 
Romm. Maxime : I, 237, 250. 
Romm, Mikhail, rdalisaleur : II, 347, 

441,483. 
Roosevelt, Theodore, president des 

Etats-Unis : I, 381, 382, 386, 387, 

538 ; n, 354. 
Rosenblum, G„ redacteur en chef 

d'Ediot Aklnonot : II, 455, 456 et 

n. 39, 465 n. 81. 
Rosengoltz, Arkadi R. assistant de 

Trotski, directeur du Commissariat au 

Commerce exteneur : II, 96, 135, 305, 

308,310. 
Rosenstein, Anne : I, 240, 251. 
Rosenthal, L. : I, 159. 
Rostopchine, Fedor Vassilicvitch, 

comte : I, 553 et n.**. 
Rotchtein, Fiodor A., membre du 

college du Commissariat aux Affaires 

elrangeres : II, 233, 312. 
Rotenberg, A. I. : II, 152. 
Rothschild, le baron de, banquier : I, 

286, 287, 297, 320, 336, 383, 486. 

538 ; H, 50. 
Rothschild, lord : I. 538. 
Rothschild, les : I, 336. 454. 
Rotstein, Fiodor : II, 295. 
Rol'banovitch. Ilya : I, 394 ; II. 68. 
Rol'binine, E., diplomate : II, 326. 
Roubine, V, militant du mouvement 

juif : n, 312, 538. 
Roubinov, Iakov. chef du departement 

administratif de l'etat-major du 

« Corps des Cosaques vermeils » : II, 

138, 326. 
Roublev, Andre, pcintrc d'icones 

russes : n, 499 et n.*. 
Roudevitch : I, 262. 
Roudnev, V, S.-R., membre dirigeant 

des Sovremennye zapiski : II, 185. 
Roudzievski : I, 376. 
Roudzoutak, Jan E., bolchevik : II, 

230. 
Roufelevitch, Aron, dit Taratut : II, 98. 



RouKHiMOvrrcH, Moise, vice-pr6sident 

du Soviet pan-russe de l'economie : II, 

236, 292, 323, 326. 
Roukhinovttch, M. : n. 309. 
Roukhlov : I, 540. 
Roul : II, 263 n. 136. 
Rohman, directeur de departement de 

l'lnstitut Physico-technique : II, 351. 
Routenberc;, Pinkous (Piotr), assassin de 

Gapone : I, 396 ; II, 59, 64. 
Routkovski, A., fonde de pouvoir regio- 
nal du Guepeou-NKVD : II, 318, 321. 
Rovnitsky : I, 373. 
ROZANOV, V. V. : I, 486, 492 et n. 82, 

512. 
Rozenberg, Marcel, diplomate : II, 312, 

325. 
Rozengoi.ts, Arcadi P. : II, 325. 
Rozenoer, T., administrateur des Pitro- 

les : II, 309. 
Rozovski, Naoum, procureur general de 

I'Armee rouge : II, 313, 325. 
Rubinstein, Anton, pianiste : II, 563 et 

n.***. 
Rubinstein, B. : II, 183. 
Rubinstein, Dmitri L., banquier : I, 547- 

55 1 ; II, ; affaire - : I, 552 ; H, 34, 

115. 
Rubinstein, les freres : II, 110. 
Rubinstein, Modeste, chef de section 

politique de corps d'armee : II, 137. 
Rubinstein, N. : II, 485 et n. 20, 491 

n. 23. 527 n. 26. 
Russell, Bertrand : II, 461. 
Rutman, Roman, cyberneiicien : II, 239 

n. 74, 455 n. 35, 464 n. 75, 509. 510 

n.41 et42, 520 n. 12. 
Ruttenbkro, Petr : II, 556 et n.*. 
Rybakov, Anatoly, ecrivain : II, 465. 
Rykline, G. : n, 196 n. 58, 349. 
Rykov, Alexei Ivanovitch, prdsidenl du 

Conseil des commissaires du peuple, 

membre du Commissariat a l'lnstruc- 

tion publiquc : II, 280, 305. 
Ryss, Pierre, collaborateur de Poslednie 

novosti : II, 184. 
Ryvkine, Oscar, leader du Komsomol : 

H, 91, 326. 



Saakian : n, 67. 

Sakharov, Andrei' Dmitrievitch : II, 484. 
Salberg, J. B. : II, 448 n. 8. 
Salomon : I. 16 „.*******. 
Salomon, ecuyer : I, 312. 



INDIA 



599 



Saltykov-Schedrin, M. E. : I, 217 et 

n. 58. 
Sai.tykov-Chtchedrine, Mikhail Ievgra- 

fovitch Saltykov, dit : II, 84, 305. 
Samorodnitskj, Pinhas : n, 22 n. 61, 23 

n. 64, 546 n. 12. 
SAMOSOUD, Samuil, chef d'orchestre du 

Bolchoi : II, 346. 
Samueu, Tibor : II, 153. 
Sandetskj, general russe : I, 535. 
Sandler, Assir : n, 370 et n. 12. 
Sarah, fcmme du pope Alexis : I, 22. 
Saratov, 1'affaire de : I, 491. 
Sartre, Jean-Paul : II, 15 n. 36, 557. 
Satanover, Mendel : I, 63. 
Satton, E. : II, 261 n. 130. 
Savinkov, B. : I, 395 ; II, 212. 
Savski : n, 63. 
ScHACirr, Hjalmar, president de la 

Reichsbank : II, 264. 
Sckadenko, Efim : II, 139. 
Schapiro, Leonard : II, 88 n. 7, 91 n. 17, 

155, 272 n. 173. 
Scheftei., conseiller municipal : I, 412. 
Schekhtman, G., nationaliste : II, 210, 

211. 
Schekhtman, J. B. : II, 154 n. 40, 155 

n.41 et43. 
Scheinman, president du Directoire de la 

Gosbank d'URSS : II, 237. 
Scher, sous-lieutenant : II. 
Scherbak, grand-pere de Soljenitsyne : 

I, 329. 
Scherbakov : II, 504. 
Schiff, Jacob, banquier : I, 297, 282, 

283, 386, 388, 539 ; II, 40, 50, 53. 
Schiller, Friedrich von : I, 184. 
Schilman, A., chef de la section opera- 

tionnelle du « Corps des Cosaques 

vermeils » : II, 138. 
Schimkine, V., dditeur de Novoe 

rousskoe slovo : II, 1 86. 
Schirwindt, Evse'i, chef de la Direction 

g^nerale des lieux de detention de 

l'URSS : II, 229. 
SarLEiSNER, Olga : I, 237. 
Schlesinger, banquier : II, 261. 
Schukhter, Alexandre : I, 410-412 ; II, 

147, 266, 292. 
Schmidt, V. : II, 101. 
Schneerson, Marie, historienne de la 

literature : II, 512 et n. 48. 
Scholom-Aleichem : I, 345. 
Schors, Nicolas : n, 139. 



Schotman, puis Danilov, social-d6mo- 
crate : II, 7 1 . 

Schreider, G. : II, 66. 

Schthiberg, I. : II, 1 83. 

Schtoleker, F„, le Standartenfiirher SS : 
n, 403, 409. 

Schturman, D. : n, 12 n. 19. 

Schub, D. : I, 237 n. 2, 257 n. 56 et 57, 
259, 271 n. 91, 394 et n. 72 ; II, 89 et 
n. 10, 385etn.45. 

SchOt/., I. 1. : II, 225 n. 30. 

Schwarz : II, 141. 

Schwarz, Isaak (Simon), premier presi- 
dent de la Tcheka : II. 144. 

Schwarz, Naoum, psychiatre : n, 330. 

Schwarz, Salomon M., menchevik : I, 
185 n. 154, 353 n. 186 ; II, 12etn. 18, 
64, 149, 174 et n. 101, 219 et n. 10, 
220 n. 12, 248 et n. 98, 249 n. 100, 
252 etn. 106 a 108. 253 n. 109 et 111, 
274 n. 180, 333, 334 et n. 78, 335 
n. 85, 341 n. 104, 342 n. 105 et 106, 
343 n. 109, 111 et 112, 353 et n. 145, 
354 n. 147, 355 n. 151, 373 n.4, 374, 
375 n. 10 et 13, 377 et n. 19, 377 
n. 21, 378 n. 22, 380 n. 29, 384 n. 42, 
385 n. 44, 388 et n. 59, 390 n. 64, 401 
n. 98, 99. 101 a 103, 402 n. 106 a 109, 
403 et n. Ill et 114, 404 n. 118, 405 
etn. 121. 123 et 125, 406 n. 127 a 129, 
407 n. 134, 408 et n. 136, 138 et 139, 
410 n. 141, 413 et n. 152, 414 n. 153 
et 156, 415-417 et n. 162, 423 n. 2, 
425 n. 5, 428 n. 18 et 19, 429 n. 20 a 
22. 438 et n. 49 et 50, 446 n. 2 et 3, 
448 et n. 9. 449 n. 10 et 1 1, 451 n. 16 
a 18. 452 et n. 21 et 23, 453 n. 26 et 
27, 454 n. 33, 460 n. 58 et 61, 461 et 
n. 62 et 64, 463 n. 70, 464 n. 72, 465 
n. 76 et 78, 468 n. 91. 

Schwarz. Simon : II, 155. 229. 

Schwartz., etudiant : I, 258. 

Schwartzbard, Samuel, assassin de 
Petlioura : II, 211, 212,406. 

Schweitzer, Maximilian : I, 395. 

Scwartz, 1. : II, 309. 

Sedykh, Andr6 (J. Tsvibak), correspon- 
dant parisien de Segodnia : II, 178 n. 5 
et 6, 181 n. II, 182 n. 12, 183-185 et 
n. 18, 186 n. 23, 187 n. 24. 

Segre, Dan : II, 24 n. 67. 

Segur, Sophie Rostopchine, comtesse 
de : I, 553 n.**. 

Seligmann. banquier : I. 321. 

Semennikov, V. N. : I, 550 n. 81. 



600 



INDHX 



SEMBNOV, J., directeur de Rossia : II, 

187. 
Semienovski, le regiment : I, 447. 
Semionov, tchekiste : II, 226. 
Serebrennikov, A. : II, 513. 
Serebriannikov, A. M. : n, 95 n. 25. 
Serge Alexandrovitch, grand-due, frere 

d' Alexandre III, gouverneur general 

de Moscou : I, 320 et n.*, 322, 395. 
Serge de Radoneje, saint : I, 458 ; II, 

287. 
Serman, I. : n. 507 n. 32. 
Sermuks, assistant de Trotski : II, 92. 
Sevastianov, rnagasinicr au Goulag : II, 

367. 
Sevski : n. 63. 
Sgovio, Thomas : II, 364. 
Shared. G. : II, 550 n. 26. 
Shamir, M. : n, 546 n. 14. 
Shapiro, Isaac, chef du Ddpartcment 

special du GUGB du NKVD : II, 1 18, 

316-318. 
Shapiro, Leonard : I, 253 n. 43 ; II, 231 

et n.46, 403 n. 112, 443 n. 65, 450 

D. 14, 45 1 n. 20, 452 n. 25. 456 et 

n.40. 457 n. 43. 458 et n. 51 et 52. 

459 n. 56. 460 n. 60. 462 n. 67. 466 

n. 84, 498 n. 16. 
SheIman, chef a la construction de la 

voie ferree Kotlas Vorkouta : II, 364. 
Shekhtman, I. B. : D, 122 n. 98 et 99, 

173 n. 96. 
Shirvindt, Evsei', tchekiste : II, 321. 
Sholem, Gersom : II. 23. 
Shtein. B., diplomate : II. 312. 
Shtuinsalz, Pav Adin. didascale : II, 

557. 
Shtifter, « banquier bolchcvique » : II, 

115. 
Shub. D. : II. 
Sigismond I" Jagellon, dit lc Vieux ou le 

Grand, roi de Pologne : I, 36. 
Sigismond II Auguste Jagellon, roi de 

Pologne : I, 26, 27. 
Silberberg, Ilya : II, 525. 
Silberman, I. : II, 253. 
Sii.kov, paysan : I, 376. 
Silberberg, Ilya, ingenieur ; II. 
Simanovski, P. Ch., fonde" de pouvoir 

regional du Guep6ou-NKVD : II, 

318,321. 
Simanovitch, Aron : I, 548 et n. 73 et 

75, 551 ; II, 34 ; affaire - : II. 34. 
SiMiANSKi, colonel ; I, 455. 
Simon, G. : U. 224 n. 24, 257 et n. 125. 



Simon. James : I. 389. 

Simonov, Kirill Mikha'ilovitch, dit 
Konstantin, ecrivain : II, 388. 

Simons, lc Dr A., pasteur methodiste : II. 
42, 92. 

Sinegoub, junker : II, 80. 

Singer, Leon : n, 219. 

Sipiaguine. Dmitri Sergci'evitch, ministre 
de rintdrieur : I, 322 et n.*. 328, 388, 
395 et n.**. 

Sirota, Guerschon, rabbin : II, 372. 

Skharia : I, 22, 25. 

Skrypnikova, A. P., d<5tcnu du Goulag : 
II, 364. 

Sklianski, Ephraim : II, 92-94, 135. 

Skorkine, K. V. : II. 

Skoropadski, le hetman : I. 30. 

Skoropadski, le hetman (en 1918) : II, 
156. 

Skoud, M., collaborates du Complcxe 
militaro-industriel : II, 35 1 . 

Skoundine, Boris, suppliant du chef de 
la section politique de la premiere 
armee de cavalerie : II, 137. 

Skvirski, Boris, diplomate : II. 312, 326. 

Skvortsov-Stepanov : II, 295. 

Slanski, Rudolf, Secretaire general du 
PC tcheque : II, 440. 

Slatchev, general blanc passe" aux Sovid- 
liques : II, 212. 

Si-avine, Iossif : n, 136, 326. 

Slavine, Avrom-Levik : II, 340. 

Slavinski, M. : I, 5 19 n. 49, 523 et n. 62. 

Slepak, Salomon : II, 117. 

Slepak, Vladimir, militant du mouvc- 
mentjuif :n, 117,538. 

Slianski, Efrai'm : II, 147. 

Sliosberg, A. G. : I, 138. 

Si.iosbkrg, G. B., avocat : I, 33 et n. 81, 
154 et n. 20, 159 n. 41, 165 n. 62, 176 
n. 102 et 104, 186, 201 et n. 220, 209, 
210 n. 35, 227 et n.93. 272 et n.95, 
273 et n. 102, 278 n. 120, 279, 296 et 
n. 86, 300 n. 2, 301 et n. 6, 302 et n. 7, 
304-306 et n.23 et 25, 311, 312 et 
n. 40 et 42, 314 et n. 47 a 49, 316 n. 57 
a 59, 318-320 et n. 69 a 71, 321 n. 75, 
326 n.85, 327 et n. 88, 334 n. 113, 
339 n. 131, 341 n. 138, 342 et n. 141, 
343 et n. 144 et 145, 346 n. 160, 347 
et n. 165, 361 et n. 203, 366 et n. 224, 
367 n. 225, 371 n. 237, 379, 380 et 
n. 18, 282 n.24, 283 et n. 29, 384 
n. 31, 388-391 et n. 59. 392 et n. 66, 
393 et n.67 a 69, 394 n. 70, 405 



INDEX 



601 



n. 113. 442 et n. 141, 443 n. 143, 455 
n. 173, 460 n. 5, 466 n. 24. 469 et 
n.33, 485 n. 72, 486 et n. 73, 489 
n. 77, 491. 492 n. 80, 495 n. 87, 507 et 
n. 23 & 25, 5 10 ct n. 32, 529, 530 n. 10 
et 12, 534 n. 28, 536 n. 33, 537 n. 35 
et 36, 538 n. 38. 541 et n. 50 et 52. 
543 n. 60. 548 n. 74 ; II, 11 et n. 12, 
19 etn. 51,31 etn.9, 33 et n. 15,65, 
282 n. 208, 564 n. 79. 

SUOSBERG, Heinrich : I, 212 n.*. 

Suva, le sous-lieutenant : II, 164. 

Slonim, Marc : II, 213. 

Sloutski, A. A., chef du Departement de 
TEtranger du GUGB du NKVD : II, 
315,316. 

Sloutski, Boris, poete : II, 389. 

Sloutski, I. : II, 274 n. 178, 277 n. 187, 
286 n. 231. 

Sloutskine, directeur de departement de 
l'lnstitut Physico-technique : II, 351. 

Smidovitch, membre du Comite 1 Executif 
central : II. 280. 

Smilga : II. 

Smirnov : II, 504. 

Smirnova, Anna Alckseicvna, grand- 
mere paternelle de Ldnine : II, 84. 

Smiznov, le Dr : I, 352. 

Smolenskine, Perets : I, 194, 281, 282, 
285; II, 21. 

Smoliar. Girsh : II, 430. 

Smouchkevitch, lakov, sumommc « le 
general Douglas », inspecteur des 
Forces armees aeriennes : II, 324-325. 

Sobolev, L. : n, 381. 

Sokolnikov-Brilliant, Grigori : II, 85, 
136, 326. 

Sokolov : II. 159. 

Sokolovskaia. Alexandra : I, 396. 

Sokolinski, D. M., fonde de pouvoir 
regional du Gucpeou-NKVD : II, 318. 

Sokolski-Grinberg, Matias, inspecteur 
principal de la musique au Commissa- 
riat a 1'Instruction publique : II, 290. 

Souenitsyne, Alexandre : I, 369, 443, 
488, 539, 540 n. 45 ; II. 42, 44-45. 53, 
74, 117 n.**, 296, 304, 357, 363, 365, 
366, 368-370 et n.*, 399, 513 n.*, 514, 
516, 529; son pere: I, 559. 

Sologoub, Fedor : I, 67 n. 2, 128 n. 55, 
150 n. 6, 327 n. 89; II, 30 et n.*. 

Solokov, N., D. avocat : I, 370, 379. 

Solomine, Ilya, sergent : II. 389. 

Solomon, G. A. : II, 43, 234 et n. 54. 



Solomonov, Solomon, chef comptable 

de camp : II, 366-369. 
Soloveitchik, A., banquier : I, 336. 
SoloveItchik, Raphael : I, 261. 
Soloveitchouk, S. ; II, 182. 
Soloviev, S. M. : I, 18 n. 6, 20 n. 15. 22 

et n. 25, 23 n. 31, 25 n. 37, 29 n. 61, 

30 n. 62, 32 n. 71 et 73, 33 n. 75, 34 

n. 83, 35 n. 84 et 85, 38 n. 95. 
Soloviev, Vladimir I. : I, 1 16 et n. 32. 
Soloviev, Vladimir S. : I, 350-351 et 

n. 179 et 181, 500, 515. 522 ; H, 17 

et n. 44. 
Soloviov : I, 247. 

SOLOVIOV-SedoI, compositeur de chan- 
sons : n, 347. 
Soltz, A., assistant de Vychinski : : II, 

305. 
Soltz, Isaac, vice-commissairc du Com- 
missariat a la Justice : H. 307, 326. 
Sombart, Werner : I, 278. 
Sonnenberg, Ziindel : I, 92. 
Sophie Paleologue, princesse : I, 23 

n.****, 25. 
Sorine : I, 496. 
Sorkine, Naoum : II, 136, 326. 
Sorokin. Pitirim : II, 135 n. 2. 
Sorokine, Ivan : II, 139. 
Sosnovski, Lev : U, 249, 326. 
Sotnikova, E. : II, 534 n. 41. 
Soudarski, Itzkhok, membre de la 

Section europdenne pr6s le Comite' 

Central du PCR : II. 337. 
Soudoplatov, Pavel Anatolievitch, agent 

du NKVD, coorganisateur de I'assassi- 

nat de Trotsky : II, 321 n. 21, 349 et 

n. 135, 384 n. 41, 427. 
Soukhanov, NikolaT : voir Guimmer- 

Soukhanov, Nikolai. 
Soukharevskaia, G. : II, 539 n. 68. 
Soukhodolski : II, 63. 
Soukiiomlinov, Vladimir, g6ndral russe, 

ministre de la Guerre : 1, 416. 529, 555 

et n.*. 
Soukhotine, N. N„ g£n6ral russe : I, 

263. 
Soukomk, A. : II, 482 n. 16. 
Soukovnlne, ancien gouverneur de 

Kiev : n. 
Souretz, la., diplomate : n, 312. 
Sourkov, secretaire du 1'Union des 

ecrivains : II, 449. 
Souvorine, publiciste : I, 252, 469, 475, 

549; II. 186. 



602 



INI5HX 



Sozonov, S. R., tcrroristc : I, 276 n.**, 
395. 

SPBNCBR, Herbert : I, 1 86. 

Spengler, Oswald : II, 207. 

Speranski : I, 228. 

Speranski, Michel, ministre de la lustice 
d'Alexandre I" : I, 63 et n.**, 66. 

Spiegelglas, Sergei, chef du ddparte- 
ment exterieur du NKVD : II, 229. 

Si'iKi .rein, Sabina. psychanalyste et col- 
laboratrice de C. Jung : n, 372. 

Srebrennikov, A. : I, 246. 

Stachevski-Guirchfeld, Arthur, diplo- 
mate : D, 312, 326. 

Staline, Iossip Vissarionovitch Djou- 
gachvili, dit : I, 148; II, 86, 91, 118, 
119, 122, 123, 142, 235, 261, 288, 
291-293, 297, 304, 305, 307, 308, 312, 
315, 334-336, 339. 345, 352-354, 363, 
379, 380, 384, 386, 391, 400, 423-444, 
445, 448, 449 n.*, 461, 476 n.*, 482, 
486,488,517. 

Stalinski, E. : II, 385 n. 47, 388 n. 60, 
391 n.69. 

Stanislavski, Y : II, 278. 

Stankevitch, B. V., membre du Comite' 
executif : II, 47, 68 et n. 58. 

Stankievitcii, Nikolai Vladimirovitch : 
I, 235 et n.***. 

Stefanovitch : I, 239. 

Stein, Boris Efimovitch : II, 232. 312. 

Stein, louri : II, 5 1 2 et n. 47. 

Steinberg : II, 81. 

Steinsalz, Rabbi S. : II, 18 n. 45, 19 
n. 47. 

Stepoun, F. A. : I, 268 ; H. 186. 

Stephen, Theodore : II, 207 n. 86. 

Stern. I. : H. 449 n. 12, 465 n. 83, 466 
n. 85. 532 n. 33. 534 n. 44, 565 n. 82. 

Sternberg, Leon : I, 250-251, 391. 

Stolypine, Piotr Arkadievitch, ministre 
de l'lnterieur puis Premier ministre de 
Nicolas II : I. 267 n.*, 307, 330, 415. 
442, 447, 448, 457, 459, 464, 467, 
476, 478. 479. 481, 483-489, 493, 504 
n.**, 511 n.*, 5250 527, 528, 540 n.*, 
556 ; II, 36 et n.**, 102, 192, 508. 

Stoutchka, du Commissariat a la 
Justice : II. 101. 

Strauss, Oscar : I, 386. 

Stroganov. gouverneur general dc Nou- 
vclle Russic : I, 151. 

Stromine-StroIev, Albert : II, 229. 

Struk : II, 159. 

Struvu, Glcb : II, 178 n. 4, 186 n. 21. 



Struve, Nikila : II, 22 n. 59. 

Struve, Pierre B., redacteur de Rossia : 

I, 513. 516, 517 n.43, 518 et n. 15, 
519 et n.47, 521 et n. 54 ; II, 185. 
187, 206, 263 etn. 135. 

Sturman. Dora : II, 297, 298 n. 261. 

462, 463 n. 69, 513, 518 n. 6. 
Sturmer, Boris, Premier ministre, puis 

ministre des Affaires etrangeres : I, 

549 et n.*. 
Slme.nson, Evgu^niia : II. 94. 
Sun-Yat-sen : II. 117. 
Sltton, Anthony : II. 59 n. 33, 115 et 

n. 79, 302 et n. 3 et 4. 
Svanidze, Alexandre, diplomate : II, 

312. 
Sverdlov, Benjamin : II, 60, 326. 
Svekulov, lakov M., secretaire du 

Comite central et adjoint gouveme- 

mcntal de Lenine : I, 150, 470 ; II, 60, 

85, 91, 93, 100, 101, 108, 135, 136, 

514,562. 
SvERDi.ov-pere : II, 137. 
Svet, Gershom : I, 228 n. 95, 263 n. 72, 

287. 392 n. 64 ; D, 13 n. 22. 183, 278 

n. 189 et 192, 284 n. 219, 285 n. 222 

et 225, 286 n. 228, 340 n. 99, 346 

n. 125. 
Sveti.ov-Nakhamkis, louri : voir 

Nakhamkis-Svetlov, louri. 
Svetov, Felix, dit Scheidman, ecrivain : 

II, 434,511 etn. 46, 514. 
Sviatloslav, prince de Kiev : I, 15 n.*, 

16 et n.**, 17 n.**, 18, 19, 22 n.*. 

Sviatopoi.k Iziarlavitch, prince de Po- 
lovsk, puis de Tomov et de Kiev : I, 
18 etn.*. 

Sviatopolk-Mirski, ministre de ITnte- 
rieur : I, 384. 

Svirski, Grdgoire, ecrivain : II, 526. 

Syrokomski : n, 459. 

Syrtsov, Serguei I., president du Conseil 
des commissaircs du peuple dc Russie, 
membre suppldant du Bureau poli- 
tique : II. 305. 

Szafran, le Dr : I, 352. 



TaJrov-Kornblit, A., mcttcur en scene : 
H. 289. 

Tal, Boris, vice-commissaire a la 
Defense et chef de la Direction politi- 
que de l'Arm6e rouge : II, 306, 326. 

Tameri.an : I, 16. 

Talmi, L., membre du CAJ : II, 439. 



INDEX 



603 



Tanitch, Mikhail, poete-auteur de chan- 
sons : II, 347. 
Tankelevitch, Aron Moi'sseievitch : II, 

242. 
Taranovski, chef d'&at-major : II, 159. 
Tarassov, paysan : I, 560. 
Tarchis, Iossif Aronovitch, dit Piatnit- 

ski : H, 98. 
TARi.fi, E„ historien : II, 41. 
Tatischev, V. N. : I, 19 et n. I! et 12 

et n.*. 
Tchaadaev, Petr Iakovievitch, philo- 

sophe russe : n, 495. 
TchaIanov, A. V., economiste : II, 293 

et n.*, 330. 
TchaIkovski, Nikolai' (socialiste-popu- 

laire) : I, 237 ; II, 74. 
Tchakovski : II, 482, 525. 
Tchang-KaI-shek : II, 117. 
TchapaIev, Vassili : II, 139. 
Tchaplinski, procureur : I, 492 ; n, 35. 
Tcheglovitov, ministre de la Justice : 

II, 35. 
Tchekhov, Anton Pavlovitch : II, 503, 

549. 
Tchemerisski, Alexandre, membre de la 

Section europeenne pres le Comite 

Central du PCR : II, 337. 
Tcherebiak, les fils : I, 493. 
Tcherebiak, Vera : I, 493, 497. 
Tcherniak, A. : II, 556 n. 44. 
Tchernomordikov, David : II, 290, 349. 
Tchernov, Viktor Mikhai'lovitch, presi- 
dent dc 1' Assemble en 1917, commis- 

saire du peuple : II, 64. 
Tcherny, Lion : I, 397. 
Tcherny, Sacha (A. Gliksberg), humo- 

riste : n, 184. 
Tchernychevski : I, 242, 238 n.* ; U, 

84. 
Tchertkov, D. : n, 66. 
Tchertok, S. : II, 397 n. 87. 
Tchiguili, A. : n, 291. 
Tchirikov : I, 513, 514 ; affaire - : 513, 

515,516. 
Tchitcherine, Georgui : n, 232, 233, 

279. 
Tchkheidze, Nikolai' Semionovitch, 

leader menchevique, president du so- 
viet : I, 553 ; H, 67. 
Tchorba, medecin : I, 364. 
Tchoubine, Iakov, 1" secretaire du 

Comite Central de Turkemnie : n, 

306, 326. 



TCHOUDNOVSKI, Grigori : II, 80, 136, 

155. 
Tchoudnovski, Solomon : I, 241, 242. 
TCHOUDNOVSKI, mathematicien : II, 530. 
Tchoujak-Nassimovitch, N. : n, 66, 

326. 
TchoukovskaIa, Lydia K. : II, 329, 

520, 540. 
Tefhi : II, 179. 
Teitel, J. L. : I, 178 et n. 113, 192, 193 

n. 191, 306, 307 n. 26. 310, 316, 317 

n.60, 319, 352 et n. 184, 442 n. 139, 

500 etn. 3, 541 n. 51. 
Teleguine, S. (G. Kopylov) : II, 495, 

496. 499. 
Telnikov, V I. : I, 21 et n. 79, 226. 
Temirov, 1. E. : I, 304 n. 13, 354 n. 189. 
Teouch, V. L. : H, 368, 369. 
TEOUMINB, E.. membre du CAJ : II, 439. 
Teper, le S.-R. : I, 426. 
Ternovski, banquier : n, 261. 
Terechtchenko, ministre des finances : 

H, 49. 
Tess : II, 349. 
Tikhomirov, L. : 237, 472. 
Tikhon, YBclavine, le Patriarche : n, 

106, 107. 
Timochenko, Scmion : II, 139. 
Tioutchev, Fedor Ivanovitch, poete : II, 

497. 
Tioutiounik : II, 159. 
Tirkova-Williams, A., membre du parti 

K.D. : II. 
Titus : EL 
Tkatchev, Piotr Nikitich : I, 214 n.**, 

238. 
Tobinson-Kasnochtchekov, chef du 

gouvernement de la r6gion de PEx- 

treme-Orient sovidtique : II, 61. 
Toller, Ernst : H, 1 14, 152, 153. 
Tolstoi, Alexei Konstantinovitch : n, 

381. 
Tolstoi, Dimitri A., ministre de 

I'lnstruction d'Alexandre U, puis de 

rinterieur d'Alexandre III : I, 180, 

223, 230. 
Tolstoi, Leon Nikolaievitch : I, 173 et 

n. 96. 208, 292, 351, 444, 445, 509 ; 

n, 84. 
Tomskj, Mikhail Pavlovitch, secretaire 

du Conseil central des syndicats : II, 

305. 
Toporov, V N. : I, 17 n. 5, 18 n. 8, 24 

n. 33. 
Tol'khatchevski, Mikhail : II, 139, 147. 



604 



INDEX 



Tour, les freres : II, 349. 

Toukau, sdnateur : 1, 408, 421, 422 ; rap- 
port - : I, 410, 413, 441 n. 135. 

Tourgueniev, I van Scrguei'evitch : I, 174 
n.*, 242 et n.**, 251, 252 ; II, 84. 

Tourovski, Semion, chef d'ctat-major du 
« Corps des Cosaques vermeils » : II, 
138,326. 

Toynbee, Arnold : II, 559. 

Trahtenberg, G. I., premier procureur 
du Senat : I, 311. 

Trauberg, L„ realisateur ; II, 288, 348. 

Treitschke, Heinrich von, historien : I, 
349. 

Trepov, D., vice-ministre de 1'InuSrieur : 
I. 395 et n.****. 

Trepov, general, gouverneur general de 
Saint-Petersbourg : I, 406, 416. 

Trepper : II, 398. 

Triusser, Meir, alias Mikhail Moskvine, 
adjoint de Iagoda, puis membre du 
presidium du NKVD : I, 394 ; II, 66, 
226,228,229, 305, 321. 

TroIanovski, membre du Politburo : II, 
227. 

Troitski. I. M, : I, 104 n. 104, 106 
n. Ill, 137 n.87, 160 n. 45, 178 
n. 114. 180 n. 127, 181 n. 126, 186 
n. 158, 192 n. 189, 303 n. 9, 307 n. 27, 
344 n. 149. 479 n. 58, 494, 542 n. 56, 
543 n. 58; II, 157 n. 47 a 49. 

Trotski, Lev Davidoviieh Bronstein. dit 
Trotski, Lion : I, 253, 275, 328. 329 
et n. 94, 396, 407, 470 ; II, 59-61. 66. 
71, 80, 81, 82 n. 92, 85, 91-93, 101 et 
n.40, 115, 117, 122, 123, 126, 129, 
130, 133. 135, 142, 144, 149, 164, 
167, 182, 244. 287, 289, 291, 305, 
315, 318, 331, 354, 354 n. 149, 509, 
514, 562. 

TroubetskoI, G„ prince : n, 171, 172 
n. 90. 

TroubetskoI. S. E. : II, 94 n. 23. 

Trumpeedor, Iossif : I, 386 ; n, 53, 77. 

Truman, Harry S. : II, 440. 

Tsai.kovitch, Isai'e, commissaire mili- 
taire : II, 138, 326. 

Tsarinnik. M. : II, 333 n. 77. 

Tsatskis, A. : II, 1 83. 

Tsekhanovski : II. 63. 

Tsesarski, Vladimir, fond6 de pouvoir 
regional du Gucp£ou-NKVD : II. 

Tsetune, Efim, directeur du secretariat 
de Boukharine : II, 236, 326. 

Tsetline, Michel (Amari) : II, 179, 185. 



Tsetune, Marie : n, 179. 
Tserderbaum, Julius : I, 269. 
Tseretelli, Irakli Georgievitch. dirigeant 

menchevik, ministre de 1'InteYieur : 

n, 77. 
Tsesarki, V.. chef du Departement des 

Registres du GUGB du NKVD : II, 

316,318. 
Tsiavlovski, M. A. : II, 95 n. 25. 
Tsigelman-Dymerski, L. : II, 465 n. 82, 

550 n. 25. 565 n. 81. 
Tsikhotski, colonel, chef de la police de 

Kiev : 1,415,416, 421. 
Tsipkine : I, 424. 
Tsukerman, Leiser : I, 249. 
Tsyroulnikov, S. : II, 23 n. 62, 24 n. 71, 

90 et n. 16, 376 n. 16. 430 n. 24 et 25, 

533 n. 37, 544 n. 6, 545 n. 11, 561 

n.66. 
Turati, Filippo : I, 251 et et n .******. 
Tumerman, Leon : II. 466. 
Tyrkova-Williams, Ariadna, membre 

du parti Cadet : I, 461 et n. 9, 468 et 

n. 32; II, 116 et n. 80, 123 et n. 103, 

187, 288, 289 n. 237. 



Upland, Y, poete : II, 505 et n.*. 
Ufland, M. : I, 255. 
Ulrjch, voisin des Azbcl : II, 126. 
Unschlichte, Commissaire-adjoint a la 

Marine de guerre en 1925 : II, 228, 

230, 310. 



Vaiman. D. : II, 1 36. 

Vaiman, Naum : II, 19 n. 50. 

Vainer, les freres : I, 250. 

VaIs, A. : II, 406 n. 131, 407 n. 132 et 

133. 
Valt-Lessine, Abam : I, 251, 253, 279 

etn. 123. 
VaNNIKOV, Boris, commissaire du peuple 

aux Munitions : II, 386. 
Varchavski. A. : I, 159. 176. 
Valouev, ministre de l'lnteneur 

d' Alexandre II : I, 151. 
Vannovski : I, 270. 
Varchavski ; I, 316, 335. 
Vas.sii.enko, Dr, medecin du Kremlin : 

H, 99. 
Vassili III, grand-prince de Moscou : II, 

476 n.*. 
Vassiijev, A. T, directeur du dcparte- 
mcnt de la Police : II, 34. 



INDEX 



605 



Vassiliev, le Dr : I, 364. 

Vatenberg, I., membrc du CAJ : II, 439. 

Vatenberg-Ostrovski, T„ membre du 

CAJ : n, 439. 
Vatsetis, 1. 1., chef d'&at-major : II, 230. 
Vavelberg : I, 336. 
Veller, Moi'se : I, 25 1 . 
Venguerov, S., critique : I, 188. 
Veni amine, le mdtropolite : II. 
Verevkine, Matthieu : I, 27. 
Vergelis : II, 525. 
Verite. I. : II. 349. 
Verkhovski, Girshfeld-Stachevski, dit, 

chef dc l'agence de renseignement du 

Front de 1'ouest : II, 61. 
Vernadski, Vladimir I., fondateur du 

parti Cadet et dc Tlnstitut du radium a 

Leningrad, acadtimicien : II, 224, 225 

n. 25, 332 n. 74. 
Vernatski, M. : I, 335. 
Vertov, Dziga, realisateur : II, 287, 347. 
Veselovski, Abram : I, 30. 
Veselovski, Isaac, diplomate : I, 30, 34. 
Vesnik, Iakov, dircctcur du combinat 

siderurgique de Krivoi Rog : II, 309, 

325. 
Vetlouguine, A. : I, 397 n. 78. 
Viazemski, les princes : I, 352. 
Viazf.mski, Petr Andreievitch, poctc : 

D, 495. 
Vichniak. Mark, S.-R., membre dirigeant 

des Sovremennye zapiski : II, 74, 1 82, 

183, 185, 197,386, 387 n. 52. 
Vichnitser, M. L. : I, 388 n. 45. 
Victoria, reine de Grande-Brctagnc et 

d"Irlande, imperatrice des Indes : 

I, 142. 

Victorov, dit Zlotchevski, ecrivain : 

D, 434. 
ViLBOUCHEvrrcH, Maria : I, 276. 
Vilenkine, Alexandre Abramovitch : 

II, 125. 
Vilenkine, G. A. : I, 382. 

Vinaver, Maxime : n, 32, 33, 51, 55, 64, 

78, 184, 186. 
Vinaver, Rosa Georguievna : 32, 33 

n. 13. 
Viner, J. : II, 555 n. 40. 
Vinisttchenko : II, 156, 158, 167. 
Vinnitski, Moi'se, dit « Michka le 

Jap' >» : n, 138, 147, 172. 
Vinogradov, Dr V. : II, 441. 
Vipper, procureur : I, 493, 494, 497 ; II, 

35. 



Vipper, R„ professeur d'histoire medi£- 

vale : I, 497. 
Vissarionov : I, 312. 
Vissn. Rut : H, 23 n. 65. 
Vitkovski, D. P., detenu du Goulag : II, 

319,364. 
Vivrt-RE : I, 30. 

Vizner, Ignacc, tchdkiste : II, 143. 
Vladimir, saint : I, 17 et n.** ; II, 296. 
Vladimir Monomaque : I, 18-19, 22. 
Vladimir Alexandrovitch, grand-due, 

fitre d'AIexandre 111 : I, 212, 261 et 

n.**, 395. 
Vladimirski, M., directeur de la Com- 
mission de revision du Comite' 

Central : II, 101,306. 
Vi.adimirova, Lia : II. 538. 
Vladimirov-Cheinfinkel, Miron : II, 

97, 236. 
Vladislav, roi polonais : I, 28 et n*. 
Vladislav J agellon, roi de Pologne : I, 

36. 
VoIkov, P. L., bolchevique : II. 101, 212. 
VoiTiNSKi, emissairc du Comite' exdeutif : 

n, 74. 

Voline, V. : II, 487 n. 22. 

Voline-Eichenbaum, Vsevolod : II, 62. 

Voline-Fradkine, B. M., chef du 
Glavlit : II, 349. 

Volkov-Mouromtsf.v, N. V : I, 304 
n. 12317 n. 61. 

Volkovysski, N., correspondant berli- 
nois dc Segodnia : II, 182. 183. 

Volodarski, V : U, 60. 91, 108, 136. 

Volokolamsk, Joseph de : I, 22. 

Volpe, Abram, directeur du Service de 
I'administration et la mobilisation dc 
1'Armec rouge : II, 314. 

Volynets : II, 159. 

Vorochilov, Kliment Efremovitch, 
marshal : II. 139, 289, 308, 324, 427, 
432, 448, 562. 

Voronel, Alexandre, d6tenu du Goulag : 
I, 512 n. 35, 526 n. 3 ; II, 10 n. 3, 23 
n.63 et 66, 24 n.70, 26 n. 79, 27 
n. 83, 28 n. 84, 297 et n. 259, 303 n. 5, 
360 ct n. 3, 391 n. 70, 468, 483, 518 
n. 4, 520 n. 10, 531 n. 30, 535 et n. 49, 
536 n.52, 537 n. 56, 556 et n.43, 
559 n. 58. 

Voronel, Nina : n, 27 n. 82. 

Vorontsov, M., comte : I, 144. 

Vorovski : n, 108. 

Voskov; Semion : n, 97. 

Vostokov, archipretre : II. 



606 



INDEX 



Voul, Leonid, « directeur » de la milice 

deMoscou : II, 229,318, 320. 
Vovsi, DrM. : II, 441. 
Voznitsyne, capitainc dc rarmce impd- 

riale : I, 108, 
Vychinski, Andrei Ianouarevitch, procu- 

reur general : II . 305. 
Vyroubova, Anna, demoiselle d'hon- 

neur d'Alix de Hesse, impdralrice de 

Russie : I, 547 et n.*. 
Vysotski, V., marchand dc the" ; II, 185. 
Vyssotski, grand-pere des freres Gotz : 

I, 267. 



Wagner, Richard : I, 349. 

Waldheim, Kurt, secretaire general de 
l'ONU : H, 528. 

Warburg, les : I, 336. 

Warburg, Paul, banquier : II, 264. 

Wartburg, M. : I, 284, 290 n. 32 ; II, 
18. 

Weber, colonel : I, 320. 

Weil, Louis, avocat : I, 93. 

Weinbaum, M., redacteur en chef de 
Novoe rousskoe slovo : II, 1 86. 

Weininger, Otto : I, 291. 

Weinreich : I, 45 1 . 

Weinstock, la., chef du Departement des 
Prisons du GUGB du NKVD : II, 
316, 320. 

EINSTEIN, Aron Isaakievitch (Rakhmicl), 
membre du Bund, niembre du 
directoire du Commissariat aux Finan- 
ces d'URSS : D, 66, 118, 120, 236, 
325. 

Weinstein, Semion : II, 120. 

Weinstein, G. E. : I, 466. 

Weisberg, directeur de departement de 
I'lnstitut Physico-technique : II, 351. 

Weisman, Meer : I, 360. 

Weisskopf, M. : n, 507 n. 37. 

Weitsblit, Ilya, d6mographe : II, 342. 

Weitser, Izrail la., Commissaire du 
peuple aux Sovkho/.es : II, 307, 325. 

Wetzman, Chaim : n, 384. 

Wilson, Thomas Woodrow, president 
des Etats-Unis : I, 484, 539. 

Winaver, Maxime Moi'sseievitch, avo- 
cat : I, 309 et n.**, 361, 372. 383, 388, 
389, 391, 460, 462, 506, 519. 523. 

Witte, Serguei Ioulievitch : I, 263, 381 
et n. 22, 283 et n. 28, 386 et n. 41, 387 



et n.43. 405, 406. 407 n. 115, 432, 

446, 455, 460, 468, 471 et n. 40, 475 

et n. 46, 527. 
Wittenberg, Solomon : I, 254. 
Wolf, chef de la premiere section dc la 

construction du Belomor : II, 364. 
Wolf, Konrad. realisateur : II, 348. 
Wolf, Markus, espion sovietique : II, 

348. 
Wolf, M. M., membre du college du 

Commissariat a l'Agriculture : II, 308. 
Woi.fson, M : II, 349. 
Wolfson, Zeev : voir Komarov, B. 
Wolpe. Abram : II, 325. 
Woolf. Lucine : I, 389. 
Wrangel, Piotr Nikolai'evitch, comte de, 

general, adjoint puis successeur de 

Dcnikine : I, 555 ; II, 141, 161, 170, 

171 ;armee-: I. 444. 
Wrangel, Vostokov, archipretre : II, 

170. 



Youzefovitch, I., membre du CAJ : II, 
439. 



Zadov-Zinkovski, Leon, chef du Contre- 

espionnage de Makhno : II, 159, 320. 
Zagorski, V. : II, 95. 
ZaItsev : I, 490, 492 ; les - : I, 176. 
Zak, A. 1. : I. 176, 336. 
Zak, lakov, musicicn : II, 346, 525. 
Zakharine, G. A., professeur de mede- 

cine : I, 157. 
Zakmakov-Meier, Lev, tchgkiste : II, 

320. 
Zakovski, L. M„ membre du NKVD : 

n, 315. 
Zaks, Samuel, beau-frere de Zinovicv : 

II, 94, 325. 
Zalchoupine, M., collaborateur de 

Poslednie novosti : II, 184. 
Zaline-Levine, Lev B.. fonde de pouvoir 

regional du Guepcou-NKVD : II, 229, 

315,318, 320. 
Zalkind, Ivan : II, 61. 
Zalkind, le Dr : I, 377. 
Zai.kind-Zf.mliatchka, Rosalia : II, 95, 

152. 
Zai.kine, I. : D, 91. 

Zalpeter, A., chef du Departement ope- 
rational du gugb du NKVD : II, 316, 

320. 



INDPX 



607 



Zaltsman, Isaac, commissaire du peuple 

a 1' Industrie dcs blindes : II, 386. 
Zamyslovski, deput6 : I, 476 ; II, 35 et 

n.****. 
Zangwill, Zinovi : n, 237, 325. 
Zangwill, Israel : I, 297. 
Zantchevski, recteur : I, 426. 
Zarki, A., realisateur : II, 348. 
ZarolbejnyI, M. : II, 231 n.47, 234, 

235 el n. 57. 
Zaroldny, A., avocal : I, 361, 362, 366. 

370, 379, 494. 
Zaslavski, David O. : I. 470: II. 43 

n. 39, 119,296, 349,439. 
Zassoulitch, Vera Ivanovna : I. 261, 

308 et n.*. 
Zavadski. S. V., senatcur : I, 552 et n. 83. 
Zavarsine. P. P. : I, 368 n. 230. 
Zeev, VI. : II. 514 n. 51. 
Zeldovttch, academicien : II. 485. 
Zelenine, Dr V. : II, 441. 
Zelenski, Isaac, secretaire pour I'Asie 

centrale : II, 95, 97, 309, 325. 
Zeleny : II, 159. 
Zeukman, fondc de pouvoir regional du 

Guepeou-NKVD : II, 318, 320. 
Zelikson-Bourovskaia, Cecile, chef du 

deparlement militaire du comitd mos- 

covite du parti communistc russe : II, 

138. 
Zemliatchka, Rosalia, vicc-presidente 

du Sovnarkom : II, 305. 353. 
Zilberberg, L. : I, 394. 
Zilbermints, Veniamiiie, geochimiste el 

mineralogiste : II, 329. 
Zinoviev, Grigori levsei'evitch Rado- 

mylski. dit : II, 43, 71, 85, 91, 94. 101. 



124, 126, 144, 149. 226. 229. 291, 

323, 325,331,509. 
Zion, etudiant : I, 396. 
Zisman, Abraham : I, 533. 
Zisman, Abram, ingenieur, ddtenu dans 

un camp : n, 361 et n. 5. 
Ziv, G. A., socialiste : I, 538 et n. 39. 
Ziv, V. eeonomiste, collaborates de 

Segodnia : II, 183. 
Zlatopolski, les frercs Leon et Savcli : 

I, 254. 

Zola, femile : I, 252. 

ZONDfiu-viTCH, A., tetTorisle : I. 236, 

254. 
Zorine-Gomberg, S., secretaire du 

Comite 1 regional du parti (Petrograd) : 

II, 226, 325. 

ZoRiTCit, favori de Catherine II : I, 50. 
ZOSIME, archimandrite : I, 23-25. 
ZOTOV, N. : I, 255. 
Zoubatov, Scrguei Vassilievitch, chef de 

la police secrete : I, 276 et n.*, 395 

el n.*. 
Zouhov, Valcrien. comte : I, 63. 
ZoundelEvitch, Aron : I. 249, 251. 252 ; 

II, 59. 
Zoundelevitch, I : II, 298 n. 262. 
Zourabov : n. 94. 
Zouskine, membre du CAJ : II, 433, 

439. 
Zousmanovitch, Grigori : II, 97. 
ZVESMTCH, P. : II, 182. 
Zvirine, Jacob : I, 259. 
ZWEIG, Arnold : II, 298. 
Zweig, Stefan : I, 287 et n. 21, 288 et 

n. 23 ; II, 25. 26 et n. 76. 
Zwilling, Samuel : II, 96. 



TABLE 



Mentions abrggees des principales sources citees en notes 

par I'auteur 7 

Tentative de clarification 9 

13. Dans la revolution de fevrier 29 

14. Anl'anl917 49 

15. Aux cotes des Bolcheviks 83 

16. Dans la guerre civile 133 

17. Dans Immigration entre les deux guerres 177 

18. Les annees vingt 235 

19. Dans les annees trente 301 

20. Dans les camps du goulag 357 

21. Dans la guerre avec l'Allemagne 371 

22. De la fin de la guerre a la mort de Staline 423 

23. Jusqu' a la guerre des Six Jours 445 

24. En rupture avec le bolchevisme 471 

25. Quand les accusations se retournent contre la Russie 493 

26. D6but de l'exode 517 

27. De 1' assimilation 543 

Postace de I'auteur 567 

Index 569 



Composition et mise en pages re'alise'es 

par Etmnne Composition 

a Montrouge 



Impression realisee stir CAMERON par 

BRODARDETTAUPIN 

La Fleche 

pour le compte des Editions Fayard 
en aout 2003 



Imprime en France 

Depot legal : septembre 2003 

N° d'edition : 3 1727 - N° d'impression : 20225 

ISBN: 2-213-61518-7 

35-57-1718-2/01 



Le second et dernier volume de l'etude considerable 
d'Alexandre Soljenitsyne sur les relations entre Juifs et Russes est 
consacre a la periode sovietique de 1917a 1972. 

Sur treize chapitres, il expose et analyse successivement la part 
prise par les Juifs de Russie a la revolution de Fevrier, puis a celle 
d'Ociobre aux cotes des bolcheviks, puis a la guerre civile et aux 
evenements dramatiques des annees 20 et 30 ; il se penche sur le 
dossier douloureux et jusque-la « intcrdit » de la participation de 
certains, trop nombreux, a l'appareil repressif sovietique et a l'admi- 
nistration du Goulag, sans omettre d'aborder egalement, pour finir, 
les consequences du pacte germano-sovietique, puis de la « Grande 
Guerre patriotique », et l'essor de rantisemitisme stalinien a la fin 
des annees 40. A la suite de la guerre des Six jours et de la politique 
indecise du gouvernement sovietique, la communaute juive d'URSS 
se detache de plus en plus du communisme, mais, parallelement, 
rejette la faute de I'echec de la revolution sur les specificites de 
I'histoire et du caractere des Russes. Les deux derniers chapitres 
sont consacres, d'une part, au debut de I'exode a destination d'Israel 
ou de l'Occident, d'autre part, aux problemes de rassimilation de 
ceux qui restent. 

Si l'auteur arrete son analyse en 1972, c'est qu'avec la liberie de 
mouvemcnt recouvree, les Juifs ne se trouvent plus astreints a vivre 
en Russie : desormais, les rapports entre les deux communautes se 
situent dans une perspective nouvelle. 

La methode suivic est identique a celle du premier volume. 
Soljenitsyne s'appuie principalement et parfois meme quasi exclu- 
sivement sur les sources juives et offre un tableau aussi precis que 
contraste des penodes etudiees. Une veritable somme, la premiere 
du genre, qui, vu son ampleur, pourrait bien etre reconnue comme 
definitive. 

Prix Nobel de lilleralure, reinstalle en Russie apres un exit de mngl 
ans, l'auteur du Premier Cercle et du Pavilion des canccrcux, apres 
avoir boucle ses deux enlreprises lilleraires geantes, LArchipel du 
Goulag el La Roue rouge (six lomes sur huil deja publiis en trance) et 
tout en poursuivant la redaction de ses memoires (deux volets publies, sans 
doute encore deux a venir), a renoue depuis peu avec le genre court -, 
notamment avec Deux Recits de guerre - ainsi qu'avec I'histoire et la 
critique lilleraires. 



l*on Ifouky |dflwt6me a gouchcl 
35-1718-2 IX-2003 inspe<* lei K»jp«i6 Mokou, 1918. 

29 € prix TTC France © Benmorai/Coitm. 



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